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22.09.2025 à 14:41
France Inter et France Télévisions sont-ils de gauche, comme les en accusent CNews et les médias Bolloré ?
Texte intégral (2602 mots)

Après l’enregistrement de deux journalistes du service public, Patrick Cohen et Thomas Legrand, lors d’un rendez-vous avec des responsables du Parti socialiste, l’audiovisuel public est sous le feu des médias de Vincent Bolloré qui l’accusent de partialité et de sympathies de gauche. Ces critiques, qui visent plus particulièrement France Télévisions et France Inter, sont-elles fondées ? Entretien avec le chercheur François Jost.
The Conversation : Le service public est attaqué pour son supposé manque d’impartialité, à la suite de l’affaire Legrand-Cohen. Pouvez-vous nous rappeler l’évolution historique de ce débat relatif au pluralisme et à l’impartialité dans les médias audiovisuels ?
François Jost : Jusque dans les années 1970, l’opposition est quasiment interdite d’antenne à la télévision. Le pluralisme n’existe pas. C’est pour lutter contre cet état de fait qu’en 1982, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, la loi sur la communication audiovisuelle inscrit dans son texte la nécessité d’un « pluralisme de l’information ». L’arrivée de la droite au pouvoir ne le remet pas en cause, et va plus loin avec la loi de 1986 qui exige des garanties d’honnêteté, d’indépendance et de pluralisme des courants de pensée. Chose très importante : ces obligations s’imposent à toutes les chaînes en sorte qu’il doit y avoir un pluralisme interne. Aucune chaîne ne peut représenter un seul courant de pensée.
Avec l’arrivée du numérique, les chaînes se sont multipliées. En 2016, Vincent Bolloré a acheté i-Télé, et une grève d’un mois s’est soldée par le départ d’une centaine de journalistes. Rebaptisée CNews, i-Télé devient une chaîne d’opinion qui privilégie les commentaires sur les faits et les débats en studio plutôt qu’une information de terrain.
Considérant que l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) ne remplit pas bien son rôle, l’ONG Reporters sans frontières fait un recours devant le Conseil d’État en 2022 et me demande, dans ce cadre, d’examiner dans quelle mesure CNews est une chaîne d’opinion. J’analyse, de façon très classique dans ce genre d’étude, les programmes, les thèmes, le rôle des animateurs, les invités que je compare avec la principale concurrente, BFM. Je montre alors que la stratégie de CNews est de recevoir quelques politiques encartés, mais surtout de donner une place très importante à des chroniqueurs engagés à droite ou à l’extrême droite.
C’est une stratégie habile car, à l’époque, l’Arcom décomptait uniquement le temps d’antenne des politiques encartés et pas des journalistes. Cela permettait à la chaîne de pencher à droite sans que cela apparaisse dans les calculs des temps d’antenne.
Est-ce que le service public a joué le jeu du pluralisme depuis les règles l’imposant à l’audiovisuel ?
F. J. : Dans son rapport de 2024, l’Arcom notait, à propos de France Télévisions, que « conformément à ses missions de service public, le groupe propose une offre d’information riche, diversifiée et pluraliste ». En ce qui concerne Radio France, l’Arcom n'a jamais émis de sanction pour manquement grave. Pour autant, elle a relevé, en 2023, des sous-représentations persistantes du Rassemblement national (RN), de Renaissance, de La France insoumise (LFI) et de Reconquête – sous-représentations qui ont été partiellement améliorées depuis.
En réalité, mesurer le pluralisme n’est pas simple. Le pluralisme se définit par la diversité des opinions et des tendances en présence, et pas seulement par une comptabilité. La question n’est pas uniquement de savoir qui est invité dans une émission, mais quel point de vue est exprimé. Dans son rapport de 2024, l’Arcom souligne, par exemple, à propos de CNews, « qu’en dépit notamment de la variété des thématiques abordées et de la diversité des intervenants, de nombreux sujets, tels que les violences commises contre les forces de l’ordre, le fonctionnement de la justice ou les effets de l’immigration sur le fonctionnement de notre société, apparaissaient traités de manière univoque, les points de vue divergents demeurant très ponctuels ».
Pour évaluer le pluralisme, il faut donc aussi une approche qualitative : analyser les discours des journalistes, des invités, des humoristes, etc. Quand Pascal Praud émet l’hypothèse que les punaises ont été apportées par les immigrés, on peut le classer à droite. Cela lui a valu une sanction de l’Arcom.
