13.08.2025 à 17:23
Frédéric Lamantia, Docteur en géographie et maître de conférences, UCLy (Lyon Catholic University)
De la Chine à l’Indochine, en passant par Hongkong et la Corée du Sud, l’art lyrique occidental s’est implanté en Asie dans des contextes très variés. Héritage colonial ou outil de distinction sociale, il révèle bien plus que des goûts musicaux : une géographie du pouvoir, des hiérarchies culturelles, et des trajectoires d’appropriation locale.
Second épisode de la série « L’opéra : une carte sonore du monde ».
L’implantation de l’art lyrique en Asie ne fut ni spontanée ni universellement répartie dans le temps et l’espace. Elle s’intègre dans un processus lent de greffes culturelles débutées dès la fin du XVIe siècle par des missionnaires jésuites, notamment en Chine. Toutefois, ce n’est qu’au XIXe siècle, dans un contexte de domination coloniale, que l’art lyrique occidental s’inscrit dans les paysages urbains de l’Asie du Sud-Est. L’opéra occidental devient alors un marqueur d’urbanité à l’Européenne à travers son architecture et sa place centrale dans la cité, mais aussi grâce à l’image qu’il véhicule urbi et orbi. Objet de distinction sociale à l’origine réservé aux colons, il sera peu à peu adopté par les nouvelles générations ouvertes aux influences véhiculées par la mondialisation.
L’art lyrique occidental co-existe avec l’opéra de Pékin, un genre populaire autochtone chinois, né à la fin du XVIIIe siècle, qui propose des spectacles mêlant musique, danse acrobatique et théâtre présentés avec des costumes colorés traditionnels.
Le répertoire européen sera timidement importé à partir des années 1980, comme en témoignent les représentations de Carmen à Pékin, en 1982, à destination d’un public chinois parfois un peu perdu face à cet art si éloigné de la tradition culturelle locale. Le Parti communiste chinois avait d’ailleurs distribué des cassettes audio aux spectateurs pour leur expliquer l’œuvre et les prévenir de la moralité de Carmen…
Sur le plan architectural, le recours à l’architecte Paul Andreu, concepteur de l’aéroport de Roissy (Paris), pour réaliser la maison d’opéra (à l’architecture futuriste) de Pékin, en 2007, est significatif. Il témoigne d’une volonté politique d’utiliser l’opéra comme un outil à plusieurs dimensions. D’un côté, cette forme musicale est pensée comme un loisir destiné aux nouvelles classes sociales chinoises, davantage perméables à la musique classique ou contemporaine occidentale. De l’autre, elle est mobilisée comme un symbole de puissance ouverte sur le monde, l’innovation et la créativité. (Dix-sept nouveaux opéras ont ainsi été commandés à des compositeurs chinois entre 2007 et 2019).
La maison d’opéra devient, comme en Europe, un lieu central, dont la fréquentation s’inscrit dans un processus de distinction sociale prisé des classes sociales supérieures. Ce bâtiment futuriste a ainsi remplacé une partie de la ville composée de petites maisons traditionnelles et d’habitants souvent âgés, montrant une volonté politique forte d’inscrire la Chine dans la modernité. Ce phénomène rappelle mutatis mutandis, les opérations d’urbanisme menées sous la houlette du baron Haussmann à Paris, destinées à mettre en scène l’opéra dans la ville et à structurer l’urbanisme autour de sa centralité.
Au début du XXe siècle, l’implantation lyrique en Indochine reste strictement coloniale et sous le contrôle étroit de la censure. À Saïgon, à Haïphong ou à Hanoï, les colons français importent l’art théâtral et dans une moindre mesure l’opérette et les grandes œuvres du répertoire pour recréer les sociabilités parisiennes dont ils sont nostalgiques. Ces villes deviennent les vitrines culturelles de l’empire français reproduisant, ici comme dans d’autres colonies, les signes urbains de la centralité métropolitaine à travers le triptyque « cathédrale, théâtre et Palais du gouverneur ».
Dès les années 1880, ces édifices accueillent des troupes venues de France, renforçant ainsi le lien affectif avec la métropole. Les représentations d’art lyrique s’intègrent dans des activités culturelles variées avec le recours fréquent d’orchestres militaires. Ces activités lyriques restent destinées à la population coloniale dont le territoire lyrique demeure hermétique à la population autochtone.
Bien que parfois initiée à la culture française, celle-ci demeure le plus souvent exclue des pratiques musicales européennes, pour des raisons tant culturelles qu’économiques. Utilisé par les communistes lors de la révolution d’août 1945, l’opéra conserve aujourd’hui une activité culturelle réservée à une élite. Il est devenu le lieu où l’on accueille les délégations internationales et bientôt des touristes…
L’expérience coloniale française liée à l’art lyrique en Inde, notamment à Pondichéry, propose un modèle plus mixte. Comptoir commercial et place forte militaire de longue date (1674–1954), la ville s’organise selon un urbanisme à l’européenne.
Le théâtre, propriété de l’armée, devient au début du XXe siècle un lieu culturel diffusant entre autres de l’art lyrique, chanté en français et destiné à un public mêlant colons, fonctionnaires, militaires et élite tamoule francophone. Cette appropriation partielle du répertoire par certains groupes locaux témoigne d’un ancrage culturel plus diffus, bien que toujours limité à une élite cultivée. Les musiciens militaires jouent un rôle essentiel dans l’entretien de cette vie lyrique, participant parfois aux représentations.
Aujourd’hui, le lieu tente de conserver une activité culturelle variée malgré de nombreuses difficultés, notamment financières.
À la croisée des routes commerciales entre l’Europe et l’Asie, Hongkong développe, dès le XIXe siècle, un territoire lyrique singulier. Sous domination britannique depuis 1841, cette cité cosmopolite accueille des troupes itinérantes diffusant majoritairement le répertoire italien – Verdi, Rossini, Donizetti –, assez populaire dans ce lieu. L’opéra s’implante le long des circuits du négoce et s’ancre dans un paysage urbain en mutation, où la culture devient vitrine de réussite sociale.
