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04.05.2025 à 11:24
Méfiez-vous (aussi) des hommes parfaits : réflexion sur les stratégies des agresseurs
Texte intégral (2189 mots)
Au procès des viols de Mazan, les figures du conjoint formidable et du père exemplaire ont souvent été mises en avant par les proches des accusés. Une « stratégie de l’homme parfait », typique des conjoints violents, qui permet aux agresseurs de tromper la vigilance de leur victime et de l’entourage, assurant ainsi leur impunité.
L’affaire des viols perpétrés par Dominique Pelicot et ses co-accusés a donné lieu à une forme de sidération collective face à ce qui a été largement vu comme un insondable paradoxe : celui du « monstre » derrière ce « Monsieur Tout-le-monde ».
Un « Monsieur Tout-le-monde » aimé et estimé de ses proches, au point que les commentaires émis par Gisèle Pelicot sur son mari lors de sa première convocation par la gendarmerie furent d’abord des éloges : il était un mari formidable et un bon père. Les attentions qu’il lui a portées pendant des années n’ont pourtant rien de paradoxal : elles sont l’arme du crime parfait, qui le plaçait au-dessus de tout soupçon.
Isoler, contrôler, dégrader : une stratégie de contrôle bien huilée
Si Dominique Pelicot préparait les repas et les apportait au lit à son épouse, ce n’était nullement par souci d’équité domestique ni par sollicitude, mais uniquement parce que cela lui permettait de la sédater à son insu, tout en façonnant l’image d’un homme exceptionnel.
De même, l’accompagner systématiquement chez le médecin n’était pas une marque d’attention, mais visait à empêcher le corps médical de poser les questions qui auraient pu mener Gisèle Pelicot à s’interroger sur ce qu’elle ingérait – stratégie qui s’est avérée payante. Il l’accompagnait jusque dans le cabinet du gynécologue : il lui fallait en effet éviter qu’une recherche de maladie sexuellement transmissible lui soit prescrite, car cela aurait immanquablement révélé un problème, voire le problème. En accompagnant son épouse chez le gynécologue, Dominique Pelicot a empêché le gynécologue de prescrire une recherche d'IST à sa patiente. Une telle prescription aurait sous-entendu l'existence de relations extraconjugales. Or, il est très peu probable qu'un médecin s'autorise à sous-entendre l'existence possible d’adultère avec une patiente en présence de son conjoint.
Cette omniprésence qui passait pour l’attention d’un mari aimant, était en réalité l’un des rouages d’une stratégie de contrôle bien huilée, se traduisant par une intrusion dans tous les aspects de la vie de sa victime.
Tel un « pompier pyromane », il a volontairement porté atteinte à la santé de son épouse, non seulement pour la réduire à l’état d’objet sexuel, mais aussi pour se poser en sauveur, alors qu’il était en train de la tuer à petit feu.
Faire perdre toute agentivité à la conjointe est une stratégie classique du compagnon violent. La faire passer pour folle, ou sénile, en est une autre. Si elle s’était souvenu de quoi que ce soit, qui aurait cru une femme qui perd la tête ? Si elle avait succombé aux sévices de son conjoint, qui aurait suspecté autre chose que l’issue inexorable d’une maladie dégénérative ? Qui aurait soupçonné ce mari si présent pour son épouse en perte d’autonomie, dans un monde où le risque d’être quittée en cas de maladie grave est six fois plus élevé pour les femmes que pour les hommes ?
Dominique Pelicot a déployé une large gamme de l’arsenal stratégique typique des conjoints violents, et tout particulièrement celles relevant du « contrôle coercitif » : isoler son épouse, contrôler le moindre détail de son existence, dégrader son estime de soi, sa santé, la rendant ainsi dépendante et peu crédible.
Des procédés ni paradoxaux ni hors norme
Pas plus qu’ils ne sont paradoxaux, ces procédés ne sont hors norme. Nombre de ses co-accusés ont également été dépeints comme des conjoints et pères « normaux » ou « idéaux ».
Parmi les autres affaires médiatisées récemment, on pourrait citer des dizaines d’hommes s’étant soigneusement forgé une image de « saint-n’y-touche », à commencer par l’abbé Pierre, personnalité préférée des Français pendant près de vingt ans, dont 57 victimes ont fait connaître leur témoignage.
Citons également Jacques Salomé, chantre du développement personnel et de la communication non violente, accusé d’agressions sexuelles et de viols par cinq femmes, ou Pierre-Alain Cottineau, assistant familial agréé, président d’une association de défense des droits des personnes LGBT et membre d’un collectif de lutte contre les violences conjugales et familiales, mis en examen pour « viols avec actes de torture ou de barbarie » sur des enfants – dont une fillette handicapée de quatre ans – qui lui avait été confiés par les services sociaux.
Ces cas, systématiquement qualifiés de « hors norme », en raison du nombre de victimes connues et de la capacité des mis en cause à duper l’entourage, ne sont probablement que quelques arbres qui cachent la forêt des agresseurs anonymes, souvent violeurs en série, perçus comme « des hommes bien sous tous rapports ».
Or, un problème individuel de masse est un problème sociologique.
Docteur Jekyll et Mister Hyde, les deux faces d’une même médaille
Cette stratégie est bien connue des spécialistes des violences conjugales. La psychologue Lenore Walker, qui fut la première à décrypter le cycle de la violence conjugale, Lundy Bancroft, expert des conjoints maltraitants, ou encore Evan Stark, sociologue à l’origine du concept de « contrôle coercitif », ont souligné que la dualité « Docteur Jekyll et Mister Hyde » constitue la norme chez ces hommes.
La façade « Docteur Jekyll » leur permet de gagner la confiance de leur cible, de l’entourage et, le cas échéant, de l’opinion publique. Cette vitrine d’homme sensible et attentionné, parfois fragile, bienfaiteur de la communauté, leur offre simultanément le sésame pour la commission des violences et leur impunité, car la victime passera souvent des années à tenter – en vain – de faire sens de ce « paradoxe » et, si elle parvient à s’en dépêtrer et à le dénoncer, l’entourage aura d’autant plus de mal à la croire que la magie de l’homme parfait aura opéré.
