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04.08.2025 à 15:47
Le « bon sens » en politique : analyse d’un mot d’ordre contemporain
Texte intégral (2138 mots)
La formule est bien connue : « C’est du bon sens ! » Au quotidien, une telle injonction peut paraître juste. L’enjeu est toutefois différent lorsqu’il s’agit de discours politique. Dans le champ démocratique, le « bon sens » irrigue aujourd’hui la moindre prise de parole et vient supplanter le cadre idéologique, refusant toute confrontation d'idées.
Que rétorquer face à l’évidence sans appel du « bon sens » ? Qu’opposer à la rhétorique du consensus, au discours du « Ça va de soi » ? Avec le « bon sens », nul échange, nulle controverse, nulle spéculation. Ici règnent en maîtres la norme et le normal ; Descartes, on le sait, en fait la chose au monde le mieux partagée. L’abbé Girard, quant à lui, nous indique que, contrairement au jugement, à l’esprit ou à l’entendement, le bon sens est une faculté qui transcende les distinctions sociales pour « convenir avec tout le monde ».
S’il sent bon la logique et la volonté générale, le bon sens sent aussi la morale. Roland Barthes, dans l’Usager de la grève, parle en effet du « bon sens » comme d’un mixte de morale et de logique, qui substitue à l’ordre politique et social un ordre présenté comme naturel.
L’interprétation s’efface devant l’évidence. La formule est donc bien un mot d’ordre implicite, une sommation instaurant sans le nommer un ordre du monde autant qu’une parole sans réplique. Mais d’où ce mot d’ordre tient-il sa puissance d’imposition ? Et quel rapport entretenons-nous – en France notamment – avec cette disposition d’esprit qu’on appelle « le bon sens » et, plus étroitement, avec l’expression elle-même, qui resurgit ces dernières années dans les discours et slogans politiques, tous bords confondus ?
Un bon sens français
En France, le « bon sens » témoigne d’un imaginaire bien nourri politiquement. Et si l’on suit le leitmotiv de l’Union des Français de bon sens (UFBS), parti politique de droite fondé en 1977, il serait même devenu le « vrai symbole de la France » – le clip vaut le détour. Et, à en croire les images de terroir qui accompagnent chacune de ses interventions sloganisées, le « bon sens » des campagnes est aussi un bon argument marketing. La publicité pour le Crédit agricole a abondamment puisé dans cet imaginaire de la ruralité et de la proximité.
Évidemment, il est permis de douter d’une aptitude spécifiquement française au bon sens. Mais force est de constater que la notion est particulièrement bien implantée dans notre pays. Les trois conférences d’Henri Bergson, réunies sous le titre le Bon Sens ou l’esprit français (1895), en attestent : une longue tradition française habite l’expression, qui vient fédérer autour d’une aptitude supposément commune et d’une spécificité culturelle.
Politiquement, le « bon sens » appartient-il exclusivement à un camp ? À gauche, on le trouve très tôt dans des journaux progressistes. Le Bon Sens, journal républicain qui paraît de 1832 à 1839, se propose ainsi, selon Louis Blanc, de faire appel à « l’intelligence du peuple ». On le rencontre également dans les discours syndicaux : André Bergeron, syndicaliste FO, publie en 1996 Je revendique le bon sens, quand la Fédération des Travailleurs du Québec fait campagne en 2019 autour de l’expression « le gros bon sens ». En 2016, La France insoumise (LFI) reprend l’expression à son compte en lançant la chaîne YouTube « Le Bon Sens », sous l’impulsion d’Antoine Léaument, à l’époque responsable de la communication numérique de Jean-Luc Mélenchon.
Le bon sens est-il de droite ?
La formule reste toutefois l’apanage de la pensée de droite, dans la filiation de Pierre Poujade qui en avait fait l’élément central de sa « philosophie ». On la retrouve aujourd’hui en abondance dans le discours des républicains (LR) et du Rassemblement national. Marine Le Pen, en décembre 2010, en revendiquait sans détour l’incarnation : « C’est le vrai choix d’une autre politique. J’incarne le bon sens. » En mai 2019, elle réitérait en en faisant l’élément constitutif de sa politique : « Cela fait vingt ou vingt-cinq ans que l’on parle du bon sens, ça a toujours irrigué notre conception de la politique. »
En 2017, François Fillon l’érigeait en mot d’ordre, suivi par Éric Ciotti qui affirmait, en 2022, vouloir être le « candidat du bon sens ».
En 2019, le « bon sens » formait encore l’élément de langage fédérateur de l’extrême droite française et italienne pour les élections européennes : il se retrouve aujourd’hui dans les discours de Giorgia Meloni qui souhaite « révolutionner la normalité » en proposant « des petites choses de bon sens ». En 2025, la « révolution du bon sens » est le motif litanique de Donald Trump à l’orée de son nouveau mandat.
Un bon sens extrême
Un tel succès est à mettre d’abord au crédit de la formule elle-même, qui active un imaginaire antisystème et anti-élite, assez proche de la pensée populiste.
Si cette dernière reste assez difficile à définir, l’invocation du « bon sens » peut apparaître finalement comme l’un de ses axiomes les plus probants. Sa fréquence actuelle s’explique aussi par le discrédit massif jeté sur l’idéologie, laquelle se doit de céder la place au réel : le « bon sens » rejoint alors la constellation des mots-consensus qui étouffent toute ambition progressiste et utopique. Enfin, l’incantation du bon sens permet surtout d’atténuer la radicalité de certaines idées. C’est l’une des fonctions actuelles du common sense, martelé par l’outrancier Donald Trump.
La substitution contemporaine du « bon sens » aux traditionnels réalisme et pragmatisme dans le discours de gouvernement peut alors se comprendre comme la manifestation langagière d’une métamorphose populiste du paysage politique.
Depuis 2020, la formule est largement utilisée par des personnalités proches du macronisme, à l’image de Jean-Michel Blanquer. Celui-ci prônait, en réponse à un mouvement lycéen d’opposition aux codes vestimentaires imposés dans les établissements scolaires, une « position d’équilibre et de bon sens ». Et prenait soin d’ajouter : « Il suffit de s’habiller normalement et tout ira bien. »
Emmanuel Macron est également friand de la formule, étayant son plaidoyer pour la réforme des retraites avec cette sentence : « Je pense que tout le monde a du bon sens dans notre pays. » En janvier 2017, alors en campagne présidentielle, il affirmait vouloir « réconcilier l’ambition avec le réel » et défendait un « projet de bon sens ».
