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06.05.2024 à 06:00

« L'Orient-Le Jour », symbole centenaire de la presse indépendante

Clotilde Bigot

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Né de la fusion entre L'Orient, fondé en 1924, et Le Jour, fondé en 1934, le quotidien francophone de Beyrouth fête cette année son centenaire. Au fil des guerres et des crises, le journal s'est adapté aux évolutions du Liban ainsi qu'aux nouveaux usages des médias. Dans un contexte de crise économique, il a su se maintenir à flot, et lorgne désormais vers les lecteurs anglophones. L'Orient-Le Jour, c'est le journal des « tantes d'Achrafieh » (quartier à l'est de Beyrouth), ces vieilles (...)

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Texte intégral (1754 mots)

Né de la fusion entre L'Orient, fondé en 1924, et Le Jour, fondé en 1934, le quotidien francophone de Beyrouth fête cette année son centenaire. Au fil des guerres et des crises, le journal s'est adapté aux évolutions du Liban ainsi qu'aux nouveaux usages des médias. Dans un contexte de crise économique, il a su se maintenir à flot, et lorgne désormais vers les lecteurs anglophones.

L'Orient-Le Jour, c'est le journal des « tantes d'Achrafieh » (quartier à l'est de Beyrouth), ces vieilles dames chrétiennes qui parlent français entre elles et viennent de la haute société libanaise. Cette image, assumée par le journal lui-même, qui célèbre ses cent ans en 2024, est en passe d'évoluer avec la conquête d'un nouveau public plus jeune et plus international, qui consomme autrement les médias. À l'aube de son centenaire, il était temps de prendre le virage numérique qui entraine inévitablement un bouleversement du ton et des formats. Cette impulsion, déjà entamée il y a plusieurs années, est un nouveau tsunami dans le milieu médiatique au Liban. Pour sortir de son image « tout en l'honorant », le journal avait en effet décidé, il y a 25 ans, de se tourner vers l'avenir en lançant son premier site internet dès la fin des années 1990. L'Orient-Le Jour était ainsi devenu un pionnier du numérique au Moyen-Orient.

Aujourd'hui, le quotidien continue de représenter beaucoup pour les francophones libanais. Car dans un pays marqué par les fractures politiques, il reste une voix libre et non-partisane. La thaoura (révolution) d'octobre 2019, suivie de la pandémie de Covid-19, de l'explosion au port de Beyrouth en août 2020, et dernièrement de la guerre à Gaza et au sud du Liban, ont boosté les abonnements numériques. « Près de la moitié de nos lecteurs se trouvent en France, et huit personnes sur dix qui entrent sur notre site ne vivent pas au Liban », explique Fouad Khoury Hélou, le directeur exécutif du journal. Les audiences montrent l'intérêt de la diaspora libanaise à travers le monde pour ce qu'il se passe dans le pays et plus largement dans la région. L'explosion au port de Beyrouth, qui a emporté une partie de la ville le 4 août 2020, a vu les audiences tripler. Le même phénomène a été observé après le tremblement de terre en Turquie, début février 2023, dont les secousses ont été ressenties jusqu'au Liban.

Marc Farra, 33 ans, est un Libanais francophone qui travaille pour une entreprise aux États-Unis où il a vécu une partie de sa vie. Ses parents sont abonnés à la version papier de L'Orient-Le Jour, et lui est abonné à la version en ligne de L'Orient Today. « C'est l'un des seuls médias libanais pour lesquels je suis prêt à payer. Le contenu est centriste, non-partisan, et je leur fait confiance, même s'ils tombent parfois dans de la pure francophonie ». Cet avis est partagé par de nombreux jeunes Libanais trilingues. Éduqués dans les écoles françaises, mais ayant vécu et travaillé dans des pays anglophones, ils gardent un œil sur leur pays d'origine. Marc fait partie de ces Libanais de l'étranger qui sont rentrés à la suite de la thaoura. Impliqué dans la vie communautaire, il continue de croire en son pays. « C'est pour cette raison que l'on se bat tous les jours au journal », appuie l'un des rédacteurs en chef, Anthony Samrani. « On croit au Liban, et on veut continuer de produire un journal libre, qui critique à la fois l'Iran, l'Arabie Saoudite, et Israël, tout en condamnant les attaques du Hamas le 7 octobre ».

