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28.04.2025 à 17:28

Sur Internet, des adolescents confrontés de plus en plus jeunes à des images pornographiques

Laurence Corroy, Professeure des universités, Université de Lorraine

Confrontés de plus en plus tôt à des contenus pornographiques en ligne, les adolescentes et adolescents peinent à aborder le sujet avec les adultes qui les entourent.
Texte intégral (1946 mots)

Si les adolescentes et adolescents se retrouvent confrontés de plus en plus précocement à de la pornographie en ligne, il leur est très difficile d’aborder le sujet avec des adultes. Retour sur une enquête de terrain alors que les éditeurs de sites sont sommés d’instaurer un contrôle d’âge pour l’accès à ces contenus sensibles.


Dès que l’on parle des adolescents et de leurs relations au numérique, les débats se polarisent, sans qu’il y ait nécessairement le réflexe de recueillir leur témoignage. En recherche, il est pourtant extrêmement important de leur donner la parole, ce qui permet de mieux mesurer leur capacité d’analyse et de distance vis-à-vis des messages médiatiques.

Dans le cadre de l’étude Sexteens, menée en Grand Est, nous avons rencontré plus d’une soixantaine d’adolescents pour évoquer avec eux les représentations de la sexualité et de l’amour dans les séries pour ados qu’ils regardent. Ces séries ont la particularité de mettre en scène des personnages principaux du même âge qu’eux, la plupart évoluant dans un cadre qu’ils connaissent bien, celui du lycée.


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Au cours de cette enquête, nous avons décidé de les interroger sur leur rapport à la pornographie seulement s’ils abordaient spontanément eux-mêmes le sujet au cours de l’entretien. La question n’était pas au cœur de notre recherche, nous ne voulions néanmoins pas l’éluder si les adolescents la soulevaient.

Nous avons ainsi recueilli les paroles d’une vingtaine de lycéennes et de lycéens sur leur confrontation à la pornographie. Ces témoignages sont précieux pour comprendre le choc ressenti et les ambivalences perçues face à ces images obscènes, alors que de plus en plus de mineurs sont exposés à ce type de contenus et que les éditeurs de sites pornographiques sont sommés de contrôler l’âge des internautes.

Un âge précoce d’exposition

Le premier enseignement de ce terrain concerne l’âge d’exposition à des images pornographiques. Celles et ceux, majoritaires, qui ont été confrontés à de la pornographie sans l’avoir désiré, l’ont été avant l’entrée au collège et l’ont particulièrement mal vécu.

Qu’il s’agisse de pop-ups qui s’ouvrent sur des sites de streaming ou d’images montrées délibérément par des élèves ou des enfants de leur entourage souvent plus âgés, les lycéens racontent leur stupéfaction, proche de l’incompréhension, puis la honte ou l’effroi qu’ils ont ressentis, comme le rappelle Marco :

« Depuis tout petit, je traîne sur Internet, parce que mon père est informaticien. J’ai eu un ordinateur très tôt à la maison. Je me rappelle qu’une fois, je cherchais soit des informations sur un jeu, soit à regarder un film en streaming. Je devais avoir au maximum 10 ans. Et il y a eu une fenêtre pop-up qui s’est ouverte. Je n’ai même pas compris. Ça m’a fait peur. Je ne sais pas comment expliquer… J’étais un petit peu dégoûté, c’était plutôt un sentiment de répulsion, mais en même temps un peu intrigué. »

Pour celles et ceux qui ont désiré consulter volontairement des sites pornographiques, ils étaient collégiens. La pression à la conformité peut jouer, les autres élèves en ayant discuté devant eux. Il faut pouvoir en parler, montrer qu’on a grandi. Ce visionnage s’apparente alors à un rite de passage, pour de jeunes adolescents autour de 13 ans :

Charlotte : « C’était volontaire. Un jour, je sais pas, c’était le matin et j’étais sur mon ordinateur. Je me suis dit, “Bah, je pense que je me sens prête, et c’est le moment de, de voir en fait”, on m’avait déjà proposé de regarder, etc. J’avais dit non. »

Qui te l’avait proposé ?

Charlotte : « Des amis garçons au collège.»

Pour des adolescents avides d’informations sur la sexualité, la pornographie paraît une possibilité plus accessible que d’aborder la question directement avec leurs parents, à une période de bouleversement pubertaire :

Claire : « Ça doit être à 13 ans. Je crois que c’est moi qui avais cherché. Y avait peut-être une scène dans un film ou quelque chose comme ça. Ou moi qui avais cherché. Je vous dis 13 ans, parce c’est l’âge où j’ai eu mes règles et c’était parti. Je pense que c’était sur Internet. On ne va pas dire que ça m’avait choqué, mais en tout cas ça m’avait dégoûtée. Vraiment j’ai vu ça… Et encore, c’était sur un truc connu pour être féministe ! Et vraiment j’ai vu ça et me suis dit : “C’est pas pour moi.” »

La sidération et le dégoût ne provoquent pas chez les enfants, même très jeunes, le réflexe d’en parler à leurs parents. Bien au contraire. L’épreuve est vécue seul, éventuellement entre pairs si le visionnage a été en duo ou en groupe.

Quels que soient les sentiments et les émotions suscitées, aucun d’entre eux n’en a parlé à des adultes. Ces derniers semblent les grands absents, tant les jeunes rapportent craindre leurs réactions. Amélie, qui a visionné de la pornographie de façon accidentelle avec sa cousine, évoque son incapacité à en discuter :

« C’est resté entre nous. Déjà, on avait peur de se faire engueuler. Et puis, on n’avait trop rien à dire dessus. On a vu et on a fait : “Bon.” Et après, il y a eu la curiosité parce qu’on ne savait pas du tout ce que c’était. Du coup, on est restées devant par curiosité. »

Des critiques argumentées

Pour autant, à l’exception d’un seul garçon qui a témoigné de son plaisir à regarder tous les jours « pour se branler », et dont les critiques portaient uniquement sur les performances mises en scène, tous les autres lycéens ont dénoncé des rapports de genre problématiques dans les films pornographiques, estimant qu’ils sont « dégradants » pour les femmes, « déshumanisants » et qu’il s’agit souvent de « représentations violentes de la sexualité ». Ils dénoncent des scripts sexuels et des corps irréalistes qui deviennent vecteurs de complexes.

