ACCÈS LIBRE UNE Politique International Environnement Technologies Culture
01.07.2025 à 16:52
Faut-il réviser les missions des banques centrales ?
Texte intégral (1960 mots)
Les banques centrales sont incitées à prendre des décisions dont les motifs dépassent leurs objectifs traditionnels de stabilité des prix et des systèmes financiers. Mais en ont-elles la légitimité ? Cela ne risque-t-il pas d’affecter leur indépendance ? Ne faudrait-il pas alors engager une révision de leurs missions ?
Cet article est publié dans le cadre du partenariat les Rencontres économiques d’Aix–The Conversation. L’édition 2025 de cet événement a pour thème « Affronter le choc des réalités ».
On résume trop souvent les missions des banques centrales au maintien de la stabilité des prix, d’une part, et à la stabilité du système bancaire, d’autre part. Mais, en réalité, selon les mandats qui leur sont assignés et/ou selon la façon dont elles les interprètent, le champ de ces missions est généralement bien plus vaste.
Ainsi, la Fed est investie d’un « double mandat » : la stabilité des prix et niveau d’emploi maximum. D’autres banques centrales (dans des pays en développement) ont pour mission de stabiliser la parité de leur monnaie avec celle d’une devise étrangère… La Banque centrale européenne (BCE), de son côté, est censée, sans préjudice de l’objectif de prix, apporter un soutien aux politiques générales « en vue de contribuer aux objectifs de la Communauté ». Ce qui constitue un ensemble de missions potentiellement très (trop ?) large.
Par ailleurs, pour répondre aux crises qui se sont succédé, au cours des vingt dernières années, les autorités monétaires ont su modifier l’ordre de priorité de leurs missions et, parfois, en étendre le champ. Durant les crises financière puis sanitaire, elles ont accompagné les politiques budgétaires pour soutenir l’activité, mais aussi pour limiter le coût de l’endettement public en achetant massivement des titres de dettes publiques (des politiques dites non conventionnelles). Elles ont alors pris le risque d’accepter une « dominance budgétaire ». Ce qui a pu leur être reproché.
À lire aussi : Quand les banques centrales s’emparent de la question du climat
Une liberté limitée
Mais ces observations ne signifient pas que les banques centrales ont toute liberté pour interpréter ou même compléter les termes de leurs mandats. Car l’aménagement de leurs missions se heurte au moins à deux contraintes majeures :
D’une part, on sait qu’il est sous-optimal de poursuivre plus d’objectifs que l’on a d’instruments (règle de Tinbergen). Or, même si les banques centrales peuvent (à la marge et si cela est pertinent) augmenter la gamme de leurs instruments, leur nombre est fatalement limité.
D’autre part, lorsque la politique monétaire pénètre dans un domaine qui relève aussi de la compétence d’autres volets des politiques économiques (par exemple, la politique budgétaire, industrielle ou sociale…), la coordination que cela suppose peut mettre en danger son indépendance et, donc, la crédibilité de ses objectifs censés orienter les anticipations des agents. Car toute collaboration avec d’autres décideurs (des agences ou le politique) ouvre l’éventualité de concessions susceptibles de dévier par rapport aux annonces. À cela s’ajoute le fait que l’indépendance en question met en cause la légitimité des autorités monétaires à prendre des décisions qui supposent des choix de nature politique, qui affectent par exemple la distribution des revenus ou des richesses. Peut-on, dès lors, laisser les banques centrales mener des politiques dérogeant à ce principe ? Notamment des politiques sélectives.
Aller au-delà de la régulation conjoncturelle ?
Comme bien d’autres institutions, les banques centrales ont été interpellées par la montée des désordres environnementaux et en particulier par leur probable influence sur la stabilité des systèmes financiers. Mais les réactions des autorités monétaires à cette sollicitation ont été divergentes voire discordantes : Jerome Powell (Fed), par exemple, a répondu que la Fed n’était pas un « climate policymaker »
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Il n’empêche qu’en 2017, s’est constitué un réseau comprenant des banques centrales et des régulateurs, Network for Greening the Financial System, qui compte aujourd’hui 145 membres, afin d’étudier et de suggérer des solutions à cette question qui devrait devenir cruciale dans les années à venir. Il en ressort notamment des propositions visant à renforcer les réglementations prudentielles pour prendre explicitement en compte les risques portés par les actifs détenus par les institutions financières qui sont la contrepartie de financements d’investissements contribuant aux déséquilibres écologiques dits « investissements bruns ». Ce qui est théoriquement tout à fait justifié, même si la mise en pratique de cette idée est compliquée et prendra sans doute du temps.