« Comme un livre, le journal a une âme »

Joumana Jamhouri était abonnée à la version papier de L'Orient-Le Jour depuis des années cependant, comme de nombreux Libanais, il a fallu réduire les dépenses. « Nous sommes passés à l'abonnement numérique, mais c'est temporaire. Dès que notre situation financière s'améliore, je veux absolument repasser à l'abonnement papier ». Ses amis préfèrent eux aussi la version papier, tels June Nabaa et son mari : « C'est comme un livre, le journal papier a une âme ». Ils racontent être abonnés à L'Orient-Le Jour depuis 1986, « la date de notre mariage ». Une certaine génération, attachée au papier, qui perdure mais ne durera pas pour toujours. « Si, demain, nous arrêtons la version papier de L'Orient-Le Jour, certains de nos lecteurs penseront que nous avons complètement disparu », remarque Fouad Khoury Hélou. Cette idée ne convainc personne dans les locaux du journal car la version papier est en elle-même rentable. Son prix est passé de 3 000 livres libanaises avant la crise, soit l'équivalent de 1,80 euros, à 200 000 livres libanaises aujourd'hui, l'équivalent, d'environ 2 euros, après la dévaluation de la monnaie locale face au dollar1.

Toutefois l'avenir est au numérique, alors le journal s'adapte et mise depuis une dizaine d'années sur son site internet et son application mobile. La majorité des visites de la version en ligne sont issues de l'étranger, dont 40 % de la France, et le reste du Golfe, du Canada, ou de l'Australie, qui concentrent une forte communauté libanaise. Ce sont ces meghterbin (expatriés) comme on les appelle au Liban, que le journal souhaite attirer. « Nous avons atteint un plafond au Liban, la moitié de nos abonnés vivent ici, et l'autre moitié réside à l'étranger. Nous voulons pousser ces libanais de l'étranger à s'abonner au site », appuie le directeur.

Il s'agit surtout de dépoussiérer l'image du journal et de partir en quête d'une audience qui a perdu tout intérêt pour les médias traditionnels. « C'est l'effet Trump », analyse Fouad Khoury Hélou. Ainsi, le journal a lancé L'Orient Today, sa version web en anglais, en toute humilité. « Nous savons bien qu'il n'est pas possible de concurrencer les grands médias anglophones de la région », admet-il. Mais considéré comme une source fiable par une nouvelle fraction de Libanais non francophones, le site a tout de même acquis une notoriété.

Le succès des nouveaux formats

« Nous avons réussi à faire de belles choses à L'Orient Today, des formats plus courts et plus didactiques, c'est ce que demande la nouvelle génération, explique pour sa part Marie-José Daoud, ex rédactrice en chef de la version anglophone qui vient tout juste de quitter son poste. « Une partie de notre contenu est une traduction des articles de la version française », précise-t-elle. Les équipes de journalistes francophones et anglophones sont elles aussi plus jeunes, et habituées aux nouveaux médiums d'information. Le format vidéo, diffusé via les réseaux sociaux, a été intégré dans le courant de l'année 2022, afin de s'adapter aux nouveaux formats des médias et à des habitudes de consommation différentes. « Nous sommes passés d'un journal à un média », résume ainsi Fouad Khoury Hélou.

Dans un pays sous perfusion étrangère, dont l'électricité provient pour l'essentiel de générateurs privés, avec un taux du dollar fluctuant, faire fonctionner un journal implique d'avoir la foi. « Nous croyons en notre voix de quotidien francophone libre, c'est pour cela que nous continuons malgré les difficultés du pays », affirme Anthony Samrani avant d'ajouter que « les cent ans du quotidien sont une étape mais pas une fin en soi, une façon de regarder notre immense héritage, de l'assumer, et d'avancer dans une nouvelle direction ». L'Orient-Le Jour jouit en réalité d'une liberté éditoriale rare dans la région. Pouvoir critiquer l'Arabie saoudite, Israël et l'Iran tout en continuant d'exister s'avère un défi au Moyen-Orient. C'est pourtant bien la raison d'être à la base de ce journal, aujourd'hui centenaire.


