08.12.2025 à 16:21
De « Mafiosa » à « Plaine orientale », l’imaginaire de la mafia corse à l’écran
Texte intégral (2284 mots)

En Corse, dit le dicton, tout se fait, tout se sait, tout se tait (« Tuttu si face, tuttu si sà, tuttu si tace »)… Alors, Corse « terre d’omerta » selon le mot du criminologue Jean-François Gayraud ? En tout cas, terre d’imaginaire et de séries criminelles. Faut-il pour autant déduire de l’abondante production (télé)filmique récente une flambée de fascination pour les « banditi » insulaires ?
Si la conflictualité réelle de la société corse est bien documentée, tous les homicides commis sur l’île ne relèvent pas forcément de la « mafiacraft », selon le titre de l’anthropologue Deborah Puccio-Den. Or, les séries et les films sortis en France ces dernières années tendent à tout confondre, abusant parfois des clichés associés à la mafia dans l’imaginaire collectif.
Les défilés des comités antimafia font souvent la une de la presse régionale corse, en parallèle avec les récits de règlements de compte, de racket et de crimes crapuleux. De Mafiosa, le clan (2006-2014) à Plaine orientale (2025), de À son image (2024) au Royaume (2024), on peut avoir l’impression que les exactions réelles infusent la fiction criminelle, dans une porosité quasi incestueuse où le fait divers d’hier nourrit le scénario de demain, comme si l’imaginaire du voyou se régénérait sans cesse au contact d’une société à la fois clanique et violente, traversée par toutes les manifestations du crime contemporain (drogue, extorsion, chantage…).
Pourtant, aucun auteur français n’est menacé à la hauteur de ce que subit l’écrivain et journaliste italien Roberto Saviano, sous protection judiciaire depuis la publication de son très réaliste roman Gomorra en 2006, sans doute parce que parler des « mafieux corses » relève à la fois d’un mythe, d’un fantasme, d’un abus de langage et, à tout le moins, d’une réalité partielle.
Un folklore ancien, une actualisation récente
Le « milieu » et ses « beaux mecs » ont toujours séduit et fasciné les « caves » (autrement dit, le bon peuple !), par l’atmosphère d’interdit et d’ambiance sulfureuse que véhiculent les grands récits qui fondent cet imaginaire : Ange Bastiani, Albert Simonin, Auguste Le Breton corroborent le mythe viriliste du mauvais garçon dur à cuire, charmeur et violent, riche d’argent facile et prompt à jouer du couteau.
Mais ce folklore du premier XXe siècle englobe un sous-folklore corso-marseillais, dont la famille Guérini représente le « totem » le plus célèbre. Or, peu à peu le monde change, et les protagonistes sont désormais immergés dans des affaires de spéculation immobilière qui, comme dans le film le Mohican (Frédéric Farrucci, 2025), spéculation qui amène à s’entretuer, très littéralement. Ainsi, romanciers et cinéastes actuels font rarement l’économie d’une scène de mort violente, comme en témoigne ici l’extrait de Ceux que la nuit choisit (Joris Giovanetti, Denoël, 2025, p. 412-413) :
« On avait ramassé, à côté du corps criblé de plomb du jeune homme, un croissant ainsi qu’un Coca […] ; dans sa sacoche, une arme de poing de type Glock avait été retrouvée avec deux balles dans le chargeur. »
Mais c’est la drogue, la French Connection (1971), qui est surtout une « Corsican connection », qui a bouleversé le narratif traditionnel du « bandit d’honneur ». Les années 1970 voient en effet la drogue conquérir la Corse, en fabriquant nombre de « consommateurs-revendeurs ».
Mais tout explose vraiment entre 2000 et 2025, détruisant les anciennes solidarités et recomposant (dans la réalité comme dans les fictions) les hiérarchies délinquantes. Les saisies font d’ailleurs l’objet de nombreuses allusions :
« Ils limitent la morphine… Paraît que ça coûte trop cher… Tu parles, on est quand même bien placé pour connaître tous les stocks saisis sur les trafiquants, non ? » (Jean-Pierre Larminier, les Bergers, Nera Albiana, 2006, p. 98).
Peu à peu les bandes, comme (Petit Bar et Brise de mer…), ont remplacé les clans, et s’est formé un banditisme de l’extorsion, de la terreur et de l’assassinat – même si, pour la couleur locale nombre de titres d’œuvres de fiction utilisent toujours « le clan », terme plus connoté « corse » et plus mystérieux.
