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08.10.2025 à 12:03
Pionnières de la parité politique : qui étaient les députées de 1945 ?
Texte intégral (2107 mots)
En octobre 1945, en France, 33 femmes font leur entrée sur les bancs de l’Assemblée nationale. Qui sont-elles ? Dans quelle mesure leur entrée au Parlement bouscule-t-elle un imaginaire républicain très masculin ? Retour sur le parcours de ces pionnières alors qu’on célèbre également les 25 ans de la loi pour la parité politique.
Le 21 octobre 1945, des élections législatives sont organisées en France. Elles doivent permettre de nommer une assemblée constituante pour la IVe République. La France n’a plus connu d’élections législatives depuis neuf ans – les dernières avaient amené le Front populaire au pouvoir, en 1936.
Mais ce n’est pas la seule particularité de cette échéance de l’immédiat après-guerre. Pour la première fois dans son histoire, l’Assemblée nationale peut accueillir des femmes, non plus dans les balcons, mais bien au cœur de l’hémicycle. La réforme du 21 avril 1944, accordant aux femmes les mêmes droits politiques qu’aux hommes, leur permet en effet non seulement de devenir électrices, mais aussi de se porter candidates aux suffrages de leurs concitoyens.
C’est la deuxième fois, en 1945, que les Françaises peuvent prendre part au jeu politique, après les élections municipales des 29 avril et 13 mai. Mais l’enjeu est différent. Le mandat municipal est celui de la proximité, de la bonne gestion familiale que l’on associe sans trop de difficulté à l’image des femmes. Le mandat parlementaire incarne lui le peuple, la République ; il est aussi réputé plus violent.
Le Parlement est un monde d’hommes. Comment les femmes y ont-elles fait leur entrée ? Qui étaient-elles, ces grandes inconnues qui ont été les premières à représenter une démocratie enfin posée sur ses deux pieds ?
Avant 1945, des préjugés et des expériences locales
En 1945, la question de l’éligibilité des femmes n’est pas nouvelle dans la société française. Nombreuses sont les féministes à avoir utilisé leur candidature à diverses élections pour populariser la cause suffragiste. La première d’entre elles est Jeanne Deroin, en 1849 ! Le processus a été repris ensuite à de multiples reprises, comme par Louise Barberousse ou Eliska Vincent, dans les années 1880 et 1890, et très régulièrement au XXe siècle. On se souvient particulièrement de la candidature de la journaliste Jeanne Laloë, aux élections municipales de 1908 à Paris, ou de la campagne de Louise Weiss et de l’association la Femme nouvelle en 1935.
Des femmes ont d’ailleurs été élues à plusieurs reprises. Aux élections municipales de 1925, les communistes positionnent des femmes en haut de liste, rendant presque automatique leur élection en cas de succès. Elles sont une dizaine à être élues, et plusieurs à siéger plusieurs mois, jusqu’à l’invalidation de leurs élections. On peut citer Joséphine Pencalet, sardinière de Douarnenez (Finistère), Émilie Joly et Adèle Métivier à Saint-Pierre-des-Corps (Indre-et-Loire), Mme Tesson à Bobigny (alors dans le département de la Seine)…
D’autres expériences sont menées par des maires sensibles au suffragisme et souhaitant contourner la loi, tout en restant dans la légalité : ils nomment de conseillères municipales officieuses, siégeant au Conseil mais avec des droits restreints. Trois villes – Villeurbanne (Rhône), Dax (Landes) et Louviers (Eure) – organisent même des élections pour donner davantage de légitimité à ces conseillères.
Les préjugés sur l’immixtion des femmes en politique étaient encore tenaces, à la fin de la IIIe République. Certains, notamment des sénateurs, avancent que les hommes perdront leur énergie virile au contact des femmes dans l’hémicycle, tandis que d’autres estiment que la nature faible, nerveuse, impressionnable des femmes est trop risquée. Soit les femmes en pâtiraient gravement, soit elles se transformeraient en hommes, soit elles provoqueraient un coup d’État en se laissant emporter par le plus fort.
Malgré tout, à l’automne 1945, les femmes sont bien appelées à devenir députées : un changement majeur pour permettre à la démocratie française de se déployer pleinement, mais dont les conséquences restent minimes.
Des élues aux profils variés
Les élections municipales de 1945 sont difficiles à décrypter. Les mauvaises conditions administratives font qu’on ignore le nombre de candidates tout comme le nombre d’élues réelles. Tout au plus pouvons-nous proposer des estimations : moins de 1 % de femmes maires et sans doute environ 3 % de conseillères municipales.
Il est plus facile d’observer l’élection du 21 octobre 1945. Elle est organisée au scrutin de liste, car il s’agit d’une élection à la proportionnelle. 310 femmes sont officiellement candidates. Au soir de l’élection, 33 d’entre elles sont élues. Elles représentent alors 5,6 % de l’Assemblée nationale : un chiffre bas, mais qui reste indépassé jusqu’en 1986.
La plupart de ces femmes ont été oubliées. Seuls quelques noms sont encore familiers, comme ceux de Germaine Poinso-Chapuis et de Marie-Madeleine Dienesch, toutes deux ministres, ou de Jeannette Vermeersch-Thorez, compagne du secrétaire général des communistes.
Les profils des élues sont très variés. Beaucoup ont une profession à une époque où être femme au foyer n’est pas rare. Elles sont ouvrières, avocates, institutrices, agrégées, employées, journalistes, infirmières… Elles ont entre 29 ans (Denise Bastide) et 56 ans (Marie Texier-Lahoulle). Elles sont élues dans toute la France, de la Guadeloupe à la Nièvre, même si elles sont relativement plus nombreuses à être élues dans la Seine.