À partir des années 1970, les élites locales s’approprient l’opéra occidental. Si l’italien reste la langue dominante utilisée, des artistes chinois, comme Ella Kiang, s’imposent désormais sur scène. Par la suite, les représentations sont sous-titrées en caractères chinois, et certaines œuvres françaises traduites dans la langue locale. À partir de 1973, le festival de Hongkong devient un espace de dialogue entre cultures, tandis que l’influence française décline au profit de celle de l’Italie et du Royaume-Uni.
En 1989, lors de l’inauguration du centre culturel Tsim Sha Tsui, Louis Vuitton offre le rideau de scène peint par Olivier Debré, symbole d’un soft power français à travers l’industrie du luxe…
La Corée du Sud, qui échappe aux influences coloniales occidentales directes mais pas à la mondialisation culturelle récente, adopte l’opéra comme outil de distinction sociale. L’Opéra national est inauguré en 1959, avec un répertoire dominé par Verdi, chanté en coréen.
Le chant devient un moyen d’ascension sociale pour une jeunesse ambitieuse dont les meilleurs éléments s’exporteront dans les grandes scènes lyriques mondiales. Cependant, l’opéra français peine à s’imposer, tant pour des raisons linguistiques (difficultés de prononciation de la langue française et notamment du e muet pour les larynx des chanteurs coréens). Le répertoire français reste donc marginal face à l’italien.
Le National Opera adapte aussi des récits coréens dans un style lyrique mêlant musique traditionnelle et instruments occidentaux, ce qui témoigne d’une appropriation du genre à travers une esthétique hybride.
À travers ces différents cas, l’art lyrique en Asie apparaît comme un révélateur des rapports de domination, de circulation culturelle et de hiérarchies linguistiques.
Si la colonisation a été un vecteur d’importation de formes lyriques européennes, elle a également été une force de sélection et de segmentation. En effet, l’art lyrique occidental n’a réellement pris racine que là où les élites – coloniales ou nationales – y ont trouvé un intérêt social ou politique. Plus récemment, la montée de classes moyennes et cultivées dans les grandes métropoles asiatiques a transformé le rapport à l’opéra, qui devient désormais un bien culturel universalisé, affranchi de ses origines européennes, adapté aux langues et aux esthétiques locales.
Ainsi, l’art lyrique, autrefois outil de cohésion entre colons, devient aujourd’hui un symbole de puissance et d’ouverture des sociétés asiatiques en quête de reconnaissance sur la scène internationale.
Frédéric Lamantia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
13.08.2025 à 17:22
Eric Chaumillon, Chercheur en géologie marine, La Rochelle Université
On pense bien connaître le trait de côte des cartes géographiques. Sa définition est pourtant plus complexe qu’il n’y paraît, car il ne s’agit pas d’une référence immuable au cours du temps. Le changement climatique, sans surprise, vient encore compliquer la donne.
Tout le monde pense connaître le trait de côte qui est représenté sur les cartes géographiques. Il occupe une place importante dans nos représentations et semble correspondre à une ligne de référence stable dans le temps. Nous allons voir qu’il n’en est rien.
Commençons par le définir. Selon le service hydrographique et océanographique de la Marine nationale (SHOM) et l’Institut géographique national (IGN), il s’agit de la « limite de laisse » (c’est-à-dire, jusqu’où peuvent s’accumuler les débris déposés par la mer) des plus hautes mers, dans le cas d’une marée astronomique de coefficient 120 et dans des conditions météorologiques normales (pas de vent du large et pas de dépression atmosphérique susceptible d’élever le niveau de la mer).
Il faut encore ajouter à ces conditions « pas de fortes vagues », car elles peuvent aussi faire s’élever le niveau de l’eau. De façon pragmatique toutefois, on peut se limiter aux marées hautes de vives-eaux dans des conditions météorologiques normales pour définir le trait de côte.
Les marées de grandes vives-eaux se produisant selon un cycle lunaire de 28 jours et les très grandes vives-eaux se produisant lors des équinoxes deux fois par an (en mars et en septembre).
Le trait de côte est situé à l’interface entre l’atmosphère, l’hydrosphère (mers et océans) et la lithosphère (les roches et les sédiments), ce qui en fait un lieu extrêmement dynamique. Le trait de côte peut reculer, quand il y a une érosion des roches ou des sédiments, ou avancer, quand les sédiments s’accumulent.
Par conséquent il est nécessaire de le mesurer fréquemment. Il existe tout un arsenal de techniques, depuis l’utilisation des cartes anciennes, l’interprétation des photographies aériennes et des images satellitaires, les mesures par laser aéroporté, les mesures topographiques sur le terrain et les mesures par drones.
Les évolutions des côtes sont très variables et impliquent de nombreux mécanismes. En France, selon des estimations du CEREMA, 19 % du trait de côte est en recul.
Le principal problème est que l’évolution du trait de côte est très sensible aux variations du niveau de la mer. En raison du réchauffement climatique d’origine humaine, la mer monte, du fait de la fonte des glaces continentales et de la dilation thermique des océans, et ce phénomène s’accélère.
Pour les côtes sableuses, cela conduit à une aggravation des phénomènes d’érosion déjà existants. Avec l’élévation du niveau des mers, des côtes stables, voire même des côtes en accrétion pourraient changer de régime et subir une érosion chronique. Sur un horizon de quelques décennies, il est impossible de généraliser, car la position du trait de côte dépend aussi des apports sédimentaires qui sont très variables d’une région à une autre.