Plus récemment, à la disparition des « parrains » historiques puis à l’émiettement des bandes en groupes déstructurés, ultraviolents mais éphémères, s’est ajoutée l’arrivée des « petites mains » maghrébines qui à leur tour veulent s’emparer des marchés – c’est tout l’objet du film Un prophète (2009) et de la série Plaine orientale, tandis que s’accentue au gré des fictions un rapprochement purement « sensationnaliste » entre nationalisme et grand banditisme, par l’allusion à « l’impôt révolutionnaire » qui occupe bien des fantasmes, comme on le voit dans le film le Royaume, ou le roman À son image. Pourquoi cette appétence, sinon cette complaisance, pour le malheur ?
Omerta, vindetta : une vie… violente !
N’oublions pas qu’un féminicide, celui de Vanina d’Ornano par son époux Sampiero Corso, en 1563, reste un événement marquant de l’histoire de la violence en Corse. Il est difficile, après cela, de ne pas idéaliser une forme de romantisme du mauvais garçon, de l’« outlaw », alors que la plupart des faits divers sont objectivement épouvantables (pour les victimes) et dégradants (pour les tueurs).
Cette fascination pour le mal gagne du terrain un peu partout, dans la fiction comme les séries « de true crimes ».
Certes, ici la vignette pittoresque n’est jamais loin (violence, clanisme, fierté virile…) et Borgo (2023), film de Stéphane Demoustier, donne l’exemple même d’une porosité troublante entre fiction, fait divers et actualité brûlante. Quand le film, qui s’inspire d’un double assassinat qui a eu lieu à l’aéroport de Bastia en 2017, affaire dans laquelle une surveillante de prison est suspectée d’avoir eu un rôle décisif, est sorti en salle, le procès de la « vraie » gardienne de prison, complice d’un double assassinat, commençait. Et l’article du Monde de mentionner que cette femme aurait été fière d’être surnommée « Sandra Paoli », nom de la terrible cheffe de bande de la série Mafiosa…
De fait, le grand banditisme comme la lutte identitaire sont d’inépuisables filons de fictions sanglantes, et les petits caïds de Plaine orientale rejoignent dans cette parade macabre les clandestins d’Une vie violente (2017). La figure romanesque et télévisuelle du bandit se porte ainsi fort bien, et irrigue nombre d’œuvres qui déconstruisent puis redessinent un nouveau visage du délinquant, ce que ne manque pas de souligner ironiquement le journaliste Sampiero Sanguinetti : « Comme le dit en substance Jacques Follorou : c’est la mafia, sans être la mafia, tout en étant la mafia. » (Jacques Follorou est un journaliste d’investigation du Monde, ndlr.) Tout annonce dès lors la trajectoire de Sandra Paoli, héroïne de la série Mafiosa.
Meurtres et forfaitures : à son image ?
En effet, « l’image » emblématique de la mafia dans la fiction reste celle de la série Mafiosa. C’est qu’il ne faut pas nier le goût du grand public pour le fantasme toujours renaissant d’une supposée cosa nostra, si présente dans le discours, si proche géographiquement (l’Italie), même s’il s’agit davantage d’un objet de pensée, avec lequel on aime jouer à se faire peur, voire à se sentir important !
Évacuons tout de suite la question du « réalisme » : Mafiosa est complètement imaginée et recréée, et non l’habillage maladroit de faits divers éparpillés. Le slogan de la série est, lui, immédiatement parlant : « L’homme le plus dangereux de Corse est une femme. »
En cinq saisons, nous suivons la chute et la rédemption d’une jeune avocate, devenue capo di tutti capi, la mafiosa Sandra Paoli : trente meurtres sont commis. Enfin, la dernière scène laisse supposer qu’elle-même est tuée par sa nièce Carmen – cette même Sandra qui confiait à la femme qu’elle aime :
« C’est ça ma vie. Des gens qui se tuent et des gens qui meurent. Même si je fais tout pour que ça s’arrête, ça ne marche pas. »
La trame de référence ici, ce n’est pas le réel, mais la tragédie grecque ; d’ailleurs le réalisateur Pierre Leccia a souvent comparé les Paoli aux Atrides, car dans la mythologie grecque, le destin des Atrides est marqué par le meurtre, le parricide, l’infanticide et l’inceste.