Leurs appartenances politiques sont bien représentatives du spectre politique qui se dessine au début de cette nouvelle république : elles sont 17 communistes, 6 socialistes, 9 MRP et une de droite. Il est intéressant de constater que, alors que les opposants du vote agitaient le cléricalisme féminin et leur conservatisme, la majorité des femmes élues sont de gauche. C’est le fruit d’une politique de ces partis longtemps en faveur de l’émancipation des femmes. L’Union des femmes françaises (UFF), association émanant du Parti communiste français, créée en 1943, rassemble environ 600 000 adhérentes en 1945 : un vivier d’électrices autant que de candidates.
Des femmes engagées dans la Résistance
Le point commun qui unit la majorité de ces élues est leur rôle dans la Résistance. Femmes engagées pendant la guerre, elles se sont créées une aura politique qui a pu encourager certaines à se présenter… ou à être repérées par les partis en place lors de la constitution des listes de candidats. Ainsi, 27 d’entre elles ont mené des actions diverses de renseignement, de sabotage, d’accueil… Quelques-unes ont d’ailleurs été déportées. Plusieurs sont décorées de la Croix de guerre ou de la médaille française de la Résistance.
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On trouve parmi ces 33 députées quelques épouses d’hommes politiques ou de résistants. Il faut noter que cela n’est pas l’unique raison pour laquelle elles se sont présentées. Leur mérite personnel ne doit pas être diminué du fait de leurs connexions.
D’ailleurs, la plupart des élues de 1945 sont actives au Parlement. Ni potiches ni marionnettes, elles agissent avec les moyens qui sont les leurs sur des sujets qui leur tiennent à cœur. Par exemple, Émilienne Galicier, communiste résistante, est l’autrice de propositions de loi pour l’amélioration de la condition ouvrière, pour l’égalité des salaires femmes/hommes, la semaine de travail à quarante heures ou encore deux jours consécutifs de repos pour les femmes.
Francine Lefebvre, résistante catholique et membre du Mouvement républicain populaire (MRP), travaille au statut des délégués du personnel au sein des entreprises, elle réussit à obtenir les congés payés pour les femmes de vieux travailleurs, deux jours de congés payés supplémentaires pour les vendeuses des grands magasins condamnées à la station debout, ainsi que le relogement de familles nombreuses entassées dans des taudis.
Des pionnières à réinscrire dans l’imaginaire républicain
Si les premières élections de 1945 sont plutôt favorables aux femmes (elles font une entrée timide, mais remarquée), leur nombre décroît dans toutes les instances représentatives dès les années 1950, amorçant une rapide décrue et une stagnation au plus bas pendant les quinze premières années de la Ve République. Ainsi, 25 des 33 élues de 1945 siègent ainsi pendant les deux assemblées constituantes, de 1945 à 1946. Et 11 d’entre elles siègent pendant toute la IVe République, de 1946 à 1958 – un nombre important quand on sait que la deuxième législature, de juin 1951 à janvier 1956, ne comprend que 22 députées.
Seules trois siègent pendant au moins un mandat de la Ve République, démontrant une vraie longévité politique. Germaine Poinso-Chapuis marque l’histoire en étant la première femme ministre de plein exercice. Elle est nommée par Robert Schuman, ministre de la santé publique et de la population en 1947. Marie-Madeleine Dienesch est la deuxième femme occupant un poste gouvernemental sous la Ve République, entre 1968 et 1974, en tant que secrétaire d’État à l’éducation nationale, puis aux affaires sociales, puis à l’action sociale et à la réadaptation.
Elles étaient 33 en 1945, elles sont 208 en 2025. En quatre-vingts ans, l’accession des femmes aux fonctions électives a beaucoup progressé, en particulier depuis la loi sur la parité qui célèbre, en 2025, son quart de siècle. Alors que l’histoire des femmes a elle aussi vivement avancé ces dernières années, il semble important de redonner à ces 33 pionnières toute leur place dans l’imaginaire républicain, alors que celui-ci peut encore être considéré comme teinté de masculinité.
Peu connues, ces femmes devraient faire l’objet de davantage de recherches pour mieux connaître leur parcours et approfondir, peut-être, les difficultés auxquelles elles ont pu être confrontées. Leur rendre cette justice serait aussi une manière de compléter notre connaissance de l’histoire de la République, tout en célébrant leur audace.

Anne-Sarah Moalic Bouglé est membre de Démocrates et Progressistes.
08.10.2025 à 12:02
La troublante actualité du nouvel album de Woody Guthrie, sorti 58 ans après sa mort
Texte intégral (2459 mots)
Sorti cet été, l’album posthume de Woody Guthrie, figure emblématique de la musique folk des années 1940-1960, résonne puissamment avec la situation actuelle des États-Unis : plusieurs des titres qu’il contient, consacrés à l’expulsion de migrants mexicains, à une justice raciste ou encore aux injustices économiques, auraient pu être écrits ces derniers mois…
Le 14 août est sorti Woody at Home, Vol.1 & 2, le nouvel album de Woody Guthrie (1912-1967), probablement l’artiste folk américain le plus influent, auteur de la célèbre « This Land Is Your Land » (1940), qui dans cet album est proposée avec de nouveaux vers.
L’album contient des chansons – certaines déjà connues, d’autres inédites – que Guthrie enregistra avec un magnétophone offert par Howie Richmond, son éditeur, entre 1951 et 1952 et qui sont désormais publiées grâce à une nouvelle technologie qui a permis d’en améliorer la qualité sonore.
« Deportee »
La parution de l’album a été précédée par celle du single « Deportee (Plane Wreck at Los Gatos) », une chanson dont on ne connaissait jusqu’ici que le texte, que Guthrie écrivit en référence à un épisode survenu le 28 janvier 1948, lorsqu’un avion transportant des travailleurs saisonniers mexicains, de retour au Mexique, s’écrasa dans le canyon de Los Gatos (Californie), provoquant la mort de tous les passagers.