Aujourd’hui, dans un contexte de réprobation croissante du machisme, les hommes violents ont davantage recours aux procédés de mise sous emprise généralement labellisés « perversion narcissique ». À l’ère post-MeToo, les agresseurs ont intérêt à davantage recourir à des procédés comme la soumission chimique, qui semble ainsi se diffuser, car ils leur évitent de recourir à la violence physique pour contraindre leurs victimes. La soumission chimique n’est ainsi qu’une tactique de plus dans la panoplie du contrôle coercitif.
Elle leur permet de surcroît de brouiller, si ce n’est d’effacer, les souvenirs de leurs crimes. Le masque de « l’homme parfait » peut ainsi continuer à être exhibé, sans dévoiler le visage de l’homme violent – pas même à la victime. Pas vu, pas pris !
Cinquante nuances de guet-apens
Loin de se limiter aux violences conjugales, la stratégie de « l’homme parfait » arbore, telle une hydre, d’innombrables visages.
Proposer du soutien moral, ou de l’aide matérielle, à une femme ou un enfant en difficulté fait partie des stratégies d’agressions sexuelles. Elle est par exemple utilisée par les proxénètes pour amener des adolescentes à la prostitution, ou par les pédocriminels adeptes du « cybergrooming ».
Raccompagner une femme après une soirée en prétextant vouloir s’assurer de sa sécurité dans l’objectif de créer l’opportunité du viol – voire du féminicide – repose sur des logiques analogues.
À l’instar de Dominique Pelicot, certains agresseurs jouent les pompiers pyromanes en créant de toutes pièces le problème qu’ils offrent de résoudre, dans le seul but de passer à l’acte. C’est ce qu’ont fait les violeurs et assassins de Priyanka Reddy, jeune vétérinaire indienne, en crevant les pneus de son scooter avant de lui proposer de la dépanner.
La tactique consistant à mettre en scène une détresse ponctuelle pour tendre une embuscade, comme l’a fait l’homme qui a violé la journaliste Giulia Foïs, ou à se faire passer pour vulnérable afin de susciter la pitié de leur cible, est une variante de la stratégie de l’homme parfait, en ce qu’il s’agit de tromper la vigilance de la victime.
S’engager pour les droits des femmes, des enfants ou d’autres groupes opprimés est une autre variante de la stratégie de l’homme insoupçonnable, qui fait florès depuis #MeToo. Harvey Weinstein avait lui-même soutenu publiquement des films féministes et promu des réalisatrices.
Lors de la vague féministe Ni Una Menos (« Pas une de moins ») en Amérique latine, un homme avait fait le buzz en défilant torse nu lors d’une manifestation à Santiago, au Chili, avec une pancarte « Je suis à moitié nu entouré du sexe opposé… Je me sens protégé, pas intimidé. Je veux la même chose pour elles ». Les posts de son ex-compagne le dénonçant pour violences conjugales et paternelles avaient fait nettement moins de bruit.
Toujours dans le cadre de Ni Una Menos, en Argentine, un homme avait aussi battu le pavé aux côtés de sa compagne avant de l’assassiner de 30 coups de couteaux deux ans plus tard.
Loin d’être victimes de pulsions inexplicables, ces hommes agissent au contraire de manière rationnelle et stratégique : s’ils s’adonnent aussi largement à ce double jeu, c’est parce qu’il est éminemment rentable pour eux, affirme ainsi Lundy Bancroft.
Dans son sillage, nous aimerions « que les gens ne soient pas si surpris. […] La plupart des agresseurs cultivent une image publique positive, ce qui conduit régulièrement à des cas où les observateurs disent : “Oh, j’en doute, il n’a pas du tout l’air d’être ce genre de personne.” Se donner une bonne image publique est le genre », écrit-il dans ce post de blog sur Eric T. Schneiderman, ancien procureur général de l’État de New York ayant démissionné après avoir été accusé de violences par d’anciennes compagnes.
En somme, il va falloir s’habituer aux procès « hors norme ».

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
04.05.2025 à 11:23
Une avancée pour purifier l’air intérieur : des matériaux prometteurs contre le formaldéhyde
Texte intégral (1941 mots)

Le formaldéhyde pollue l’air intérieur, car il est utilisé pour conserver le mobilier et les vêtements lors des longs voyages en bateau depuis leurs lieux de production. Il est très nocif pour la santé, mais les filtres à air le retiennent mal. De nouveaux matériaux, poreux à toute petite échelle, agissent comme des éponges et montrent une bonne efficacité de capture de ce polluant.
La qualité de l’air intérieur, invisible mais crucial, est un enjeu majeur de santé publique. Parmi les polluants les plus préoccupants figure le formaldéhyde, un composé organique volatil présent dans de nombreux produits du quotidien tels que les peintures, meubles, colles ou les produits ménagers. Bien qu’il soit souvent présent dans l’air en très faibles concentrations, à hauteur de quelques dizaines de « parties par milliards » (une molécule de formaldéhyde pour un milliard d’autres molécules), ses effets pour la santé peuvent être graves, notamment des risques accrus de cancers et d’irritations des voies respiratoires.
À l’heure actuelle, les solutions pour réduire son impact sur notre santé restent insuffisantes. En effet, les filtres traditionnels à base de charbons actifs ont des limites notables : leur efficacité décroît avec le temps et les conditions environnementales, notamment lorsque la température ambiante et l’humidité varient. Ces filtres peuvent même devenir des sources de formaldéhyde en fin de vie. Ils sont donc très limités en termes d’innocuité.
D’autres solutions pourraient être envisagées, comme l’utilisation de filtres à base de zéolithes. Cependant, ces matériaux poreux sont sensibles à la présence d’eau et sont pénalisés par des demandes en énergie considérables lors de leur régénération. La minéralisation du formaldéhyde (et d’autres polluants) à température ambiante nécessite, quant à elle, des catalyseurs à base de métaux nobles, donc très coûteux.