1Avant la crise financière de 2019, 1 dollar valait 1 500 livres libanaises, contre 90 000 livres aujourd'hui.

06.05.2024 à 06:00

« C'est la première fois qu'on voit des universités manifester pour la Palestine ! »

Rami Abou Jamous

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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié. Samedi 5 mai 2024. Ce (...)

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Texte intégral (2097 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Samedi 5 mai 2024.

Ce samedi matin, pour la petite conférence de presse improvisée devant chez moi, il y avait beaucoup plus de monde que d'habitude. Ils ne voulaient savoir qu'une chose : les négociations en cours vont-elles enfin aboutir à une trêve ? Est-ce que vraiment on va retourner chez nous ?

L'ambiance en général est à l‘inquiétude. On attend, on attend… On espère une bonne nouvelle. J'ai déjà dit dans ce journal que je me sens souvent obligé de mentir pour remonter le moral des gens, mais je tiens parfois compte du climat général. Et là j'ai pensé qu'il fallait montrer un peu d'optimisme, parce que les gens attendent avec impatience la bonne nouvelle d'un cessez-le-feu, même si ce sera juste une trêve de 40 jours, avec la possibilité d'un renouvellement. Les gens ont envie d'entendre ça, ils n'ont pas entendu de bonne nouvelle depuis sept mois. Ma réponse fut donc : oui, il y a quelque chose de positif cette fois-ci, les Américains mettent beaucoup de pression, ils ont intérêt à ce que tout ça finisse. J'ai ajouté : « Regardez ce qui se passe aux États-Unis, ces manifestations que j'appelle l'Intifada des étudiants ! » Et devinez quoi : tout le monde était au courant ! Tout le monde disait : « C'est la première fois qu'on voit des universités manifester pour la Palestine ! »

On a chaud au cœur ici de savoir qu'il y a des gens — surtout des étudiants, des jeunes — qui sont en train de manifester pour la Palestine et pour Gaza. On note bien toutefois l'ironie de la situation : on n'a pas vu ça dans les universités des pays arabes ou musulmans. On voit ça en Occident, et surtout aux États-Unis, qui sont les alliés des Israéliens.

On écoute Guillaume Meurice quand on est francophone à Gaza

C'est vrai que l'intifada des étudiants qui est en train de se produire aux États-Unis dans des universités de prestige comme celle de Columbia met beaucoup de pression sur le gouvernement américain. Ces jeunes sont les futurs politiciens et diplomates. Le mouvement se propage partout, même en France. Sciences Po est considérée comme une école d'élite et surtout de préparation à la vie politique, sans oublier la Sorbonne. Ce mouvement de révolte me fait vraiment plaisir. C'est grâce à ce genre de manifestations qu'on peut arriver à un changement, comme avec la guerre du Vietnam dans les années 1960, les manifestations pour le mouvement des droits civils à Columbia aussi ou contre l'apartheid en Afrique du Sud.

En même temps, je suis triste quand je vois qu'en France, on réprime ce genre de manifestations, et interpelle des gens pour « apologie du terrorisme » ou on les accuse d'antisémitisme. Beaucoup de gens ont été convoqués et même licenciés, des personnalités très connues comme Guillaume Meurice, qu'on écoute quand on est francophone à Gaza. Mais je suis sûr qu'on va les défendre et qu'on va voir par exemple avec des affiches qui disent « je suis Meurice ».

On accuse ces étudiants de blocage ou ces personnalités de ne pas accepter le débat ! Malgré cette répression, les Français continuent à s'exprimer et à défendre les causes justes parce que la devise de la France c'est Liberté, Égalité, Fraternité. Et la grève pour protester, l'arrêt des moyens de transports, ça fait partie de la culture française.

