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22.11.2025 à 08:16

L’alcool, un facteur de risque majeur dans les violences sexuelles entre étudiants ?

Laurent Bègue-Shankland, Professeur de psychologie sociale, membre honoraire de l’Institut universitaire de France (IUF), directeur de la MSH Alpes (CNRS/UGA), Université Grenoble Alpes (UGA)
Philippe Arvers, Médecin addictologue et tabacologue, Université Grenoble Alpes (UGA)
L’alcool pourrait jouer un rôle majeur dans les violences sexuelles entre étudiants, en augmentant le risque de passage à l’acte chez les auteurs et la vulnérabilité des victimes.
Texte intégral (2019 mots)

Dans l’enseignement supérieur, la consommation d’alcool entre étudiants pourrait jouer un rôle majeur dans la survenue de violences sexuelles. C’est ce que suggère une enquête française menée en 2024 sur plus de 65 000 étudiants. Des recherches doivent être conduites pour mettre au jour les mécanismes à l’œuvre et accompagner les actions de prévention.


Les violences sexuelles touchent aujourd’hui des millions de femmes et d’hommes à travers le monde et leurs conséquences sur la santé physique et psychologique des victimes ne sont plus à démontrer.

3919, le numéro national d’écoute de Violences Femmes Info

  • Anonyme et gratuit, ce numéro est destiné aux femmes victimes de violences, à leur entourage et aux professionnels concernés.
  • Il est accessible depuis un poste fixe et un mobile en France hexagonale et dans les DROM.

Des violences sexuelles dans les universités et les grandes écoles

Dans le sillage de #MeToo, aujourd’hui, ces violences sont dénoncées aussi dans l’enseignement supérieur, notamment entre étudiants.

En France, universités et grandes écoles ont pris conscience de l’importance de ces violences, par exemple avec le mouvement #sciencesporcs (qui met en cause des étudiants mais également des professeurs, ndlr). En plus de leurs conséquences sur la santé mentale des victimes, les violences sexuelles entre étudiants augmentent les risques de désinvestissement du cursus et d’abandon des études.

Dans l’enseignement supérieur comme ailleurs, il existe de nombreuses actions susceptibles de lutter contre ces violences. Au-delà de prises de conscience nécessaires, les campagnes de sensibilisation ne permettent pas toujours de constater des effets. Identifier les facteurs de risques fréquemment présents dans les situations de violence est une piste prometteuse.

Les numéros d’urgence à contacter si vous êtes victime de violences sexistes et sexuelles

  • Le 15 : le numéro des urgences médicales (SAMU).
  • Le 17 : le numéro de la police et de la gendarmerie.
  • Le 18 : le numéro des pompiers.
  • Le 114 : en remplacement du 15, du 17 et du 18 pour les personnes sourdes, malentendantes, aphasiques, dysphasiques.

L’alcool, souvent impliqué dans des situations de violences sexuelles

Pour des raisons qui relèvent de ses propriétés psychopharmacologiques mais aussi du fait de ses significations culturelles, l’alcool fait partie des facteurs de risques de violences et sa place dans des crimes incluant des violences sexuelles a fait l’objet de nombreuses études.

Une enquête irlandaise auprès de 6 000 étudiantes et étudiants indiquait, par exemple, que deux tiers des victimes pensaient que l’agresseur avait bu de l’alcool ou consommé des drogues juste avant les faits. Selon une synthèse de 34 études, l’alcool augmente de manière causale les risques de violences sexuelles indépendamment du profil des consommateurs.

Enfin, dans une enquête plus récente menée en France auprès de 66 767 étudiants dans l’enseignement supérieur, l’auteur était alcoolisé dans 62 % des tentatives d’agression sexuelle et 56 % des agressions sexuelles effectives, selon les estimations des victimes. C’était le cas dans 42 % des tentatives de viol et 43 % des viols. Si l’on prend en compte, pour chaque situation de violence sexuelle, la prise d’alcool cumulée des auteurs et des victimes, l’alcool était présent dans près de la moitié à deux tiers des violences sexuelles.

Vulnérabilité accrue de la victime alcoolisée

L’alcool consommé par une victime potentielle pourrait fonctionner comme un véritable signal de sélection pour les auteurs. Une observation systématique menée dans des bars, pubs et clubs en Amérique du Nord suggérait qu’indépendamment de la consommation des individus qui l’approchaient, plus une femme avait consommé d’alcool, plus les consommateurs masculins se montraient envahissants et sexuellement agressifs par leurs gestes, leurs commentaires, leur refus de la laisser seule ou leur tendance à l’attraper ou à la toucher de manière inappropriée.

Quelques recherches se sont concentrées sur les situations rencontrées par de jeunes femmes lors de leur entrée à l’université. L’alcool pourrait altérer les capacités de jugement et d’autodéfense des victimes. Ces dernières connaîtraient davantage de comportements à risque et subiraient notamment plus d’expériences sexuelles perçues comme négatives quand elles boivent davantage. Et à partir d’un certain seuil d’alcoolisation, le risque semble s’intensifier.

Dans l’enquête française de 2024, les victimes se souvenaient avoir consommé de l’alcool dans 47,5 % des cas de tentative d’agression sexuelle, 44 % des agressions sexuelles, 35 % des cas de viol et 37 % des viols. De plus, les victimes de viol (ou de tentatives de viol) indiquaient dans presque 40 % des cas avoir consommé cinq verres d’alcool ou davantage.

L’analyse du lien entre les habitudes de consommation et la victimation a confirmé l’importance de l’usage chronique d’alcool. Notamment chez les femmes, plus les consommations habituelles étaient élevées, plus les risque de victimation sexuelle augmentait. Par exemple, 15 % de celles qui se situaient dans le premier tiers de la distribution du score du questionnaire AUDIT (soit les femmes ayant les consommations les plus faibles) avaient été victimes de violences sexuelles, contre 26 % de celles qui se situaient dans le tiers intermédiaire et 35 % de celles qui étaient dans le tiers supérieur.

Le questionnaire AUDIT, pour faire le point sur sa consommation d’alcool

  • Le questionnaire AUDIT (« Alcohol Use Disorders Identification Test » ou « Test pour faire l’inventaire des troubles liés à l’usage d’alcool») est un test simple en dix questions. Il a été développé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour déterminer si une personne présente un risque d’addiction à l’alcool.