L’usage présidentiel de l’expression offre une parfaite illustration de l’émergence de ce que Pierre Serna a nommé très justement « l’extrême centre ». Cette expression en apparence oxymorique permet de qualifier la radicalisation d’une pensée et d’une action politiques dites modérées et de raison, abritant sa violence symbolique et réelle sous les étendards discursifs de l’évidence.
Mot-masque et mot d’ordre
Relevant d’une parole euphémisante, le « bon sens » fait figure de mot-masque. Derrière son pseudo-rejet de l’idéologie se cachent des orientations tout à fait idéologiques, aux relents poujadistes parfois flagrants. Interrogé sur le travail de chercheurs et les études réalisées par l’Insee qui montraient une stagnation de la délinquance, Gérald Darmanin avançait ainsi en mai 2021 : « J’aime beaucoup les enquêtes de victimation et les experts médiatiques, mais je préfère le bon sens du boucher-charcutier de Tourcoing. » Avant d’inviter journalistes et concitoyens, de façon éloquente, à ne pas « nier le réel ».
Contrairement au réalisme, pour lequel on peut constater la présence récurrente de tournures qui tendent à le redéfinir pour mieux l’asséner (« le réalisme, c’est… », « par réalisme je veux dire… »), on rencontre beaucoup moins d’énoncés cherchant à préciser ce que l’invocation du « bon sens » implique ou signifie.
Le bon sens échappe ainsi encore plus facilement à la spécification : il s’impose avec autorité, puisqu’il est bon, évident, à la portée de tout un chacun. Pointe extrême du réalisme, il instaure une vision unique du monde social et politique, étouffant toute possibilité d’un débat démocratique, dont l’essence se fonde sur l’exact opposé : l’explicitation des points de vue, la confrontation des idées.
Argument de ceux qui n’en ont pas ou plus, le mot d’ordre du « bon sens » est la traduction langagière d’une forme de perversion du politique. Il est le reflet d’une tendance contemporaine qui vise à déresponsabiliser l’acteur. En dépolitisant l’action, il permet ainsi de neutraliser le conflit et de disqualifier toute forme d’opposition.
Dès lors, il n’est pas question d’envisager cette formule (et ses voisines) pour ce qu’elle serait supposée dire réellement : l’efficacité rhétorique et plus exactement manipulatoire d’une expression augmente à proportion de son flou sémantique. Il s’agit plutôt d’interroger l’usage politique qui en est fait, la façon dont elle se manifeste dans les discours qui la convoquent et la commentent. À ce titre, le « bon sens » est bien un moyen de polariser et de politiser et, ce faisant, témoigne d’un positionnement qui, quoi qu’on en dise, reste éminemment idéologique.

Julien Rault ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
31.07.2025 à 14:48
Comment le big data révolutionne les sciences sociales
Texte intégral (2155 mots)

Les traces laissées par les individus sur Internet et sur les réseaux sociaux constituent un gisement de données numériques considérable, le big data. Certains avaient prédit la mort des sciences sociales avec l’irruption de ces données massives. Il semble au contraire que les sciences sociales se transforment et affinent leurs méthodes d’enquête grâce aux données numériques. La prudence reste toutefois de mise, en raison de la non-représentativité des échantillons utilisés et de l’opacité des algorithmes – sans parler des atteintes à la vie privée liées à la captation des données.
Les traces que nous laissons sur les moteurs de recherche, les réseaux sociaux, les sites d’achat en ligne, ainsi que le nombre croissant des objets connectés (smartphones, montres, caméras, thermostats, enceintes, capteurs), nourrissent un fabuleux gisement de données numériques. Il éclaire jusque dans les micro-détails nos comportements quotidiens, nos déplacements, nos modes de consommation, notre santé, nos loisirs, nos centres d’intérêt, nos réseaux de sociabilité, nos opinions politiques et religieuses, sans que nous en ayons toujours conscience. La numérisation accélérée d’archives et documents, jusqu’ici inaccessibles, effectuée par les administrations, les entreprises, les partis, les journaux, les bibliothèques y contribue également.
Il en résulte des données hors norme par leur volume, leur variété et leur vélocité (les « 3 V »), communément appelées le « big data ». Et les moyens de les extraire, coder, quantifier et analyser en quelques clics se sont développés de concert, grâce aux progrès de l’intelligence artificielle (IA). Comme le souligne Dominique Boullier dans son dernier livre ce processus est en train de révolutionner le paysage des sciences sociales, pour le meilleur et pour le pire.
À cet égard deux thèses s’affrontent dès la naissance du Web. Dans un article au titre provocant, « The End of Theory: The Data Deluge Makes the Scientific Method Obsolete », Chris Anderson, rédacteur en chef du magazine Wired consacré aux nouvelles technologies, y voit la mort programmée des sciences sociales. Les corrélations vont remplacer la causalité, point n’est besoin de modèle explicatif ou de théorie unifiée et « les chiffres parlent d’eux-mêmes ». En total désaccord, des chercheurs comme Burt Monroe ou Gary King saluent le potentiel de renouvellement des théories et des méthodes qu’apportent ces données et plaident pour l’hybridation des sciences sociales et de la « data science ».
Dans la même ligne, je donnerai quelques exemples illustrant l’apport du big data, notamment sur des sujets sensibles comme le racisme ou la sexualité, difficiles à saisir dans les enquêtes par sondages ou par entretiens à cause des biais de « désirabilité sociale », soit la tentation face à l’enquêteur ou l’enquêtrice de dissimuler son opinion si elle n’est pas conforme aux normes sociales en vigueur.