Par ailleurs, certaines banques centrales se sont engagées dans des refinancements privilégiés pour les « actifs verts » (c’est-à-dire compatibles avec la transition écologique) et, plus généralement, dans le « verdissement » de leur bilan. Il s’agit alors d’une sorte de retour à une politique de crédit sélective du type de celles qui avaient été pratiquées dans l’après-guerre, avant d’être balayée par la vague de libéralisation financière des années 1970-1980. On a alors considéré que les banques centrales ne devaient pas contrarier le rôle des marchés dans l’allocation des capitaux et donc ne pas intervenir dans la formation des structures par terme et par niveaux de risque des taux d’intérêt. On se situe par conséquent ici aux limites, évoquées précédemment, des révisions envisageables.
L’écueil des chocs d’offre
De façon plus générale, il est vraisemblable que, dans les années qui viennent, les politiques économiques vont se trouver davantage confrontées à des problèmes de régulation de l’offre plutôt que de la demande. Parce qu’il leur faudra principalement répondre aux chocs sur les conditions de production que vont entraîner les évolutions technologiques, les ruptures et la recomposition des échanges commerciaux et des chaînes de valeur, les éventuelles pénuries de matières premières… Au cours des années récentes, c’est bien à ce type de problèmes que les politiques conjoncturelles ont été confrontées : la crise sanitaire a provoqué une contraction de la production, puis des ruptures d’approvisionnement. Elle a été suivie du déclenchement de conflits armés occasionnant, entre autres, une hausse des prix de l’énergie et donnant lieu à un brusque retour de l’inflation.
Or, on sait que les politiques monétaires conventionnelles sont démunies pour répondre à des chocs d’offre, car dans ce cas l’ajustement des taux d’intérêt ne peut assurer à la fois la stabilité des prix et celle de l’activité. C’est d’ailleurs pourquoi plusieurs banques centrales ont souhaité flexibiliser leur objectif d’inflation en allongeant l’horizon de son calcul, en l’inscrivant dans une marge de fluctuation…
Au demeurant ces chocs d’offre génèrent des déséquilibres de caractère micro ou méso-économiques qui relèvent plutôt d’une politique du crédit apte à rétablir la compétitivité de la structure productive. Mais ceci nécessite alors une stratégie industrielle et des choix que des banques centrales indépendantes n’ont pas la légitimité (ni toutes les compétences) pour en décider. C’est, alors, qu’une coordination qu’une coordination entre les politiques économiques devient inévitable.
De nouvelles missions dans un système monétaire international en restructuration ?
D’un tout autre point de vue, ajoutons que nombre d’observateurs considèrent aujourd’hui que le dollar devrait perdre progressivement sa prédominance en tant que monnaie d’échange, de facturation et de réserve. La monnaie américaine tenait une place essentielle dans le système monétaire international qui avait été recomposé dans l’immédiat après-guerre. Mais cette place a été remise en cause par la fracturation, qui s’accélère, de cet ordre économique mondial, par la baisse du poids relatif de l’économie américaine et sans doute aussi par le fait que les États-Unis se sont affranchis des responsabilités qu’impliquait le « privilège exorbitant » dont bénéficie leur devise.
Dans le monde multipolaire qui semble se mettre en place, il serait juste et cohérent que d’autres monnaies, notamment l’euro et le yuan chinois, se substituent en partie à la monnaie américaine. C’est du reste une revendication ancienne de nombre de pays émergents, les BRICS+.
Ceci représenterait pour les monnaies considérées une « captation de privilège », mais imposerait aussi de nouvelles obligations. Il faudra faire en sorte que la parité de ces monnaies soit assez stable, libéraliser (en Chine) les mouvements de capitaux, introduire des monnaies numériques de banques centrales pour faciliter et réduire les coûts des règlements transfrontières…
Mais, aussi et surtout, assurer le développement de marchés financiers profonds et liquides, afin de rendre attractive la détention à l’étranger d’actifs émis dans les pays considérés. Ces exigences impacteront sans doute les missions des banques centrales, mais elles vont bien au-delà. Par exemple, la nécessité de conforter l’offre de placements suppose, en Europe, une unification des marchés de capitaux ainsi qu’une uniformisation des dettes publiques émises par les différents États de la zone. Ce qui renvoie à des initiatives que la banque centrale peut suggérer et accompagner, mais dont elle ne peut pas décider du fait de leur dimension politique.
Cet article est publié dans le cadre d’un partenariat de The Conversation avec les Rencontres économiques, qui se tiennent du 3 au 5 juillet, à Aix-en-Provence. Plusieurs débats y seront consacrés au rôle des banques centrales.