Israël ne représente pas tous les juifs

Une chose très importante : la présence dans ces manifestations de personnes juives. Ainsi, des gens et surtout des jeunes commencent à dénoncer le mensonge des Israéliens et de Nétanyahou quand il dit qu'Israël et les Juifs, c'est la même chose, et qu'être contre la politique d'Israël c'est de l'antisémitisme. J'ai toujours dit qu'en France, on peut défendre les droits des homosexuels, le droit à l'avortement, toutes les libertés qu'on veut… mais quand il s'agit de la question palestinienne, tout de suite malheureusement, c'est la répression, et la crainte d'être accusé d'antisémitisme. Mais maintenant, avec la présence de Juifs dans les manifestations ça change.

Les Occidentaux commencent à comprendre que ça n'a rien à voir. Israël ne représente pas tous les juifs et les anti-israéliens ne sont pas des anti-juifs. J'ai vu des images de musulmans qui priaient et de juifs qui fêtaient la Pâque juive dans les universités américaines, des concerts où tout le monde se mélangeait. Car tout ça n'a rien à voir avec la religion. Grâce à ces manifestations, les jeunes commencent à comprendre qu'à Gaza, ce sont juste des gens qui sont en train de tuer d'autres gens, que c'est un occupant qui est en train de tuer un occupé et que c'est une question politique, pas religieuse.

D'habitude, la question palestinienne est posée par des intellectuels, des personnes informées sur le Proche-Orient. Maintenant, on voit que beaucoup plus de gens — surtout des jeunes — qui comprennent ce que c'est que la question palestinienne, qu'il y a un génocide en cours, qu'une machine de guerre est en train de nettoyer toute une population.

J'insiste sur les jeunes d'aujourd'hui parce que je me souviens de mes études à Aix-en-Provence à la fin des années 1990. La plupart des jeunes à l'époque savaient peu de choses sur la Palestine. Beaucoup connaissaient Yasser Arafat, mais pas les Palestiniens. Quand je disais que j'étais palestinien, au début, ils croyaient souvent que je voulais dire pakistanais. Comme je peux passer physiquement pour un Pakistanais ou un Indien, ça entretenait la confusion. Mais aujourd'hui, beaucoup de Français comprennent qu'il y a une occupation en Palestine.

Le Hamas fait partie de la population, on ne peut pas l'éradiquer

Maintenant, pour revenir aux pourparlers : c'est vrai que le Hamas se considère à présent en position de force à cause des pressions américaines et internationales contre Israël et Nétanyahou. Mais j'ai peur que ses négociateurs manquent un peu de sagesse et qu'ils ne fassent pas les concessions nécessaires pour arrêter tout ça. Or le problème, c'est qu'il faut parfois être très sage, même si cette sagesse peut passer pour un manque de courage.

J'espère que cette fois le Hamas ne va pas laisser à Nétanyahou la possibilité de les accuser de refuser la paix ou un cessez-le-feu, parce que ce dernier n'attend que ça. Il veut aller jusqu'au bout, il veut en finir avec Rafah. Il a déjà tenté cela au nord et au centre de la bande de Gaza. Malgré tout ça, les combattants du Hamas sont toujours là. Peut-être qu'ils n'ont plus le même arsenal, mais ils sont toujours là. Et ils détiennent toujours 130 prisonniers israéliens, donc ils sont toujours forts.

Je le dis depuis le premier jour de la guerre : la solution n'est pas militaire, comme en Afghanistan, et comme en Irak. À la fin, il faudra s'asseoir à la même table et négocier, parce que le Hamas fait partie de la population, et qu'on ne peut pas éradiquer la population. Mais même si on tue 2,3 millions de personnes, le Hamas restera toujours là.