Bien évidemment, il serait plus judicieux de diminuer à la source ce type de polluants, mais ils sont présents de façon diffuse dans la plupart des matériaux de construction, ainsi que dans l’ameublement et les vêtements, car le formaldéhyde est un conservateur très utilisé pour éviter la formation de mousses et champignons, notamment lorsque les biens de consommation sont acheminés par bateau depuis leurs centres de production. Dans l’attente de changer notre modèle économique, il faudrait donc trouver une solution à cette pollution.
Pour chercher des solutions plus efficaces que celles qui existent, nous nous sommes penchés sur des matériaux poreux à très petite échelle (taille des « pores » de l’ordre de la molécule ou la centaine de molécules) appelés « MOF » (pour Metal-Organic Frameworks), et avons ajouté au sein des pores des fonctions chimiques particulières, les pyrazoles.
Ces matériaux hybrides, de vraies éponges moléculaires, ont montré un potentiel exceptionnel pour la capture de formaldéhyde. Ils permettent de capturer sélectivement des traces infimes de formaldéhyde en présence d’humidité, offrant une nouvelle voie pour améliorer la qualité de l’air intérieur.
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Pourquoi le formaldéhyde pose-t-il problème ?
Dans des espaces fermés, l’air intérieur peut être jusqu’à cinq fois plus pollué que l’air extérieur. Le formaldéhyde, présent dans presque tous les environnements intérieurs, dépasse fréquemment les seuils recommandés par l’OMS. Par exemple, dans les maisons neuves, ses concentrations peuvent atteindre entre 20 et 60 microgrammes par mètre cube d’air, voire plus de 100 microgrammes par mètres cubes d’air dans des pièces mal ventilées (pour un seuil à 100 microgrammes par mètre cube d’air pendant trente minutes).
Beaucoup de gens ne réalisent même pas que l’air qu’ils respirent chez eux peut être aussi, voire plus, pollué que celui dans une grande ville. Dans ces conditions, il n’est pas facile de réduire ce risque invisible et méconnu.
Les MOF : une solution innovante
Les Metal-Organic Frameworks ou MOF sont des matériaux poreux extrêmement modulables. La découverte de ces solides poreux hybrides cristallisés a débuté il y plus de vingt-cinq ans. À l’image des Lego, ils sont constitués de briques de constructions qui peuvent être assemblées à façon en fonction des propriétés physico-chimiques recherchées. Leur production à l’échelle industrielle, ainsi que les premières applications industrielles, ont été reportées il y a quelques années et concernent essentiellement la capture du CO2, la dégradation des polluants ou le stockage de gaz.
Ces briques sont de deux types : d’une part des entités inorganiques, constituées de métaux sous leur forme cationique, et d’autre part des molécules organiques majoritairement constituées de carbone et d’oxygène ou d’azote, appelés ligands.
L’assemblage de ces deux types de briques conduit à la formation d’un réseau de pores ou cavités de taille nanométrique (un milliardième de mètre). À l’image des éponges qui peuvent stocker de l’eau dans leurs pores, les MOF sont capables de capturer une large diversité de polluants, par exemple le toluène avec une efficacité bien supérieure aux filtres classiques.
Nous avons fabriqué et testé une famille de MOF avec une brique organique très spécifique, contenant des groupements pyrazoles, qui forment des liens très forts avec les molécules de formaldéhyde et permettent ainsi de les capturer de manière très efficace.
Ainsi, l’un de nos MOF possède une capacité d’adsorption autour de 20 % en masse soit près de 2 à 3 fois plus que les filtres commerciaux, et conserve son efficacité même dans des conditions de forte humidité, typiques de nos maisons ou lorsque la température de la pièce augmente.
Nous pouvons de plus le synthétiser dans de l’eau, à pression ambiante et une température en deçà de celle de l’ébullition de l’eau, ce qui facilite sa production à grande échelle. Les premiers essais de production montrent la possibilité de fabriquer aisément des dizaines de kilogrammes de ce matériau et tout laisse à penser qu’une production à très grande échelle (1-100 tonnes) est faisable.
Une performance durable et régénérable
L’un des défis des filtres à air est leur saturation, c’est-à-dire le moment où le filtre n’est plus efficace car tous les pores sont pleins.
Les filtres actuels doivent ainsi la plupart du temps être changés et le filtre incinéré. Au contraire, le MOF que nous avons développé peut-être régénéré, c’est-à-dire que ses pores vont être vidés, en plongeant le filtre dans de l’eau à température ambiante pendant quelques heures, le formaldéhyde étant ensuite évacué dans l’évier.
De plus, notre MOF ne relâche pas de formaldéhyde en deçà d’une température de 75 °C – alors que d’autres relarguent toutes les molécules polluantes accumulées à des températures plus basses, ce qui peut résulter en un « pic de pollution » plus important que dans les conditions initiales où le polluant est diffus. Pour donner une idée, dans une voiture en plein été, les températures peuvent varier drastiquement entre son utilisation avec la climatisation (20 °C) et à l’arrêt en plein soleil, où la température peut se rapprocher des 50 °C.
Enfin, ce nouveau MOF est très « sélectif », c’est-à-dire que son efficacité de capture du formaldéhyde est très peu impactée par la présence des autres polluants de l’air intérieur.
En termes de perspectives, des essais sont en cours avec des industriels ou spécialistes reconnus dans le domaine de la qualité de l’air intérieur afin d’intégrer ces nouveaux adsorbants dans des systèmes, actifs ou passifs, de purification d’air. La production à grande échelle de ces MOF devrait permettre également de réduire le coût de fabrication du MOF.
À plus long terme, il sera intéressant de coupler la capture du formaldéhyde à un processus de régénération catalytique permettant d’allonger la durée d’utilisation de ces MOF pour purifier l’air intérieur. D’autres applications potentielles sont envisagées par la suite pour la capture d’autres polluants nocifs de l’air intérieur tels que les acides pour la protection des œuvres d’art ou pour la détection de composés organovolatils.
