30.12.2025 à 19:53
La Belgique, le Congo, le silence
- 29 décembre / Avec une grosse photo en haut, Littérature, Histoire, 2
Le texte qui suit constitue l'entame d'un travail plus large et à venir sur le silence colonial en Belgique. La mère de Julien Jeusette est née au Congo et y a longtemps vécu après l'indépendance. Il s'agit ici de chercher les formes qui mettent en lumière l'absence sidérante de discours académiques comme médiatiques quant à la présence de milliers de Belges au Congo jusqu'à la fin des années 1980, ainsi que les conséquences de cette absence sur notre présent.
Ma mère
(c'est toujours par là que les choses commencent)
avait cette phrase âpre
et légère je n'ai pas le souvenir
du ton ni des
circonstances de son énonciation
contrariée
je ne suis pas ton
moi-même sans doute l'ai-je jetée
à mes frères lorsqu'ils demandaient
de l'aide un dessin de château imprenable ou une pomme épluchée
comme à ma mère je demandais
affalé au fond d'un fauteuil confortable devant la petite
télévision du chocolat
chaud un massage des pieds ou une pomme épluchée
le ton
n'était pas hostile je
crois que ma mère était
lasse des répétitions infinies et des jours identiques
la lessive des mêmes slips
sales et les courses et les plats et c'est
faux – je l'ai toujours vue ou presque
joyeuse et chantante ce n'était
pas une famille troublée
mais maman je demandais
affalé au fond d'un fauteuil confortable devant la petite
télévision maman du chocolat
je ne suis pas ton boy
comme on dit
I am not your
slave ou ta bonne ou ton chien en 1958
ma mère est née à Kin
(shasa) a vécu à Lubum
(bashi) jusqu'en 1976 est-ce
un hasard si en ouvrant
ce document pour me mettre à écrire
mein autobiographischer Versuch
une contraction violente me tord
l'estomac m'empêchant de remplir
mes poumons je pense à une crise
cardiaque et aux sirènes
de l'ambulance qui me sauvent mais je
persévère au fin fond de la crypte
Ma mère
(c'est toujours bien avant que les choses commencent)
est née dans un pays colonisé
par ses parents
Monique et Paul
leurs images spectrales délavées par le temps
une moustache
confiante et
gelée à la mode des années ‘70 une
permanente elle est belle leur image à côté
de l'ivoire sculptée sur le bureau de mon père
héroïque – morts dans des accidents d'avion provoqués
par eux-mêmes et d'un chagrin
d'amour cancérigène
je ne trouve aucune
information sur internet Paul et Monique n'existent
pas je ne connais pas l'année de leur
mort ma mère
se tait
le 30 juin 1960
âgée de 22 mois
ma mère s'effraie et pleure au tonnerre
des feux d'artifice qui enfin
célèbrent l'indépendance du Congo
Lumumba n'est pas loin
dans sa vie ne lui restent
que sept mois de ses dents
intactes il savoure la victoire
brève et ose à Baudoin opposer publiquement
la « lutte indispensable pour mettre fin à l'humiliant
esclavage »
je ne suis pas ton boy
Ma mère
grandit au Congo
la troisième
fille née moins de 12 mois après ses sœurs
jumelles sa mère
à elle se rend en pharmacie après sa naissance
et demande
comment font-elles les femmes
de mauvaise vie pour ne pas
tomber enceinte aurait-elle préféré
ne pas tomber enceinte
ma mère
se tait
m'en voudrait d'ainsi se voir nommée
je ne suis pas ta
mère (lui viennent non pas de belles images océaniques
mais des mégères commères et des mémères)
je suis ta
maman
j'écris en secret
espérant
qu'elle ne me lira pas
c'est une bonne lectrice
je ne suis pas ton boy
dans la nuit du 30 juin au 1er juillet
1960 nombreux sont les colons qui soudain
évoluent perdent leur peau
se transforment et deviennent
« coopérants »
à ce titre ils restent au soleil
dans les maisons des beaux quartiers
et jusqu'à ses dix-huit ans ma mère
déteste la Belgique
où ses parents l'envoient l'été
avec des Belges qui détestent la vie
facile des « coopérants »
je ne sais pas
plus de 10.000 répond ma mère
quand je lui demande combien de Belges
à Lubum après l'indépendance
le mot maan en chinois
veut dire les 10.000 choses veut dire sans borne incalculable
ma mère
se tait
je cherche des ouvrages
des chercheuses et des chercheurs
une étude socio-historique
sur les « coopérants » il n'y a
rien
rien
rien
la Belgique
se tait
ma mère n'est pas mon boy
mais elle
en avait un sa famille
avait un boy
le boy avait un nom
il s'appelait Sylvestre
avait l'âge de ma mère
après l'indépendance
la colonisation
[à suivre]
Julien Jeusette
30.12.2025 à 19:53
Une nouvelle pour passer de la nuit au jour qui se lève
- 29 décembre / Avec une grosse photo en haut, Littérature, 2
Il n'avait pas de nom, ni de prénom, car déjà le nommer serait le trahir. Il hantait mon univers mental depuis des mois, gris, tout gris, rabougri. Pour le voir, il fallait que j'attende la nuit. Reclus dans la maisonnette au dessus du chemin qui longeait la voie ferrée, nul ne venait à lui, ni lui à personne. A peine, sans doute, mangeait-il. En cela, avait-il suivi les préceptes d'une catastrophe annoncée ou renoncé à l'immangeable ? En bref, il s'était effacé du monde.
Du moins l'avait-on pensé autour de lui avant de finir par l'oublier. Sauf moi, qui l'avais dans ma plume, le personnage gris, tout gris de mon esprit. Gris rabougri. Ce que je savais pourtant, et la nuit seulement, c'était que si nulle agitation ne venait du dedans, toute une vie s'agitait à l' envers de ce dedans. D'abord la terre, le long de la voie de chemin de fer. Remuée, brassée, éjectée des profondeurs, au petit matin elle séchait par centaines d'amas frôlant le grillage de protection au-delà duquel flemmardaient les rails de la voie . Des trains arrivaient en rugissant avant de s'affaler sur les quais. Dix fois par jour, peut-être vingt.
Noël le père, le fils avait démissionné, dix fois par jour, peut-être vingt, marchait le long des voies en comptant les boulons . Pas un ne manquait au petit matin . On ne se souvenait plus de l'accident qui avait fauché les voyageurs sur un quai à la suite d'une défaillance de l'entretien minimal offert au dieu Rentabilité, loué fût-il, mais on avait gardé l'empreinte fossilisée de sa remédiation : compter les boulons, c'était son boulot au père Noël. Et pas un ne manquait au petit matin. Et la terre, de l'autre côté du grillage qui protégeait la voie ne bougeait pas et perdait sa fraîcheur au long des journées pour la retrouver dès la nuit tombée, en milliers de petits tas secoués.
Lui, l'homme gris rabougri de ma plume, savait qu'en dessous, on était à l'oeuvre .Voir ne lui importait pas . Il savait . Peut-être entendait-il les frôlements de la terre remuée, à moins qu'il ne sentît, sous ses pieds, dans les tréfonds de sa maison, le sol qui bougeait. Imperceptible frisson des fondements qu'on ébranlait .
A l'envers du dedans, dans son jardin, pullulaient les lombrics . ça creusait partout, ça sillonnait les profondeurs. Dehors encore, les arbres alentour que le jour endormait, secouaient leurs branches avant de se peupler dans l'obscurité. L'homme de ma plume, gris rabougri, entendait les souffles de l'air qu'on fendait en passant au dessus du toit, parfois en s'y posant, parfois en le piétinant quand les branches des l'arbres priaient qu'on ne les brisât pas sous le poids des arrivants . Car si les busards, les vautours, les éperviers et encore les bécasses, les merles, les pèlerins, les pies et les plus petits, étourneaux, geais, mésanges et loriots et hirondelles et rouges -gorges convergeaient tous ensemble et que les rejoignaient les cormorans, les mouettes, les albatros, les hérons, les grues et les bernaches, et que les martinets noirs, fondant des hauts du ciel, sans jamais se poser participaient aux grands rassemblements nocturnes, c'est que tous sans souci d'origine, de genre et d'espèces partageaient le même souhait d'un monde à habiter. Et de l'action pour le réaliser. Les arbres cachaient leurs palabres. Nul n'entendait ce qui s'échangeait entre tous les habitants du ciel réunis, à quoi se mêlait le chuchotis des branches, chaque nuit plus alarmant. Pourtant de tous ces regroupements commençait à poindre une petite lumière. Nuit après nuit qui jaillissait de la réunion du peuple des oiseaux.