Le Hamas, c'est une idée, c'est une idéologie, et elle restera. Je ne peux pas faire de comparaison avec d'autres partis parce que le Hamas est un mouvement où la religion a toujours sa place. Ils sont là dans la société palestinienne, ils sont là à Gaza, ils sont en Cisjordanie, ils sont dans les camps de réfugiés à l'étranger, ils sont même présents dans les pays européens. Il y a un blocus à Gaza, mais il n'y a pas de blocus pour les idées. Le meilleur exemple est celui des Frères musulmans en Égypte. Malgré la chute du gouvernement de Mohamed Morsi1, ils sont toujours là, même s'ils sont affaiblis et qu'ils ne sont plus au pouvoir.

La population a besoin de ce répit

J'ai peur que Nétanyahou se dise : je suis perdant quoi qu'il arrive, je vais donc continuer jusqu'au bout, et qu'il refuse la trêve, en trouvant des prétextes pour continuer la guerre.

Même s'il entre à Rafah, le véritable but de Nétanyahou n'est pas d'achever les « quatre brigades du Hamas » qui s'y trouveraient selon lui, mais de détruire la ville de Rafah, son infrastructure, ses hôpitaux, et de créer une nouvelle zone tampon autour de la Route de Philadelphie2 comme il l'a fait à l'est de l'enclave. L'autre zone fait 14 kilomètres de long sur 100 mètres de large, mais bientôt elle fera un kilomètre et demi de large. Ça veut dire que quartiers entiers vont être rasés, effacés, comme le quartier de Yebna qui est collé à la frontière.

J'ai peur que Nétanyahou fasse ça et que le Hamas de son côté n'accepte pas le cessez-le-feu sans un retrait total de l'armée de toute la bande de Gaza, ainsi que l'annonce par Israël de l'arrêt total de de la guerre. La population a besoin de ce répit.

En même temps, on parle toujours du « jour d'après », du lendemain de la guerre. Tant qu'il y a la guerre, le Hamas sera là. Après la guerre, ce ne sera pas aux Israéliens de décider à la place des Palestiniens. Mais à la fin de la guerre, Nétanyahou partira, et le Hamas, lui, restera. Il aura même peut-être le pouvoir. Mais je crois que la population palestinienne, cette fois, aura son mot à dire.


1NDLR. Suite au coup d'État d'Abdel Fattah Al-Sissi le 30 juin 2013.

2NDLR. Zone tampon entre la bande de Gaza et l'Égypte, en vertu des dispositions des accords de paix entre le Caire et Tel-Aviv.

03.05.2024 à 06:00

Tunisie. Une information sous pression

Lilia Blaise

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Depuis le 25 juillet 2021, la liberté de la presse est en recul dans le pays. Pressions exercées sur les journalistes critiques envers le pouvoir, recours à de nouveaux décrets juridiques pour les criminaliser, absence de communication avec les autorités… Autant de problèmes touchant ceux qui se sont battus depuis treize ans pour préserver la liberté d'expression acquise avec la révolution de 2011. « Vous n'êtes pas sur la liste, vous n'êtes donc pas autorisés à entrer. » Cette phrase (...)

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Texte intégral (2807 mots)

Depuis le 25 juillet 2021, la liberté de la presse est en recul dans le pays. Pressions exercées sur les journalistes critiques envers le pouvoir, recours à de nouveaux décrets juridiques pour les criminaliser, absence de communication avec les autorités… Autant de problèmes touchant ceux qui se sont battus depuis treize ans pour préserver la liberté d'expression acquise avec la révolution de 2011.

« Vous n'êtes pas sur la liste, vous n'êtes donc pas autorisés à entrer. » Cette phrase n'est pas lancée par un vigile à l'entrée d'une soirée VIP, mais par un représentant de la communication du nouveau Conseil national des régions et des districts. Il s'adresse à des journalistes tunisiens et étrangers venus couvrir, le vendredi 19 avril 2024, la séance inaugurale de cette seconde chambre parlementaire élue quelques mois auparavant au suffrage indirect.

