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17.12.2025 à 16:23

Avion : qui est prêt à payer plus pour polluer moins ?

Sara Laurent, Assistant Professor en marketing, Montpellier Business School

Anne-Sophie Fernandez, Professeur des Universités, Université de Montpellier

Audrey Rouyre, Enseignante-chercheuse en Management Stratégique, Montpellier Business School, Montpellier Business School

Paul Chiambaretto, Professeur et directeur de la Chaire Pégase, Montpellier Business School

Pour verdir le secteur aérien, les compagnies risquent de faire monter les prix des billets, mais tout le monde ne sera pas prêt à consentir à cet effort financier.
Texte intégral (2085 mots)

Les perspectives de croissance que connaît le secteur aérien mettent à mal ses tentatives technologiques pour se décarboner. Celles-ci, coûteuses, devront pour se déployer être répercutées sur le prix des billets. Mais les passagers sont-ils prêts à payer plus cher pour des vols plus vertueux ? Une enquête menée auprès de 1 150 personnes dans 18 pays nous donne quelques éléments de réponse.


Bien que le transport aérien ne représente qu’une part limitée des émissions de CO₂ (2,1 %) et de gaz à effet de serre (3,5 %), le secteur se trouve confronté à une situation complexe.

D’un côté, il a développé au cours des dernières décennies de nombreuses innovations technologiques qui lui permettent de réduire la consommation de kérosène et, par ricochet, les émissions de CO₂ par passager aérien transporté. De l’autre, la croissance du trafic aérien n’a jamais été aussi forte qu’au cours des années passées – la parenthèse du Covid-19 mise à part. Les prévisions semblent conforter cette tendance pour les vingt prochaines années, en particulier dans les pays en développement, ce qui gomme tous les efforts déployés par les acteurs de l’aérien.

Fourni par l'auteur

Face à ce défi, le secteur aérien court après des innovations plus radicales, des carburants d’aviation plus durables, en passant par l’avion électrique. Mais ces innovations « vertes » sont complexes et coûteuses à développer et à adopter par les compagnies aériennes.

Un surcoût que les compagnies seront tentées d’absorber en les répercutant sur le prix du billet d’avion, ce qui pourra affecter directement le portefeuille des passagers. Mais ces derniers sont-ils vraiment prêts à accepter de payer plus cher pour voyager plus vert ? Nous avons essayé de répondre à cette question à travers une expérimentation menée dans 18 pays d’Europe, d’Amérique du Nord, d’Asie et d’Océanie, auprès de 1 150 personnes que nous avons interrogées pour mieux comprendre comment elles choisissent leurs billets d’avion.

Près de 10 centimes de plus pour 1 kg de CO₂ de moins

Nous leur avons proposé des vols avec différentes options : prix, confort, bagages, durée… mais aussi selon le type de carburant utilisé et les émissions de CO2. Le but ? Savoir s’ils étaient prêts à payer un peu plus pour des avions moins polluants.

Différentes innovations, chargées d’une empreinte environnementale plus ou moins forte, ont été proposées. Pour chacune d’entre elles, nous parvenons, sans jamais poser explicitement la question aux répondants, à calculer leur propension à payer, c’est-à-dire le montant supplémentaire qu’ils sont prêts à débourser pour réduire leurs émissions de CO2.

L’enquête a principalement montré que les passagers sont prêts à payer 10 centimes d’euros en moyenne pour diminuer leurs émissions de 1kg de CO2. Autrement dit, pour un vol domestique (à l’intérieur de la France) qui va émettre 80 kg de CO2, nos passagers seraient prêts à payer en moyenne 8 euros de plus pour ne pas polluer du tout.

Ces montants restent néanmoins modestes au regard des surcoûts réels liés à l’adoption de ces innovations. Par exemple, les carburants d’aviation durable coûtent 4 à 6 fois plus cher que le kérosène, de sorte que le surcoût pour la compagnie serait bien plus élevé que les 8 euros supplémentaires que nos passagers seraient prêts à payer.

Ceux qui culpabilisent sont prêts à payer plus

Pour autant, tous les passagers aériens ne sont pas prêts à payer le même montant, et certains accepteraient bien plus que 10 centimes par kilogramme. Qui sont ceux qui acceptent ?

