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08.10.2025 à 16:32
Jack l’Éventreur, premier « cold case » de l’histoire ?
Texte intégral (1812 mots)
Que sait-on vraiment de ce tueur en série ? Pas grand-chose : même son nom est une invention. Aujourd’hui, l’enquête se poursuit au travers des recherches de la science forensique – l’ensemble des méthodes d’analyse fondées sur les sciences afin de servir au travail d’investigation –, mais aussi du côté de la stylométrie – un domaine de la linguistique qui utilise la statistique pour décrire les propriétés stylistiques d’un texte. Sans compter le travail des historiennes et historiens qui se penchent aussi sur les victimes du tueur, largement invisibilisées, et réduites non sans misogynie à un statut de « femmes de mauvaise vie ».
Jack l’Éventreur (« Jack the Ripper ») fascine toujours, à en juger par le nombre de livres et de films qui lui sont consacrés. Il y a eu depuis, malheureusement, bien d’autres tueurs en série, mais dans l’imaginaire il reste le premier à être qualifié ainsi, et le plus célèbre. La raison principale est sans doute qu’il n’a jamais été identifié. Une centaine de noms de suspects ont été évoqués, à l’époque des enquêtes puis au fil des décennies : immigrés, médecins, aristocrates, et certains un peu plus vraisemblables que d’autres, Aaron Kosminski – un barbier polonais –, Montague Druitt, un avocat, ou encore le peintre Walter Sickert, mais aucune certitude n’a pu être établie. L’auteur de Sherlock Holmes, Conan Doyle, s’amusa même à imaginer un assassin féminin : « Jill the Ripper ».
De nouvelles analyses
Certaines pistes de recherche actuelles s’appuient sur des travaux scientifiques et proposent des angles nouveaux.
Parmi les matériaux à exploiter se trouve la masse de lettres signées Jack l’Éventreur. La première de ces lettres est célèbre, adressée à « Dear Boss », le 25 septembre 1888. Sur un ton provocateur et théâtral, l’auteur y nargue la police et annonce d’autres meurtres. Depuis quelques années, la linguistique « forensique », discipline nouvelle, s’est penchée sur cette lettre et sur celles qui suivirent, notamment sur les trois qui semblent à l’analyse émaner de la même plume, « Saucy Jacky », le 1er octobre, et « From Hell », le 15 octobre.
Ces trois lettres ont été reçues avant que l’affaire ne soit rendue publique et sont donc les plus intéressantes. Les linguistes ont néanmoins étudié tous les textes prétendument écrits par « Jack l’Éventreur » afin de déterminer s’ils avaient été rédigés par la même personne. Un corpus Jack the Ripper a été compilé à partir des 209 textes comportant au total 17 643 mots. Andrea Nini de l’Université de Manchester a notamment fait progresser la question avec les outils numériques de la stylométrie.
On rappellera ici que, en fait, Jack l’Éventreur n’est pas le nom de l’assassin, mais celui de l’auteur de la première lettre, très probablement écrite par un journaliste au moment des faits et envoyée, non pas à la police mais, élément révélateur, à une agence de presse londonienne, la Central News Agency.
Toujours dans le domaine de la science forensique, les progrès en matière de recherche d’ADN ont semblé un temps de nature à élucider l’affaire. L’étude d’un ADN, prélevé sur le châle taché retrouvé près du corps d’une victime (Catherine Eddowes) et récupéré par un inspecteur de police de l’époque, a été confiée à Jari Louhelainen, biochimiste de l’Université John-Moores de Liverpool en collaboration avec David Miller, spécialiste de la reproduction à l’Université de Leeds. Ils ont extrait du châle de l’ADN mitochondrial et ont décelé une correspondance (« match ») entre une descendante de la victime et celle d’un suspect déjà bien repéré, un immigré polonais (Kosminski).
Russell Edwards, le commanditaire de ces recherches et actuel propriétaire du châle, a présenté cette découverte dans son livre Naming Jack the Ripper, paru en 2014. Mais d’autres spécialistes soulignent la provenance plutôt douteuse du morceau de tissu (a-t-il réellement été récupéré sur le lieu du crime ?) et le fait qu’il ait été beaucoup manipulé pendant plus d’un siècle. Aucune certitude ne peut en fait être tirée de ces analyses ADN.
D’autres tentatives, telles celle de la romancière Patricia Cornwell, à partir d’échantillons d’ADN prélevés sur un timbre et sur des enveloppes, et mettant en cause le peintre Walter Sickert, ont été largement diffusées dans deux de ses livres dont Ripper : The Secret Life of Walter Sickert (2017), mais elles n’ont pas convaincu la plupart des experts.
Qui étaient vraiment les victimes ?
La nouveauté la plus importante se trouve du côté des études historiques proprement dites où une recherche récente a changé la focale, en s’intéressant non plus à la galaxie des suspects mais aux victimes, notamment aux cinq femmes des meurtres dits « canoniques ». Ces cinq femmes ont été jusqu’ici trop vite assimilées à des prostituées en raison de leur pauvreté. Pour trois d’entre elles, il n’existe pas d’élément avéré qui confirme leur condition de prostituées. Mary Ann Nichols, Annie Chapman, Elizabeth Stride, Catherine Eddowes et Mary Jane Kelly, puisque tels sont leurs noms, n’étaient pas véritablement des prostituées. Cette idée très répandue a été déconstruite, notamment par Hallie Rubenhold dans son livre The Five : The Untold Lives of the Women Killed by Jack the Ripper (2019).
L’historienne montre que c’est à propos de deux des victimes seulement, Mary Ann Nichols et la plus jeune, Mary Jane Kelly, que des preuves attestent qu’elles ont exercé de manière régulière la prostitution. Pour les trois autres, rien ne permet de l’affirmer. Il s’agissait avant tout de femmes pauvres, sans logement fixe, qui affrontaient une situation économique et sociale des plus difficile dans l’East End londonien des années 1880. Les registres de la police du temps de même que les différents témoignages ne confirment pas leur état de prostituées. Cette représentation s’est installée, inspirée de récits à sensation et de préjugés et stéréotypes assimilant pauvreté et immoralité. Leurs vies sont davantage marquées par la misère, l’alcoolisme, la violence domestique et l’instabilité sociale.
La majeure partie de la littérature consacrée à Jack l’Éventreur s’est fixée sur le tueur sans visage et au nom fictionnel au détriment de ses victimes. Un contre-récit des meurtres est néanmoins possible, rendant leur place à des victimes sans défense, accablées par l’extrême pauvreté dans le Londres victorien. Y voir, au-delà d’une fascinante énigme criminelle, qui demeure, une série de féminicides à resituer dans le cadre d’une histoire sociale et non dans les faits divers criminels change la perspective : on s’intéresse dès lors moins à la manière dont ces victimes sont mortes qu’à la manière dont elles ont vécu.
Certains écrivains avaient anticipé les travaux des historiens. Ainsi, Jack London, dans son livre quasi contemporain des événements The People of the Abyss (le Peuple de l’abîme, 1903), a décrit la misère extrême du quartier de Whitechapel après s’y être lui-même plongé et a dénoncé les conditions économiques qui exposaient les femmes à la violence.
