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30.04.2025 à 11:01
Pourquoi ne peut-on pas se chatouiller soi-même ?
Texte intégral (1444 mots)

Lorsque vous vous grattez la plante de pied ou que vous frottez vos aisselles sous la douche, cela ne provoque probablement pas de réaction particulière en vous. Pourtant, si cette même stimulation tactile venait de quelqu’un d’autre, elle serait perçue comme une chatouille. Ce phénomène, bien connu de tous, soulève une question intrigante : pourquoi est-il si difficile de se chatouiller soi-même ?
À première vue, cette interrogation peut sembler anodine, mais elle révèle un mécanisme fondamental du système nerveux : la prédiction. Le cerveau n’est en effet pas un simple récepteur passif d’informations sensorielles. Il anticipe activement l’état du monde extérieur ainsi que l’état interne du corps afin de sélectionner les actions les plus appropriées. Cette capacité prédictive lui permet de filtrer les informations : les sensations inattendues, susceptibles de signaler un danger ou une nouveauté, retiennent particulièrement notre attention, tandis que les sensations prévisibles sont ignorées.
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La difficulté à se chatouiller soi-même illustre parfaitement ce principe de cerveau prédictif. Pour réaliser un mouvement, le cerveau envoie une commande aux muscles et, simultanément, une copie de cette commande (appelée « copie d’efférence ») est transmise à d’autres aires cérébrales, notamment le cervelet. Ce dernier anticipe alors les conséquences sensorielles du mouvement en créant une sorte de simulation interne, quelques centaines de millisecondes à l’avance, de façon inconsciente mais extrêmement précise. Cette prédiction permet de différencier une sensation prévisible, générée par le corps lui-même, d’une sensation inattendue. Par exemple, si vous manquez une marche en descendant les escaliers, la discordance entre le contact anticipé et la réalité permet de corriger le mouvement très rapidement, avant même que votre pied ne touche le sol. Les prédictions du cerveau filtrent ainsi les perceptions sensorielles en sélectionnant les stimuli pertinents, évitant à notre capacité attentionnelle – très limitée – d’être submergée par une surcharge d’informations.
Si vous échouez à vous chatouiller vous-même, c’est donc parce que votre cerveau prédit parfaitement la sensation cutanée à venir et l’atténue. En revanche, lorsqu’une autre personne vous chatouille, le stimulus n’est pas anticipé de façon aussi précise : l’information sensorielle passe à travers le filtre et est donc perçue avec plus d’intensité.
Des études expérimentales confirment ce mécanisme : lorsque des participants se chatouillent eux-mêmes par l’intermédiaire d’un bras robotisé qui reproduit exactement leurs mouvements, la sensation de chatouille est atténuée. Cependant, si le mouvement du dispositif est légèrement décalé (par un délai ou une rotation), la sensation de chatouille devient plus intense. Ces résultats, fondés sur le ressenti subjectif des participants, sont également corroborés par des données d’imagerie cérébrale. Ainsi, pour un même stimulus tactile, l’activité du cortex somatosensoriel (zone du cerveau responsable de la perception du toucher) est plus élevée lorsque la stimulation est externe que lorsqu’elle est auto générée. Ce contraste suggère que le cervelet anticipe nos propres gestes et atténue l’intensité des sensations qui en découlent.
L’atténuation sensorielle façonne notre perception
Le principe d’atténuation des sensations produites par nos propres mouvements est omniprésent dans notre interaction avec le monde. Restons tout d’abord dans le domaine des perceptions somesthésiques – notre sens du toucher et du mouvement. Il a été démontré que l’atténuation sensorielle nous conduit à sous-estimer la force que nous exerçons. Ce biais perceptif pourrait contribuer à « l’escalade de la violence » que l’on observe parfois entre deux enfants qui chahutent. En effet, deux enfants qui jouent à la bagarre sous-estiment chacun la force qu’ils déploient, et ont l’impression que leur partenaire répond avec une intensité supérieure. Dans une logique de réciprocité, ils vont avoir tendance à progressivement augmenter la force de leurs coups, pensant seulement répliquer la force de l’autre.
Le second exemple concerne cette fois le sens de la vision. Bien que nos yeux soient constamment en mouvement, nous percevons un monde stable. Pourtant, les seules informations visuelles ne permettent pas de faire la distinction entre le scénario où l’on balaie un paysage du regard et le scénario où le paysage tourne autour de nous alors que nous gardons le regard fixe – ces deux situations produisent des images identiques sur la rétine. Le fait que nous percevons un monde stable s’explique par le fait que le système nerveux anticipe les changements d’images induits par les mouvements oculaires et filtre les informations autogénérées. Pour l’expérimenter, fermez un œil, et appuyez légèrement sur le côté de l’autre œil en le gardant ouvert (à travers la paupière bien sûr). Cette manipulation crée une légère rotation de l’œil qui n’est pas générée par les muscles oculaires, donnant l’impression que le monde extérieur se penche légèrement.
Mieux comprendre certaines pathologies ?
Le modèle du cerveau prédictif offre un cadre conceptuel intéressant pour comprendre certaines pathologies. En effet, une défaillance dans la capacité du système nerveux à prédire et atténuer les conséquences sensorielles de ses propres actions pourrait contribuer à des symptômes observés dans certaines maladies mentales. Par exemple, il a été constaté que l’atténuation sensorielle est souvent moins marquée chez les patients schizophrènes – et qu’ils sont d’ailleurs capables de se chatouiller eux-mêmes, dans une certaine mesure. Cela pourrait expliquer pourquoi ces patients perçoivent parfois leurs propres mouvements comme provenant d’une source externe, dissociée de leur volonté. De même, des monologues intérieurs qui ne sont pas suffisamment atténués pourraient être à l’origine des hallucinations auditives, où la voix perçue semble venir de l’extérieur.
Ainsi, une question aussi simple et amusante que celle des chatouilles peut, lorsqu’on la prend au sérieux, révéler des mécanismes profonds de notre cerveau, et contribuer à une meilleure compréhension de notre rapport au monde.

François Dernoncourt a reçu des financements du ministère de l'enseignement supérieur (bourse de thèse).