Jean-Paul Pollin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
01.07.2025 à 16:52
Éducation à la sexualité : Sur les réseaux sociaux, apprendre à protéger son intimité
Texte intégral (1583 mots)
Dans un contexte où les adolescents investissent de plus en plus tôt les réseaux sociaux et où les frontières entre vie privée et espace public se brouillent, l’éducation à la vie affective et sexuelle va de pair avec l’éducation aux médias. Il s’agit d’apprendre à prendre du recul sur les contenus qui circulent et à résister à la pression de groupe.
Le programme d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (Evars) prévoit, dès le CM2, un lien avec l’éducation aux médias et à l’information (EMI). On y aborde des notions comme la liberté d’expression en ligne, la vie privée, le droit à l’intimité, ou encore la prévention du cyberharcèlement. L’objectif est clair : « Faire en sorte que les élèves apprennent à devenir des citoyens responsables. »
En effet, les adolescents investissent les réseaux sociaux de plus en plus tôt, souvent sans accompagnement suffisant. Cela soulève des enjeux cruciaux, notamment celui de l’« extimité », concept défini par le psychiatre Serge Tisseron comme
« le désir de rendre visibles certaines facettes de son intimité, parfois même à son insu, au risque de susciter indifférence ou rejet ».
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
À l’ère numérique, la frontière entre vie privée et espace public devient floue, rendant l’intimité exposable à tout moment, comme le rappelle Yaëlle Amsellem-Mainguy :
« L’accès facilité à la pornographie, l’exposition de la sexualité sur les réseaux sociaux ou le cyberharcèlement angoissent, car ils s’exerceraient dans des espaces incontrôlables. »
Dans ce contexte, quel rôle l’éducation entre pairs joue-t-elle dans la construction des comportements numériques adolescents ?
Pour explorer ces questions, appuyons-nous sur des observations en collège et sur une série d’entretiens qualitatifs dans 12 académies françaises auprès de formateurs intervenant dans l’éducation aux médias et l’éducation à la vie affective (infirmiers, conseillers principaux d’éducation, enseignants).
Insultes et moqueries sur les réseaux sociaux
« 75 % des jeunes de 11-12 ans utilisent régulièrement les réseaux sociaux. » Snapchat, Instagram, BeReal, WhatsApp ou TikTok ne sont plus de simples applications, mais des espaces de socialisation à part entière. Les adolescents y construisent leurs relations, leurs normes… et parfois leurs violences. Sur ces plateformes, les interactions sont rapides, souvent irréfléchies, avec un humour qui peut basculer dans l’humiliation.
Infirmière : « Mes camarades disent des choses méchantes sur moi sur les réseaux sociaux. Qu’en pensez-vous ? »
Un élève : « Il y a des insultes dans le groupe (WhatsApp), et quand on insulte, on t’affiche. »
Une élève : « Mes amis m’insultent et rigolent. »
Une autre : « Moi, je pense que ça fait partie de l’amitié, c’est pour taquiner. »
Un élève : « Avec mes potes, c’est drôle de faire ça. »
Insultes et moqueries deviennent des jeux anodins entre amis. L’écran agit comme un filtre émotionnel : il désinhibe, déresponsabilise. De plus « la plupart des mots sont violents et instaurent un climat malsain entre les sexes ». Les adolescents n’ont pas toujours conscience de la portée blessante de leurs paroles. Cette dynamique favorise aussi des propos sexistes.
Alors que certaines adolescentes pensaient l’égalité filles/garçons acquise, elles découvrent en ligne une forme de domination bien réelle. Comme le rappelle la sociologue Marie Duru-Bellat :
« Il y a encore la banalisation des moqueries sexistes sur le Net (avec par exemple la diffusion de vidéos à prétention humoristique donnant une représentation dégradante des femmes sur des plateformes comme TikTok), autant d’évolutions pointées par le Haut Conseil à l’égalité… Au total, 72 % des femmes de 15 à 24 ans considèrent que femmes et hommes ne sont pas traités de la même manière sur les réseaux sociaux. »
Une logique d’exposition
Un autre danger de cette socialisation numérique est le partage de photos intimes (« nudes ») qui sont vues comme une « normalisation » de pratiques par les adolescents. Beaucoup de jeunes sous-estiment les conséquences :
Un élève : « Il y a une personne, sa photo a circulé et c’est une photo intime. Un autre a demandé à plein de personnes de lui envoyer cette photo. »
Ce qui était perçu comme un échange privé devient une exposition massive, avec son lot de moqueries, de harcèlement et d’humiliation. Cette logique d’exposition est alimentée par l’imitation de modèles médiatiques, notamment issus de la téléréalité. Serge Tisseron l’exprime ainsi :
« Plus tu me regardes, plus tu crois me connaître, et moins tu en sauras. C’est à peu de chose près ce que chacun des candidats à la fameuse émission Loft Story, au printemps 2001, a dit et répété. »
Sur les réseaux, la socialisation entre pairs fonctionne par normes implicites : montrer, s’exposer, tout en risquant l’humiliation si l’on dépasse la « bonne » limite. Cette contradiction renforce une violence normalisée puisque les enfants et adolescents sont « submergés de données de toutes sortes sur la sexualité », souvent intégrées comme une manière ordinaire de faire groupe.