Avant lui, George Bernard Shaw avait écrit au journal The Star dès les premiers meurtres en soulignant qu’ils avaient au moins le mérite de mettre en lumière les conditions de vie misérables de l’East End, que la bonne société victorienne ignorait. Ces crimes, qui se caractérisaient par des mutilations sexuelles, s’inscrivaient par ailleurs dans une époque où la sexualité était un enjeu essentiel de contrôle social.
Un personnage qui hante la fiction
Les travaux des chercheurs continuent dans leur registre propre de s’inscrire dans cette fascination de l’« underworld », un monde sous le monde. En parallèle la postérité du personnage de Jack l’Éventreur conserve depuis près de cent trente ans sa place dans l’imaginaire occidental. La littérature et le cinéma s’étaient vite emparés du personnage.
Reprenant l’intrigue imaginée, en 1913, par la romancière Marie Belloc, Alfred Hitchcock réalisa en 1927 The Lodger, dans lequel un mystérieux locataire assassine des jeunes femmes dans Londres. Certains films restent dans les mémoires comme From Hell (2001), d’Albert et Allen Hughes, ou Time After Time (C’était demain, 1979), de Nicholas Meyer. On y suit Jack l’Éventreur dans un San Francisco moderne, pourchassé par H. G. Wells auquel il a volé la machine à voyager dans le temps. Les téléfilms et séries, bandes dessinées ou jeux vidéo abondent. C’est donc à la fiction, qui a rivalisé d’emblée avec la science et à qui il revint aussi d’incarner l’Éventreur, de lui donner un visage et une identité qui ont échappé encore à ce jour aux multiples enquêtes, nourries de techniques et de perspectives nouvelles.
Les recherches des historiens, des linguistes, des biochimistes et des spécialistes de « ripperology » (terme dû à l’écrivain anglais Colin Wilson) se poursuivent ou se réorientent, modifiant au fil des décennies notre vision de la célèbre affaire. Pour autant, l’icône culturelle qu’est devenu Jack l’Éventreur, presque un personnage conceptuel, n’y fait pas obstacle en offrant à nombre de travaux novateurs la visibilité qu’ils méritent. Jack l’Éventreur au nom inventé est comme devenu l’inventeur de toute une nouvelle sphère de savoirs.

Jean Viviès ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
08.10.2025 à 16:28
Comment recycler la chaleur perdue dans les usines ?
Texte intégral (2427 mots)
Chaque année, l’industrie rejette une partie de la chaleur nécessaire à l’ensemble de ses procédés. Cette énergie perdue s’appelle « chaleur fatale ». Les solutions pour récupérer cette chaleur sont aujourd’hui encore trop limitées. De nouveaux dispositifs, utilisant des pompes à chaleurs et des fluides « supercritiques », sont en développement.
Fours de cimenterie, séchage du papier, agroalimentaire… les quantités de chaleur perdues aujourd’hui dans des procédés industriels sont significatives. Il faut bien évidemment tout mettre en œuvre pour les réduire en optimisant les procédés et en ajustant au plus proche la production à la demande. Mais aucun processus physique ne peut atteindre un rendement parfait, et si rien n’était fait pour récupérer cette chaleur résiduelle, l’équivalent de sept mégatonnes de pétrole serait brûlé pour rien, émettant aussi 28 mégatonnes de CO2, soit 6 % des émissions totales de CO2 en France.
Les méthodes de récupération de la chaleur perdue (ou fatale) visent aujourd’hui principalement des gisements à haute température (supérieure à 100 °C), ou nécessitent l’existence d’un réseau de chaleur à proximité (un ensemble de tuyaux capables d’amener la chaleur sur de courtes distances vers des logements ou des bâtiments publics par exemple).
Pour mieux valoriser cette chaleur générée dans les usines, qui représenterait au total un réservoir d’environ 110 térawattheures par an en France, d’autres solutions sont actuellement à l’étude.
La chaleur fatale : une énergie thermique émise par toutes les industries sous de nombreuses formes
Pour mieux comprendre les enjeux, prenons un exemple concret, celui d’une cimenterie. Une tonne de ciment nécessite 3 000 mégajoules de chaleur : seuls 40 % sont absorbés par les réactions chimiques entre l’argile et le calcaire, et une partie des 60 % restants peut être directement réutilisée pour préchauffer les matériaux. Mais on estime entre 300 et 1 000 mégajoules par tonne la chaleur perdue dans l’atmosphère. Sachant qu’une cimenterie peut produire environ 1 500 tonnes de ciment par jour, cela revient à brûler entre 12 et 37 tonnes d’essence par jour pour rien.
Ce problème est bien plus large que les cimenteries : on trouve l’agroalimentaire en tête, puis la chimie-plastique, la production de papier et de carton, la sidérurgie et la fabrication de matériaux non métalliques (ciment, verre, tuile ou brique). Tous domaines industriels confondus, les fours et séchoirs représentent 60 % de l’énergie consommée par l’industrie en France.
Point noir supplémentaire, une bonne part (60 %) de l’énergie utilisée dans l’industrie est obtenue par la combustion de matières fossiles, ce qui émet du CO2 dans l’atmosphère et explique pourquoi l’industrie est encore responsable d’environ 17 % des émissions de gaz à effet de serre de la France. L’objectif est de réduire ces émissions de 35 % d’ici 2030 et de 81 % d’ici 2050 par rapport à 2015.
À lire aussi : Avenir énergétique de la France : le texte du gouvernement est-il à la hauteur des enjeux ?
La chaleur fatale émise au cours d’un procédé industriel est d’autant plus simple à réutiliser ou à recycler que la température du flux thermique est élevée. Cela est si fondamental que les ingénieurs et chercheurs ont l’habitude de distinguer la chaleur fatale « basse température » ou « basse qualité », à moins de 100 °C (56 térawatts-heures par an) et celle dite « haute température » ou « haute qualité » au-delà de 100 °C (53 térawatts-heures par an).
Comment recycler la chaleur fatale ?
Heureusement, des solutions existent pour recycler la chaleur fatale.
L’idéal est d’intégrer le flux de chaleur fatale directement dans le processus industriel qui en est à l’origine : dans l’industrie du ciment par exemple, la chaleur en sortie du four peut être introduite dans le précalcinateur situé en bas de la tour de préchauffage, qui a pour fonction principale de « précuire » le cru avant son entrée dans le four.
Si la chaleur fatale est à température relativement faible (inférieure à 100 °C), elle peut être réutilisée directement sur le site industriel pour alimenter d’autres procédés ou pour chauffer les locaux — la proximité limite les pertes de chaleur dans les tuyaux. On peut aussi insérer cette chaleur dans un réseau urbain ou dans le réseau d’un autre industriel à proximité.
Autre option : produire de l’électricité à partir de la chaleur perdue, grâce à l’utilisation de cycles thermodynamiques de Rankine organiques. En pratique ceci fonctionne pour des sources de chaleur fatale à assez haute température (supérieure à 200 °C) car le rendement est limité : par exemple, dans le cas d’une température de sortie d’usine à 200 °C et d’un refroidissement à l’atmosphère (20 °C), le rendement maximal est de 38 %.