Big data et recherche sur le racisme
Le champ des recherches sur le racisme, en particulier le racisme anti-noir, est particulièrement développé aux États-Unis et plusieurs enquêtes par sondage ont tout naturellement voulu mesurer son impact potentiel sur les votes en faveur de Barack Obama aux élections présidentielles de 2008 et 2012. Elles ne donnent pas de résultats probants et un chercheur, Seth Stephens-Davidowitz, a eu l’idée d’utiliser un indicateur indirect de racisme, la proportion des recherches sur Google contenant le mot « nigger(s) » (« nègre(s) ») pendant les quatre ans précédant le scrutin, qu’il a mis en relation avec les votes pour Obama en 2008 et 2012, État par État. Malgré l’interdit qui pèse sur ce terme, il trouve que le « N-word » est googlé en moyenne 7 millions de fois par an. Seule face à son écran, la personne n’a aucune raison de s’autocensurer. Les résultats, après contrôles, sont sans appel. Ils montrent que les États où ce terme est le plus souvent recherché sur Google débordent largement les frontières des États du Sud traditionnellement plus racistes. Et l’usage du mot est négativement corrélé avec le vote pour Obama, lui coûtant en moyenne quatre points de pourcentage aux deux élections. Le racisme anti-noir est bien sous déclaré dans les enquêtes par sondages, et il a eu un impact non négligeable sur les choix électoraux. Un phénomène qui, jusqu’ici, était passé sous les radars.
En France, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) fait tous les ans un rapport au premier ministre sur l’état du racisme, de l’antisémitisme et de la xénophobie, en s’appuyant notamment sur le Baromètre racisme pour les opinions, les statistiques fournies par les ministères concernés pour les actes. Mais les discours de haine sur les réseaux sociaux restaient hors de son champ de vision. D’où sa décision, en 2020, de demander au Médialab de Sciences Po, associé au Centre d’études européennes et de politique comparée (Sciences Po) et au Laboratoire interdisciplinaire Sciences-innovations-sociétés (Lisis, Université Gustave-Eiffel) de lancer une étude sur l’antisémitisme en ligne.
L’équipe choisit d’analyser pendant un an les commentaires postés sur les principales chaînes d’information et d’actualité présentes sur YouTube, au nombre de 628. Un corpus de près de deux millions de commentaires est extrait et un algorithme entraîné à détecter l’antisémitisme, y compris sous ses formes les plus allusives. La diffusion de propos antisémites apparaît relativement faible (0, 65 % du total des commentaires). Ce sont les chaînes d’extrême droite qui en abritent la proportion la plus importante, suivies par les chaînes de contre-information et de santé alternative. Les thèmes du complot et de la judéophobie y apparaissent plus présents que l’antisionisme. Les résultats nuancent donc la thèse d’un « nouvel » antisémitisme à base d’antisionisme remplaçant l’ancien et qui serait passé de l’extrême droite à l’extrême gauche. L’enquête a été élargie depuis à d’autres formes de racismes, notamment antimusulmans, au masculinisme et au complotisme.
Big data et recherche sur la sexualité
Le big data est aussi précieux pour aborder les questions du genre et de la sexualité. Régulièrement, l’université française est présentée comme gangrénée par les études sur le genre et l’intersectionnalité, y compris par des ministres.
L’enquête minutieuse menée par le sociologue Étienne Ollion et ses collègues montre qu’il n’en est rien. Analysant la place tenue par la question du genre dans 120 revues de sciences sociales sur un quart de siècle, soit un corpus de 58 000 résumés d’articles, grâce à un modèle d’intelligence artificielle (Large Language Model), l’article montre qu’elle est passée de 9 % en 2001 à 11,4 % du total en 2022. D’une discipline à l’autre, les résultats sont contrastés, la proportion d’article traitant du genre passant de 33,7 % à 36,6 % dans les revues de démographie au sens large, mais de 3,3 % à 5,8 % en science politique. Et ils sont encore majoritairement le fait de femmes. Tandis que les approches intersectionnelles croisant genre et race et/ou classe restent résiduelles (4 % en fin de période).
Marie Bergström, sociologue à l’Ined, a utilisé le big data pour éclairer les ressorts de l’écart d’âge qu’on observe dans les couples hétérosexuels, où l’homme est généralement plus âgé que la femme. Croisant les résultats de l’enquête « Étude des parcours individuels et conjugaux » (Epic), menée par l’Ined et l’Insee en 2012-2014 auprès de 7 800 personnes, interrogées sur leurs préférences en matière d’écart d’âge, avec des données tirées du site de rencontre Meetic (400 000 profils et 25 millions d’emails) renseignant sur les pratiques effectives, elle souligne le décalage entre ce qui se dit et ce qui se fait et les écarts selon le genre.
Au niveau déclaratif, les femmes sont les plus attachées à un écart d’âge au profit du partenaire masculin, d’autant plus qu’elles sont jeunes, tandis que les hommes se disent indifférents à l’âge. Ainsi, 79 % d’entre eux disent qu’ils accepteraient une femme plus âgée alors que 53 % seulement des femmes envisageraient un partenaire plus jeune. Mais sur le site de rencontres, c’est une autre histoire, le décalage étant particulièrement marqué chez les hommes, clairement amateurs de femmes plus jeunes, surtout quand ils vieillissent.
Dangers du big data
Les dangers du big data sont non moins grands : non-représentativité et instabilité des échantillons non construits pour les besoins de la recherche, opacité et défaillance des algorithmes et des modèles, difficultés d’accès aux données, problèmes éthiques, atteintes à la vie privée, problèmes de sécurité (vols, détournement des données), coûts énergétiques exorbitants, domination politique du Nord sur les Sud, et des États-Unis sur le reste de la planète. La prudence est nécessaire et le besoin de régulation est manifeste. Mais on ne peut se priver d’un tel vivier. Et les nouvelles générations de doctorants s’en sont aussitôt emparé.
Un nombre croissant de doctorants utilisent aujourd’hui le big data pour leur thèse et font des émules. Qu’ils s’intéressent au positionnement des partis européens sur le climat ou sur l’immigration, aux politiques énergétiques européennes ou au cadrage médiatique de groupes-cibles, ils arrivent à construire des corpus gigantesques de plusieurs millions de textes (rapports, textes législatifs, posts sur les réseaux sociaux, images, articles de presse, discours parlementaires, communiqués), couvrant plusieurs pays et sur de longues périodes. Pour les analyser, ils recourent au Supervised Learning (apprentissage supervisé), entraînant des modèles d’IA à coder ces textes en fonction de leur question de recherche et de leurs hypothèses. Cela leur permet de revisiter des objets classiques de la science politique avec un regard neuf et sur une tout autre échelle, s’inscrivant dans le courant en plein essor des « sciences sociales augmentées ».