Contrairement à ce que l’on pense, les jeunes (qui revendiquent généralement de plus fortes valeurs environnementales) ne sont pas enclins à payer plus que le reste de la population, et les personnes ayant un plus haut niveau d’études ne sont pas plus sensibles à ce sujet.

Certaines variables psychologiques semblent en revanche jouer un rôle bien plus important. Les passagers qui éprouvent une forte honte à l’idée de prendre l’avion (flight shame) – environ 13 % des répondants – se disent d’accord pour payer entre 4 et 5 fois plus que ceux n’en ressentent pas (27 centimes/kg, contre 6 centimes/kg de CO₂).

De même, les personnes ayant de fortes valeurs environnementales ou qui adoptent un comportement écologique au quotidien ont tendance à présenter une plus forte propension à payer (entre 17 et 34 centimes pour réduire leurs émissions de CO₂ d’un kilogramme).

De même, sur le plan comportemental, les voyageurs fréquents et les voyageurs d’affaires considèrent qu’ils pourraient payer autour de 15 % de plus que les autres voyageurs pour réduire les émissions de CO₂ liées à leurs vols.

Les compagnies aériennes devraient donc adopter une approche plus ciblée en se concentrant en priorité sur les passagers aériens motivés par leurs valeurs ou leurs comportements à faire des efforts.

La nécessité de mieux informer sur les innovations

Au-delà de ces résultats chiffrés, notre étude invite à une réflexion stratégique pour les acteurs du transport aérien. Les compagnies aériennes ne peuvent pas compter uniquement sur la bonne volonté des consommateurs pour financer leur transition écologique. Si les passagers sont globalement favorables à une aviation plus verte, leur consentement à payer reste inférieur aux besoins réels de financement.

Deux leviers s’avèrent donc essentiels : la pédagogie et les incitations.

  • D’un point de vue pédagogique, il est crucial de mieux communiquer sur les bénéfices environnementaux concrets des SAF (Sustainable Aviation Fuels, ou carburants d’aviation durable) et des autres technologies de rupture. Cette meilleure communication pourrait familiariser le grand public à ces innovations et ainsi augmenter leur confiance envers le secteur, voire leur propension à payer plus. Pour cela, des campagnes marketing ciblées et pédagogiques pourraient être mises en place. Tout en évitant le greenwashing, elles doivent s’ancrer dans une logique d’éducation et de transparence.

  • Côté incitations, mettre en place une tarification attractive sur les vols à faible impact ou valoriser les comportements écoresponsables dans les programmes de fidélité des compagnies pourrait permettre de convaincre une partie du public plus réticent, en les poussant à adopter des comportements plus vertueux pour des raisons autres que celles liées à l’environnement.


À lire aussi : Après le « greenwashing », le « greenhushing » ?


L’inévitable réduction du trafic aérien

Alors, payer plus pour polluer moins ? Nos résultats montrent que les voyageurs sont prêts à faire un effort, mais pas à hauteur des besoins colossaux de la transition. L’aviation durable ne pourra donc pas reposer uniquement sur la bonne volonté des passagers : elle nécessitera une mobilisation collective, où compagnies, pouvoirs publics, industriels et voyageurs devront agir de concert.

En effet, la consommation de SAF est limitée par les capacités d’approvisionnement actuelles pour répondre aux besoins de tous les secteurs industriels et notamment le transport routier. Le recours aux nouvelles formes d’énergie par l’aérien n’est donc qu’une partie de la solution pour agir à moyen et long terme. La réduction du trafic et les actions sur la demande sont inévitables pour baisser les émissions de CO₂ de l’aérien.

Aux compagnies de jouer la carte de la transparence, pour susciter la confiance et entraîner les comportements. Aux passagers et aux décideurs publics d’assumer leur part du prix d’un ciel plus vert. Car la question qui se profile n’est pas seulement de savoir combien coûtera le billet d’avion demain, mais de déterminer qui, collectivement, sera capable d’inventer un modèle de vol durable.


