Lien du flux RSS
Quotidien en ligne gratuit sans publicité, du Maroc à l’Afghanistan

Accès libre

▸ les 10 dernières parutions

25.04.2024 à 06:00

Syrie. À Idlib, Mohamed Al-Joulani dans la tourmente

Jean Michel Morel

img

Résultat d'une guerre civile qui dure depuis treize ans, la Syrie est un État morcelé et son président Bachar Al-Assad n'exerce son pouvoir que sur 70 % du pays. Parmi les provinces qui lui échappent, celle d'Idlib, située au nord-ouest. La région est en proie à l'instabilité et largement sous le contrôle de Hay'at Tahrir Al-Cham (HTC) et de son chef, Mohamed Al-Joulani. Le 4 avril 2024, Abou Maria Al-Qahtani, un haut responsable du groupe Hay'at Tahrir Al-Cham (HTC) qui contrôle la (...)

- Magazine / , , , , , , ,
Texte intégral (3129 mots)

Résultat d'une guerre civile qui dure depuis treize ans, la Syrie est un État morcelé et son président Bachar Al-Assad n'exerce son pouvoir que sur 70 % du pays. Parmi les provinces qui lui échappent, celle d'Idlib, située au nord-ouest. La région est en proie à l'instabilité et largement sous le contrôle de Hay'at Tahrir Al-Cham (HTC) et de son chef, Mohamed Al-Joulani.

Le 4 avril 2024, Abou Maria Al-Qahtani, un haut responsable du groupe Hay'at Tahrir Al-Cham (HTC) qui contrôle la région d'Idlib a été assassiné. Il venait d'être libéré de prison après avoir été accusé d'espionnage par Abou Mohamed Al-Joulani1, le Golan, fondateur et dirigeant de HTC. Le crime a été attribué à l'organisation de l'État islamique (OEI). Cette péripétie meurtrière s'est déroulée sur fond de contestation de la conduite des politiques publiques par HTC. Depuis deux ans, les manifestations se succèdent dans la région, mettant en cause la détérioration de l'économie et des services publics. Les plus récentes réclament la libération des opposants présentés comme des agents de l'étranger et dénoncent les sévices infligés aux prisonniers par le Service général de sécurité (SGS).

Le 15 mars, des milliers de manifestants se sont rassemblés sur la place centrale de la ville d'Idlib pour marquer le treizième anniversaire du soulèvement syrien en criant « Le peuple veut la chute d'Al-Joulani », réactivant ainsi le slogan emblématique des « printemps arabes ». « Nous nous sommes prononcés contre Bachar Al-Assad à cause de l'oppression, et nous le faisons maintenant pour les mêmes raisons », a déclaré un manifestant aux médias nationaux2.

Confronté à la réprobation générale, Al-Joulani a proposé sa démission à condition qu'un nouveau dirigeant soit accepté par consensus majoritaire. Il a par ailleurs promis une réforme du SGS et déclaré une amnistie générale assortie d'une indemnisation des personnes arrêtées à tort. En vue d'améliorer les modalités de sa gestion des affaires publiques, il a évoqué la création d'un conseil d'experts qui donnera son avis sur les décisions politiques et stratégiques, ainsi que de comités communautaires pour recevoir les doléances des habitants.

Un itinéraire singulier

Ancien professeur d'arabe classique, Mohamed Al-Joulani a déjà un long parcours de djihadiste quand il réalise la fusion de Jabhat Al-Nosra, franchise d'Al-Qaida, avec d'autres factions djihadistes, en janvier 2017. Il crée alors Hay'at Tahrir Al-Cham, une force militaire estimée à 40 000 hommes, complétée par des recrutements de jeunes syriens en déshérence économique à qui il offre des salaires mensuels allant de 100 à 300 dollars (soit entre 93 et 280 euros)3.

Parvenu à contrôler 75 % de la poche d'Idlib sous couvert d'un gouvernement de salut syrien (GSS), Mohamed Al-Joulani a mis en place une administration qui perçoit l'impôt auprès des commerçants, prélève des droits de douanes à Bab Al-Hawala, le point de passage avec la Turquie, et tire bénéfice du trafic de captagon - l'une des drogues les plus consommées au Proche-Orient et raffinée à haute dose en Syrie, une corne d'abondance pour la famille Al-Assad.

