24.11.2025 à 16:30
« N’oublions pas le climat ! », ou comment maintenir l’environnement à l’agenda dans un monde en crise
Texte intégral (1790 mots)
Les efforts de lutte contre le changement climatique sont régulièrement mis au second plan quand surviennent des crises immédiates nécessitant la mobilisation de moyens importants. On l’a constaté durant la pandémie de Covid-19 et dernièrement avec la guerre en Ukraine, entre autres. Comment préserver la conscience de l’urgence climatique et maintenir les programmes visant à y faire face dans un contexte où l’urgence change sans cesse de visage ?
Cet article a été co-écrit avec Lorenzo Guadagno, consultant en innovation climatique et mobilité à l’Organisation internationale des migrations (OIM).
La COP30 qui vient de se conclure au Brésil l’a encore une fois mis en évidence : la diplomatie climatique se heurte à un contexte géopolitique saturé par les urgences et l’obstruction politique. Guerres, crises humanitaires et gouvernements hostiles à l’action climatique détournent l’attention politique et médiatique de la cause environnementale et menacent de la reléguer au second plan. Pourtant, des stratégies d’action demeurent possibles pour éviter que la crise écologique ne disparaisse derrière d’autres impératifs internationaux.
L’équipe d’organisation brésilienne a ainsi lancé la campagne mondiale du « mutirão », inspirée des traditions autochtones : elle symbolise le travail collectif, fondé sur l’entraide et la réciprocité, d’une communauté qui s’engage pour une tâche commune, dans un esprit de solidarité et de responsabilité partagée. De son côté, le secrétaire général des Nations unies António Guterres continue de faire du climat sa priorité absolue, rappelant inlassablement que le dépassement de la limite de 1,5 °C constituerait un « échec moral et une négligence mortelle ».
Maintenir la crise écologique à l’agenda
Lorsqu’une crise internationale éclate, les regards s’orientent, à raison, vers les victimes et les solutions possibles pour résoudre rapidement la situation. L’urgence vient bousculer les priorités tandis que les problèmes dont l’échéance paraît plus lointaine perdent en visibilité, au risque de s’aggraver par manque d’action.
C’est pour éviter cette mise entre parenthèses que des organisations internationales, comme l’Organisation des Nations unies (ONU), se lancent dans ce que l’on a appelé le maintien à l’agenda : des efforts visant à maintenir un enjeu à l’ordre du jour alors que tous les regards sont rivés ailleurs.
Pour cela, quatre stratégies sont possibles : associer le défi de long terme à la crise immédiate ; le positionner comme une menace lente mais plus profonde ; garantir un espace politique pour agir sur cette question ; et préserver un sentiment d’urgence malgré la temporalité longue du problème.
Pandémie de Covid-19, guerre en Ukraine, crises humanitaires sont autant d’exemples d’urgences venant rediriger l’attention portée à la crise environnementale durant lesquelles agences onusiennes et autres organisations internationales ont tenté de maintenir cette dernière à l’agenda.
La gouvernance climatique et environnementale à l’épreuve de la crise sanitaire
En 2020, alors que la pandémie de Covid-19 monopolise l’attention politique et médiatique, les organisations internationales tentent d’éviter que la question écologique ne soit éclipsée, notamment en la reformulant à l’aune de la crise sanitaire.
D’emblée, les liens entre la dégradation environnementale, le déclin de la biodiversité et l’émergence de nouveaux pathogènes sont soulignés. On les retrouve tant dans les discours officiels d’institutions onusiennes, qu’à travers la publication de rapports dédiés ou la remise au premier plan One Health, approche intégrée de la santé humaine, animale et environnementale. Rapidement, António Guterres en appelle pour sa part à « reconstruire en mieux » (build back better), un slogan martelé pour encourager l’intégration systématique de mesures en faveur de la transition écologique dans la relance post-Covid.
D’autres s’efforcent de préserver la conscience de l’urgence de la crise climatique, par exemple en exigeant des États qu’ils présentent leur plan d’action malgré le report de la COP26. Rencontres et négociations internationales sont également conduites dans un format hybride, garantissant des espaces (virtuels) de prise de décision en matière d’environnement, malgré la pandémie.