Un choix qui n’est pas anodin, comme l’a expliqué Nora Guthrie – l’une des filles du folk singer, cofondatrice des Woody Guthrie Archives et longtemps conservatrice de l’héritage politico-artistique de son père – lors d’un entretien au Smithsonian Magazine, dans lequel elle a souligné combien le message de son père reste actuel, au vu des expulsions opérées par l’administration de Donald Trump et, plus généralement, de ses tendances autoritaires, un thème déjà présent dans « Biggest Thing That Man Has Ever Done », écrite pendant la guerre contre l’Allemagne nazie.
Tout cela montre la vitalité de Woody Guthrie aux États-Unis. On assiste à un processus constant d’actualisation et de redéfinition de la figure de Guthrie et de son héritage artistique, qui ne prend pas toujours en compte le radicalisme du chanteur, mais qui en accentue parfois le patriotisme.
Un exemple en est l’histoire de « This Land Is Your Land » : de la chanson existent des versions comportant des vers critiques de la propriété privée, et d’autres sans ces vers. Dans sa première version, « This Land » est devenue presque un hymne non officiel des États-Unis et, au fil des années, a été utilisée dans des contextes politiques différents, donnant parfois lieu à des appropriations et des réinterprétations politiques, comme en 1960, lorsqu’elle fut jouée à la convention républicaine qui investit Richard Nixon comme candidat à la présidence ou, en 1988, lorsque George H. W. Bush utilisa la même chanson pour sa campagne électorale.
Guthrie lut le compte rendu de la tragédie du 28 janvier 1948 dans un journal, horrifié de constater que les travailleurs n’étaient pas appelés par leur nom, mais par le terme péjoratif de « deportees ».

Dans leur histoire, Guthrie vit des parallèles avec les expériences vécues dans les années 1930 par les « Oakies », originaires de l’Oklahoma, appauvris par les tempêtes de sable (dust bowls) et par des années de crise socio-économique, qui se déplaçaient vers la Californie en quête d’un avenir meilleur. C’était un « Goin’ Down The Road », selon le titre d’une chanson de Guthrie, où ce « down » signifiait aussi la tristesse de devoir prendre la route, avec toutes les incertitudes et les difficultés qui s’annonçaient, parce qu’il n’y avait pas d’alternative – et, en effet, le titre complet se terminait par « Feeling Bad ».
Parmi les difficultés rencontrées par les Oakies et les Mexicains, il y avait aussi le racisme et la pauvreté face à l’abondance des champs de fruits, comme lorsque les Mexicains se retrouvaient à cueillir des fruits qui pourrissaient sur les arbres (« The crops are all in and the peaches are rotting ») pour des salaires qui leur permettaient à peine de survivre (« To pay all their money to wade back again »).
Et, en effet, dans « Deportee », d’où sont extraites ces deux citations, Guthrie demandait avec provocation :
« Is this the best way we can grow our big orchards ?
Is this the best way we can grow our good fruit ?
To fall like dry leaves to rot on my topsoil
And be called by no name except “deportees” ? »Est-ce la meilleure façon de cultiver nos grands vergers ?
Est-ce la meilleure façon de cultiver nos bons fruits ?
Tomber comme des feuilles mortes pour pourrir sur ma terre arable
Et n’être appelés que par le nom de « déportés » ?
Visions de l’Amérique et radicalisme
« We come with the dust and we go with the wind », chantait Guthrie dans « Pastures of Plenty » (1941, également présente dans Woody at Home), l’hymne qu’il écrivit pour les migrants du Sud-Ouest, dénonçant l’indifférence et l’invisibilité qui permettaient l’exploitation des travailleurs.
Guthrie, de cette manière, mesurait l’écart qui séparait la réalité du pays de la réalisation de ses promesses et de ses aspirations. Dans le langage politique des États-Unis, le terme « America » désigne la projection mythique, de rêve, de projet de vie qui entrelace l’histoire de l’individu avec celle de la Nation. En ce sens, pour Guthrie, les tragédies étaient aussi une question collective permettant de dénoncer la façon dont une minorité (les riches capitalistes) privait la majorité (les travailleurs) de ses droits et de son bien-être.
La vision politique de Guthrie devait beaucoup au fait qu’il avait grandi dans l’Oklahoma des années 1920 et 1930, où l’influence du populisme agraire de type jeffersonien – la vision d’une république agraire inspirée par Thomas Jefferson, fondée sur la possession équitable de la terre entre ses citoyens – restait très ancrée, et proche du Populist Party, un parti de la dernière décennie du XIXe siècle qui critiquait ceux qui gouvernaient les institutions et défendait les intérêts du monde agricole.
C’est également dans ce cadre qu’il faut situer le radicalisme guthrien qui prit forme dans les années 1930 et 1940, périodes où les discussions sur l’état de santé de la démocratie américaine étaient nombreuses et où le New Deal de Franklin Delano Roosevelt cherchait à revitaliser le concept de peuple, érodé par des années de crise économique et de profonds changements sociaux.
Guthrie apporta sa contribution en soutenant le Parti communiste et, à différentes étapes, le New Deal, dans la lignée du syndicat anarcho-communiste des Industrial Workers of the World (IWW) dont il avait repris l’idée selon laquelle la musique pouvait être un outil important de la militance. Dans le Parti, Guthrie voyait le ciment idéologique ; dans le syndicat, l’outil d’organisation des masses, car ce n’est qu’à travers l’union – un terme disposant d’un double sens dont Guthrie a joué à plusieurs reprises : syndicat et union des opprimés – qu’on parviendrait à un monde socialisant et syndicalisé.