L'homme gris le savait, même si de chez lui, il ne distinguait rien encore. Bientôt cela viendrait.
Au loin, à bien des encablures de la maison, sur les franges de l'océan, sur les plages, dans les criques, il fallait voir avant l'aurore, à mer montante ou descendante, les rondes affolantes des crustacés par milliers. Quand l'homme y était allé, déjà on ne pouvait plus les compter. Nuit après nuit, une plage nouvelle, une autre crique, se remplissait du peuple armé des eaux salées, crabes, araignées géantes que relayaient les géants des mers, poissons dragons, requin lutin, nautiles, blobfish et méduses abyssales pendant que les arénicoles, creusaient sous la surface mille galeries qui finiraient par se rejoindre. L'homme gris n'entendait pas le son des conversations de la mer. L'oreille humaine, même lassée des mots fantômes du blabla mondialisé, n'avait pas encore le pouvoir d'en saisir les vibrations signifiantes, mais en percevait comme une onde qui se propageait. A l'aube, tous s'évanouissaient. Restait l'écume paresseuse qui effaçait toute trace. Enfin, cela advint.
Un jour ordinaire, un jour comme les autres. Tout bête. Cela commença sur terre. Un train, pas loin, un train de la dernière génération épris de vitesse et de consommation en tout genre, bourré de gadgets et de gens sans peur, se coucha sur le flanc sans que rien ne vînt présager une défaillance de ses systèmes connectés. Rien. C'était inexplicable, sauf par un léger affaissement soudain des terrains sous la voie. Il n'y eut pas de morts à déplorer. Fallait-il s'en réjouir ? Des blessés, cependant et le grand cirque des médias . Quoi, pourquoi, comment, la faute à qui... Cela dura peu car un autre événement inexplicable satura l'attention : des centaines de câbles aériens, ceux qui vont des centrales nucléaires vers les villes, une nuit rompirent et rejoignirent la terre. Toute une région sombra dans le noir. Des centaines de machines hoquetèrent, toute une vie électrique fut d'un coup à l'arrêt . Rien n'expliquait pourtant ce qu'on désigna cette fois, non sans exagération, du vocable de catastrophe . Mais nulle thèse officielle ou officieuse n'établit alors le lien avec la chute du train qui avait rendu la ligne inexploitable pour de longues semaines et dont la rupture de l'approvisionnement en énergie risquait de prolonger la mise à l'arrêt, en même temps que celle de tous les réseaux.
L'homme gris rabougri de mon mental avait alors renoncé à tout mouvement et se concentrait sur la perception des cils vibratiles de sa pensée. Il avait beaucoup bougé durant sa vie. Il s'était démené sans compter. Maintenant il sentait que c'était le monde qui s'était mis en mouvement. Enfin, il entendait son chant.
Puis tout s'accéléra. Des trains, par dizaines se couchèrent sur les voies affaissées, des fils aériens rompirent par milliers et sous les vagues, au loin, au plus profond des gouffres de la mer, dernière destination des relais qui partaient des plages et des criques, les câbles qui alimentaient les réseaux du monde, se turent, avalés par des créatures marines qu'on avait depuis des décennies, méprisées, dérangées, presque exterminées.
L'homme gris de ma plume commença à sourire. Maintenant il entendait clairement les taupes qui creusaient sous les voies et les lombrics qui s'y mettaient aussi. Il comprenait le langage des oiseaux fendant l'air pour sectionner les fils qui défiguraient leur ciel. Il saisissait les mouvements des habitants de la mer qui détruisaient tout ce qui perturbait le silence des abysses où se propageaient les ondes de leurs messages secrets. La marche d'un monde vomissant ses chiffres par tous les orifices de la technologie en folie agonisait.
En peu de temps le monde capitalisé s'effondra . Plus aucun relais pour ses cris d'orfraie .
La vie avait pris le dessus. On entendait les nuages qui applaudissaient. Des ondées lavaient les arbres et les fleurs. . Les poissons bondissaient des eaux pour former des arcs-en-ciel.
L'homme gris étira ses jambes, se leva doucement, palpa son dos, remua ses épaules, ouvrit la porte et sortit de ma plume.
Aussitôt lui vinrent toutes les couleurs de la lumière. Enfin il y eut un matin. Et ce fut le premier jour.
Madeleine Micheau
30.12.2025 à 19:53
Une pensée de la dimension politique de l'image photographique
Jérôme Benarroch
Jérôme Benarroch est photographe et philosophe, il travaille notamment sur le rapport entre image et politique [1]. Nous avions déjà publié certains de ses portraits de photographes, dont un de Pino Musi justement. Il est question ici de son dernier ouvrage Polyphōnia ou comment inventer des formes et un réel qui excèdent la représentation.
Le dernier ouvrage de Pino Musi, Polyphōnia (2025), prolonge et approfondit le mouvement inauguré avec Border Soundscapes (2019). La métaphore musicale y est pleinement assumée.
Pas simplement une atmosphère ou un ornement, elle est conçue comme un principe structurant du travail. Que dit-elle ?
Elle affirme d'abord qu'une affinité entre la photographie et une certaine tradition de l'intellectualité musicale — dont Morton Feldman constitue sans doute la figure principale, mais où l'on pourrait également invoquer Stockhausen, Reich ou Ikeda — est possible.
En musique, l'invention de formes, la logique sérielle, la question du rythme ou du timbre se déploient naturellement puisque, lorsqu'elle est instrumentale, la dimension représentative y est absente.
Pour la photographie, c'est une autre affaire. Elle porte de fait le poids de l'évidence représentative et de son inertie documentaire. Lorsqu'elle devient art, l'enjeu est alors toujours, d'une manière ou d'une autre, de montrer qu'elle peut, elle aussi, accéder à des formes non anecdotiques, non décoratives, et inscrire l'image dans un champ sensible qui excède la simple représentation.
Un regard qui invente des Images doit nécessairement prendre en compte la matérialité première du rectangle en deux dimensions, avec ce qu'un regard à la fois concret et abstrait en tire comme conséquence. L'opération de Musi se situe à ce niveau : arracher l'image photographique à sa piégeuse référence narrative et documentaire, afin de la hisser à une capacité d'abstraction et d'invention formelle comparable à celle des formes musicales les plus exigeantes.
Ensuite, le terme Polyphōnia ne désigne pas seulement la coexistence de plusieurs voix ou une harmonie. Nous sommes dans le contemporain. Cela signifie que la polyphonie n'est pas consonante. Elle est traversée de part en part par la dissonance, la divergence, la non-symétrie.
Ainsi, au sein de chaque image, Musi privilégie les irrégularités, les fragments disjoints, les lignes qui ne convergent pas. Rien ne se résout.
En musique, la syncope renverse les appuis rythmiques. Dans la photographie, cela se traduit par des interruptions du regard : éléments tronqués, lignes qui s'arrêtent, masses qui brisent les attentes de continuité. Le regard est déplacé, non selon un parcours fluide, mais selon une série de décalages.
Chez Feldman (ou Xenakis), l'aléatoire fait partie du processus de développement sonore : c'est une modalité rigoureuse d'intégration de l'imprévisible.
Dans les images de Musi, au cœur de l'abstraction, une place prépondérante est laissée aux matériaux contingents du réel : taches, rouille, bétons, végétation invasive, résidus urbains. Ces éléments ne sont pas corrigés : ils sont intégrés comme conditions constitutives de la forme.
La polyphonie devient alors une logique de la forme, au niveau même du développement de l'ensemble de l'ouvrage : un principe de nécessité qui articule la rigueur formelle et la variété vivante du sensible, aléatoire et réel.
À propos de ce travail, on peut dire que non seulement on ne quitte jamais le réel, mais que c'est par là qu'on y accède. Comme l'indiquait Border Soundscapes, c'est dans les marges, les zones périphériques, les franges urbaines — des espaces qui échappent aux catégories habituelles d'identification — que la plupart des images sont saisies. Mais cette réalité n'est pas exactement ce que la photographie raconte. Elle sert plutôt de matériau pour l'élaboration. Et c'est dans ce rapport singulier au réel qu'il faut entendre une dimension politique.