Quand la guerre en Ukraine alerte sur les crimes environnementaux
Depuis le 24 février 2022, une autre crise, cette fois militaire, menace de reléguer les enjeux environnementaux au second plan : la Russie lance son invasion de l’Ukraine et exécute une stratégie consistant à détruire et tuer systématiquement des cibles militaires et civiles.
Alors que l’Europe s’inquiète de ce conflit et de ses effets sur les approvisionnements énergétiques, le gouvernement ukrainien cherche rapidement à sensibiliser l’opinion publique aux écocides commis dans le pays. Le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) contribue à ce débat, sa directrice exécutive s’entretenant personnellement avec les autorités ukrainiennes, afin de maintenir l’attention sur la crise écologique.
Dans un rapport, le PNUE présente la guerre en Ukraine comme un problème pour l’environnement et les dégradations environnementales comme un enjeu de sécurité publique. Il propose aussi des solutions communes telles que la « relance verte » qui vise à associer la reconstruction d’après-guerre à un plan d’action environnemental. Le programme onusien va jusqu’à emprunter la rhétorique militaire, pour entretenir un sentiment d’urgence qui justifie l’attention accordée à la crise écologique en temps de guerre.
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Crises humanitaires et crise écologique, même combat
Actuellement, les organisations internationales doivent composer avec un climat politique et budgétaire particulièrement défavorable. Face à une double crise de visibilité, de financement et d’espace opérationnel, affectant tant la crise écologique que le monde humanitaire, elles plaident pour une attention conjointe visant à maintenir les deux causes à l’agenda.
Depuis le début de l’année et l’effondrement du soutien états-unien en matière d’aide internationale, des organisations humanitaires alertent sur les conséquences directes des changements climatiques. À la COP30, la Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et l’Agence des Nations unies pour les réfugiés ont défendu des politiques environnementales fortes afin de réduire la fréquence et la portée des événements météorologiques extrêmes.
À l’inverse, les organisations environnementales mobilisent les crises humanitaires et cycles de violence, comme l’invasion israélienne de la bande de Gaza, pour quantifier les impacts des conflits armés sur les ressources naturelles, et estimer leurs conséquences à court et à long terme sur la santé et les droits fondamentaux des populations affectées. La boucle est bouclée : les effets dévastateurs des conséquences environnementales des crises humanitaires et violences armées requièrent des approches intégrées où la protection de l’environnement devient une composante essentielle de l’action humanitaire.
Alors que les crises se multiplient et se chevauchent, préserver l’attention politique pour les questions de fond est un véritable défi. C’est aussi à cela que servent les COP : nous rappeler que l’on ne peut pas mettre le changement climatique sur pause, même si d’autres enjeux peuvent sembler plus urgents dans l’immédiat. À l’échelle globale, les organisations internationales telles que l’ONU jouent un rôle central de maintien à l’agenda pour s’assurer que les urgences n’éclipsent pas totalement les problèmes de long terme qui ne peuvent pas, ou plus, attendre que le vent tourne.
Lucile Maertens a reçu des financements du Fonds national suisse de la recherche scientifique dans le cadre du projet « First things first ! How to keep the United Nations environmental agenda in times of crisis » (Subside n°100017_200834).
Adrien Estève a reçu des financements du Fonds national suisse de la recherche scientifique dans le cadre du projet « First things first ! How to keep the United Nations environmental agenda in times of crisis » (Subside n°100017_200834).
Luis Rivera-Vélez a reçu des financements du Fonds national suisse de la recherche scientifique dans le cadre du projet « First things first ! How to keep the United Nations environmental agenda in times of crisis » (Subside n°100017_200834).
Zoé Cheli a reçu des financements du Fonds national suisse de la recherche scientifique dans le cadre du projet « First things first ! How to keep the United Nations environmental agenda in times of crisis » (Subside n°100017_200834).