Pragmatique dans un gouvernorat qui n'a jamais adhéré au sunnisme radical, Al-Joulani s'est gardé de faire appliquer la charia de façon trop rigoureuse. Il tolère le kufr (l'incrédulité en islam), autorise les femmes à se maquiller, à aller au cinéma, et leur permet de créer des associations. Il a également suspendu l'appareil chargé de la promotion de la vertu et de la prévention du vice (hisba) et rouvert les églises4. Des décisions sévèrement critiquées par les salafistes qui lui reprochent de s'éloigner de l'islam. Une critique reprise le 17 avril par le groupe d'érudits musulmans, la Ligue des oulémas du nord de la Syrie (Rabitat ahl al-ilm fi chamal Al-Cham).

Plus souvent en costume cravate qu'en treillis, Al-Joulani n'hésite pas à se rendre dans les quartiers populaires, à écouter les doléances liées aux conditions de vie ou à la cherté des produits alimentaires et, sans craindre la démagogie, à sortir quelques billets (des livres turques) pour les distribuer. Il se déplace aussi bien pour visiter des villages chrétiens que pour se rendre dans la partie druze de Jabal Al-Soummaq, au nord d'Idlib, et dans la plaine d'Al-Roj, peuplée de sunnites préoccupés par les problèmes d'adduction d'eau.

Des déplacements, largement médiatisés par la chaîne de HTC via la messagerie Telegram, dans le but de contribuer à asseoir sa stature d'homme d'État. En mal de convaincre l'opinion internationale qu'il s'est définitivement assagi et que ses affiliations précédentes étaient de simples erreurs de jeunesse, il n'hésite pas à déclarer : « Nous sommes prêts à nous réconcilier avec tout le monde et à ouvrir une nouvelle page à travers une réconciliation globale. Occupons-nous de nos ennemis plus que de nous-mêmes et de nos désaccords »5.

Mettant à profit l'incapacité des forces loyalistes à le vaincre, Mohamed Al-Joulani lève bien haut l'étendard de la révolution. Dans un message vidéo du 2 janvier 2023, il s'engage à se battre jusqu'au renversement du gouvernement de Damas. Dans la foulée, il a monté des opérations militaires contre les troupes gouvernementales au sud d'Idlib, au nord-ouest d'Alep et au nord-est de Lattaquié. Et à l'été 2022, désireux d'étendre son aire d'influence, il a aussi lancé des opérations militaires sur Afrin, Azaz, Al-Bab et Jarablous pour affaiblir les factions djihadistes fidèles à la Turquie, regroupées au sein de l'Armée nationale syrienne (ANS). En réaction, Ankara s'est contentée d'envoyer une force d'interposition.

Pour le chercheur Nawar Oliver, du centre de réflexion Omran basé en Turquie, les Turcs cherchent peut-être à « miser sur le groupe le plus organisé pour contrôler les autres factions rebelles ». HTC veut de son côté « envoyer des signes clairs indiquant qu'il est capable de contrôler la région »6.

Un territoire très convoité

En 2011, dès la transformation de la contestation pacifique de son pouvoir autoritaire en lutte armée, Bachar Al-Assad trouve un protecteur en la personne du président russe Vladimir Poutine à qui il concède des bases militaires terrestres et maritimes. Il reçoit par ailleurs l'aide de la République d'Iran qui entend faire des membres de la famille dirigeante - des musulmans d'obédience alaouite assimilés à des chiites mais surtout d'insatiables corrompus - des obligés qui constitueraient le chaînon manquant entre le chaudron irakien post-Saddam Hussein et le Hezbollah libanais.

La Turquie se range aux côtés des rebelles syriens. Elle a toujours eu des relations fluctuantes avec le régime de Bachar Al-Assad, et est convaincue que ses jours sont comptés. D'abord constituée de démocrates sous l'appellation d'Armée syrienne libre (ASL), l'entité est rapidement infiltrée par des groupes djihadistes mieux organisés et mieux armés, prétendant eux-aussi lutter contre le pouvoir de Damas.