Article publié en collaboration avec d’autres chercheurs de la chaire Pégase (MBS School of Business) de l’Université de Montpellier et du Bauhaus Luftfahrt – Ulrike Schmalz, Camille Bildstein et Mengying Fu.

The Conversation

Sara Laurent est membre de la Chaire Pégase, une chaire dédiée à l’économie et au management du transport aérien. Cette chaire collabore régulièrement avec des acteurs du secteur aérien (compagnies aériennes, aéroports, constructeurs, régulateurs, etc.)

Anne-Sophie Fernandez est membre de la Chaire Pégase, une chaire dédiée à l’économie et au management du transport aérien. Cette chaire collabore régulièrement avec des acteurs du secteur aérien (compagnies aériennes, aéroports, constructeurs, régulateurs, etc.

Audrey Rouyre est responsable des activités spatiales de la Chaire Pégase, une chaire dédiée à l’économie et au management du transport aérien. Cette chaire collabore régulièrement avec des acteurs du secteur aérien (compagnies aériennes, aéroports, constructeurs, régulateurs, etc.

Paul Chiambaretto est directeur de la Chaire Pégase, une chaire dédiée à l’économie et au management du transport aérien. Cette chaire collabore régulièrement avec des acteurs du secteur aérien (compagnies aériennes, aéroports, constructeurs, régulateurs, etc.)

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17.12.2025 à 16:20

Enseigner la langue des signes, c’est important pour tous les élèves, sourds et entendants

Diane Bedoin, Professeure des Universités en Sciences du langage, Laboratoire DYLIS, Université de Rouen Normandie

Marie Perini, Maîtresse de conférences en sciences du langage, Université Paris 8 – Vincennes Saint-Denis

Si la langue des signes française (LSF) est officiellement reconnue par l’État depuis 2005, sa place dans les écoles reste fragile. Son enseignement est pourtant un enjeu fort d’inclusion.
Texte intégral (1998 mots)

Si la langue des signes française (LSF) est officiellement reconnue par l’État depuis 2005, sa place dans les écoles reste fragile. Les récentes menaces sur le concours de recrutement de professeurs de LSF dans le second degré témoignent d’une méconnaissance des enjeux sous-jacents à la diffusion de cette langue.


Pour la première fois depuis sa création en 2010, le concours pour devenir professeur de langue des signes française dans le second degré (Capes de LSF) a failli ne pas ouvrir en 2026.

À la suite de sa suspension fin septembre 2025, un mouvement d’ampleur s’est mis en marche réunissant des étudiants – avec le lancement d’une pétition, des enseignants-chercheurs – avec une lettre ouverte adressée au ministère de l’enseignement supérieur – et des représentants de la communauté sourde – avec des courriers de la Fédération nationale des sourds de France (FNSF) et de l’Association nationale des parents d’enfants sourds (ANPES).

Face à cette forte mobilisation, relayée par des médias spécialisés comme généralistes, le ministère de l’éducation nationale est revenu sur sa décision fin octobre 2025 : le Capes de LSF ouvrira à la session 2026 au niveau de la Licence 3, conformément à la réforme de la formation et du recrutement des enseignants, publiée au Journal officiel le 19 avril 2025.

Cet événement a une portée symbolique. Même s’il aboutit à une victoire, il est révélateur de la fragilité de l’enseignement de et en langue des signes française (LSF) au sein du système éducatif français et de la méconnaissance des enjeux sous-jacents à la place de cette langue à l’école et dans la société.

Une histoire engagée de l’enseignement de/en LSF à l’école

Après le Congrès de Milan de 1880, qui déclare la supériorité de la méthode oraliste dans l’enseignement des élèves sourds, l’usage de la méthode gestuelle dans l’éducation des jeunes sourds est interrompu. Elle était pourtant l’héritage de l’œuvre de l’abbé de L’Épée qui avait fondé une école pour enfants sourds à Paris en 1760. Il faut attendre près d’un siècle pour que les langues des signes, et la LSF en particulier, retrouvent progressivement une place dans les établissements scolaires.