En résumé, la Corse présente deux faces, l’une solaire, rieuse, vacancière et festive, bref touristique. Mais un autre aspect, venu de croyances archaïques, révèle un fond tragique : celui des mazzeri, chasseurs de nuit qui, en rêve, viennent avertir les gens de leur mort prochaine. On peut y voir une sorte de préfiguration des « loups solitaires » du crime, ces berserkers de tradition nordique qui, importés sur les terres corses, ensanglantent eux aussi l’univers romanesque, car certains écrivains, comme François-Xavier Dianoux-Stefani, n’hésitent pas à installer une figure encore plus sinistre, celle du tueur en série, qui par haine du tourisme assassine d’innocents voyageurs :
« Choc terrifiant […]. Son crâne explose contre l’inox brillant des pare-buffles […]. Le monstre d’acier écrase littéralement la voiturette, la coupant en deux et broyant la passagère restée à l’intérieur. »
On peut au moins avoir une certitude : l’horrible et le sordide écrivent une fresque pleine de douleur, où extorsions, assassinats et vengeances défraient interminablement la chronique romanesque des vies sans destin. Après Mafiosa viendra une nouvelle série nommée Vendetta dont le réalisateur, Ange Basterga, dit qu’elle tordra le cou aux clichés. Soit ! mais le titre, lui, appartient bien aux stéréotypes du récit corse. Tant qu’à faire, les voyous de l’autrice Anna de Tavera étaient plus explicites, en ciblant le fléau majeur des sociétés contemporaines, corses et non-corses et ce, quel que soit le nom qu’on donne aux trafiquants qui en font métier :
« De toute façon […] il va falloir vous mettre dans vos têtes de politiciens que la drogue, c’est le monde entier ! »
Isabelle-Rachel Casta ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
08.12.2025 à 16:18
La gouvernance par les nombres ne façonne-t-elle pas trop les politiques publiques ?
Texte intégral (1729 mots)
Les chiffres sont omniprésents dans les débats publics et apparaissent souvent comme une vérité objective. Or, ils ne sont pas produits ex nihilo. Pour ne pas être gouvernés par eux, il est essentiel d’apprendre à gouverner les chiffres.
Statistiques, classements, indices, tableaux de bord, indicateurs, jamais les chiffres n’ont occupé une place aussi centrale, à l’heure où une part croissante des activités est de nature digitale. Centraux dans les échanges et les argumentaires, leur pouvoir persuasif semble universel. Ils s’adressent tout autant aux experts, qu’aux citoyens ou journalistes, qui en font grand usage dans les médias.
Pourtant, derrière cette apparente neutralité, la quantification est une activité pouvant être biaisée par l’idéologie de ceux qui en opèrent la production et l’interprétation. Elle est devenue un langage de légitimation des réformes et un outil au service de pratiques rhétoriques, voire un instrument de discipline et de coercition.
C’est à ce titre que nos recherches s’inscrivent dans le débat plus large de la « gouvernance par les nombres », dont nous avons pu voir récemment les manifestations diverses à l’occasion de la pandémie de la COVID 19. Ces pratiques de management public et de communication politique amènent à soulever un ensemble de questions sur la rationalité des systèmes démocratiques.
Le tournant des années 2000
L’usage des chiffres pour gouverner n’est certes pas nouveau dans la mesure où l’État moderne s’est construit autour des statistiques, qu’elles soient démographiques, militaires, fiscales ou économiques. Mais depuis le tournant des années 2000, on observe une multiplication des indicateurs, indices et classements destinés à comparer, hiérarchiser et piloter les politiques publiques. Le baromètre des résultats de l’action publique française représente un bon exemple de cette tendance.
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Cette logique de pilotage reposant sur des indicateurs est supposée renforcer la transparence et la redevabilité – l’obligation de rendre des comptes – des décideurs envers ceux qui leur ont confié un mandat. On retrouve cette même logique à l’échelle internationale, dans le domaine éducatif, avec les classements PISA réalisés par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), ou bien encore dans les domaines financiers ou de santé avec le Worldwide Governance Indicators et le Global Health Security Index.
Cette approche favorise l’usage d’indicateurs économiques – visibles, mesurables et rapidement évaluables – au détriment d’autres dimensions plus qualitatives (bien-être, justice, environnement) moins directement saisissables. Les données quantifiées guident alors les approches comparatives et créent un effet d’autorité. Un score faible peut attester d’une mauvaise performance, justifier une réforme et montrer l’évidence de l’utilité de débloquer des fonds.