24.11.2025 à 14:01
COP30 : cinq raisons pour lesquelles la conférence sur le climat a manqué à sa promesse d’être un « sommet des peuples »
Texte intégral (2555 mots)
À Belém, au Brésil, la COP30 devait réconcilier ambitions climatiques et justice sociale. Elle a finalement exposé la fragilité du processus onusien, pris en étau entre le poids des industries fossiles et les frustrations croissantes des pays les plus vulnérables, sur fond d’urgence climatique. Voici cinq raisons qui illustrent en quoi ce grand sommet tient du rendez-vous manqué.
La promesse d’un « sommet des peuples » s’est éteinte avec les feux de la COP30, samedi 22 novembre 2025. Le dernier sommet des Nations unies sur le climat, organisé dans la ville brésilienne de Belém, s’est déroulé dans le contexte géopolitique habituel, avec en prime le chaos suscité par une inondation et un incendie.
Le sommet a été marqué par des manifestations de communautés de peuples autochtones d’une ampleur sans précédent, mais les négociations finales ont, une fois de plus, été dominées par les intérêts des énergies fossiles et les tactiques pour jouer la montre. Après dix ans d’(in)action climatique depuis l’accord de Paris, le Brésil avait promis que la COP30 serait une « COP de mise en œuvre ». Mais le sommet n’a pas tenu ses promesses, alors même que le monde a enregistré un réchauffement climatique de 1,6 °C l’année dernière.
Voici nos cinq observations principales à porter au bilan de la COP30.
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Des peuples autochtones présents mais pas assez impliqués
Le sommet se déroulait en Amazonie, ce qui a permis de présenter cette COP climat comme celle vouée aux populations en première ligne face au changement climatique. De fait, plus de 5 000 autochtones y ont participé et ont fait entendre leur voix.
Cependant, seuls 360 d’entre eux ont obtenu un laissez-passer pour la « zone bleue » ; principale zone consacrée aux négociations. Un chiffre à comparer aux 1 600 délégués de l’industrie des combustibles fossiles qui y ont été admis. À l’intérieur des salles de négociation régnait l’approche traditionnelle visant à privilégie la bonne marche des affaires (« business as usual »).
Les groupes autochtones n’avaient que le statut d’observateurs, privés du droit de voter ou d’assister aux réunions à huis clos.
Le choix du lieu, en Amazonie, était un symbole fort, mais qui s’est révélé délicat au plan logistique. Il a coûté des centaines de millions de dollars dans une région où une large partie de la population n’a toujours pas accès aux infrastructures de base.
Une image frappante de ces inégalités pourrait être la suivante : les chambres d’hôtel étant toutes occupées, le gouvernement brésilien a immobilisé deux bateaux de croisière pour les participants aux négociations. Or, ces derniers peuvent générer huit fois plus d’émissions de gaz à effet de serre qu’une nuitée en hôtel cinq étoiles par personne.
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Des manifestations qui ont permis des avancées locales
Mais il s’agissait du deuxième plus grand sommet des Nations unies sur le climat jamais organisé et le premier depuis la COP26 de Glasgow en 2021 à se dérouler dans un pays autorisant de véritables manifestations publiques.
Cela avait son importance. Des manifestations de toutes dimensions ont eu lieu tous les jours pendant les deux semaines de la conférence, notamment une « grande marche populaire » menée par les peuples autochtones le samedi 15 novembre au milieu de la conférence.
Cette pression, bien visible, a permis d’obtenir la reconnaissance de quatre nouveaux territoires autochtones au Brésil. Cela a montré que lorsque la société civile a voix au chapitre, elle peut remporter des victoires, même en dehors des négociations principales.
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L’absence des États-Unis, à la fois un vide et une opportunité
Lors du premier mandat de Donald Trump, après son retrait de l’accord de Paris, en 2016, les États-Unis avaient malgré tout envoyé une équipe réduite de négociateurs. Cette fois-ci, pour la première fois dans l’histoire, les États-Unis n’ont envoyé aucune délégation officielle.
Donald Trump a récemment qualifié le changement climatique de « plus grande escroquerie jamais perpétrée dans le monde ». Depuis son retour au pouvoir, les États-Unis ont ralenti le développement des énergies renouvelables et relancé celui du pétrole et du gaz. Ils ont même contribué à faire échouer, en octobre 2025, les plans visant à mettre en place un cadre de neutralité carbone pour le transport maritime mondial.