Enfin, on peut utiliser des pompes à chaleur pour remonter le niveau de température du flux de chaleur fatale, et permettre ainsi son exploitation directe au sein du processus industriel. Cette option est prometteuse car le gisement de chaleur fatale basse température représente 51 % du gisement global.
Les pompes à chaleur domestiques sont de mieux en mieux connues des particuliers, mais celles que nous devons utiliser et développer pour récupérer la chaleur fatale dans les usines sont plus difficiles à mettre en œuvre.
Les pompes à chaleur : une solution pour la valorisation du gisement « basse température » de chaleur fatale
Les pompes à chaleur (ou « PAC ») permettent de remonter la température selon un principe qui peut paraître paradoxal : il s’agit de prendre de la chaleur à la source froide pour la donner à la source chaude, s’opposant ainsi au sens naturel du transfert d’énergie.
Il faut forcer le transfert inverse en ajoutant du « travail » dans le cycle thermodynamique (le travail est en somme, une forme d’énergie, et c’est pour cela que les pompes à chaleur domestiques ont une prise électrique). Elles captent la plupart de l’énergie utilisée sous forme de calories (chaleur) et dépensent un peu d’électricité.
À lire aussi : La géothermie, plus écologique et économe que la climatisation classique pour rafraîchir
Le transfert depuis la source froide vers la source chaude se fait en quatre étapes principales, explicitées ci-dessous :

Dans notre cas, le fluide est du « CO2 supercritique » (le CO2, à haute température et haute pression, se comporte à la fois comme un liquide et comme un gaz : il peut diffuser à travers les solides comme un gaz et peut dissoudre des matériaux comme un liquide). La source froide, dont on souhaite extraire la chaleur, est le flux de chaleur fatale issu du procédé industriel (à Tfroide=100 °C) ; la « source » chaude, ou cible, quant à elle est à une température bien plus élevée (la cible dans notre projet est Tchaude=200 °C).
La seule dépense énergétique dans ce cycle est celle nécessaire à assurer le fonctionnement du compresseur permettant la circulation du fluide – dans notre cas, du CO2 supercritique – le point clé est que l’énergie dépensée est environ cinq fois plus faible que l’énergie transmise de la source froide à la source chaude.
On peut ainsi « upcycler » la chaleur, mais toute la chaleur ne peut pas être récupérée. Dans notre cycle par exemple, on rejette un flux de chaleur à une température légèrement supérieure à 30 °C. Il n’est cependant pas simple de quantifier la chaleur résiduelle parce qu’elle dépend de la température environnante : si on est en plein été et que la température de l’atmosphère est à 30 °C alors on a pour ainsi dire récupéré toute la chaleur car le flux de sortie est quasiment à l’équilibre avec l’atmosphère… en hiver, ce serait moins le cas.
Nos pompes à chaleur utilisent du CO2 dans le domaine supercritique car cela offre plusieurs avantages : par exemple, l’augmentation de la capacité calorifique améliore le transfert de chaleur lors de l’échange avec la source froide, la viscosité faible limite les pertes par frottement dans les turbomachines (compresseurs/turbines), et il n’y a pas de gouttes (interfaces liquide/gaz) qui risqueraient d’endommager les pièces métalliques dans les turbomachines.
La recherche scientifique au service de la décarbonation de l’industrie
Le cycle que nous venons de décrire (cycle Brayton inverse du CO2 supercritique) est au cœur du projet REVCO₂.
Mais notre collaboration cherche à ajouter à ce système de recyclage de la chaleur un système de stockage à haute température (T~600 °C), ce qui permettrait de générer de l’électricité à partir de cette chaleur de « haute qualité ».
Notre espoir est que les industriels pourront choisir, en fonction de leur besoin à chaque instant, soit de consommer un peu d’électricité pour obtenir de la chaleur utilisable dans leur procédé industriel, soit d’utiliser la chaleur stockée à 600 °C pour produire de l’électricité (la chaleur fatale seule ne le permettrait pas avec un rendement décent) et la revendre. Le prix de l’électricité à l’achat et à la revente sur le marché européen apparaît donc comme un nouveau paramètre pour la récupération de la chaleur fatale. Nos optimisations incluront donc une dimension économique, essentielle pour l’appropriation par les industriels de nouvelles solutions technologiques.
Pour produire un système optimisé, dans le projet REVCO2, nous mettrons en œuvre des expériences détaillées pour les échangeurs de chaleur et le système de stockage et des outils de simulation haute-fidélité qui reproduiront séparément le comportement de chacun des éléments du système complet (turbomachines, échangeurs et systèmes de stockage de chaleur). Grâce aux données collectées, un jumeau numérique du système complet sera réalisé et permettra de tester les stratégies d’utilisation optimale d’un point de vue technico-économique.
Le projet REVCO2 — Développement et optimisation d’un cycle de Brayton au CO₂ supercritique REVersible pour la récupération de chaleur fatale du PEPR (programme et équipements prioritaires de recherche) SPLEEN, soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR) qui finance en France la recherche sur projets. L’ANR a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.

Alexis Giauque a reçu des financements de l'ANR dans le cadre du projet PEPR-SPLEEN REVCO2 (2025-2030)
08.10.2025 à 16:27
L’électronique de puissance : méconnue mais omniprésente et source de toujours plus de déchets électroniques
Texte intégral (2473 mots)
C’est l’une des clés de voûte invisibles – mais omniprésentes – de la transition énergétique : l’électronique de puissance, qui convertit l’électricité sous une forme exploitable par toute la diversité d’équipements électriques et électroniques. C’est elle qui permet de recharger son smartphone, d’allumer une pompe à chaleur, ou encore d’injecter l’électricité éolienne et solaire dans le réseau. Mais, avec la multiplicité des usages, nous faisons aujourd'hui face à des problèmes de soutenabilité. Quid de tous ces composants, difficiles à réparer, à réutiliser et à recycler ? Peut-on limiter les impacts environnementaux liés à la technologie et à nos besoins croissants en énergie ?
L’un des leviers de la transition énergétique et de la décarbonation de l’économie  est l’électrification de nos usages. Les véhicules électriques, par exemple, émettent pendant leur utilisation moins de polluants et de gaz à effet de serre (GES) que leurs équivalents à moteurs thermiques.
L’électricité n’est toutefois pas une source d’énergie en tant que telle, mais un vecteur d’énergie, comme l’énergie chimique contenue par les hydrocarbures, qui est libérée lors de leur combustion. Contrairement à celle-ci toutefois, il s’agit d’une forme d’énergie qu’on retrouve peu à l’état naturel (hormis peut-être lors des orages).
Un des enjeux clés est donc de produire l’électricité à partir de sources décarbonés : aujourd’hui encore, près de 60 % de l’électricité mondiale est produite à partir d’énergies fossiles. Mais ce n’est pas là le seul défi de la transition. Pour électrifier l’économie, il faut aussi déployer massivement les usages (par exemple la mobilité électrique) et renforcer la résilience du réseau électrique.
Ceci repose sur des technologies de pointe. Parmi ces technologies, l’électronique de puissance, qui permet de convertir l’électricité sous une forme exploitable par les différents appareils, joue un rôle clé qu’il convient de décrire, tant à travers son fonctionnement qu’à travers les enjeux énergétiques et écologiques qui lui sont associés.