Enquête sur les jeunes et la pornographie en 2018 (France 3 Grand Est).

Les filles jugent ainsi de manière très négative les rapports sexuels mis en scène, en ce qu’ils peuvent susciter des attentes irréalistes de la part des garçons dans la vraie vie, et critiquent des standards esthétiques très éloignés de leurs propres vécus corporels. Les garçons, quant à eux, évoquent les durées des rapports qui « mettent la pression » et déconnectés du réel.

Enfin, plusieurs adolescents ont rappelé le caractère addictif des images pornographiques, sans qu’ils ne puissent ou ne veuillent en expliquer la raison. Ils déclarent avoir des amis qui en ont besoin « de temps en temps ». Garçons et filles prêtent essentiellement aux garçons une appétence pour la pornographie, comme le résume laconiquement Coralie :

« Mes amis garçons et mon copain, ben eux ils approuvent hein, c’est des garçons hein… Mais moi, je trouve que c’est pas super. »

Ces représentations genrées des usages corroborent en partie des études récentes qui montrent une fréquentation plus assidue et un temps passé sur les sites pornographiques bien plus importants pour les adolescents que pour les adolescentes.

Un dialogue nécessaire

Le dialogue avec les adultes est-il impossible ou souhaité ? Nos enquêtés se sont tous déclarés favorables à l’introduction de cette thématique dans le cadre de l’éducation à la vie affective et relationnelle et à la sexualité.


À lire aussi : Une nouvelle éducation à la sexualité dans les établissements scolaires ?


Si discuter avec ses propres parents de la sexualité paraît difficile, voire impossible ou tabou pour beaucoup d’entre eux, cela ne signifie pas qu’ils ne désirent pas être accompagnés par les adultes. Ils aimeraient que le consentement, le plaisir et la pornographie soient systématiquement abordés à l’école. À l’instar d’Emmanuel, qui a apprécié la discussion sur la pornographie en classe et en a gardé un souvenir très vif :

« On avait comparé ça à une cigarette, parce que la première, elle est bien, parce que c’est la première et tout ça, et puis après, on se sent obligé de recommencer, de recommencer, de recommencer ! Puis en fait, c’est nocif. C’est nocif à mort ! Ça fait baisser la confiance en soi, c’est, c’est du gros cliché ! Puis surtout, les actrices, elles doivent être… elles doivent être exploitées, violées des fois. »

Déconstruire les messages médiatiques, développer son esprit critique, repérer les discours discriminatoires et sexistes, éduquer au consentement font partie d’une éducation aux médias et à l’information au sens large, fondamentale pour pouvoir prendre du pouvoir vis-à-vis d’images qui imposent par leur puissance itérative des scripts sexuels et des rapports de genre qui posent question. Les adolescents ont besoin de leurs aînés pour y parvenir. Soyons au rendez-vous.


Les entretiens ont eu lieu dans quatre lycées différents, en filières générales et technologiques et professionnelles. Julie Brusq, Mouna El Gaïed, Aurélie Pourrez, chercheuses à l’Université de Lorraine, au Crem (Centre de recherche sur les médiations. Communication – Langue – Art – Culture), ont participé à cette enquête.

The Conversation

Laurence Corroy a reçu des financements de la Maison des Sciences de l'Homme de Lorraine.

28.04.2025 à 17:27

La décroissance impliquerait-elle le retour à l’âge de la bougie ?

Marc Germain, Maître de conférences émérite d'économie, Université de Lille

Le « jour du dépassement » a été atteint le 19 avril dernier. Une étude réfute les liens entre décroissance et retour à l’âge de la bougie. Au pire ? Un retour au PIB par habitant de 1964…
Texte intégral (2270 mots)
Le 19 avril, la France atteint son « jour de dépassement » écologique. À cette date, notre pays a consommé l’ensemble des ressources naturelles produites pour satisfaire la consommation de sa population et absorber ses déchets pour toute l’année. JHDTProductions/Shutterstock

Le « jour du dépassement » a été atteint le 19 avril dernier. Diminuer le produit intérieur brut (PIB) pour faire disparaître ce dépassement écologique n’impliquerait pas de retourner à l’âge de la bougie. C’est ce que conclut une étude appliquée à la France et à l’Allemagne. Le PIB par habitant soutenable d’aujourd’hui correspondrait à un niveau observé dans les années 1960. Tout en gardant les technologies actuelles.


En 2020, le président Macron balayait la demande de moratoire de la gauche et des écologistes sur le déploiement de la 5G en renvoyant ses opposants au « modèle amish et au retour à la lampe à huile ». En 2024, le premier ministre Attal estimait que « la décroissance, c’est la fin de notre modèle social, c’est la pauvreté de masse ». Au vu de ces citations, tout refus du progrès ou toute baisse volontaire de l’activité économique est assimilé à un retour en arrière, voire à un monde archaïque.

Pourtant, le 1er août 2024, l’humanité atteignait son « jour de dépassement » écologique. À cette date, celle-ci avait consommé l’ensemble des ressources naturelles que la planète avait produites pour satisfaire sa consommation et absorber ses déchets pour toute l’année.

Dans le cas de la France, le jour du dépassement était déjà atteint le 19 avril. Malgré ses limites, le jour du dépassement est un indicateur pédagogique très utilisé pour mesurer le degré de non-soutenabilité du « train de vie » moyen d’une population sur le plan environnemental. Plus ce jour intervient tôt dans l’année, moins ce train de vie est durable.

Afin de reculer le jour du dépassement (et idéalement de le ramener au 31 décembre), on peut schématiquement opposer deux grandes stratégies.

  • La première vise à découpler les activités humaines de leur empreinte environnementale, principalement par le progrès technique. C’est la posture « techno-solutionniste ».