Du panoptique au « panoptisme numérocratique »
La référence au dispositif du panoptique, décrit par Jeremy Bentham puis Michel Foucault, aide à mieux saisir un état de « visibilité permanente ». Dans ce modèle, un gardien placé au centre d’une prison voit sans être vu, incitant chacun à l’autodiscipline.
Avec les chiffres, les conditions de réalisation d’un « panoptisme numérocratique » sont réunies. Le contrôle devient multicentré puisque les chiffres viennent de multiples institutions telles qu’États, ONG, médias ou entreprises. Le contrôle n’est plus spatialisé dans le sens où il ne se limite pas à un lieu précis (une prison, une école, un espace territorial) mais se déploie dans tout l’espace public, sur des réseaux sociaux, dans les médias d’information.
Sa finalité est enfin diversifiée car les mêmes indicateurs peuvent aussi bien servir à informer, comparer, sanctionner ou encore à motiver des réformes. On voit ainsi poindre une nouvelle capacité de surveillance au travers des nombres, qui repose sur un maillage en réseau qui façonne l’acceptabilité des décisions publiques et l’adhésion des citoyens.
L’empire des chiffres
C’est ainsi que l’empire des chiffres transforme peu à peu notre rapport au pouvoir, dans la mesure où nous nous savons « évalués » et « guidés » en permanence par les nombres que nous côtoyons au quotidien. On en vient alors à s’interroger sur le fondement et la pertinence de tels chiffres présentés comme scientifiques et incontestables, alors qu’ils sont le produit d’une construction sociale et de choix méthodologiques.
Outre leur caractère discutable, ces dispositifs de quantification et d’optimisation peuvent apparaître oppressants et contreproductifs, en créant des effets de surcharge mentale. L’obsession des chiffres peut même se traduire par une perte de plaisir de sorte que l’activité cesse d’être vécue pour elle-même. Elle devient dominée par la performance numérique.
La crise Covid-19
La pandémie de Covid-19 a fourni une nouvelle illustration de la puissance des chiffres afin de conforter la légitimité de l’action publique. Chaque jour, la diffusion des courbes d’infections, des taux de vaccination ou des tableaux de bord publiés par les bureaux de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a permis de justifier les décisions des gouvernements. Ces indicateurs avaient vocation à comparer les situations respectives des pays mais aussi à servir d’appui à des décisions de confinement, avec des citoyens invités à intérioriser la logique des décisions prises à partir des indicateurs.
Certes, la quantification présente des avantages évidents. Elle favorise la transparence et renforce la redevabilité des gouvernants, si bien que les citoyens disposent de repères apparemment objectifs pour apprécier les décisions publiques. Mais ces avantages présentent un revers. Les indicateurs simplifient des réalités complexes et avantagent certains acteurs, à la suite de choix méthodologiques qui ont été opérés.
Quel impact sur la perception ?
Le cas du Vietnam apparaît intéressant à étudier, au regard de ses particularités culturelles, historiques et politiques. Les valeurs culturelles vietnamiennes reposent historiquement sur la recherche de l’harmonie sociale et de la solidarité. Les politiques publiques peuvent s’appuyer sur ce socle.
Dans la perspective d’une étude de la gestion publique et du rôle attribué à la quantification à l’occasion de la crise du Covid-19, nous avons collecté 24 000 réponses de professeurs et étudiants universitaires à propos de l’efficacité de la « gouvernance par les nombres ». La question centrale était la suivante : comment la transparence et l’utilisation intensive de données quantitatives ont-elles influencé la perception publique et l’adhésion des citoyens vietnamiens aux décisions prises pour gérer la pandémie ?
L’analyse de la perception des chiffres, de la confiance dans les décisions publiques et du rôle des données dans la stratégie de gestion de la crise montre, dans ce contexte institutionnel, une forte adhésion aux décisions prises sur la base des chiffres publiés.
La contribution de cette recherche met ainsi en lumière la performativité élevée des chiffres qui, non seulement apparaissent refléter la réalité, mais participent aussi de sa construction. Elle souligne également les limites d’une gouvernance par les nombres en termes de sursimplification et au risque d’une altération de la participation citoyenne à l’élaboration des décisions publiques.
Gouverner les chiffres
Ainsi, qu’il s’agisse d’Asie, d’Europe ou d’ailleurs, nous vivons désormais dans un monde où les chiffres sont devenus un langage universel de l’action publique. La « gouvernance par les nombres » n’est pas seulement la résultante d’une évolution technique mais participe d’une transformation sociale, en organisant la comparaison, en redistribuant l’autorité entre experts, gouvernants et organisations internationales, et en façonnant la perception des citoyens.