L’électronique de puissance, maillon clé de la transition
L’électronique de puissance, mal et peu connue du grand public, est pourtant omniprésente dans notre quotidien. Il s’agit des dispositifs électroniques utilisés pour convertir l’énergie électrique, à tous les niveaux de la chaîne : par exemple sur les lignes électriques pour les changements de tension, pour le chargement des véhicules électriques, sans oublier les chargeurs de nos téléphones mobiles et ordinateurs portables.

Pour les chargeurs, l’électronique de puissance permet de transformer le courant alternatif (AC) du réseau électrique en courant électrique continu pour alimenter les batteries. Elle permet également la réalisation d'onduleurs pour l’opération inverse : la transformation de courant continu en courant alternatif.
Les applications des onduleurs sont très nombreuses : ils permettent d’intégrer les sources renouvelables (photovoltaïque, éolien…) sur le réseau électrique. Ils sont également essentiels au chargement des véhicules électriques, au fonctionnement des pompes à chaleur et des climatiseurs, des produits électroménagers tels que les réfrigérateurs, les machines à laver, etc.
En réalité, la quasi-totalité des équipements électriques comprennent un, voire souvent plusieurs convertisseurs d’électronique de puissance, et cela à toutes gammes de puissances électriques :
pour les plus faibles puissances, de l’ordre de quelques dizaines de watts (W) pour charger un smartphone par exemple,
pour les puissances intermédiaires, de l’ordre de quelques dizaines de kW pour recharger un véhicule électrique ou injecter sur le réseau la production de panneaux solaires photovoltaïques,
jusqu’à celles de plusieurs mégawatts (MW), par exemple pour convertir en électricité l’énergie générée par une éolienne, ou pour alimenter les moteurs d’un TGV ou alimenter un data center.
La diversité des applications et des niveaux de puissance requis a conduit à développer une très grande diversité de produits d’électronique de puissance, optimisés pour chaque contexte.
Traditionnellement, ces enjeux de recherche et développement (R&D) concernent l’amélioration du rendement énergétique (pour limiter les pertes et augmenter les performances), l’augmentation de la densité de puissance (afin de réduire le poids et le volume des appareils), ou encore l’amélioration de leur fiabilité et de leur durée de vie. Mais avec l’explosion des usages électriques, l’électronique de puissance fait désormais face à des enjeux environnementaux et sociaux.
En effet, l’approvisionnement en matières premières critiques est sous le coup de tensions géopolitiques, tandis que leur extraction peut être source de pollutions et de dégradation des écosystèmes naturels.
Les efforts investis pour décarboner la société ne doivent néanmoins pas être considérés uniquement à travers les seules émissions de GES. Pour prévenir et limiter les transferts d’impacts (lorsque la diminution d’un impact environnemental sur une étape du cycle de vie d’un produit implique des effets négatifs sur un autre impact ou une autre étape), il faut tenir compte des autres indicateurs environnementaux, telles la disponibilité des ressources critiques ou encore la dégradation de la biodiversité.
À lire aussi : La flexibilité électrique, ou comment décaler nos usages pour optimiser la charge du réseau
Des matériaux difficiles à réparer et à recycler
On l’a vu, l’électronique de puissance recoupe une large gamme d’applications et de puissances. De ce fait, elle est constituée d’une grande diversité de matériaux et de composants : on retrouve ainsi dans les composants constituants les convertisseurs de base plus de 70 matériaux différents.

Par exemple, du silicium pour les composants semi-conducteurs, des matériaux ferreux ou alliages à base de néodyme ou nickel pour les composants magnétiques, de l’aluminium ou tantale pour les condensateurs, des époxys ou polyamides non dégradables pour les circuits imprimés (PCB) ou encore des larges pièces en aluminium faisant office de radiateurs (pour évacuer de la chaleur produite par la conversion électrique). Certains de ces matériaux sont considérés comme des matériaux critiques et/ou stratégiques, associés à de forts enjeux environnementaux, économiques, sociaux voire géopolitiques.
Le problème tient aussi à leur recyclabilité : spécialisés pour un usage donné, les produits d’électronique de puissance peuvent être plus difficiles à réparer et souvent jetés en fin de vie. L’électronique de puissance contribue ainsi à l’augmentation de la quantité de déchets électroniques à gérer dans le monde, avec quelque 62 millions de tonnes atteintes en 2022. À l’heure actuelle, moins de 20 % sont collectés et traités.
La gestion des déchets issus de l’électronique de puissance, en fin de vie, constitue ainsi un problème qui se surajoute aux tensions d’approvisionnement en matières premières critiques et à l’impact environnemental de leur extraction. Pour les minimiser, il faut agir à toutes les étapes du cycle de vie, en particulier leur conception et leur fin de vie.
Rendre l’électronique de puissance plus soutenable
La communauté des experts techniques du domaine travaille ainsi à l’amélioration de la soutenabilité des équipements électroniques, et en particulier les convertisseurs.
En particulier, le groupe de travail Convertisseurs électroniques de puissance plus soutenables (CEPPS) du groupement de recherche Systèmes d’énergie électrique dans leurs dimensions sociétales (SEEDS) du CNRS, dont nous faisons partie, s’interroge sur les possibles transferts d’impacts d’une électrification massive sans repenser nos usages et nos besoins.
En effet, l’électrification engendre la production de toujours plus d’appareils électriques pour répondre à la croissance permanente des besoins énergétiques de notre société. Ce constat devrait nous inciter, en premier lieu, à modérer ces besoins en misant davantage sur la sobriété énergétique.
Une autre question, plus délicate pour cette industrie, tient à sa quête effrénée de la performance et de la miniaturisation. Ne faudrait-il pas plutôt changer les priorités de la conception ? Par exemple, en visant l'allongement de la durée de vie ou la mise en œuvre de pratiques plus circulaires, qui permettent notamment de favoriser le recyclage ? Ce dernier point peut passer par une amélioration de la réparabilité, de l'aptitude au désassemblage et par une homogénéisation des composants et des matériaux utilisés dans les appareils.
Les experts techniques en électronique de puissance que nous sommes le reconnaissent : notre communauté ne pourra résoudre tous les problèmes évoqués précédemment. C’est pourquoi nous pensons qu’il est important d’interroger les choix de société : modèles de consommation bien sûr, mais également des choix technologiques. Or, ces derniers sont réalisés par une seule partie des acteurs de la filière, alors qu’il faudrait inclure non seulement les ingénieurs, les fabricants et les législateurs, mais également les consommateurs, sans oublier d’adopter le regard des sciences humaines et sociales.
Cela implique aussi de mieux former le grand public aux systèmes énergétiques et notamment électriques. Celui-ci doit s’approprier pleinement tant leur fonctionnement scientifique et technique que les grands défis qui y sont associés.
À lire aussi : Comment rendre l’électronique plus soutenable ?

Jean-christophe Crebier a reçu des financements publics de l'ANR et de l'Europe en lien direct avec le sujet via les projets VIVAE, EECONE et ARCHIMEDES.
Pierre Lefranc a reçu des financements de l'ANR pour le projet VIVAE portant sur l'éco-conception en électronique de puissance.