Le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema) estime que d’ici 2050, 5 200 logements et 1 400 locaux d’activité pourraient être affectés par le recul du trait de côte, pour un coût total de 1,2 milliard d’euros. La dynamique et le recul du trait de côte sont un sujet majeur, dont l’intérêt dépasse les seuls cercles spécialisés, avec des implications très concrètes, notamment en matière de droit de la construction. En premier lieu parce que le trait de côte est utile pour définir le domaine public maritime (DPM).
Ses limites ont été précisées en 1681 par une ordonnance de Colbert qui précise que le DPM naturel ne peut être cédé et qu’une occupation ou une utilisation prolongée par des particuliers qui se succèdent sur cette zone ne leur confère aucun droit réel ou droit de propriété.
La législation française relative au trait de côte a récemment évolué. En témoigne par exemple la loi Climat et résilience de 2021, qui renforce l’adaptation des territoires littoraux. La stratégie nationale de gestion intégrée du trait de côte insiste sur la mise en place de solutions durables pour préserver le littoral, tout en assurant la préservation des personnes et des biens.
Concrètement, comment faire ? L’approche la plus connue est la défense de côte en dur, souvent en béton ou en roches. Cette stratégie est chère, nécessite un entretien, elle est inesthétique et entraîne une forte dégradation, voire une disparition, des écosystèmes littoraux. Surtout, on ne pourrait généraliser cette stratégie sur les milliers de kilomètres de côtes en France et dans le monde (on parle de 500 000 km de côte).
Sans rentrer dans le détail de toutes les solutions existantes, on peut noter que la communauté scientifique qui étudie les littoraux appelle à davantage recourir aux solutions fondées sur la nature (SFN). En simplifiant, on peut dire qu’il s’agit de tirer parti des propriétés des écosystèmes sains pour protéger les personnes, tout en protégeant la biodiversité.
Ces approches ont fait leurs preuves, particulièrement en ce qui concerne les prés salés, les mangroves ou les barrières sédimentaires en général (constituées par la plage sous-marine, la plage et la dune). On peut assimiler ces écosystèmes littoraux à des « zones tampons » qui absorbent l’énergie des vagues et limitent les hauteurs d’eau tout en préservant la biodiversité et les paysages.
La série « L’envers des mots » est réalisée avec le soutien de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France du ministère de la Culture.
Eric Chaumillon a reçu des financements de l'ANR et du Département de Charente-Maritime.
13.08.2025 à 17:17
Damien Bazin, Maître de Conférences HDR en Sciences Economiques, Université Côte d’Azur
Thierry Pouch, Chef du service études et prospectives APCA, Université de Reims Champagne-Ardenne (URCA)
Économiste de génie et… membre de la Schutzstaffel (SS). Comment séparer la biographie un des auteurs majeurs de la théorie des jeux et du duopole, de ses convictions politiques ? Dans la période de l’entre-deux-guerres et de l’après-guerre, Heinrich Von Stackelberg entendait peser sur le cours du monde. À base de compétition, de corporatisme fasciste et d’ordolibéralisme.
Heinrich von Stackelberg est à la fois un économiste méconnu et un théoricien de réputation internationale. Il a laissé son nom à la postérité en proposant une typologie des marchés qui fait encore l’objet de recherches aujourd’hui, en développant la théorie des jeux et en questionnant l’idée d’« équilibre économique ». Il ne fut pourtant pas que cela. Son itinéraire de théoricien de l’économie renferme une face sombre, très sombre même, puisqu’il adhéra au Parti national-socialiste allemand en 1931, soit deux ans avant l’accession de Hitler à la Chancellerie.
L’actualité de la politique commerciale de Donald Trump pose un problème bien connu des économistes. Faut-il rétorquer par des sanctions similaires, et s’engager dans l’escalade tarifaire, ou bien négocier pour alléger les droits de douane additionnels du pays qui les a établis ? Doit-on participer à un jeu coopératif ou bien à un jeu non coopératif ? En lien direct avec cette actualité commerciale, c’est la figure de l’économiste et mathématicien Heinrich Freiherr Von Stackelberg qui se dessine en toile de fond. Un économiste dont la réputation tient essentiellement à son approche des coûts, de la concurrence et des formes de marché.
La figure de Stackelberg dans le champ de la science économique conduit à penser qu’un discours théorique n’est que rarement, voire jamais, séparé d’une vision du monde (Weltanschaung), d’un engagement politique. L’entre-deux-guerres en constitue une période hautement symbolique. Les théoriciens de l’économie, au sein desquels il prit place, entendaient peser sur le cours du monde, ce qui explique l’âpreté des conceptions des uns et des autres.
Nul doute que cet économiste, baron de son état, né en Russie en 1905, devenu allemand par la suite et mort en Espagne en 1946, aura marqué la théorie économique. Il analyse tout particulièrement les comportements des acteurs, ces entreprises dans la sphère marchande, pouvant être à l’origine de rapports économiques asymétriques. Ces comportements participent in fine à l’émergence d’un acteur leader. Ce leader est en mesure d’empêcher, par le pouvoir dont il est doté sur le marché, la formation d’un équilibre économique. C’est lui qui fixe les règles de fonctionnement du marché, l’autre acteur étant considéré comme un suiveur. Stackelberg en déduit que l’équilibre sur les marchés est une conception très éloignée de la réalité économique.
Stackelberg s’éloigne en cela de ses prédécesseurs français, Antoine Cournot ou Joseph Bertrand, qui, pour leur part, avaient axé leur réflexion sur des jeux coopératifs. Ils aboutissaient à des marchés considérés comme équilibrés.
L’extrême rigueur de la démonstration de Stackelberg tient à la dotation élevée en capital mathématique qui caractérisait cet économiste. Elle lui vaut une insertion rapide dans les grands débats qui animent la science économique durant les années 1920-1930, années souvent qualifiées de « haute théorie », et ce, en dépit de la barrière de la langue allemande. Sa vision de l’instabilité des marchés fait qu’il n’est pas un économiste isolé puisque, la Grande Dépression aidant, d’autres économistes développent des travaux similaires comme ceux de Nicholas Kaldor en Grande-Bretagne.