À lire aussi : Alcool : et vous, buvez-vous trop ?


Ces chiffres soulignent aussi le fait que les femmes peuvent être victimes de violences sexuelles, même si elles consomment peu ou pas d’alcool. L’alcool interviendrait comme un facteur qui élève la probabilité de victimation à plusieurs niveaux : la reconnaissance de composantes de risque dans une situation donnée, leur interprétation et la réponse à apporter dans cette situation.

Selon une étude datant de 1999, l’alcool diminuerait notamment la capacité des victimes à réagir en cas d’agression, à se défendre ou à quitter les lieux. Un témoignage suggère qu’après les faits, une victime peut considérer que l’alcool a perturbé son jugement et accru sa vulnérabilité.

Une victime témoignait ainsi :

« Si je n’avais pas bu, je n’aurais jamais quitté le bar avec lui. J’ai essayé d’arrêter, mais j’étais tellement ivre et confuse. »

Quelle consommation d’alcool sur les campus ?

Des travaux de recherche montrent que la consommation d’alcool des étudiants sur un campus universitaire est listée, avec d’autres critères, comme un facteur pouvant favoriser les violences sexuelles. Une étude de 2004 menée sur 119 campus états-uniens indiquait que, par rapport à un campus où la consommation était plus faible, les personnes se trouvant sur des campus où les consommations massives étaient plus importantes avaient un risque de victimation sexuelle supérieur.

Enfin, dans de nombreux cas, l’auteur et la victime d’une agression sexuelle se trouvent dans un lieu fréquenté par d’autres personnes. Ces témoins peuvent exercer une action potentiellement protectrice. Cependant, les témoins qui ont consommé de l’alcool interviennent moins fréquemment dans une situation à risque impliquant des personnes, connues ou non.

En conclusion, il apparaît que l’alcool constitue un facteur majeur de risque de victimation sexuelle dans l’enseignement supérieur. Bien que de nombreux autres facteurs importants soient en jeu, l’alcool est une composante sur laquelle il est plus facile d’intervenir à court terme que les croyances culturelles ou les caractéristiques individuelles des auteurs.

Pour cette raison, les institutions qui accueillent des étudiants ne peuvent négliger les mesures de prévention efficientes, dont certaines sont actuellement en cours d’implémentation dans le contexte universitaire français, sous l’impulsion de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca).


Faire un signalement en ligne

En cliquant sur le lien de la plateforme gouvernementale « Arrêtons les violences », il est possible de signaler en ligne des violences sexuelles et sexistes et de trouver une association pour se faire accompagner.

The Conversation

Philippe Arvers est administrateur de : la Société francophone de tabacologie, la Fédération française d’addictologie, l’Institut Rhône-Alpes-Auvergne de tabacologie, Promotion Santé Auvergne-Rhône-Alpes, la Mutualité Française de l’Isère (MFI-SSAM)

Laurent Bègue-Shankland ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

21.11.2025 à 19:30

Uniforme à l’école : enquête au cœur de l’expérimentation

Julien Garric, maître de conférences en sociologie de l'éducation, Aix-Marseille Université (AMU)
Christine Mussard, Professeure des universités en histoire contemporaine, Aix-Marseille Université (AMU)
Une centaine d’établissements scolaires expérimentent le port d’une tenue obligatoire pour tous les élèves. Qu’en pensent les principaux concernés ? Et les enseignants ?
Texte intégral (1872 mots)

Depuis la rentrée 2024, et jusqu’en 2026, une centaine d’établissements scolaires expérimentent, du primaire au lycée, le port d’une tenue identique obligatoire pour tous les élèves. Comment cette mesure est-elle perçue et vécue au quotidien ? Premiers retours de terrain.


C’est une véritable révolution vestimentaire qui s’invite à l’école. Depuis la rentrée de septembre 2024, une centaine d’établissements – écoles, collèges et lycées – expérimentent le port d’une tenue commune obligatoire pour tous les élèves. Derrière cette initiative portée par le ministère de l’éducation nationale s’affiche l’ambition de renforcer le sentiment d’appartenance, d’atténuer les inégalités sociales, d’améliorer le climat scolaire et de lutter contre le prosélytisme.

L’expérience devait être accompagnée d’un appel à manifestation d’intérêt (AMI) et suivie par un comité d’experts, en lien avec la Direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO) et les services statistiques du ministère (DEPP).

Au terme de deux années, si les résultats sont jugés concluants, le ministère envisage la généralisation du port de l’uniforme dans l’ensemble des écoles et établissements du pays.

Une rupture dans l’histoire de l’école française

Imposer le port d’une tenue réglementée marque une véritable rupture dans l’histoire de l’école française. En effet, malgré l’imaginaire collectif nostalgique d’une école d’antan, ordonnée et protégée des turbulences du monde, la France n’a jamais connu de politique imposant l’uniforme. Seuls quelques rares établissements privés catholiques ont inscrit cette pratique à leurs règlements intérieurs.

Dans le public, les élèves ont pu porter des blouses pour des raisons pratiques, mais sans recherche d’uniformité, et cet usage a peu à peu disparu dans les années 1970.

L’idée d’un uniforme scolaire émerge véritablement au début des années 2000, dans un contexte politique et éducatif centré sur la thématique de la restauration de l’autorité, et nourri par les polémiques à propos des tenues jugées provocantes de certaines adolescentes, ou encore du port du voile. Mais, jusqu’en 2022, le débat reste cantonné au terrain médiatique, sans traduction institutionnelle concrète.

Reportage en 2003 dans un collège où existe une réglementation sur les vêtements (INA Styles).

C’est dans un contexte de crise, à la fois scolaire et institutionnelle, que Gabriel Attal, alors ministre de l’éducation nationale, va lancer cette expérimentation en 2024. Une décision qui rompt avec la tradition scolaire française, mais dont la légitimité scientifique reste contestée.

La littérature existante – principalement anglo-saxonne et asiatique – ne démontre pas d’effet positif clair de l’uniforme sur les résultats académiques. Certaines études pointent même un impact négatif sur la santé physique et psychologique des élèves appartenant à des minorités de genre, ethniques ou religieuses, sans bénéfice notable sur le climat scolaire ou le sentiment d’appartenance.