À partir des années 1970, les sourds entrent sur la scène publique et revendiquent la reconnaissance de leurs spécificités linguistiques et culturelles. Au cours de cette période appelée Réveil Sourd, les recherches menées sur la LSF – notamment par Bernard Mottez en sociologie et Christian Cuxac en linguistique – démontrent que la LSF est une langue à part entière, disposant notamment d’une grammaire et d’un lexique qui lui sont propres, et qu’elle est porteuse d’une culture, celle de la communauté sourde. Dans la mesure où tout ce qui s’exprime en français peut se signer en LSF (et inversement), les contours d’une éducation en LSF se dessinent et il est possible alors d’envisager « le droit de l’enfant sourd à grandir bilingue ».

Des progrès institutionnels ont été accomplis en ce sens. L’un des événements le plus significatif est la loi du 11 février 2005. Elle réaffirme et renforce la possibilité de choix linguistique pour l’enfant sourd et sa famille, établie par la loi du 18 janvier 1991 : « dans l’éducation et le parcours scolaire des jeunes sourds, la liberté de choix entre une communication bilingue, langue des signes et langue française, et une communication en langue française est de droit ».

C’est par cette loi également que l’État reconnaît officiellement la LSF (article 75), ce qui permet et incite à son recours dans l’éducation, les médias ou encore les services publics. Ont suivi la mise en place de l’option LSF au baccalauréat (2008), des pôles LSF (2008, devenus PASS en 2010 puis PEJS en 2017), permettant une mutualisation de moyens au service de la scolarisation collective des jeunes sourds en fonction de leur choix linguistique, des programmes d’enseignement de la LSF (2008-2009, puis 2017-2020), du Capes de LSF (2010) et, plus récemment, les programmes d’enseignement bilingue langue française écrite-langue des signes française pour les cycles 1 et 2 (2023).

Un combat permanent pour la reconnaissance de la LSF à l’école

Malgré ces avancées conséquentes, les Pôles d’enseignement des jeunes Sourds (PEJS) ne sont toujours pas déployés dans toutes les académies, comme le prévoit pourtant la circulaire n° 2017-011 du 3 février 2017. Parmi les PEJS bilingues mis en place, seule une minorité propose une offre complète de scolarisation en LSF de la maternelle au lycée (comme c’est le cas à Lyon, à Poitiers ou à Toulouse). Selon les données fournies par le ministère, si 33,7 % des élèves sourds ont formulé le choix d’une scolarisation en LSF à la rentrée, seuls 3,2 % sont scolarisés en PEJS bilingues.

Dans les faits, si les parents ont le « choix » du parcours de scolarisation pour leur enfant sourd, ils sont bien souvent contraints de déménager ou de se résigner à scolariser leur enfant dans une autre modalité. Ainsi, à ce jour, l’accès à un cursus bilingue n’est toujours pas garanti en France.

Semaine mondiale des sourds, à Poitiers (France 3 Nouvelle-Aquitaine, septembre 2025).

Ces progrès timides peuvent trouver leur source dans le nombre limité de personnes concernées par ces mesures : le nombre de candidats au concours n’a cessé de baisser depuis son ouverture (de 108 inscrits en 2010 à 10 en 2025) et le nombre d’étudiants se destinant au métier de professeur de LSF reste faible.

À cela s’ajoute le peu d’élèves potentiellement concernés par un enseignement de la LSF : 10 600 élèves sourds à la rentrée 2019, selon le rapport du conseil scientifique de l’éducation nationale, dont 3 573 ont fait le choix de la LSF dans leur parcours scolaire. De même, on compterait 100 000 sourds locuteurs de la LSF et 250 000 personnes pratiqueraient la LSF – sourds et entendants confondus.

L’engagement de l’État en faveur de la participation sociale et de la citoyenneté des personnes sourdes ne peut pourtant pas être assujetti à des logiques comptables. Dans le domaine scolaire, cet engagement doit prendre forme à deux niveaux : celui de la scolarisation des élèves sourds selon leur choix de langue première, et celui de la formation à la LSF et la sensibilisation à la surdité des élèves entendants.

L’enseignement de/en LSF : un enjeu fort pour une société plus inclusive

Pour les élèves sourds dont la LSF est la langue principale de communication, cette langue est à la fois langue enseignée et langue d’enseignement, comme l’est le français pour les élèves entendants. La LSF est enseignée comme langue première et le français écrit est enseigné (en LSF donc) comme langue seconde.