Chez Badiou, on le sait, l'État ne désigne pas seulement un ensemble d'institutions. Il devient une fonction structurelle : la fonction de « représentation » de ce qui existe dans une situation. L'État est ainsi ce qui classe, dénombre, ordonne, nomme : il stabilise les éléments du monde, leur donne une place, les représente dans un cadre contrôlé — cadre qui est, bien sûr, celui de l'idéologie dominante.
Mais toute situation contient un « vide » : quelque chose qui n'est pas représenté et que l'État ne peut intégrer, ce par quoi une nouveauté et une vérité sont possibles. L'invention de pensée véritable apparaît, pour Badiou, dans l'excès : ce qui n'est pas inscrit, pas reconnu, pas compté dans les catégories dominantes.
C'est précisément dans cet espace que se tient le regard de Musi.
Il ne photographie pas les lieux institutionnalisés ou les scènes identifiées. Il choisit des espaces où la représentation « étatique » — sociale, urbanistique, administrative, idéologique — se relâche. Des zones où les classifications s'effritent et où l'image peut apparaître comme forme et comme réel plutôt que comme réalité déjà connue.
C'est un trait politique au sens fort, analogue à la radicalité de la poésie ou des mathématiques fondamentales : un rapport au réel qui ne passe pas par la narration, mais par l'invention d'une forme et d'un réel qui excèdent la représentation.
La filiation avec Lewis Baltz est ici déterminante : là aussi, le rapport à l'espace urbain n'est pas narratif. Baltz avait montré qu'une photographie pouvait être à la fois une structure conceptuelle rigoureuse tout en laissant apparaître les lacunes, les asymétries, les stigmates — ce que nous avons appelé par ailleurs : un inconstructible.
Musi fait un pas nouveau dans cette orientation. L'image est construction, mais ce qu'elle construit n'est pas totalisable. Elle n'est pas non plus une idéalisation. Elle expose, au sein de sa rigueur, ce qui échappe à l'ordre : géométries imprévisibles, accidents de surface, matières brutes.
Ainsi, les photographies de Musi ne visent ni la description ni l'abstraction pure et simple. Elles visent une vérité qui ne se raconte pas mais se présente : le visible en tant qu'il déborde les catégories ordinaires du visible.
La polyphonie dissonante, l'inconstructible, le choix des marges urbaines, l'écart à la nomination sociale : tout cela converge vers ce que l'on peut nommer Unconstructivism.
L'idée est la suivante : toute construction formelle — toute affirmation d'une Image — est traversée par un inconstructible. Non pas un défaut, mais un réel. L'inconstructible est ce qui habite et excède l'organisation visuelle ; ce qui s'inscrit comme imprévisible, irrégulier ou matériel.
L'image est une structure, mais une structure traversée par le non-maîtrisable.
La dissonance contemporaine est précisément la manière dont cet inconstructible apparaît comme un réel encore inaperçu.
Jérôme Benarroch
30.12.2025 à 19:53
Dimension politique
Stéphanie Chanvallon
Tout particulièrement éprouvé dans les rencontres animales et le dehors, mis en récit (L'Orque, la Femme et l'Hirondelle. Mille et un Sauvage, Editions Dehors, 2024), le Sauvage m'a permis d'explorer divers lieux, de l'altérité au « Nous », de l'invisible à l'invisibillisé, de l'expérience sensible à l'événement, etc. Et c'est sur la question politique que je vais tenter ici de prolonger les perspectives parce qu' « il y a » dans le sauvage une présence et une intensité surprenantes et inépuisables.
Il semble que nos façons de résister non seulement expriment le sauvage mais peuvent s'y inspirer pour se perpétuer et densifier nos raisons d'être ensemble. Car que vous soyez expulsés de votre lieu, leur forêt détruite, des toxiques enfouis dans notre terre, quelle que soit la menace, c'est une partie de nous qui va devoir recruter d'autres forces. Comment arpenter le sauvage dans une dimension politique ? Je vais présenter succinctement comment le sauvage se manifeste, ce qu'il nous permet de vivre dans le concret de l'expérience pour, pas à pas, discerner ce qui peut animer et façonner nos luttes, nous ressourcer aussi.
Que dire du sauvage ? Et peut-il disparaître ? Son murmure tenace se propage aux confins d'une région forestière comme dans le plus intime de nos existences. Le sauvage est un insaisissable dont nous sommes tout autant spectateurs que participants. Incarné dans des mouvements tout en étant déjà ce qui n'est plus, il prend consistance depuis un pré-quelque chose, s'apparente à une énergie, cristallisant par exemple une peur ou un élan de liberté. Chaque vie est traversée par le sauvage, aucune ne peut l'embrasser à elle seule et toute forme, qu'elle soit végétale ou animale, peut se soustraire aux attendus pour lesquels tant d'ingénieries se déploient [1]. Le sauvage, inaliénable et incessible, est un potentiel inépuisable exprimé dans la multiplicité.
Mais c'est précisément la diversité des formes qui l'incarnent qui disparaissent et avec elles des possibilités d'engendrement, et de ceci la logique de productivité du capital n'a que faire. Devant le progrès - qui ne sera désormais nullement entravé, pas même par l'éthique - il semble rester un mot : l'indifférence pour tout ce qui est réifié depuis des siècles et toujours plus « mis au travail », de l'animal à l'humain en passant par les forêts, les montagnes et maintenant les océans, sans parler de ce qui n'est pas utile et de fait annihilé. L'extension du capital (par voie de guerres aussi) ne semble pas avoir de limites, en tout cas pas celles de la nature à moins de nommer autrement la forme qu'il prendra quand il n'y aura plus de nature à exploiter - peut-être restera-t-il des espaces réservés à quelques expérimentations. Car le capital sera là pour un long moment, plus agressif et intrusif encore, partout, et la virtualité du monde en cours participe pleinement du processus.
Il me semble que perdre la perception du sauvage ou renoncer à lui, serait se soumettre à l'ordonnancement des choses. Le sauvage saura pourtant se manifester là où nous ne l'attendons pas. Il nous déroute, mais sa puissance de prime abord menaçante ravive nos capacités et excite notre imagination. Rechercher ou éprouver le sauvage, c'est accepter l'intranquillité, savoir refuser ce qui est établi et donné par l'extériorité comme vérité, s'engager dans une connaissance a posteriori d'une expérience et expérimenter la profondeur - contre la superficialité. Demain n'est pas écrit. Alors il nous faut croire au sauvage et ne pas nous laisser dire sa perte, il faut le recruter dans les lieux les plus improbables du dedans et du dehors pour qu'advienne ce qui tient aux cœurs des âmes rebelles.
La vie assujettie est présente dans une forme qui traduit la perte silencieuse du fond : le sauvage se délite quand la vie ne s'exprime plus spontanément (tel l'animal du zoo ou d'un élevage intensif). La figure du sauvage est d'emblée ce qui échappe, se dérobe et trace ailleurs, déploie son existence sans être sous la main humaine ; cet autre sujet demeure en partie inconnu et pose des limites à nos désirs. Rencontrer le sauvage, c'est accepter le non donné, la non immédiateté, la frustration. Aucune certitude pour nous assurer de ce dont nous voulons jouir.
Habitués à côtoyer le sauvage, ses formes nous paraissent plus familières, elles tracent des inflexions, des fluidités et discontinuités incessantes, apparaissent et disparaissent parce qu'elles sont la vie même et nous rassurent à travers leurs propres mouvements. Quelque chose de tenace émane du fond et nous saisit. L'imprévisible, lui, nous dépossède d'une absolue maîtrise, nous tient en éveil, excite nos sens et notre attention à ce qui est là ou potentiellement se prépare. Et son comparse le risque, soit une possible atteinte physique ou psychique, est à différencier de la menace. Risquer c'est se situer en-deçà de la maîtrise, être attentif à tout changement dans son milieu, se tenir aux aguets, sur le qui-vive, un mouvement parfois très subtil ou abrupt, pour préserver l'intégrité de l'être. L'acceptation du risque nous oblige à la pleine présence.