30.04.2025 à 11:00
L’odyssée d’« Homo sapiens », cet « animal curieux » qui migre depuis 300 000 ans : conversation avec Evelyne Heyer
Texte intégral (3880 mots)
Evelyne Heyer est professeure d’anthropologie génétique au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) où elle mène des recherches sur l’évolution génétique et la diversité de notre espèce. Elle est l’autrice d’ouvrages de vulgarisation comme la Vie secrète des gènes et l’Odyssée des gènes chez Flammarion.
La chercheuse a reçu Benoît Tonson au Musée de l’homme (Paris) pour retracer l’histoire d’Homo sapiens, depuis son émergence en Afrique jusqu’à nos jours, en passant par toutes ses migrations et ses rencontres avec les autres espèces humaines aujourd’hui éteintes. À côté de ses activités scientifiques, Evelyne Heyer est très impliquée dans la lutte contre le racisme. Cet entretien a également été l'occasion de comprendre comment la génétique peut nous aider à déconstruire les préjugés et les stéréotypes.
The Conversation : Nous sommes aujourd’hui au Musée de l’homme, dans l’exposition « Migrations, une odyssée humaine », et sur l’un des premiers panneaux, on apprend qu’« en lisant l’ADN des populations humaines actuelles, les généticiens parviennent à reconstruire l’histoire des origines, des migrations et des métissages de notre espèce. On découvre que nous avons tous des ancêtres migrants et que tous les humains actuels ont une origine commune en Afrique. » Pouvez-vous retracer, dans les grandes lignes, l’histoire de l’origine d’Homo sapiens, de son départ d’Afrique à son arrivée en Europe ?
Evelyne Heyer : Notre histoire de Sapiens débute il y a environ 300 000 ans en Afrique, on n’émerge pas à un seul endroit d’Afrique, mais plutôt à différents endroits. On évolue sur le continent africain et, il y a environ 70 000 ans, notre espèce va partir peupler le reste de la planète. Et on va commencer par aller jusqu’en Australie.
On reste donc dans une zone tropicale et, plus tardivement, on va arriver un peu plus au nord, notamment en Europe, il y a environ 45 000 ou 40 000 ans. Nous avons d’abord évolué en Afrique dans un endroit au climat chaud et avec beaucoup d’ensoleillement. On a donc une couleur de peau foncée. Au moment de l’émergence de notre espèce, nous sommes un animal tropical de couleur de peau foncée qui va se déplacer vers l’Europe. L’éclaircissement de la couleur de la peau viendra beaucoup plus tardivement.
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Vous étudiez la génétique de ces premiers humains, comment peut-on lire leur ADN et quelles informations y retrouve-t-on ? Vous parlez de couleur de peau, par exemple…
E. H. : Ce qui est génial et qui a révolutionné en partie notre discipline, c’est ce qu’on appelle la « paléogénétique ». C’est la capacité d’arriver à extraire de l’ADN de restes osseux ou de dents de personnes qui ont disparu. Un des plus grands scoops de notre domaine a été l’analyse de l’ADN de l’homme de Néandertal, qui a disparu il y a environ 30 000 ans. Découverte qui a valu le prix Nobel de médecine, en 2022, à Svante Pääbo.
Au-delà de cet homme de Néandertal, on peut lire l’ADN d’un individu d’il y a 20 000, 10 000 ou 6 000 ans, par exemple. Et dans ce patrimoine génétique, il y a des variations de l’ADN qui codent des différences de couleur de peau. On connaît les petits changements d’ADN qui font qu’on va avoir plutôt une couleur de peau sombre ou une couleur de peau claire. Et donc, en retraçant dans l’ADN des individus du passé, on voit que les premiers Européens, il y a 40 000 ans, il y a 30 000 ans, il y a 20 000 ans, et même il y a 10 000 ans, étaient de couleur de peau foncée. Ceux qui ont peint les grottes de Lascaux étaient noirs de couleur de peau.
On observe un éclaircissement relativement récent : il y a environ 10 000 ans seulement, quand les agriculteurs venus du Moyen-Orient arrivent en Europe. Eux sont plus clairs de couleur de peau. Ils vont se mélanger avec les premiers Européens qui sont de couleur de peau foncée. Au contact de ces populations, on va également changer d’alimentation. Or, l’alimentation, c’est fondamentalement en lien avec la couleur de peau. Quand vous n’avez pas beaucoup de vitamine D dans l’alimentation, il vaut mieux avoir une couleur de peau claire pour mieux l’assimiler. Quand vous avez beaucoup de vitamine D dans l’alimentation, vous n’avez pas besoin d’avoir une couleur de peau claire. Les premiers Européens avaient une alimentation riche en vitamine D, ils sont donc restés de couleur de peau foncée. L’apparition de la couleur de peau plus claire est donc due en partie au mélange avec les agriculteurs du Moyen-Orient, mais surtout à ce changement d’alimentation.
Une alimentation pauvre ou riche en vitamine D, qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
E. H. : Il y a environ 10 000 ans, ces humains se mettent à consommer beaucoup plus de céréales, des aliments pauvres en vitamine D, et aussi des animaux d’élevage, alors qu’avant ils consommaient surtout des animaux issus de la chasse. On pense que ces animaux étaient beaucoup plus riches en vitamine D.
En appauvrissant le régime alimentaire en vitamine D, on voit dans le génome une sélection pour une couleur de peau plus claire qui commence à se mettre en place et qui évolue assez rapidement étant donné que les Européens deviennent de couleur de peau blanche. Il se passe à peu près la même chose en Asie.
Vous dites « rapidement », c’est-à-dire ?
E.H. : Rapidement, c’est quelques milliers d’années. Il faut replacer ça dans un contexte historique global. Je rappelle que la séparation entre ce qui va devenir la lignée humaine et celle qui va devenir le chimpanzé s’est produite il y a environ 7 millions d’années. Donc là, cette sélection sur la couleur de peau qui se fait en 5 000 à 6 000 ans, c’est très rapide à l’échelle de l’évolution.
Le temps de génération en moyenne chez l’humain est de 30 ans qui est l’âge moyen des parents à la naissance d’un enfant, et 6 000 ans, ça fait à peu près 200 générations. C’est donc assez rapide. Les adaptations à l’alimentation et à l’ensoleillement font partie des choses qui bougent le plus vite dans le génome.