Toutefois, si un chiffre peut éclairer une décision, il ne peut pas en tenir lieu, d’où la nécessité de « gouverner les chiffres » en débattant de leur pertinence et de leurs limites. En effet, la question n’est pas tant celle des chiffres eux-mêmes que de la relation que nous entretenons avec eux, entre outils de légitimation et instruments de dialogue.
La gouvernance par les nombres peut constituer un levier de confiance ou de manipulation selon la transparence du processus et la capacité des citoyens à s’approprier les données. L’enjeu démocratique réside alors dans la manière dont les chiffres sont mobilisés, partagés et débattus.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
08.12.2025 à 16:17
Ce que révèle l’enquête sur le rôle des réseaux sociaux dans la crise de Madagascar 2025
Texte intégral (1708 mots)
Antananarivo, 12 octobre 2025, le président Rajoelina a pris la fuite et l’armée s’est emparée du pouvoir, à l’issue d’une vaste mobilisation de la jeunesse, largement alimentée par la circulation d’images et d’informations sur les réseaux sociaux. Une enquête conduite peu après les événements montre la façon dont les Malgaches construisent leur vision de la vie politique dans l’espace numérique.
En septembre 2025, alors que la crise socio-politique s’intensifie à Madagascar, une réalité s’impose discrètement mais puissamment : l’essentiel du débat public ne se joue plus sur les ondes ni dans les colonnes des journaux, mais dans les flux rapides et émotionnels de Facebook et WhatsApp. En quelques minutes, une rumeur peut mobiliser, inquiéter, rassurer ou diviser. En quelques heures, elle peut redessiner la perception collective d’un événement.
Les résultats de notre récente enquête menée auprès de 253 répondants, complétés par 42 contributions qualitatives, révèlent que la crise est autant une crise politique qu’une crise de médiation où les réseaux sociaux deviennent les principaux architectes du réel. Derrière la simple perception de réseaux sociaux dédiés à la transmission d’informations, ils façonnent les émotions, orientent les interprétations et reconfigurent la confiance.
Ce basculement, largement anticipé par les sciences de l’information et de la communication (SIC), s’observe ici avec une netteté particulière. Les médiations traditionnelles (radio, télévision, presse) cèdent du terrain à des dispositifs socio-techniques qui redéfinissent la manière dont les citoyens perçoivent, réagissent… et croient.
Derrière la crise malgache, c’est donc une transformation plus profonde qui apparaît. C’est celle d’un espace public recomposé où l’attention, l’émotion et la vitesse deviennent les nouveaux moteurs de l’opinion malgache.
La fin des médiations traditionnelles : vers un nouvel environnement cognitif
Le déplacement observé dans l’enquête – de la radio et de la presse vers Facebook et WhatsApp – illustre ce que Louise Merzeau appelait une médiation environnementale. C’est-à-dire que l’information ne circule plus dans des canaux distincts mais s’inscrit dans un environnement continu, ubiquitaire, où chacun est simultanément récepteur et relais.
Dominique Cardon rappelait que les plateformes numériques transforment la visibilité publique selon des logiques de hiérarchisation algorithmique qui ne reposent plus sur l’autorité éditoriale mais sur la dynamique attentionnelle.
L’enquête confirme ce point : les Malgaches ne s’informent pas sur les réseaux, ils s’informent dans les réseaux, c’est-à-dire dans un écosystème où la temporalité, la viralité et l’émotion structurent la réception de l’information.
Conformément à un phénomène analysé dans les travaux de Manuel Castells, nous passons d’un modèle de communication de masse vertical à un modèle de « mass self communication », intensément horizontal, instantané et émotionnel.
Les plateformes comme infrastructures du réel : une crise des médiations
Yves Jeanneret indiquait que la communication n’est pas un simple transfert d’informations mais un processus qui transforme les êtres et les formes. Les résultats de l’enquête malgache confirment cette thèse.
L’enquête montre que 48 % des répondants déclarent avoir modifié leur opinion après avoir consulté des contenus numériques. Ce chiffre illustre ce que Jeanneret appelle « la performativité des dispositifs » : les messages ne se contentent pas de signifier ; ils organisent des parcours d’interprétations, orientent des sensibilités et éprouvent des affects.
La crise malgache est ainsi moins une crise de l’information qu’une crise des médiations, où l’autorité symbolique se déplace vers des acteurs hybrides (groupes WhatsApp, influenceurs locaux, communautés émotionnelles, micro-réseaux sociaux affinitaires).