  • La deuxième, promue notamment par les partisans de la décroissance, ne croit pas en la faisabilité de ce découplage. Elle prône une réduction volontaire et ciblée des activités humaines elles-mêmes.


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Une étude récente, appliquée en particulier à la France, réfute les citations du premier paragraphe. Elle montre que la baisse du PIB permettant de faire disparaître le dépassement écologique en France n’impliquerait nullement un retour à l’âge de la bougie (ou de la lampe à huile), mais à un PIB par habitant observé dans les années 1960.

Définition de l’empreinte écologique

Le point de départ de l’étude consiste à faire le lien entre empreinte écologique, PIB et population d’un pays, à travers l’identité suivante :

E = eyP

où :

  • E désigne l’empreinte écologique. Selon le Global Footprint Network (GFN), l’organisme qui produit les statistiques relatives à l’empreinte écologique, celle-ci mesure la surface de terre et d’eau biologiquement productive dont un individu, un pays ou une activité a besoin pour produire toutes les ressources qu’il consomme et pour absorber les déchets qu’il génère.

  • y = Y/P est le PIB par habitant, où Y et P désignent respectivement le PIB et la population du pays.

  • e = E/Y est définie comme l’intensité écologique du PIB. À titre d’illustration, considérons une économie qui ne produit que des denrées agricoles. L’intensité écologique est alors l’empreinte écologique liée à la production d’un euro de ces denrées. L’intensité est (entre autres) déterminée par la technologie, dans la mesure où elle est d’autant plus faible que les ressources sont utilisées efficacement par l’économie.

En résumé, l'empreinte écologique est le produit de la population, de sa consommation de richesses et de l'efficacité des moyens utilisés pour produire ces richesses.

Empreinte écologique en France et en Allemagne

Les graphiques ci-dessous illustrent les évolutions contrastées des différentes variables présentes dans la formule précédente pour la France et pour l’Allemagne.

On observe que, depuis 1970, l’empreinte écologique globale E est restée plus ou moins stable en France, avant de décroître, depuis 2010. En revanche, l’empreinte écologique est tendanciellement décroissante en Allemagne, depuis 1990. Cette évolution plus favorable s’explique notamment par la croissance sensiblement plus faible de la population de ce pays.

Les évolutions des composantes e, y, P de l’empreinte écologique sont similaires dans les deux pays. L’empreinte écologique est tirée vers le haut par la croissance du PIB/hab y et, dans une bien moindre mesure, par la hausse de la population P.

En revanche, l’empreinte écologique est tirée vers le bas par la baisse continue de l’intensité écologique e. Cette baisse de e est due à différents facteurs, notamment le progrès technique et la tertiarisation de l’économie – les services ayant une empreinte moindre que l’industrie par unité de richesses produites.

Dépassement écologique

La deuxième étape de l’étude consiste à définir le dépassement écologique d’un pays. Celui-ci est défini comme le rapport entre l’empreinte par habitant du pays et la biocapacité par habitant au niveau mondial. La biocapacité est la capacité des écosystèmes à produire les matières biologiques utilisées par les humains et à absorber les déchets de ces derniers, dans le cadre de la gestion et des technologies d’extraction en cours.

Si d désigne le dépassement d’un pays, alors celui-ci est en dépassement si d > 1. Le jour du dépassement de ce pays survient alors avant le 31 décembre, et ce, d’autant plus tôt que d est élevé. Le Global Footprint Network (GFN) interprète le rapport d comme le nombre de planètes Terre nécessaire pour soutenir la consommation moyenne des habitants du pays.

Évolution du dépassement en France et en Allemagne. Fourni par l'auteur

L’évolution au cours du temps du dépassement en France et en Allemagne est décrite par le graphique ci-dessus. Il montre que, si tous les habitants du monde avaient la même empreinte écologique moyenne que celle des Français ou des Allemands à l’époque actuelle, il faudrait à peu près les ressources de trois planètes pour la soutenir.

PIB soutenable

La dernière étape de l’étude concerne la notion de PIB/hab soutenable d’un pays, défini comme le rapport entre le PIB/hab observé et le dépassement écologique.

Le PIB/hab soutenable correspond au niveau de vie maximal moyen compatible avec l’absence de dépassement écologique. Le tableau suivant décrit le calcul du PIB/hab soutenable pour la France et l’Allemagne en 2022 – la dernière année disponible au moment de l’étude.

Pour expliquer ce tableau, considérons les chiffres pour la France. Les deuxième et troisième lignes renseignent respectivement le PIB/hab observé y et le dépassement d de ce pays en 2022. La quatrième ligne calcule le PIB/hab soutenable s, en divisant le PIB/hab observé y par le dépassement d (autrement dit s=y/d). Ce chiffre correspond au niveau maximal du PIB/hab compatible avec l’absence de dépassement.

En d’autres termes, si au lieu d’avoir été égal à 38 816 $, le PIB/hab avait été égal à 13 591 $, la France n’aurait pas été en dépassement en 2022.

Le PIB/hab soutenable étant approximativement égal au tiers du PIB/hab observé, ramener celui-ci à un niveau soutenable supposerait une décroissance de l’ordre des deux tiers. L’ampleur de cette décroissance fait écho à d’autres travaux visant à quantifier les impacts de politiques de décroissance.

La dernière ligne du tableau indique que le PIB/hab qui aurait été soutenable en 2022 en France (13 591 $) correspond à peu près au PIB/hab effectivement observé en 1964. En écho avec les citations évoquées au début de cet article, ce résultat suggère que la décroissance du PIB nécessaire pour faire disparaître le dépassement écologique en France n’impliquerait aucunement un retour à l’âge de la bougie.

Pas un retour aux années 1960

Les résultats de l’étude ne suggèrent pas pour autant un retour pur et simple aux années 1960. En effet, ils sont obtenus en neutralisant le dépassement au moyen de la seule réduction du PIB/hab, alors que l’intensité écologique (déterminée, en particulier, par la technologie) et la population sont fixées à leurs niveaux actuels. Si les résultats supposent une baisse sensible de la production globale de l’économie, ils n’impliquent pas de renoncer à la technologie actuelle.