Dans cette situation, le regroupement des élèves signeurs et un enseignement dispensé directement en LSF par des professeurs bilingues, souvent eux-mêmes sourds, permettent de répondre aux besoins éducatifs particuliers des élèves sourds qui sont des êtres bilingues en construction. La LSF n’est pas tant un choix ici qu’une nécessité d’accessibilité, car, pour ces élèves, l’enseignement ne pourrait se faire efficacement en français vocal.

Même s’ils concernent peu d’élèves, ces PEJS bilingues sont donc essentiels pour garantir l’égalité des chances à l’école et permettre aux élèves sourds signeurs d’envisager une poursuite d’étude ultérieure, sans restriction.

Si l’enseignement de la LSF est vital pour les élèves sourds signeurs, il a aussi son importance pour les élèves entendants (ou sourds dont le français vocal est la langue principale). Certes, pour eux, la LSF est uniquement une langue enseignée et à titre facultatif. Mais cet enseignement participe d’une meilleure inclusion des sourds dans la société, car certains de ces élèves, sensibilisés à la langue des signes et à la culture sourde, vont poursuivre leur apprentissage de la LSF dans le supérieur (cinq universités proposent une licence avec une filière LSF : Lille, Rouen, Paris 8, Poitiers et Toulouse). Ils se destinent parfois à des carrières professionnelles en lien avec la LSF : enseignants, éducateurs, interprètes, orthophonistes, etc.

Face aux enjeux importants de l’enseignement de et en LSF aujourd’hui en France, la situation décrite ici suscite l’inquiétude de la communauté sourde, des enseignants de/en LSF et des universitaires engagés dans ces filières. Les élèves et les étudiants sourds mais aussi leurs familles, en majorité entendantes, sont également impactés.

Une information complète sur les différentes modalités de communication et de scolarisation possibles pour les enfants sourds et les bénéfices de la LSF dans leur développement langagier permettrait de dessiner ensemble un avenir favorable au bénéfice de chacun et de tous, sourds comme entendants.


Cet article est publié en partenariat avec la Délégation générale à la langue française et aux langues de France du ministère de la culture.

The Conversation

Diane Bedoin a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche (ANR) pour le projet DinLang (2021-2025) portant sur les pratiques langagières multimodales dans les dîners familiaux en français et en LSF.

Marie Perini est chargée de mission auprès de la DGESIP (Service de la stratégie des formations et de la vie étudiante), sur la question des formations universitaires en lien avec la LSF et le public sourd.

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17.12.2025 à 16:17

Musées, expositions et sinologie : les nouveaux instruments du soft power chinois

Stéphane Aymard, Ingénieur de Recherche, La Rochelle Université

Bai Zhimin, Maitresse de conférences en langue et civilisation chinoises, La Rochelle Université

La Chine déploie d’importants efforts pour améliorer son image en France. L’accent est mis sur sa richesse culturelle et sur les rapports anciens entre les deux pays.
Texte intégral (4306 mots)

Alors que de nombreuses critiques visent son système politique et certaines de ses pratiques économiques, la Chine multiplie les initiatives d’influence à l’étranger. En France, musées, expositions et centres de sinologie jouent un rôle clé dans la diffusion d’une image apaisée et avantageuse du pays, centrée sur sa richesse culturelle et artistique ainsi que sur ses liens d’amitié avec la France qui remontent à plusieurs siècles. Examen des principaux instruments de ce soft power chinois.


En France, et plus généralement dans les pays occidentaux, la République populaire de Chine a été, ces dernières années, largement critiquée pour sa volonté d’hégémonie, pour la concurrence déloyale que ses industries représentent pour leurs homologues européennes, pour les conditions de travail, la liberté d’opinion, la politique conduite dans la région du Xinjiang (Ouïghours) ou encore les tensions autour de Taïwan, liste non exhaustive.

Face à ces nombreuses critiques de son modèle, Pékin a décidé de développer des actions visant à redorer son image. Ces actions relèvent de ce que le politologue américain Joseph Nye a désigné dans les années 2000 comme le soft power : il s’agit de mettre en œuvre des stratégies d’influence par la diplomatie, l’aide économique ou encore la culture. Le but est d’améliorer sa réputation, d’orienter en sa faveur les décisions des acteurs internationaux et d’attirer les acheteurs étrangers.