L’espace public affectif : l’émotion comme norme d’intelligibilité
Les données de l’enquête – les répondants disent éprouver colère, peur, tristesse mais aussi espoir – confirment le constat formulé par Yves Citton selon lequel nous vivons dans un régime d’attention émotionnelle où les affects structurent la réception bien plus que les faits.
La viralité observée relève de ce que Morin nommait la logique dialogique. C’est-à-dire que le numérique agrège simultanément les forces de rationalisation (recherches d’informations, vérification) et les forces d’irrationalité (panique, rumeurs, indignation…). Ce qui circule, ce ne sont pas seulement des informations, ce sont des structures affectives, des dispositifs d’émotion qui modulent les perceptions collectives. Danah Boyd évoquait à ce propos le « context collapse », à savoir l’effondrement des cadres sociaux distincts qui expose les individus à des flux ininterrompus d’émotions hétérogènes sans médiation contextuelle.
Dans ce paysage, l’émotion devient un raccourci cognitif, un critère de vérité, voire un mode d’appartenance.
Une crise de confiance plus qu’une crise d’information
Dominique Wolton insistait sur le fait que la communication politique repose d’abord sur un contrat de confiance et non sur la quantité d’information disponible. L’enquête malgache montre que ce contrat est rompu : il en ressort que les réseaux sociaux sont jugés peu fiables (2,4/5) mais sont massivement utilisés ; que les médias traditionnels sont perçus comme prudents ou silencieux ; que la parole institutionnelle est jugée trop lente ; et que les algorithmes sont accusés de censure.
En résulte une fragmentation du récit national, chaque groupe social reconstruisant son propre réel, comme l’ont montré Alloing et Pierre dans leurs travaux sur les émotions et la réputation numérique. La crise révèle ainsi une dissociation entre l’autorité de l’information (affaiblie) et l’autorité des narratifs (renforcée).
De la désinformation à la fragilité cognitive : une lecture écosystémique
Réduire la situation à un phénomène de « fake news » serait, pour reprendre Morin, une « erreur de réduction ». La désinformation n’est ici que la surface visible d’un phénomène bien plus profond, qui est celui de la vulnérabilité cognitive structurelle. Elle repose sur : la saturation attentionnelle, la rapidité des cycles émotionnels, la fragmentation des médiations, le déficit de littératie médiatique et l’architecture algorithmique des plates-formes.
L’ensemble de ces éléments forment un écosystème au sens de Miège, dans lequel l’information et la communication ne peuvent être séparées des logiques techniques, économiques et sociales qui les produisent. C’est dans ce cadre que la souveraineté cognitive devient une question stratégique comparable à ce que Proulx appelait la nécessité de « réapprendre à habiter en réseaux ».
La nécessité d’une transition cognitive révélée par la crise
L’enquête révèle l’urgence, à Madagascar, d’opérer une transition cognitive. Cela implique une veille capable de détecter rapidement les signaux faibles, une communication publique adaptée au rythme émotionnel des plateformes, une éducation critique aux biais de réception et une coopération structurée entre État, régulateurs, société civile et plateformes pour encadrer la circulation des contenus.
Ces pistes s’inscrivent dans la perspective d’un « État élargi », c’est-à-dire un État qui reconnaît que la stabilité collective dépend désormais de nouveaux acteurs : infrastructures numériques, entreprises technologiques, médias sociaux, communautés connectées. Dans ce modèle, la confiance devient une infrastructure qui est le socle indispensable au fonctionnement de la vie publique, à l’image de l’électricité ou des réseaux de communication.
La crise malgache de 2025 n’est pas un accident. C’est un révélateur des transformations profondes de nos sociétés numériques. Elle montre un espace public recomposé où s’entremêlent architectures techniques globales, émotions collectives locales et médiations affaiblies. Elle a aussi entraîné une prise de conscience au sein des médias malgaches, qui développent désormais une approche plus réflexive sur ces enjeux. Comme l’écrivait Merzeau, « la mémoire est un milieu » ; en 2025, à Madagascar, le réel l’est devenu aussi.
Le défi dépasse largement la lutte contre la désinformation. Il s’agit désormais de reconstruire des médiations fiables, capables d’articuler faits, émotions et légitimité dans une écologie informationnelle où le vrai ne circule plus seul, mais au milieu de récits concurrents, d’affects partagés et d’algorithmes invisibles.
Fabrice Lollia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.