« White America ? »
L’engagement de Guthrie visait également à surmonter les discriminations raciales. Ce n’était pas chose acquise pour le fils d’un homme que l’on dit avoir été membre du Ku Klux Klan et fervent anticommuniste, qui avait probablement participé à un lynchage en 1911.
D’ailleurs, le même Woody, à son arrivée en Californie dans la seconde moitié des années 1930, portait avec lui un héritage raciste que l’on retrouve dans certaines chansons comme dans la version raciste de « Run, Nigger Run », une chanson populaire dans le Sud que Guthrie chanta à la radio, dans le cadre de sa propre émission, en 1937. Après cela, Guthrie reçut une lettre d’une auditrice noire exprimant tout son ressentiment quant à l’utilisation du terme « nigger » par le chanteur. Guthrie fut tellement touché qu’il lut la lettre à la radio en s’excusant.
Il entreprit alors un processus de remise en question de lui-même et de ce qu’il croyait être les États-Unis, allant jusqu’à dénoncer la ségrégation et les distorsions du système judiciaire qui protégeaient les Blancs et emprisonnaient volontiers les Noirs. Ces thèmes se retrouvent dans « Buoy Bells from Trenton », également présente dans « Woody at Home », qui se réfère à l’affaire des Trenton Six : en 1948, six Noirs de Trenton (New Jersey) furent condamnés pour le meurtre d’un Blanc, par un jury composé uniquement de Blancs, malgré le témoignage de certaines personnes ayant vu d’autres individus sur les lieux du crime.
« Buoy Bells from Trenton » a probablement été incluse dans l’album pour la lecture qu’on peut en faire sur les abus de pouvoir et sur les « New Jim Crow », expression qui fait écho aux lois Jim Crow (fin XIXe–1965). Celles-ci imposaient dans les États du Sud la ségrégation raciale, légitimée par l’arrêt Plessy v. Ferguson (1896) de la Cour suprême, qui consacrait le principe « séparés mais égaux », avant d’être abolies par l’arrêt Brown v. Board of Education (1954), le Civil Rights Act (1964) et le Voting Rights Act (1965).
Popularisée par Michelle Alexander dans le livre The New Jim Crow (2010), la formule désigne le système contemporain de contrôle racial à travers les politiques pénales et l’incarcération de masse : en 2022, les Afro-Américains représentaient 32 % des détenus d’État et fédéraux condamnés, alors qu’ils ne constituent que 12 % de la population états-unienne, chiffre sur lequel plusieurs études récentes insistent. Cette chanson peut ainsi être relue, comme le suggère Nora Guthrie, comme une critique du racisme persistant, sous des formes institutionnelles mais aussi plus diffuses. Un exemple, là encore, de la vitalité de Guthrie et de la manière dont l’art ne s’arrête pas au moment de sa publication, mais devient un phénomène historique de long terme.

Daniele Curci ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.10.2025 à 17:34
Lecornu, Bayrou, Barnier: how the resignation of three French prime ministers signals a profound crisis in democracy
Texte intégral (2497 mots)
France has been experiencing an unprecedented political crisis since President Emmanuel Macron dissolved parliament in June 2024. For political scientist Rémi Lefebvre, this deadlock is not only institutional: it reveals a crisis of representative governance fuelled by mistrust, social fragmentation and the erosion of majority rule.
Following the dissolution and the legislative elections that followed it, the governments of prime ministers Michel Barnier, François Bayrou and Sébastien Lecornu have all been unable to govern. Many commentators have suggested that this deadlock could be linked to a lack of compromise among political parties, or to unhelpful institutional rules. On the contrary, it seems that the disruption runs much deeper. The relationship with politics in France has changed in recent decades, and the current crisis is merely a symptom of the erosion and breakdown of the link between voter and representative itself.
A disrupted political routine
In France, particularly since the 1970s, we have become accustomed to the “majority system”: the president was elected by direct universal suffrage and needed a majority in parliament, which he generally obtained. Political life had a routine rhythm of alternating majorities. Then this system gradually broke down.
The lack of alternatives to this rhythm has led to a proliferation of political parties, creating chronic disillusionment in each political camp. The rise of the far right, which claims to embody a new path, is associated with the blurring of the left-right divide. In 2017, the arrival of Macron was seen as the result of the exhaustion of this divide and a response to the democratic crisis, driven by a rhetoric of “transcendence”.
But the president has exacerbated the crisis by pushing the margins to extremes and, ultimately, polarising political life while shifting his own position to the right. Macron has fuelled the far right, and he has weakened the left. While there are strong calls for compromise, on the left, the Socialist Party (PS) is under the thumb of La France Insoumise (France Unbowed or LFI) and constantly exposed to accusations of “treason”. The difficulty in building majorities, linked to the tripartite nature of political life, is exacerbated by internal fragmentation within each bloc.
However, this crisis cannot be understood solely in terms of political manoeuvring. We must also take into account changes in the relationship between voters and politics. Since the early 2000s, the very mechanism of elections has been called into question. The legitimacy given to those in power by elections is increasingly weak, as explained by historian Pierre Rosanvallon. This is reinforced by the widespread development of strategic voting: people are increasingly voting “usefully” in order to eliminate candidates, but voters are no longer really expressing their preferences, which weakens their commitment to the appointment of a representative and the legitimacy of that representative. Thus, the electoral process is fundamentally flawed: this is referred to as “negative” democracy. We eliminate more than we choose.
Fragmentation of society
Furthermore, the fragmentation of political identities partly reflects the fragmentation of society itself. The crisis of governance or governability is linked to a more individualised and fragmented society, exacerbated by inequalities and a form of separatism. Identities and divisions are more complex and less structured by homogeneous class identities, as explained by sociologist Gérard Mauger.