Réfléchir aux normes et à l’intimité
Pour amener les adolescents à réfléchir à leurs pratiques relationnelles, affectives et sexuelles, les professionnels de santé scolaire, les conseillers d’éducation ou encore les infirmières privilégient la discussion entre pairs afin « d’instaurer et assurer dans le groupe un climat de confiance » et d’inviter les élèves à respecter la parole de chacun, tant durant la séance qu’à son issue.
L’objectif est de permettre aux adolescents de réfléchir ensemble, à partir de leurs représentations, expériences et en fonction « de leur âge », tout en les aidant à développer leur résistance à la pression du groupe, y compris face à des sujets sensibles comme la sexualité, l’alcool ou l’usage de substances.
Les séances révèlent souvent la force de l’émulation entre adolescents, qui peut favoriser des prises de conscience… mais aussi amplifier les comportements problématiques comme des « comportements sexuels violents ».
L’éducation à la vie affective s’appuie donc sur des méthodes actives pour travailler des « compétences psychosociales clés » comme l’écoute, la prise de recul, l’expression des émotions, l’analyse critique et l’empathie, mais aussi « des valeurs humanistes ». Ces compétences sont indispensables pour lutter contre les violences « relationnelles et le sexisme » ordinaire, mais aussi pour mieux comprendre l’impact de la socialisation de et par les réseaux sociaux.
Car, à travers la discussion en groupe, les élèves peuvent déconstruire certaines normes ou pratiques vues comme « banales » en ligne, et prendre conscience des effets réels de leurs paroles et de leurs actes sur les autres.

Prescillia Micollet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
01.07.2025 à 16:51
BD : L’Héritage du dodo (épisode 10)
Texte intégral (749 mots)
La crise climatique n’avance pas seule : elle est indissociable de la crise de la biodiversité. Découvrez en exclusivité, le 10e et dernier épisode de la BD concoctée par Mathieu Ughetti et Franck Courchamp. Dans cet épisode final, on fait le point sur ce qu’il nous reste à faire.
L’Héritage du dodo, c’est une bande dessinée pour tout comprendre à la crise du climat et de la biodiversité. Chaque semaine, on explore la santé des écosystèmes, on parle du réchauffement climatique mais aussi de déforestation, de pollution, de surexploitation… On y découvre à quel point nous autres humains sommes dépendants de la biodiversité, et pourquoi il est important de la préserver. On s’émerveille devant la résilience de la nature et les bonnes nouvelles que nous offrent les baleines, les bisons, les loutres…
On décortique les raisons profondes qui empêchent les sociétés humaines d’agir en faveur de l’environnement. On décrypte les stratégies de désinformation et de manipulation mises au point par les industriels et les climatosceptiques. Le tout avec humour et légèreté, mais sans culpabilisation, ni naïveté. En n’oubliant pas de citer les motifs d’espoir et les succès de l’écologie, car il y en a !
Retrouvez ici le dixième et dernier épisode de la série !
Ou rattrapez les épisodes précédents :
Épisode 1
Épisode 2
Épisode 3
Épisode 4
Épisode 5
Épisode 6
Épisode 7
Épisode 8
Épisode 9
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Merci d’avoir suivi L’Héritage du dodo. N’hésitez pas à laisser un commentaire ci-dessous. On a fait cette BD pour vous, on est curieux de savoir ce que vous en pensez.
Et pour continuer de nous suivre, abonnez vous sur :
Une BD de Franck Courchamp & Mathieu Ughetti
Qui sommes-nous ?
Republication des planches sur support papier interdite sans l’accord des auteurs
Créé en 2007 pour accélérer et partager les connaissances scientifiques sur les grands enjeux sociétaux, le Fonds Axa pour la Recherche a soutenu près de 700 projets dans le monde entier, menés par des chercheurs originaires de 38 pays. Pour en savoir plus, consultez le site Axa Research Fund ou suivez-nous sur X @AXAResearchFund.