Florentin Salomez, Hugo Helbling, Marina Labalette, Murielle Fayolle-Lecocq et Tanguy Phulpin ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
08.10.2025 à 16:27
Sharjah, une « ville ordinaire » dans le Golfe ?
Texte intégral (2935 mots)
Gratte-ciel le plus haut du monde, pistes de ski dans des centres commerciaux en plein désert… Les Émirats arabes unis sont connus pour leurs projets urbains hors norme et leur goût pour la démesure. Sharjah, troisième ville la plus peuplée du pays après Dubaï et Abu Dhabi, a opté pour un chemin différent.
Sharjah, avec ses presque deux millions d’habitants, est-elle un « anti-Dubaï », comme le suggère Marc Lavergne, l’un des rares géographes français à s’y être intéressé ?
Agglomérée à la capitale économique des Émirats arabes unis, mais séparée d’elle par une frontière administrative – Sharjah est l’un des sept émirats de la fédération des Émirats arabes unis, dirigé par Sultan bin Mohamed Al-Qasimi depuis 1972 – et surtout symbolique, elle semble en effet, selon Marc Lavergne, explorer une autre voie « qui ne s’exprime pas tant dans l’urbanisme, l’architecture ou la banalisation du luxe que dans les attitudes sociales, elles-mêmes encouragées par le souverain, en phase avec l’héritage culturel et social ainsi qu’avec la condition matérielle de son émirat ».
Cité portuaire et industrielle (sans pétrole), modeste aujourd’hui, mais capitale déchue d’un empire maritime hier (soit avant l’essor de Dubaï et d’Abu Dhabi au XXe siècle), Sharjah fait de la culture et de l’éducation les axes forts de sa politique depuis plusieurs décennies, c’est-à-dire bien avant l’implantation d’universités étrangères et de musées internationaux ailleurs dans le Golfe.
Les politiques urbaines qui s’appliquent aujourd’hui largement dans cette région, et qui visent à resserrer les liens communautaires et identitaires face au multiculturalisme et à la mondialisation, autour du développement de « musées-racines » ou de projets de Heritage villages dédiés aux histoires nationales, ne sont-elles pas aussi le fait d’une inspiration portée plus discrètement mais depuis plus longtemps par Sharjah ? La ville a par exemple organisé en mars 2025 la 22ᵉ édition des Heritage Days, un événement populaire qui vise à promouvoir ses traditions pré-pétrolières.
Les villes secondaires n’exercent-elles pas une influence propre sur les métropoles, à l’encontre des idées reçues relatives à un prétendu « modèle Dubaï », qui fonctionnerait comme une grille explicative de toutes les configurations urbaines de la région et qui se reproduirait à l’envi dans le Golfe et même au-delà, au fur et à mesure que s’étend le rayonnement de ses promoteurs et investisseurs et que se développe la ville-spectacle ?

Contre le « modèle Dubaï »
Mais sommes-nous, dans le cas de Sharjah, réellement dans l’anti-modèle, ou bien dans l’expression d’une modernisation prudente, marquée par un rapport ambivalent au modèle métropolitain de Dubaï ? Trois stratégies de singularisation sont à relever : une forme de conservatisme ; la mise en valeur de l’art ; et le renouveau institutionnel-urbain.
En premier lieu, l’attitude conservatrice se retrouve dans un respect des traditions islamiques plus marqué que dans les émirats voisins (nombre important de mosquées, fermeture de la plupart des restaurants pendant le ramadan, conservation du vendredi comme jour chômé, consommation d’alcool interdite), mais aussi dans la volonté des acteurs politiques locaux de protéger la ville des excès de la mondialisation, afin d’éviter qu’elle soit « noyée dans la culture globale », comme le craignait un conseiller de l’Émir interrogé en 2022 par l’auteur de ces lignes.
« Trop de globalisation » tend inévitablement vers la superficialité et la perte d’identité, d’après ce dernier, qui s’est dit inquiet de la tendance actuelle des Émirats consistant à vouloir faire tenir ensemble, dans un même projet de territoire national, « la culture, le patrimoine, l’entertainment et la modernité ». Il prônait alors une forme de patriotisme local ainsi que des « relations culturelles profondes », comme celles qu’a nouées l’Émirat de Sharjah avec le continent africain, via l’Africa Institute notamment. Là sont les clés pour que Sharjah demeure, selon ses vœux, « une ville arabo-islamique cosmopolite ».
En deuxième lieu, l’Émirat investit dans l’art et la culture depuis le début des années 1980, notamment à travers la Sharjah Art Foundation qui organise la Biennale d’art contemporain. À cet événement culturel majeur s’ajoutent la Foire internationale du livre organisée chaque année depuis 1982 et, depuis 2013, le Festival international du cinéma pour la jeunesse, ainsi que l’ouverture d’une douzaine de musées et galeries dans la ville qui participent à l’animation du secteur Heart of Sharjah. La Sharjah Art Foundation implique directement la famille régnante et est dirigée par Hoor Al-Qasimi, fille de l’Émir. Sharjah se positionne ainsi sur une scène mondialisée tout en attirant des flux d’acteurs et d’amateurs à fort capital culturel.
Sharjah laisse à Dubaï, arrivée plus tardivement sur le « marché de l’art » (Art Dubai Fair depuis 2007, inauguration du quartier artistique Alserkal Avenue dans d’anciens entrepôts industriels d’Al-Quoz en 2008), la partie strictement commerciale.
En troisième lieu, un renouveau institutionnel est à relever en matière d’urbanisme. Ce phénomène se manifeste notamment par l’augmentation de parts de marché acquises ces dernières années par l’entreprise publique Shurooq, fondée au début des années 2010 et dirigée par une autre fille de l’Émir, Bodour Al-Qasimi. À travers l’élargissement de son champ d’action, qui va désormais de la réhabilitation du centre-ville aux nouveaux projets de gated communities périurbaines, en passant par le développement d’espaces publics (parcs Al-Muntaza et Al-Rahmaniyah, promenades Al-Majaz et Qasba) et de resorts touristiques sur la côte Est de l’Émirat (grâce à ses exclaves Kalba et Khor Fakkan, Sharjah est le seul des sept Émirats de la Fédération à regarder à la fois le golfe Persique et le golfe d’Oman), Shurooq assume le redéploiement de l’État dans toutes les sphères de l’aménagement du territoire.
La montée en puissance de l’entreprise est justifiée, d’après une cadre dirigeante que nous avons interrogée en 2023, par la nécessité de réguler le secteur de l’immobilier, jusque-là aux mains d’acteurs privés, d’installer un intermédiaire entre la population et l’État pour toutes les questions d’aménagement et d’urbanisme, ou encore de renforcer les liens avec toutes les autres institutions publiques en charge du territoire. Shurooq cherche donc à se placer au cœur du système institutionnel, à incarner autant la vision de l’Émir – ne pas basculer dans le « tout-commercial » et « garder ses racines » ainsi que le souci du « bien commun » et de la « croissance progressive », dans les termes de la cadre dirigeante – que les besoins de la population.