Avec de telles avancées théoriques, Stackelberg s’installe durablement dans le paysage éditorial économique, et en particulier dans les ouvrages d’économie industrielle et, plus largement, dans les manuels contemporains de science économique couvrant les trois premières années d’économie dans les universités.
C’est en 1934 qu’il publie son ouvrage phare, en langue allemande, et longtemps resté sans traduction ni anglaise ni encore moins française, Marktform und Gleichgewicht. Il faudra attendre 2011 pour avoir une traduction anglaise complète de ce livre Market Structure and Equilibrium. La théorie du duopole de Stackelberg, que l’on peut trouver dans cet ouvrage, lui a valu une notoriété mondiale. Un ouvrage publié en 1934 qui suscita d’emblée des commentaires et des recensions dans les revues d’économie les plus prestigieuses, et signés par les grands noms de la discipline, à l’image de Wassily Leontief aux États-Unis, de Nicholas Kaldor et de John Hicks en Grande-Bretagne, ou encore de Walter Eucken en Allemagne.
Mathématicien, statisticien, économiste, Stackelberg est un intellectuel brillant. Ses travaux sur les coûts et les formes de marché l’attestent. La science, celle de l’économie en particulier, n’est toutefois pas idéologiquement neutre. Dans le cas de Stackelberg, l’homme de connaissances développe une conscience nationaliste, une attirance pour les mouvements paramilitaires dès qu’il foule le sol allemand à l’âge de 18 ans, après avoir fui sa Russie natale avec ses parents et ses trois frères.
Le point d’aboutissement de l’attraction qu’exerce sur lui le nationalisme allemand, est l’adhésion au Parti national-socialiste (Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei, NSDAP) en 1931, puis à la Schutzstaffel (SS) en 1933. Si ses recherches sur les formes de marché sont finalisées dans la publication de l’ouvrage de 1934, Stackelberg publie plusieurs articles dans des revues comme Jungnationale Stimmen (Voies des jeunesses nationalistes. Lire James Konow).
On pourrait considérer qu’une ligne de démarcation sépare les travaux théoriques de l’engagement politique de Stackelberg, et affirmer ainsi que la science ne se mélange pas à la politique. L’argument principal qui plaide en faveur de cette étanchéité entre les deux champs tient à l’antériorité de l’adhésion au NSDAP sur les recherches académiques qui vont faire de lui un économiste de réputation internationale.
En réalité, Stackelberg prend des positions politiques qui transpirent dans ses analyses scientifiques.
Un premier indice réside dans sa vision de la politique monétaire. Lors d’une conférence (« Die deutsche Geldpolitik seit 1870 »), prononcée en 1942 à Bonn, dont le thème est la politique monétaire allemande, Stackelberg s’attache à retracer l’évolution des réformes monétaires de l’Allemagne depuis 1870. L’ambition de cette conférence est d’identifier les fondements d’une souveraineté monétaire de l’Allemagne en phase avec ses ambitions hégémoniques dans une Europe en voie de renouveau. La publication des inaugural lectures (Antrittsvorlesung) de l’Université de Bonn est placée sous la responsabilité de Karl Franz Johann Chudoba (1898-1976), qui enseigne la minéralogie à Bonn, mais qui est, par ailleurs, un membre actif du Parti national-socialiste des travailleurs allemands (Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei, NSDAP).
Le second indice est beaucoup révélateur de l’articulation qu’il peut y avoir entre démarche scientifique et engagement politique. Il tient fondamentalement à la période historique dans laquelle évolue Stackelberg. Cette période, c’est celle de la défaite de 1918 et celle de la République de Weimar. Comme bon nombre d’économistes, dont le français François Perroux, Stackelberg s’emploie, dans son livre de 1934 (Marktform und Gleichgewicht), à cherche une troisième voie entre, d'une part, le bolchévisme et le nivellement social qu’il lui semble incarner et, d'autre part, le capitalisme et son individualisme exacerbé qui a mis à l’épreuve les valeurs de l’Allemagne.
C’est pourquoi, dans un court chapitre (trois pages seulement), il prône l’adhésion au corporatisme. En cela, il rejoint une frange des économistes qui, comme lui, ont la certitude que le capitalisme est instable, et qui sont en quête d’une troisième voie, celle du corporatisme d’obédience fasciste.
Stackelberg n’est donc pas qu’un théoricien, il définit des leviers de politique économique, admet l’importance de l’interventionnisme de l’État, dans la perspective d’une réconciliation des acteurs d’une même filière économique, participant ainsi d’une unité nationale. Cette conception, il en échange les principes fondamentaux avec son collègue et ami, l’économiste Luigi Amoroso, auteur en 1938 d’un article publié par la prestigieuse revue Econometrica, dédié à Vilfredo Pareto, et dans lequel il rend un vibrant hommage à Benito Mussolini.
Stackelberg participe pleinement à la bataille des idées économiques de l’entre-deux-guerres. S’éloignant du nazisme à partir de 1943, il rejoint le groupe de Fribourg, autour d’économistes comme Eucken Walter ou Röpke Wilhelm ou encore Böhm Franz. Un groupe qui fera date, puisque les économistes qui le composent forment l’ordolibéralisme, incarnation allemande d’une voie médiane entre le laissez-faire intégral et le socialisme. Ce courant de pensée libéral conceptualise que la mission économique de l’État est de créer et de maintenir un cadre normatif permettant la « concurrence libre et non faussée » entre les entreprises.
Des économistes qui entendent préparer le lendemain de la guerre en proposant de nouveaux principes organisationnels de l’économie allemande.