Lorsque vous avez sur CNews, dans « L’heure des pros », des chroniqueurs comme Charlotte d’Ornellas (JDD), Alexandre Devecchio (le Figaro), Georges Fenech (ancien député de l’UMP) et aucun chroniqueur de gauche, on cherche où est le pluralisme…
Sur France Inter, cette situation n’existe pas. Dans la matinale il y a des débats contradictoires. Certes Thomas Legrand a une sensibilité de gauche, il écrit dans Libération, mais Dominique Seux est un libéral qui écrit dans les Échos. Ce qui amène certains à penser que France Inter est de gauche, c’est que les journalistes ont une culture commune que j’appellerais humaniste et qui, en fait, peut être partagée par des personnes de gauche comme de droite. Reste que, pour certains médias de droite ou d’extrême droite, les valeurs humanistes fondamentales – respect des droits humains, égalité de tous devant la loi – ou même la défense de l’environnement vous classent immédiatement à gauche.
Notons enfin que si le pluralisme au sein d’une chaîne n’est pas toujours évident à mesurer, il est en revanche facile d’établir une sociologie des auditeurs et des téléspectateurs, cela est éclairant. Une étude de Julien Labarre montre que, sur une échelle gauche-droite, allant de 0 à 10, les spectateurs du service public se situent entre 5 et 5,2, au même niveau que le Français moyen qui se situe à 5,3. Les spectateurs de CNews sont, eux, les plus à droite et les plus homogènes en matière de préférence politique. Leur score oscille entre 6,5 pour ceux qui regardent la chaîne une fois par semaine et 7,5 pour ceux qui regardent plusieurs fois par semaine.
L’affaire Legrand-Cohen prouve-t-elle une connivence de certains journalistes de l’audiovisuel public avec la gauche ?
F. J. : Enregistrer une conversation privée à l’insu des intéressés, tronquer un extrait et le rendre public, ce sont des méthodes déloyales condamnées par la Charte de déontologie des journalistes, dite charte de Munich. Je ne comprends pas que l’on puisse échafauder une accusation à partir de ce type de preuves. Notons que l’image de cette conversation est prise à distance, ce qui montre que la personne qui l’a enregistrée s’est immiscée dans cette conversation à l’insu de ses participants. C’est la méthode qui est grave. Sur le fond, que Thomas Legrand soit de gauche n’est pas une découverte. Personnellement, je trouve très positif que l’on connaisse la tendance politique d’un journaliste : cela permet à l’auditeur de moduler ses propos. Il est beaucoup plus gênant que les journalistes s’avancent masqués sans que l’on sache qui ils sont. Concernant Patrick Cohen, je constate qu’il fait son travail de journaliste de façon pondérée, en se montrant critique en général. Je ne pense pas que l’on puisse lui reprocher quoi que ce soit.
Comment interpréter la mise à l’écart de Thomas Legrand décidée par la direction de France Inter ?
F. J. : J’ai été très étonné par la violence de cette mise à l’écart. Il me semble que la direction aurait pu assumer la présence d’un chroniqueur de gauche et répondre qu’il y avait aussi des gens de droite sur France Inter. Mais je suppose que cette direction a voulu se protéger dans un moment de vulnérabilité, alors que la loi Dati est dans les cartons et qu’elle vise à fusionner les différentes entités du service public. C’est un geste pour calmer les détracteurs du service public en leur disant « Vous voyez, on n’est pas de gauche » !
L’offensive ne vient pas uniquement des médias de droite privés, elle vient aussi de certains responsables politiques…
F. J. : Effectivement, à son arrivée au ministère de la culture, Rachida Dati a déclaré au JDD : « Le service public doit respecter toutes les opinions », laissant entendre que ce n’était pas le cas. Sa proposition de loi qui vise la fusion de plusieurs entités de l’audiovisuel public n’est sûrement pas une garantie de pluralisme. Le patron de la future entité unique sera-t-il indépendant ou inféodé au pouvoir ? C’est l’un des enjeux majeurs de cette réforme – outre l’objectif de faire des économies budgétaires. Je rappelle aussi que le RN, qui n’est pas loin d’accéder au pouvoir, veut tout simplement supprimer l’audiovisuel public en le privatisant.
L’Arcom vient de déclencher une enquête sur l’impartialité de l’audiovisuel public. Est-ce une démarche légitime et utile ?
F. J. : L’Arcom est dans son rôle. La question, c’est : Quels sont les indicateurs pour mesurer le pluralisme ? D’un point de vue méthodologique, comme je l’ai dit, il n’est pas simple de le mesurer. Au-delà de la mesure du temps d’antenne des politiques, il faut prendre en compte, non seulement qui est invité, mais aussi les animateurs, les humoristes, etc. Et surtout les discours tenus – ce que peuvent étudier des analystes de discours et des sémiologues.