En mai 2017, malgré des affrontements ininterrompus et d'intenses bombardements russes, les forces d'Assad ne parviennent pas à venir à bout des groupes dissidents. Sur proposition du président russe, la Russie, l'Iran, la Turquie, ainsi qu'une délégation de représentants de l'opposition basée à l'étranger et d'émissaires de Damas, se retrouvent à Astana, capitale du Kazakhstan, dans l'optique de mettre en place des « zones de désescalade », selon la terminologie de Vladimir Poutine. Les opposants au régime souscrivent à cette proposition tout en la conditionnant à l'arrêt des bombardements sur les civils. Mais comme ils n'obtiennent pas de garantie à ce sujet et que les bombardements se poursuivent durant la rencontre, ils quittent la conférence.

La diplomatie dans l'impasse

La Turquie, l'Iran et la Russie signent alors un accord qui prévoit de démilitariser quatre zones sous emprise des rebelles et des djihadistes : la Ghouta orientale, vaste quartier de Damas, Deraa, ville emblématique de la contestation armée contre le régime, Rastane, l'une des plus grandes agglomérations de la province de Homs, et enfin la province d'Idlib s'étendant sur 6000 km2, qui partage une frontière avec la Turquie. Idlib est un territoire agricole prolifique, traversé par l'autoroute M4, axe crucial reliant Lattaquié à Alep et à l'est du pays. C'est aussi un refuge pour 2 millions de déplacés vivant pour la plupart sous des tentes ou, pour les plus chanceux, dans des habitats hâtivement montés par le Croissant-rouge turc.

En difficulté dans le reste de la Syrie, certains groupes djihadistes et plusieurs dizaines de combattants de l'ASL se replient dans l'enclave d'Idlib où ils ne tardent pas à s'affronter entre eux pour en assurer le contrôle. Après avoir contrecarré leurs ambitions, Hay'at Tahrir Al-Cham mieux structurée, parvient à s'imposer primus inter pares (premier parmi les pairs). Considérant que l'accord d'Astana ne les engage pas, les forces loyalistes reprennent trois des quatre zones à démilitariser. Seule Idlib leur échappe : un échec relatif qui incite le régime syrien à envisager de relancer son offensive.

Cette intention fait l'objet d'une réprobation internationale. L'Organisation des Nations unies (ONU) évoque une opération militaire qui pourrait déclencher « la pire catastrophe humanitaire du XXIe siècle »7. Une déclaration propre à satisfaire pleinement la Turquie, forte de ses douze postes d'observation obtenus dans le cadre de l'accord d'Astana, et arc-boutée contre la perspective de voir arriver de nouveaux réfugiés venant s'ajouter aux 3,4 millions qu'elle accueille déjà. De plus, la province d'Idlib se situant dans la continuité de la région d'Afrin, sous son contrôle depuis mars 2018, sa maîtrise par le biais de ses proxies s'inscrit parfaitement dans sa logique d'empiètement du territoire syrien.

Dès lors que l'armée syrienne et ses alliés russes ont dû renoncer à leur projet, un fragile statu quo s'installe, qui n'empêche ni les bombardements aériens au-dessus des villages et des infrastructures médicales (y compris avec des barils d'explosifs), ni les affrontements entre les soldats turcs et ceux de Bachar Al-Assad.

Prenant acte de la situation, Russes et Turcs paraphent un nouvel accord qui détermine une « zone démilitarisée » contrôlée par des patrouilles conjointes russo-turques en octobre 2018, à Sotchi, sur les bords de la mer Noire. L'armée syrienne se voit attribuer la responsabilité de la sécurité des pourtours de l'enclave. L'accord stipule qu'Ankara s'engage à venir à bout des formations takfiristes (extrémistes islamistes adeptes d'une idéologie violente) foisonnantes dans le réduit rebelle.

Fidèle à sa politique de soutien aux groupes islamistes, et au grand dam du Kremlin, Ankara ne tente rien dans ce sens. Bien que toujours en conflit avec les factions soutenues par Ankara, Abou Mohamed Al-Joulani, envoie des signaux en direction de la Turquie.

Une réconciliation entre Ankara et Damas ?

Après des années de tension, un rapprochement s'esquisse entre le président turc Recep Tayyip Erdoğan et Bachar Al-Assad en dépit de nombreux sujets de désaccords, notamment à propos de la maitrise des eaux de l'Euphrate et de la complaisance de la Turquie envers les groupes armés opposés à Damas. Afin d'accéder au rang de puissance régionale incontestée, la Turquie a réactivé son mantra « zéro problème avec les voisins ». Et la Syrie en fait évidemment partie, surtout depuis sa réintégration dans la Ligue arabe en mai 2023.