Critères de définition du soft power
Critères de définition du soft power selon Mc Clory. Cliquer pour zoomer.

Après l’implantation dans de nombreux pays au milieu des années 2000 des instituts Confucius qui visent à promouvoir la langue et la culture chinoise à l’international, de nouvelles actions ont émergé, ciblant davantage le volet culturel, historique et artistique. Celles-ci passent par les musées et les expositions.

Musées et expositions comme vision bienveillante de la culture chinoise

En 2001, Paris et Pékin signent une convention sur l’ouverture d’un centre culturel chinois en France. En 2002, le Centre culturel de Chine est inauguré à Paris sur 4 000 mètres carrés. C’est le premier centre de ce type dans un pays européen. Le jardin de style chinois comprend une reproduction de la Cité interdite et une statue de Confucius, deux symboles forts de la culture chinoise. En plus des cours de langue, le centre organise de nombreuses manifestations culturelles et dispose d’une bibliothèque-médiathèque.

En dehors des fêtes traditionnelles ou des festivals thématiques, les expositions y tiennent une place majeure. Leurs thèmes sont naturellement orientés vers une présentation harmonieuse et apaisée de la Chine (céramiques, calligraphie, porcelaine, zodiaque, costumes, médecine, pandas), et elles cherchent souvent à mettre en avant les relations amicales entre les deux pays (par exemple, en septembre 2025 ont été organisés le troisième festival mode et culture sino-français et une exposition sur les premiers dictionnaires français-chinois).

C’est aussi l’occasion de présenter la Chine comme destination touristique et de mettre en valeur sa diversité. Les provinces font régulièrement l’objet d’expositions aux titres évocateurs : « Xinjiang, une destination incontournable », mai 2025 (qui montre le côté tourisme et diversité, y compris chez les Ouïghours, pour contrer les critiques) ; « Pourquoi le Yangtsé est-il si fascinant », 2025 ; « Exposition thématique sur le tourisme culturel du Zhejiang », 2023 ; « Saveur de Chine, voyage gastronomique au Ningxia », 2023 ; et bien d’autres encore.

Peu après l’ouverture du Centre culturel de Chine à Paris, une vingtaine d’instituts Confucius ont été créés en France. Vingt ans après, il y en a aujourd’hui 17, répartis dans les différentes régions françaises. Ils associent le monde universitaire, les collectivités territoriales, le monde associatif.

La moitié d’entre eux sont des instituts cogérés par une université française et une université chinoise. Ces instituts culturels chargés de diffuser la culture et la langue s’inspirent du réseau de l’Alliance française (créée dès 1883), du British Council (1934), du Goethe Institute (1951), de l’Institut Cervantes (1991) et d’autres (une vingtaine de pays). Ils visent à faire connaître le pays de façon positive et attractive à travers sa culture : littérature, gastronomie, tai-chi, kung-fu, calligraphie, cérémonie du thé, etc.

Ainsi, ce soft power a été agrégé à la notion confucéenne d’harmonie comme fondement de la société (unité, camaraderie, paix et coordination permettant de s’appuyer sur la force morale plutôt que physique). Néanmoins, le Sénat a ouvert en juin 2021 une mission d’information conduisant à un rapport d’information intitulé « Mieux protéger notre patrimoine scientifique et nos libertés académiques ». Ce rapport abordait la question des instituts Confucius et rappelait que plusieurs dizaines ont fermé en Europe et en Amérique du Nord.

Aujourd’hui, ces instituts sont gérés par une fondation chinoise qui s’inspire dans son fonctionnement du modèle des alliances françaises. L’objectif est la dépolitisation de la dimension culturelle. Ainsi, tout ce qui est sujet à polémique est évité pour laisser la place aux sujets consensuels sur l’histoire, les traditions, les arts, le commerce.

Musées et expositions comme témoins de l’amitié franco-chinoise

L’amitié franco-chinoise repose sur plusieurs siècles de coopération et notamment sur les premiers échanges entre l’empereur Kangxi et Louis XIV.