Cet article est proposé en partenariat avec le colloque « Les propagations, un nouveau paradigme pour les sciences sociales ? » (à Cerisy (Manche), du 25 juillet au 31 juillet 2025).

Nonna Mayer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
29.07.2025 à 15:35
Devenir mère seule par PMA : quand le désir d’enfant s’affranchit du couple
Texte intégral (2048 mots)
En France, depuis l’ouverture de la procréation médicalement assistée à toutes les femmes – dans une loi promulguée le 2 août 2021 –, les femmes seules sont nombreuses à s’engager dans une démarche de PMA. Quels sont les profils et les aspirations de ces mères, longtemps restées dans l’ombre ? Portées par un même désir d’enfant, elles livrent des récits qui, sans rejeter la conjugalité, portent un regard critique sur le couple hétéroparental.
Aujourd’hui en France, depuis la révision de la loi bioéthique en 2021, la procréation médicalement assistée (PMA, également appelée assistance médicale à la procréation, AMP) est accessible à toutes les femmes, y compris à celles qui ne sont pas en couple. Auparavant, elle était réservée aux couples hétérosexuels infertiles. Cette ouverture place une figure de mères seules sur le devant de la scène publique : celles qui « font des bébés toutes seules » grâce à la médecine reproductive. Elles passaient auparavant par leurs propres moyens, ou par une PMA à l’étranger pour recevoir un don de sperme.
Bien que les témoignages sur ce type de maternités solo se multiplient (voir ici ou ici), elles échappent encore aux enquêtes statistiques. L’enquête AMP-sans-frontières (Ined, 2021) devrait bientôt pouvoir combler ce manque. À titre d’indication, selon l’Agence de la biomédecine, ces femmes sont, avec les couples lesbiens, en première ligne des demandes de PMA avec don de spermatozoïdes. Au 31 décembre 2023, environ 7 600 femmes étaient en attente d’un don. Parmi elles, 44 % étaient des femmes seules, 38 % en couple avec une femme et 18 % en couple avec un homme.
Alors que ces projets étaient initialement perçus comme un « plan B », porté par des femmes plus âgées n’ayant pas trouvé de partenaire, devenir mère seule grâce à la PMA peut désormais constituer un « plan A », incarné par des femmes plus jeunes qui dissocient clairement maternité et conjugalité. Ces femmes se présentent-elles pour autant comme émancipées des cadres conjugaux ?
Nous nous sommes intéressées à cette question dans le cadre de nos deux recherches combinant 69 entretiens menés entre 2021 et 2023 en France métropolitaine auprès de femmes devenues mères sans être en couple (par un don de sperme, suite à une rencontre occasionnelle ou une séparation). Parmi ces entretiens, 44 sont issus d’une thèse en cours sur les maternités solitaires, et 25 proviennent d’une enquête consacrée au recours à la PMA solo.
Des parcours longtemps occultés
La monoparentalité – le fait pour une famille de compter un seul parent –, le plus souvent perçue comme la conséquence d’une séparation, suppose implicitement la présence initiale de deux parents et un idéal de coparentalité. Devenir parent demeure largement pensé comme une affaire de couple. Cette définition restrictive invisibilise les cas où une femme devient mère sans être en couple, en s’affranchissant de la norme biparentale. Ces « maternités solitaires », peu étudiées en France, sont longtemps restées dans l’ombre, alors qu’elles représentent 5 % des naissances d’après l’enquête nationale périnatale de 2021.
Les trajectoires menant à la naissance hors couple sont diverses et plus ou moins planifiées. Elles se déclinent en trois scénarios : « L’enfant sans le couple », « Quand l’enfant défait le couple », « L’enfant pour s’émanciper du couple et des violences ».
Les femmes ayant recours à la PMA correspondent au premier cas. Sur le plan social, elles se démarquent nettement des autres mères seules. En France et dans d’autres pays d’Europe, comme en Amérique du nord, elles sont principalement âgées de plus de 35 ans et appartiennent aux classes moyennes et supérieures. Elles sont significativement plus âgées que les autres femmes ayant recours à la PMA en couple, qu’il soit lesbien ou hétérosexuel. Après avoir parfois envisagé d’autres options (comme l’adoption, une rencontre d’un soir ou la coparentalité), la médecine reproductive s’avère pour elles la solution la plus « sécurisée », et surtout, la plus « éthique » : elle assure un contrôle médical du donneur et permet de construire une histoire familiale fondée sur le geste du don.
Sur l’ensemble des femmes interrogées, toutes sauf deux s’identifient comme hétérosexuelles. Les plus âgées d’entre elles (35 ans et plus) évoquent un échec de la rencontre parentale ou un manque d’opportunités. Elles n’ont pas trouvé de partenaire pour concrétiser leur désir d’enfant. À titre d’exemples, Roxane évoque un décalage dans les aspirations parentales avec son ancien compagnon qui ne voulait pas d’enfant ; Marie ou Chloé disent avoir eu des histoires « négatives » ou « foireuses », qui les ont amenées à privilégier un projet parental seules. Les plus jeunes (moins de 35 ans) expriment une prise de distance avec l’injonction à « attendre » un futur conjoint pour s’autoriser à devenir mère.
Ces parcours illustrent des asymétries de genre dans les relations hétérosexuelles, avec un fort engagement des femmes dans la parentalité, tandis que les hommes, affichent des intentions de fécondité plus faibles, en particulier lorsqu’ils ont une conception égalitaire des rôles de genre.
Avoir un enfant seule : un « choix pragmatique »
Dans leurs discours, l’idéal reste néanmoins de devenir mère au sein d’un couple et que l’enfant ait un père plus tard. La force d’imposition de la norme conjugale se cristallise par leur intériorisation du modèle normatif de la famille. Pour quelques-unes, ce choix s’apparente à un « mode de vie » recherché, mais cette situation est minoritaire. Elle concerne des femmes ayant vécu des violences sexuelles par le passé, pour qui la médecine reproductive est un moyen de contourner l’impératif conjugal et d’éviter un rapport sexuel avec un homme.
Pour ces femmes, avoir un enfant seule se dessine davantage comme choix pragmatique, « un choix dans un non-choix », comme le résume Sophie (37 ans, orthophoniste, PMA réalisée en Espagne, un enfant de 2 ans). L’entrée dans la maternité solo s’explique par l’impensé d’une vie sans enfant plus que par un choix délibéré d’avoir un enfant seule. Le réel choix revendiqué est celui de devenir mère.