La démolition de l’urbanisme moderniste passablement délabré, pourtant déjà bien engagée à Sharjah, au profit d’un « master plan romantique et authentique » promis généralement par les promoteurs, n’est ainsi « pas souhaitable » selon cette femme qui reconnaît un attachement de la population à ce patrimoine récent, ainsi que le déploiement d’une « vie organique » en ces lieux ; « tout ne peut pas être planifié », insiste-t-elle à rebours des « visions stratégiques » descendantes de l’aménagement s’appliquant en général dans le pays.
L’entreprise Shurooq est malgré tout amenée à faire des compromis en s’associant, sous la forme de joint-ventures, à des promoteurs privés performants des Émirats arabes unis (Eagles Hills pour le projet d’aménagement de l’île Maryam et Diamond pour le nouveau quartier Sharjah Sustainable City, par exemple). Mais alors que la responsable rencontrée reconnaissait que Shurooq pouvait manquer d’expertise à ses débuts, ce qui justifiait ces partenariats, elle estime que son entreprise est désormais pleinement compétente et légitime pour porter seule des projets urbains sur le territoire de l’Émirat, sans toutefois réprouver ces partenariats public/privé en cours.
Tournant immobilier
Cette triple stratégie, conservatrice, artistique et institutionnelle, a tendance à distinguer Sharjah du reste des villes émiriennes, et même parfois à susciter l’admiration de certains acteurs urbains du pays. Un fonctionnaire du Département des Municipalités et des Transports d’Abu Dhabi nous exprimait ainsi en 2023 son intérêt pour le modèle de développement de Sharjah, soutenu par un Émir « lumineux », où « tout n’est pas régi par l’argent ».
Mais cette distinction s’estompe sur d’autres aspects du développement actuel de Sharjah. Frontalière de Dubaï, elle constitue un débouché naturel de la poussée métropolitaine dubaïote. Alors que la ville a longtemps tiré ses revenus de l’hébergement des travailleurs expatriés (employés à Dubaï mais aussi sur le port industriel de Hamriyah situé entre Sharjah et Ajman), ressource « peu valorisante », elle peut désormais doper son économie immobilière, sur un segment à plus forte valeur ajoutée : en 2023, l’Émirat de Sharjah a connu un essor remarquable de ses activités immobilières. Le total des transactions a dépassé les 19 milliards de dirhams émiratis (AED) (soit 4,8 milliards d’euros environ), marquant une augmentation significative de 14,6 % par rapport à l’année précédente. Des investisseurs de 97 nationalités différentes ont en outre participé au marché immobilier de l’Émirat au cours de la même année.
Les citoyens émiriens, en particulier, ont investi 11,1 milliards d’AED (2,8 milliards d’euros) dans 15 857 propriétés.
Non seulement les derniers produits livrés à Sharjah ressemblent de plus en plus à ceux de Dubaï – le cas de Sharjah Sustainable City, duplication de Dubai Sustainable City par le promoteur Diamond (associé à Shurooq pour le cas de Sharjah), en est un bon exemple –, mais les promoteurs de Sharjah viennent aussi pénétrer l’espace dubaïote.
Ainsi, en mars 2022, les deux promoteurs privés Arada et Alef ont occupé l’entrée principale du mall de Dubaï Festival City avec des maquettes géantes et des petits espaces de vente. La clientèle de Sharjah, coutumière de ces lieux, est principalement visée et, avec elle, les investisseurs refroidis par la flambée des prix à Dubaï, ainsi que, de plus en plus, la clientèle internationale qui pourrait supporter un léger décentrement par rapport à l’axe Dubaï/Abu Dhabi à condition de pouvoir accéder à des produits immobiliers offrant les mêmes standards à des tarifs inférieurs.
C’est à cette dernière clientèle que s’adressait prioritairement la chargée de communication du projet Hayyan (Alef), une gated community en construction à l’extrême sud de Sharjah, rappelant aux clients du mall qu’elle interceptait la possibilité offerte par la loi émirienne de revendre un bien acheté sur plan avant livraison du projet. Son homologue d’Arada, quant à lui, vantait les mérites de la nouvelle centralité urbaine Aljada, dont le slogan est « The new downtown of Sharjah » (voir ci-dessous), auprès des étudiants de Sharjah à qui leurs parents pourraient offrir un appartement dans ce nouveau quartier situé à proximité de l’Université américaine de Sharjah, la première des institutions académiques fondées sur le modèle américain dans le Golfe, ouverte depuis 1997.
Ces logiques de développement immobilier qui s’imposent aujourd’hui à Sharjah sous l’effet de la proximité de Dubaï remettront-elles en question, à terme, les velléités de distinction de cette ville secondaire des Émirats arabes unis ayant fait le choix revendiqué de la modernité prudente ? Sharjah connaîtra-t-elle elle-même cet effet de mimétisme puis de saturation ?
Ces interrogations, suscitées par la rapidité de la poussée urbaine dans le nord du pays ainsi que par les rapports complexes entre les métropoles Abu Dhabi et Dubaï et les villes secondaires satellisées et parfois même inféodées, justifient de poursuivre l’investigation de Sharjah.
Seule la mise en perspective de toutes les échelles territoriales permettra d’éclairer le fonctionnement des systèmes urbains dans le Golfe et d’en mettre au jour les différenciations socio-spatiales, au-delà d’une apparente homogénéité dans l’application locale des normes de la mondialisation économique.
En raisonnant à la manière de Jennifer Robinson, qui incite à varier les référents géographiques de la recherche urbaine internationale, Sharjah incarnerait un certain « ordinaire » golfien – divers, connecté et même contesté – qui a trop peu retenu l’attention des chercheurs, dont l’une des missions est pourtant de combler le vide représentationnel et la faible historicité.
L’importance des rapports transnationaux « Sud-Sud » qui caractérisent la ville depuis sa formation ; les contradictions générées par la cohabitation des attitudes conservatrices et des volontés d’ouverture ; l’organicité de la vie urbaine dans des territoires quotidiens cosmopolites assez faiblement contrôlés apparus en marge d’un urbanisme par projet plus fortement encadré ; tout cela invite non seulement à désexceptionnaliser le Golfe urbain, mais aussi à voir en Sharjah un archétype possible de la confrontation des modernités urbaines contemporaines.
Ouvrage de Roman Stadnicki à paraître en 2026 : Au-delà de Dubaï. Projeter et produire la ville moderne dans le monde arabe, Éditions de l’Aube, collection « Bibliothèque des territoires ».

Roman Stadnicki a reçu des financements du programme ANR Spacepol : https://spacepol.hypotheses.org/.
08.10.2025 à 16:26
L’opinion israélienne face à Gaza : déni, consentement ou aveuglement ?
Texte intégral (3520 mots)
La majeure partie des Juifs israéliens paraît indifférente à l’égard des destructions colossales infligées par Tsahal aux Gazaouis, quand elle ne conteste pas en bloc le bilan humain avancé par les organisations internationales. Cinq principaux facteurs explicatifs permettent de mieux comprendre les ressorts de cette attitude.
L’interrogation court dans de nombreux médias, surtout européens : pourquoi l’opinion publique israélienne ne réagit-elle pas à la situation dramatique de Gaza, à la famine (internationalement reconnue depuis août 2025) et au massacre de dizaines de milliers de personnes, dont une grande majorité de civils fait qu’on ne prend plus guère la peine de réfuter en Israël mais qu’on justifie plutôt comme résultant d’une stratégie du Hamas consistant à s’abriter derrière la population gazaouie.