Cette BD a pu voir le jour grâce au soutien de l’Université Paris Saclay, La Diagonale Paris-Saclay et la Fondation Ginkgo.
Mathieu Ughetti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
01.07.2025 à 16:51
Israël–Iran : la guerre économique a déjà un vainqueur
Texte intégral (2056 mots)
Alors qu’un cessez-le-feu, fragile et incertain, est entré en vigueur entre la République islamique d'Iran et Israël, une autre guerre, moins visible mais tout aussi décisive, gagne en intensité : la guerre économique. Car, au-delà des frappes et des missiles, ce sont les finances publiques, la stabilité monétaire et la résilience industrielle qui façonnent les rapports de force.
Le 20 juin, les États-Unis frappent le site de Fordo, une installation hautement sécurisée construite à flanc de montagne près de Qom, conçue pour résister à d’éventuels bombardements. Ce site incarne l’avancée clandestine du programme nucléaire iranien et sa destruction – inachevée selon plusieurs sources –marque une nouvelle étape dans l’escalade militaire entre Israël et la République islamique d’Iran (RII).
Les guerres ne se décident pas seulement sur le terrain militaire. Elles reposent sur les capacités économiques des États qui les mènent. Une armée peut tirer, avancer, frapper, seulement si son pays peut financer ses armes, entretenir ses troupes, réparer ses infrastructures et maintenir sa cohésion interne. Sans ressources, sans capacité de production et sans marge budgétaire, l’effort de guerre s’effondre, quelle que soit la stratégie militaire.
C’est ce que plusieurs économistes, issus de traditions intellectuelles variées, ont souligné avec force. Kenneth Boulding affirmait dès 1962 qu’un pays économiquement affaibli voit sa puissance militaire s’éroder mécaniquement. Duncan Weldon rappelle que les Alliés ont gagné la Seconde Guerre mondiale non seulement sur le front, mais surtout par leur supériorité industrielle. Brigitte Granville, dans What Ails France ?, montre comment les déséquilibres macroéconomiques prolongés fragilisent la souveraineté de l’État. Mark Harrison quant à lui insiste sur le lien entre puissance économique, capacité étatique et efficacité stratégique. J. Bradford DeLong, enfin, observe que les régimes autoritaires du XXe siècle ont souvent été défaits non pas par manque de volonté politique, mais par l’incapacité structurelle de leurs économies à soutenir une guerre prolongée.
Tous ces travaux convergent vers un même enseignement : la force militaire dépend de la solidité économique. Une économie dégradée limite les capacités d’armement, désorganise les chaînes logistiques, fragilise la mobilisation de la population – et réduit, in fine, les chances de victoire.
Dans cette perspective, et au-delà du verdict militaire encore incertain, une question s’impose dès aujourd’hui : dans le conflit ouvert entre Israël et la RII le 13 juin 2025 et interrompu 12 jours plus tard par un cessez-le-feu fragile et incertain qui ne garantit point l'apaisement des tensions, qui gagne la guerre économique – celle qui conditionne toute victoire sur le terrain ?
État des forces économiques des belligérants au seuil de la guerre
Lorsque la guerre éclate le 13 juin 2025, l’économie de l'Iran est déjà exsangue. Selon le FMI, sa croissance réelle du PIB pour l’année est estimée à seulement 0,3 %, contre 3,7 % pour Israël au premier trimestre.
Le chômage illustre également ce déséquilibre. En 2024, il atteint 9,2 % en Iran, chiffre bien en-deçà de la réalité, contre un taux contenu entre 3,0 et 3,5 % en Israël. Ce différentiel traduit une dynamique socio-économique défavorable pour la République islamique, dont la population appauvrie est bien moins mobilisable dans la durée.
L’inflation accentue encore cette asymétrie. Elle est projetée à 43,3 % en Iran contre seulement 3,1 % en Israël. L’érosion rapide du pouvoir d’achat rend la mobilisation sociale difficile à maintenir pour le régime, tant sur le plan logistique que politique.
Côté finances publiques, le déficit budgétaire iranien atteint 6 % du PIB, alourdi par des subventions ciblées et des dépenses idéologiques. Israël, de son côté, parvient à contenir son déficit à 4,9 %, malgré une forte hausse des dépenses militaires. Là encore, le contraste signale une dissymétrie stratégique structurelle.