Invité par l’Université de Madrid comme visiting professor, Stackelberg profite de cette opportunité en 1944 pour fuir l’Allemagne nazie. Il échappe au sort qui fut réservé à tous les opposants au régime dont il fait partie. En effet, après son adhésion sans ambiguïté au nazisme, Stackelberg s'était rangé dans le camp des opposants à Hitler. Ses enseignements en Espagne font de Stackelberg un diffuseur de l’ordolibéralisme, dans un régime politique autoritaire, attestant une fois de plus de l’attirance de cet économiste pour le fascisme et le nationalisme.
Il va laisser une forte empreinte chez ses collègues espagnols, empreinte que l’on peut mesurer dans les recherches menées sur lui en Espagne, jusqu’à très récemment. Cette empreinte aura été réalisée dans un laps de temps très court, puisque Stackelberg mourut en 1946. Durant ces deux années, il publiera un ouvrage en langue espagnole : Principios de Téoria Economica.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
13.08.2025 à 17:17
Katherine Twamley, Professor of Sociology, UCL
Jenny van Hooff, Reader in Sociology, Manchester Metropolitan University
Baisse de l’activité sexuelle, montée d’un certain « hétéropessimisme » ou célibat revendiqué… de plus en plus d’éléments indiquent que la génération Z se détourne des formes traditionnelles de rencontres et des relations amoureuses à long terme. Dans le même temps, on observe un clivage politique entre jeunes femmes – plus progressistes – et jeunes hommes – plus conservateurs. Comment analyser ces évolutions, au regard du contexte politique, social et économique ?
Des signes de clivage politique entre les jeunes hommes et les jeunes femmes ont pu être observés au cours de l’année écoulée. Les données issues des élections dans plusieurs pays indiquent que les femmes âgées de 18 à 29 ans se montrent nettement plus progressistes, tandis que les jeunes hommes penchent davantage vers le conservatisme. Une récente étude, menée dans 30 pays a également révélé que la génération Z est plus divisée que les précédentes sur les questions liées à l’égalité entre les sexes.
Parallèlement, de plus en plus d’éléments montrent que cette génération se détourne des rencontres amoureuses. Selon les données de l’enquête nationale sur la croissance des familles aux États‑Unis (National Survey of Family Growth), entre 2022 et 2023, 24 % des hommes et 13 % des femmes, âgés de 22 à 34 ans, ont déclaré n’avoir eu aucune activité sexuelle au cours de l’année écoulée.
Il s’agit d’une augmentation significative par rapport aux années précédentes. Et les adolescents états-uniens sont moins enclins à entretenir des relations amoureuses que ceux des générations précédentes.
Au Royaume-Uni, les enquêtes menées au cours des dernières décennies révèlent une tendance à la baisse de l’activité sexuelle, tant en termes de fréquence que de nombre de partenaires chez les jeunes. Les applications de rencontre perdent également de leur attrait, les principales plateformes enregistrant des baisses significatives du nombre d’utilisateurs parmi les hétérosexuels de la génération Z l’an dernier.
Une fracture politique genrée rend-elle les rencontres plus difficiles ? En tant que sociologues de l’intimité, nos travaux ont montré comment les relations sont affectées par des tendances sociales, économiques et politiques plus larges.
Nos recherches sur la persistance des inégalités de genre montrent qu’elles peuvent affecter la qualité des relations intimes ainsi que leur stabilité.
Par exemple, les relations hétérosexuelles reposent souvent sur une répartition inégale du travail émotionnel et domestique, même au sein des couples ayant des revenus similaires. Certains commentateurs et chercheurs ont identifié une tendance à l’« hétéropessimisme » – un désenchantement vis-à-vis des relations hétérosexuelles, souvent marqué par l’ironie, par le détachement ou par la frustration. De nombreuses femmes expriment une lassitude face aux inégalités de genre qui peuvent apparaître dans les relations avec les hommes.
Mais l’hétéropessimisme a également été identifié chez les hommes et des recherches ont montré que les femmes sont, en moyenne, plus heureuses célibataires que ces derniers.
Prenons le travail domestique. Malgré les avancées en matière d’égalité entre les sexes dans de nombreux domaines, les données montrent que, dans les couples hétérosexuels, les femmes assument encore la majorité des tâches ménagères et des tâches liées au soin. Au Royaume-Uni, elles effectuent en moyenne 60 % de travail non rémunéré de plus que les hommes. Cet écart subsiste même au sein des couples où les deux partenaires travaillent à temps plein.
À lire aussi : What is 'heteropessimism', and why do men and women suffer from it?
En Corée, l’inégalité persistante entre les sexes est considérée comme étant à l’origine du mouvement 4B. Des jeunes femmes coréennes, lassées des stéréotypes sexistes qui les cantonnent à des rôles traditionnels, déclarent rejeter le mariage, la maternité, les relations amoureuses et le sexe avec les hommes.
Dans ce pays et ailleurs, sur les réseaux sociaux, des jeunes femmes se disent « boy sober » [littéralement « sobres de garçons », ndlr]. Le harcèlement, les abus et les « comportements toxiques » sur les applications de rencontre ont, selon certains témoignages, détourné nombre d’entre elles de toute envie de sortir avec quelqu’un.
D’autres ont opté pour la célibat volontaire. Un élément d’explication tient au fait que, pour certaines femmes, la remise en cause des droits reproductifs – comme l’abrogation de l’arrêt Roe v. Wade (qui garantissait le droit fédéral à l’avortement aux États-Unis, ndlr) – rend les questions d’intimité fondamentalement politiques.
Des désaccords politiques, qui auraient, autrefois, pu être surmontés dans une relation, sont aujourd’hui devenus profondément personnels, car ils touchent à des enjeux tels que le droit des femmes à disposer de leur corps et les expériences de misogynie qu’elles peuvent subir.
Bien sûr, les femmes ne sont pas seules à pâtir des inégalités de genre. Dans le domaine de l’éducation, les données suggèrent que les garçons prennent du retard sur les filles à tous les niveaux au Royaume-Uni, bien que des recherches récentes montrent que la tendance s’est inversée en mathématiques et en sciences.