Il importe de souligner que notre étude s’est limitée à des pays industrialisés, et ne concerne donc pas les pays émergents ou en voie de développement. Nombre de questions n’ont pas été abordées, à l’exemple de celle de la répartition de l’effort de décroissance entre habitants aux revenus très différents ou entre activités économiques.

Notre étude résumée ici doit donc être prise pour ce qu’elle est : un exercice simple visant à remettre en question certains discours dénigrant la décroissance en tant que stratégie de neutralisation du dépassement écologique, dans le cadre du débat autour de la nécessaire réduction des impacts des activités humaines.

The Conversation

Marc Germain ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

28.04.2025 à 17:27

Livraison du dernier kilomètre : quelles solutions demain pour décarboner la logistique ?

Tristan Bourvon, Coordinateur Logistique & Transport de marchandises, Ademe (Agence de la transition écologique)

Focus sur trois solutions de décarbonation de la logistique : les centres de distribution urbains, les microhubs et la mutualisation des circuits courts alimentaires de proximité.
Texte intégral (2575 mots)
Les microhubs en ville peuvent faciliter le relais entre poids lourds et vélos-cargos pour la livraison du dernier kilomètre. Shutterstock

Comment réduire l’impact climatique des premier et dernier kilomètres des livraisons ? Pour le secteur de la logistique, le défi est de taille. Outre les leviers technologiques, comme le recours à des énergies renouvelables pour les véhicules, des solutions organisationnelles existent. La question du soutien des pouvoirs publics se pose, si l’on souhaite que ces solutions soient déployées à grande échelle en France.


La logistique représente au moins 16 % des émissions de gaz à effet de serre en France, soit 63 millions de tonnes équivalent CO2. Elle est également une source significative d’artificialisation des sols : elle représente environ 4 % de l’artificialisation totale en France entre 2010 et 2019.

La logistique urbaine pèse quant à elle pour 25 % des émissions de gaz à effet de serre des transports en ville, pour 33 % des émissions de polluants atmosphériques et 30 % de l’occupation de la voirie, sans oublier les nuisances sonores qu’elle génère.

Pour que l’objectif de la stratégie nationale bas carbone (SNBC) de baisser de 50 % des émissions de gaz à effet de serre à horizon 2030 soit tenu, les évolutions technologiques telles que l’électrification des flottes ne suffiront pas, quand bien même elles sont indispensables. Il faut donc transformer ce secteur qui représente aujourd’hui 1,8 million d’emplois en France. L’optimisation des flux logistiques et la réduction de leur impact doit aussi passer par des innovations organisationnelles.

Au cours des dernières décennies, plusieurs types de solutions ont déjà été expérimentées en France. L’Agence de la transition écologique (Ademe) a lancé, en 2024, l’eXtrême Défi Logistique, un programme d’innovation visant à imaginer puis à déployer des démarches d’optimisation de la logistique du premier et dernier kilomètre. Dans le cadre de ce programme, elle a identifié trois solutions existantes particulièrement intéressantes sur lesquelles elle a mené une analyse rétrospective :

  • les centres mutualisés de distribution urbaine,

  • les microhubs (microplateformes logistiques, en général optimisées pour une livraison finale par des modes de transport doux),

  • et la mutualisation des circuits courts alimentaires de proximité.

L’enjeu était de mettre en évidence les forces et les faiblesses de chacune d’entre elles afin d’identifier les conditions auxquelles elles pourraient être mises en œuvre à grande échelle en France. Un appel à projets « Ideation », a également été lancé, dans le cadre de l’eXtrême Défi Logistique, pour imaginer et concevoir ce type de solutions sur des territoires partout en France. Quatorze lauréats sont soutenus par l’Ademe. Dès début 2026, une phase d’expérimentation sera lancée pour tester concrètement ces solutions.

En quoi consistent ces différentes solutions et à quelles conditions peuvent-elles fonctionner ? Quel rôle peuvent jouer les collectivités pour assurer leur succès, la coordination entre seuls acteurs privés paraissant compliquée à impulser ?

Des centres de distribution urbaine

La première solution, dont l’Ademe a recensé dans son étude 33 expérimentations, bénéficie déjà d’un certain recul. Les « centres de distribution urbaine » (CDU) sont de petits entrepôts installés en périphérie des centres-villes qui agrègent les flux de différents transporteurs et grossistes pour ensuite organiser des tournées de distribution optimisées vers les centres-villes.

Le but est de réduire le nombre de kilomètres parcourus, le nombre d’arrêts des véhicules, mais aussi les coûts de la livraison du dernier kilomètre. La mutualisation des flux, dont ces CDU sont une forme, participerait dans les villes denses à une diminution de 10 % à 13 % des émissions de gaz à effet de serre.


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Les premiers projets de CDU, issus du principe des gares routières nées dans les années 1960, émergent dans les années 1990. Parmi les cas étudiés, une partie est privée ou semi-privée, prise en charge par des opérateurs eux-mêmes et d’autres mixtes ou publics. Ces derniers sont portés par les pouvoirs publics et s’apparentent à un « service public » de livraison de marchandises. Certains CDU sont dits « spécifiques » et associés à une activité particulière (chantier de BTP, livraison de marchandises dans un lieu contraint comme un aéroport…). Enfin, les CDU peuvent être mutualisés, c’est-à-dire partagés entre plusieurs plusieurs opérateurs de transport.

L’étude a montré que les difficultés étaient essentiellement liées au modèle économique, du fait notamment d’un manque de flux. Les projets qui ont réussi à se pérenniser ont trouvé un équilibre entre coûts d’exploitation et revenus, en diversifiant leurs sources de financement et en intégrant des services à valeur ajoutée comme le stockage déporté ou la préparation de commande.

Des entrepôts agrégeant les colis en périphérie urbaine permettent d’optimiser la livraison en centre-ville. Shutterstock

Le milieu étant concurrentiel, l’idéal est que la démarche soit portée par une collectivité, qui initie par exemple une structure juridique (coopérative, groupement d’intérêt économique, délégation à une société locale) et met en place une réglementation incitative. Comme des restrictions de circulation ou la mise à disposition de véhicules électriques uniquement qui attireront certains acteurs.