Cette question est délicate car elle touche non seulement à la critique du gouvernement ou de l’État, mais de la société israélienne même, à un moment où « Israël » (quoi qu’on désigne par le nom du pays) n’a jamais été autant critiqué, dans un débat hyperpolarisé. Les agissements de l’armée, du gouvernement, des colons, ont rendu pertinentes des analogies qui furent contestables, ou purement polémiques, comme « apartheid » bien sûr et, désormais, le terme « génocide », accepté de façon croissante tant par des historiens que par des juristes. Nous traiterons ici du cas d’Israël, mais il faut rappeler que les interrogations sur des opinions publiques confrontées à un massacre de masse perpétré par leur pays ont une longue histoire, qu’Israël vient aujourd’hui illustrer d’une façon particulière.
Dans la dernière semaine de juillet, selon le quotidien Maariv, 47 % des Israéliens considèrent l’affirmation selon laquelle Gaza est en proie à la famine comme un mensonge et le fruit de la propagande du Hamas ; 23 % reconnaissent la réalité de la famine et disent s’en soucier ; 18 % reconnaissent l’existence de la famine et disent ne pas s’en soucier ; et 12 % sont sans opinion. Selon l’Institut israélien pour la démocratie, 79 % des Israéliens juifs se disent peu ou pas troublés par les informations relatives à une famine à Gaza : mais y croient-ils ou pas ? La question est trop vague. Dans le même sondage, 79 % se disent persuadés qu’Israël fait des efforts substantiels pour atténuer les souffrances des Palestiniens, ce qui est aussi une façon de réduire la portée de ces souffrances, et du massacre. Ces chiffres ne concernent pas les citoyens palestiniens d’Israël, qui sont selon le même Institut, 86 % à se dire « troublés ou très troublés » par la catastrophe humanitaire à Gaza.
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Ces sondages sont susceptibles d’interprétations diverses, mais ils montrent une société qui ne reconnaît que très partiellement la famine et y voit parfois une campagne de propagande du Hamas dont les médias étrangers sont perçus comme complices. Même s’ils reconnaissent la famine et le massacre, les Israéliens s’en déresponsabilisent de plusieurs façons. De surcroît, ils sont massivement partisans de ce qu’on appelle en hébreu le « transfert » des Gazaouis dans d’autres pays, c’est-à-dire d’un nettoyage ethnique.
De multiples facteurs permettent de comprendre la façon dont les Israéliens justifient de telles opinions et se dédouanent de toute culpabilité ou responsabilité pour le sort des Palestiniens – processus qu’un chercheur israélien analysa dès la seconde intifada (2000-2005). Certains de ces facteurs sont anciens mais ont été très amplifiés par le 7-Octobre. Ils sont plus ou moins spécifiques au pays.
Facteur 1 : le ralliement autour du drapeau
Le premier facteur, le ralliement autour du drapeau (Rally round the flag), n’est pas un phénomène propre à Israël ; en général, une guerre jugée comme étant juste confère un surcroît de légitimité et de popularité aux gouvernants, y compris parmi certains opposants ou indifférents. Étudié surtout aux États-Unis, ce ralliement génère ainsi des surcroîts de popularité remarquables autour de la figure du président.
En Israël, il s’est manifesté de façon puissante à deux moments.
D’abord, dans les mois qui suivent le 7-Octobre. Le soutien à la guerre est alors massif. Mais le cas israélien illustre aussi le caractère souvent peu durable de ce ralliement, qui a commencé à s’effriter, par paliers, lorsque la population comprend que le gouvernement donne la priorité à la poursuite de la guerre au détriment du retour des otages, ce qui est devenu tout à fait évident le 9 septembre 2025 avec le bombardement de Doha au Qatar, où siègent les négociateurs du Hamas.
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L’autre moment est l’attaque de l’Iran par Israël, appuyé par les États-Unis (13-25 juin 2025). Quelles que soient les intentions déclarées (détruire Israël) et les capacités réelles de la République islamique, la diabolisation de ce régime – et de ses alliés (le Hezbollah au Liban, les Houthis au Yémen), traités comme de purs agents aux ordres de Téhéran – est ancienne dans les médias israéliens, qui ici ont reflété le point de vue martelé par Nétanyahou de longue date.
La popularité du premier ministre a connu un pic quand Tsahal a bombardé l’Iran, et l’opposition à l’attaque est demeurée tout à fait marginale, y compris chez beaucoup d’opposants à la guerre à Gaza.
Enfin, ce ralliement autour du drapeau concerne aussi la fidélité à une armée encore dépendante des citoyens et des réservistes : les Israéliens sont ici pris au piège de leur fidélité à Tsahal, refusant de voir à quel point leur armée a été pénétrée par un courant national-religieux ouvertement xénophobe et annexionniste, voire génocidaire, processus déjà analysé il y a dix ans et qui s’est accéléré depuis. Il est difficile de renoncer à cette fidélité, qui a été, et demeure, un ciment d’une société très fragilisée.
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Facteur 2 : l’obsession victimaire
Le deuxième facteur est plus spécifique au pays : entretenue par l’appareil d’État, les médias et le système éducatif, l’obsession victimaire, autour de la mémoire de la Shoah, a été réveillée et renforcée par le 7-Octobre, vite devenu en Israël une date saillante qui n’a plus besoin que l’année soit précisée (comme le 11 Septembre aux États-Unis).
Depuis, les visages et noms des otages, rejoints par ceux des centaines de soldats tombés à Gaza, sont omniprésents dans l’espace public israélien, aussi bien analogique (sur les arbres des villes, les vitrines des magasins) que numérique.
La plupart des Israéliens (et des pro-Israéliens en dehors d’Israël) traitent le 7-Octobre comme le point de départ de la guerre, voire comme un commencement absolu, comme s’il n’y avait pas eu, avant, toutes les guerres avec Gaza, la longue occupation, le décompte macabre des blessés et morts palestiniens de longues années durant.
Les actes d’extrême violence perpétrés ce jour-là par le Hamas envers les civils, le nombre élevé de morts et la mise en évidence de la vulnérabilité de l’armée ont tétanisé l’opinion.
Facteur 3 : la droitisation de la société israélienne
En troisième lieu, le 7-Octobre et la guerre ont accéléré le processus de droitisation d’une société qui fut un temps (au moins pour une moitié), disposée à une paix fondée sur un compromis avec les Palestiniens après les accords d’Oslo de 1993, compromis auquel même l’armée se rallia.
Après l’échec du processus en 2000, et la deuxième intifada, s’est installée l’idée qu’« il n’y a pas de partenaire » pour la paix – mot d’Ehud Barak, alors premier ministre, massivement repris depuis.
Cela a préparé le terrain à une déresponsabilisation israélienne par rapport aux Palestiniens. Aujourd’hui encore, on peut se dire « de gauche », mais si les Palestiniens veulent la guerre, alors… De surcroît, le 7-Octobre entraîne aussi une relecture de l’histoire, ravive le trauma des anciens combattants, contribue à ternir un peu plus l’image des Palestiniens, voire à revaloriser celle des colons.