Cet article a été écrit avec le concours de Nicolas Sadovnik et Mathilde Renouard, tous deux employés par SquairTech, une start-up, issue de laboratoires de recherche, qui développe un catalogue de matériaux poreux pour la capture de polluants de l’air.

Marco Daturi a reçu des financements de l'ADEME sur ce sujet. Il détient des parts dans la société SquairTech.
Christian SERRE détient des parts dans la société SquairTech. Et son laboratoire un contrat de collaboration avec cette société.
04.05.2025 à 11:22
Livre blanc pour une défense européenne : les États face à leur(s) responsabilité(s)
Texte intégral (1908 mots)

Le livre blanc prend acte du changement radical de la donne stratégique induite par les orientations de l'administration Trump, met en avant des objectifs capacitaires déjà connus et propose des solutions de financement qui ne seront pas évidentes à mettre en oeuvre. Au final, l'enseignement majeur de ce texte élaboré par les institutions de l'Union européenne est le rappel de cette évidence : la défense européenne sera ce que les États voudront bien en faire…
Le livre blanc pour une défense européenne «Préparation à l'horizon 2030» a été rendu public le 19 mars 2025 de manière conjointe par la Commission européenne et la Haute représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.
D'emblée, cette double signature matérialise le fonctionnement européen en matière de défense : 1) la défense relève exclusivement des États membres de l'UE, avec un rôle d'animation assez lâche de la Haute représentante et des décisions prises à l'unanimité ; 2) la Commission peut mobiliser en appui ses compétences communautaires en matière industrielle et économique en soutien du secteur si les États membres l'impulsent, ouvrant la voie à des décisions à la majorité qualifiée sur ces seuls sujets précisément délimités.
Ce livre blanc n'est donc à ce stade qu'une proposition offerte à la discussion des États avec pour objectif une prise de décision lors du Conseil européen des 25 et 26 juin 2025 qui clôturera la présidence polonaise de l'UE en cours. Nous sommes au milieu d'un processus dont le résultat n'est pas écrit d'avance. Aussi, que penser à ce stade de ce livre blanc ? Amélioration ? Révolution ? Stagnation ? Retenons trois axes essentiels : l'analyse de l'environnement international, le contenu concret du plan, son financement.
L'Europe prend acte de l'éloignement des Etats-Unis
Premier axe, on se souviendra des réactions très mitigées lorsque le président Emmanuel Macron avait déclaré dès le 9 avril 2023 que la bataille idéologique pour l'autonomie stratégique de l'Europe était gagnée. Pourtant, ce livre blanc formalise cette victoire indéniable, nette, totale.
Cette réussite, naturellement, nous la devons à Donald Trump et à son administration. Qu'on en juge :
«Les États-Unis, traditionnellement un allié solide, estiment clairement qu'ils sont trop engagés en Europe et qu'ils doivent procéder à un rééquilibrage, réduisant ainsi leur rôle historique de principal garant en matière de sécurité.»
Une épitaphe de pierre tombale : ci-gît notre vieil oncle d'Amérique, trop tôt disparu. Si le débat public français est plus sensibilisé au thème de l'autonomie grâce à l'apport de notre dissuasion nucléaire, il convient de pleinement mesurer le caractère terrifiant de cette phrase pour les autres pays de l'UE qui, contrairement à nous, ont justement construit leur sécurité sur l'engagement américain depuis 1945 ou 1989. Magie noire : Dumbledore se transforme en Voldemort sous leurs yeux.
En réponses, des propositions audacieuses sont formulées : introduction d'une préférence européenne en matière d'achat de défense et de sécurité en 2026, introduction d'un mécanisme européen de ventes militaires à l'étranger (en réponse frontale aux fameuses Foreign Military Sales américaines), réintégration de la technologie et du commerce au sein de la sécurité nationale face aux «compétiteurs stratégiques de l'Union européenne» qui ne sont pas nommés, ce qui revient à y inscrire les Américains au même titre que les Chinois et les Russes. Révolution, donc.
Des besoins militaires inscrits dans la continuité des décisions antérieures
Deuxième axe, les capacités militaires dont il convient de se doter pour faire face à cet environnement révolutionné : de quoi a-t-on besoin ?
Le livre blanc reprend des éléments existants :
Sept lacunes capacitaires critiques déjà identifiées (défense aérienne et anti-missile, systèmes d'artillerie, munitions et missiles, drones et lutte anti-drone, mobilité militaire, guerre électronique et cyber, y compris l'IA, et le quantique, facilitateurs stratégiques - transport stratégique, satellites, ravitaillement en vol, …) ;
Simplification des procédures pesant sur l'industrie de défense ; vaste soutien à l'Ukraine et intégration de son industrie ;
Mise en place d'un marché européen des équipements de défense pour résorber la fragmentation des acteurs.
En pratique, tout cela constitue au mieux une élégante synthèse de l'existant, au pire une redite lassante : il n'y a rien de nouveau, aucune avancée. La palme de la caricature est attribuée à la mobilité militaire : le texte est identique à celui que nous avions négocié en 2017-2018, à la virgule près – il ne s'est rien passé.
Le livre blanc fait même apparaître explicitement les conflits institutionnels pour le pouvoir qui sont en cours au sein des institutions européennes entre la Haute représentante (l'Estonienne Kaja Kallas) et le nouveau Commissaire à la défense (le Lituanien Andrius Kubilius), plus précisément entre l'Agence européenne de défense (AED) qui dépend de la première et la Direction générale pour l'industrie de défense et l'espace (DG DEFIS) rattachée au second.
L'AED, garante de la coordination des États, n'est mentionnée de manière subreptice qu'à la fin de la page 7, et la Commission propose royalement au paragraphe suivant de servir de centrale d'achat aux États membres, rôle déjà endossé avec succès par l'agence en ce qui concerne les contrats d'obus en faveur de l'Ukraine. Ce désalignement entre ambition européenne et organisation institutionnelle n'est simplement pas soutenable. Le seul point notable est la charge contre les critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG) enfin définis comme des obstacles à l'accès au financement des entreprises de défense, qu'il faut supprimer. Stagnation donc.