Contrairement aux idées reçues, ces parcours ne se réduisent ni à des expériences subies ni à des démarches de « célibattantes » affirmées qui souhaiteraient « s’affranchir des hommes ». Leur situation est révélatrice d’aspirations à la libre disposition de leur corps et de leur identité́ genrée, où le désir d’enfant constitue une source d’accomplissement de soi.
« Mieux vaut être seule que mal accompagnée »
Les femmes que nous avons rencontrées ne rejettent pas la vie conjugale (ou les relations sexo-affectives au sens large) : la plupart envisagent d’être en couple plus tard, et certaines sont en relation avec un partenaire qui peut s’impliquer à des degrés divers dans l’éducation de l’enfant.
Néanmoins, leurs récits témoignent d’un regard critique sur le couple hétéroparental, résumé par l’expression : « mieux vaut être seule que mal accompagnée ». C’est ce qu’exprime notamment Clotilde, 38 ans, fonctionnaire territoriale, mère d’un enfant de trois mois issu d’une PMA en Belgique :
« Dans mes couples d’amis, c’est des couples hétérosexuels, la charge mentale – même si je déteste ce mot-là – elle est clairement assumée par les mamans. Aujourd’hui, qu’on soit deux ou toute seule j’ai l’impression que de toute façon c’est majoritairement assumé par les femmes. Surtout qu’on peut être seule en étant deux. »
Elles dénoncent les asymétries de la charge domestique et éducationnelle qui se font au détriment des femmes et au profit des hommes. C’est davantage le désengagement masculin dans la parentalité ordinaire qu’elles déplorent, qu’un rejet de la vie conjugale en elle-même. Elles affichent la maternité solo comme un choix de vie préférable à une parentalité partagée au sein d’un couple qui ne répondrait pas à l’idéal de solidarité et d’équité vis-à-vis de la charge parentale.
La critique du couple hétéroparental par ces femmes passe aussi par une valorisation de leur autonomie en tant qu’unique parent, comme l’exprime Joséphine, 43 ans, juriste, mère d’un enfant de 2 ans né d’un don réalisé en Espagne :
« Sur tous les choix qu’il y a à faire pour un enfant, parfois qu’est-ce que c’est facile d’être seule ! Sur l’éducation, sur le choix du prénom, sur les fringues, sur les sorties, sur tout un tas de choses. Je choisis seule. Je n’ai pas besoin de me battre avec mon compagnon qui ne pense pas comme moi ou me juge. Autour de moi, je le vois, c’est source d’engueulades très fréquentes l’éducation. Moi, je fais comme je pense. Alors parfois, j’aimerais bien partager mon avis, je suis un peu perdue, je ne sais pas comment faire. J’essaie de trouver dans ce cas-là quelqu’un à qui on parler. Mais voilà, il y a des avantages. »
Elles mettent en avant un sentiment d’autonomie et de liberté, une capacité d’improvisation et de spontanéité des choix, comme l’ont déjà souligné d’autres recherches sur la vie hors couple.
Une parentalité pour soi ?
L’apparition dans le débat public des maternités solo soulève une question : ces demandes ont-elles réellement émergé grâce à l’ouverture de la loi, ou reflètent-elles plutôt une prise de conscience collective de trajectoires parentales jusqu’alors invisibles, dont l’accès à la PMA signerait l’acceptation sociale ?
Si répondre à cette question nécessiterait une observation sur le temps long, il n’en demeure pas moins que recourir à la PMA solo est une manière de déployer une parentalité pour soi qui n’est plus subordonnée à la nécessité d’être en couple, et qui témoigne de l’autonomie procréative des femmes et de leur capacité à redéfinir les normes conjugales et parentales.

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
28.07.2025 à 16:25
Spinoza ou la démocratie comme État « absolument absolu »
Texte intégral (2845 mots)

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs ? Quatrième volet de notre série consacrée aux philosophes et à la démocratie avec le Hollandais Baruch Spinoza (1632-1677). Pour ce penseur singulier, véritable anomalie au XVIIe siècle, la démocratie est le meilleur des régimes, celui qui confère le plus de puissance et de stabilité à l’État. En permettant l’expression des conflits nés des passions humaines, les assemblées démocratiques élaborent un savoir collectif et des normes qui préservent la concorde civile.
À l’époque classique, dans une Europe dominée par le modèle de la monarchie absolue de droit divin, la démocratie n’a pas bonne presse. Il est un défaut que la plupart des philosophes lui imputent, c’est la longueur des délibérations en assemblée, le temps perdu en discussions lorsque l’urgence se fait sentir. Rien de mieux alors qu’un chef qui saura couper court et contourner l’obstruction que représente l’expression des désaccords. Hobbes en particulier fera de l’incompétence des membres des grandes assemblées propres à la démocratie l’un de ses vices majeurs. Pis, ces délibérations seraient le ferment des factions, qui mèneraient inexorablement à la guerre civile. Voilà ce qui à ses yeux vient « définitivement » assurer la supériorité du régime monarchique sur le régime populaire ou démocratique.
Une anomalie à l’âge classique
Dans ce concert de reproches, Spinoza fait entendre une tout autre voix. Le Traité politique (1677), son dernier ouvrage resté inachevé, élabore ce qu’Étienne Balibar appelle une « science de l’État » qui vise à en assurer la conservation et à le préserver contre les débordements violents des masses. Après le renversement brutal, en 1672, de la République de Hollande qui, sans être une démocratie, reposait sur un pouvoir parlementaire fort, après le retour en grâce de l’absolutisme royal, Spinoza a bien conscience qu’aucune théorie politique conséquente ne peut éluder la question de la sécurité de l’État, seule à même de garantir celle des individus.