Nombre d’hommes estiment être privés d’opportunités de s’occuper de leurs enfants, notamment en raison de normes dépassées en matière de congé parental, limitant le temps qu’ils peuvent leur consacrer.
Certains influenceurs capitalisent sur les préjudices réels ou supposés des hommes, diffusant leurs visions rétrogrades et sexistes des femmes et du couple sur les réseaux sociaux de millions de garçons et de jeunes hommes.
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Compte tenu de tout cela, il n’est pas surprenant que les jeunes hommes soient plus enclins que les jeunes femmes à affirmer que le féminisme a « fait plus de mal que de bien ».
Mais des enjeux politiques et économiques plus larges influencent également les jeunes hommes et les jeunes femmes, et conditionnent leur façon – voire leur décision – de se fréquenter. La génération Z atteint l’âge adulte à une époque de dépression économique. Des recherches montrent que les personnes confrontées à des difficulté économiques peuvent avoir du mal à établir et à maintenir des relations intimes.
Cela peut être en partie dû au fait que les débuts d’une romance sont fortement associés au consumérisme – sorties au restaurant, cadeaux, etc. Mais il existe aussi un manque d’espace mental pour les rencontres lorsque les gens sont sous pression pour joindre les deux bouts. L’insécurité financière affecte également la capacité des jeunes à se payer un logement et, donc, à disposer d’espaces privés avec un partenaire.
On observe, par ailleurs, une augmentation des problèmes de santé mentale signalés par les jeunes dans le monde entier. Les angoisses liées à la pandémie, à la récession économique, au climat et aux conflits internationaux sont omniprésentes.
Ces inquiétudes se reflètent dans les rencontres amoureuses, au point que certains voient dans une relation sentimentale une prise de risque supplémentaire dont il vaut mieux se protéger. Des recherches menées auprès d’utilisateurs hétérosexuels d’applications de rencontre au Royaume-Uni, âgés de 18 à 25 ans, ont révélé qu’ils perçoivent souvent les rencontres comme un affrontement psychologique – dans lequel exprimer son intérêt trop tôt peut mener à l’humiliation ou au rejet.
Il en résulte que ni les jeunes hommes ni les jeunes femmes ne se sentent en sécurité pour manifester un véritable intérêt envers un potentiel partenaire. Cela les enferme souvent dans le fameux, et souvent décrié, « talking stage » (« phase de discussion »), où les relations peinent à progresser.
Comme l’ont montré Lisa Wade et d’autres sociologues, même dans le cadre de relations sexuelles occasionnelles, l’attachement émotionnel est souvent volontairement évité.
Si la génération Z se détourne des relations amoureuses, ce n’est pas forcément par manque d’envie de créer du lien, mais sans doute en raison d’un sentiment de vulnérabilité accru, nourri par une montée des problèmes de santé mentale et un climat d’insécurité sociale, économique et politique.
Il ne s’agit peut-être pas d’un rejet des relations de la part des jeunes. Peut-être ont-ils plutôt du mal à trouver des espaces émotionnellement sûrs (et financièrement accessibles) propices au développement d’une intimité.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
13.08.2025 à 16:03
Donald Heflin, Executive Director of the Edward R. Murrow Center and Senior Fellow of Diplomatic Practice, The Fletcher School, Tufts University
Avant sommet organisé à la hâte entre les présidents Donald Trump et Vladimir Poutine le 15 août 2025 en Alaska, qui n'a abouti à aucun accord de paix pour l'Ukraine, « The Conversation » s’est entretenu avec le diplomate chevronné Donald Heflin, qui enseigne aujourd’hui à la Fletcher School de l’Université Tufts, près de Boston, afin de connaître son point de vue sur cette rencontre inhabituelle. L'analyse du diplomate a été confirmée par les faits.
The Conversation : Comment les guerres prennent-elles fin ?
Donald Heflin : Les guerres prennent fin pour trois raisons. La première est que les deux camps s’épuisent et décident de faire la paix. La deuxième, plus courante, est qu’un camp s’épuise, lève la main et dit : « Oui, nous sommes prêts à nous asseoir à la table des négociations. »
Et puis la troisième raison, que nous avons vue au Moyen-Orient, c’est que des forces extérieures, comme les États-Unis ou l’Europe, interviennent et disent : « Ça suffit. Nous imposons notre volonté de l’extérieur. Arrêtez ça. »
Ce que nous voyons dans la situation entre la Russie et l’Ukraine, c’est qu’aucune des deux parties ne montre une réelle volonté de s’asseoir à la table des négociations et de céder du territoire.
Les combats se poursuivent donc. Et le rôle que jouent actuellement Trump et son administration correspond à la troisième possibilité, celle d’une puissance extérieure qui intervient et dit « Ça suffit ».
Regardons la Russie. Elle n’est peut-être plus la superpuissance qu’elle a été, mais c’est une puissance qui dispose d’armes nucléaires et d’une armée importante. Ce n’est pas un petit pays du Moyen-Orient que les États-Unis peuvent dominer complètement. C’est presque un égal. Alors, peut-on vraiment lui imposer sa volonté et le faire venir sérieusement à la table des négociations s’il ne le veut pas ? J’en doute fort.
De quelle manière cette rencontre entre Trump et Poutine en Alaska s’inscrit-elle dans l’histoire des négociations de paix ?
D. H. : Beaucoup de gens font l’analogie avec la conférence de Munich de 1938, où le Royaume-Uni et la France ont rencontré l’Allemagne hitlérienne. Je n’aime pas faire de comparaison avec le nazisme ou avec l’Allemagne hitlérienne. Ces gens ont déclenché la Seconde Guerre mondiale, perpétré l’Holocauste et tué de 30 millions à 40 millions de personnes. Il est difficile de comparer quoi que ce soit à cela.