Nous verrons les résultats de cette enquête concernant le service public. Mais ce qui est déjà établi, ce sont les nombreux manquements de Cnews. L’Arcom a déjà sanctionné cette chaîne pour « propos inexacts et manque de rigueur dans deux émissions », notamment en présentant l’avortement comme la première cause de mortalité mondiale, sans contradiction ni vérification. L’Arcom, qui n’a pas renouvelé la licence de C8 n’est certes pas allé aussi loin pour CNews. Il me semble que cela est lié à une mauvaise conception de la liberté d’expression, Roch-Olivier Maistre, président de l’Arcom (de janvier 2022 à février 2025), ayant déclaré devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, qu’interdire une chaîne, c’était mettre en cause la liberté d’expression.
Estimez-vous l’audiovisuel public en danger ?
F. J. : Ces attaques contre le service public relatives au pluralisme par des médias qui ne le respectent pas du tout en disent long sur l’état du débat dans notre pays. Les médias Bolloré réussissent à imposer leur narratif. On se retrouve à devoir défendre des médias pondérés accusés par des médias politisés et qui ne respectent aucune règle.
La présidente de France Télévisions Delphine Ernotte a raison de rappeler l’engagement politique de ces médias. Ce sont eux qui sont coupables d’infractions à la loi, pas le service public. La chercheuse Claire Sécail a bien montré que C8 et Cyril Hanouna véhiculaient des opinions d’extrême droite. Pour ma part, j’ai montré que des opinions de droite et d’extrême droite s’expriment dans les médias de Vincent Bolloré.
Ce qui est inquiétant aussi, c’est de voir que ces médias utilisent la stratégie du complotisme, avec en sous-texte la haine des élites incitant le contribuable à se révolter. Cela est illustré par la couverture du JDNews du mercredi 18 septembre, titrant « Ils donnent des leçons et complotent avec la gauche… avec vos impôts », sous la photographie de Patrick Cohen.
Aujourd’hui, le danger est évident et, pourtant, je vois peu d’intellectuels ou de politiques attachés au véritable pluralisme et à la qualité de l’information monter au créneau pour défendre un service public apprécié des Français (France Inter est la première radio de France.

François Jost ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
21.09.2025 à 09:24
Comment Grok, le chatbot de Musk, est devenu nazi
Texte intégral (2601 mots)

Les propos problématiques de Grok, l’intelligence artificielle du réseau social X, illustrent l’influence des idées de son créateur, Elon Musk, sur sa conception. Mais ils posent également la question des biais plus discrets que ses concurrents masquent derrière un vernis d’impartialité, incompatible avec le processus d’entraînement de ce type d’IA.
Grok, l’agent conversationnel – ou chatbot – intégré au réseau social X et fondé sur l’intelligence artificielle développée par la société xAI d’Elon Musk, a fait la une des journaux en juillet 2025 après s’être qualifié de « Mecha-Hitler » (« Hitler mécanique ») et avoir tenu des propos pronazis en réponse à des demandes d’utilisateurs.
À lire aussi : Grok, l’IA de Musk, est-elle au service du techno-fascisme ?
Les développeurs ont présenté leurs excuses pour ces « publications inappropriées » et ont pris des mesures pour empêcher, à l’avenir, Grok de tenir des propos haineux dans ses publications sur X. Cet incident aura cependant été suffisant pour relancer les débats sur les biais des intelligences artificielles (IA) dans les réponses données aux demandes des utilisateurs.
Mais cette dernière controverse n’est pas tant révélatrice de la propension de Grok à tenir des propos extrémistes que d’un manque de transparence fondamental dans le développement de l’IA sur laquelle est basé ce chatbot. Musk prétendait en effet bâtir une IA « cherchant la vérité », hors de tout parti pris. La mise en œuvre technique de ce programme révèle pourtant une programmation idéologique systémique Grok.
Il s’agit là d’une véritable étude de cas accidentelle sur la manière dont les systèmes d’intelligence artificielle intègrent les valeurs de leurs créateurs : les prises de position sans filtre de Musk rendent en effet visible ce que d’autres entreprises ont tendance à occulter.
Grok, c’est quoi ?
Grok est un chatbot doté d’ « une touche d’humour et d’un zeste de rébellion », selon ses créateurs. Il est basé sur une intelligence artificielle développée par xAI, qui détient également la plate-forme de réseau social X.
La première version de Grok a été lancée en 2023. Des études indépendantes suggèrent que son dernier modèle en date, Grok 4, surpasserait les concurrents dans différents tests d’« intelligence ». Le chatbot est disponible indépendamment, mais aussi directement sur X.
xAI affirme que « les connaissances de (cette) IA doivent être exhaustives et aussi étendues que possible ». De son côté, Musk a présenté Grok comme une alternative sérieuse aux chatbots leaders du marché, comme ChatGPT d’OpenAI, accusé d’être « woke » par des figures publiques de droite, notamment anglo-saxonnes.