À Lille, un centre qui avait fermé va ainsi être relancé pour réaliser des tournées de livraison mutualisées entre les transporteurs du dernier kilomètre.

Des microhubs au cœur des villes

Autre option, plus récente et encore balbutiante : les microhubs, qui ne bénéficient pas du même recul que les centres de distribution urbains. Ces mini-entrepôts prennent souvent la forme d’une structure légère implantée en cœur de ville, par exemple sur une place de parking. Ces petites installations visent à stocker temporairement de la marchandise afin de réduire les distances parcourues pour la distribution et/ou le ramassage des biens.

Ils facilitent également la rupture de charge entre un poids lourd et des vélos-cargos. La possibilité d’entreposer pour une durée limitée les marchandises permet d’éviter tout temps d’attente entre l’arrivée d’un poids lourd pour décharger et le relais par des vélos cargo. Ces derniers peuvent ainsi rayonner autour du microhub pour réaliser les approvisionnements des établissements économiques locaux.

Autrement dit, les microhubs pallient un déficit en espaces fonciers pour la logistique urbaine dans des zones urbaines denses ou permettent de répondre à un besoin exceptionnel, par exemple pour un événement de grande ampleur qui porte atteinte à la performance logistique, comme l’organisation d’un grand événement sportif type Jeux olympiques. Ces expérimentations présentent aussi l’intérêt de tester la pertinence d’une implantation temporaire pour la logistique urbaine avant d’envisager d’éventuels aménagements plus pérennes. Ils peuvent être fixes ou mobiles, temporaires (de quelques mois à quelques années) ou durables.

D’après l’étude, le modèle souffre de moins de verrous économiques que les centres de distribution urbains, mais il requiert une volonté politique en faveur de la cyclologistique : ce sont souvent les enjeux fonciers et une absence de cadre réglementaire structurant qui limitent leur succès. À Nantes, un projet porté par Sofub (filiale de la Fédération des usagers de bicyclettes), vise ainsi à évaluer le potentiel de déploiement de microhubs sur plusieurs territoires afin de tester leur pertinence.

Mutualiser les circuits courts alimentaires de proximité

La mutualisation des circuits courts alimentaires de proximité (CCAP), enfin, entend répondre aux problématiques que pose la vente d’aliments secs ou frais en filière courte en envisageant la mise en commun des ressources et des moyens mobilisés pour faire circuler ces produits entre producteurs et consommateurs. Dans le cadre de notre étude, le rayon est fixé à 160 km. Les producteurs étant en général contraints d’utiliser leur propre camionnette pour venir en ville commercialiser leurs produits, la démarche est coûteuse, les véhicules souvent vieillissants ne sont en outre pas forcément bien remplis. Ainsi, les circuits courts alimentaires ne sont ainsi pas toujours aussi vertueux qu’espéré.

L’idée de la mutualisation des CCAP est de mettre en place des organisations mutualisées pour acheminer les récoltes vers les villes de façon professionnalisée. Plus matures que les microhubs, les structures porteuses de ce schéma, nées il y a une vingtaine d’années, connaissent déjà de nombreux succès. Elles impliquent toutefois de prendre en compte beaucoup de critères : le type de consommateurs (entreprises ou particuliers), la complexité du circuit court, l’internalisation ou non des opérations logistiques, le support de mutualisation (matériel ou plate-forme virtuelle)…

La principale difficulté relevée par l’étude est de convaincre les producteurs de changer leurs habitudes et d’identifier la structure qui va se charger de cette organisation. Une association de producteurs ? La collectivité ? La Chambre d’agriculture ?

À cet égard, un projet prometteur mené par le Département de l’Aveyron a été retenu comme lauréat de l’appel à projets de l’Ademe : il associe la Chambre d’agriculture, les collectivités partenaires et les programmes alimentaires territoriaux (PAT) pour créer une société coopérative d’intérêt collectif (Scic) qui aura pour objet d’optimiser la logistique des circuits courts à l’échelle du département, au travers du ramassage mutualisé et de la distribution optimisée.

L’approche, à l’échelle d’un département entier, permet d’envisager des gains d’efficacité et d’échelle assez importants, tout en facilitant le recours à ces offres par les acteurs locaux.

Quel rôle pour les collectivités ?

L’analyse rétrospective de ces trois options de décarbonation de la livraison a mis en évidence la nécessité, pour que ces solutions fonctionnent :

  • d’un modèle économique robuste,

  • d’une localisation stratégique,

  • d’une bonne coordination entre parties prenantes,

  • d’un soutien réglementaire et financier,

  • et d’un bon usage des outils numériques et des plates-formes collaboratives.

Elle souligne aussi que ces solutions ont toutes besoin, pour fonctionner, d’être encouragées par une volonté politique plus forte des collectivités. Laisser s’organiser des acteurs privés entre eux ne suffira pas, la coopération entre collectivités, transporteurs, commerçants et citoyens est déterminante pour l’adhésion et l’acceptabilité de ces projets.

Ce rôle des collectivités peut prendre différentes formes. Elles peuvent accompagner des projets en facilitant l’accès au foncier, en incitant à la mutualisation des flux, en mettant en place des leviers réglementaires et en intégrant ces infrastructures dans la planification urbaine.

Les collectivités peuvent également développer des incitations économiques et fiscales, pour soutenir les initiatives locales et encourager les transporteurs à utiliser ces infrastructures.

Elles peuvent enfin améliorer la collecte et le partage des données sur les flux logistiques, afin d’optimiser la planification et le suivi des performances environnementales et économiques.

À Padoue, en Italie, un péage urbain a par exemple été mis en place pour les véhicules de marchandises. Livrer dans la ville exige une licence et, en parallèle, un opérateur municipal, exonéré du péage urbain, a été mis en place. Les acteurs économiques ont ainsi le choix entre payer le péage ou passer par cet acteur municipal. En France, la ville de Chartres a elle aussi limité l’accès au centre-ville pour les véhicules de livraison et a créé une solution locale.