Cette relation sert de levier pour renforcer les coopérations. Dès 2011, la coopération entre la Cité interdite et le musée du Louvre s’est renforcée, avec l’exposition « La Cité interdite s’expose au Louvre », consacrée à « l’histoire croisée des deux dynasties » et alliant architecture et œuvres d’art (costumes impériaux, portraits d’empereurs, objets de jade, porcelaine, bronze…). L’objectif est d’admirer la Chine impériale et son raffinement. L’idée est aussi de mettre en avant les similitudes et différences entre les deux pays et leurs cultures.

Plus tard, deux expositions « La Chine à Versailles. Art et diplomatie au XVIIIᵉ siècle » auront lieu pour célébrer le 50e anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques (1964).

La première exposition, en 2014, vise à mettre en évidence les relations entre les deux pays dès le règne de Louis XIV, les liens d’admiration et d’intérêt réciproques et de nombreuses découvertes mutuelles. La famille royale à Versailles avait un attrait pour tout ce qui venait de Chine. L’exposition rappelle aussi le rôle des missionnaires jésuites envoyés en Chine et la naissance de la sinologie française. Au XVIIIᵉsiècle, il y a eu en France une fascination pour les produits artistiques chinois (porcelaines, étoffes, papiers peints, meubles en laque…). En 1775, la reine Marie-Antoinette fit aménager un jardin anglo-chinois, à proximité du petit château de Trianon avec un « jeu de bague chinois » (sorte de manège avec des paons, dragons et figures chinoises).

L’opération a été renouvelée en 2024 à l’occasion du soixantième anniversaire. Le château de Versailles et le musée du Palais de la Cité interdite ont présenté une exposition consacrée aux échanges entre la France et la Chine aux XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles. Celle-ci présente des collections des deux musées liées aux sciences, à l’art, à la diplomatie et aux échanges commerciaux. Elle montre comment, à la cour de France, la Chine et l’art chinois sont appréciés (importations, transformation, imitation des produits de la Chine…), et que l’art chinois a constitué une source d’inspiration pour les artistes français (peinture, architecture, jardins, littérature, musique, sciences…). Les œuvres rassemblées à Pékin visent aussi à montrer la réciprocité (intérêt des empereurs chinois pour les connaissances scientifiques françaises) et les liens d’amitié entre les deux pays.

Fontaine à parfum en porcelaine : Chine, début de l’époque Qianlong (1736-1795). Bronze doré : Paris, vers 1743. Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon
Salle d’exposition avec des peintures et des objets chinoises des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles
L’exposition « La Cité interdite et le château de Versailles » avait lieu du 18 décembre 2024 au 4 mai 2025. Fourni par l'auteur

Toujours en 2024, une année franco-chinoise du tourisme culturel a été programmée pour « faire découvrir les grands chefs-d’œuvre d’hier et d’aujourd’hui de la culture chinoise en France ». En France, le Musée national des arts asiatiques (musée Guimet) a été sollicité et a proposé des œuvres sur la Chine (porcelaines, orfèvreries Ming, œuvres d’art, peintures, calligraphie) issues des musées chinois. Un partenariat a ainsi été noué avec l’agence Art Exhibitions China et des représentations d’opéra chinois ont été organisées. Le centre Pompidou a lui aussi participé avec le West Bund Museum de Shanghai avec des artistes contemporains, témoins du changement de la Chine sur les dernières décennies. D’autres institutions, en province, ont été partenaires : exposition à Deauville, parc animalier du Morbihan, opéra de Bordeaux.

Enfin, un musée tient une place à part : le musée historique de l’Amitié Franco-Chinoise en France, situé à Montargis dans un ancien bâtiment de plus de 400 mètres carrés datant de plus de 300 ans, et acheté par le gouvernement de la Province du Hunan en 2015. L’inauguration officielle a lieu en 2016. Le musée, complété par diverses places, lieux et monuments dans la ville de Montargis, musée présente l’histoire du mouvement des étudiants-travailleurs chinois en France dans les années 1920 à Montargis. L’idée est de diffuser la culture, mais aussi de rappeler l’amitié et la compréhension mutuelle entre les deux pays. Le Mouvement Travail-Études avait à l’époque accueilli en France de futurs leaders chinois, tels que Zhou Enlai (1898-1976), arrivé en France en novembre 1920 et reparti en Chine en septembre 1924, ou Deng Xiaoping (1904-1997), arrivé en France en 1920 et reparti en Chine en 1927 (après une année en URSS).