En amont du dernier scandale en date lié à ses prises de position pronazi, Grok avait déjà fait la une des journaux pour avoir proféré des menaces de violence sexuelle, pour avoir affirmé qu’un « génocide blanc » avait lieu en Afrique du Sud, ou encore pour ses propos insultants à l’égard de plusieurs chefs d’État. Cette dernière frasque a conduit à son interdiction en Turquie, après des injures contre le président de ce pays, Recep Tayyip Erdoğan, et le fondateur de la République, Mustafa Kemal Atatürk.
Mais comment les développeurs peuvent-ils générer de telles valeurs chez une IA, et façonner un chatbot au comportement aussi problématique ? À l’heure actuelle, ceux-ci sont construits sur la base de grands modèles de langage (Large Language Models en anglais, ou LLM) qui offrent plusieurs leviers sur lesquels les développeurs peuvent s’appuyer pour influer sur l’attitude future de leur création.
Derrière le comportement des IA, différentes étapes
Le préentraînement
Pour commencer, les développeurs sélectionnent les données utilisées pendant cette première étape de la création d’un chatbot. Cela implique non seulement de filtrer les contenus indésirables parmi les données d’entraînement, mais aussi de mettre en avant les informations souhaitées.
GPT-3 a ainsi été alimenté par des données dans lesquelles Wikipédia était jusqu’à six fois plus représentée que d’autres ensembles de données, car OpenAI considérait l’encyclopédie en ligne comme de meilleure qualité par rapport au reste. Grok, quant à lui, est entraîné à partir de diverses sources, notamment des publications provenant de X. Cela pourrait expliquer que le chatbot ait été épinglé pour avoir vérifié l’opinion d’Elon Musk sur des sujets controversés avant de répondre.
Musk a précédemment indiqué que xAI effectue un tri dans les données d’entraînement de Grok, par exemple pour améliorer ses connaissances juridiques et pour supprimer le contenu généré par d’autres LLM à des fins d’augmentation de la qualité des réponses. Le milliardaire a également lancé un appel à la communauté d’utilisateurs de X pour trouver des problèmes complexes et des faits « politiquement incorrects, mais néanmoins vrais » à soumettre à son chatbot. Rien ne permet de savoir si ces données ont bien été utilisées ni quelles mesures de contrôle qualité ont été appliquées sur celles-ci.
Le réglage de précision
La deuxième étape, le réglage de précision – plus connu sous le nom anglais de fine-tuning – consiste à ajuster le comportement du LLM à l’aide de retours sur ses réponses. Les développeurs créent des cahiers des charges détaillés décrivant leurs positions éthiques de prédilection, que des évaluateurs humains ou des IA secondaires utilisent ensuite comme grille d’évaluation pour évaluer et améliorer les réponses du chatbot, ancrant ainsi efficacement ces valeurs dans la machine.
Une enquête de Business Insider a mis en lumière que les instructions données par xAI à ses « tuteurs pour IA » humains leur demandaient de traquer l’« idéologie woke » et la « cancel culture » dans les réponses du chatbot. Si des documents internes à l’entreprise indiquaient que Grok ne devait pas « imposer une opinion qui confirme ou infirme les préjugés d’un utilisateur », ils précisaient également que le chatbot devait éviter les réponses donnant raison aux deux parties d’un débat, lorsqu’une réponse plus tranchée était possible.
Les instructions système
Les instructions système – c’est-à-dire les consignes fournies au chatbot avant chaque conversation avec un utilisateur – guident le comportement du modèle une fois déployé.
Il faut reconnaître que xAI publie les instructions système de Grok. Certaines d’entre elles, comme celle invitant le chatbot à « supposer que les points de vue subjectifs provenant des médias sont biaisés », ou celle le poussant à « ne pas hésiter à faire des déclarations politiquement incorrectes, à condition qu’elles soient bien étayées », ont probablement été des facteurs clés dans la dernière controverse.
Ces instructions sont toujours mises à jour à l’heure actuelle, et leur évolution, qu’il est possible de suivre en direct, constitue en soi une étude de cas fascinante.
La mise en place de « garde-fous »
Les développeurs peuvent enfin ajouter des « garde-fous », c’est-à-dire des filtres qui bloquent certaines requêtes ou réponses. OpenAI affirme ainsi ne pas autoriser ChatGPT « à générer du contenu haineux, harcelant, violent ou réservé aux adultes ». Le modèle chinois DeepSeek censure de son côté les discussions sur la répression contre les manifestations de la place Tian’anmen de 1989.