« Seuls quelques médias, souvent étatiques et triés sur le volet, sont autorisés à couvrir cette première session », déplore Mourad Zeghidi, journaliste à la radio privée IFM et chroniqueur télé, qui a tenté d'envoyer une équipe. « C'est inadmissible, sachant qu'on nous a déjà refusé l'accès à la première séance plénière du nouveau parlement en mars 2023 », ajoute-t-il. L'année passée, le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) et la profession avaient protesté devant le parlement qui a finalement ouvert ses portes pour les séances plénières suivantes.

Des lignes de censure floues

Un an plus tard, la déconvenue et l'accoutumance à ce genre de procédés ont pris le dessus, à force d'encaisser les refus de certains officiels. Dans le cas du conseil des régions, des journalistes étrangers ont passé une demi-journée à tenter de joindre les attachés de presse de cette seconde chambre afin de s'inscrire sur la fameuse liste des professionnels autorisés, sans succès. Un manque de communication que Mourad Zeghidi peine à expliquer :

Nous avons un mal fou à contacter les autorités de manière générale pour avoir leur point de vue. Par exemple, nous avons tenté d'avoir une réponse du ministère de l'industrie sur sa décision de sortir le phosphogypse à Gabès de la liste des produits dangereux alors qu'il ne l'est pas. Nous n'avons eu aucune réponse. Ni refus, ni retour.

Le journaliste ne sait plus sur quel pied danser « car on arrive quand même à poursuivre notre travail sur d'autres aspects. Par exemple, nous avons fait une émission sur les prisonniers politiques méconnus et victimes de détention prolongée dans diverses affaires, dont celle du complot contre la sûreté de l'État1, sans subir de représailles », admet-t-il. Le 24 avril, la juge d'instruction au pôle judiciaire antiterroriste a pourtant réitéré l'interdiction pour les médias de parler des développements dans cette affaire, malgré la clôture de l'instruction le 12 avril. Une proscription similaire avait déjà été émise par communiqué en 2023 sans plus d'explications.

Les lignes de la censure sont sans cesse troublées, et les interdictions de couvrir tel ou tel évènement, rarement justifiées. Très peu de médias ont pu par exemple avoir accès à la centaine de blessés palestiniens rapatriés par la Tunisie depuis les bombardements sur Gaza à la suite de l'attaque du Hamas le 7 octobre 2023. Si les médias ont pu couvrir de loin leur arrivée à l'aéroport de Tunis 18 décembre 2023, depuis, c'est le black-out total. « Cette décision d'interdire l'accès est assez inexplicable. Lors des différentes guerres en Libye après 2011, nous avons toujours pu avoir accès aux blessés libyens de différents camps qui venaient se faire soigner dans des cliniques tunisiennes », fait remarquer le journaliste Bassam Bounenni. Les raisons invoquées sont diverses et variées : risques d'infiltration ou d'exposition traumatisante pour les blessés, peur d'une instrumentalisation de la question palestinienne par les journalistes, absence de vis-à-vis pour demander des autorisations… Des motifs non officiels qui s'échangent entre les journalistes, faute d'avoir plus d'explication de la part des autorités. La seule interview qui ait circulé est celle d'une blessée palestinienne mineure, donnée à la radio nationale en avril, et encadrée par la porte-parole du Croissant-Rouge et l'accompagnateur de la jeune fille en studio.

De la cybercriminalité à la répression

Autre sujet peu médiatisé, le sort des migrants subsahariens dans les campements de fortune au cœur des oliveraies d'El-Amra et Jebiniana dans le sud-est du pays, non loin de Sfax. Cette situation est le résultat d'une politique sécuritaire musclée menée depuis février 2023 après un communiqué de la présidence dénonçant l'arrivée de « hordes de migrants subsahariens dans le pays », dont le but serait de « changer la démographie de la Tunisie ». Depuis, les contrôles se sont renforcés sur les personnes en situation irrégulière, et beaucoup de migrants ont perdu travail et logement. Les migrants subsahariens qui arrivent en Tunisie par voie terrestre via l'Algérie et la Libye se dirigent désormais directement vers les oliveraies, en attendant de pouvoir payer un départ vers les côtes italiennes. « Leur parcours migratoire à Sfax et dans ces oliveraies est resté très peu traité par les médias. Cela a favorisé la montée de l'hostilité envers ces migrants », explique Bassam Bounenni. Par peur de déplaire au pouvoir, d'être arrêtés sur place ou faute de moyens, peu de médias tunisiens vont sur le terrain pour couvrir ce sujet qui reste sensible. Les débats se font souvent sur les plateaux radio et télévisés, non sans dérapages racistes.