Mais sur le plan diplomatique, ce qui s’est passé en 1938 peut éclairer la situation actuelle. L’Allemagne a dit : « Écoutez, nous avons tous ces citoyens allemands qui vivent dans ce nouveau pays qu’est la Tchécoslovaquie. Ils ne sont pas traités correctement. Nous voulons qu’ils fassent partie de l’Allemagne. » Et les dirigeants nazis étaient prêts à envahir le pays.
L’Europe est alors en pleine crise des Sudètes : la situation est explosive. Pour éviter la guerre, le premier ministre britannique Neville Chamberlain décide de mener seul des négociations avec le chancelier Hitler. Il fait trois fois le voyage en Allemagne en quinze jours et ces rencontres mèneront aux accords de Munich, qui actent la cession par la Tchécoslovaquie des Sudètes au profit du IIIe Reich, avec des garanties françaises et britanniques sur l’intégrité du reste du pays. Et cela devait s’arrêter là. L’Allemagne ne devait avoir aucune autre exigence.
La Tchécoslovaquie n’était pas présente en 1938. C’est une paix qui lui a été imposée.
Et, bien sûr, il n’a pas fallu attendre plus d’un an ou deux ans avant que l’Allemagne déclare : « Non, nous voulons toute la Tchécoslovaquie. Et, d’ailleurs, nous voulons aussi la Pologne. » C’est ainsi que la Seconde Guerre mondiale a commencé.
Pourriez-vous préciser davantage ces comparaisons ?
D. H. : La Tchécoslovaquie n’était pas à la table des négociations. L’Ukraine n’est pas à la table des négociations.
À lire aussi : L’Ukraine pas conviée aux négociations sur son avenir : des précédents existent, et ils ne sont pas encourageants
Encore une fois, je ne suis pas sûr de vouloir comparer Poutine à Hitler, mais c’est un chef autoritaire à la tête d’une armée importante.
Des garanties de sécurité avaient été données à la Tchécoslovaquie ; elles n’ont pas été respectées. L’Occident a donné des garanties de sécurité à l’Ukraine lorsque ce pays a renoncé à ses armes nucléaires en 1994. Nous avons dit aux Ukrainiens : « Si vous faites preuve de courage et renoncez à vos armes nucléaires, nous veillerons à ce que vous ne soyez jamais envahis. » Et ils ont été envahis deux fois depuis, en 2014 et en 2022. L’Occident n’a pas réagi.
L’histoire nous enseigne donc que les chances que ce sommet débouche sur une paix durable sont assez faibles.
Quel type d’expertise est nécessaire pour négocier un accord de paix ?
D. H. : Voici comment cela se passe généralement dans la plupart des pays qui ont une politique étrangère d’envergure ou un appareil de sécurité nationale important, et même dans certains petits pays.
D’abord, les dirigeants politiques définissent leur objectif politique, ce qu’ils veulent atteindre.
Ils communiquent ensuite leurs objectifs aux agents de l’État, des services diplomatiques et aux militaires en leur disant : « Voici ce que nous voulons obtenir à la table des négociations. Comment y parvenir ? »
Alors ces experts leur font des propositions : « Nous allons faire ceci et cela, et nous affecterons du personnel à cette tâche. Nous travaillerons avec nos homologues russes pour tenter de réduire le nombre de points litigieux, puis nous proposerons des chiffres et des cartes. »
Or, il y a eu beaucoup de turnover au département d’État depuis l’investiture en janvier. L’équipe est nouvelle, et si certains, comme Marco Rubio, savent généralement ce qu’ils font en matière de sécurité nationale, d’autres moins. De nombreux hauts fonctionnaires et personnels du département d’État ont été licenciés, et beaucoup de cadres intermédiaires partent, et avec eux, c’est l’expertise qui s’en va.
C’est un vrai problème. L’appareil de sécurité nationale américain est de plus en plus dirigé par une équipe B, dans le meilleur des cas.
Pourquoi cela posera-t-il un problème quand Trump rencontrera Poutine ?
D. H. : Une rencontre entre deux dirigeants de deux grands pays comme ceux-ci ne s’organise pas à la hâte, à moins qu’il s’agisse d’une situation de crise.
C’est-à-dire que cette rencontre pourrait avoir lieu dans deux ou trois semaines, aussi bien que cette semaine.
En disposant de plus de temps, on peut mieux se préparer. On peut transmettre toutes sortes de documents et d’informations aux agents diplomatiques américains qui vont participer au sommet. Ceux-ci auraient le temps de rencontrer leurs homologues russes, ainsi que leurs homologues ukrainiens, voire des agents d’autres pays d’Europe occidentale. Et lorsque les deux parties finiraient par s’asseoir à la table des négociations, cela se passerait de manière très professionnelle.
Les négociateurs auraient des documents de travail similaires. Chacun aurait à peu près le même niveau d’information. Les questions seraient ciblées.
Ce n’est pas du tout le cas avec ce sommet en Alaska. Ici, il s’agit de deux dirigeants politiques qui vont se rencontrer et prendre des décisions – souvent motivées par des considérations purement politiques –, mais sans aucune idée réelle de leur faisabilité ou de la manière dont elles vont pouvoir être mises en œuvre.
Un accord de paix pourrait-il être appliqué ?
D. H. : Une fois encore, la situation est, en quelque sorte, hantée par le fait que l’Occident n’a jamais appliqué les garanties de sécurité promises en 1994.
Historiquement, la Russie et l’Ukraine ont toujours été liées, et c’est là le problème. Quelle est la ligne rouge de Poutine ? Renoncerait-il à la Crimée ? Non. Renoncerait-il à la partie de l’est de l’Ukraine qui a été prise de facto par la Russie avant même le début de la guerre ? Probablement pas. Renoncerait-il à ce qu’ils ont gagné depuis lors ? Peut-être.
Mettons-nous ensuite à la place de l’Ukraine. Veut-elle renoncer à la Crimée ? Elle répond « Non ». Veut-elle renoncer à une partie de l’est du pays ? Encore « Non ».