Un principe gouverne la démonstration : la sécurité de l’État, monarchie, aristocratie ou démocratie selon la typologie devenue classique, ne doit jamais reposer sur la loyauté d’un seul homme ou de quelques-uns. Pour assurer sa propre conservation, un État doit donc se rendre impersonnel, et s’appuyer sur un ensemble de mécanismes qui rendent impossible qu’un petit nombre ait entre ses mains le salut de tous et décide de tout en vertu de ses propres affects. Parmi ces rouages institutionnels figurent en bonne place les assemblées, qui reconfigurent totalement la monarchie comme l’aristocratie, en y introduisant systématiquement des contre-pouvoirs, qui sont autant de résistances et de garde-fou au despotisme. À travers les conseils, les syndics, les sénats et toutes sortes d’instances délibératives dont les fonctionnements et les relations sont minutieusement décrits, Spinoza entreprend donc d’étendre aux autres types de régimes ce qui est vu communément comme l’un des inconvénients majeurs de la démocratie.
On arrive alors à ce paradoxe qui fait du spinozisme une « anomalie sauvage » au cœur du siècle classique : c’est en se démocratisant toujours plus, c’est-à-dire en augmentant le nombre de ceux qui ont part à la décision et à l’exercice du pouvoir, que l’État devient plus puissant et plus stable. En un mot, la démocratie est l’État « absolu en », ou « absolument absolu » (omnino absolutum imperium), car il tend à faire coïncider le souverain avec la multitude tout entière.
L’absolutisme de l’État n’est plus pensé contre la liberté des citoyens, mais par elle. Le chapitre XVI du Traité théologico-politique (1670) affirmait déjà que la démocratie était l’État le plus naturel, parce qu’il est le plus conforme à l’égalité et à la liberté « que la nature accorde à chacun ». Comme l’a montré Alexandre Matheron, la nécessité logique veut que les hommes s’organisent démocratiquement, la démocratie devient la règle et non plus l’exception.
L’expérience et les affects comme matière de la pensée politique
Ce paradoxe s’explique par le terrain nouveau assigné à la politique : l’expérience et la matière fluctuante et irrationnelle des affects. Spinoza n’est pas un utopiste, c’est paradoxalement au nom d’un réalisme lucide que la démocratie est préférée à tous les autres régimes. À partir de ce donné incontournable que sont les affects, Spinoza récuse toute transcendance du pouvoir à la puissance de la multitude, clé de voûte de sa conception démocratique du politique.
Le principe qui découle de ce naturalisme intégral tient dans la formule jus sive potentia : le droit (jus) du souverain s’étend aussi loin que s’étend sa puissance (potentia), c’est-à-dire sa capacité à se faire obéir dans les faits. Dès lors que la politique consiste dans un rapport de puissances, la multitude devient l’instance de légitimation ultime, l’unique puissance instituante : quand bien même elle se trouverait privée de toute représentation politique, si le pouvoir soulève par ses décisions ou sa conduite une indignation générale, la mécanique passionnelle s’enclenche et ouvre la voie à un renversement de l’État. Se pose alors la question des stratégies institutionnelles visant à canaliser les passions en vue d’une plus grande autonomie du corps politique.
La multitude comme sujet politique. L’union en lieu et place de l’unité
Le concept de multitude, que Spinoza préfère à celui de peuple, sous-entend que ce qui est premier, c’est une multiplicité, rendue diverse et conflictuelle par le jeu des passions. Le but de la mécanique institutionnelle est dès lors de produire une union, qui n’est ni unité, ni uniformité, sur la base de cette dynamique contradictoire qui peut conduire aux divisions, mais aussi à la concorde.
Loin d’être cet agrégat de volontés singulières unifiées seulement par l’État comme chez Hobbes, la multitude devient chez Spinoza le véritable sujet politique, toujours en devenir, car elle n’accède à ce statut de sujet qu’à la condition d’œuvrer en commun : chez Spinoza, on ne se libère pas seul ni sans les autres. Or la nature des affects oppose plus souvent les hommes les uns aux autres qu’elle ne les unit. C’est à l’échelle collective et civile que les individus accèdent à une forme d’autonomie, sous réserve d’un État bien constitué où les institutions peuvent déjouer les tendances passionnelles destructrices. Non pas en court-circuitant l’expression des dissensus par la censure ou par des dispositifs d’accélération de la prise de décision et de contournement de la discussion. Au contraire, cette conflictualité doit se déployer au grand jour et trouver à s’exprimer sur le plan institutionnel. Spinoza s’oppose à la pratique des secrets d’État qui entretiennent la défiance de la multitude tenue dans l’opacité.
Ainsi, au sein de la monarchie, le Conseil du roi, dont le fonctionnement a tout d’une assemblée, devient le véritable organe de la décision, le monarque n’ayant pas d’autre option que de promulguer ce qui a été décidé collectivement sans lui. Si, dans le régime aristocratique, seule la classe des patriciens exerce le pouvoir, elle a vocation à s’élargir toujours plus, jusqu’à coïncider, à terme, avec la multitude. On comprend dès lors pourquoi la démocratie apparaît comme le meilleur régime, puisqu’il comporte structurellement l’assise la plus large, le socle le plus puissant : la multitude ne menace plus le souverain dès lors qu’elle s’identifie à lui.
Vertu du conflit et invention démocratique
Cette place confiée aux discussions ne permet pas pour autant de ranger la pensée politique spinoziste du côté d’une conception procédurale de la démocratie, qui rationaliserait en assemblée les désaccords d’un peuple réputé ingouvernable. La démocratie de Spinoza n’est pas non plus à proprement parler une démocratie libérale, qui prendrait l’individu libre et rationnel pour point de départ et pour finalité. Car Spinoza conteste l’existence d’un libre-arbitre qui permettrait à tout un chacun de se déterminer indépendamment de causalités externes qui limitent son action. Les individus ne se suffisent pas à eux-mêmes, ils sont dépendants les uns des autres pour leur survie et leur vie affective se compose dans un rapport étroit avec leurs semblables.

La conflictualité provient de cette situation d’interdépendance qui à la fois oppose et unit les hommes entre eux. Ce n’est donc pas « en dépassant » les conflits ni en les occultant que la décision collective sur le bien commun est prise, bien au contraire c’est « en les traversant » que l’on peut faire surgir dans le moment interminable et parfois intense de la discussion ce à quoi personne n’avait pensé auparavant. Autrement dit, la démocratie est éminemment le lieu de l’invention.