Éclairer le vécu des élèves et du personnel éducatif

Pour dépasser les logiques propres au politique et les polémiques médiatiques, pour comprendre ce qui se joue réellement dans les établissements et pour contribuer au débat sur des bases plus solides, nous sommes allés sur le terrain, dans trois établissements pionniers de l’académie d’Aix-Marseille : deux collèges et un lycée. Nous avons rencontré les chefs d’établissements, les conseillers principaux d’éducation, assisté aux rentrées scolaires et diffusé des questionnaires auprès des élèves et des parents afin de recueillir leur perception.

Certes, cette recherche ne permettra pas de mesurer l’efficacité du dispositif en termes de résultats scolaires, de climat ou de lutte contre le harcèlement, mais elle apporte un éclairage précieux sur la manière dont cette expérimentation a été vécue au quotidien par les personnels, les élèves et leurs familles au terme d’une première année.

« Uniforme à l’école : problème de financement mais expérimentation toujours en cours en Paca » (France 3 Provence-Alpes-Côte d’Azur, avril 2025).

La personnalité des chefs d’établissement a joué un rôle déterminant dans le choix des établissements pilotes. Les deux principaux et le proviseur accueillant le dispositif sont des hommes qui affirment une forte adhésion aux valeurs républicaines. Pour lancer ce projet, susceptible de susciter des polémiques, les responsables des collectivités territoriales ont en effet préféré se tourner vers des établissements où l’opposition était plus faible, ou moins visible.

En revanche, les établissements présentent des profils très différents : le lycée accueille une population très favorisée, avec des parents « fiers de leur terroir », tandis que les deux collèges scolarisent des publics plus diversifiés, l’un en zone rurale et l’autre en périphérie urbaine. Pour ces personnels de direction, l’expérimentation n’est pas seulement une expérience pédagogique : elle représente aussi un moyen de valoriser leurs établissements et de renforcer leur compétitivité dans le marché scolaire local, notamment face aux établissements privés catholiques.

Certains collèges initialement pressentis ont par ailleurs renoncé à participer à l’expérimentation, face à la mobilisation du personnel, des familles ou des élèves.

Adultes et adolescents, des perceptions clivées

À l’appui des nombreuses réponses collectées (1 200 élèves, 1 100 parents), les parents d’élèves se montrent largement favorables à l’expérimentation, dans un étiage de 75 % à 85 % d’avis positifs selon les établissements, et ce, quel que soit leur profil social.

Ce positionnement reflète avant tout l’adhésion aux valeurs portées par le dispositif. En effet, s’ils estiment que le port d’une tenue unique contribue à restaurer l’autorité de l’école ou à défendre la laïcité, les parents considèrent que les effets concrets restent finalement limités, voire inexistants. Ils s’accordent sur le peu d’effet sur le harcèlement, les résultats scolaires ou la qualité des relations entre élèves. En revanche, l’expérimentation semble renforcer, à leurs yeux, l’image positive des établissements de leurs enfants.

La perception du climat scolaire par les élèves est en revanche plus contrastée. Si celle des collégiens reste proche des moyennes nationales, celle des lycéens apparaît nettement plus négative. Ce sentiment est fortement lié à l’obligation de porter l’uniforme et au contrôle strict de la tenue, perçus comme autoritaristes. En d’autres termes, l’obligation d’une tenue unique participe dans ce lycée à la dégradation de la qualité du climat scolaire.

De manière générale, les élèves interrogés, quel que soit leur âge, rejettent massivement l’initiative : ils ont vécu à 70 % l’annonce de l’expérimentation comme « horrible » et souhaitent majoritairement qu’elle soit abandonnée pour pouvoir à nouveau s’habiller comme ils le souhaitent. Pour eux, le dispositif n’a aucun impact sur les résultats scolaires, n’efface pas les différences sociales – encore visibles à travers les chaussures, les sacs ou autres accessoires – et n’améliore pas le sentiment d’appartenance.

Concernant le harcèlement, la majorité rejette l’idée que le port d’un uniforme puisse réduire le phénomène, et cette affirmation est encore plus marquée chez les élèves se disant victimes de harcèlement, qui considèrent que leur situation n’a pas du tout été améliorée. Le sentiment négatif est identique, quels que soient le milieu social ou l’expérience scolaire passée dans l’enseignement privé.

Dans le cadre de cette étude, les élèves critiquent également l’inadéquation des tenues avec leur vie quotidienne et les conditions climatiques : pas assez chaudes pour l’hiver et trop pour l’été.

Enfin, et surtout, ils conçoivent cette nouvelle règle comme une atteinte inacceptable à leur liberté d’expression. Ce ressentiment est particulièrement fort chez les lycéens, qui estiment que leur scolarité est gâchée par cette impossibilité d’affirmer leur individualité à travers le vêtement.

Au-delà de leurs critiques, ce qui ressort du discours des élèves, c’est le sentiment de ne pas avoir été consultés : l’expérimentation a été décidée sans eux et se déroule sans que leurs préoccupations soient prises en compte. Le contraste est frappant avec le discours des responsables, qui présentent un plébiscite de l’ensemble de la communauté scolaire. À titre d’exemple, des chefs d’établissement affirment que les élèves portent volontairement leur uniforme à l’extérieur de l’école comme marque de fierté et de sentiment d’appartenance, alors que 90 % des élèves déclarent exactement le contraire.

Quelle sera donc la suite donnée à cette expérimentation ? Outre le rejet massif par les élèves, l’adhésion des familles est à relativiser si l’on considère que l’expérimentation, intégralement financée par l’État et les collectivités locales ne leur coûte rien. La généralisation du port d’une tenue unique pose d’importantes questions de financement, plus encore dans un contexte budgétaire sous tension. La conduite de cette expérimentation interroge plus globalement la fabrique de politiques publiques d’éducation, pensées dans des situations de crise ou perçues comme telles.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

21.11.2025 à 18:09

La France est très endettée auprès du reste du monde, mais pourtant bénéficiaire. Explication d’un paradoxe

Vincent Vicard, Économiste, adjoint au directeur, CEPII
Laurence Nayman, Économiste, CEPII
La France a reçu davantage de capitaux de l’étranger qu’elle n’en a investi. Pourtant, les pays étrangers nous paient plus de revenus d’investissement. Pourquoi ?
Texte intégral (1589 mots)

La France est endettée vis-à-vis du reste du monde : -670 milliards d’euros en 2024. Pourtant, le reste du monde nous paie plus de revenus d’investissement que nous n’en payons. Pourquoi ce paradoxe ?