Je suis curieux de savoir ce que vos collègues du monde diplomatique pensent de cette réunion à venir.
D. H. : Les personnes qui comprennent le processus diplomatique pensent que cette initiative est de l’amateurisme et qu’elle a peu de chances d’aboutir à des résultats concrets et applicables. Elle donnera lieu à une déclaration et à une photo de Trump et de Poutine se serrant la main. Certains croiront que cela résoudra le problème. Ce ne sera pas le cas.
Donald Heflin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
13.08.2025 à 14:27
Chang He, Professor of environmental sciences, The University of Queensland
From pesticides in our food to hormone disruptors in our kitchen pans, modern life is saturated with chemicals, exposing us to unknown long-term health impacts.
One of the surest routes to quantifying these impacts is the scientific method of biomonitoring, which consists of measuring the concentration of chemicals in biological specimens such as blood, hair or breastmilk. These measurable indicators are known as biomarkers.
Currently, very few biomarkers are available to assess the impact of chemicals on human health, even though 10 million new substances are developed and introduced to the market each year.
My research aims to bridge this gap by identifying new biomarkers of chemicals of emerging concern in order to assess their health effects.
One of the difficulties of biomonitoring is that once absorbed in our bodies, chemical pollutants are typically processed into one or more breakdown substances, known as metabolites. As a result, many chemicals go under the radar.
In order to understand what happens to a chemical once it has entered a living organism, researchers can use various techniques, including approaches based on computer modelling (in silico models), tests carried out on cell cultures (in vitro approaches), and animal tests (in vivo) to identify potential biomarkers.
The challenge is to find biomarkers that allow us to draw a link between contamination by a toxic chemical and the potential health effects. These biomarkers may be the toxic product itself or the metabolites left in its wake.
But what is a “good” biomarker? In order to be effective in human biomonitoring, it must meet several criteria.
First, it should directly reflect the type of chemical to which people are exposed. This means it must be a direct product of the chemical and help pinpoint the level of exposure to it.
Second, a good biomarker should be stable enough to be detectable in the body for a sufficient period without further metabolization. This stability ensures that the biomarker can be measured reliably in biological samples, thus providing an accurate assessment of exposure levels.
Third, a good biomarker should enable precise evaluation. It must be specific to the chemical of interest without interference from other substances. This specificity is critical for accurately interpreting biomonitoring data and making informed decisions about health risks and regulatory measures.
A weekly e-mail in English featuring expertise from scholars and researchers. It provides an introduction to the diversity of research coming out of the continent and considers some of the key issues facing European countries. Get the newsletter!
One example of a “bad” biomarker involves the diester metabolites of organophosphate esters. These compounds are high-production-volume chemicals widely used in household products as flame retardants and plasticizers, and are suspected to have adverse effects on the environment and human health.
Recent findings showed the coexistence of both organophosphate esters and their diester metabolites in the environment. This indicates that the use of diesters as biomarkers to estimate human contamination by organophosphate esters leads to an overestimation.
Using an inappropriate biomarker may also lead to an underestimation of the concentration of a compound. An example relates to chlorinated paraffins, persistent organic pollutants that are also used as flame retardants in household products. In biomonitoring, researchers use the original form of chlorinated paraffins due to their persistence in humans. However, their levels in human samples are much lower than those in the environment, which seems to indicate underestimation in human biomonitoring.
Recently, my team has found the potential for biodegradation of chlorinated paraffins. This could explain the difference between measurements taken in the environment and those taken in living organisms. We are currently working on the identification of appropriate biomarkers of these chemicals.
Despite the critical importance of biomarkers, several limitations hinder their effective use in human biomonitoring.
A significant challenge is the limited number of human biomarkers available compared to the vast number of chemicals we are exposed to daily. Existing biomonitoring programmes designed to assess contamination in humans are only capable of tracking a few hundred biomarkers at best, a small fraction of the tens of thousands of markers that environmental monitoring programmes use to report pollution.
Moreover, humans are exposed to a cocktail of chemicals daily, enhancing their adverse effects and complicating the assessment of cumulative effects. The pathways of exposure, such as inhalation, ingestion and dermal contact, add another layer of complexity.
Another limitation of current biomarkers is the reliance on extrapolation from in vitro and in vivo models to human contexts. While these models provide valuable insights, they do not always accurately reflect human metabolism and exposure scenarios, leading to uncertainties in risk assessment and management.
To address these challenges, my research aims to establish a workflow for the systematic identification and quantification of chemical biomarkers. The goal is to improve the accuracy and applicability of biomonitoring in terms of human health.
We aim to develop a framework for biomarker identification that could be used to ensure that newly identified biomarkers are relevant, stable and specific.
This framework includes advanced sampling methods, state-of-the-art analytical techniques, and robust systems for data interpretation. For instance, by combining advanced chromatographic techniques, which enable the various components of a biological sample to be separated very efficiently, with highly accurate methods of analysis (high-resolution mass spectrometry), we can detect and quantify biomarkers with greater sensitivity and specificity.
This allows for the identification of previously undetectable or poorly understood biomarkers, expanding the scope of human biomonitoring.
Additionally, the development of standardized protocols for sample collection and analysis ensures consistency and reliability across different studies and monitoring programmes, which is crucial for comparing data and drawing meaningful conclusions about exposure trends and health risks.
This multidisciplinary approach will hopefully be providing a more comprehensive understanding of human exposure to hazardous chemicals. This new data could form a basis for improving prevention and adapting regulations in order to limit harmful exposure.
Created in 2007 to help accelerate and share scientific knowledge on key societal issues, the Axa Research Fund has supported nearly 700 projects around the world conducted by researchers in 38 countries. To learn more, visit the website of the Axa Research Fund or follow @AXAResearchFund on X.
Chang He received funding from the AXA Research Fund.