Après avoir accepté ce à quoi nous expose le sauvage, nous pouvons y saisir des opportunités de transformations. Le sauvage est comme une force subversive qui nous embarque au passage. Le dehors permet d'explorer la confiance en soi, en l'autre, de s'autoriser à l'expérience des limites. Le sauvage nous rend densément et insolemment vivants. Il semble que l'artificialisation et l'ultra-connexion désubstantialisent l'expérience sensible, or, dans une rencontre avec un animal sauvage (nager à côté d'une orque ou approcher un rapace blessé par exemple), se vit une sorte d'extra ordinaire où les modes de perception et d'agir sont autrement sollicités, entre instinct, intuition et intelligence corporelle [2] – sauver un humain de la noyade relève d'une même situation atypique. Ainsi, s'agencer au creux d'une rencontre c'est se mouvoir avec les forces et les liens en présence [3], c'est amplifier la consistance relationnelle sans se soustraire au risque de l'altération, tout en se donnant la possibilité de faire advenir du nouveau. On se sent aussi appartenant à un monde plus vaste que la communauté humaine, on s'insère dans des réseaux à la fois plus complexes et spontanés. La dimension de l'expérience est prise dans un événement. L'événement engendre du sens mais il ne peut s'y réduire puisqu'il nous dépasse, l'événement supplémente l'existence. Il se refuse à toute projection mais il est l'histoire de ceux qui le vivent in situ. Il importe aussi d'accepter de ne pas tout connaître de notre façon singulière d'être touché par le monde et de le toucher, d'accepter la mouvance dans notre capacité à défaire et refaire nos relations aux autres vivants.
L'espace de la rencontre avec l'animal sauvage est une expérience de l'altérité où s'éprouve un « être ensemble » inattendu. Il n'y a pas d'effacement des singularités dans le commun de l'entre-deux animal, parfois à la limite de la fusion. La porosité nécessite de préserver la consistance de chacun. La limite individuée ne peut donc se dissoudre sinon à approcher la mort. Au creux de la relation, si elle perd de sa primauté dans un temps relativement court, c'est pour mieux la reconquérir, la densifier. La part sauvage assure la continuité de l'existence dans le maintien de l'autonomie la plus fondamentale, dans la réalisation permanente et toujours inachevée du sujet, pourtant en lien avec un autre. Et une éthique intouchable préexiste à la rencontre, elle est pour moi vivante. L'éthique se pose comme attachement à ce qui fait sens, à ce qui se tient déjà là dans toute lutte, contre l'instrumentalisation du vivant, l'invisibilisation ou l'anéantisation - elle dévoile notre façon de nous incliner devant la magnificence d'une montagne, la délicatesse d'une fleur, de reconnaître le vivant comme unique et mortel, engagé lui aussi dans son existence. Signe de notre propre vulnérabilité et dépendance, elle est résistance à l'inertie quand nous sentons que quelque chose ne va pas. L'éthique vivante n'est pas rattachée à une morale acquise, héritière d'une pensée sociétale, philosophique ou d'une donnée scientifique. C'est un déjà là que l'on porte en soi comme l'empreinte d'une lointaine communauté, elle est immémoriale.
Alors quelle proximité avec nos luttes, quelles potentialités à l'œuvre ? Et bien, entre autres, « il y a un Nous ».
Pour Bernard Aspe, la communauté n'est pas « illusion d'être ensemble », mais le réel de l'être ensemble. « L'être-ensemble n'est pas un donné. C'est l'un des paradoxes que l'on retrouvera souvent : ce qui est avant nous, et qui à ce titre constitue le véritable commencement, n'est pas présent partout et toujours, bien au contraire. Le problème est que ce véritable commencement est même toujours plus raréfié, et qu'il se révèle bien souvent tout d'abord sur le mode de son absence. S'il en est ainsi, c'est bien que l'espace de l'intériorité commune est susceptible d'être défait. Ce qui pourrait indiquer a contrario qu'il est susceptible d'acquérir une certaine consistance » [4]. Cet « être ensemble » symbolise une intégration en train de se faire, jamais définitive. Il est surtout ce qui propulse la métamorphose, ce qui a été polarisé et se transforme, incarne le projet même de la relation : lier, délier, lier,… la forme ancienne a été métabolisée, il en reste une mémoire qui dilue ses effets dans l'espace et permet de mesurer l'écart entre ce qui a été et ce qui est devenu. Ce « nous », porté par la complicité, est la résonance indéterminée de la relation qui a pris corps. « Je » [5] est désormais autrement qu'hier et si le « nous » n'est plus un réel concret de nos formes, il se maintient comme « il y a eu un Nous » et dans la potentialité de nouvelles rencontres si les désirs se recombinent. Le processus de transformation, touchant l'être en profondeur, peut demeurer dans une presque invisibilité et participe ainsi à ce qui dans l'intériorité peut se mouvoir sans être vu, et de fait résiste à toute volonté extérieure de (re)mise en forme non désirée.
S'engager dans la relation, la politique, lutter, c'est se mettre en gage dans le sens où « je » me mêle à quelque chose qui est partagé et ancré comme un « c'est cela » ou « il y a », que j'accepte d'en répondre et que l'autre puisse répondre à son tour. L'être ensemble tient sur l'engagement mais aussi sur la portance et la clarté de ce qui s'accomplit dans le discernement des objectifs à énoncer et incarner - le silence dans une situation peut être à lui seul un acte intimement partagé. La cohérence entre le penser, le dire et l'agir, sont essentiels pour que tiennent l'engagement et les distorsions - soit les déséquilibres motivants qui créent un espace de transformation susceptible d'être saisi et en-deçà font apparaître plus finement l'irréductible à quoi nous tenons dans l'aventure de l'être ensemble. Et comme l'éthique vivante n'est pas abstraite, détachée, extérieure, mais rejouée à chaque fois dans l'immanence, il est alors possible de regarder son action à partir des principes qui la motivent et la satisfaction de leur expression ; une cohérence à tenir, faire au mieux ou au moins pire, malgré ce qui peut être perdu, non réalisé. Mille et Un Sauvage exprime à la fois l'unité du sauvage comme énergie, potentiel de force traversante, affectante, et la pluralité des formes qui peuvent l'incarner. La charge éthique sous-tend leur l'épanouissement et la perduration des mouvements. Nos révoltes et nos luttes surgissent depuis un potentiel qui se cristallise et prend la forme de revendications et d'actions portées par un désir commun qui nous anime – il y a une spiritualité dans le résister ; l'imprévisible demeure au creux de l'action - s'y invite parfois l'invisible, l'inconnu est dans son devenir.
Comme énoncé ci-avant, parce que le sauvage nous échappe, nous préservons par là-même notre propre possibilité d'échapper. Il est ce à travers quoi et pour quoi nous pouvons nous propulser, un point d'accroche le moment venu, une résurgence, toujours en un autre lieu. Echapper n'est pas fuir mais refuser de se soumettre – échapper comme hors de la chape – quelle que soit l'unité globalisante du capital. Le sauvage est ce qui nous rend à jamais insaisissables et non totalisables. Ainsi, je retrouve, entre autres, dans le sauvage trois axes proposés par Bernard Aspe dans « Ce qu'il manque, c'est un espace révolutionnaire » [6]. Cet espace révolutionnaire est égalitaire, chacun compte autant que tout autre, c'est la rencontre de l'altérité. Le rencontrer est un ensemble de mouvements intérieurs en lien avec l'extériorité, une histoire d'ouvertures, de concentrations, d'intégrations, d'amplifications, d'espaces qui se créent ou se recombinent et qui lui donnent consistance. Il est anormatif c'est-à-dire qu'on dépasse les spécificités des luttes pour résister à l'enfermement face au risque de l'emprise toujours possible ; les conflits internes et paradoxes sont à porter, des pauses nécessaires pour assimiler, se régénérer. L'espace révolutionnaire est plus qu'humain : ce que nous voulons être en tant que subjectivation est inhérent à l'ensemble des milieux vivants et formes de vie. En aparté : « la vérité n'est pas une épreuve subjective sans être aussitôt et par là-même l'épreuve d'un collectif de pensée, quelle que soit sa forme et son importance. Or un tel collectif est toujours structuré par des savoirs (...) qui soutiennent la mise à l'épreuve par quoi se fait l'expérience du vrai » [7], mais alors qu'advient-il quand la consistance subjective émane d'une expérience entre espèces différentes ?