Selon le dernier rapport de la Banque de France, la position extérieure nette de la France, soit l’endettement des résidents en France vis-à-vis du reste du monde, affiche -670 milliards d’euros en 2024, soit -22,9 % du PIB. Concrètement, les Français ont reçu davantage de capitaux de l’étranger qu’ils n’y ont investi.

Une position débitrice qui rapporte paradoxalement. Longtemps réservée aux États-Unis, cette situation, qualifiée de privilège exorbitant, se vérifie pour la France. Elle s’explique par la structure des encours de la France – créances et engagements. Les créances résultent majoritairement d’investissements de multinationales françaises à l’étranger, qui affichent des taux de rendement plus rémunérateurs. Les engagements de la France viennent surtout de la détention de la dette publique française par les investisseurs étrangers.

Si la récente hausse des taux d’intérêt sur les titres de dette en a réduit la portée, les revenus d’investissement continuent pourtant à afficher un solde positif, qui contribue à maintenir le solde courant français proche de l’équilibre.

Recours massif à la finance de marché

Ce solde courant de la France dissimule des situations très contrastées selon les types d’investissements (graphique 1).

La position déficitaire tient avant tout à l’acquisition d’obligations ou d’actions rassemblées sous la catégorie d'investissements de portefeuille (-1 073 milliards d’euros), notamment des titres de dette publique détenus par des étrangers. Les titres de créance à court et long terme sur les administrations publiques contribuent pour environ -1 400 milliards d’euros.

À l’inverse, les investissements directs étrangers (IDE) ont une position positive de 568 milliards d’euros. Les entreprises multinationales françaises ont plus investi à l’étranger que les multinationales étrangères en France.

Fourni par l'auteur

Rémunération des investissements

La rémunération des investissements n’est pas la même selon leur nature.

Les investissements en actions, et en particulier les investissements directs étrangers (IDE), sont plus rémunérateurs que les titres de dettes. En 2024, le rendement apparent des IDE français était en moyenne de 6 %, contre seulement 2,4 % pour les investissements de portefeuille (en obligation et en action).

L’actif total de la France, soit l’ensemble des investissements par des résidents français à l’étranger, s’établit à 10 790 milliards d’euros. Il est de 11 460 milliards d’euros pour le passif, à savoir l’ensemble des investissements détenus par des résidents étrangers en France. De facto, la position extérieure nette est de -670 milliards.

Appliquées à de tels montants, même des différences mineures de rendement des investissements entre actif et passif peuvent avoir un impact important sur les revenus d’investissement dus ou payés par la France au reste du monde.

Privilège exorbitant

La combinaison d’un actif biaisé en faveur des actions et d’investissements directs étrangers (IDE) plus rémunérateurs et d’un passif biaisé vers les obligations, dont les intérêts sont moins importants, permet à la France d’afficher des revenus d’investissement positifs depuis deux décennies (graphique 2).


À lire aussi : Les multinationales françaises, de nouveau à l’origine de la dégradation du solde commercial


C’est cette situation, caractéristique des États-Unis (pour ce pays elle est liée au rôle dominant du dollar), que l’on qualifie de privilège exorbitant. La France a pu financer sa consommation en empruntant au reste du monde, mais sans avoir à en payer le coût. La détention par les étrangers de dettes, en particulier de dette publique française, constitue le pendant des investissements directs à l’étranger des multinationales françaises, dont les rendements sont plus importants, et de facto du privilège exorbitant français.

Revenus des investissements

Les entrées nettes de revenus d’investissements persistent aujourd’hui malgré la récente remontée des taux d’intérêt, ces derniers augmentant la rémunération des titres de dette.

Les revenus nets sur les investissements directs étrangers (IDE) restent positifs et importants – de l’ordre de 76 milliards d’euros. Le solde des revenus d'investissement de portefeuille est aujourd’hui négatif de 39 milliards d’euros, soit près de deux fois plus que jusqu’en 2022 (graphique 3).

La hausse des taux d’intérêt est particulièrement frappante pour les autres investissements. Leur rendement apparent est en moyenne de 3,5 % en 2024, contre 0,8 % en moyenne dans les années 2010. De telle sorte que les intérêts sur les autres investissements se sont aussi dégradés (-24 milliards d’euros en 2024). Les rendements sur les titres de dette restent cependant inférieurs à ceux sur les investissements directs étrangers (IDE).

De telle sorte que les revenus d’investissement restent positifs dans leur ensemble, à +0,5 % du PIB.

Amélioration du solde commercial

À rebours des États-Unis, la France affiche une balance courante équilibrée. C’est le cas en 2024, mais aussi en 2021 et en 2019, soit toutes les années hors crise depuis cinq ans (graphique 4). L’accumulation de déficits courants pendant les années 2000 et 2010 a entraîné la dégradation de la position extérieure française, mais cela n’est plus le cas sur la période récente.

Aujourd’hui, le solde commercial est proche de l’équilibre, l’excédent des services compensant le déficit des biens. L’équilibre du compte courant ne tient plus tant au privilège exorbitant français, et aux revenus d’investissements qu’il génère, qu’à l’amélioration du solde des biens et services.

La réduction partielle du privilège exorbitant français, liée à la hausse récente des taux d’intérêt, n’entraîne pas de risque de soutenabilité extérieure lié à la position extérieure nette négative de la France.

La structure de l’actif et du passif des investissements de la France continue à générer des revenus nets positifs, malgré une position négative. Le solde courant est équilibré en 2024 (comme sur les années hors crises depuis 2019).