La situation monétaire renforce ce déséquilibre. Le rial s’est effondré, passant de 32 000 IRR/USD en 2018 à près de 930 000 IRR/USD en 2025. À l’inverse, le shekel reste stable autour de 3,57 ILS/USD. Une monnaie stable permet à Israël de maintenir ses importations critiques et de financer son effort de guerre dans des conditions soutenables. La RII, au contraire, voit sa capacité de financement militaire minée par une défiance monétaire généralisée.
Enfin, l’ouverture économique creuse davantage l’écart. L’Iran reste largement isolé du système financier international, frappé par les sanctions et déserté par les investisseurs étrangers, évoluant ainsi dans une autarcie contrainte. Israël bénéficie au contraire d’une intégration industrielle et technologique consolidée par ses alliances stratégiques.
Au total, la République islamique d’Iran entre dans le conflit dans une position structurellement défavorable : faible croissance, inflation galopante, déficit public incontrôlé, monnaie en chute libre, isolement économique, et population précarisée mécontente. Israël s’engage quant à lui avec un socle économique solide, des indicateurs de résilience et une profondeur stratégique qui lui permettent d’envisager un effort militaire prolongé.
Le coût quotidien de la guerre : une pression inégale sur les économies
Le conflit entre Israël et la RII s'est caractérisé par des campagnes aériennes intensives, des bombardements ciblés, des tirs de missiles longue portée et des cyberattaques. Les frappes israéliennes ont prioritairement visé des infrastructures militaires et logistiques.
Les dépenses engagées sont considérables : munitions guidées, missiles, drones, avions de chasse, radars, systèmes antiaériens, dispositifs de guerre électronique, salaires et primes militaires, ainsi que toute la logistique liée au front. Selon le Middle East Monitor, s’appuyant sur des données relayées par le Wall Street Journal, le coût quotidien du conflit s’élèverait à environ 200 millions de dollars pour Israël.
Pour la RII, aucune estimation indépendante n’est disponible à ce jour dans des sources reconnues. Toutefois, certains observateurs avancent, sans vérification rigoureuse, une fourchette allant de 150 à 200 millions de dollars par jour. Cette hypothèse doit être prise avec prudence, en l’absence de sources publiques confirmées.
Mais ces montants, similaires en valeur absolue, n’ont pas du tout le même poids économique selon les pays. Leurs effets, leur soutenabilité et leur impact sur la durée dépendent directement de la structure et de la santé économique de chaque État. Là où Israël peut absorber le choc, l’Iran semble déjà en tension.
Financer la guerre : entre ressources disponibles et épuisement des leviers
Israël soutient son effort de guerre grâce à un environnement financier solide, un accès complet aux marchés internationaux et un tissu productif performant. Il bénéficie aussi d’un appui logistique et stratégique direct des États-Unis (ravitaillements, batteries THAAD, intercepteurs, présence navale) et de renforts britanniques. L’OECD Economic Survey : Israel 2025 conclut qu’Israël conserve une stabilité macroéconomique robuste malgré les tensions géopolitiques.
La RII, en revanche, reste privée d’aide bilatérale et exclue des marchés de capitaux. Son financement de guerre repose sur :
1) Des exportations pétrolières résiduelles ;
2) Un endettement intérieur via des bons du trésor ;
3) Des collectes informelles religieuses (ṣadaqa maḏhabī, naḏr o niyāz) depuis l’été 2025.
Dans le budget 2025, l’augmentation des crédits alloués aux Gardiens de la Révolution et aux entités religieuses dépasse 35 %, tandis que les salaires publics grimpent de 18 à 20 %, dans un contexte d’inflation estimée à plus de 40 %. Ainsi, l’Iran oriente ses ressources vers la survie idéologique plutôt que la soutenabilité économique à long terme.
Conclusion : l’Iran mène la guerre dans une fragilité croissante – sans marges fiscales, sans soutien extérieur et dans un climat de défiance généralisée – tandis qu’Israël conserve pour l’heure une capacité d’action durable.
Une asymétrie stratégique à portée systémique
À l’issue de cette analyse, un constat s’impose : Israël est en train de remporter la guerre économique, indépendamment de l’évolution militaire immédiate.
Le pays s’appuie sur des alliances solides, des marges budgétaires substantielles et un environnement financier stable qui lui permettent de soutenir son effort de guerre dans la durée. Ce socle est consolidé par un soutien logistique et diplomatique direct des États-Unis – et, dans une moindre mesure, du Royaume-Uni – qui étend sa profondeur stratégique bien au-delà de ses frontières.