Des tests effectués lors de la rédaction de cet article suggèrent que Grok est beaucoup moins restrictif dans les requêtes qu’il accepte et dans les réponses apportées que les modèles concurrents.
Le paradoxe de la transparence
La controverse autour des messages pronazis de Grok met en lumière une question éthique plus profonde. Est-il préférable que les entreprises spécialisées dans l’IA affichent ouvertement leurs convictions idéologiques et fassent preuve de transparence à ce sujet, ou qu’elles maintiennent une neutralité illusoire, tout en intégrant secrètement leurs valeurs dans leurs créations ?
Tous les grands systèmes d’IA reflètent en effet la vision du monde de leurs créateurs, des prudentes positions corporatistes de Microsoft Copilot à l’attachement à la sécurité des échanges et des utilisateurs détectable chez Claude d’Anthropic. La différence réside dans la transparence de ces entreprises.
Les déclarations publiques de Musk permettent de relier facilement les comportements de Grok aux convictions affichées du milliardaire sur « l’idéologie woke » et les biais médiatiques. À l’inverse, lorsque d’autres chatbots se trompent de manière spectaculaire, il nous est impossible de savoir si cela reflète les opinions des créateurs de l’IA, l’aversion au risque de l’entreprise face à une question jugée tendancieuse, une volonté de suivre des règles en vigueur, ou s’il s’agit d’un simple accident.
Le scandale lié à Grok fait écho à des précédents familiers. L’IA de X ressemble en effet au chatbot Tay de Microsoft, qui tenait des propos haineux et racistes en 2016. Il avait également été formé à partir des données de Twitter, le prédécesseur de X, et déployé sur ce réseau social, avant d’être rapidement mis hors-ligne.
Il existe cependant une différence cruciale entre Grok et Tay. Le racisme de cette dernière résultait de la manipulation menée par des utilisateurs et de la faiblesse des mesures de sécurité en place : il résultait de circonstances involontaires. Le comportement de Grok, quant à lui, semble provenir au moins en partie de la manière dont il a été conçu.
La véritable leçon à tirer du cas Grok tient à la transparence dans le développement des IA. À mesure que ces systèmes deviennent plus puissants et plus répandus – la prise en charge de Grok dans les véhicules Tesla vient ainsi d’être annoncée –, la question n’est plus de savoir si l’IA reflétera les valeurs humaines de manière générale. Il s’agit plutôt d’établir si les entreprises créatrices feront preuve de transparence quant aux valeurs personnelles qu’elles encodent, et quant aux raisons pour lesquelles elles ont choisi de doter leurs modèles de ces valeurs.
Face à ses concurrents, l’approche de Musk est à la fois plus honnête (nous voyons son influence) et plus trompeuse (il prétend à l’objectivité tout en programmant son chatbot avec subjectivité).
Dans un secteur fondé sur le mythe de la neutralité des algorithmes, Grok révèle une réalité immuable. Il n’existe pas d’IA impartiale, seulement des IA dont les biais nous apparaissent avec plus ou moins de clarté.

Aaron J. Snoswell a reçu des financements de recherche de la part d'OpenAI en 2024-2025 pour développer de nouveaux cadres d'évaluation permettant de mesurer la compétence morale des agents conversationnels basés sur l'IA.
18.09.2025 à 16:18
Quand la criminalité organisée menace la souveraineté de l’État sur les territoires
Texte intégral (2072 mots)
Loin de se limiter à une recherche de gains économiques, les organisations criminelles cherchent à accroître leur pouvoir en entrant en concurrence avec l’État et avec les institutions, voire en les déstabilisant. L’exemple de la mafia italienne est le plus célèbre, mais de nombreux exemples existent en Europe. La France n’est pas épargnée. En témoignent la série d’attaques contre des établissements pénitentiaires au printemps 2025, ou la distribution de fournitures scolaires par un gang de trafiquants de drogue à Orange (Vaucluse), fin août.
Les organisations criminelles sont souvent considérées comme n’étant motivées que par l’appât du gain. Cette vision réductrice fait que l’ampleur de la menace criminelle a longtemps été ignorée, voire niée. La réflexion se bornait fréquemment à une question de flux de marchandises et de leur contrepartie sous forme de flux monétaires. La prise en compte de l’impact multidimensionnel et durable des activités criminelles sur nos sociétés est récente.