Pour rappel, à l’aube de la crise de la zone euro en 2010, la position extérieure nette de la Grèce était de -100 % du PIB et son solde courant déficitaire de 10 % du PIB, de -107 % et -10 % respectivement pour le Portugal, et -90 % et -4 % pour l’Espagne. Bien loin des -23 % de position extérieure nette de la France, du quasi équilibre du compte courant et du privilège exorbitant français en 2024.

The Conversation

Vincent Vicard a reçu des financements du Programme Horizon Europe.

Laurence Nayman ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

21.11.2025 à 18:08

La Corée du Nord, la guerre en Ukraine et le théâtre indo-pacifique

Marianne Péron-Doise, Chercheur Indo-Pacifique et Sécurité maritime Internationale, chargé de cours Sécurité maritime, Sciences Po
Des milliers de soldats nord-coréens combattent en Ukraine aux côtés des forces russes, tandis qu’en Asie, la tension ne cesse de croître.
Texte intégral (2568 mots)

En s’impliquant directement dans la guerre que la Russie livre à l’Ukraine, la Corée du Nord renforce l’axe qu’elle forme avec la Russie et la Chine, ce qui suscite l’inquiétude de la Corée du Sud et du Japon. Dès lors, ces deux derniers pays se rapprochent de l’Otan. Les théâtres européen et asiatique sont plus interconnectés que jamais.


En octobre 2024, la révélation de la présence de militaires nord-coréens sur le front russo-ukrainien et de leur engagement aux côtés des forces russes dans la guerre de haute intensité déclenchée par Vladimir Poutine a suscité choc et malaise. Dans les mois suivants, les services de renseignement de Séoul et de Kiev ont évoqué le déploiement de jusqu’à 12 000 soldats nord-coréens dans la région russe de Koursk, où avait alors lieu une incursion ukrainienne.

Cet envoi de troupes combattantes a révélé l’ampleur de la coopération militaire russo-nord-coréenne et la proximité existant entre les deux régimes depuis la visite de Vladimir Poutine en Corée du Nord en juin 2024. Il était déjà établi que Pyongyang livrait des armes et des munitions à Moscou, mais le flou persistait sur le contenu de leur partenariat stratégique et de leur engagement de défense mutuel.

L’analyse la plus courante était qu’en échange de ses livraisons d’armements, Kim Jong‑un escomptait des transferts de technologies et d’expertise pour ses programmes d’armes. Ceci sans négliger une indispensable assistance économique et un approvisionnement dans les domaines de l’énergie et des denrées alimentaires. On sait désormais que ce « deal » inclut également l’envoi de militaires nord-coréens sur le théâtre ukrainien. Un millier d’entre eux auraient été tués et 3 000 sérieusement blessés durant les trois premiers mois de leur déploiement. Ces chiffres élevés s’expliqueraient par leur manque de familiarité avec le combat actif mais aussi par leur exposition en première ligne par le commandement russe

Cinq mille spécialistes du génie et mille démineurs nord-coréens auraient également rejoint la région de Koursk à partir de septembre 2025. Parallèlement, le nombre d’ouvriers nord-coréens envoyés sur les chantiers de construction russes augmente, révélant un peu plus combien les renforts humains que Pyongyang envoie sans s’inquiéter de leur emploi s’avèrent profondément nécessaires pour une Russie qui épuise sa population.

Le retour de Kim Jong‑un au premier plan

On peut estimer qu’un contingent de 12 000 soldats et officiers constitue une quantité dérisoire pour un pays comme la Corée du Nord, qui dispose de plus d’un million d’hommes sous les drapeaux. Cette implication n’a pas changé le cours de la guerre russo-ukrainienne. Mais elle n’a pas non plus incité les États européens à s’engager davantage militairement, par crainte de provoquer une escalade russe. L’année 2025 les aura vu tergiverser alors que les États-Unis entamaient un désengagement stratégique assumé, confortant indirectement la posture russe.

C’est en Asie, à Séoul comme à Tokyo, que cette présence militaire nord-coréenne sur le théâtre européen a suscité le plus d’inquiétudes et a été perçue comme une menace directe et sérieuse. On peut y voir le résultat du fiasco diplomatique de l’administration Trump sur le dossier nord-coréen, amplifié par l’arrivée en 2022 de l’ultra-conservateur Yoon Suk-yeol à la tête de la Corée du Sud. Celui-ci, à peine nommé, avait adopté une ligne particulièrement offensive face à Pyongyang, n’hésitant pas à évoquer l’éventualité que son pays se dote de capacités nucléaires.

Ces dernières années, humilié par l’absence de résultats après ses deux rencontres au sommet avec Donald Trump en 2018 et en 2019, alors qu’il espérait une levée partielle des sanctions, le dictateur nord-coréen Kim Jong‑un n’a eu de cesse de reprendre une stratégie de provocation, notamment vis-à-vis de la Corée du Sud, bouc émissaire tout désigné de sa perte de face.

L’épisode de Covid et la fermeture totale du régime de 2020 à 2021 n’auront fait qu’accentuer ce retour de balancier vers une diplomatie extrême dont la multiplication des tirs de missiles balistiques tout au long de 2022 aura été une manifestation spectaculaire.

Le rapprochement avec la Russie, autre « paria », lui aussi sous embargo et en quête de munitions, aura permis à Kim Jong‑un de raffermir sa stature d’homme d’État et de se poser en allié indispensable de Moscou.

La chaîne de causalités politico-diplomatiques qui aura conduit à cette situation, à bien des égards impensable, ne fait qu’arrimer davantage la sécurité de l’Europe à celle de l’Indo-Pacifique. Une équation qui n’a pas été clairement analysée par l’Union européenne et beaucoup de ses États membres, en dépit des ambitions dans le domaine de la sécurité et de la défense affichées dans les nombreuses stratégies indo-pacifiques publiées à Bruxelles ces dernières années (dont celle de la France, de l’UE, de l’Allemagne et des Pays-Bas).

L’étrange configuration d’une « guerre de Corée » revisitée

L’environnement diplomatico-militaire de ce rapprochement russo-nord-coréen n’est pas sans rappeler la guerre de Corée dans laquelle l’alliance entre Kim Il-sung (le grand-père de l’actuel dirigeant nord-coréen) et Joseph Staline a joué un rôle majeur.