L’éloge des discussions en assemblée que l’on trouve au chapitre IX, §14 du Traité politique (1677) décrit au sein d’une aristocratie décentralisée et démocratisée l’élaboration d’un véritable savoir démocratique, produit dans l’espace de la confrontation et de l’expression, des différences et des singularités d’un réel qui n’est ni uniforme ni immuable, au sein d’instances élues nombreuses et diverses. Il s’agit bien de travailler à même les divisions, en les formulant de façon toujours plus fine et plus exacte :
« C’est la liberté qui périt avec le bien commun, lorsqu’un petit nombre d’individus décident de toutes choses suivant leurs seuls affects. Les hommes en effet sont de complexion trop épaisse pour pouvoir tout saisir d’un coup ; mais ils s’affinent en délibérant, en écoutant et en discutant ; et, à force d’explorer toutes les pistes, ils finissent par trouver ce qu’ils cherchaient, qui recueille l’assentiment de tous, et à quoi personne n’avait pensé auparavant. »
Être plus spinoziste que Spinoza : la voix des femmes et la démocratie à venir
Le Traité politique (1677) s’interrompt brusquement avec la mort de son auteur au seuil de l’exposé portant sur le régime démocratique, laissant place, pour une part, à l’interprétation. Reste que la démocratie, dont la spécificité consiste à étendre le droit de voter et d’assurer les charges de l’État à tous, en vertu non d’un choix mais d’un droit, est bien pour Spinoza le meilleur régime.
Dans un geste d’ouverture et de fermeture, Spinoza consacre les premiers paragraphes de cet ultime chapitre à dresser la liste des exclus, des « sans voix », qui n’ont vocation ni à gouverner ni à siéger au sein des assemblées. Cette liste comprend celles et ceux qui ne relèvent pas de leur propre droit, étant dépendants d’un autre pour leur subsistance : en tout premier lieu les salariés et les femmes.
La démocratie spinozienne serait donc avant tout une démocratie de propriétaires mâles. L’expérience montre que les femmes ne gouvernent nulle part à parité avec les hommes, mais là où Spinoza impose une limite au développement spontané des forces de la multitude à laquelle appartiennent bien les femmes, il nous faut être plus spinoziste encore, et déduire de l’histoire et de l’expérience l’égalité de toutes et de tous, en lieu et place de la prétendue « faiblesse » d’un genre soupçonné d’ajouter de la division entre les hommes qui rivaliseraient pour les séduire. Les régimes archétypaux que décrit Spinoza ne sont que des combinaisons parmi d’autres, et rien n’empêche que l’expérience produise d’autres genres de démocratie.
Retenons de Spinoza que toute exclusion de la discussion, toute accélération du temps de la délibération sont au sens strict contre-productives. Elles entravent le processus d’invention de solutions nouvelles au profit d’une reproduction de l’ordre existant. Plus grave encore, elles ne font pas disparaître les conflits, qui menacent alors de se muer en affects destructeurs. La représentation institutionnelle n’épuise pas l’éventail des interventions possibles de la multitude, en témoigne au chapitre XX du Traité théologico-politique (1670) le vibrant plaidoyer de Spinoza en faveur de la liberté de parole, qui ne peut être ôtée sans que l’État lui-même s’expose à la corruption et à la ruine.
Transportons-nous, pour finir, dans le contexte actuel : les commissions d’enquête parlementaires, les pétitions, toutes ces modalités de contrôle et d’interpellation du pouvoir exécutif par des représentants au sein d’instances élues ou en dehors d’elles, par la multitude elle-même, font la véritable puissance d’un État qui, en leur faisant droit, assure sa propre stabilité. Elles incarnent une démocratie réelle : non pas une belle totalité unifiée et paisible, mais bien cette chose en elle-même conflictuelle. Elles traduisent les divisions qui tissent le lien social, en un processus toujours ouvert de production des normes par la multitude elle-même. À ce titre, la démocratie est bien chez Spinoza l’autre nom du politique.

Céline Hervet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
28.07.2025 à 15:53
La Nouvelle-Calédonie pourrait-elle devenir un État indépendant ?
Texte intégral (1875 mots)
Le 12 juillet, à Bougival (Yvelines), les représentants politiques de Nouvelle-Calédonie et les représentants de l’État ont signé un accord important sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie. Comment l’interpréter ? Entretien avec la spécialiste de droit constitutionnel Léa Havard.
Pourriez-vous expliquer ce que propose l’accord de Bougival qui évoque la création d’un « État calédonien » ?
Léa Havard : Commençons par préciser qu’un accord politique, fragile, a été obtenu. Il n’a pas encore de traduction juridique précise et que son interprétation est très délicate ! Ce que propose cet accord, c’est de créer une « organisation institutionnelle sui generis de l’État de la Nouvelle-Calédonie au sein de l’ensemble national ». Cette phrase vise à définir cet État de la Nouvelle-Calédonie au sein de l’ensemble national. On peut noter, qu’on parle d’un État sui generis ce qui signifie « de son propre genre », qui n’existe nulle part ailleurs, qui n’entre dans aucune catégorie juridique donc… C’est pour cela que, depuis l’accord, les juristes, essayent de voir – non sans mal – dans quelle catégorie va entrer cette institution ! Cet État ne correspond pas à une catégorie existante et il n’y a peut-être pas encore de mot pour le nommer. Donc c’est une institution inédite, qui est pensée comme pérenne aussi.
Pouvez-vous rappeler le statut actuel de la Nouvelle-Calédonie ?
L. H. : Le statut actuel de la Nouvelle-Calédonie, défini par l’accord de Nouméa n’avait pas vocation à durer dans le temps. Cet accord, signé en 1998 a fait de la Nouvelle-Calédonie une collectivité sui generis. Ce n’est ni une région, ni un département, ni une collectivité d’outre-mer, ni un département région d’outre-mer comme peuvent l’être La Réunion ou la Guadeloupe, par exemple.
C’est une collectivité au sein de la France, et elle est la seule à avoir ce statut qui est le plus poussé en termes d’autonomie par rapport à toutes les autres collectivités françaises. L’un des éléments clés, qui marque ce niveau d’autonomie poussée, c’est que la Nouvelle-Calédonie est la seule collectivité française à disposer du pouvoir législatif. Son congrès, qui est l’assemblée délibérante au niveau territorial, peut adopter ses propres lois. Avec l’accord de Bougival, on changerait de statut pour une autonomie encore plus poussée.
Concrètement, quelle serait l’autonomie accordée à cet État ?