Un financement en trompe l'oeil
Troisième axe, le financement. C'est évidemment le point dur : comment dépasser la déclaration d'intention pour la traduire dans des commandes et de la production industrielle ?
Le livre blanc propose un plan «ReArm Europe» de 800 milliards d'euros décomposés en deux : d'une part, 650 milliards correspondant à l'exclusion du calcul des seuils de déficit excessif de tout nouvel accroissement des dépenses nationales de défense ; d'autre part, la mise en place d'un nouvel instrument nommé SAFE (Security and Action for Europe) de 150 milliards sous forme de prêts aux États membres pour des achats communs.
Soyons francs : les 650 milliards n'existeront jamais car il n'y a pas d'alignement entre les capacités de défense des différents États et leurs déficits. La France, dont la contribution est indispensable, ne pourra pas utiliser cette méthode compte tenu de son niveau de déficit déjà très élevé ; l'Allemagne, elle, n'en a simplement pas besoin car, non seulement elle n'était pas en déficit excessif (-2,6% en 2023), mais sa vraie contrainte de dépense était nationale avec une règle constitutionnelle de “frein à l'endettement” qui vient d'être assouplie en mars 2025.
Quant au nouvel instrument SAFE, c'est à la fois le triple du budget militaire de la France qui est mis sur la table (sous des conditions à définir) et donc un énorme effet de levier européen potentiel, mais à nouveau un fusil à un coup de dette remboursable, et non un choix stratégique d'endettement structurel au niveau européen ou de mobilisation directe des fonds européens existants.
Dans un reproche à peine voilé à l'égard des États membres, le livre blanc lui-même regrette à plusieurs reprises l'absence de lien entre ces propositions de financement et le programme européen pour l'industrie de la défense (European Defence Industry Programme, EDIP) dont les négociations sont bloquées alors qu'il prévoit justement de réaliser des acquisitions conjointes et de stimuler la production dans le domaine de la défense. In fine, la dynamique est positive : amélioration donc.
La balle est dans le camp des États
À condition de connaître l'historique et de savoir lire entre les lignes, ce livre blanc est non seulement une riche synthèse de l'état de développement de la défense européenne, mais il va au-delà en énonçant les paramètres politiques du débat démocratique européen en matière de défense et de sécurité du continent.
De manière audacieuse, la Commission pousse au maximum les possibilités offertes par les traités européens en jouant sur ses compétences économiques et industrielles : «L'UE complète et démultiplie les efforts individuels des États membres.»
Néanmoins, elle réaffirme avec force et à raison que la capacité des pays de l'UE à être militairement prêts en 2030 est la responsabilité des seuls États, de manière collective comme individuelle : «Les États membres resteront toujours responsables de leurs propres troupes, de la doctrine au déploiement, et de la définition des besoins de leurs forces armées.» Mis dos au mur par le document qu'ils avaient eux-mêmes commandé, les États doivent non seulement se prononcer sur les propositions européennes, mais surtout en tirer des conséquences drastiques au niveau national. Seront-ils à la hauteur de leur responsabilité historique ? Réponse fin juin 2025.

Olivier Sueur est chercheur associé auprès de l'Institut d'études de géopolitique appliquée (IEGA).
04.05.2025 à 11:18
Le pape François, conservateur ou progressiste ? Ça dépend du magistère…
Texte intégral (2222 mots)
Depuis la mort du pape François, les observateurs peinent à le situer politiquement, entre progressisme sur les questions migratoires et sociales et conservatisme sur les sujets de société comme l’avortement ou la contraception. Et si les catégories politiques propres à nos clivages politiques nationaux s’avéraient en réalité inadaptées pour comprendre l’Église catholique et la figure du pape ?
Pour établir le bilan du pontificat de François, de nombreux médias mettent l’accent sur les enjeux migratoires et économiques. Sur ces thèmes, le pape argentin est vu comme un pontife progressiste, qui a su dénoncer « l’idolâtrie de l’argent » et a surtout fait de la question migratoire une priorité de son pontificat en rappelant l’exigence de l’accueil et critiquant les politiques restrictives de l’immigration. Souvenons-nous que c’est à Lampedusa que François a choisi de se rendre pour sa première sortie officielle hors du Vatican. C’est ce positionnement sur l’immigration qui a cristallisé l’opposition entre les catholiques conservateurs et progressistes.
Du côté de la droite conservatrice, on loue un pape qui a su rester ferme sur les questions morales : sur l’avortement, l’euthanasie, ou le mariage homosexuel. L’héritage de François trouble les repères habituels, au point que certains ne s’embarrassent pas et définissent même le pape comme un « conservateur révolutionnaire », une manière de jouer sur les deux tableaux du progressisme et du conservatisme.
Pour mieux comprendre l’ambiguïté politique du dernier pontificat, il est nécessaire de se recentrer sur son aspect religieux et de se demander : quel est le rôle du pape et de l’Église ?
Les degrés du magistère de l’Église
Le catholicisme enseigne que le pape est le successeur de l’apôtre saint Pierre, à qui le Christ aurait confié les « clefs du royaume des Cieux » : « Et moi, je te le déclare : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église ; et la puissance de la Mort ne l’emportera pas sur elle. » (Évangile selon saint Matthieu, 16, 18-19). En tant que chef de l’Église fondée par Jésus-Christ, le pape a pour mission de préserver et transmettre la foi. À travers sa personne, l’Église exerce ainsi une fonction essentielle d’enseignement, appelée « magistère ». Ce magistère de l’Église comporte trois degrés :
- Le premier : le magistère extraordinaire, ou la plus haute expression de l’enseignement du pape. Ce magistère définit solennellement et définitivement un point de doctrine, portant sur la foi ou les mœurs – c’est-à-dire la morale. L’Église estime que ce magistère est infaillible : le pape, à qui il a été confié la mission de garder et transmettre le dépôt de la foi, ne peut pas se tromper.