Conflit emblématique de la guerre froide, la guerre de Corée a pérennisé la partition de la péninsule en deux régimes distincts, fortement opposés, tout en redistribuant les équilibres stratégiques régionaux. Les États-Unis se retrouvaient durablement ancrés en Asie de l’Est et leurs deux principaux alliés, le Japon et la Corée du Sud, constituaient un front mobile autour d’un bloc communiste formé par la Corée du Nord, l’Union soviétique et la Chine maoïste. La différence majeure réside dans le fait que pour Washington, à l’époque, l’Asie constituait un théâtre secondaire par rapport à la primauté stratégique du « monde occidental ».

Ce n’est plus le cas aujourd’hui ; les administrations américaines successives n’ont de cesse de réaffirmer l’identité pacifique des États-Unis et l’importance décisive des enjeux indo-pacifiques. Mais si l’administration Trump 2, focalisée sur la Chine – rival systémique – monnaye désormais son assistance à ses alliés européens, le Japon et la Corée du Sud se montrent particulièrement proactifs dans leur soutien multidimensionnel à l’Ukraine.

La question se pose en Corée du Sud de savoir si le voisin du Nord mène en Russie une guerre par procuration et comment y répondre. En se servant de l’Ukraine pour se rapprocher de la Russie, Pyongyang opérationnalise ses moyens conventionnels, peu rodés au combat réel, en envoyant ses troupes s’aguerrir sur le front russe. Conjuguant à terme capacités nucléaires, balistiques et conventionnelles, le régime des Kim gagne en crédibilité face à l’alliance Washington-Séoul-Tokyo. Il démontre ainsi qu’il n’est plus dans une logique de survie mais d’affirmation de puissance aux côtés de ses pairs.

Vers un axe Moscou-Pékin-Pyongyang durable ?

Jusqu’où cette entente militaire entre la Russie et Pyongyang peut-elle aller ? Et quel rôle la Chine entend-elle y jouer ?

Durant des années, Pékin a fait ce qu’il fallait en termes d’assistance humanitaire et économique pour éviter que le régime nord-coréen ne s’effondre et que les États-Unis n’en profitent pour orchestrer avec la Corée du Sud une « réunification » en leur faveur. Désormais, la Chine doit jouer le même rôle vis-à-vis de la Russie et éviter que celle-ci ne s’épuise dans sa guerre d’agression. Le soutien nord-coréen est donc bienvenu, dans la mesure où Pékin ne peut trop ouvertement aider Moscou. En revanche, la Chine s’irrite de ne pas être en position dominante au cœur de cette nouvelle construction triangulaire.

Il n’en reste pas moins que la réalité de cette forte conjonction d’intérêts entre la Chine, la Russie et la Corée du Nord – illustrée notamment par la première rencontre simultanée entre leurs leaders, le 3 septembre dernier à Pékin, à l’occasion d’un défilé commémorant le 80e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale – renvoie à une coalition d’opportunité particulièrement dangereuse pour la sécurité européenne. Ce que ni Bruxelles, ni Washington n’ont su, ou voulu prendre en compte pour le second, pour qui l’aide militaire à Kiev s’est muée en opportunité commerciale.

Plus fondamentalement, le rapprochement entre la Chine, la Russie et la Corée du Nord (auquel les cercles stratégistes américains rajoutent l’Iran sous l’acronyme CRINK, China, Russia, Iran, North Korea) tend à constituer un front anti-occidental face à un ensemble euro-atlantique fragmenté. Il affirme d’ailleurs un certain niveau de cohérence alors que les États-Unis n’entendent plus assumer leur rôle de leader traditionnel du libéralisme international. Aux côtés de la Chine et de la Russie, la Corée du Nord contribue ainsi au narratif d’un Sud prenant sa revanche contre un Nord donneur de leçons et pratiquant les doubles standards quant au respect du droit international.


À lire aussi : Chine, Russie, Iran, Corée du Nord : le nouveau pacte des autocrates ?


Sécurité asiatique versus sécurité euroatlantique

Le phénomène le plus marquant résultant de la constitution de l’axe Russie-Corée du Nord-Chine est la porosité entre les théâtres asiatique et européen, les pays d’Asie s’impliquant désormais davantage dans les questions de sécurité européenne.

L’intérêt grandissant de Séoul et de Tokyo envers l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) et leur souci d’accroître la coopération avec l’Alliance en élargissant les interactions conjointes à travers le mécanisme de Dialogue Otan-pays partenaires de l’Indo-Pacifique (Australie, Corée du Sud-Japon-Nouvelle-Zélande) en témoigne.

L’ancien président Yoon (il a été destitué en avril 2025) a manifesté son soutien à l’Ukraine dès 2022 par une aide humanitaire et économique massive, y compris en livrant des équipements militaires non létaux de protection.

La Corée du Sud, qui est un acteur industriel très actif en matière d’exportation d’armements, a diversifié son aide militaire en livrant des équipements lourds (munitions, chars, lance-roquettes multiples) à plusieurs pays européens – Norvège, Finlande, Estonie et principalement la Pologne, comme elle fidèle allié des États-Unis au sein de l’Otan. La coopération industrielle en matière d’armement entre Séoul et Varsovie devrait par ailleurs se poursuivre, permettant à la Corée du Sud de participer durablement à la sécurité de l’Europe et, plus largement, à celle de l’Otan.

Prendre en compte la nouvelle réalité

Le Japon et la Corée du Sud peuvent-ils s’impliquer davantage dans la guerre russo-ukrainienne et contribuer à une sortie de crise qui déboucherait sur des négociations équilibrées ? Il est de plus en plus difficile de nier l’impact de la guerre en Ukraine sur les équilibres stratégiques en train de se redéployer en Asie et de maintenir des partenaires comme la Corée du Sud et le Japon en marge de l’Otan, ce qui revient à ne pas prendre en compte leurs capacités à renforcer les efforts européens en faveur de la résistance ukrainienne.

Nier la réalité d’un front commun regroupant Russie, Corée du Nord et Chine serait une erreur d’appréciation stratégique qui peut se retourner contre la sécurité européenne alors que le discours chinois sur la gouvernance mondiale s’impose de plus en plus au sein du « Sud Global ».