Dans la lignée du rapport de 2021, le rapport SOCTA 2025 (Serious and Organized Crime Threat Assessment) d’Europol insiste ainsi sur le fait que la criminalité organisée « mine les fondations mêmes de la cohésion et de la stabilité politiques, économiques et sociales, à travers des gains illicites, le recours à la violence et l’extension de la corruption ». Ce constat est salutaire : pour appréhender la globalité de la menace, il faut impérativement sortir du seul prisme de la quête du profit. La volonté de certains réseaux criminels d’affirmer leur pouvoir doit être reconnue. Elle redonne d’ailleurs un sens à des politiques anticriminalité axées sur les notions de matérialité et de territorialité.
Sortir du prisme exclusivement économique
Un discours économique libéral a trop souvent servi à occulter la dimension criminelle de nos économies. Au nom de l’efficience économique, on a justifié une circulation la plus fluide et la plus rapide possible des marchandises, dans le monde et en particulier au sein de l’Union européenne. Dans cette configuration, tout contrôle douanier, par exemple sur des conteneurs dans une enceinte portuaire, est un grain de sable qui enraye la machine et retarde les flux. On estime généralement qu’environ 2 % des marchandises en entrée dans les ports européens font l’objet d’un contrôle. La sécurité a donc été en partie sacrifiée au profit d’une efficience économique idéalisée.
Il a fallu que violence et intimidation criminelles alertent l’opinion publique aux Pays-Bas, en Belgique puis en France pour que l’entrée massive de drogues sur nos territoires soit prise en compte. Pourtant, des alarmes avaient déjà été lancées quant aux flux massifs de stupéfiants. Un syndicat policier néerlandais avait ainsi dénoncé, en 2017, la dérive des Pays-Bas vers un narco-État. Ce seront les morts de victimes innocentes, d’un journaliste et d’un avocat et les menaces à l’encontre de la princesse héritière qui réveilleront les consciences). Les trafics semblent tolérés tant qu’ils restent non violents.
L’ampleur de la corruption est aussi sous-estimée, souvent non nommée pour ce qu’elle est : une atteinte au bien commun. Malgré l’identification en Italie des mécanismes du « vote d’échange » consistant pour les organisations mafieuses à donner des consignes de vote à la population afin d’obtenir ensuite des faveurs en retour (attribution de marchés publics, modification de plans d’urbanisme, etc.) du politicien corrompu, les pays européens peinent encore à comprendre ce type d’emprise criminelle.
L’affirmation du rapport SOCTA selon laquelle « les gains financiers restent la motivation première » des organisations criminelles risque d’ailleurs de banaliser les acteurs criminels en en faisant les équivalents illégaux des entrepreneurs de la sphère légale. Il faut penser la criminalité organisée en termes de pouvoir. Avec le concept de « criminalité en col blanc », Edwin Sutherland (1883-1950) a explicité le potentiel destructeur de l’illégalité combinée au pouvoir. Il montre, en effet, que les infractions commises par des personnes socialement bien insérées sont moins dénoncées et moins sanctionnées que celles commises par les pauvres. Les conséquences sont énormes en termes d’affaiblissement des institutions.
La réflexion mérite d’être étendue à une menace criminelle en croissance devant laquelle le régalien paraît en difficulté.
Des organisations criminelles en quête de pouvoir
La logique de pouvoir se manifeste dans les phénomènes dits d’hybridation, où des acteurs exerçant des stratégies de déstabilisation ou d’ingérence utilisent des organisations criminelles. Leur participation à ces opérations montre que l’instabilité géopolitique ne les effraie pas. Les conflits permettent d’alimenter divers trafics, de conditionner des populations et de corrompre tant le pouvoir en place que des opposants aspirant au pouvoir. Même le recours exacerbé à la violence des réseaux criminels en Europe peut se lire en termes de pouvoir.
Les attaques contre l’institution pénitentiaire en France, au printemps 2025, expriment une volonté d’établir un rapport de force avec l’État).
C’est d’ailleurs ce qu’avait fait la mafia sicilienne avec les assassinats des juges Falcone et Borsellino en 1992, puis avec les attentats de Rome, de Florence et de Milan en 1993. À ce moment, l’État italien était en passe de rétablir l’ascendant sur Cosa nostra. Les bombes posées visaient notamment à le faire renoncer – sans résultat – à l’entrée en vigueur du régime carcéral dur pour les chefs mafieux. Cette logique de défi est périlleuse pour l’organisation criminelle, car elle appelle une réponse régalienne. Elle montre aussi que la menace n’est pas qu’une question d’enrichissement illégal. Comprendre la globalité de la menace exige de sortir du seul prisme de la quête du profit.
La violence n’est pas l’unique façon d’affirmer une volonté de pouvoir. La corruption systémique l’est aussi. Elle n’est plus négociée au coup par coup. Elle devient un mode de relation durable entre la sphère légale et la sphère illégale. Elle n’est plus un pacte subi par le corrompu, mais perçu comme réciproquement bénéfique. En ce sens, elle est rarement dénoncée, ce qui peut expliquer le faible nombre d’affaires de corruption identifiées par rapport à la réalité du phénomène. Elle est parfois minimisée du fait qu’elle serait un « crime sans victime », voire justifiée en tant qu’« huile dans les rouages ».