Ce qui a été également très rapide, c’est l’amélioration des techniques d’étude de l’ADN. Vous avez soutenu votre thèse au début des années 1990, quels ont été les grands jalons que vous avez pu voir dans votre carrière et qui vous ont faits, vous et la communauté scientifique, progresser dans l’analyse des génomes ?
E. H. : Il y a eu plusieurs énormes jalons. D’abord, le séquençage du génome humain dans les années 2000. Grâce à cela, pour chaque individu, on a beaucoup plus d’informations. Avant, on avait plutôt ce qu’on appelle des marqueurs classiques comme les groupes sanguins, par exemple. Avec l’arrivée du séquençage du génome, on va avoir beaucoup d’informations sur chaque individu.
Imaginons que l’on découpe un génome en morceaux. Chaque partie nous renseigne sur un ancêtre. On a reçu notre ADN de plein d’ancêtres différents et donc il faut voir ça comme une mosaïque. On peut comparer les génomes des individus. En faisant ce travail, on peut savoir si les gens ont des ancêtres communs, de quand ils datent et s’il y a eu des migrations. Et on a pu aussi travailler sur tout ce qui fait le lien entre ce que l’on appelle les systèmes sociaux, les systèmes de parenté et la diversité génétique qui joue à des niveaux fins pour lesquels il fallait beaucoup de données, donc plus de données par individu.
Pour faire des comparaisons fines sur des génomes qui comptent des milliards de bases, il est nécessaire d’avoir de puissants outils de calcul. Les récents développements informatiques nous ont également beaucoup aidés dans nos travaux.
Le dernier grand jalon a été la paléogénétique, qui, en plus d’analyser l’ADN des individus actuels, nous a permis d’avoir accès à l’ADN de populations ou d’individus qui ont disparu.
Justement, racontez-nous l’histoire de la paléogénétique…
E. H. : On peut commencer l’histoire en 2010 quand on a pu étudier l’ADN de Néandertal. Les scientifiques peuvent dater les Néandertaliens analysés entre 40 000 et 50 000 ans. Par ailleurs, on est arrivé à extraire de l’ADN d’un reste humain en Espagne sur un site qui s’appelle Sima de los Huesos, qui date de 400 000 ans. C’est vertigineux !
On a du mal à remonter plus loin parce qu’il faut savoir que l’ADN, au fil du temps, dans un squelette ou dans une dent, se dégrade : il se casse en petits morceaux, il s’abîme et cela devient de plus en plus difficile de le retrouver, notamment dans les pays chauds où il se dégrade beaucoup plus vite. Dans ces pays, non seulement les fossiles se dégradent plus vite, mais leur ADN aussi. Il y a donc toute une partie du monde, fondamentale pour l’évolution des humains, à savoir l’Afrique centrale, pour laquelle on a très peu d’informations sur les populations du passé.
Donc, malgré tous les progrès qu’on pourra faire dans votre discipline, on n’aura jamais ces informations ?
E. H. : On ne peut pas l’affirmer parce qu’il y a des nouvelles techniques qui se développent, notamment celle de l’ADN sédimentaire. Des chercheurs ont montré que des molécules d’ADN peuvent être enfermées dans de l’argile. C’est une autre manière de conserver de l’ADN. Vous n’avez pas le reste fossile, mais si la personne a été à un endroit et a laissé de son ADN, il peut y en avoir qui est protégé dans de l’argile. Ce matériel génétique pourrait être conservé et pourrait peut-être être lu. Mais ça, c’est de la recherche en cours.
On s’est projetés dans l’avenir, mais replongeons-nous dans le passé, que savons-nous des grandes migrations dont nous parlions au début de l’entretien ? Les humains parcourent-ils de très grandes distances d’un coup ou les migrations se font-elles petit à petit et sur plusieurs générations ?
E. H. : Ce que l’on retrouve essentiellement dans les données génétiques, c’est plutôt des migrations petit à petit, c’est-à-dire qu’il faut environ 10 000 ou 20 000 ans, par exemple, pour aller de l’Afrique jusqu’en Australie. Ce n’est pas un Africain qui est parti avec son sac à dos jusqu’en Australie, mais cela se serait plutôt fait par petits bouts, de dix kilomètres en dix kilomètres, des gens s’installent à un endroit, une population grandit et un petit groupe issu de cette population va coloniser un peu plus loin, grandit, s’installe et, après, va coloniser un peu plus loin. Donc, c’est surtout des migrations que l’on qualifie « de proche en proche », tout au long du début de ce peuplement de la planète.
Est-ce qu’on sait ce qui pousse ces premiers humains à migrer ?
E. H. : On n’a pas vraiment de raisons écologiques ou de raisons liées à des conflits. On était très peu nombreux sur la planète à ce moment-là. Ça se compte en dizaines de millions d’humains sur l’ensemble de la planète. Par conséquent, je pense que c’est plutôt lié à la curiosité. On est un animal curieux et on a envie d’aller voir ce qu’il y a de l’autre côté de la colline. On se distingue en cela de nos plus proches cousins. Par exemple les chimpanzés, eux, sont toujours restés en Afrique et n’ont jamais bougé finalement de l’endroit où ils ont émergé.
Et cette curiosité aboutit finalement à des migrations extraordinaires qui finissent par la colonisation de toute la planète et des rencontres avec d’autres espèces humaines…
E. H. : Quand on sort d’Afrique, il y a environ 70 000 ans pour aller vers le Moyen-Orient, on rencontre une espèce qui est issue de sorties d’Afrique plus anciennes qui s’appelle l’homme de Néandertal qui, malheureusement, est maintenant disparu. On sait qu’il y a eu des croisements féconds avec eux parce qu’on a, dans notre ADN, des petits bouts d’ADN de Néandertal.
Ensuite, les humains continuent pour aller jusque vers l’Australie et quand ils vont à l’est de l’Eurasie, ils rencontrent une autre espèce qu’on appelle l’homme de Denisova. À nouveau, il y a des croisements fertiles, ce qui fait que les gens d’aujourd’hui à l’est de l’Himalaya ont dans leur génome de l’ADN de Denisova.