Je n'évoquerai pas ici la dimension de la connaissance qui se joue au creux de la rencontre sauvage et s'élabore à travers elle, je peux juste dire de la connaissance qu'elle n'est pas que le discours de la science qui ne saisit qu'une des réalités du monde. La rencontre est événement et l'événement n'est pas « chose », « état », « espace-temps » circonscrit puisqu'il advient d'une multiplicité de possibles – de fait, il se refuse à la science. Mais concrétiser un lien entre profondeur et surface, c'est faire apparaître le mouvement de la connaissance comme symptôme d'une façon d'être au monde singulière ou collective et donc expression vivante où se maintiennent l'insondable et l'indéterminé. De plus, dans la recherche du vrai, ce qui est mis en partage est de fait exposé à l'approbation ou l'arrivée d'un conflit ; il est important de dire ce qui peut être dit, malgré la perte d'un vécu depuis l'expérience. Ce qui se joue ici est d'abord ce que l'autre dans l'entre-deux du dire, perçoit, entend, valide ou non, l'écart entre des points de vue. L'éthique fait le lien entre nous quoi qu'il arrive puisqu'elle a été reconnue aux prémices du mouvement politique comme ce qui nous permet de tenir ensemble.
Le risque demeure parce qu'il y a toujours de l'incertitude et des inattendus à traverser nos actions et celles de l'ennemi. Il y a donc des victoires et des défaites. Bozzi et Chanvallon [8] envisagent la défaite comme une force à travers trois exemples de lutte où une inversion opère : faire exister autrement une forêt qui va être détruite, regarder le mode d'opération insaisissable du mouvement des Gilets Jaunes pour partie in-identifiables, croire à une ZAD comme collectif épars et hétérogène, périssable mais résurgent « ZAD partout ». Ainsi, « appréhender l'idée de défaite peut nous permettre d'élargir notre perspective. Nous pourrions ainsi prévenir les victoires amères, les méfaits de la défaite, la dislocation de nos solidarités. Et vivant les luttes de façon plus ample, nous pourrions les déployer vers un ailleurs, faciliter leur résonance (…) accueillir les aléas, l'altérité, tout ce qui fait le concret de la lutte, prévenir les déchirures et faciliter l'essaimage ». Et en deçà « lier victoire et défaite dans une histoire plus large, c'est accéder à une continuité qui nous serait propre. Celle-ci pourrait servir l'équilibre entre individu et collectif autant qu'entre tension et respiration : ne plus faire de l'action une césure mais la concentration d'une force qui va, donner à chacun la certitude d'être fibre du nœud collectif en lui laissant la possibilité de se dénouer. Ce serait un moyen d'exporter les victoires jusqu'à un énonciateur réel, et d'empêcher que nous échappe la trame de l'histoire », non pas l'histoire écrite par le capital, celle entre autres du progrès, mais notre propre histoire puisque « nous sommes la nature qui se défend contre l'économie ».
Un des défis est de discerner dans ce que l'ordre distille et impose ce que nous ne désirons pas incarner, refuser la servitude parfois si douce. Le danger du globalisé, c'est la disparition des potentialités d'écarts ou de dissonances avec l'encodage, les organisations pressantes et tentaculaires de l'espace et du temps, la mise aux normes et l'uniformisation de l'expérience - l'IA participe de la perte des perceptions du dehors et de l'éprouvé du réel et qui peut se traduire par la perte de puissance et confiance [9]. Or l'écart, l'autre polarité, sont nécessaires pour sortir de l'habitude et faire qu'une transformation advienne ; le sujet ou l'être ensemble sont sinon par trop stabilisés. L'instabilité est le déséquilibre nécessaire aux mouvements internes de la stabilité, mêmes minimes, elle vaut pour la lutte même, pour dérouter, mais aussi pour notre propre consistance, pour intensifier l'ordinaire. Une brèche s'est faite, et un appel d'air nous relance.
Il n'y a pas un monde vers lequel l'humanité tend et pour lequel les autres espèces devraient s'adapter ou disparaître mais des coexistences vitales. Préserver ce qui n'est pas sous notre main est comme une écologie de la non possession, de l'impermanence et de la finitude qui nous tient aussi dans une certaine exigence. Puisque nous ne pouvons présentement mettre fin à la machine capitaliste énergivore et chronophage, gloutonnant l'espace ou le digitalisant, peut-être pouvons-nous imaginer cesser de la nourrir petit à petit, en étant moins impliqués dans ses rouages, en inventant ou retrouvant des façons d'habiter qui résisteront à la fin (?) du capitalisme et perdureront.
Le sauvage n'est pas notre part manquante mais nous traverse et nous propulse. Ceci sous-entend que nous le manifestons en permanence en de multiples lieux et sous de multiples formes, souvent discrètes, dans des mouvements qui ne font pas qu'aller contre le système mondialisé et en cherchent les failles, mais produisent d'autres voies d'expression, d'agencements et de créations irrécupérables. Penser et agir sauvage c'est se manifester là où « ils » ne nous attendent pas. Il est essentiel de se réapproprier ce dont nous avons été dépossédés, soit initialement se donner les possibilités de poser collectivement des questions cruciales et les manières d'y répondre, pour le présent, pour déborder l'horizon.
Continuer à nourrir nos pensées de toutes parts, retrouver dans le précaire l'humilité de la mesure et dans la démesure déployer des énergies ingénieuses, joyeuses, et surtout audacieuses. Etre nos gestes mêmes, et à l'endroit du sensible se ressaisir d'une façon plus sensuelle, plus viscérale, plus intuitive. La force est en nos cœurs ; s'y réfugier l'espace d'une pause pour mieux en exprimer la puissance de vie libre, depuis le dedans. Non pas réensauvager le dehors ou nos existences mais laisser respirer, amplifier ce qui est, accepter les fragilités, faire exploser ce qui nous enferme, avec fracas ou silencieusement, empreinte après empreinte. Parce que nous sommes sauvages.
Stéphanie Chanvallon
[1] Les transformations génétiques des animaux par la bio-ingénierie et la performance technologique font avancer l'agro-industrie internationale. Cette industrie définit l'existant à partir de son mode de production. Pour exemple, le devenir même d'un poussin poule pondeuse est réduit à ce qu'il est prévu qu'il soit – à condition qu'il ne soit pas sexé masculin car alors son existence et immédiatement refoulé vers une autre destination. Voir Rêver. Machines sauvages, Lundi matin, n° 321, 2022
[2] Jean-François Billeter expose l'idée d'intelligence corporelle et décrit le corps comme « l'ensemble de nos facultés, des ressources et des forces, connues ou inconnues de nous, autrement dit comme un monde sans limites discernables au sein duquel la conscience tantôt disparaît, tantôt se détache à des degrés variables selon les régimes de notre activité ». Leçons sur Tchouang-Tseu, Paris, Allia, 2006, p.119
[3] C'est aussi ce qu'exprime Manon Saovi dans Le corps sensible, terrain de résistance. Dojos autogérés, génération écoféministe et Aïkido, Lundimatin n°497, 2025
[4] Bernard Aspe, Les Fibres du temps, Caen, Nous, 2018, p.41
[5] La force de cette conscience individuelle est qu'elle ne peut se dissoudre au sein du collectif même pleinement engagée alors qu'elle s'exprime aussi à travers et pour lui. Et c'est cela qui donne au collectif sa particularité : sa capacité à se nourrir de chacun et à nourrir chacun. Ainsi, quand les collectifs en viennent à se dissoudre, les forces individuelles se dispersent et reprennent la lutte ailleurs, elles se répandent, se propagent, par résonance, tel le sauvage.
[6] Lundi soir, 16 décembre 2024
[7] Bernard Aspe, Les fibres du temps, Caen, Nous, 2018, p.233
[8] Fred Bozzi & Stéphanie Chanvallon, Que fare de nos défaites. Pour une mutation spirituelle dans les luttes de nature, Lundi matin, n° 355, 2022
[9] Je dirais que l'IA (intelligence artificielle) a pour fonction, entre autres, de remplir l'espace vide qui apparaît entre un individu et une expérience du monde, c'est-à-dire qu'elle décrit l'espace censé être senti initialement par l'élaboration singulière d'une connaissance, par le mouvement qui la fait apparaître ; de fait, l'IA vient nous « dire » ce qu'est le monde tel qu'il doit être et non tel qu'il pourrait être, et nous dépossède davantage tout en faisant disparaître la singularité ou le commun qui façonne quotidiennement.
30.12.2025 à 19:52
Lutte pour la paix ou lâcheté myope ?