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Alors que les États-Unis reviennent sur leurs ambitions passées, ils permettent à d’autres pays producteurs de pétrole, comme l’Arabie saoudite, d’ignorer leurs propres engagements climatiques et de tenter de saper ceux des autres.
La Chine a comblé ce vide et est devenue l’une des voix les plus influentes dans la salle. En tant que premier fournisseur mondial de technologies vertes, Pékin a profité de la COP30 pour promouvoir ses industries solaire, éolienne et électrique et courtiser les pays désireux d’investir.
Mais pour de nombreux délégués, l’absence des États-Unis a été un soulagement. Sans la distraction causée par les États-Unis qui tentaient de « mettre le feu aux poudres » comme ils l’avaient fait lors des négociations sur le transport maritime, la conférence a pu se concentrer sur l’essentiel : négocier des textes et des accords pour limiter l’ampleur du réchauffement climatique.
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Une mise en œuvre non plus sur la scène principale, mais grâce à des accords parallèles
Qu’est-ce qui a été réellement mis en œuvre lors de la COP30 ? Cette année encore, l’action principale s’est traduite par des engagements volontaires de certains États plutôt que par un accord mondial contraignant.
Le pacte de Belém, soutenu par des pays tels que le Japon, l’Inde et le Brésil, engage ses signataires à quadrupler la production et l’utilisation de carburants durables d’ici 2035.
Le Brésil a également lancé un important fonds mondial pour les forêts, avec environ 6 milliards de dollars (environ 5,2 milliards d’euros) déjà promis aux communautés qui œuvrent pour la protection des forêts tropicales. L’Union européenne (UE) a emboîté le pas en s’engageant à verser de nouveaux fonds pour le bassin du Congo, la deuxième plus grande forêt tropicale du monde.
Il s’agit d’étapes utiles, mais elles montrent que les avancées les plus importantes lors des sommets climatiques de l’ONU se produisent désormais souvent en marge plutôt que dans le cadre des négociations principales.
Le résultat des discussions principales de la COP30 – le « paquet politique de Belém » – est faible et ne nous permettra pas d’atteindre l’objectif de l’accord de Paris visant à limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C.
Le plus frappant est l’absence des mots « combustibles fossiles » dans le texte final, alors qu’ils occupaient une place centrale dans l’accord de Glasgow sur le climat (en 2021, à la suite de la COP26, ndlr) et dans le consensus des Émirats arabes unis (en 2023, après la COP28, ndlr)… et qu’ils représentent bien sûr la principale cause du changement climatique.
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Le texte du « mutirão » mondial, une occasion manquée
Une avancée potentielle avait toutefois vu le jour dans les salles de négociation : le texte du « mutirão (effort collectif, en tupi-guarani, ndlr) mondial », une feuille de route proposée pour sortir des énergies fossiles. Plus de 80 pays l’ont signé, des membres de l’UE aux États insulaires du Pacifique vulnérables au changement climatique.
Tina Stege, envoyée spéciale pour le climat de l’un de ces États vulnérables, les îles Marshall, a pressé les délégués :
« Soutenons l’idée d’une feuille de route pour les combustibles fossiles, travaillons ensemble et transformons-la en un plan d’action. »
Mais l’opposition de l’Arabie saoudite, de l’Inde et d’autres grands producteurs d’énergies fossiles l’a édulcoré. Les négociations se sont prolongées, aggravées par un incendie qui a reporté les discussions d’une journée.
Lorsque l’accord final a été conclu, les références clés à l’élimination progressive des combustibles fossiles avaient disparu. La Colombie, par exemple, a réagi vivement à l’absence de mention de la transition vers l’abandon des combustibles fossiles dans le texte final. Cela a contraint la présidence de la COP à proposer un réexamen dans six mois en guise de geste d’apaisement.
Ce fut une énorme déception car, au début du sommet, l’élan semblait très fort.
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Un fossé qui se creuse
Ce sommet sur le climat a donc été une nouvelle fois source de divisions. Le fossé entre les pays producteurs de pétrole (en particulier au Moyen-Orient) et le reste du monde n’a jamais été aussi large.