If political parties are unwilling to compromise, it is also because they do not want to disappoint the divided social groups that still support them and because they fear “betraying” distrustful voters and increasingly volatile and narrow electoral constituencies. Society is more polarised (the emotional polarisation caused by social media is undeniable), which also makes political compromises more difficult. We could add that the fragmentation and splintering of voters’ political identities is exacerbated by the weakness of the parties and their large number – there are now 11 parliamentary groups in the National Assembly, which is a record. One of the major consequences is that political parties are no longer able to organise public debate around a few coherent and simple visions.
Could the current political impasse be resolved by dissolution, negotiations, new parliamentary elections or even a presidential election? It is doubtful. Ultimately, it is possible that the carte blanche given to a French president, which comes via legislative elections that follow presidential polls, will no longer exist in the future. Political majorities are nowhere to be found, but perhaps neither are social and electoral majorities (ie alliances of social groups large enough to support political majorities).
Mistrust and disillusionment
The economic crisis we have been experiencing for the past year is part of an even broader trend, namely a considerable increase in mistrust of politics.
According to the 2025 barometer of political trust published by the Centre of Political Research at Sciences Po (CEVIPOF), around 20% of French people trust politicians. The French therefore consider the political class incapable of solving problems. They even consider it unworthy. It must be said that the spectacle on offer is rather unattractive, and it can be argued that the calibre of politicians is declining. Political scientist Luc Rouban has shown that this phenomenon fuels a desire to retreat into the private sphere along the lines of “leave us alone, we don’t care about politics”. The current crisis is therefore the product of this mistrust, and the political class’s inability to resolve it reinforces the phenomenon.
Disappointment and disillusionment have been building up for decades. The weakening of the left-right alternation that used to punctuate political life runs deep. Former president Nicolas Sarkozy served only one term, as did his successor François Hollande: both campaigned on volontarisme (the idea that the human will is capable of imposing change), but quickly disappointed. They pursued liberal economic policies that undermined the idea that politics could change things. Macron, who was re-elected, also disappointed. He fuelled the anti-elite sentiment that manifested itself powerfully during the “yellow vest” protests.
Ultimately, each camp is marked by disenchantment and produces mechanisms of polarisation. Thus, the Socialists produced LFI, which was the result of disappointment with the left in power. The far right is also, to a large extent, the result of political disillusionment. These two forces, LFI and Rassemblement National (the far-right National Rally), are hostile to any compromise.
Unavoidable challenges
This mistrust of politics is not specific to France, as political scientist Pierre Martin has shown in his analysis of the crisis facing governing parties. These mechanisms are present everywhere, in Europe and the US. Since the work of Colin Crouch, political scientists have even begun to talk about “post-democratic” regimes, where decisions are increasingly beyond the control of political power.
Globalisation, Europeanisation, and the power of large financial groups and lobbies have devalued political power and reduced its room for manoeuvre. However, politics raises expectations, and politicians attempt to re-enchant the electoral process by making promises at every election.
This situation is particularly difficult to accept in France, where there is a culture of very high expectations of the state. This crisis of volontarisme politique (which sees political leaders saying they will be capable of imposing change, but then failing to do so) is causing repeated disappointment. The latest CEVIPOF survey shows that mistrust is growing and is associated with a feeling of governmental and electoral impotence. The French believe that politics no longer serves any purpose: the sterile game of politics is spinning its wheels, with no impact on reality.
The current situation plays into the hands of the far right, as mistrust of politics fuels anti-parliamentarianism and also reinforces the idea that a political force that has not held office can be a solution.
In addition, a part of society finds itself aligned with right-wing issues: immigration, security, rejection of environmentalism, etc. In this context, the victory of the far right may seem inevitable. It has happened in the US, and it is difficult to imagine France escaping it, given the great fragmentation of the left, its pitfalls and its dead ends. However, if the far right comes to power – which would be a dramatic turn of events – it will also face the test of power and will certainly disappoint, without resolving the political crisis we are currently experiencing. Its electorate, which is very interclass (working class in the north, more middle class in the southeast), has contradictory expectations and it will be difficult to satisfy them.
Rebalancing democracy?
It would be naïve to believe in an “institutional solutionism” that would resolve this political crisis. Democracy cannot be reduced to electoral rules and institutional mechanisms. It is underpinned by values, culture, practices and behaviours.
Given this, a change to proportional representation would encourage voters to vote according to their convictions and marginalise “tactical voting”. The aim would be to better reflect voters’ political preferences through the voting system and to re-legitimise the electoral process.
A Sixth Republic would certainly help to regenerate institutions linked to an exhausted presidential system, as demonstrated by political scientist Bastien François. Nowadays, the verticality of power no longer works in a society shaped by horizontal dynamics. The image associated with the French president accentuates disappointment by creating a providential figure who cannot keep his promises. While the French are not in favour of abolishing direct universal suffrage for presidential elections, it is possible to limit the powers of the president – just as it is possible to reverse the calendar with legislative elections preceding presidential ones.
Many works, such as those by political scientist Loïc Blondiaux, also propose ways of thinking about a new balance between representative democracy and participatory democracy, a more continuous democracy that is less focused on elections. For a long time, elections were sufficient to ensure democracy, but that cycle is now over. This means tinkering and experimenting – with referendums, citizens’ conventions, etc. – in order to find a new balance between participation and representation. However, these solutions are complex to implement, whereas democracy through voting alone was very simple. Finally, democracy is a culture, and it is necessary to encourage participation at all levels by promoting a more inclusive, less competitive society, particularly in schools and businesses.
Another issue is that of political parties: citizens no longer join them because they are perceived as unattractive. Some studies suggest that they should be reformed and that their public funding, for example, should be rethought, with funding being made conditional on the diversity of elected representatives.