La République islamique d’Iran, en revanche, mène ce conflit dans un isolement quasi total, sans appui extérieur et avec des ressources internes de plus en plus fragiles : exportations pétrolières limitées, endettement intérieur peu soutenable, captation de fonds religieux. Cette situation ne reflète pas seulement deux modèles économiques distincts, mais deux trajectoires institutionnelles divergentes, désormais soumises à l’épreuve d’une guerre prolongée.
L’histoire récente – de la Yougoslavie des années 1990 à la Russie de 1917, en passant par l’Allemagne impériale en 1918 ou la Syrie après 2012 – montre que l’effondrement économique peut précipiter la défaite, même sans effondrement militaire immédiat.
Dès lors, la question centrale devient celle de la soutenabilité. La République islamique d’Iran peut-elle poursuivre son engagement militaire sans déclencher de ruptures budgétaires, monétaires ou sociales ? Israël, malgré sa solidité, pourra-t-il maintenir le soutien de sa population dans le cas d’un enlisement ou d’un choc stratégique externe ?
Dans ce face-à-face, l’économie ne joue pas un rôle secondaire. Elle est le révélateur du déséquilibre stratégique – et peut-être, à terme, le facteur décisif du basculement. Une stratégie comparable à la « guerre des étoiles » de Reagan, qui avait épuisé l’URSS en l’entraînant dans une course aux dépenses militaires insoutenables, semble aujourd’hui appliquée à la République islamique d’Iran.

Djamchid Assadi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
01.07.2025 à 16:51
Le nationalisme mène-t-il toujours au fascisme ?
Texte intégral (1649 mots)
Souvent associé à l’extrême droite, le nationalisme peut aussi servir des projets progressistes d’autodétermination. La spécificité du fascisme réside dans la réappropriation ethnique et autoritaire du nationalisme à des fins de domination et d’exclusion.
Le nationalisme est généralement considéré comme l’apanage de la droite politique, et il a longtemps été un pilier des gouvernements autoritaires et fascistes à travers le monde. Dans les pays démocratiques, le terme « nationalisme » est associé au chauvinisme national – une croyance en la supériorité inhérente de sa propre nation et de ses citoyens –, mais la réalité est plus complexe qu’il n’y paraît.
Pour commencer, il y a peu de différence entre patriotisme et nationalisme, si ce n’est une question de degré d’intensité. La plupart d’entre nous reconnaissent cependant la distinction entre l’amour de son pays et les aspects plus durs, souvent exclusifs ou xénophobes, du nationalisme extrême. Le patriotisme est un nationalisme modéré, mais le nationalisme radical dérive souvent vers la xénophobie.
L’analyse devient encore plus complexe avec le nationalisme infra-étatique ou minoritaire, un phénomène tout à fait différent, souvent associé à des idéaux de gauche ou progressistes. De nombreux partis et idéologies – en Europe, dans les Amériques et ailleurs – utilisent le terme « nationaliste » sans connotation d’extrême droite. Ils présentent plutôt la nation comme une force d’émancipation visant l’autodétermination d’un territoire donné.
Ainsi, le National Party au Suriname, le Parti nationaliste basque, le Scottish National Party et le Bloc nationaliste galicien. Certains grands mouvements de gauche européens, comme le parti irlandais Sinn Féin, sont farouchement nationalistes, tandis que d’autres, comme le gallois Plaid Cymru, adhèrent à des principes éco-socialistes.
Cela ne signifie pas que les nationalismes minoritaires ou infra-étatiques soient à l’abri de l’influence de l’extrême droite. Le parti belge Vlaams Belang et l’Alliance catalane sont deux exemples contemporains de nationalisme minoritaire d’extrême droite. Si l’on remonte plus loin, l’Organisation des nationalistes ukrainiens et l’Union nationale flamande occupaient un espace politique similaire dans l’entre-deux-guerres.
Malgré ces nuances, l’idéologie nationaliste glisse souvent facilement vers le fascisme. La résurgence du nationalisme ethnique à la fin du XXe siècle a également renforcé cette association, souvent véhiculée par les concepts de nativisme et de populisme, donnant naissance à des mouvements aussi divers que le « Make America Great Again » de Trump, l’irrédentisme de Poutine ou le nationalisme hindou hindutva de Narendra Modi en Inde.
L’importance de la nation au sein du fascisme semble aller de soi, et le nationalisme constitue une base de toute idéologie fasciste. Cependant, la relation entre nationalisme et fascisme reste encore peu explorée. Mes recherches visent à combler cette lacune en étudiant de près le lien entre les diverses conceptions de la nation et le contenu idéologique du fascisme.