Si vous regardez, par exemple, l’ADN de quelqu’un de Papouasie Nouvelle-Guinée (à l’est de l’Himalaya). Il va y avoir de l’ADN de sapiens, de Néandertal et de Denisova. Donc, on voit bien que dans le passé, il y a toujours eu des mélanges à chaque fois qu’on a pu rencontrer d’autres espèces de la lignée humaine.
Du point de vue de l’évolution, quel est l’intérêt de se croiser avec d’autres espèces ?
E. H. : L’intérêt des croisements avec ces autres espèces, c’est en quelque sorte d’accélérer l’évolution. Le plus bel exemple, ce sont les populations du Tibet de notre espèce actuelle qui sont adaptées à l’altitude grâce à des variations dans certains gènes. On s’est rendu compte que ces gènes qui leur permettent d’être adaptés à l’altitude, ils les ont reçus des hommes de Denisova par croisement. Il n’y a pas eu à attendre de s’adapter pendant des dizaines de milliers d’années à l’altitude. Par le croisement avec une espèce qui était déjà adaptée à l’altitude, ils ont récupéré des bouts de génome qui leur ont permis à leur tour d’être adaptés à l’altitude. Donc les croisements, les mélanges, ce sont des accélérateurs d’adaptation et d’évolution.
Il y a un mot que vous avez beaucoup utilisé et qu’il faudrait qu’on définisse, c’est le mot d’« espèce ». Comment arrive-t-on à définir une espèce humaine, sachant que, généralement, on dit que deux espèces sont différentes parce qu’elles ne se croisent plus ? Et pourtant, vous parlez de croisements…
E. H. : Il faut bien comprendre que le fait d’aboutir à une nouvelle espèce, ce qu’on appelle la « spéciation », c’est quelque chose qui prend du temps. Par exemple, quand notre lignée se sépare de celle qui va donner le chimpanzé, nous sommes il y a environ 7 millions d’années. On voit dans l’ADN qu’il y a eu encore des mélanges pendant au moins un million d’années, jusqu’à ce que les différences deviennent trop grandes entre les deux espèces pour qu’elles ne puissent plus se croiser.
Ce qui se passe entre notre espèce, Homo sapiens, et l’homme de Néandertal, c’est la même chose, notre ancêtre commun date d’il y a environ 600 000 ans. Un phénomène de spéciation se met alors en place, mais pendant un certain temps ces deux espèces en devenir peuvent se croiser.
Peut-être que 100 000 ans plus tard, ça n’aurait plus fonctionné parce qu’on voit bien que, déjà, les deux espèces avaient des morphologies différentes et étaient vraiment différentes. La spéciation, c’est quelque chose qui prend toujours du temps.
Pour conclure, je vous propose de sortir un peu de vos recherches. Vous êtes particulièrement impliquée dans la lutte contre le racisme. Vous avez d’ailleurs écrit des ouvrages à ce sujet. Historiquement, la science n’a pas toujours été dans ce chemin de pensée et a même légitimé la pensée raciste. C’était le cas de Linné, par exemple, quand il classait les humains en « variétés ». Quel regard portez-vous aujourd’hui sur les travaux de vos prédécesseurs ?
E. H. : Quand Linné commence à classer les humains, on est environ en 1753. On est dans ce XVIIIe siècle où on commence à classer un peu tout. Toute la nature. Et donc, inévitablement, face à la diversité des humains, les scientifiques vont se mettre à classer les individus en fonction de leur apparence, ce qu’ils vont appeler « variété » ou « race ». Jusque-là, je dirais que c’est du travail scientifique neutre. Le problème, et c’est de là que démarre le racisme, c’est d’abord qu’à partir de ces catégories ils instaurent une hiérarchie. Ils considèrent qu’il y a des groupes qui sont mieux que d’autres. Les « Blancs » dans ce cas-là, donc, « les Blancs sont supérieurs » aux autres groupes qu’on va appeler « les Jaunes », « les Noirs », « les Rouges », etc. Ensuite, ils commettent aussi un autre péché, si je puis dire, c’est celui de l’essentialisation. C’est-à-dire qu’ils considèrent qu’en fonction de la couleur de peau d’un individu, on sait tout de ses comportements et de sa philosophie. Ils vont dire « les Jaunes sont avares et fourbes », « les Noirs sont indolents », « les Blancs sont très intelligents », etc.
On était beaucoup dans l’essentialisation à cette époque-là. Et la génétique permet de réfuter formellement cela.
D’abord, il y a trop peu de différences entre les groupes humains pour que l’on puisse parler de races. Ensuite, il n’y a pas de hiérarchie. Il n’y a pas un groupe qui est mieux qu’un autre. En tous les cas d’un point de vue génétique. La génétique permet de dire que les variations génétiques qui codent pour une couleur de peau ne codent que pour une couleur de peau. Elles n’expliquent en aucun cas des différences de comportement ou de philosophie, par exemple. La génétique démontre clairement que l’essentialisation ne tient pas et c’est en cela que c’est un outil important pour la lutte contre le racisme.
Et c’est pour ça qu’on avait fait l’exposition, au Musée de l’homme, « Nous et les autres. Des préjugés au racisme », pour bien expliquer ce que la science pouvait dire sur ces questions-là.
Et quel est le pourcentage d’ADN que l’on a tous en commun ? Par exemple, vous parliez tout à l’heure de quelqu’un qui est né en Papouasie-Nouvelle-Guinée, quelle partie de l’ADN est-ce que je partage avec lui, moi qui suis né en Haute-Loire ?
E. H. : Ce qu’a amené la génétique, c’est que, si je compare en moyenne deux individus sur la planète, ils seront identiques génétiquement à 99,9 %. C’est une valeur très élevée par rapport à d’autres espèces de mammifères. On est une espèce étonnamment peu diverse d’un point de vue génétique. Mais ce qu’il y a d’intéressant sur les questions liées au racisme, c’est que si je compare génétiquement deux individus de la Haute-Loire, je vais trouver 99,9 % de différences. Et si je compare les ADN de quelqu’un de Haute-Loire et de quelqu’un de Papouasie Nouvelle-Guinée, je vais trouver à peu près la même valeur de 99,9 %. Ce n’est pas beaucoup plus différent que quand je compare les ADN de deux personnes de Haute-Loire.