Le Code de droit canonique affirme ainsi : « Le Pontife Suprême, en vertu de sa charge, jouit de l’infaillibilité dans le magistère lorsque, comme Pasteur et Docteur suprême de tous les fidèles auquel il appartient de confirmer ses frères dans la foi, il proclame par un acte décisif une doctrine à tenir sur la foi ou les mœurs. » (§749). Lorsque le pape use de son magistère extraordinaire, son infaillibilité doit emporter « l’assentiment de foi » de la part des catholiques. Ce magistère est donc extrêmement engageant pour le fidèle. Il est rare que le pape engage pleinement son infaillibilité en usant de ce magistère extraordinaire. La dernière mise en pratique de cette infaillibilité prononcée solennellement remonte à 1950, lorsque le pape Pie XII proclama le dogme de l’Assomption de la Vierge Marie.
Le deuxième degré correspond au magistère ordinaire qui prolonge et complète le magistère extraordinaire. Mais contrairement à ce dernier, le magistère ordinaire ne revêt pas de caractère solennel : il se réfère à l’enseignement habituel et constant du pape et des évêques. On y retrouve la même portée et la même valeur : l’enseignement doit obligatoirement porter sur la foi ou les mœurs, il est considéré comme infaillible lorsqu’il est unanime, et il doit alors engager une adhésion de foi des fidèles.
En dernier, le magistère authentique. Il fait référence à tous les enseignements du pape qui sont prononcés directement sans que la foi de l’Église ne soit engagée. Ce magistère constitue une immense part de l’activité pontificale et peut porter sur des objets très divers : des questions ecclésiales, des questions éthiques et sociales, mais aussi plus largement des problématiques contemporaines qui ne sont pas directement religieuses. Ce magistère n’est pas l’apanage du pape : chaque évêque dans son diocèse dispose du magistère authentique. Le pape, lorsqu’il en use, s’exprime donc en tant qu’évêque de Rome. L’attitude requise par les fidèles vis-à-vis de ce magistère est bien inférieure aux magistères précédents : l’Église demande « l’assentiment religieux de l’esprit », c’est-à-dire « l’assentiment de la volonté et de l’intelligence ». En d’autres termes : les fidèles doivent respecter ce magistère et mettre tout en œuvre pour le comprendre et y adhérer, mais il est toujours possible, en conscience, de ne pas y adhérer.
Le magistère est-il conservateur ou progressiste ?
- Sur l’avortement et l’euthanasie – qui relèvent des deux plus hauts degrés du magistère (extraordinaire et ordinaire)- l’Église met en avant un enseignement constant et définitif qui ne dépend pas de la volonté du pape. L’Église enseigne que la vie doit être « respectée et protégée de manière absolue depuis le moment de la conception » jusqu’à la mort naturelle et conclut radicalement : « Depuis le premier siècle […] l’enseignement de l’Église n’a pas changé. Il demeure invariable. L’avortement direct […] est gravement contraire à la loi morale ». Suivant cette logique, on comprend que les propos du pape François sur l’avortement relèvent moins de convictions personnelles que d’une fidélité au magistère infaillible de l’Église : « Un avortement est un homicide » a-t-il déclaré en septembre 2024.
Sur la famille et le mariage : les deux sont défendus comme une réalité naturelle « ordonnés au bien des époux et à la procréation et à l’éducation des enfants » (§2201). On pourrait également évoquer la question de l’homosexualité (§2357) ou de la contraception (§2370), considérée par le magistère comme « intrinsèquement désordonnées » : ces questions de mœurs et de morale appartiennent à l’enseignement « infaillible » de l’Église et ne peuvent faire l’objet d’une révision sur leur statut moral. C’est ce magistère moral qui doit emporter une adhésion de foi des fidèles catholiques.
Sur l’écologie, le pape montrait davantage une sensibilité progressiste, relevant du magistère authentique. L’encyclique – lettre solennelle adressée par le pape aux fidèles – de François Laudato si’ sur « la sauvegarde de la maison commune » appartient à ce registre. Consacrée à la question écologique, cette seconde encyclique du pape était très attendue et a produit de nombreux effets dans la doctrine de l’Église et chez les catholiques de France. Pour autant, il est simplement demandé aux fidèles de recevoir cette encyclique avec l’« assentiment religieux de leur esprit ». Autrement dit, les positions défendues par le pape peuvent être après examen contestées par le catholique, ce qui n’est pas le cas des positions en matière de mœurs.
Sur la question migratoire, des tendances contraires s’affrontent également au sein des plus hautes hiérarchies ecclésiastiques et le pontificat de Benoît XVI a souvent été cité en contre-exemple de celui de François sur le rapport à l’immigration. Alors que le pape allemand proclamait que « les États ont le droit de réglementer les flux migratoires et de défendre leurs frontières », le pape argentin s’était fait le chantre de l’accueil inconditionnel des migrants et défendait « le droit tant d’émigrer que de ne pas émigrer ».
Le magistère moral de l’Église fait donc l’objet d’une continuité historique et d’une supériorité sur le magistère authentique. On comprend mieux l’ambiguïté qu’il y a à se référer à notre clivage politique nationale pour expliquer le pontificat de François. Devant cette difficulté, les médias se sont montrés parfois bien embarrassés pour qualifier le dernier pontificat. Libération titrait au lendemain du décès du Saint-Père : « Le pape François est mort lundi à 88 ans, après un pontificat engagé sur les pauvres, les migrants et l’écologie mais décevant sur les questions sociétales ». Le Huffington Post peinait également à trouver un positionnement politique clair : le pape « laisse derrière lui un bilan jugé plutôt réformiste, en dépit évidemment de ses positions réfractaires sur l’IVG et l’homosexualité ».