Maria Bikbulatova
En France, la résistance ukrainienne à l'invasion russe est souvent appréhendée de manière (géo)politicienne. Faut-il armer Kiev et se faire suppôts l'impérialisme de l'OTAN ou bien laisser les ukrainiens se dépatouiller avec un Poutine qui tente maladroitement de ramener la paix et la prospérité dans la région ? Par-delà toute caricature, la guerre est traversée de contradictions qui apparaissent inextricables, autant à l'échelle de ceux qui nous gouvernent qu'à celles de ceux qui s'y engagent sur place (ou derrière leur écran). Dans ce texte, Maria Bikbulatova, philosophe anarcho-communiste russe, revient sur les appels à la paix repris par La France Insoumise et propose des les inscrire dans la lutte en cours tant sur le front Ukrainien que dans les petites poches de subversion qui persistent en Russie. Partir du réel donc, plutôt que du ciel spéculatif des géopoliticiens de comptoir (ou de l'assemblée).
Le 5 octobre 2025, un congrès anti-guerre (International Meeting against the War / Contre la Guerre) s'est tenu à Paris, organisé par La France Insoumise (LFI), lePOI, la Stop the War Coalition, Codepink et d'autres. Des représentantes de l'organisation « Union des gauches postsoviétiques » (PSL) et de la coalition « Paix par le bas », créée sur la plateforme du PSL, y ont également pris la parole. Ils ont appelé à la solidarité avec les déserteurs d'Ukraine et de Russie, tout en critiquant les livraisons d'armes à l'Ukraine. Ces interventions ont suscité de vifs débats parmi les militantes de sensibilité de gauche et anarchiste.
Peu après, l'activiste et poétesse Galyna Rymbu, vivant en Ukraine, a publié un article et une lettre ouverte dans lesquelles elle critique les positions des figures publiques du PSL et de « Paix par le bas ». Elle y souligne le caractère problématique de la promotion de ces positions en collaboration avec des militantes issus des mouvements masculinistes radicaux. Elle rappelle également que plusieurs dirigeantes de ces initiatives avaient, depuis la Révolution de la Dignité en Ukraine et le début de la guerre en 2014, participé à des mouvements séparatistes prorusses soutenus par le Kremlin, contribuant ainsi à la diffusion de discours prorusses au sein des partis et organisations de gauche européens.
Au cours de l'année écoulée (depuis l'arrivée de Trump au pouvoir), le discours sur la paix à tout prix s'est intensifié dans des segments très variés du spectre politique. Pour l'Ukraine, cela signifie avant tout une paix imposée et aux conditions de la Russie. En ce moment même, nous assistons à un nouveau tournant dans les événements, alors que Trump contraint une fois de plus l'Ukraine à accepter les conditions humiliantes d'un accord dont le projet a été rédigé au Kremlin.
Dans ce contexte, il me semble important d'aborder la question de savoir pourquoi des forces de gauche aussi visibles que La France Insoumise (LFI) et le POI soutiennent de tels discours, comment l'agenda et les stratégies impérialistes s'infiltrent dans les mouvements de gauche en France, et quelles pourraient en être les conséquences.
Je m'appelle Maria Bikbulatova, je suis anarcho-communiste, philosophe politique, traductrice, éditrice et militante originaire de la fédération de russie. Avant le début de l'invasion à grande échelle, je vivais à Saint-Pétersbourg et j'étais affiliée à l'Université européenne, où j'étudiais les phénomènes de culpabilité et de responsabilité. J'étais également l'une des éditrices d'un célèbre journal activiste queer-féministe, sur la base duquel nous tentions de créer des narratifs de résistance à la politique patriarcale et impériale de l'État russe.
En 2022, j'ai déménagé en France et j'ai commencé à tisser des liens avec des militants de gauche européens, avec lesquels nous pouvions réfléchir ensemble à la manière dont les mouvements de base pourraient influencer le cours de la guerre. En particulier, j'ai participé au travail d'un groupe activiste qui cherchait à rendre visible le problème des entreprises européennes (et françaises) qui continuaient à travailler avec l'État russe et le secteur militaire après le début de la guerre à grande échelle. En France, l'un des exemples les plus frappants était l'entreprise Eutelsat, qui pendant deux ans a continué à fournir ses satellites pour la diffusion de chaînes de propagande russes (y compris sur les territoires occupés d'Ukraine). Le fait que « Auchan » aidait l'armée russe avec des produits alimentaires, beaucoup de gens le savent probablement aussi.
Mon mari (également militant de gauche) et moi acceptions toutes les invitations à des événements publics des mouvements de gauche français, où il était possible de discuter de la nature et des conséquences de l'agression militaire russe. Mais souvent, lorsque je parlais des entreprises européennes travaillant avec l'État russe, de la russification forcée, du nationalisme, du sexisme et du racisme comme éléments de la politique d'État en Fédération de Russie, on me répondait : « Oui, mais l'OTAN a provoqué… Oui, mais en Ukraine il y a des nationalistes… ». Peu à peu, j'ai commencé à éviter de telles discussions, car je comprenais que pour les organisations de gauche en Europe, le focus principal était la critique de l'OTAN, et qu'il serait trop difficile de les convaincre que soutenir un impérialisme étranger n'est pas une très bonne manière de lutter contre celui au sein duquel nous vivons.
Au cours de la dernière année, beaucoup de choses ont changé. Trump est arrivé au pouvoir aux États-Unis, et depuis, il tente de pousser l'Ukraine vers des accords de paix humiliants par un chantage que la Fédération de Russie utilise à son tour pour s'emparer de davantage de territoires ukrainiens. S'y ajoutent les problèmes internes des pays européens – en premier lieu, la mise à mal des acquis sociaux. Beaucoup d'Européennes sont également effrayées par les plans d'augmentation des budgets de défense de leurs pays et par la perspective d'une guerre avec la Fédération de Russie. Sur ce fond, dans toutes les parties du spectre politique, s'intensifient les tentatives de normaliser le discours prorusse et d'orienter l'opinion publique vers une « paix à tout prix », même si cette soi-disant paix est dévastatrice pour l'Ukraine.
C'est pourquoi j'ai été plus qu'inquiète lorsque, le 6 octobre, dans la chaîne Telegram « Allo, Macron » (qui relaie les nouvelles du mouvement ouvrier en France pour le public russophone), j'ai visionné l'enregistrement des interventions des dirigeantes du PSL et de « Paix par le bas » (la Russe Elizaveta Smirnova et l'Ukrainien Andriy Konovalov) au congrès anti-guerre au Dôme de Paris.
Au début, Elizaveta Smirnova yparle de solidarité avec les soldats de l'armée russe qui signent des contrats militaires par pauvreté, et sont fatigués de la guerre, ainsi que du fait que Trump ne peut pas aider à ce que la guerre s'arrête. Elle déclare ensuite avec émotion : « De plus en plus de gens meurent ! L'OTAN envoie de plus en plus d'armes ! » et propose de passer à des mesures, selon elle, plus efficaces pour atteindre la paix comme faire du 19 janvier une journée de solidarité avec les déserteurs russes.
Le 19 janvier n'est pas une date choisie au hasard, c'est le Jour du souvenir pour les antifascistes russes Markelov et Baburova, assassinés en 2009. Le public français et européen ne verra probablement rien d'étrange dans cette initiative. Mais pour beaucoup de russophones connaissant le contexte, la proposition de faire de ce jour de mémoire antifasciste, un jour de solidarité avec les déserteurs russes, est profondément problématique. Nous avons de bonnes raisons de craindre que dans ce cas, les noms de Markelov et Baburova puissent être manipulés.
Il existe de nombreuses organisations activistes anti-autoritaires et personnes venant de Russie qui s'identifient comme antifascistes et ne se retrouvent pas dans la rhétorique des dirigeants du PSL et de « Mir Snizu », qui tentent de présenter l'Ukraine comme un pays « fasciste/nazi » et le peuple ukrainien comme dépourvu d'autonomie politique. Parmi ces antifascistes russes, il y a Dmitri Petrov (Leshiy), mort en combattant aux côtés de l'Ukraine.