Si le président turc trouve les bases d'un « gentleman agreement » avec son homologue de Damas, Al-Joulani risque de servir de monnaie d'échange. Car Bachar Al-Assad n'entend pas transiger sur l'intégrité territoriale de son pays, posant en préalable à toute négociation le départ des troupes turques installées sur la frontière nord côté syrien. Présentement, ses exigences se heurtent à un refus d'Erdoğan qui invoque des « raisons de sécurité » liées, selon lui, à la présence des Forces démocratiques syriennes (FDS) à forte composante kurde.

Récemment, pour Al-Joulani le ciel s'est encore assombri et il fait face à une opposition interne revigorée. En dépit de la revendication de l'État islamique au Khorasan (EI-K), Vladimir Poutine a accusé HTC d'avoir perpétré l'attentat du 22 mars au Crocus City Hall et promis une éradication du groupe.

Bachar Al-Assad vient en outre de désigner Souheil Al-Hassan, surnommé le Tigre, commandant des Forces spéciales (FS) chargé de venir à bout de l'Armée nationale syrienne (ANS) réfugiée dans Idlib. Proche de la Russie et décoré par Poutine, Al-Hassan s'est distingué par sa pratique de « la terre brûlée ». L'assaut contre l'ANS ne serait-il qu'une sorte de hors-d'œuvre, préfigurant une attaque d'une autre ampleur contre HTC ?

La reconnaissance internationale se faisant attendre pour HTC, qui figure toujours sur la liste des organisations terroristes des États-Unis et du Canada, l'avenir politico-militaire de Mohamed Al-Joulani demeure plus que jamais tributaire d'éventuels arrangements entre Bachar Al-Assad et Recep Tayyip Erdoğan.


1Al-Joulani laisse supposer qu'il est issu du Golan. En fait il serait né à Deraa, berceau de la révolution de 2011.

2BBC News, 22 mars 2024.

3En Syrie, le salaire moyen est estimé à 60 dollars, soit 56 euros.

4Mohammed Hardan, « Syrian Salafistes oppose opening of movie theatre in Idlib », Al-Monitor, 12 novembre 2023.

5Élie Saïkali, « L'unité rebelle, enjeu décisif de la bataille d'Idleb », L'Orient-Le Jour, 18 janvier 2018.

6AFP, Paris, 10 septembre 2018.

7AFP, Paris, 18 octobre 2022.

24.04.2024 à 06:00

« Indivision » de Leila Kilani. Conte d'une Chéhérazade 2.0

Dalia Chams

img

Avec son nouveau film Indivision, la cinéaste franco-marocaine Leila Kilani explore des thèmes complexes de notre époque comme la propriété, la crise écologique et la lutte de classes, dans une structure modernisée de conte traditionnel. Le film sort en France ce mercredi 24 avril. Il est ici commenté par sa réalisatrice. Voilà un conte simple que propose Leila Kilani : une histoire de famille, de forêt, d'héritage. Quelque chose d'assez classique qu'elle parvient cependant à tordre (...)

- Magazine / , , , ,
Texte intégral (2514 mots)

Avec son nouveau film Indivision, la cinéaste franco-marocaine Leila Kilani explore des thèmes complexes de notre époque comme la propriété, la crise écologique et la lutte de classes, dans une structure modernisée de conte traditionnel. Le film sort en France ce mercredi 24 avril. Il est ici commenté par sa réalisatrice.

Voilà un conte simple que propose Leila Kilani : une histoire de famille, de forêt, d'héritage. Quelque chose d'assez classique qu'elle parvient cependant à tordre pour aboutir à une « transe narrative » lui permettant d'évoquer plusieurs questions politiques et socioéconomiques propres au Maroc, mais en lien avec le monde contemporain.

Les Bechtani se réunissent à la Mansouria, le vieux domaine familial en indivision, situé sur une colline de Tanger. L'opportunité de vendre cette gigantesque propriété foncière à un promoteur immobilier peut faire d'eux des millionnaires, pourtant la transaction s'avère plus compliquée que prévue. Anis (Mustafa Shimdat), l'un des personnages principaux, refuse de vendre.