Democracy and the economy
Finally, a major democratic challenge is to regain control over the economic sphere. The debate on the Zucman tax highlights the political barrier that needs to be broken down: the power of the financial oligarchy. As long as political power has to bow down to finance, the deceptive logic of post-democracy will continue. However, inequalities have increased to such an extent that societies could demand a rebalancing. In this sense, post-democracy is not inevitable.
Economic forces will attempt to protect their positions and power, but, as political sociologist Vincent Tibérj shows, there is a very strong commitment to social justice and redistribution in France, even among the far right. Under pressure, the elites could therefore be forced to give in.

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Rémi Lefebvre ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.10.2025 à 16:25
Entre l’État et le monde associatif, une alliance brisée
Texte intégral (1938 mots)
Samedi 11 octobre 2025, les associations seront dans la rue pour dénoncer les violentes coupes budgétaires qui les menacent. C'est le résultat d'une lente dégradation des rapports entre le monde associatif et l’État. Par ailleurs, depuis la loi de 2021 instaurant un contrat d’engagement républicain (CER), certaines associations citoyennes sont sanctionnées par l’État, au détriment des libertés publiques.
Les associations battront le pavé lors d’une manifestation inédite, le 11 octobre 2025, pour défendre le fait associatif lui-même, et non une cause particulière. Cette mobilisation témoigne d’une crise profonde touchant à leur modèle économique mais aussi à la liberté associative, face à un État plus répressif. Elle en dit long sur la crise de l’État social comme sur l’état des libertés publiques en France. Comme si le tournant néolibéral des politiques publiques des années 1980 avait fini de saper l’alliance nouée après-guerre entre l’État et le monde associatif. Avec quelles conséquences ?
Une transformation de la relation État-associations
Le débat sur la réduction des déficits publics, mis à l’agenda en 2024, a révélé les mutations des aides publiques. Les associations ont longtemps été considérées comme une économie subventionnée. Or, non seulement la part des subventions publiques dans les ressources budgétaires des associations a baissé de 34 % à 20 % entre 2005 et 2020 au profit des recettes d’activité (vente de produits ou de services), mais en plus l’État préfère soutenir les entreprises que les associations au nom de la compétitivité.
L’économie sociale et solidaire (ESS), au sein de laquelle les associations concentrent la grande majorité des emplois et des ressources publiques, ne reçoit que 7 % des aides publiques aux entreprises alors qu’elle représente 13,7 % des emplois privés.
Ces orientations sont, de plus, porteuses d’iniquités de traitement. Le crédit d’impôt recherche (CIR), qui a financé à hauteur de 7,6 milliards d’euros la recherche et développement en 2024, exclut l’innovation sociale et, avec elle, les associations. Pour y remédier, on pourrait, par exemple, imaginer que les entreprises bénéficiaires en reversent 20 % à un fonds d’innovation sociale.
Dans le même sens, alors que la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) est en voie de disparition, la taxe sur les salaires pour les associations continue de s’appliquer, ce qui introduit une distorsion de concurrence avec des effets contreproductifs sur les conditions de rémunération et sur l’attractivité des emplois associatifs.
Cette régulation marchande aboutit à modifier en profondeur le modèle socioéconomique des associations, ce qui a deux conséquences majeures. D’une part, elle transforme les associations en prestataires de services publics. Entre 2005 et 2020, la part des commandes publiques dans leurs ressources budgétaires est ainsi passée de 17 % à 29 %, soit une inversion par rapport à l’évolution du poids des subventions.
Cela change également le rapport des associations avec les pouvoirs publics. Elles sont mises en concurrence avec des entreprises privées lucratives – ce qui a, par exemple, été à l’origine du scandale d’Orpea – et doivent, en plus, exécuter un marché plutôt que proposer des projets. D’autre part, la marchandisation de leurs ressources leur fait courir le risque de perdre leur caractère d’intérêt général, en étant soumises aux impôts commerciaux et en n’accédant plus aux dons défiscalisables, au détriment de leurs missions sociales.
Plan social imposé aux associations
Aujourd’hui, l’État impose donc un véritable plan social au monde associatif. Dans le contexte de réduction des déficits publics, pour lesquels les gouvernements successifs portent une lourde responsabilité, les coupes budgétaires s’appliquent d’abord aux associations. L’Union des employeurs de l’économie sociale et solidaire (Udes) a chiffré à 8,26 milliards d’euros les économies budgétaires impactant l’ESS lors du projet de loi de finances 2025.
Les effets de ces décisions sont immédiats. Selon une enquête réalisée auprès de 5 557 dirigeants associatifs, près d’un tiers des associations ont une trésorerie inférieure à trois mois et 45 % des subventions sont en baisse. Près d’un tiers des associations envisagent de réduire leurs effectifs et de diminuer leurs activités.
Alors que les associations représentent 1,8 million de salariés et que l’emploi associatif se caractérise par une prévalence du temps partiel et des contrats précaires ainsi que par des salaires plus bas, ces informations qui remontent du terrain inquiètent. Elles le sont d’autant plus que la baisse tendancielle des participations bénévoles est plus marquée dans les associations employeuses de l’humanitaire, du social et de la santé, qui concentrent la majorité des emplois.
Atteintes aux libertés publiques
À ces politiques d’austérité, il faut ajouter des atteintes aux libertés publiques. Elles s’inscrivent dans un contexte de défiance, illustré par la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, qui a instauré le contrat d’engagement républicain (CER) auquel doivent souscrire les associations qui veulent obtenir un agrément de l’État ou une subvention publique, ou encore accueillir un jeune en service civique.