Ces débats sur le progressisme ou le conservatisme du pape sont pertinents quand on tient compte du degré de magistère au sein duquel s’exprime le Souverain Pontife. Ses prises de position ne doivent pas masquer la véritable fonction magistérielle du pape, à savoir : préserver et transmettre le « dépôt de la foi ». Cette fonction essentielle semble cachée et invisible pour le non-catholique, auquel ne sont montrés que les aspects médiatisés, et donc politiques, du pontificat. À l’inverse, les catholiques français jettent un autre regard sur la parole papale. S’ils se montrent sensibles aux déclarations politiques et peuvent s’en revendiquer, ou au contraire les critiquer, le magistère moral reste une marque décisive d’appartenance à l’Église et de continuité de son enseignement. Donc le pape François, conservateur ou progressiste ? On serait tenté de répondre en simplifiant : un pape progressiste au sein d’une Église conservatrice.

Clément Ménard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.05.2025 à 11:18
Pêches durables : et si on faisait le pari de la nuance ?
Texte intégral (2686 mots)
L’impact des pêches sur les océans est souvent décrié, mais les débats manquent de nuances. Si on veut s’assurer que les promesses de pêche durable soient tenues, il faut d’abord s’interroger sur la façon dont on construit les chiffres et sur les mots employés.
La pêche est souvent désignée par les médias comme une menace pour les océans. Un rapport de l’IPBES affirmait que son empreinte spatiale couvre 55 % de la surface océanique totale, soit quatre fois celle de l’agriculture. Ces chiffres sont en réalité tirés d’une étude de Global Fishing Watch (GFW), dont les choix méthodologiques méritent d’être interrogés.
En effet, l’empreinte de la pêche varie considérablement selon la résolution spatiale choisie comme montré dans une autre étude. En passant d’une résolution de 0,5 ° (c’est-à-dire, chaque « maille » mesure 3 100 km2 à l’équateur) à 0,01 ° (environ 123 km2 à l’équateur), celle-ci serait divisée par plus de cinq. Ainsi, la pêche occuperait plutôt 9 % des océans à cette échelle plus fine. Se pose aussi la question de sa comparaison à l’empreinte de l’agriculture, dont le calcul s’appuie sur une résolution bien plus fine (86 km2), ce qui tend à minimiser son impact relatif par rapport à la pêche.
Les auteurs de la première étude ont défendu leurs choix en arguant que leur objectif était de représenter non seulement l’empreinte spatiale directe de la pêche, mais aussi son empreinte indirecte sur l’ensemble des habitats de l’aire de répartition des espèces exploitées. Cette distinction est pourtant essentielle, car elle introduit une confusion entre effets de la pêche sur les populations de poisson et ses effets sur leurs habitats. Le risque est alors grand de mélanger deux sujets qui, s’ils ne sont pas sans lien, relèvent de deux logiques différentes.
Si l’on souhaite questionner l’impact environnemental de la pêche, il est donc crucial d’adopter le bon niveau de détail et de prendre en compte toute la complexité liée à la diversité des pratiques. Au-delà des choix méthodologiques, les choix terminologiques importent également pour s’assurer que les promesses de « pêche durable » ne soient pas un vœu pieux.
Pêche « industrielle » ou « artisanale », le choix des mots
Le choix des mots n’est jamais anodin. En matière de pêche, sujet éminemment complexe, les termes employés dans le débat ne sont jamais neutres et peuvent être intentionnellement chargés. Prenons l’exemple de la « pêche industrielle ». Cette expression est souvent opposée à la « pêche artisanale », qui ne repose pourtant sur aucune définition universellement admise.
Pourtant, cette opposition structure de nombreuses discussions, alors que la réalité est bien plus complexe et ne peut pas s’enfermer dans un déterminisme technique opposant les techniques de capture des « petits » et les « gros » navires de pêche, ou encore les arts traînants (ex. chaluts, dragues) et les arts dormants (ex. casiers, lignes). Loin d’être des catégories bien cloisonnées, les multiples formes de pêche s’inscrivent dans un continuum qui intègre notamment lieux de pêche (proche des côtes, en haute mer), caractéristiques des navires (longueur, jauge, puissance), nature active ou passive des engins de pêche, type de propriétaire (artisanal, industriel).

L’Histoire regorge d’exemples de surexploitation des océans par des formes de pêche qualifiées d’artisanales. Au Chili, la pêche du « loco » (Conchelopas conchelopas), un faux ormeau, a failli éradiquer l’espèce en quelques années, alors qu’elle était pratiquée à la main !
De même, d’un point de vue énergétique, certaines formes de pêche industrielle, comme celles pratiquées par les mégachalutiers, pourraient afficher paradoxalement un meilleur bilan carbone à la tonne capturée en raison de leur redoutable efficacité. Les oppositions binaires ne rendent donc pas justice à la diversité et à la complexité des situations, que l’emploi des pêches au pluriel permet d’approcher.
Autre terme problématique : l’« empreinte ». Dans le rapport de l’IPBES cité plus haut, la pêche est désignée comme la principale pression sur la biodiversité marine, en combinant l’empreinte spatiale (le chiffre de 55 % dont on a parlé plus haut) avec d’autres indicateurs biologiques, soit une baisse de 14 % du nombre de prédateurs marins et une surexploitation d’environ 30 % des stocks halieutiques au-delà du « rendement maximum durable », c’est-à-dire le seuil utilisé par les politiques publiques pour qualifier l’état de surexploitation ou non d’un stock donné.
Certes, la surexploitation des océans par la pêche est une question préoccupante, mais il ne faut pas tout confondre. Aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, si toutes les populations de poissons étaient exploitées durablement, c’est-à-dire en deçà du rendement maximum durable, la pêche demeurerait la principale source de pression sur la biodiversité marine. Il est donc théoriquement possible d’exploiter les ressources halieutiques de façon « durable » tout en ayant un fort niveau d’impact sur la biodiversité marine.