The Conversation

Tristan Bourvon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

28.04.2025 à 17:26

Pourquoi une guerre nucléaire est (presque) impossible en Europe

Laurent Vilaine, Docteur en sciences de gestion, ancien officier, enseignant en géopolitique à ESDES Business School, ESDES - UCLy (Lyon Catholic University)

L’utilisation de l’arme nucléaire aurait des conséquences si catastrophiques, non seulement pour les pays ciblés, mais aussi pour ceux qui l’emploieraient en premier, qu’elle semble hautement improbable.
Texte intégral (2835 mots)

L’arme nucléaire, du fait des conséquences désastreuses qu’entraînerait son emploi, est vouée à rester un élément de dissuasion. Si la menace du recours à cette arme ultime est fréquemment brandie côté russe, il n’en demeure pas moins que les responsables au Kremlin ont pleinement conscience des coûts pratiquement incalculables qu’une telle décision engendrerait. Pour autant, si le pire n’est jamais certain, il n’est jamais à exclure totalement.


La situation géopolitique extrêmement perturbée aux marches du continent européen remet sur le devant de la scène l’arme nucléaire. Les menaces explicites ou implicites de son utilisation contre un pays de l’Union européenne (UE) ou contre l’Ukraine, exprimées par Vladimir Poutine, la proposition d’extension de l’arsenal nucléaire français à d’autres États européens, avancée par Emmanuel Macron, et le questionnement sur la crédibilité des armes nucléaires américaines présentes en Europe : le contexte invite à s’interroger sur le risque qu’une arme nucléaire soit employée sur le continent, voire sur la possibilité qu’éclate une guerre nucléaire à grande échelle.


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L’arme nucléaire, un moyen essentiellement politique

Depuis leur apparition en 1945, depuis Hiroshima et Nagasaki, les armes nucléaires occupent une place à part dans l’arsenal mondial. Si elles sont la quasi représentation du Mal absolu, de la destruction complète de pays, de continents voire de l’humanité entière, elles ne constituent pas des armes d’emploi. En effet, à partir de 1949, quand les Soviétiques ont à leur tour acquis l’arme atomique, cette dernière est devenue une arme dite de non-emploi, une arme politique, symbolique et stratégique. Une arme de dissuasion. Sa modernisation continue a pour fonction première d’augmenter son efficacité justement pour la rendre plus dissuasive, plus crédible face à un adversaire agressif. Elle est conçue pour ne pas être utilisée.

Le fondement de la dissuasion nucléaire est bien connu : un adversaire doté de l’arme nucléaire n’attaquera pas un pays nucléaire ou un pays sous protection nucléaire, car il aura la certitude d’être détruit en retour. Dit de manière plus cynique, l’attaque n’a aucun intérêt, car elle n’engendre aucun gain pour celui qui frappe en premier.

La « paix nucléaire », centrale au temps de la guerre froide, n’a jamais cessé d’être, mais devient un concept plus prégnant depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Si cette forme de paix armée a été efficace depuis 1949, elle constitue par construction un équilibre instable, fondé non pas sur l’amour de la paix mais sur la peur et le calcul. En Europe, continent où plusieurs puissances sont dotées (la Russie, la France, le Royaume-Uni et les armes américaines disposées dans plusieurs pays européens), cet équilibre est d’autant plus décisif.

L’Europe, un théâtre trop risqué pour un agresseur

Les caractéristiques de notre continent – sa densité, son urbanisation, ses pays membres stratégiquement et militairement connectés – sont telles qu’une attaque nucléaire de la Russie, même limitée, si tant est que ce mot ait un sens en matière nucléaire, entraînerait des conséquences incalculables au sens premier du terme en matière politique, humanitaire, économique et écologique.


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Compte tenu de l’espace relativement restreint que constitue l’Europe, toute frappe sur le continent ne pourrait qu’être perçue comme menaçante de manière existentielle pour tous les autres pays. Une telle perspective est politiquement et stratégiquement insoutenable pour les pays européens.

Effet supposé d’un emploi de la Tsar-Bomba russe (57 mégatonnes) sur la région parisienne : le cercle rouge (rayon de 35 km) correspond à la zone de destruction complète. Nasa, CC BY-ND

Il est d’ailleurs remarquable de constater que les menaces plus ou moins explicites de Vladimir Poutine sur l’éventualité de l’usage nucléaire en réponse au soutien occidental de l’Ukraine sont restées lettre morte. Certes, l’Europe reste exposée aux surenchères stratégiques russes, mais la ligne rouge nucléaire n’a pas été franchie.

Le rôle dissuasif de l’Otan

Si l’arsenal français, strictement indépendant en termes d’emploi a joué un rôle dans ce constat, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) joue un rôle décisif dans la décision du président russe de ne pas monter aux extrêmes. Si ce dernier a attaqué l’Ukraine dans le cadre de ce qui peut être appelé une « sanctuarisation agressive », il ne peut menacer un pays voisin membre de l’Otan, en vertu de l’article 5 de son traité qui stipule que toute attaque contre un pays membre constitue une attaque contre l’ensemble de l’Organisation.

Si l’article 5 n’engendre pas une réponse militaire automatique de la part de l’Otan, contrairement à ce qu’on peut entendre souvent, il est quasiment certain, et le plus important est que cela soit aussi quasiment certain dans l’esprit de la direction russe, qu’une attaque nucléaire entraînerait une riposte nucléaire. Nous sommes ici au cœur du phénomène dissuasif.

Néanmoins, le désengagement progressif des États-Unis sous l’administration Trump et ses déclarations anti-européennes voire anti-otaniennes affaiblissent par nature le caractère dissuasif de cette organisation, ce qui doit impérativement pousser les pays européens à renforcer leurs propres capacités de dissuasion, à la fois conventionnelles et nucléaires.

L’arme nucléaire tactique est en fait stratégique

Une éventualité parfois évoquée est que la Russie utilise des armes nucléaires dites « du champ de bataille », de faible puissance, calibrées pour détruire des concentrations de forces adverses, afin de pouvoir dégager un espace permettant de développer une offensive. Une telle utilisation « limitée » serait d’une nature telle qu’elle n’engendrerait pas une riposte des pays de l’Otan.