Certes, les cas sont rares, mais ils témoignent d’une atmosphère répressive qui touche particulièrement les associations citoyennes. Le préfet de la Vienne a, par exemple, contesté l’attribution d’une subvention de la mairie de Poitiers à Alternatiba, en raison de l’organisation par cette association d’un atelier de formation à la désobéissance civile, tandis que le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin a remis en cause le soutien public à la Ligue des droits de l’homme à la suite de ses critiques de l’action des forces de l’ordre lors des manifestations contre les bassines agricoles à Sainte-Soline (Deux-Sèvres).
Une enquête de l’Observatoire des libertés associatives fait état de sanctions institutionnelles, souvent liées à l’exercice de la liberté d’expression (prise de position, pétition, rencontre, manifestation, etc.). Ainsi, 9,6 % des répondants – et même 17,1 % des associations citoyennes – déclarent des sanctions matérielles (subventions, locaux, etc.) ou symboliques (participation à des événements, conventions, etc.). Des collectivités locales arrêtent brutalement certains programmes pour des raisons autant budgétaires qu’idéologiques, comme l’a illustré le cas médiatisé de la Région Pays de la Loire qui a supprimé 4,7 millions d’euros pour la culture, le sport et la vie associative.
À ce tableau, s’ajoute désormais la crainte d’une extrême droite accédant au pouvoir, extrême droite dont le programme de gouvernement prévoit de réserver les aides sociales aux Français en appliquant la « priorité nationale » pour l’accès au logement et à l’emploi. Autant de domaines dans lesquels les associations, très présentes, seraient sommées de « collaborer ». Les quelques expériences du RN à la tête d’exécutifs locaux comme les discours tenus dans les hémicycles des collectivités ou au Parlement laissent par ailleurs craindre une répression des associations environnementales, féministes ou de défense des droits ainsi qu’une instrumentalisation des politiques culturelles.
Le monde associatif, rempart de la République
Il y a cinquante ans, une circulaire du premier ministre de l’époque, Jacques Chirac, stipulait que « l’État et les collectivités publiques n’ont pas le monopole du bien public ». Elle rappelait le rôle de l’initiative associative pour répondre à des tâches d’intérêt général pour soutenir les personnes vulnérables (personnes âgées, personnes en situation de handicap, lutte contre la pauvreté, lutte pour l’insertion, etc.), pour réduire les inégalités et pour préserver le lien social (éducation populaire, culture, sport, etc.).
C’est là tout l’héritage légué par la régulation tutélaire de l’État, mise en place après-guerre en s’appuyant sur les initiatives associatives pour répondre aux besoins des populations. Le développement de l’État social est allé de pair avec celui des associations gestionnaires, que la loi de 1975 sur les institutions sociales et médico-sociales est venue moderniser.
Il faudrait ajouter que la loi de 1901 sur les associations est avant tout une loi relative aux libertés publiques. Elle fut conquise après un siècle de luttes afin de permettre à des personnes de s’associer sans autorisation ni déclaration préalable. Rappelons qu’auparavant, la loi Le Chapelier de 1791 interdisait les corporations, l’État ayant développé une longue tradition de répression des associations, particulièrement marquée lors des périodes de reflux républicain (sous la Restauration et le Second Empire notamment).
Défendre les associations, c’est défendre nos droits fondamentaux, comme la République qui s’enracine dans le corps social et qui permet la vitalité démocratique. Comme l’écrivait Alexis de Tocqueville, « dans les pays démocratiques, la science de l’association est la science mère ; le progrès de toutes les autres dépend des progrès de celle-là ».

Timothée Duverger ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.10.2025 à 16:25
Quand la rivalité entre Taïwan et la Chine s’invite dans le Pacifique
Texte intégral (2112 mots)
Le 54e Forum des îles du Pacifique, qui rassemble dix-huit États et territoires de cette zone – à savoir l’Australie, la Nouvelle-Zélande et l’essentiel de l’Océanie insulaire – a été le théâtre d’une nouvelle passe d’armes entre Pékin et Taipei. La République populaire de Chine y progresse, mais Taïwan parvient encore à y conserver des positions, trois de ces pays la reconnaissant officiellement (ce qui n’est le cas que de douze pays dans le monde au total).
Si la confrontation entre la Chine et les États-Unis se joue en mer de Chine méridionale, elle s’étend désormais jusque dans les petites îles du Pacifique, qui deviennent un baromètre des équilibres mondiaux entre coopération et confrontation.
Tandis que la pression militaire et stratégique exercée par la République populaire de Chine (RPC) s’intensifie autour de Taïwan (ou République de Chine), les autorités taïwanaises considèrent désormais l’année 2027 comme une échéance plausible pour une éventuelle invasion de l’île par Pékin. Une crainte partagée par Washington qui a estimé lors du Shangri-La Dialogue (mai 2025) que la Chine se prépare à « potentiellement utiliser la force militaire » et « s’entraîne tous les jours » en vue d’une invasion de Taïwan, avec une multiplication des manœuvres navales et aériennes autour de l’île.
Si ce face-à-face sino-américain se joue en mer de Chine méridionale, il a également des répercussions à plusieurs milliers de kilomètres de là, dans le Pacifique insulaire, où l’influence chinoise s’accentue depuis une quinzaine d’années. Pékin y mène une bataille plus discrète mais tout aussi stratégique : isoler diplomatiquement Taïwan et imposer sa « One-China Policy » (politique d’une seule Chine).

Le Forum des îles du Pacifique, théâtre des rivalités
Réuni à Honiara (Îles Salomon) du 8 au 12 septembre 2025, le 54ᵉ Forum des Îles du Pacifique (FIP), qui regroupe 18 pays et territoires de cette vaste région, a été marqué par une décision inédite : à l’initiative des îles Salomon, pays hôte et allié indéfectible de Pékin, l’ensemble des « partenaires du dialogue » – dont Taïwan, les États-Unis et la Chine – ont été exclus du sommet.