Le sommet a toutefois eu un aspect positif : il a montré la force des mouvements organisés. Les groupes autochtones et la société civile ont pu faire entendre leur voix, même si leurs revendications n’ont pas été reprises dans le texte final.
Le sommet de l’année prochaine se tiendra en Turquie. Ces sommets annuels sur le climat se déplacent de plus en plus vers des pays autoritaires où les manifestations ne sont pas les bienvenues, voire totalement interdites. Nos dirigeants ne cessent de répéter que le temps presse, mais les négociations elles-mêmes restent enlisées dans un cycle sans fin de reports.
Mark Maslin est vice-recteur adjoint du programme « UCL Climate Crisis Grand Challenge » et directeur fondateur de l'Institut pour l'aviation et l'aéronautique durables de l'UCL. Il a été codirecteur du partenariat de formation doctorale NERC de Londres et est membre du groupe consultatif sur la crise climatique. Il est conseiller auprès de Sheep Included Ltd, Lansons, NetZeroNow et a conseillé le Parlement britannique. Il a reçu des subventions du NERC, de l'EPSRC, de l'ESRC, de la DFG, de la Royal Society, du DIFD, du BEIS, du DECC, du FCO, d'Innovate UK, du Carbon Trust, de l'Agence spatiale britannique, de l'Agence spatiale européenne, de Research England, du Wellcome Trust, du Leverhulme Trust, du CIFF, de Sprint2020 et du British Council. Il a reçu des financements de la BBC, du Lancet, de Laithwaites, de Seventh Generation, de Channel 4, de JLT Re, du WWF, d'Hermes, de CAFOD, de HP, du Royal Institute of Chartered Surveyors, de la John Templeton Foundation, de la Nand & Jeet Khemka Foundation et de la Quadrature Climate Foundation.
La professeur Priti Parikh est directrice de la Bartlett School of Sustainable Construction de l'UCL et vice-doyenne internationale de la Bartlett Faculty of Built Environment. Elle est membre et administratrice de l'Institution of Civil Engineers. Ses recherches sont financées par l'UKRI, la Royal Academy of Engineering, Water Aid, la British Academy, Bboxx Ltd, l'UCL, la Royal Society et le British Council. Son cabinet de conseil a reçu des financements de l'AECOM, du Cambridge Institute for Sustainable Leadership, de Water and Sanitation for the Urban Poor, de l'UNHABITAT, d'Arup, de l'ITAD et de la GTZ.
Simon Chin-Yee ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
24.11.2025 à 13:43
Dick Cheney, une vie marquée par l’apogée et le crépuscule du néoconservatisme
Texte intégral (3247 mots)
Secrétaire à la défense sous Bush père, vice-président sous Bush fils, grand artisan de l’intervention des États-Unis en Irak en 2003, Dick Cheney restera dans l’histoire comme une figure emblématique de la mise en œuvre des idées néoconservatrices – un mouvement en recul au sein du Parti républicain depuis que Donald Trump en est devenu la tête de pont.
Décédé le 3 novembre 2025 à l’âge de 84 ans, Dick Cheney était l’une des figures les plus controversées de la politique américaine. L’ancien vice-président des États-Unis durant les deux mandats de George W. Bush (2001-2009) est connu à la fois comme le « père » de l’intervention en Irak de 2003 et comme un symbole malgré lui d’un courant intellectuel dont il ne faisait pas partie et qui a traversé la politique du pays après la Seconde Guerre mondiale, le néoconservatisme.
Son décès sonne comme le glas symbolique de ce courant associé au Parti républicain, à une politique étrangère offensive et à la défense d’Israël. Sa carrière, qui a connu tous les honneurs que peut offrir un cursus honorum américain, est le symbole de la trajectoire de toute une droite née dans le sillage de l’arrivée de Ronald Reagan au pouvoir en 1980. Quel est l’héritage de Dick Cheney et son lien avec ce courant ? Que reste-t-il du néoconservatisme aujourd’hui ?
Un début de carrière fulgurant
Quittant le Wyoming de sa jeunesse avec sa future épouse, Lynne Cheney, qu’il a connue au lycée, Richard B. Cheney entame sa carrière par de brillantes études à Yale (Connecticut) et un doctorat inachevé en sciences politiques. À partir de 1969, il rejoint l’administration Nixon où il travaille notamment pour Donald Rumsfeld, qui devient son mentor.