Et parmi cette petite différence de 0,1 %, il n’y a que 5 % environ qui s’expliquent par l’éloignement géographique. Autrement dit, il y a très peu de différences génétiques entre les différents groupes humains.
Le Musée de l’homme (place du Trocadéro à Paris) présente, jusqu’au 8 juin 2025, une exposition originale « Migrations, une odyssée humaine » qui souligne que les migrations, loin d’être un phénomène nouveau, façonnent l’humanité.

Evelyne Heyer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
29.04.2025 à 17:32
Emil Nolde : l’artiste « dégénéré » qui admirait le régime nazi
Texte intégral (2334 mots)

Parmi les œuvres exposées jusqu’au 25 mai au musée Picasso (Paris, 3e) dans le cadre de l’exposition sur l’art qualifié de « dégénéré » par les nazis, figurent celles du peintre allemand Emil Nolde (1867-1956). Artiste emblématique de l’expressionnisme allemand, adulé au début du XXe siècle, puis relégué au rang de « dégénéré » sous le IIIe Reich, Nolde a toute sa place dans l’exposition du musée Picasso. Cependant, des recherches récentes montrent que, si l’artiste a bien été victime du régime nazi, il n’en était pas moins un fervent admirateur. La légende d’un Nolde martyr du nazisme s’appuie, entre autres, sur la très grande popularité du roman la Leçon d’allemand (1968), de Siegfried Lenz.
Pour comprendre le mythe qui entoure Nolde, un détour par la littérature s’impose. Dans la boutique du musée Picasso, au milieu d’essais d’histoire de l’art, la couverture d’un ouvrage accroche l’œil, discret écho à une œuvre vue dans l’exposition, la Ferme de Hültoft, d’Emil Nolde. Il s’agit du roman la Leçon d’allemand, publié en 1968 sous le titre Deutschstunde, de l’auteur allemand Siegfried Lenz.
La Leçon d’allemand, incontournable classique d’après-guerre
Immense succès de librairie, la Leçon d’allemand s’est imposée comme un classique incontournable de la littérature allemande d’après-guerre. En abordant la notion d’art « dégénéré » à travers le conflit entre un père et son fils, le roman s’inscrit dans la lignée de la Vergangenheitsbewältigung, terme employé pour évoquer le travail de mémoire collectif et individuel de la société allemande sur son passé nazi. Vendu à plus de 2,2 millions d’exemplaires, traduit dans plus de vingt langues, toujours au programme scolaire en Allemagne, ayant fait l’objet de deux adaptations cinématographiques (en 1971 puis en 2019), la Leçon d’allemand continue, près de cinquante ans après sa parution, d’exercer son influence sur l’idée que l’on se fait de l’Allemagne nazie.
Max Ludwig Nansen, le peintre martyr

Dans la Leçon d’allemand, Siggi, narrateur de l’histoire, est un jeune homme incarcéré dans une maison de redressement pour mineurs délinquants de l’Allemagne des années 1950. Une dissertation sur la thématique des joies du devoir le conduit à plonger dans ses souvenirs d’enfance dans l’Allemagne nazie des années 1940. À cette époque, le père de Siggi, Jens Ole Jepsen, policier d’un petit village reculé du nord de l’Allemagne, se voit confier pour mission d’interdire au peintre Max Ludwig Nansen, son ami, d’exercer son art. Nansen refuse de se plier aux ordres du policier. Il se lance dans la production secrète de ce qu’il appelle ses « peintures invisibles ». Chargé par son père de surveiller le peintre, Siggi se trouve tiraillé entre les deux hommes. Alors que Jepsen obéit aveuglément au pouvoir, Nansen n’admet pour seul devoir que celui de créer, envers et contre tout. Au fil de l’histoire, Siggi se détache progressivement de son père, qu’il considère peu à peu comme fanatique, pour se rapprocher du peintre Nansen, perçu à l’inverse comme un héros.
Écrit du point de vue d’un enfant, le roman attend de son lecteur de compléter de son propre savoir ce que Siggi omet de dire ou ce qu’il ne comprend pas. Cette forme d’écriture permet d’éviter d’aborder de front la question du nazisme et de la responsabilité collective, et ainsi de ménager les lecteurs allemands de l’époque. Toutefois, il ne fait aucun doute que c’est bien du nazisme dont il est question dans la Leçon d’allemand, bien qu’il ne soit jamais nommé explicitement. Impossible de ne pas voir dans les « manteaux de cuir », qui arrêtent Nansen, des membres de la Gestapo, police politique du régime, ou dans l’interdiction de peindre dont Nansen est victime la politique nazie sur l’art « dégénéré ». Et enfin, comment ne pas reconnaître dans le personnage fictionnel de Nansen le peintre Emil Noldeç; (né Hans Emil Hansen, ndlr) ?
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Emil Nolde, un peintre de légende
En effet, à l’instar de son double fictionnel Max Ludwig Nansen, le peintre Emil Nolde fut la cible des politiques répressives des nazis à l’encontre des artistes jugés « dégénérés ». Plus de mille de ses toiles furent spoliées pour être intégrées à l’exposition itinérante sur l’art « dégénéré » en 1937 orchestrée par le régime. Radié de l’Académie des arts, il lui fut interdit de vendre et d’exposer ses œuvres.

Après l’effondrement du régime nazi, le vent tourne pour le peintre « dégénéré », qui est désormais célébré comme un artiste victime du nazisme. Dans ses mémoires, Nolde affirme avoir été victime d’une interdiction de peindre, qui l’aurait conduit à réaliser, clandestinement, des « peintures non peintes ». Ce prétendu acte de résistance fait de lui un résistant contre le nazisme. Aux yeux de la société allemande d’après-guerre, Nolde devient un véritable héros.