INDIVISION - BANDE ANNONCE - UN FILM DE LEILA KILANI - YouTube

Cigogna nera

Anis est un esprit subversif qui vient bouleverser l'ordre social et qui introduit l'anarchie dans le récit, aidé par sa fille, Lina, une adolescente mutique de 13 ans, interprétée par Ifham Mathet, qui ne cesse de poster des stories1 sur les réseaux sociaux. La jeune influenceuse a perdu sa mère dans un accident de voiture qu'elle a provoqué en montrant des cigognes à son père. D'où son pseudonyme sur la toile : Cigogna nera (cigogne noire)2.

Elle a fait vœu de silence jusqu'à ce que son père sorte du coma, puis elle a poursuivi son mutisme alors qu'il est resté en vie. Depuis, tous les deux continuent à rouler en voiture dans la forêt pour observer les oiseaux. Quand cette affaire de vente apparaît, ils sont les seuls à s'y opposer, aux côtés des habitants défavorisés du domaine. Lina, décrite comme une fille étrange, « une possédée, une lunatique, une sorcière », décide de balancer sur les réseaux une sorte de journal intime filmé. Elle raconte les évènements qui déchirent la Mansouria, mettant à nu les jeux de pouvoir entre classes sociales, les paradoxes de tout un chacun, les sales petits secrets des uns et des autres, les manigances, en même temps que des questions d'actualité tel que le droit à la terre, la catastrophe écologique, la polarisation, le fascisme, l'obscénité de la spéculation immobilière… Le tout s'articule dans une ambiance particulière de fable.

Une structure en spirale

La narratrice du film est donc une figure romanesque. Elle fait office de Chéhérazade version 2.0, comme l'indique la cinéaste de 53 ans, très marquée par les histoires de sa grand-mère paternelle et de sa ville d'origine, Tanger.

Lina s'inscrit profondément dans son époque. En même temps, elle est formellement dans une structure très classique de conteuse orientale. Mon obsession dans le cinéma, c'est de mettre en scène l'oralité arabe et de réintroduire la structure en boucle des contes. D'ailleurs, il n'y a pas de construction linéaire dans mes films. Pour moi, le cinéma est un langage et une sémiologie qui n'est pas juste de la littérature filmée. Il ne repose pas sur un mode grammatical retraçant l'itinéraire d'un héros. Je tiens absolument à inventer des figures hybrides, qui se placent dans nos mémoires anciennes aussi bien que dans le monde d'aujourd'hui3.

Les histoires de grand-mère n'étaient jamais les mêmes. Il y avait souvent des ellipses, et il fallait composer pour combler le vide. Un peu à la manière de ce qui passe dans les cercles de conteurs traditionnels au Maroc (halqa) et sur les réseaux sociaux de nos jours. La réalisatrice explique :

Dans la halqa, le conteur est là, les gens participent à son cercle et les histoires ne sont jamais les mêmes, puisque le récit s'invente avec le public. Il en est de même sur les réseaux sociaux. Lina possède son cercle, son chœur collectif. Elle raconte une histoire qu'elle réinvente chaque jour.

Leila Kilani n'est pas sans ressembler à sa narratrice, cette fille rebelle au regard perçant qui a une porosité au monde et une grande capacité d'observation. Elle relativise :

Je n'écris pas pour m'identifier à mes personnages, mais je me reconnais plus dans le personnage du père, Anis, qui se pose tout le temps des questions sur le monde, et qui est décalé par rapport à sa famille. Pendant le tournage, c'était lui mon double. Il a cette folie, le côté sans limite, avec une recherche d'intensité poétique dans chacun de ses actes, une sorte de lyrisme incroyable.

L'insurrection des oiseaux

À travers la construction de ses personnages, la cinéaste souhaite cultiver une zone grise, nourrir la complexité et ne pas tomber dans la dichotomie des bons et des méchants. Ainsi, Lina, la jeune narratrice déjantée et un peu autiste, mène la révolution tout en ayant un esprit de vengeance. La domestique Chinwiya, toujours présente aux côtés de la jeune fille paraît faible, pourtant elle se transforme en furie. La maréchale, la grand-mère autoritaire de Lina, figure de la matriarche, est un peu « une ogresse qui mange ses propres enfants. Elle peut être à la fois Médée, Richard III, ou n'importe quel dictateur arabe. C'est la gardienne de l'ordre dans un royaume où elle ne dispose pas de réel pouvoir. Selon la loi islamique, elle hérite du sixième. En incitant tout le monde à la vente, elle est quasiment contrainte à la violence ». À la fin, ce personnage joué par Bahia Bootia Al-Oumani est à terre. Elle demande pardon pour toute la brutalité qu'elle a provoquée et fait son mea culpa.