Facteur 4 : l’effacement et la diabolisation des Palestiniens dans les médias israéliens
Quatrième facteur : les médias israéliens jouent un rôle majeur dans l’invisibilisation des Palestiniens de Gaza en tant qu’êtres humains auxquels on pourrait s’identifier, et dans leur assimilation à des « terroristes », terme plus employé que jamais (même si ce fut déjà le cas lors de la guerre du Liban de 1982).
Les grands médias ignorent les crimes de guerre que des soldats eux-mêmes ont rapportés, ainsi que les bombardements massifs des populations et des infrastructures. Les journalistes israéliens « embarqués » auprès des militaires (embedded) ne décrivent la guerre que du point de vue des difficultés et souffrances des soldats.
Les victimes civiles palestiniennes sont largement effacées de l’actualité. Dans ce contexte, la famine devient un problème de « hasbara », de « diplomatie publique » mal conduite. La droite et l’extrême droite israéliennes dénoncent une « campagne de la faim » organisée, à base de fakes, avec la « complicité » de l’ONU. On parle d’un « Gazawood », d’images largement mises en scène – un processus de déni des images de souffrance qui remonte à la deuxième intifada, quand avait été forgé le terme « Pallywood ».
Depuis le 7-Octobre, l’usage même du mot de « palestinien » a reculé. Dans les nombreux discours prononcés lors des manifestations contre Nétanyahou, ou pour le retour des otages, on ne l’entend pratiquement pas. Dans des déclarations génocidaires, des responsables israéliens ont utilisé des formules comme « animaux humains » (Yoav Gallant, alors ministre de la défense) ou « monstres » (Nétanyahou). En janvier 2024, le ministre du patrimoine Amichai Eliyahu a proposé de lancer une bombe atomique sur Gaza et, en août 2024, Bezalel Smotrich, ministre des finances, a souhaité aux Gazouis de mourir de faim.
Fin juillet 2025, on a pu croire à un tournant, à une reconnaissance de l’humanité palestinienne souffrante, autour d’un reportage où la présentatrice vedette du pays, Yonit Levi, a évoqué une « responsabilité morale » de son pays et montré des photos d’enfants faméliques à la Une de médias occidentaux.
Le 23 juillet, Ron Ben Ishai, célèbre correspondant de guerre écrit : « Il y a des enfants qui ont faim à Gaza », mais en conclut qu’il faut seulement changer la méthode de distribution de nourriture par le Gaza Humanitarian Fund (GHF), fondation américaine mise en place avec l’aide des Israéliens, et que les humanitaires internationaux avaient dénoncée dès sa mise en place en mai. Comme on sait, chaque distribution s’est accompagnée de la mort de Palestiniens sous les balles de l’armée.
À l’été, des centaines de manifestants commencent à brandir des photos d’enfants de Gaza, morts ou affamés, soit lors de grands rassemblements, soit lors de manifestations modestes.
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Mais la prise de conscience est demeurée modeste. Si la majorité des Israéliens veulent aujourd’hui la fin de la guerre, c’est avant tout parce qu’ils espèrent que celle-ci signifiera le retour des otages survivants.
Les véritables critiques de la guerre savent de longue date qu’ils ont plus de chance d’être entendus en dehors d’Israël qu’au-dedans, alors même que ce sont d’abord les Israéliens qu’ils voudraient atteindre. Bien avant le 7-Octobre, l’ONG « Breaking the Silence » (fondée en 2004), qui collectait des témoignages de soldats sur les exactions commises dans les territoires occupés, s’est retrouvée plus sollicitée et citée à l’extérieur d’Israël qu’à l’intérieur.
En juillet, deux ONG israéliennes – B’tselem, qui recense les violations des droits de l’homme dans les territoires, et Physicians for Human Rights – ont reconnu ce qu’ils ont appelé « notre génocide ». Cette formulation a eu beaucoup plus d’écho dans les grands médias européens et américains que dans les médias israéliens.
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Facteur 5 : obsession de la critique extérieure
Cinquième facteur, ancien lui aussi : la société israélienne est plus que jamais obsédée par la critique extérieure. Les médias israéliens négligent les soutiens médiatique et politiques qu’Israël reçoit, surtout à droite ou à l’extrême droite, ou n’en parlent qu’au moment où ce soutien apparaît perdu, contribuant à accentuer un sentiment qui confine à la paranoïa.
Les incidents antisémites et/ou anti-israéliens sont couverts en détail. Le spectre est large. Sont dénoncés aussi bien des actes manifestement antisémites comme des agressions de Juifs à Milan en juillet ou à Montréal en août, que des appels au boycott d’institutions, d’artistes ou d’intellectuels israéliens. Ainsi, le refus de certains chercheurs français de participer, en septembre, à un colloque au Musée d’Art juif de Paris en raison de la présence d’universitaires israéliens dont la venue est financée par leurs institutions qui apparaissent comme partenaires de l’événement a fait beaucoup de bruit.
Enfin, la presse israélienne est à peu près seule à couvrir le mauvais accueil ou le refus de servir des touristes israéliens, et les Israéliens voyageant beaucoup… Haaretz, journal devenu radicalement critique de la guerre, et très singulier dans le paysage médiatique israélien, couvre lui aussi ces incidents ou agressions, dès le printemps 2024.
Si l’écart entre les couvertures israélienne et internationale du conflit a toujours été grand, il s’agit aujourd’hui d’un gouffre. Les Israéliens et la plupart des Occidentaux (sauf ceux qui ne s’informent qu’à la droite et l’extrême droite) ne vivent simplement pas dans le même monde.
Ce fossé pourra-t-il être comblé ? En tout état de cause, il faudra bien, le jour venu, rendre des comptes, comme le dit Sarit Michaeli, secrétaire générale de Beit Tselem, au terme de ce reportage « micro-trottoir » du Guardian à Tel-Aviv.
En dernier lieu, malgré son coût économique et moral, les élites de l’armée, ainsi que des partis et personnalités politiques prêts à s’allier à Nétanyahou, ont un intérêt à la poursuite de la guerre – ce qui est bien sûr aussi le cas du chef du gouvernement, qui fuit ses procès en cours et rêve de réélection, dans une course folle et criminelle. Dans la guerre, l’armée n’en finit pas de se laver de son aveuglement face aux préparatifs du 7-Octobre par le Hamas, et fait reculer l’établissement d’une véritable commission d’enquête sur le massacre, maintes fois réclamée.
L’impuissance des observateurs étrangers
Ralliement autour du drapeau et de l’uniforme, obsession victimaire, droitisation de la société, effacement du peuple attaqué réduit à un groupe de terroristes actuels ou potentiels, obsession de la critique extérieure, intérêt des élites à la poursuite de la guerre qui peut aussi unir, au moins un temps, une nation en crise : isolés et parfois conjugués, ces facteurs se sont retrouvés dans d’autres moments génocidaires.
Ce qui est singulier, c’est moins le processus lui-même que la croissante attention internationale qu’il reçoit. Bien connue des spécialistes du génocide, l’impuissance des « bystanders », y compris ceux qui s’indignent, n’en est que plus remarquable, et non moins tragique que l’aveuglement de l’opinion israélienne.

Jérome Bourdon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.