De très nombreuses expositions sur Nolde, en Allemagne et à l’étranger, contribuent à continuer de faire connaître ce peintre soi-disant martyr et résistant. Ses toiles vont même jusqu’à entrer à la chancellerie. Helmut Schmidt, chancelier de la République fédérale d’Allemagne de 1974 à 1982, et Angela Merkel ont un temps décoré leur bureau de ses œuvres. Le roman de Lenz, inspiré de la vie de Nolde, étudié à l’école et diffusé à la télévision, contribue à solidifier le mythe, jusqu’à ce que Nolde et Nansen ne fassent plus qu’un dans l’imaginaire collectif allemand.
Crépuscule d’une idole
Et pourtant, figure historique et personnage fictionnel sont en réalité bien moins ressemblants qu’il n’y paraît. Des recherches conduites à l’occasion d’une exposition des œuvres de Nolde à Francfort, en 2014, puis d’une exposition à Berlin, en 2019, sur ses agissements pendant la période nazie ont permis de révéler la véritable histoire de Nolde et de le séparer, une bonne fois pour toutes, de son double fictionnel.
Si Nolde a bel et bien été interdit de vendre et d’exposer ses peintures, il n’a pas fait l’objet d’une interdiction de peindre. Les « peintures invisibles » sont une reconstruction a posteriori du peintre lui-même. Fait plus accablant : Nolde a rejoint le parti nazi dès 1934, et aspirait même à devenir un artiste officiel du régime.
Pour couronner le tout, Nolde était profondément antisémite. Persuadé que son œuvre était l’expression d’une âme « germanique », avec tous les sous-entendus racistes que cette affirmation suggère, il a passé de nombreuses années à tenter de convaincre Hitler et Goebbels que ses œuvres n’étaient pas « dégénérées » comme l’étaient, selon eux, celles des juifs.
Dire que le mythe construit par Nolde, puis solidifié par le roman de Lenz, a éclipsé la vérité historique ne suffit pourtant pas à expliquer qu’il ait fallu attendre plus de soixante-dix ans pour que la vérité sur Nolde soit dite. Il semblerait plutôt que, dans le cas de Nolde, la fiction ait été bien plus attrayante que la vérité. Lenz ne fait-il pas dire à son personnage Nansen sur la peinture, que l’« on commence à voir […] quand on invente ce dont on a besoin » ? En voyant dans le personnage fictionnel Nansen le peintre Emil Nolde, les Allemands ont pu inventer ce dont ils avaient besoin pour surmonter un passé douloureux : un héros, qui aurait résisté, lui, au nazisme. La réalité est, quant à elle, bien plus nuancée.

Ombline Damy a reçu des financements de La Fondation Nationale des Sciences Politiques (FNSP) dans le cadre du financement de sa thèse.
29.04.2025 à 17:32
« Bref », ou le loser au travail, une figure de la résistance
Texte intégral (2319 mots)

La saison 2 de Bref est un véritable succès. Son protagoniste incarne le loser moderne, révélant avec humour des leçons précieuses sur le monde du travail.
Le 14 février dernier, la plateforme Disney+ lançait la saison 2 de la shortcom Bref, après plus de dix ans d’absence sur les écrans. Très rapidement, cette nouvelle saison connaît un succès qualifié tantôt de « phénoménal » par la Walt Disney Company, tantôt de « stratosphérique » par le HuffPost.
Composée de séquences très courtes, la série a un style de narration ultrarapide, presque frénétique, à rebours des formes classiques. Cette célérité, associée à une voix off omniprésente, permet une immersion immédiate dans le quotidien du personnage principal incarné par Kyan Khojandi : un trentenaire anonyme, célibataire, sans emploi, essayant tant bien que mal de prendre sa vie en main.
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Dans cette nouvelle saison, la série opère un virage audacieux avec un nombre d’épisodes réduits, mais un format par épisode plus long autour de trente à quarante minutes. Le personnage principal approche désormais de la quarantaine, mais continue d’enchaîner les échecs amoureux et professionnels.
Après les premières minutes d’espoir du premier épisode, le constat est sans appel : « Je » est en surpoids, sans emploi, à découvert et, surtout, seul au milieu de son appartement vide. En quoi ce personnage qui accumule les maladresses et les déconvenues est-il l’incarnation parfaite du loser ? Pourquoi nous parle-t-il autant, et quelles leçons peut-on tirer de ses expériences au travail ?
À lire aussi : Cinq ans après la pandémie, le travail fait-il encore sens ?
Généalogie du loser
En décembre 2012, les anthropologues Isabelle Rivoal et Anne de Sales ont organisé une journée d’étude consacrée à une « anthropologie de la lose » à l’Université Paris Nanterre.
Lors d’une interview pour le HuffPost, Isabelle Rivoal est revenue sur les traits distinctifs du loser.
Il s’agirait d’un homme qu’on trouve partout, célibataire de surcroît, malhabile avec la gent féminine et désengagé sur le plan politique. Le loser, c’est finalement un has been, un antibranché, une « figure de la désynchronisation ». Dans une société moderne marquée par la performance et l’accélération, le loser est à côté de la plaque, décalé, à l’ouest. Il incarne une forme de détente et de relâchement face aux pressions de la modernité.
De Jean-Claude Dusse à Jeff Tuche, en passant par François Pignon dans le Dîner de cons, le loser est omniprésent dans les œuvres fictionnelles et cinématographiques. Il fait d’ailleurs l’objet d’une recension éclectique dans un essai intitulé La Figure du loser dans le film et la littérature d’expression française, publié par les professeures Carole Edwards et Françoise Cévaër. Elles y dépeignent quelques formes exemplaires de la lose, où l’art rejette la réussite et défie les conventions établies.
Le loser au travail, un manipulateur d’abstraction ?
Lorsque le loser rejoint le monde professionnel, ce sont deux univers aux logiques contradictoires qui entrent en collision. D’un côté, les entreprises louent le rendement, l’efficacité et la performance ; de l’autre, le loser se complaît dans la rêverie, la nonchalance et le dilettantisme.
Dès la saison 1 de Bref, le personnage principal tente de trouver sa place dans le monde du travail. Dans l’épisode intitulé « Bref. J’ai passé un entretien d’embauche », il enchaîne les bévues et les malentendus qui laissent peu d’espoir quant à l’issue réservée à sa candidature.