Ce n'est pas la première fois que les dirigeants du PSL et de « Paix par le bas » tentent d'effacer ou même d'insulter la mémoire des antifascistes russes qui ne partagent pas leurs opinions. Récemment, un des dirigeants de « Mir Snizu » et de la section allemande du PSL, Alexandre Voronkov, a qualifié Dmitri Petrov ainsi qu'un autre antifasciste internationaliste, Cooper (lui aussi mort en combattant l'agression russe), de « mutilés moraux ». Lors de la même discussion, le dirigeant de la section française du PSL, Andréï Demidov, décrivait les militantes de gauche ukrainiens défendant leur droit à la résistance armée contre l'agression russe, comme des « apologistes du suicide collectif ».
Mais revenons à l'intervention de Smirnova. Cela m'a fait mal d'entendre la salle, où se trouvaient 4000 militantes de gauche venuses de différents pays du monde, exploser en applaudissements en réponse à la proposition d'arrêter l'agression russe par une journée de solidarité avec les déserteurs. Je me suis dit : les gens ne voient donc pas la démagogie évidente dans ce discours ? « Les soldats russes souffrent – Trump n'aide pas – Les livraisons d'armes à l'Ukraine n'aident pas – Le 19 janvier comme journée de solidarité avec les déserteurs russes aidera ». Il m'est difficile de me rappeler un exemple historique où une journée de solidarité ait protégé des bombes et des missiles de l'agresseur.
Bien sûr, il faut soutenir les personnes qui esquivent le service dans l'armée de l'agresseur ou qui en désertent les rangs (et pour cela existent des initiatives comme « Idite lesom »).
Mais il n'est pas évident de comprendre pourquoi la réduction des effectifs de l'armée de l'agresseur devrait nécessairement passer par une diminution des livraisons d'armes à l'Ukraine. De même, on ne voit pas clairement en quoi le désarmement de l'Ukraine pourrait aider les déserteurs russes.
Aussi, le discours de Smirnova laisse l'impression que les vies des militaires russes sont, pour elle, politiquement prioritaires sur celle des Ukrainiens. Elle ne répond d'ailleurs pas à la question de qui assurera la sécurité de la population civile en Ukraine pendant que nous priorisons l'amélioration des conditions d'existence des soldats du camp agresseur ? Plus tard, Elizaveta Smirnova, alors qu'elle commente son intervention du 5 octobre, affirme également que les armes actuellement fournies à l'Ukraine ne servent ni le bien ni la protection du peuple ukrainien.
De son côté, Konovalov parle des violations des droits humains en Ukraine, du fait que des hommes sont enrôlés de force dans l'armée et qu'on ne leur permet pas de quitter le pays. Il propose d'arrêter l'aide militaire à l'Ukraine et de consacrer les mêmes ressources à contraindre l'Ukraine à respecter les droits humains.Ce n'est pas la première fois que Konovalov suggère aux forces politiques d'opposition de gauche européennes et russes de faire du chantage aux livraisons d'armes pour exiger de l'Ukraine le respect des droits de l'homme. Les droits de l'homme sont évidemment très importants, mais il est aussi évident que, dans cette déclaration, cette notion est instrumentalisée.
Dans ce contexte, il est important de poser des questions à ceux qui offrent une tribune à des personnes comme Konovalov. LFI et le POI critiquent régulièrement l'OTAN, mais de quelle manière le chantage et l'ingérence dans les affaires d'un pays souverain comme l'Ukraine ne sont-ils pas des manifestations de l'impérialisme occidental ? Comment des méthodes semblables à celles de Trump s'inscrivent-elles dans l'agenda de gauche ? Ou bien, peut-être que du fait que la pression sur la Russie n'a pas produit l'effet escompté par les pays de l'UE, les forces de gauche considèrent-elles désormais acceptable de faire pression sur les victimes d'une agression impérialiste et d'exiger d'elles le respect des droits humains (alors que les pays de l'UE eux-mêmes ne s'en acquittent que médiocrement) ? Pourquoi les problèmes de l'État ukrainien justifient-ils de mettre en danger la sécurité de tout le peuple ukrainien ?
Lors de son intervention, Konovalov a également prononcé la phrase suivante : « Tout à fait semblables à Israël, alors qu'ils condamnent la Russie pour son mépris des droits humains, les gouvernements acceptent et légitiment la pratique systémique de la torture en Ukraine ». Il convient d'examiner cela plus en détail. Cette phrase n'a pas été prononcée par hasard dans cette assemblée, car de nombreux militantes présents au congrès manifestaient avant tout leur solidarité avec la Palestine. L'utilisation rhétorique d'un argumentaire pro-palestinien contre l'Ukraine est évidemment ici une stratégie politique.
Dès le début de la guerre à grande échelle, nous avons observé des tensions entre des personnes non-blanches de diverses origines demandant l'asile en Europe et les personnes déplacées temporairement venant d'Ukraine. Plusieurs facteurs se sont superposés. D'un côté, les États européens ont, en moyenne, mieux traité les Ukrainiens déplacés par la guerre que les réfugiés non blancs. Cependant, la situation évolue lentement dans un sens moins favorable aux Ukrainiens, à mesure qu'il devient clair que l'aide nécessaire n'est pas temporaire mais durable. Il reste néanmoins compréhensible que des sentiments douloureux puissent naître chez les réfugiés moins favorisés venant de Syrie, d'Afghanistan ou des pays subsahariens.
Les tensions ont été alimentées par les déclarations de politiciens qui affirmaient à la télévision et dans les grands médias que l'immigration en provenance d'Ukraine était « de qualité », car les Ukrainiens sont des Européens et des chrétiens. Macron en premier lieu a joué la carte de l'aide à l'Ukraine dans ses discours publics, bien que – si l'on examine les données officielles – la France ait accueilli bien moins de personnes déplacées temporairement en raison de la guerre par rapport à la Pologne, l'Allemagne ou d'autres pays de l'UE géographiquement plus proches de l'Ukraine. De même, la France a fourni un volume relativement modeste d'armes par rapport à l'Allemagne. Néanmoins, français ou personnes migrantes ont en général connaissance des politiques publiques via les discours politiques dans les médias mainstream, et connaissent souvent mal la réalité des faits. Aussi, le sentiment que la France soutien très fortement l'Ukraine, ne correspond pas tout à fait à la réalité.
À cela s'ajoute le fait que de nombreux Ukrainiens s'identifient comme Européens et souhaitent que l'Ukraine rejoigne l'Union européenne. Pour les Ukrainiens, il s'agit d'aspirations à la démocratie, à la protection des droits humains et, surtout, à la libération définitive du colonialisme séculaire exercé par l'Empire russe puis l'Union soviétique et aujourd'hui par la fédération de russie. Pour de nombreuses personnes non blanches, qui ne sont pas considérées comme européennes (même si elles sont nées et ont grandi en Europe depuis plusieurs générations), les Ukrainiens apparaissent privilégiés. Pour les gauches européennes, leur aspiration à rejoindre l'OTAN pour se protéger de l'agresseur semble douteuse.
Nous observons une réalité complètement différente en ce qui concerne le soutien à la Palestine. De nombreux États européens (y compris la France) répriment massivement les actions de solidarité avec la Palestine, soit reconnaissent nominalement l'existence de l'État palestinien, mais sans que cela ne s'accompagne ni d'une aide militaire ni d'une solidarité politique effective.
La succession de ces faits, finit alors pas se résumer dans les discours de PSL et Mir Snizu en une formule politique simpliste et malhonnête : « L'Europe aide l'Ukraine avec des armes, elle aide aussi Israël avec des armes. Les États européens accueillent les Ukrainiens mais pas les Palestiniens », Les mots prononcés par Konovalov ont alors pour effet de focaliser sur l'Ukraine le sentiment d'injustice et la colère générale face à l'incapacité des États européens à agir fermement pour mettre un terme au génocide des Palestiniens.
Comment se fait-il que la colère légitime face au racisme structurel des États européens soit dirigée contre l'Ukraine ? Cela ressemble à un mécanisme psychologique éculé : Ne pouvant rien faire contre un agresseur, on canalise son agressivité vers quelqu'un de plus atteignable. Mais, l'Ukraine doit-elle recevoir depuis la gauche ces coups qui ne lui sont pas destinés ? Des coups qui, cumulés à d'autres, pourraient lui être fatals.
Les pays européens soutiennent l'Ukraine du fait que la guerre en Europe les préoccupe évidemment davantage que les guerres sur d'autres continents.