Le pouvoir criminel peut également s’établir par la construction d’une légitimité sociale. Les organisations criminelles distribuent des revenus illégaux pour les trafics et même légaux lorsqu’elles disposent d’activités légales. Ces revenus font vivre une part plus ou moindre grande de la population suivant l’ampleur des activités. Des formes de prestations sociales de la part de criminels enserrent les bénéficiaires dans des relations de redevabilité vis-à-vis des réseaux criminels, ce qui a conduit en août 2025, par exemple, à l’interdiction, dans la ville d’Orange (Vaucluse), d’une distribution instrumentalisée de fournitures scolaires.
Dans un contexte socioéconomique dégradé, ce « ruissellement » des gains illégaux est source de légitimité pour les criminels. Il peut mener à ce que Charles-Antoine Thomas, directeur de cabinet du directeur général de la gendarmerie nationale, nomme une « dissidence criminelle ». La population fait alors allégeance au pouvoir criminel plutôt qu’à un État discrédité.
Territorialité et matérialité : des invariants à ne pas négliger
La question du pouvoir remet au premier plan les notions de territorialité et de matérialité. Les nouvelles technologies sont un instrument puissant aux mains des criminels, comme le souligne le rapport SOCTA. Il faut en tenir compte au niveau tant de la réglementation d’activités qui, tout en étant légales, peuvent être dévoyées (comme dans le cas des messageries cryptées) que de l’équipement et de la formation des services d’enquête. Gare cependant à ne pas négliger des invariants qui peuvent paraître triviaux, mais qui sont l’expression tangible du pouvoir criminel.
Si la criminalité en ligne progresse, la territorialité et la matérialité caractérisent encore nombre d’activités illégales. La matérialité concerne les marchandises (drogues, armes, espèces de faune et de flore protégées, déchets non traités, êtres humains…) qui circulent du producteur au consommateur. Même si des transactions ont lieu en ligne, les marchandises sont visibles et peuvent donc être interceptées. La territorialité renvoie à la circulation et au stockage de ces marchandises et à l’implantation des acteurs criminels.
La déclinaison des différents secteurs criminels prouve implicitement que ces dimensions demeurent importantes et rejoignent la question du pouvoir déstabilisateur du crime. Un travail sur la « géographie des réseaux criminels » peut participer à cette prise de conscience. Il mériterait plus de développements et un travail de cartographie tant la géographie criminelle reste lacunaire).
Il existe déjà des cartes relatives à la circulation de certaines marchandises illégales, notamment pour les routes de la drogue. La Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières a notamment publié, en 2023, un atlas des fraudes douanières.
À l’heure où des organisations criminelles de toutes origines géographiques opèrent sur notre territoire, où elles envoient des émissaires et développent des structures d’appuis logistiques à travers le monde, il faudrait se donner les moyens de cartographier également les acteurs criminels afin d’identifier les ramifications à l’international et les activités et méthodes employées suivant les lieux d’implantation. Cela permettait de mettre au jour des fragilités territoriales, de comprendre des dynamiques d’ensemble dépassant la seule sphère du narcotrafic, voire de prévenir des stratégies d’influence criminelle. Car lutter contre le crime, c’est aussi réaffirmer la souveraineté de l’État sur un territoire.

Clotilde Champeyrache est membre du Conseil scientifique des Douanes.
18.09.2025 à 10:57
Pourquoi la situation politique rend les Français malheureux
Texte intégral (1325 mots)
Avec déjà cinq gouvernements depuis le début du second mandat d’Emmanuel Macron, la France est rattrapée par l’instabilité politique. Est-ce de nature à rendre les Français malheureux ? ou le bonheur est-il seulement une affaire privée, imperméable aux évolutions du monde en général, et aux tribulations de la vie démocratique en particulier ?
Si les sciences du bonheur s’intéressent avant tout aux ressorts individuels du bonheur – comme la santé, les revenus, les relations sociales ou les croyances religieuses –, elles regardent également, et de plus en plus, si l’environnement commun joue un rôle significatif. La situation politique et les institutions sont particulièrement scrutées. Et les résultats très instructifs.
Sensibilité à la politique
Premier enseignement : les citoyens ne sont pas insensibles à l’actualité politique.
Son exposition par les médias est documentée comme ayant, en général, un effet négatif sur la balance émotionnelle, en augmentant la proportion d’émotions négatives ressenties durant une journée. Le « spectacle démocratique » n’est apparemment pas le meilleur des divertissements.