Cet entretien raté ne l’empêche pas pour autant d’être embauché, dès l’épisode 12. Cette bonne nouvelle est de courte durée puisqu’il est affecté à l’intendance. On le retrouve en employé de bureau qui multiplie les tâches dérisoires au service de ses collègues. Véritable homme à tout faire, il ne produit rien de concret et finit par annoncer sa démission dans l’indifférence générale.
Se sentir inutile est peut-être une des caractéristiques majeures du loser au travail. On retrouve d’ailleurs cette vacuité dès l’épisode 2 de la saison 2, où le personnage principal se retrouve dans la même entreprise que son père et son frère. Son job est simple : être payé pour faire ce qu’on lui « demande de faire au moment où il faut le faire ». Il apporte des documents, des couverts en plastique pour les pots de départ et réapprovisionne la photocopieuse. Bref, il réalise des tâches insignifiantes.
Dans le cadre de ma thèse de doctorat consacrée à l’absurde en entreprise, certains jeunes diplômés interrogés, comme Adèle*, ont eux aussi dépeint cette vacuité des tâches confiées qui leur donnait l’impression d’être eux-mêmes inutiles au monde.
« Franchement, je dirais que mon job, c’est du grand n’importe quoi. […] Clairement, il n’est pas du tout utile à la société. Et le fait de ne pas être utile à la société fait que moi je ne me sens pas utile envers moi-même. »
Quand le loser incarne une forme de résistance passive
Le personnage de Gaston Lagaffe, né en 1957 dans le Journal de Spirou, est à sa façon, une autre incarnation de la lose au travail. De « héros sans emploi » à l’origine, il devient rapidement « garçon de bureau », sans que l’on sache précisément quelle est sa fonction : assistant, coursier, archiviste…
Le professeur Amaury Grimand en est persuadé : Gaston Lagaffe est un personnage conceptuel qui nous aide à penser le rapport au travail. Par son refus de s’aligner sur le rythme effréné de la vie de bureau pour imposer sa propre cadence, Gaston incarne une forme de résistance, celle d’un travail vivant qui échappe aux procédures, aux dispositifs de contrôle et aux règles en tout genre. En transformant une poubelle de bureau en panier de basket, Gaston réenchante les situations de la vie quotidienne en y instillant du plaisir, de la poésie et des relations nouvelles.
Comme le rappelle Amaury Grimand,
« Les gaffes de Gaston ne doivent pas nécessairement être interprétées comme le signe d’une erreur, d’une incompétence ou bien encore de comportements déviants […] ; elles doivent plutôt être prises comme une invitation à agir autrement et à réinventer les cadres de pensée dominants de l’organisation. »
La médiocrité, un acte de résistance postmoderne ?
Le loser est finalement le parangon de la médiocrité, du « bof bof » et du « peut mieux faire ». Loin d’être une tare, la médiocrité fait même l’objet d’un « petit éloge » de la part du chroniqueur et humoriste Guillaume Meurice. Pour lui, nul doute que la médiocrité « autorise l’action sans la pression du résultat, pour le simple plaisir de se mettre en mouvement, pour la beauté du geste ». Faire preuve de médiocrité serait devenu aujourd’hui un acte de résistance face à un système obnubilé par l’excellence.
À rebours d’une culture française qui perçoit l’échec comme une incompétence ou une insuffisance cuisante, le philosophe Charles Pépin envisage quant à lui l’insuccès sous l’angle d’une chance pour se réinventer. Face à l’échec, deux voies sont possibles : considérer que l’échec est une étape sur le chemin de la réussite et ainsi persévérer pour atteindre l’objectif initial, ou alors bifurquer pour visiter un nouveau chemin d’existence. Dans les deux cas, il faut considérer la vie comme un flux dans lequel l’échec ne fait jamais office de condamnation éternelle.
La lose comme éthique de vie
Dans Bref, il y aurait finalement une sorte de médiocrité assumée. Reconnaître ses limites, essayer sans trop y croire et ne pas chercher à être le meilleur à tout prix sont autant de façons pour le personnage principal de « bricoler dans l’incurable ». Il essaie, échoue et passe alors à autre chose, incarnant par là même une forme de résilience face à l’âpreté du monde.
Dans ces conditions, l’échec est considéré comme normal, comme une étape prévisible voire comme un rite de passage attendu. En se permettant d’être inefficace sans culpabilité, le personnage incarné par Kyan Khojandi nous propose une autre façon d’exister.
Si on s’identifie autant à cet antihéros, c’est parce qu’il fait écho à nos imperfections et à nos angoisses existentielles, comme le rappelle l’essayiste Jean-Laurent Cassely dans une interview récente au magazine le Point.
En somme, les saisons 1 et 2 de Bref mettent en scène toutes les qualités du loser au travail : déconnexion, incompréhension des codes, sincérité mal placée, échec répété. Mais cette orchestration se fait avec humour, tendresse et bienveillance. Le personnage principal n’est pas pathétique ; il est tout simplement humain. Et c’est probablement la force de cette série : elle donne la parole au commun des mortels, aux oubliés, à celles et ceux qui réussissent un peu, pas vraiment, voire pas du tout.
*Le prénom a été changé.

Thomas Simon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
29.04.2025 à 17:31
Le travail est-il devenu un bien de consommation comme les autres ?
Texte intégral (1787 mots)

La notion de « marque employeur » gagne du terrain. Mais peut-on parler du travail comme d’un bien de consommation ? Quelles implications traduit cette irruption du langage du marketing dans le monde des RH ?
Peut-on parler du travail en termes de consommation et, si c’est le cas, quelle est la nature précise de cette consommation ? C’est à ces questions que nos recherches récentes visent à répondre. En effet, la place centrale de la consommation comme rapport social constitue une caractéristique majeure de société contemporaine, et elle n’a cessé de se renforcer depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. De nombreux auteurs, notamment Jean Baudrillard, ont décrit ce phénomène qui fait de la consommation le mode majeur de rapport aux autres et à soi.
Depuis quelques années, le vocabulaire de la consommation est aussi de plus en plus mobilisé pour parler du travail. Cela constitue un changement majeur parce que le travail était jusqu’ici une activité qui échappait à la consommation. Au mieux, il en était la condition.