Nationalisme ethnique et naissance du fascisme
L’idéologie fasciste a souvent été comprise comme un prolongement inévitable des formes de nationalisme ethnique du XIXe siècle. Favorisé par l’impérialisme européen et la Première Guerre mondiale, le nationalisme est devenu de plus en plus chauvin, raciste et xénophobe.
Cette tournure ethnique du nationalisme a été déterminante pour en faire un instrument du fascisme, ainsi qu’un argument central pour diverses formes de droite radicale, allant d’un conservatisme « fascisé » à des régimes autoritaires plus affirmés.
Dans la plupart des théories sur le fascisme, le nationalisme est implicitement lié à une vision unifiée de la nation comme entité organique, avec des critères d’inclusion fondés sur des vérités « objectives » comme la langue, le sang et le sol, l’histoire et la tradition.
Cependant, des éléments comme l’ascendance, l’histoire et le territoire ne sont pas propres aux conceptions fascistes ou autoritaires de la nation. Beaucoup de ces composantes se retrouvent aussi dans des définitions libérales et républicaines de la nation, qui supposent l’existence d’une « communauté culturelle » au sein de laquelle la citoyenneté se construit.
En réalité, plusieurs mouvements progressistes en Europe – comme Sinn Féin en Irlande – s’enracinent dans un nationalisme radical au début du XXe siècle, et défendent aujourd’hui une vision tolérante et ouverte de la société, à l’opposé du fascisme.
Il est donc vrai que tout fasciste est nationaliste, mais tout nationaliste n’est pas nécessairement fasciste. Cela soulève la question suivante : comment le fascisme instrumentalise-t-il le nationalisme pour parvenir à ses fins ? À mon avis, il existe une conception et une utilisation spécifiquement fascistes du nationalisme.
Le nationalisme fasciste en cinq points
Les fascistes voient la nation comme une entité organique unique, unissant les personnes non seulement par leur ascendance, mais aussi par le triomphe de la volonté. Elle devient ainsi la force motrice et unificatrice des masses vers un objectif commun. Mais pour cela, les fascistes doivent réinterpréter le nationalisme à leur manière.
Pour servir le fascisme, le concept de nation doit s’aligner avec les principes fondamentaux de l’idéologie fasciste : l’idée de révolution, l’ordre social corporatiste, la pureté raciale (définie biologiquement ou culturellement) et la mise en avant de valeurs non rationnelles. La diversité des traditions nationalistes explique aussi la variété géographique du fascisme.
Bien que les éléments fournis par le nationalisme soient anciens, le fascisme les a recombinés pour créer quelque chose de nouveau. Cela a produit ce que l’on appelle une conception « générique » de la nation fasciste, qui peut être résumée en cinq points clés :
Une vision paramilitaire des liens sociaux et du caractère national : la nation vit dans un état de mobilisation militaire permanente, où les valeurs martiales comme la discipline, l’unité de commandement et le sacrifice priment sur les droits individuels. L’ordre social tout entier et la nature de ses liens sont intégrés à un schéma paramilitaire, ce qui signifie que toute l’organisation sociale devient une sorte de caserne. Cela explique aussi la tendance expansionniste du fascisme, sa quête d’empire et ses guerres – autant de causes servant à garder la nation mobilisée en permanence et unie.
Une vision darwinienne de la société nationale et internationale où survivent les meilleurs : cela entraîne l’exclusion des autres (définis selon la race, la langue, la culture, etc.), la croyance en la souveraineté absolue de sa nation, et la justification de la violence contre ses ennemis internes et externes. L’impérialisme devient la conséquence naturelle du nationalisme affirmatif.
La nation au-dessus de tout, y compris la religion : les régimes fascistes se sont généralement déclarés indépendants de la religion. Là où ils sont arrivés au pouvoir, la plupart ont passé un accord avec l’Église, pourtant, le fascisme place toujours la nation au-dessus de Dieu et de la foi, de manière explicite ou implicite.
L’unité de l’État, de la culture et de la nation : dans la vision fasciste, la nation ne domine ni ne sert l’État. Elle s’y identifie totalement tout en le dépassant : c’est ce qu’on appelle le national-étatisme.
La croyance absolue dans un leader charismatique : la nation fasciste repose sur la confiance inconditionnelle envers un chef unique et tout-puissant. Dans l’Allemagne nazie, c'était le Führerprinzip selon lequel la parole du Führer surpassait toute loi écrite. Cette figure du chef fasciste transcende celle du héros national du XIXe siècle ou « père fondateur » de la nation. Le leader fasciste assimile et incarne les qualités de tous les héros nationaux qui l’ont précédé.

Xosé M. Núñez Seixas ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.