Le film s'achève sur une hadra, un rituel musical soufi. Le chant mystique résonne dans la grande maison familiale : « Qoumou qoumou yal ‘achiqine » (réveillez-vous, réveillez-vous, les amoureux).

Je voulais avoir une transformation fantastique, et non une mutation apocalyptique (…) La crise est là, mais on doit plus que jamais s'autoriser à rêver, à bricoler des solutions artistiques, pour ne pas sombrer dans un suicide collectif. Le dernier tiers du film, c'est la métamorphose. On va vers le jour libérateur.

Un nouveau jour se lève sur une révolution cosmogonique. La nature s'insurge contre l'exploitation effrénée. Les oiseaux sont perchés sur les hauteurs de Tanger, la ville fétiche où se déroulent tous les films de Leila Kilani.

Tanger, cinématographique et frondeuse

Malgré cette fidélité, la réalisatrice qui a horreur des titres refuse d'être désignée comme « la cinéaste de Tanger » ou la voix officielle d'une ville :

Indivision devait être filmé à Rabat, toutefois cela c'est avéré impossible, car Tanger possède une plasticité qui absorbe le monde. Je jure à chaque fois que c'est ma dernière œuvre là-bas. Cependant, il y a une construction de l'espace et une géographie qui font que tout est pictural. Toutes les tensions du monde y sont représentées : les collines sur l'Europe, le rapport de classe entre les riches et les pauvres… Il y a de la dramaturgie, de l'esthétique cinématographique, de l'architecture. On ne peut pas tourner le dos à tout cela. Il y a en outre un tournoiement insensé de sons, une présence incroyable du vent. On a l'impression d'être devant une nappe électro-acoustique, de baigner dans une expérience sonore (…) J'espère tout de même tourner mon prochain film en Sardaigne.

Est-ce un vœu pieux de la part de celle qui a grandi à Casablanca, et qui revient malgré tout sans cesse à Tanger, ville d'origine de sa famille et surtout de son imaginaire ?

Casa c'est la jungle, une sorte de modernité sauvage et bouillonnante, tandis que Tanger est longtemps restée une ville endormie. Elle ne s'est pas développée pendant 40 ans tant Hassan II la détestait et la considérait comme une ville frondeuse, car elle a manifesté contre lui au début de son règne.

Dans tous les films de Leila Kilani4, on retrouve une continuité d'interrogation, d'esthétique, d'approche et de pensée, qu'elle parvient à nous transmettre avec son équipe, « la joyeuse bande de saltimbanques » avec qui elle travaille constamment : Éric Devin, son mari et directeur de photographie, Angelo Zamparutti, chef décorateur et Tina Baz, monteuse. Tous les quatre sont traversés par les mêmes préoccupations politiques, et partagent le même humour.

Je me place tout le temps dans une sorte d'angoisse joyeuse. Un film, c'est surtout un moyen de poser des questions. Il y a une forme de transcendance dans le cinéma, une sorte de communion. On est collectivement unis en regardant les mêmes images, et en étant traversés par la même émotion. Cette unité, ce rapport collectif relève de la hadra. Ce que je cherche en termes de cinéma, ce n'est pas la maîtrise cérébrale. C'est plutôt une unité quasi-mystique entre l'image et le récit.

Indivision est en cela une tentative réussie.

#


Indivision
Film de Leila Kilani
2024
127 minutes
Sortie le 24 avril 2024.


1NDLR. Les stories sont de courtes vidéos dont la durée de vie ne dépasse pas les 24 heures.

2La cigogne au Maroc représente l'esprit des saints.

3Toutes les citations de Leila Kilani ont été recueillies par l'autrice de l'article.

4Tanger, le rêve des brûleurs (2002), Zad Moultaqa, Beyrouth retrouvé (2003), Nos lieux interdits (2008), Sur la planche (2011).

24.04.2024 à 06:00

« C'est toute l'histoire industrielle de Gaza qui se termine »

Rami Abou Jamous

img

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié. Lundi 22 avril 2024. (...)

- Magazine / , , , , ,
Texte intégral (1624 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Lundi 22 avril 2024.