Le langage du travail est l’activité, renvoyant aux notions d’« effort » et de « peine » alors que le langage de la consommation est celui de « l’utilité pour soi » et du « plaisir ».
Une promesse de travail enrichissant
La notion très en vogue de « marque employeur » renvoie à l’utilisation des techniques du marketing appliquées aux aspects RH de l’entreprise.
Les salariés ne se voient plus proposer un emploi, un salaire et des conditions de travail, mais une « expérience ». Des spécialistes de la question s’évertuent à rendre l’image de l’entreprise attractive et promettent une expérience de travail enrichissante. Le but ultime consiste à attirer des candidats de qualité, mais aussi à fidéliser les salariés en place.
À lire aussi : Quand les avis en ligne des salariés prennent à contre-pied la communication des employeurs
Parallèlement, des activités d’évaluation et de comparaison des entreprises entre elles, du point de vue de la qualité de vie au travail, se sont développées. Pour cela, de nouvelles institutions sont apparues, aux fonctions et aux méthodes proches de celles employées dans le monde de la consommation. La langue de communication devient de plus en plus celle du marketing. Le but affiché vise à choisir un travail en comparant les entreprises, comme le proposent Great place to work, Best place to work… ou encore LinkedIn avec un classement des entreprises, sur le critère du développement de carrière.
Conjointement, dans les entreprises, la mobilité professionnelle est de moins en moins perçue comme un signe d’instabilité, mais devient synonyme de dynamisme. La mobilité du salarié à la recherche d’expériences de travail enrichissantes place l’attractivité et la rétention du personnel au centre des préoccupations RH.
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Quand le travail aliène
Ce passage du travail de la contrainte au plaisir marque une rupture par rapport au référentiel courant sur le travail mobilisé dans la recherche. Ce référentiel quand il s’inscrit dans une approche néomarxiste insiste sur la dissymétrie des rapports de pouvoirs entre employeurs et employés et sur les rapports de domination. À l’inverse, dans une tradition néoclassique, le travail est considéré en termes de courbe d’utilité pour un agent économique.
Dans la conception marxiste, les salariés ne font que vendre leur propre force de travail et l’expérience offerte par les entreprises est limitée à l’expérience du commandement. Le renouvellement de la force de travail qui est épuisée par l’effort suppose une consommation réparatrice, et c’est ce que propose la société de consommation. Or, la consommation, par nature éphémère,ne permet pas la prise de conscience de soi : le travail est une source d’aliénation de l’individu. Dans cette perspective la seule expérience qui vaille est celle de la résistance à la domination au travail.
Une approche dite humaniste
L’approche humaniste du travail adoucit la perspective néoclassique, en laissant entrevoir la possibilité d’une expérience positive. Dans ce cadre conceptuel, la notion de marque employeur peut avoir un sens.
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Par exemple, pour le sociologue Georges Friedmann, les conditions de travail contribuent à la réparation de l’effort par l’environnement amical, la possibilité de carrière. Elles doivent aussi récompenser l’effort par un salaire attractif. Un équilibre peut être trouvé dans la relation de travail :
« Il faut qu’il (le salarié) accorde à son entreprise un minimum de son potentiel technique, de sa participation morale : ce qui réciproquement suppose, pour lui, un minimum de salaire, de satisfaction, de sentiment de bien-être. »
La marque employeur expérientielle
En promettant de faire de soi-même une œuvre, la marque employeur communique sur l’expérience, qui est une promesse d’œuvre ; savoir si la promesse est ou non respectée est une autre question. La notion de marque employeur s’adresse à un « salarié expérientiel », c’est à-dire un salarié qui a un projet pour lui-même. Du point de vue de la recherche en gestion des ressources humaines, cela implique que la théorie à même de parler de ce salarié, de ce qu’il vit et ressent ne peut pas être une théorie qui explique la domination, ni une théorie qui porte sur la satisfaction au travail.
C’est davantage une théorie du rapport expérientiel au monde, comme celle du philosophe pragmatiste John Dewey. Pour cette recherche, nous nous sommes attachés à la philosophie pragmatiste en mobilisant l’approche de la consommation expérientielle d’Holbrook. Cette approche intègre la dimension expérientielle du travail et le rapport de consommation de travail pour faire œuvre de soi-même. Cette approche pragmatiste analyse le travail comme une succession d’expériences, avec lesquelles les individus construisent leurs vies.
À lire aussi : Comment la philosophie de John Dewey nous aide à former les citoyens de demain
Une approche critique du travail
Notre recherche établit la possibilité de concevoir le travail comme une consommation, dès lors cette consommation peut faire l’objet de critiques. Comme la junk food est dénoncée, les bullshit jobs doivent aussi l’être. Comme l’addiction à l’alcool est dangereuse, l’addiction au travail est un risque.
Notre recherche identifie sept dimensions de la marque employeur expérientielle :
l’instrumentalité – rémunération et flexibilité du travail ;
l’excellence – vision stratégique et innovation ;
le statut – qualité des produits et réputation de l’organisation ;
l’estime – capacité du management à valoriser les collaborateurs (formation, reconnaissance) ;
le fun – émulation collective ;
l’éthique – honnêteté et intégrité du management ;
le social – qualités professionnelles et personnelles des collègues de travail.
La pratique managériale est l’un des aspects majeurs de la consommation de travail, elle est décrite à travers quatre dimensions :
la dimension « estime » exprime la capacité du management à valoriser les collaborateurs à travers la formation et la reconnaissance de la créativité ;
la dimension « fun » revoie à la capacité du management à stimuler l’envie d’apprendre et le travail d’équipe ;
La dimension « éthique » montre l’importance attachée à l’honnêteté à l’intégrité du management ;
et la dimension « sociale » montre que la dimension collective fait partie de la consommation de travail, elle est donnée par les qualités professionnelles et personnelles des collègues de travail : intelligent, travailleur, ayant l’esprit d’équipe…
L’apport de cette recherche est de décrire les dimensions de l’expérience de travail. Il fournit les bases d’une analyse des différents rapports expérientiels possibles au travail, qui seront évalués par la combinaison individuelle de ces dimensions, leur intensité et leur durée.

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.