Quand Donald Rumsfeld est nommé secrétaire à la défense en 1975 par Gerald Ford, Dick Cheney passe directeur de cabinet de la Maison Blanche (White House Chief of staff), un poste clé, puis directeur de campagne de Gerald Ford en 1976 contre le démocrate Jimmy Carter. Selon l’anecdote, Dick Cheney était présent avec Donald Rumsfeld lors de la fameuse démonstration de la théorie de l’offre par l’économiste Arthur Laffer sur une serviette, l’affaire de la « serviette de Laffer ». La théorie de l’offre allait être le socle des reaganomics plusieurs années plus tard.
En 1978, il est élu représentant du Wyoming (ouest des États-Unis), siège qu’il conservera jusqu’en 1989. À la Chambre, il est rapidement associé à un autre représentant nouvellement élu en 1978 (en Géorgie), Newt Gingrich. L’ouvrage de Thomas E. Mann et Norman J. Ornstein The Broken Branch (2006), qui propose une généalogie de la crise que traverse depuis plusieurs décennies le Congrès américain, associe Gingrich et Cheney et présente le second comme un soutien actif du premier.
Newt Gingrich, accusé d’être l’homme qui a détruit la politique américaine, joue un rôle clé pour transformer le Parti républicain au Congrès entre 1978 et 1994 afin de le rendre plus offensif et plus homogène, de façon à ce qu’il soit en mesure d’enfin remporter les élections législatives. Le parti est en effet resté minoritaire à la Chambre durant 40 ans sans discontinuité, entre 1954 et 1994.
En 1994, après une ascension au sein du parti, Gingrich mène la campagne du Contrat avec l’Amérique lors des élections de mi-mandat de Bill Clinton. Cette première campagne législative unifiée sous un slogan commun permet au Parti républicain de redevenir majoritaire au Congrès. Le compagnon de route de Gingrich, Mel Steely, confirme dans sa biographie The Gentleman from Georgia (2000) le rôle clé de Dick Cheney, avec Trent Lott (chef de la majorité républicaine au Sénat de 1996 à 2002), pour constituer un relais privilégié de ses stratégies auprès de la Maison Blanche dès 1983. Ces faits sont confirmés par l’étude des archives de Gingrich (les Newt Gingrich Papers, situés à Tulane, en Louisiane).
Qui sont les néoconservateurs ?
Mais Dick Cheney est principalement connu pour deux choses : son rôle direct dans la seconde guerre du Golfe à partir de 2003 en tant que vice-président de George W. Bush et sa proximité avec ceux que l’on appelle les « néoconservateurs ».
« Tous les néoconservateurs sont faucons, mais tous les faucons ne sont pas néoconservateurs », comme l’écrit Justin Vaïsse, auteur d’un livre de référence sur les néoconservateurs, rappelant que Dick Cheney, Donald Rumsfeld ou John Bolton ont été leurs alliés, sans l’être vraiment eux-mêmes.
Ce courant de pensée est accusé d’être derrière les interventions en Afghanistan en 2001 et en Irak en 2003 et de leurs bilans désastreux, incarnant l’impérialisme américain. Né en 1965 au sein de la revue The Public Interest, il voit ses représentants arriver aux manettes sous la première administration Reagan à partir de 1980 et développer leur réflexion dans des think tanks comme l’American Enterprise Institute et l’Hudson Institute. Il finit par se confondre avec le conservatisme classique à partir de l’ère Reagan, intégrant le credo « fusionniste », nom donné à la synthèse conservatrice née en 1955 de l’association des libertariens aux conservateurs sociétaux.