Depuis 1992, Taïwan bénéficie pourtant de ce statut qui lui permet de rencontrer ses alliés du Pacifique en marge des réunions annuelles du Forum. Ce droit est inscrit dans le « communiqué d’Honiara » adopté par les dirigeants du Pacifique en 1992. Un statut que Pékin s’emploie depuis plusieurs années à remettre en cause, comme en témoigne le Forum organisé aux Tonga en 2024 où une mention du partenariat avec Taïwan avait même été supprimée du communiqué final après l’intervention de l’ambassadeur chinois Qian Bo – un succès diplomatique pour Pékin.
Le sommet de 2025 marque donc une nouvelle étape : certes, l’exclusion prive Taïwan de visibilité, mais les dirigeants du Forum ont finalement réaffirmé la décision de 1992, confirmant le statu quo.
Ce compromis illustre l’équilibre précaire entre pressions extérieures et cohésion régionale. Dans une région où l’aide publique au développement est particulièrement nécessaire, cette décision d’exclure les principaux partenaires et bailleurs de fonds de la principale institution régionale interroge, car elle fragilise le multilatéralisme du Forum et le menace de scission.
Le Pacifique insulaire, dernier bastion de Taïwan ?
Depuis la résolution 2758 de l’ONU (1971), qui a attribué le siège de la Chine à la RPC, Taïwan a perdu la quasi-totalité de ses soutiens diplomatiques. De plus de 60 États qui le reconnaissaient à la fin des années 1960, puis une trentaine dans les années 1990, il n’en reste que 12 en 2025, dont trois dans le Pacifique : Tuvalu, les îles Marshall et Palau.
Les défections récentes – Îles Salomon et Kiribati en 2019, Nauru en 2024 – montrent l’efficacité de la stratégie chinoise, qui combine incitations économiques, rétorsions politiques et actions d’influence.
Le Pacifique reste cependant un espace singulier : il concentre encore 25 % des derniers soutiens mondiaux à Taïwan, malgré sa forte dépendance aux aides extérieures.
La montée en puissance de l’influence chinoise
Depuis les années 2010, la Chine s’impose comme un acteur économique et diplomatique incontournable dans le Pacifique, la consacrant comme une puissance régionale de premier plan et mettant au défi les puissances occidentales qui considéraient cette région comme leur traditionnel pré carré.
Ses Nouvelles Routes et ceinture de la soie (Belt and Road Initiative, BRI) se traduisent par des investissements massifs dans des infrastructures essentielles : routes, hôpitaux, stades, télécommunications. Ces projets, souvent financés par des prêts, renforcent la dépendance économique des petites îles, ouvrant à Pékin de nouveaux leviers d’influence.
Sur le plan géostratégique, la Chine trace ainsi une cartographie où elle s’ouvre de vastes sections de l’océan Pacifique et s’en sert comme de relais pour projeter sa puissance et sécuriser ses intérêts dans la région. L’accord de sécurité signé en 2022 avec les Îles Salomon – autorisant le déploiement de personnel de sécurité chinois et l’accès de navires de guerre – illustre justement la progression de cette stratégie. Un pas qui alarme l’Australie et les États-Unis, qui redoutent l’établissement d’une base militaire chinoise dans une zone stratégique proche de leurs côtes.
Le réveil occidental ?
Les puissances occidentales voient dans cette percée un défi à leur propre sphère d’influence et tentent de réinvestir la région du Pacifique Sud afin de contrer l’hégémonie chinoise. Sous la présidence de Joe Biden (2021-2025), les États-Unis ont relancé leur présence diplomatique, organisé des sommets avec les îles du Pacifique et multiplié les annonces d’aides via l’initiative Partners in the Blue Pacific.
L’Australie et la Nouvelle-Zélande renforcent leurs programmes de coopération, tandis que le Japon et la France accroissent leurs investissements.
Parallèlement, les dispositifs de sécurité se multiplient : pacte AUKUS (Australie, Royaume-Uni, États-Unis), stratégie indo-pacifique française, QUAD (Quadrilateral security dialogue) et partenariats bilatéraux visent à contenir l’expansion chinoise.
Le Pacifique insulaire, longtemps périphérique, s’apparente désormais à un espace central de rivalité géopolitique.
Les îles du Pacifque : entre risques et opportunité
Pour les petits États insulaires (PEI), cette compétition représente à la fois une menace et une opportunité.
Conscients de l’effet de levier dont ils disposent en jouant sur la concurrence entre les grandes puissances, ils tentent néanmoins de préserver leur marge d’autonomie. Leur stratégie, résumée par la formule « amis de tous, ennemis de personne », cherche à éviter la polarisation et à maintenir la coopération régionale malgré des risques graduels : instrumentalisation du Forum, perte d’unité entre États insulaires, et surtout militarisation croissante d’un océan que les pays de la région souhaitent… pacifique, comme l’affirme la Stratégie 2050 pour le Pacifique bleu adoptée en 2022.
L’avenir du statut de Taïwan dans le Pacifique illustre parfaitement cette tension. Si Pékin compte poursuivre ses efforts pour réduire à peau de chagrin les irréductibles soutiens diplomatiques de Taipei, la réaffirmation du partenariat de développement par le FIP en 2025 montre que les États insulaires tentent de maintenir le cadre régional existant.
Si pour l’heure, le Pacifique insulaire reste encore un bastion – au moins symbolique – pour Taïwan et un terrain d’affrontement stratégique pour la Chine et les puissances occidentales, le défi pour les PEI sera de continuer à tirer parti de cette rivalité sans y perdre leur unité ni leur souveraineté. Leur capacité à préserver un Pacifique réellement « bleu » – à la fois ouvert, stable et pacifique – sera le véritable test des prochaines années de leur diplomatie régionale face aux rivalités des grandes puissances.

Pierre-Christophe Pantz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.