Entre autocensure, manque de communication avec les autorités et sous-médiatisation de certains sujets, difficile de mesurer le baromètre de la liberté d'informer en Tunisie. « Concrètement, on continue de travailler. Mais il y a quand même des journalistes qui se demandent à chaque fois quand viendra leur tour d'avoir des problèmes », résume Mourad Zeghidi en plaisantant à moitié. La radio pour laquelle il travaille n'est pas en reste. Le 24 avril, une journaliste d'IFM, Khouloud Mabrouk, a été convoquée et interrogée par une équipe de la garde nationale, à propos d'une interview faite avec un ancien ministre, Mabrouk Korchid, et l'avocat Samir Dilou, membre du comité de défense des prisonniers dans l'affaire du complot contre la sûreté de l'État. Si elle a été maintenue en liberté, une enquête a néanmoins été ouverte. Le 31 mars, c'est l'avocate et chroniqueuse de la même radio, Sonia Dahmani, qui a fait l'objet d'une enquête en raison de déclarations pouvant nuire à la sécurité publique et relever de la diffamation, sur la base du décret 54. Ce décret a été promulgué en 2022, officiellement pour contrôler la cybercriminalité et la diffusion de fausses informations via les réseaux sociaux. Cependant dans les faits, il sert à réprimer les journalistes et les voix critiques sur les réseaux sociaux. Sonia Dahmani a également été convoquée en janvier 2024 pour d'autres déclarations, sur la base de ce même décret. Les deux affaires font suite à des questionnements émis à l'antenne sur le travail du gouvernement.

Le 10 janvier, un autre journaliste de la chaîne, Zied El-Heni est libéré après dix jours de prison. Accusé de diffamation pour avoir traité la ministre du commerce de « cazi » — mot familier en arabe tunisien pour signifier « cassos » —, il a été condamné à six mois de prison avec sursis. Mais depuis sa libération, il a dû cesser sa collaboration avec la radio IFM sur la base d'un commun accord.

L'État contre les journalistes ?

Actuellement, le journaliste de la radio CAP FM, Mohamed Boughalleb purge une peine de six mois de prison ferme. Il a été condamné pour avoir « porté atteinte à l'honneur » d'une fonctionnaire du ministère des affaires religieuses, après avoir questionné des déplacements à l'étranger a priori injustifiés avec le ministre aux frais de l'institution. Ces affaires témoignent d'une « régression » pour la liberté de la presse, selon un communiqué de Reporters sans frontières sur la détention du journaliste qui dénonce une peine disproportionnée par rapport aux faits reprochés. « La tendance à recourir à l'emprisonnement est une menace clairement adressée à ceux qui assument pleinement leur rôle de journalistes », peut-on lire dans le communiqué.

Une autre nouvelle tendance émerge aussi dans ces procès qui condamnent à la hâte les journalistes. Les plaintes émanent souvent de ministres ou d'instances officielles. C'est notamment le cas du journaliste Haythem El-Mekki, chroniqueur satirique connu de la radio Mosaïque FM, convoqué devant le tribunal de Sfax après une plainte à son encontre déposée par l'hôpital de Sfax pour « diffusion de photos sans autorisation afin de semer le trouble ».

« Je ne comprends pas que l'on me reproche d'avoir parlé d'un problème qui était de notoriété publique, à savoir la saturation de la morgue de l'hôpital de Sfax à cause des naufrages des embarcations de migrants », s'indigne Mekki qui n'a même pas diffusé de photo à ce sujet. Il ajoute que le tweet posté n'est pas celui pour lequel il a été accusé, et que la capture d'écran figurant dans le dossier d'accusation provient d'un compte non vérifié.