Quelles sont leurs idées ? Si Justin Vaïsse distingue trois grands âges du néoconservatisme, Francis Fukuyama a pour sa part listé quatre de leurs grands principes. Le premier est la conviction, inspirée du philosophe Leo Strauss (1899-1973), que le caractère interne des régimes a de l’importance et que la politique étrangère doit refléter les valeurs les plus profondes des sociétés démocratiques libérales. Le deuxième est la conviction que la puissance américaine a été et doit être utilisée à des fins morales, et que les États-Unis doivent rester engagés dans les affaires internationales. Le troisième est la défiance systématique à l’encontre des ambitieux projets d’ingénierie sociale, une méfiance au cœur du néoconservatisme depuis sa naissance. Enfin, le dernier principe est le scepticisme au sujet de la légitimité et de l’efficacité de la législation et des institutions internationales pour imposer la sécurité ou la justice.
Les néoconservateurs sont arrivés au pouvoir lors de la première administration Reagan, passant du Parti démocrate au Parti républicain. Issus du trotskysme, la révélation des crimes de Staline les fit passer à l’aile droite du Parti démocrate.
C’est l’article de Jeane Kirkpatrick de 1979 dans la revue Commentary au sujet du soutien aux dictatures anticommunistes « Dictatorships and double standards » qui marque un tournant. Ronald Reagan, ayant apprécié cette analyse, voulut rencontrer l’autrice, fin février 1980. Richard V. Allen, qui devint conseiller à la sécurité nationale de Reagan, entre 1981 et 1982, se chargea de faire l’entremetteur et de recruter 26 néoconservateurs pour faire partie des 68 conseillers officiels du président en politique étrangère.
Le rôle de Dick Cheney dans l’évolution post-guerre froide du mouvement
Quand en 1989 George H. W. Bush succède à Reagan, dont il avait été le vice-président au cours de ses deux mandats, il nomme Cheney au poste de secrétaire à la défense. À ce titre, ce dernier joue un rôle déterminant pour façonner la doctrine néoconservatrice post-guerre froide. Ni Dick Cheney ni Donald Rumsfeld ne font partie du mouvement néoconservateur. Ils sont plutôt, comme le formulent Ivo Daalder et James Lindsay, des « nationalistes agressifs » (« assertive nationalists ») souhaitant démontrer la force de l’Amérique au Moyen-Orient. Mais des néoconservateurs se trouvaient dans l’entourage du président.
En 1992, à la sortie de la guerre froide, Dick Cheney et son proche entourage jouent un rôle clé pour façonner la doctrine néoconservatrice post-guerre froide. Pierre Bourgois, auteur d’un ouvrage, en 2023, sur ce courant, narre cet épisode. C’est en février 1992 qu’est publié le document « Defense Planning Guidance », rédigé par Paul Wolfowitz, sous-secrétaire à la politique de défense de Dick Cheney et éminent néoconservateur, entouré de Scooter Libby et de Zalmay Khalilzad, eux aussi membres importants du courant.
Dans ce document, nous voyons poindre les bases de la vision néoconservatrice post-guerre froide dans le cadre du « moment unipolaire américain ». L’objectif est d’assurer le maintien de l’hégémonie de Washington. Le New York Times publie des extraits du brouillon le mois suivant, ce qui provoque une polémique du fait du militarisme et de l’unilatéralisme qui imprègnent le texte. Dick Cheney est alors contraint de le réviser. Il publie une ultime version en janvier 1993 sous le nom de « Defense Strategy for the 1990s : The Regional Defense Strategy », moins polémique mais insistant sur l’accroissement du budget de la défense malgré la chute du bloc soviétique.
Entre 1995 et 2000, entre les administrations Bush père et fils, Dick Cheney administra l’entreprise pétrolière texane Halliburton qui fut au centre de plusieurs polémiques avec les contrats juteux engrangés après la guerre en Irak mais aussi en raison de ses pratiques comptables « agressives » sous le mandat Cheney.
La vice-présidence de 2001 à 2009 et la guerre en Irak
Le point culminant de la carrière de Dick Cheney fut sa vice-présidence durant les deux mandats de George W. Bush.
Les attentats du 11 septembre 2001 ont permis aux néoconservateurs de l’administration Bush, tels que Paul Wolfowitz, Doug Feith, Scooter Libby ou encore Elliott Abrams, de faire prévaloir leur vision, avec leurs alliés bien en place incarnés dans le duo habituel Cheney/Rumsfeld, ce dernier étant cette fois-ci le secrétaire à la défense, avec Paul Wolfowitz pour numéro deux. Les néoconservateurs sont tenus pour responsables des guerres en Afghanistan et en Irak.