Ce lundi, je suis allé au rond-point Nejma, qui veut dire l'étoile en arabe. C'est là qu'on trouve les marchands grossistes. Enfin, quand je dis grossistes, c'est à l'échelle de la ville de Rafah et en temps de guerre. On y trouve par exemple quelques dizaines de cartons de biscuits, ou un carton de mouchoirs en papier qui seront vendus au détail, pour se faire 20 ou 30 shekels (entre 5 et 7 euros) par jour, juste de quoi survivre.

On appelle cela « le business du quotidien », car ces personnes revendent le jour même la marchandise qu'ils ont achetée à un importateur au terminal de Rafah, à la frontière égyptienne. Avant la guerre, à l'époque où Rafah était prospère, le business des grossistes au rond-point Nejma était bien plus important. On venait de toute la bande de Gaza pour y acheter les marchandises qui passaient par les tunnels communiquant avec l'Égypte. Il y avait de tout : des fruits, des légumes, des réfrigérateurs, des téléviseurs… Les Égyptiens fermaient les yeux pour que Gaza, soumise au blocus israélien, puisse respirer. Aujourd'hui les tunnels n'existent plus et les quelques biens qui passent viennent de la frontière terrestre.

« Ça, c'était la belle époque »

Il y avait du nouveau au rond-point : des fruits — pommes, pastèques, melons — en petites quantités et moins chers que depuis le 7 octobre, mais sans revenir aux prix d'avant. On est passé de vingt fois, à dix fois et parfois cinq fois le prix normal.

En faisant le tour, j'ai eu la surprise de rencontrer Chaher Al-Helou, un jeune homme de trente ans, ancien voisin de Gaza-ville. C'était le meilleur producteur de volailles du quartier. Il avait un élevage et une boutique de vente. Chaher était connu pour ses prix raisonnables et pour la qualité de ses produits. Par réflexe, je lui ai posé la question que je posais toujours en entrant dans sa boutique : « C'est combien le kilo aujourd'hui ? » Il m'a regardé derrière ses lunettes, l'air désolé : « Abou Walid1, on ne vend plus de poulets. Ça, c'était la belle époque. Maintenant si tu veux, je vends des biscuits. »

Puis il a ajouté :

On a tout perdu : il n'y a plus de fermes, plus de volailles dans toute la bande de Gaza. Depuis qu'on a quitté Gaza-ville, on ne sait pas si notre maison est toujours là ; la zone a été détruite.

Il avait une maison à Chajaya, mais il est sûr en revanche que la maison de ses parents a été détruite. Déplacé à Rafah, ce jeune homme achète et revend ces cartons de biscuits qui arrivent au terminal via des transporteurs privés, « pour ne pas rester les bras croisés ». Le trentenaire arrive à récolter 25 shekels par jour, juste de quoi donner à manger à sa famille. Il est infiniment triste : « On était éleveurs de volailles de père en fils, je travaillais avec mes frères. Et me voilà avec quelques cartons de biscuits au rond-point Nejma. » Il a pu quitter Gaza-ville avec quelques économies et financer ce petit commerce.

J'ai voulu lui remonter le moral en lui disant qu'il pourrait revenir chez lui après la guerre. Mais il lui faut six mois pour relancer la production, plus quarante jours pour recommencer le cycle œuf-poulet. Chaher m'a dit aussi : « On a toujours recommencé : après la guerre de 2009, après celle de 2014… Mais là, c'est le pire du pire. Je crois qu'on ne va pas recommencer. » Lui et sa famille ne savent pas du tout ce qu'ils vont faire.

Des fraises exceptionnelles

C'est toute l'industrie de l'alimentaire à Gaza qui est par terre. La situation avant le 7 octobre était complexe. Malgré le blocus, une zone industrielle d'environ 55 000 mètres carrés fonctionnait à côté du terminal de Karni, à l'est de la ville de Gaza, grâce à la compagnie Piedico. Les garanties des Israéliens permettaient à des donateurs européens d'investir. Il y avait une petite industrie de plastique, de meubles, de textiles et de produits laitiers, avec un grand homme d'affaires palestinien, Khaled Al-Wadiya.