Les paradoxes des pêches françaises
Les données globales sur l’état des stocks halieutiques montrent une dégradation préoccupante. Concernant les stocks « biologiquement viables » (c’est-à-dire « en bon état » – à la fois non surpêché et présentant une biomasse supérieure à un seuil de référence – et « reconstituables » – pour lesquels la pression de pêche est compatible avec une reconstitution des populations), ceux-ci sont passés selon la FAO de 68,9 % en 2017 à 62,3 % en 2021 (hors stocks non classifiés et non évalués).
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Cette moyenne masque toutefois d’importantes disparités régionales :
dans le Pacifique Centre-Est (au large du Mexique et des États-Unis), 84,2 % des stocks sont exploités à des niveaux biologiquement viables, contre seulement 33,3 % dans le Pacifique Sud-Est (au large du Pérou et du Chili).
En Europe, la situation s’est améliorée : l’Atlantique Nord-Est affiche désormais 79,4 % de stocks exploités de manière durable, en nette progression en comparaison de la situation il y a trente ans.
En France, la tendance est également positive par rapport à la situation d’il y a trente ans. En 2022, 63 % des stocks étaient pêchés à des niveaux biologiquement viables – toujours hors stocks non classifiés et non évalués.
Ce chiffre reste inférieur à celui de l’Atlantique Nord-Est, mais il marque un progrès, surtout si l’on considère que la mauvaise situation de la Méditerranée fait baisser la moyenne française. Si l’on raisonne désormais en termes de volume de débarquement, la situation apparaît encore plus favorable : 71,4 % des poissons débarqués en 2022 provenaient de stocks exploités à des niveaux biologiquement viables, contre seulement 28 % en 2000.
On voit ainsi comment le choix des échelles et des indicateurs donne à voir les nuances entre les régions du monde, les façades maritimes hexagonales, entre les ports, etc. Les questions qui traversent les pêches telles que la surexploitation, le « bon » dosage entre les modèles de pêche (et donc la question de la « pêche industrielle ») ou encore la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN), par exemple, n’ont pas la même consistance ou réalité en fonction des contextes et échelles. Pour poursuivre sur ce dernier exemple, la pêche INN amalgame en effet des choses très différentes allant du « petit braconnage » – sans vouloir ni le banaliser ni le minorer – jusqu’à une pêche pirate qui repose sur un esclavagisme moderne.
Ainsi, trois principaux paradoxes peuvent être relevés concernant la situation des pêches en France, comparée aux pêcheries mondiales.
La pêche française est en déclin (navires, emplois, et même débarquements), alors qu’elle est en plein essor à l’échelle mondiale.
Les stocks s’améliorent en Europe et en France, alors que leur dégradation se poursuit ailleurs.
La production nationale baisse, alors que la consommation reste stable ; ce qui accroît la dépendance aux importations. La France ne produit plus qu’un quart des produits de la mer qu’elle consomme.
D’une certaine manière, pour alléger la pression sur les stocks qui approvisionnent le marché européen, il est nécessaire de maintenir des volumes de production en Europe et en France. Le risque, dans le cas contraire, serait d’améliorer la situation en Europe et en France tout en externalisant une partie grandissante de la pression de la pêche sur les populations de poisson et sur la biodiversité dans le reste du monde.
Remettre de la nuance dans le débat
Le débat public sur la pêche est souvent marqué par des formules choc : « déforestation marine », « bulldozers des mers », « vider la mer »… Clivantes, ces simplifications sont surtout trompeuses, puisqu’elles éludent bien souvent la diversité des pratiques et des situations.
En France hexagonale, seuls 192 navires dépassent 24 mètres, dont 34 mesurent plus de 40 mètres, sur une flotte totale de 4 200 bateaux. Dans certaines régions, comme les Pays de la Loire, la flotte est composée exclusivement de navires de moins de 25 mètres, patronnés par leur armateur (propriétaire à la barre). Cette réalité contraste avec l’image erronée d’une industrie dominée par d’immenses navires-usines.
L’arbre médiatique du « méga-chalutier » cache souvent la forêt de navires de pêche plutôt petits et vieux (10 m en moyenne et âgé de plus de 30 ans), vulnérables, parfois dangereux et souvent fortement consommateurs de carburant en comparaison de navires plus récents. En faisant l’analogie avec le secteur automobile, c’est un peu comme si en 2025 le modèle de voiture le plus courant était la Renault Twingo 1.
Le nombre de marins pêcheurs en France a chuté de 85 000 à 9 200 en 80 ans. Cette réduction drastique, bien que partiellement compensée par une hausse de la productivité, illustre le déclin d’un métier soumis à de nombreuses contraintes. Pourtant, la transition vers des pêches plus « durables » ne peut se faire sans les pêcheurs.
Il ne s’agit pas de défendre un modèle figé, mais d’accompagner les évolutions nécessaires : réduction de l’impact sur les habitats marins, amélioration de la sélectivité des engins, réduction de la consommation de carburant, maintien d’une rémunération décente et accessibilité des produits de la mer à toutes et tous.
Plutôt que de condamner la pêche de manière uniforme, il est essentiel d’adopter une approche nuancée, loin des stériles oppositions binaires, et de prendre en compte la diversité des pratiques, des contextes et des enjeux. Cela passe par un dialogue constructif entre pêcheurs, politiques, scientifiques, et consommateurs, afin d’élaborer des solutions adaptées à chaque situation.
À force de simplifier à outrance le débat, la question des pêches est aujourd’hui de plus en plus mal posée, rendant plus compliquée leur transition vers la durabilité. Faire le pari de la nuance, c’est s’engager sur un chemin difficile et exigeant, mais c’est la condition pour que les pêches se maintiennent en France et en Europe et plus globalement dans les pays considérés comme « développés ».
Un maintien non pas pour servir un quelconque folklore, mais simplement parce que c’est une activité qui rend de nombreux services à la société tels que contribuer à la souveraineté alimentaire, fournir des emplois à l’année, participer à l’aménagement des territoires, assurer une présence en mer, etc. Et cela, sans aggraver une catastrophe environnementale et sociale à l’autre bout de la planète.

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.