Nous ne croyons pas à un tel scénario. Même tactique, c’est-à-dire de faible puissance, une arme nucléaire provoque de tels effets de souffle, de chaleur, de radiation, d’impulsion électromagnétique, de panique sociale et d’insécurisation des pays voisins qu’une seule frappe de ce type ne pourrait pousser qu’à l’escalade dont le paroxysme serait une confrontation nucléaire.

Au demeurant, l’évocation répétée, et jamais suivie d’effets, par la direction russe d’un recours au nucléaire tactique est une démonstration claire du caractère escalatoire d’une arme nucléaire de faible puissance – même si la réticence de Moscou à employer de tels moyens peut aussi être partiellement attribuée au fait que les Chinois ont fait comprendre aux Russes qu’ils étaient absolument opposés à tout usage du nucléaire et au fait que l’administration Biden, il n’y a pas si longtemps, a clairement fait savoir au Kremlin qu’un tel développement entraînerait une riposte américaine massive sur les forces russes.

Le coût politique et diplomatique pour le pays agresseur

Indépendamment du champ militaire, l’usage par la Russie de l’arme nucléaire aurait un coût immense en matière politique et diplomatique.

Il est fort probable que compte tenu de l’énormité des conséquences d’une frappe nucléaire, un pays qui lancerait une telle initiative deviendrait indéfendable pour ses propres amis ou pour les pays neutres.

Un tel pays perdrait sa légitimité internationale. Il verrait fort probablement les sanctions économiques de toute part s’abattre sur son économie. Dans un monde où l’image et la réputation façonnent les alliances, aucun acteur réaliste ne prendrait le risque d’un tel isolement, a fortiori la Russie, à l’économie peu performante.

L’emploi de l’arme nucléaire ne dépend pas du seul Poutine

Malgré les menaces récurrentes de la direction russe, l’usage de son arsenal nucléaire, comme c’est d’ailleurs le cas de tous les pays dotés, à l’exception peut-être de la Corée du Nord, reste soumis à des procédures strictes. Le président, bien que central dans la chaîne de commandement, n’agit pas seul. Le contrôle des clés nucléaires implique plusieurs étapes.

Il n’est pas acquis que l’ensemble de la chaîne décisionnelle menant à une frappe nucléaire suive son président, a fortiori dans un système russe souvent décrit comme mafieux, où les hautes autorités ont, non seulement, à redouter les effets directs d’une escalade militaire, mais également les effets qu’aurait une escalade sur leurs biens, souvent colossaux.

Il n’est pas exclu également que certains membres de la chaîne décisionnelle puissent bloquer une décision de frappe pour des raisons politiques ou morales.

La question chinoise

Le déclenchement d’une escalade nucléaire par la Russie aurait des conséquences majeures sur la distribution du pouvoir sur la planète. Un conflit nucléaire en Europe pourrait être une opportunité majeure pour la Chine, même si son économie mondialisée en pâtirait. En effet, un effondrement de l’Europe couplé à un affaiblissement des États-Unis et de la Russie dans le pire des scénarios pourrait faire de la Chine la seule puissance intacte sans avoir eu à prendre part au conflit. Cette perspective, insoutenable pour les Européens, les Américains, mais également les Russes, est de nature à freiner toute tentation de dérapage nucléaire.

Nous venons de le constater, une guerre nucléaire en Europe demeure hautement improbable. Il ne s’agit pas ici de morale, bien qu’il ne soit pas illégitime de penser que les dirigeants mondiaux en possèdent une, mais plutôt de lucidité. La terreur mutuelle, le jeu des alliances, les conséquences de différentes natures, les risques d’escalades incontrôlées et la position d’attente de la Chine rendent l’usage de l’arme nucléaire peu opérant.

La capacité destructrice de l’arme, son caractère de menace existentielle pour un continent voire pour toute l’humanité ne peuvent servir des intérêts rationnels, ne peut valider des calculs avantageux pour l’une des parties.

Peut-on en conclure qu’une guerre nucléaire en Europe est absolument impossible ?

L’humain est un être à la fois rationnel et émotionnel. Certains scénarios d’usage de l’arme, certes improbables, peuvent être explorés. Ces scénarios constitueraient alors des situations de rupture radicale où le rationnel serait supplanté par l’émotionnel sous la forme de la panique, du désespoir, de la perte de contrôle.

Il est possible d’imaginer un effondrement du régime autoritaire du président Poutine, provoquant l’indépendance de régions non russes dotées nucléairement et qui pourraient faire usage de l’arme. Un tel effondrement de la technostructure russe pourrait engendrer une rupture de la chaîne décisionnelle, amenant un acteur secondaire ou un chef militaire isolé à envisager une frappe, par calcul voire par folie.

Un autre scénario serait celui engageant le désespoir : face à un prochain effondrement économique l’empêchant de financer son économie de guerre, face à une éventuelle défaite militaire russe en Ukraine pour des raisons que nous ne voyons pas encore, la Russie pourrait envisager la menace comme existentielle, ce qui la pousserait à tenter le tout pour le tout, malgré la perspective d’une riposte dévastatrice.

Autre scénario, et l’histoire de la guerre froide nous le prouve, une guerre nucléaire pourrait être la résultante d’un malentendu technique ou d’un accident (lancement d’un missile par erreur, mauvaise interprétation de données radar, dysfonctionnement des systèmes d’alerte précoces entraînant une riposte automatique). Les grandes puissances ont bien entendu multiplié les systèmes de sécurité, mais une telle hypothèse a une probabilité non nulle.

Enfin, un retrait complet des garanties de sécurité ou un retrait américain de l’Europe, bien qu’improbable, pourrait conduire la direction russe à penser qu’une attaque nucléaire puisse être possible, négligeant de fait les arsenaux français et britannique.