Il y avait aussi de la production de boissons gazeuses, de jus de fruits, etc. C'était à l'est de la ville de Gaza, à côté de la frontière. Cette zone avait été fermée en 2007 après la prise du pouvoir par le Hamas, puis l'activité y a repris en 2018. Elle exportait en Israël, en Cisjordanie et même en Jordanie et à d'autres pays. Il y avait aussi des exportations de produits agricoles, comme les fraises – la fraise de Gaza était célèbre2.

Maintenant il n'y a plus d'exportation, il n'y a plus rien. Chaher dit que la majorité des industriels sont partis pour investir ailleurs. Beaucoup de Gazaouis ont perdu leur emploi. Khaled Al-Wadiya a perdu dix millions de shekels quand l'électricité a été coupée. Il est parti en Jordanie, et il ne veut plus revenir à Gaza.

Car tout le monde a bien compris la leçon : les Israéliens ne veulent plus d'industrie dans la bande de Gaza. Ils ont détruit tout ce qui ressemblait à un atelier ou à une usine. C'est toute l'histoire industrielle de Gaza qui se termine. Cela peut paraître surprenant, mais il y avait une tradition de production dans la bande de Gaza, qui remonte loin. Prenons l'industrie du textile par exemple : pendant des années, des dizaines d'ateliers cousaient pour l'industrie israélienne du vêtement. De Gaza sortaient des pièces griffées Levi's ou Nike. Les Israéliens fournissaient les tissus, les Gazaouis maniaient la machine à coudre. Cette collaboration s'était arrêtée, puis avait repris dans la zone industrielle de Karni.

L'armée israélienne a détruit le système santé et le système d'éducation. Elle a aussi anéanti le troisième pilier de tout État : l'économie et le système de production. Je ne parle pas des gens qui profitent de la guerre pour se faire beaucoup d'argent. Depuis le retour de l'Autorité palestinienne (AP) et même avant, pendant l'occupation, il y avait des industriels qui faisaient quelque chose pour leur pays, qui créaient des emplois. Tout cela est parti en fumée. Cette fois, il n'y aura plus personne pour investir à Gaza.

Je me rappelle très bien qu'au retour de Yasser Arafat et l'installation de l'AP à Gaza en 1994, l'économie avait fait un bond. Des hommes d'affaires étrangers étaient venus ici pour faire du business. Maintenant tout le monde fuit, à commencer par les Palestiniens. Des centaines de petits entrepreneurs sont devenus des marchands ambulants, comme Chaher Al-Helou, l'éleveur de poulets qui essaie de gagner entre 20 et 100 shekels (entre 5 et 25 euros) par jour au rond-point Nejma.

Et on ose dire que les Israéliens ne veulent pas pousser les Gazaouis à émigrer…


1Littéralement « père de Walid », forme de politesse traditionnelle par laquelle on appelle l'homme ou la femme à partir du prénom de leur aîné.

2NDLR. C'est la raison pour laquelle, pour contourner la censure des réseaux sociaux, les utilisateurs et utilisatrices remplacent le mot « Gaza » par un symbole de fraise.

3 / 10

 

  GÉNÉRALISTES
Basta
Blast
L'Autre Quotidien
Alternatives Eco.
La Croix
Euronews
Le Figaro
France 24
FTVI
HuffPost
L'Humanité
LCP
Le Media
Le Monde
Libération
Mediapart
La Tribune
 
  EUROPE
Courrier Europe Centle
Euractiv
Toute l'Europe
 
  INTERNATIONAL
Equaltimes
CADTM
Courrier International
Global Voices
Info Asie
Inkyfada
I.R.I.S
Jeune Afrique
Kurdistan au féminin
N-Y Times
Orient XXI
Of AFP
Rojava I.C
 
  OSINT / INVESTIGATION
OFF Investigation
OpenFacto°
Bellingcat
Disclose
G.I.J.N
 
  MÉDIAS D'OPINION
AOC
Au Poste
Cause Commune
CrimethInc.
Issues
Les Jours
Le Monde Moderne
LVSL
Marianne
Médias Libres
Quartier Général
Rapports de force
Reflets
Rézo
StreetPress
 
  OBSERVATOIRES
Armements
Acrimed
Catastrophes naturelles
Conspis
Culture
Extrême-droite
Human Rights
Inégalités
Information
Internet actu ✝
Justice fiscale
Liberté de création
Multinationales
Situationnisme
Sondages
Street-Médics
Routes de la Soie
Vrai ou Fake ?
🌞