The Conversation

Marianne Péron-Doise ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

21.11.2025 à 12:29

Assassinat de Mehdi Kessaci à Marseille : un tournant dans la guerre des narcos et de l’État ?

Dennis Rodgers, Professeur, Chaire d'excellence A*Midex, Aix-Marseille Université (AMU)
L’assassinat de Mehdi, frère du militant Amine Kessaci, engagé dans la lutte contre le trafic de drogue à Marseille, est-il un crime « politique » ?
Texte intégral (2435 mots)

Depuis l’assassinat, jeudi 13 novembre, de Mehdi Kessaci, frère du militant écologiste Amine Kessaci, engagé dans la lutte contre le trafic de drogue à Marseille, dans les Bouches-du-Rhône, les réactions politiques et médiatiques se multiplient. Ce meurtre signalerait une nouvelle étape de la montée en puissance du narcobanditisme en France, avec un crime ciblant la société civile ou même l’État. Entretien avec le sociologue Dennis Rodgers, auteur d’enquêtes sur les trafiquants de drogue en Amérique latine et à Marseille.


The Conversation : Le meurtre de Mehdi Kessaci peut-il être interprété comme un tournant dans la montée en puissance du narcobanditisme, avec une violence qui touche désormais la société civile ou l’État – certains commentateurs comparant la France à certains pays d’Amérique latine ou à l’Italie ?

Dennis Rodgers : Je ne partage pas cette lecture et je pense qu’il faut faire très attention avec ce genre de représentation. Cet événement est tragique, mais il n’est pas nouveau. À Marseille, il n’y a pas que des règlements de comptes entre trafiquants. D’ailleurs, la notion de règlement de compte en elle-même est une notion problématique. Elle réduit la violence à une violence entre dealers en la décontextualisant : les conflits liés aux drogues sont souvent liés à des conflits plus locaux, parfois intercommunautaires ou familiaux.

J’ai longuement enquêté au sein de la cité Félix-Pyat à Marseille (3ᵉ), et, en 2023, un groupe de dealers locaux avait fait circuler une lettre qui était assez menaçante envers des habitants du quartier. Ce n’est pas aussi violent qu’un assassinat, mais c’est aussi de l’intimidation, et des meurtres d’intimidation ont déjà eu lieu. Je pense aux victimes tuées et brûlées dans le coffre d’une voiture. Ces crimes sont destinés à faire peur et à faire passer un message.

Mais un cap n’est-il pas franchi avec ce meurtre du frère d’un militant politique ?

D. R. : Je ne pense pas qu’on ait assassiné le frère d’Amine Kessaci pour des raisons liées à son militantisme politique, mais probablement plus parce qu’il dénonce le trafic de drogue dans le quartier de Frais-Vallon (13ᵉ arrondissement de Marseille), dont il est issu. Je pense que ce serait une erreur de dire que ceci est un événement exceptionnel qui marque, en France, une transformation dans la confrontation entre des organisations trafiquantes et l’État. Or, c’est le discours mis en avant, sans doute pour que certaines personnes puissent se positionner en vue des prochaines élections ainsi que pour légitimer la mise en œuvre de certaines politiques.

Comment a évolué l’organisation du trafic à Marseille ces dernières années ?

D. R. : Premièrement, il faut dire que le trafic de drogue n’est pas monolithique, et il évolue sans cesse. On a ces images et ces mythes d’un trafic de drogue en tant que business centralisé, d’une entreprise avec des règles fixes, avec des logiques très claires. Mais c’est souvent un assemblage de différents groupes, d’échafaudages bricolés et sans cesse reconstruits. L’image de la mafia tentaculaire qui contrôle tout, de la production à la distribution, n’est pas avérée. Les jeunes qui vendent dans les cités ne sont pas directement liés à ceux qui importent la drogue en France. Ces différents niveaux ont des logiques différentes. Souvent le trafic de drogue local a lieu à travers des liens intimes, familiaux, des liens de voisinage, par exemple, ce qui n’est généralement pas le cas au niveau de l’exportation à grande échelle. Les personnes qui sont dans les cités ne sont pas celles qui amènent la drogue à Marseille, et elles ne le seront probablement jamais.

Cela semble contradictoire avec ce que l’on entend à propos d’organisations notoires, comme la DZ Mafia ou Yoda…

D. R. : Le journaliste Philippe Pujol a très bien décrit l’organisation du trafic à Marseille, expliquant comment, tout en haut, il y a les grossistes à l’échelon international qui font de l’import-export en grandes quantités vers les ports européens, dont Marseille, même si ces gros bonnets ne sont pas à Marseille, puis il y a des semi-grossistes, ceux qui récupèrent de la drogue et la distribuent dans les cités. À Marseille, ces derniers représentent une cinquantaine de personnes, ceux de la DZ Mafia, des Blacks, du Yoda, d’autres encore, avec autour d’eux une armée de peut-être 300 personnes. Mais ils ne s’occupent pas de la vente de terrain qu’ils sous-traitent dans les cités. Le terrain et les cités sont donc gérés par des petits délinquants, pas par les gros caïds du crime.

En vérité, on ne sait pas grand-chose d’organisations comme Yoda ou la DZ Mafia. Cette dernière par exemple communique souvent à travers des vidéos YouTube ou TikTok qui mettent en scène des hommes cagoulés et armés de kalachnikovs debout devant des drapeaux, mais il s’agit clairement de propagande, et on ignore véritablement si cette organisation est très centralisée ou composée de groupes franchisés qui se rallient sous un nom commun. La seule chose dont je suis relativement sûr est qu’en 2023, le nombre de morts à Marseille a explosé en raison d’une guerre entre ces deux groupes. Ceci étant dit, dans la cité Félix-Pyat, leurs noms étaient sur toutes les lèvres à ce moment-là, mais personne n’en parlait en 2022, ce qui montre bien à quel point les choses sont floues…

Mais que disent les autorités à propos de ces deux organisations, DZ Mafia et Yoda ?