Malgré mon interrogatoire détaillé avec la brigade sur le sujet, je suis quand même convoqué devant le juge. Je n'aurais jamais pensé qu'un hôpital puisse déposer une telle plainte.

Son audience est fixée au 16 mai. Pour lui, il s'agit d'une forme de « harcèlement » qu'il lie à une deuxième convocation par la justice l'année passée avec deux de ses collègues de la radio, dans le cadre d'une autre affaire. Haythem Mekki avait pourtant diminué son temps d'antenne après l'emprisonnement du directeur de Mosaïque FM Noureddine Boutar, libéré sous caution après trois mois de détention dans le cadre d'une affaire de blanchiment d'argent et de complot contre la sûreté de l'État. Aujourd'hui, malgré une exposition médiatique réduite, il estime ne pas être à l'abri de ces procès de complaisance.

Je ne pense pas que ça soit des affaires directement commanditées d'en-haut, mais plutôt des entités qui veulent régler des comptes ou se faire bien voir du pouvoir. Et l'ambiance répressive actuelle leur permet d'agir.

Les lignes rouges sont tellement floutées que le journaliste Bassem Bounenni estime qu'il n'y a pas de « logique ou de rationalité dans la censure, et c'est ce qui est d'autant plus inquiétant ».

Le décret 54, épée de Damoclès

Dans les faits, selon les rapports de plusieurs ONG, le décret 54 est souvent utilisé pour criminaliser les déclarations des journalistes alors qu'il existe les décrets 115 et 116 depuis 2011 permettant de réguler la profession. Les bloggers ou internautes qui critiquent le pouvoir sur les réseaux sociaux sont également ciblés par le décret 54. Le nombre de cas reste difficile à recenser, selon Salsabil Chellali, directrice du bureau de Human Rights Watch à Tunis. « Nous n'avons pas le détail de toutes les affaires qui tombent sous le décret 54. Nous ne pouvons donc répertorier que celles qui sont communiquées par les avocats ou dénoncées par les victimes et les médias. Et certaines personnes préfèrent ne pas rendre leur affaire publique », explique-t-elle. L'ONG a noté quatre condamnations sur la base de ce décret ainsi que 9 journalistes poursuivis et faisant l'objet d'enquêtes. En tout, 28 personnes sont concernées par ce décret, selon les chiffres de Human Rights Watch. Le Syndicat des journalistes tunisiens en a répertorié 40.

Selon Salsabil Chellali, ces chiffres pourraient être revus à la hausse à l'approche de l'élection présidentielle dont on ne connaît pas encore la date mais qui est censée avoir lieu d'ici le mois d'octobre.

Le décret 54 est un outil de dissuasion. Il pose l'idée de lignes rouges à ne pas franchir pour la presse, sans que l'on sache réellement quelles sont ces lignes rouges. La crainte est de voir durant la période électorale de plus en plus d'instances gouvernementales recourir à ce décret pour empêcher tout débat, et faire taire les voix critiques.

Hors du champ journalistique, l'opposante à Kaïs Saïed et présidente du Parti destourien libre Abir Moussi est actuellement en prison sans procès depuis six mois sur la base du même décret. Elle a été visée par une plainte émanant de l'Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) en janvier 2024 pour des propos tenus en 2023 sur les élections. L'opposant Jaouhar Ben Mbarek, en détention sans procès depuis plus d'un an dans l'affaire dite du complot contre la sûreté de l'État, a été condamné à six mois de prison ferme en février 2024 dans le cadre d'une plainte également déposée par l'ISIE, après avoir qualifié les élections législatives de 2022 de « mascarade » et de « coup putschiste ».


1Depuis le 11 février 2023, plusieurs opposants politiques ont été arrêtés et placés en détention préventive, accusés d'avoir fomenté un complot contre la sûreté de l'État. Huit détenus sont dans l'attente d'un procès jusqu'à aujourd'hui. Leur comité de défense et les ONG de défense des droits humains dénoncent des dossiers vides et une affaire d'acharnement politique visant à éliminer l'opposition.

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