Le seul fait de penser à la vie politique dégrade l’évaluation que l’on fait de sa propre vie. L’institut de sondage Gallup a remarqué que lorsqu’il posait des questions sur la satisfaction de la vie politique, juste avant de poser la question sur la satisfaction de la vie (de l’individu), les sondés se disaient beaucoup moins satisfaits de leurs vies. L’effet est ressenti massivement : -0,67 sur une échelle de 0 à 10, soit l’équivalent de l’effet du chômage…
Au bruit de fond négatif s’ajoute l’effet des élections sur le moral des électeurs. Le verdict des urnes contribue positivement au bonheur des électeurs – précisément le bien-être émotionnel et la satisfaction de la vie – du camp vainqueur et inversement pour le camp défait. Cet effet est très similaire à ce qui est observé lors des compétitions sportives. Même les élections étrangères peuvent influencer le bonheur. L’élection de Donald Trump en novembre 2024 a entraîné une baisse significative du bonheur à travers l’Europe, selon une étude de la Stockholm School of Economics.
Implication politique
Deuxième enseignement : être impliqué politiquement n’est pas la voie royale vers le bonheur.
À la différence du bénévolat dans les associations (apolitiques), le militantisme politique n’augmente pas systématiquement le bonheur. Les études n’aboutissent pas à un effet consensuel : le militantisme peut aider au bonheur individuel, comme y nuire.
Les effets positifs apparaissent surtout quand l’action politique est porteuse de sens et permet d’affirmer l’identité de la personne. Les effets négatifs prédominent quand l’action est conflictuelle ou conduit à un isolement social.
Qualité des décisions publiques
Troisième enseignement : la qualité de la gouvernance politique est cruciale pour le bonheur individuel.
Les indices composites de qualité de la gouvernance qui agrègent les six dimensions répertoriées par la Banque mondiale – voix et responsabilité, stabilité politique et absence de violence/terrorisme, efficacité du gouvernement, qualité de la réglementation, État de droit et contrôle de la corruption – sont positivement corrélés aux niveaux de bonheur au plan national.
La qualité des décisions publiques semble l’emporter sur la qualité du processus démocratique. Précisément, c’est lorsque les décisions publiques ont atteint une qualité suffisante que le processus démocratique apporte un plus en permettant aux individus de s’exprimer et de ressentir une sensation de contrôle (collectif) sur les événements. Le bonus démocratique est plus significatif dans les pays riches que dans les pays en développement, en miroir d’aspirations à l’expression individuelle supérieures dans ces pays.
Bonus démocratique
Quatrième enseignement : les régimes autoritaires affichent en général un niveau de bonheur inférieur à celui des démocraties, mais l’effet dépend de la confiance dans le gouvernement. Quand la confiance – laquelle est liée, entre autres, à la qualité des politiques mises en place – est très élevée (ou très faible), on n’observe pas de différence notable entre les différents types de régimes. Le bonheur est alors élevé (ou faible), quel que soit le régime.
C’est seulement lorsque la confiance est intermédiaire que le bonus démocratique se fait sentir.
De même, le bonus démocratique disparaît lorsque les sentiments antidémocratiques ou illibéraux augmentent.
Ce qui est le cas actuellement en France. Le baromètre de la confiance politique du Cevipof a mis en évidence une montée de l’attrait pour un pouvoir plus autoritaire :
48 % des Français estiment que « rien n’avance en démocratie, il faudrait moins de démocratie et plus d’efficacité » ;
41 % approuvent l’idée d’un « homme fort qui n’a pas besoin des élections ou du Parlement », un score au plus haut depuis 2017 ;
73 % souhaitent « un vrai chef en France pour remettre de l’ordre », contre 60 % en Allemagne et en Italie.
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Bonheur des contre-pouvoirs
Rien n’indique que l’efficacité politique soit la norme parmi les régimes autoritaires. Si l’on prend l’exemple de la croissance économique, les travaux des Prix Nobel d’économie 2024 Daron Acemoglu, Simon Johnson et James Robinson montrent au contraire un avantage de croissance pour les démocraties. Au-delà d’une croissance moyenne supérieure, la variabilité de la croissance est également réduite chez les démocraties grâce à de meilleures institutions et à des contre-pouvoirs qui encadrent les décisions politiques.
Tous ces résultats montrent qu’il est difficile de s’affranchir du climat politique, aussi anxiogène et décevant soit-il. Ce que rappelait déjà le comte de Montalembert dans la seconde moitié du XIXe siècle :
« Vous avez beau ne pas vous occuper de politique, la politique s’occupe de vous tout de même. »

Mickaël Mangot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.