D. R. : Il existe peu d’informations publiques concrètes à leur sujet. La police a tendance à communiquer sur des arrestations « spectaculaires » de tel ou tel « chef », ou bien sur le démantèlement d’un point de vente. On entend circuler des noms : cette personne serait le grand chef de Yoda, telle autre de la DZ Mafia, on parle d’arrestations au Maroc ou à Dubaï. Mais s’agit-il des chefs ou des lieutenants ? Comment est-ce que ces personnes basées à l’étranger communiquent avec ceux en France ? Quelle est la division du travail entre différents niveaux de ces groupes ? Il y a un vide de connaissance à propos de la nature de ces organisations, et ça laisse la place pour des interprétations et des discours stéréotypants et stéréotypés qui se construisent sans fondements solides…

Le ministre de l’intérieur Laurent Nuñez a parlé de mafia à la suite du meurtre de Mehdi Kessaci. L’hypothèse d’organisations de type mafieux au sens italien serait fausse ?

D. R. : La mafia italienne tuait régulièrement des juges, des hommes d’État, elle les corrompait massivement aussi. Cela était aussi le cas des cartels en Colombie dans le passé ou au Mexique à présent. Cela n’est pas le cas en France aujourd’hui. Ces mots de « mafia » ou de « cartel » portent un imaginaire puissant et permettent de mettre en scène une action de reprise en main, et à des hommes politiques de se positionner comme « hommes forts ». Mais ils ne sont pas forcément adaptés à la réalité.

Les politiques mises en œuvre à Marseille sont-elles efficaces ?

D. R. : Dans les cités à Marseille, le gouvernement envoie des CRS qui peuvent interrompre le trafic quelque temps, et qui arrêtent le plus souvent des petites mains, mais, à moins de camper dans les cités toute l’année, cela ne sert à rien : le trafic reprend après leur départ. Cette stratégie de « pillonage » épisodique ne s’attaque pas à la racine du problème, qui est bien évidemment social.

Sans coordination entre politiques sociales et politiques sécuritaires, on ne pourra pas résoudre le problème du trafic de drogue. En Suisse, où j’ai travaillé, il y a beaucoup plus de coordination entre services sociaux, éducatifs, et la police par exemple. Ces services échangent des informations pour comprendre quelles sont les personnes à risque et pourquoi, afin de faire de la prévention plutôt que de la répression…

La politique française est essentiellement fondée sur une notion très régalienne de l’État qui doit avoir le contrôle. Il est évidemment nécessaire de réprimer, mais il faudrait surtout concentrer l’attention sur les plus grands trafiquants, ceux qui amènent la drogue dans la ville, pour interrompre la chaîne du trafic dès le départ. Par ailleurs, il faut trouver des moyens de casser les marchés illégaux. Sans prôner une légalisation tous azimuts, on peut apprendre de l’expérience du Québec, par exemple, où l’on peut acheter la marijuana à des fins ludiques dans des dispensaires officiels depuis 2018. Cela a permis de fortement réduire les trafics locaux tout en générant des revenus pour l’État.

En 2023, il y a eu 49 homicides à Marseille, 18 en 2024, puis 9 en 2025. On constate une baisse, comment l’expliquez-vous ?

D. R. : En fait, les chiffres actuels reviennent aux proportions qu’on a connues avant 2023, qui oscillaient entre 15 et 30 meurtres par an. Comme je l’ai déjà mentionné, en 2023, il y a eu un conflit entre la DZ Mafia et Yoda pour reprendre le contrôle de points de vente dans différentes cités. Les origines de ce conflit sont assez obscures. On m’a rapporté à plusieurs reprises que les chefs de ces deux organisations étaient des amis d’enfance qui s’étaient réparti les points de vente. Puis il y aurait eu un conflit entre ces deux hommes dans une boîte de nuit à Bangkok, en Thaïlande, à cause d’une histoire de glaçons jetés à la figure… J’ignore si tout cela est vrai, mais c’est la rumeur qui circule, et il n’y a pas de doute qu’il y ait eu une guerre, finalement perdue par Yoda.

La conséquence de la victoire de la DZ Mafia est que les homicides baissent. Il faut comprendre que les trafiquants ne cherchent pas nécessairement à utiliser la violence, car elle attire l’attention et gêne le commerce. Même si le trafic de drogue est souvent associé à des menaces ou à de l’intimidation, les actes de violence sont souvent déclenchés par des incidents mineurs – mais ils peuvent ensuite devenir incontrôlables.

Vous avez enquêté sur le terrain et rencontré de nombreux jeunes des cités marseillaises, y compris engagés dans le trafic. Quel regard portez-vous sur leurs parcours ?

D. R. : Le choix de s’engager dans le trafic est lié à une situation de violence structurelle, d’inégalités, de discrimination. Les jeunes hommes et femmes qui font ce choix n’ont pas un bon accès au marché du travail formel. Faire la petite main, même si ce n’est pas très bien payé, représente une opportunité concrète. Pour ces jeunes, cela permet de rêver d’obtenir mieux un jour.

J’insiste sur le fait que le contexte structurel ne doit jamais être ignoré dans cette question des trafics. J’ai constaté qu’à l’école primaire de la cité Félix-Pyat, qui bénéficie du programme de soutien aux quartiers prioritaires REP+, les jeunes bénéficient d’opportunités fabuleuses : ils voyagent, peuvent faire de la musique, de la cuisine, les professeurs sont très disponibles. C’est pour ainsi dire une véritable expérience des valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité. Mais dès le collège, ces jeunes sont le plus souvent orientés vers des filières professionnelles ou découragés de poursuivre des études. Ensuite, ils se retrouvent au chômage pour des raisons qui dépassent le cadre éducatif. Un jeune avec lequel j’ai fait un entretien en 2022 m’a raconté qu’après une centaine de CV envoyés, il n’avait rien obtenu. Un jour, il a changé l’adresse sur son CV et a trouvé du travail très vite…

Les discriminations vis-à-vis des habitants des cités, des origines ou de la religion sont profondes, et restent un angle mort de la politique française. Si on veut vraiment agir contre des trafics, il faut prendre au sérieux ces problématiques.


Propos recueillis par David Bornstein.

The Conversation

Les recherches de Dennis Rodgers bénéficient d’une aide du gouvernement français au titre de France 2030, dans le cadre de l’initiative d’Excellence d’Aix-Marseille Université – AMIDEX (Chaire d'Excellence AMX-23-CEI-117).

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