Ces jeunes travailleurs ont étudié le marxisme et sont à l’origine de la fondation du Parti communiste chinois. Plus de 2 000 jeunes Chinois vont venir à Montargis comme étudiants-ouvriers.

Salle d’exposition du musée de Montargis dans le département du Loiret. Fourni par l'auteur
Deng Xiaoping (à gauche) et Zhou Enlai. Fourni par l'auteur

Les centres de sinologie comme vecteur de la culture chinoise dans le monde académique

Plus récemment, la Chine a développé la notion de centres de sinologie avec notamment la création du Centre mondial de sinologie de l’Université des langues et cultures de Pékin, basé à Qingdao, dans la province du Shandong. L’objectif est de faire coopérer des sinologues de plus de 100 pays et de regrouper de nombreuses ressources (centre de connaissances, de traduction, de conférences…). Le Centre s’appuie sur l’expérience de l’Université des langues et cultures de Pékin (BLCU), communément appelée « la petite ONU », spécialisée notamment dans l’enseignement du chinois à l’échelle mondiale. Dans sa présentation officielle, il est indiqué que « le centre s’engage à contribuer à la construction d’un avenir commun pour l’humanité, ainsi qu’à la promotion des échanges culturels et de la compréhension mutuelle. […] Les experts du monde entier pourront mieux comprendre la Chine, raconter son histoire et avoir une compréhension plus claire de la culture chinoise ».

La Chine a également développé des centres et des chaires de sinologie dans différents pays. L’exemple de la Grèce est assez parlant avec le Hellenic Sinology Center (HSC). L’Université ionienne et l’Université des langues et cultures de Pékin ont signé un accord-cadre établissant le HSC, qui fonctionne comme un institut de recherche conjoint dans le cadre du Centre universitaire pour la recherche et l’innovation de l’Université ionienne (UCRI). Il est par ailleurs soutenu par la chaire Unesco sur les menaces pesant sur le patrimoine culturel et les activités liées au patrimoine culturel de l’Université ionienne. Il sert de pont pour la collaboration universitaire entre la Chine et la Grèce. La sinologie y est définie de la manière la plus large possible.

Affiche du film documentaire sino-français Kangxi et Louis XIV, sorti en 2024. Fourni par l'auteur

Toutes ces actions vont dans le même sens et ont le même but : promouvoir l’image de la Chine à travers sa richesse culturelle, en s’appuyant sur les liens existants et l’amitié entre les pays. Afin de ne pas se heurter à des critiques habituelles, l’idée de réciprocité est mise en avant par la Chine : les expositions et musées font l’objet de projets croisés (en France et en Chine). Les commissaires d’expositions sont français et chinois, à part égale.

L’exemple le plus symbolique est le film documentaire Kangxi et Louis XIV, sorti l’an dernier en France et en Chine, réalisé par le cinéaste français Gilles Thomson et le cinéaste chinois La Peikang, co-produit et appuyé par des conseillers scientifiques français et chinois.

On constate que l’ensemble de ces actions vont dans le même sens et sont coordonnées. L’objectif semble atteint, au regard du succès des manifestations, de l’engouement du public, et plus généralement de la consommation continue et croissante de produits chinois (le but final). Même si pour cette dernière, il est difficile de mesurer les effets réels du soft power, il semblerait que celui-ci joue un rôle. Ainsi, des critiques peuvent aussi exister à l’encontre de l’hégémonie américaine (McDonald’s, Apple, Google… ont fait l’objet de critiques et de sanctions) et il semble qu’aujourd’hui, à choisir entre Tesla et BYD, l’opinion publique française penche pour le produit chinois. Cette opinion est très volatile mais le soft power peut aider et, en la matière, les initiatives chinoises sont plus nombreuses que celles des États-Unis.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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