L. H. : Ce qui est proposé va au-delà de l’accord de Nouméa pour plusieurs raisons. L’accord irait plus loin dans l’étendue des compétences, car il y aurait un transfert automatique de la compétence en matière de relations internationales. Par ailleurs, la Nouvelle-Calédonie serait compétente pour solliciter le transfert de nouvelles compétences régaliennes – par exemple la monnaie, l’armée, la justice ou la sécurité publique. Enfin, elle pourrait adopter sa propre Loi fondamentale et une nationalité de la Nouvelle-Calédonie serait créée.
Si elle obtenait toutes ces compétences, la Nouvelle-Calédonie deviendrait-elle un véritable État indépendant de la France ?
L. H. : Commençons par préciser que ce processus, s’il aboutit, sera très long et très complexe. Chaque demande de transfert de compétences régaliennes impliquera une majorité très forte au Congrès de Nouvelle-Calédonie, ce qui est loin d’être assuré, d’autant que le corps électoral va être modifié. Ensuite, une étude devra être menée avec les services de l’État pour étudier la faisabilité du transfert sollicité. Enfin le peuple calédonien devra valider le tout par référendum. Il y a donc beaucoup d’étapes exigeantes à passer…
Mais supposons que le processus aille à son terme et que, d’ici quelques années, l’ensemble des compétences régaliennes soient dévolues à la Calédonie : serait-elle, pour autant, un État souverain ? La Calédonie possédera-t-elle finalement la « compétence de sa compétence », c’est-à-dire la liberté de décider de la façon dont elle exerce ses compétences ? Cela fait partie des incertitudes de l’accord, car il n’indique pas les conséquences d’un transfert de toutes ces compétences. Juridiquement, à défaut de mention contraire, on peut en déduire que la France resterait en capacité de définir ce que peut faire ou pas la Nouvelle-Calédonie. Cette hypothèse apparaît toutefois très théorique et devra nécessairement être précisée.
Pensez-vous que ce processus puisse aller très loin en termes d’indépendance ?
L. H. : En théorie, oui. En pratique, ce n’est pas si sûr. L’accord prévoit des transferts de compétences certes importants, mais les mécanismes pour y aboutir sont contraignants, avec des majorités politiques très difficiles à atteindre. Notons que la recomposition du congrès, l’organe délibérant qui est censé actionner ces transferts de compétences va être favorable à la province Sud, qui a une très grande majorité de loyalistes. Par ailleurs, on va ouvrir le corps électoral en faisant entrer de nouveaux électeurs arrivés relativement récemment en Nouvelle-Calédonie, donc plutôt à tendance loyaliste. Cette modification des équilibres politiques est source de préoccupation pour les indépendantistes. Ils s’inquiètent du fait que les mécanismes allant dans le sens de l’indépendance existent, mais qu’ils soient quasiment impossibles à actionner.
Cet accord comporte-t-il des ambiguïtés ?
L. H. : Oui, il y a des ambiguïtés sur des mots. On parle d’un État de la Nouvelle-Calédonie. On utilise le mot « État » qui fait penser à un État souverain, mais en réalité, la Calédonie ne serait pas un État souverain selon cet accord. On utilise les mots « loi fondamentale » (la Nouvelle-Calédonie serait en mesure d’adopter sa loi fondamentale), or cette notion est un synonyme de Constitution. Mais il n’est pas précisé si cette loi fondamentale aura une valeur constitutionnelle (ce qui consacrerait un niveau d’autonomie sans précédent) ou si elle aura simplement la valeur d’une loi organique (ce qui impliquerait un degré d’autonomie moindre).
Concernant la nationalité calédonienne, on ne sait pas trop s’il s’agit d’une nationalité au sens classique – qui permettrait aux nationaux de s’en prévaloir à l’étranger en ayant un passeport, ou s’il s’agit d’une citoyenneté calédonienne, qui existe déjà, améliorée…
Si les ambiguïtés sont nombreuses et sources de difficultés, il faut aussi comprendre qu’elles ont aussi certainement été nécessaires pour parvenir à la signature de cet accord politique.
Quel serait le calendrier hypothétique et les étapes de ce processus
L. H. : Depuis la signature de l’accord et le retour des délégations politiques en Nouvelle-Calédonie, il y a un certain nombre de voix dissonantes qui se font entendre. Les indépendantistes se montrent très réservés quant à cet accord signé par leurs représentants. La première étape sera donc de voir, dans les prochaines semaines, si cet accord tient sur le plan politique.
Si c’est le cas, alors l’étape suivante sera de modifier la Constitution française en septembre 2025. En effet, son titre 13 fait mention de l’accord de Nouméa et il faudra lui substituer l’accord de Bougival. Mais le gouvernement Bayrou sera-t-il encore là ? Le Congrès, réuni à Versailles, votera-t-il cette révision constitutionnelle avec une majorité des 3/5 ? Là encore, les incertitudes sont grandes…
L’étape suivante, en février 2026, sera de soumettre le projet d’accord à l’approbation des Néo-Calédoniens, en espérant qu’une majorité franche se dégagera pour que le résultat soit incontestable et incontesté. Ensuite, en mars et avril 2026, une loi organique devra être adoptée pour la traduction juridique de l’accord. Enfin, pendant le premier mandat du Congrès calédonien nouvellement élu, entre 2026 et 2031, la loi fondamentale de la Nouvelle-Calédonie devra être adoptée.
Et si tout ce processus échoue ?
L. H. : Alors on en revient à la situation actuelle. Les partenaires politiques devront se réunir, revoir leur copie et proposer un autre projet. Avec le risque d’un blocage qui perdure et de tensions…
Vous vivez en Nouvelle-Calédonie : comment les habitants de l’île ont reçu cet accord ?
L. H. : Il y a eu une forme d’euphorie à l’annonce de la signature de l’accord, parce que, depuis presque quatre ans, depuis le référendum de 2021, les Calédoniens attendent une évolution institutionnelle. Par la suite, il y a eu une forme de déception pour certains, tant du côté des loyalistes que des indépendantistes, au vu des concessions qui ont dû être faites.
Globalement, il y a de fortes interrogations au regard des incertitudes de l’accord. La Nouvelle-Calédonie est donc partagée entre l’espoir d’un horizon qui s’éclaircit et la crainte de retomber dans l’instabilité.

Léa Havard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.