Avec la fin de l’URSS, le Moyen-Orient était devenu leur sujet de prédilection. Dick Cheney était très influencé par Bernard Lewis et Fouad Ajami, deux experts du monde islamique issus de ce courant.
Toute l’administration Bush n’est pas néoconservatrice, toutefois. Colin Powell, secrétaire d’État, était un réaliste, fréquemment opposé aux néoconservateurs. Condoleezza Rice, alors conseillère à la sécurité nationale, ne l’était pas non plus, mais restait plus neutre. Donald Rumsfeld était sous le feu de critiques virulentes tant de la part du Parti républicain que des néoconservateurs, Bill Kristol, figure du mouvement depuis les années 1990, allant jusqu’à clamer que l’armée méritait un meilleur secrétaire à la Défense. Rumsfeld avait pourtant été plus proche du mouvement que Dick Cheney, faisant partie du Committee on the Present Danger à partir de 1978 et codirigeant le Committee for the Free World, deux structures néoconservatrices majeures des années 1970.
Le déclin des néoconservateurs
La démission du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld en novembre 2006 marqua le début de leur déclin, suivie de la chute de Scooter Libby, chef de cabinet de Dick Cheney, et de la démission en 2006 du faucon John Bolton, nommé ambassadeur à l’ONU, à la suite des échecs en Irak.
Quid du néoconservatisme dans la droite étatsunienne actuelle ? Le Parti républicain et l’écosystème conservateur qui l’accompagne ont été profondément modifiés par l’arrivée de Donald Trump au pouvoir en 2016, qui a rompu idéologiquement avec l’héritage dit « fusionniste », ce mélange de conservatisme sociétal et de laissez-faire économique né en 1955, nous l’avons dit, avec la National Review, et enrichi plus tard du néoconservatisme en politique étrangère.
Imposant une rupture tant avec son prédécesseur démocrate qu’avec la ligne néoconservatrice de l’ère Bush, Trump a inauguré un nouveau rapport au monde fait de critique de la mondialisation néolibérale, de refus de l’interventionnisme en politique étrangère et de refus de l’immigration, laquelle était acceptée par les néoconservateurs. Dans un Parti républicain noyauté par Trump et ses proches, les derniers néoconservateurs sont partis en 2021, avec Liz Cheney, fille de Dick, représentante du Wyoming comme son père, qui n’a pas supporté l’assaut du Capitole du 6 janvier.
Ce qui reste de ce courant qui fut central durant trente ans dans le parti est rassemblé parmi les « Never Trumpers » avec la création, en 2018, du site The Bulwark soutenu par Bill Kristol, conçu avec les équipes de son Weekly Standard. Bill Kristol lança même en mai 2020 son Republican Accountability Project rassemblant des républicains militant contre Trump pour la présidentielle de 2020 dans le cadre d’une vaste campagne publicitaire à 10 millions de dollars (8,6 milliards d’euros) ciblant les Blancs diplômés des États clés.
Les think tanks historiques du néoconservatisme, l’American Enterprise Institute, qui a tant alimenté les administrations Bush, mais aussi l’Hudson Institute, sont aujourd’hui marginalisés, tandis que l’Heritage Foundation, think tank historique du reaganisme, a fait sa mue idéologique complète sous l’égide de Kevin D. Roberts, travaillant autant à fournir des milliers de curriculum vitæ à l’administration Trump 2 qu’à lui proposer le Projet 2025 clé en main.
Le scandale actuel autour de la fondation Heritage, consécutif à l’entretien du présentateur star de la galaxie MAGA Tucker Carlson, qui est officiellement associé à la fondation, avec l’influenceur antisémite Nick Fuentes, a déclenché un tollé au sein des derniers néoconservateurs, John Podhoretz, fils de Norman Podhoretz, l’un des penseurs clés du courant, accusant Kevin D. Roberts de souiller la mémoire de sa mère Midge Decter, de confession juive, qui fut longtemps présente au bureau du think tank. C’est une époque qui se clôt.
Gabriel Solans ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.