Ces scénarios sont très peu probables. Alors oui, une guerre nucléaire est impossible en Europe… presque impossible. Ce « presque » nous entraîne néanmoins, Français et Européens, à cultiver notre vigilance stratégique, à user d’une diplomatie incessante et à se préparer à l’impensable même si le pire est hautement improbable.

The Conversation

Laurent Vilaine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

28.04.2025 à 17:25

Un incident hospitalier sur dix serait dû à un problème de communication, selon une nouvelle étude

Jeremy Howick, Professor and Director of the Stoneygate Centre for Excellence in Empathic Healthcare, University of Leicester

Selon une nouvelle étude analysant des résultats provenant d’hôpitaux du monde entier, les problèmes de communication entre soignants mettraient chaque année en danger la vie d’un grand nombre de patients.
Texte intégral (1166 mots)

Selon une nouvelle étude analysant des résultats provenant d’hôpitaux du monde entier, les problèmes de communication entre professionnels de santé mettraient chaque année en danger la vie d’un grand nombre de patients.


Afin de déterminer les causes de survenue d’incidents qui mettent en jeu la sécurité des patients, mes collègues et moi-même avons analysé 46 études publiées entre 2013 et 2024 et portant sur plus de 67 000 patients non seulement en Europe, mais aussi en Amérique du Nord et du Sud, en Asie et en Australie. Nos résultats, alarmants, indiquent que dans 1 cas sur 10, l’incident est uniquement survenu en raison d’un problème de communication entre soignants. Par ailleurs, ce type de problème contribue – à côté d’autres facteurs – à la survenue d’un incident de sécurité sur quatre.

Il ne faut pas oublier que derrière ces statistiques désincarnées se trouvent des personnes réelles, qui ont été meurtries en raison d’erreurs qui auraient pu être évitées. Ainsi, dans l’un des cas documentés, un médecin qui tentait de réduire au silence une pompe qui bipait a accidentellement arrêté la perfusion d’Amiodarone – un médicament utilisé en cas d’arythmie cardiaque – d’un patient. Il a omis d’informer l’infirmière de sa manipulation. Résultat : le rythme cardiaque du patient a dangereusement augmenté.

Dans un autre cas, un patient est mort car une infirmière n’a pas informé le chirurgien que son patient souffrait de douleurs abdominales postopératoires et avait un taux de globules rouges faible – autant de signes d’une possible hémorragie interne. Une meilleure communication aurait permis d’éviter ce décès.

Ces résultats confirment ce que de nombreux professionnels de santé soupçonnaient depuis longtemps : les défaillances de communication constituent une menace directe pour la sécurité des patients. Il est particulièrement inquiétant de constater que ces incidents se produisent dans de nombreux systèmes de santé à travers le monde.

Un problème d’ampleur

Rien qu’au Royaume-Uni, plus de 1 700 vies sont perdues chaque année en raison d’erreurs médicamenteuses. Dans le monde, 3 millions de décès surviennent annuellement pour la même raison. Au moins la moitié de ces cas, qui sont souvent dus à une mauvaise communication, pourraient être évités.

Aux États-Unis, les défaillances de communication contribuent à plus de 60 % de tous les événements indésirables graves associés aux soins hospitaliers. Selon les experts, ces chiffres sont probablement sous-évalués, car les incidents impliquant la sécurité des patients sont souvent sous-déclarés.

Notre recherche comble une lacune importante dans la compréhension du phénomène. Si des études antérieures avaient déjà établi que la communication pouvait s’avérer problématique dans les environnements de soins, notre analyse est la première à quantifier précisément l’impact de ce type de lacunes sur la sécurité des patients.

Une analyse statistique distincte, portant uniquement sur une sélection d’études considérées comme « de haute qualité » a donné des résultats similaires, ce qui renforce la validité de nos conclusions.

L’importance cruciale que revêt la mise en place d’une communication efficace entre soignants a notamment été soulignée dans plusieurs grandes enquêtes visant à évaluer l’origine des défaillances des systèmes de santé. Au Royaume-Uni, les rapports Francis et Ockenden ont tous deux déterminé que l’inefficacité de la communication entre soignants était à l’origine de la survenue de décès évitables au sein des établissements Mid-Staffordshire NHS Foundation Trust et du Shrewsbury and Telford Hospital NHS Trust, respectivement. Selon le médiateur britannique de la santé, la mauvaise communication contribuerait à environ 48 000 décès dus à la septicémie chaque année.

Les insuffisances de communication causent donc un véritable préjudice. Les malentendus qui en résultent sont à l’origine de graves erreurs médicales, avec pour conséquence la formulation de diagnostics erronés, la mise en place de traitements sous-optimaux, ou la sous-estimation de complications potentiellement mortelles.

L’espoir d’une amélioration

Malgré cet alarmant constat, il faut souligner que des interventions ciblées peuvent améliorer la communication. Certains de nos travaux ont ainsi montré que des praticiens sensibilisés et formés pour adopter une communication plus empathique envers les patients changent leurs comportements, ce qui se traduit par une prise en charge aboutissant à de meilleurs résultats.

De même, lorsque les professionnels de santé apprennent à mieux communiquer entre collègues, des améliorations mesurables s’ensuivent. Une étude publiée dans le prestigieux New England Journal of Medicine a révélé que la mise en place d’un protocole de communication structuré au sein d’équipes de chirurgie pouvait réduire la survenue d’événements indésirables de 23 % en un an. D’autres travaux ont révélé que l’utilisation de procédures normalisées de transmission entre les équipes réduisait les erreurs médicales de près de 30 %.

Ces interventions ne requièrent qu’un investissement limité en regard des gains apportés : une demi-journée de mise en œuvre peut suffire. Les systèmes de santé ont donc à leur disposition un levier particulièrement intéressant pour diminuer significativement la survenue d’événements préjudiciables.

Les preuves sont là. Reste maintenant aux dirigeants d’établissement, aux enseignants et aux décideurs à agir. Pour mieux protéger la vie des patients, la formation des soignants à la communication doit devenir une norme universelle – et non demeurer un supplément optionnel.

The Conversation

Jeremy Howick est financé par le Stoneygate Trust et reçoit occasionnellement des honoraires pour ses conférences.

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