Mais il me semble que les personnes de gauche doivent être conscientes du fait que les Ukrainiens ne sont responsables ni du racisme structurel des pays européens, ni de la manière dont ces pays se comportent à l'égard de la Palestine. Il est bien entendu essentiel de rappeler sans cesse les nécessités d'un soutien sans faille des personnes venant d'Afrique et du Moyen-Orient, ainsi que d'une lutte active contre le racisme et les inégalités qu'il engendre et pour un accueil inconditionnel des personnes migrant.e.s
Cependant, opposer les victimes de différents impérialismes et les pousser à se disputer l'attention et la solidarité de la gauche européenne ne sert en rien ces luttes, mais aggrave la situation en Ukraine en entravant la solidarité internationale.
Dans ce contexte, le discours très médiatisé de Mélenchon lors du meeting LFI en août 2025 suscite bien plus que de l'inquiétude. Mélenchon y prononçait un vibrant plaidoyer en faveur de la Palestine, dénonçant l'impérialisme. Puis il affirmait qu'il n'aurait jamais fallu blesser la Russie, et que le simple fait que l'UE ait cherché à se rapprocher de la Géorgie et de l'Ukraine dès 2008 a conduit la Russie à se défendre. Le sens de son discours était qu'il ne faut pas toucher aux espaces post-soviétiques (c'est-à-dire ces États historiquement liés aux intérêts coloniaux de la Russie), car cela n'a aucun intérêt pour la France.
Ces derniers temps, en France, de nombreuses discussions internes portent sur la militarisation etles déclarationsselon lesquelles la France doit se préparer à une guerre avec la Russie dans quelques années. Et bien sûr, certaines forces politiques sont intéressées à gonfler excessivement le budget militaire français en exploitant la peur des gens. Cependant, il est difficile de comprendre en quoi le projet de loi de finances (PLF 2026) a un rapport avec la situation actuelle en Ukraine puisque celui-ci se concentre sur le renforcement de la défense européenne, sans ventilation détaillée pour l'Ukraine ni d'indication d'un montant fixe alloué à Kiev, contrairement aux mêmes documents des années 2024-2025.
Pour beaucoup, les déclarations de Mélenchon (« Nous ne voulons pas de guerre ! »), prononcées dans ce contexte, sont une tentative de résister à l'hystérie militariste. Mais ce n'est qu'une manière d'aborder le problème. Il existe un potentiel agresseur sous la forme de la Fédération de Russie, avec lequel une guerre est possible. Certains disent qu'il faut se préparer à la guerre, accepter des sacrifices dès maintenant et être prêt à des sacrifices encore plus grands à l'avenir tandis que d'autres affirment qu'il suffit de ne pas provoquer l'agresseur – lui donner ce qu'il veut (l'Ukraine ou une partie de son territoire), et qu'alors il n'aura pas d'intérêt à s'en prendre à nous.
Le problème ne réside pas seulement dans le fait que cette dernière position va à l'encontre de toute forme de solidarité internationaliste (sauf avec l'impérialisme russe). mais aussi qu'elle est aveugle au fait que lorsque l'agresseur obtient ce qu'il veut, il s'arrête rarement.
La guerre est l'instrument principal de Poutine depuis le début de son règne. Pour maintenir son pouvoir et assurer l'accès aux ressources pour les oligarques qui lui sont loyaux, le poutinisme se construit constamment de nouveaux ennemis. L'idéologie d'État séduit une partie de la population rêvant d'un retour à la grandeur passée, d'opposition à « l'Occident » et aux prétendues valeurs individualistes imposées par celui-ci. Une autre partie de la population se trouve effrayée et convaincue que ce n'est pas le moment de réclamer des changements, alors qu'un ennemi se trouve aux portes de la Fédération de Russie (ou à l'intérieur d'elle). Cette stratégie profite à la Russie, il est donc probable qu'une pause, lui permette de reprendre des forces et de lancer une nouvelle guerre. De plus, tant que Poutine ou ses successeurs seront au pouvoir, les répressions politiques à l'intérieur de la Russie ne cesseront pas et seront encore plus brutales sur les territoires d'Ukraine occupée.
Comment les forces de gauche françaises réagissent-elles à ces défis ?
À l'heure actuelle, les livraisons d'armes à l'Ukraine sont soutenues par certaines communautés anarchistes et antifascistes. Le NPA (R) déclare que le peuple ukrainien a le droit à l'autodéfense.
LFI s'oppose globalement aux livraisons d'armes. Les dirigeants du PSL et de « Mir Snizu » (Konovalov, Sakhnin) affirment dans les médias de gauche russes qu'ils conseillent personnellement Mélenchon et LFI sur la guerre de la Russie contre l'Ukraine, la subjectivité politique du peuple ukrainien et la situation politique intérieure en Ukraine. Pourtant, ils n'entretiennent aucune relation avec les réels grands mouvements et organisations de gauche en Ukraine et ne divulguent pas les sources sur lesquelles repose leur analyse politique.
Comment se fait-il que des personnes n'ayant aucun lien avec les mouvements de gauche en Ukraine représentent en France les positions des gauches ukrainiennes ? Qui portera la responsabilité des erreurs et des manipulations dans leur « analyse politique » ? Qui portera la responsabilité si les groupes d'extrême droite avec lesquels ils collaborent passent à des actes de provocation et de violence, en utilisant les plateformes politiques des organisations de gauche dans l'UE ?
Jean-Luc Mélenchon soutient les activistes de « Mir Snizu » et du PSL non seulement médiatiquement, mais aussi matériellement. Pourquoi, parmi toutes les forces de gauche dont la position aurait pu être mise en lumière, choisit-il précisément celles-ci ? Dans quelle mesure la position du PSL/« Mir Snizu », représentée par exemple dans leur « Résolution sur le régime ukrainien » ou dans les interventions de l'un de leurs leaders, Viktor Sidorchenko (où celui-ci appelle à intégrer totalement l'Ukraine à la Fédération de Russie dans le but de restaurer une nouvelle Union soviétique), s'inscrit-elle dans la stratégie politique de Jean-Luc Mélenchon et de LFI ?
L'arrêt de l'aide à l'Ukraine, déguisé en pacifisme et en une parodie de solidarité internationale, semble être une solution simple et compréhensible à un problème complexe. La complexité réside dans le fait qu'il faut analyser dans quelle mesure la réduction des garanties sociales est liée à l'aide militaire à l'Ukraine car il est en effet possible que, cette carte (l'aide à l'Ukraine) puisse être jouée par des politiciens libéraux simplement comme justification pour mener des réformes impopulaires.
Pour le moment, nous observons, de la part de l'Europe une réduction de l'aide militaire à l'Ukraine. Aide qui, rappelons-le, n'est pas fournie gratuitement. Le budget de défense français augmente, mais comment compte-t-on le dépenser ? Pour l'achat de matériel aux États-Unis, alors que l'usine de confection d'uniformes militaires du nord de la France a récemment fermé, entraînant du chômage et – par conséquent – une montée des sentiments d'extrême droite dans la région... En effet, la militarisation est un sujet complexe, voire douloureux pour les personnes de gauche. D'un côté, les politiciens de droite cherchent réellement à réduire les garanties sociales au profit du budget militaire, ce qui permet au passage à de nombreux acteurs d'en tirer un profit considérable. De l'autre, il existe une menace bien réelle de la part de la Fédération de Russie, qui, à travers des cyberattaques et des drones, teste régulièrement la capacité des pays de l'UE à réagir. Ignorer cette menace et se bercer de l'illusion que la Russie se calmera si elle obtient ce qu'elle revendique en Ukraine pourrait avoir de graves conséquences.
Dans une analyse récente, Hanna Perekhodaécrit :
« Au niveau national, pour la plupart des pays d'Europe centrale et occidentale, il n'y a aucun risque d'invasion militaire directe. Et de nombreux populistes de gauche et de droite ne s'expriment qu'en termes nationaux : “Il n'y a pas de menace militaire pour notre nation, alors pourquoi dépenser de l'argent pour la défense ?”
Mais cette position est contre-productive. En attisant les sentiments isolationnistes, la gauche fait le jeu de l'extrême droite. L'extrême droite est plus cohérente car elle promeut l'égoïsme dans tous les domaines, de sorte que la gauche est toujours perdante à ce jeu.
Si nous adoptons plutôt une perspective européenne, nous devons admettre que oui, l'Europe en tant qu'entité est menacée. [...]
Un scénario plausible serait une provocation dans les pays baltes, destinée à tester la crédibilité de la dissuasion européenne. Ce qui constitue une invasion et ce qui n'en est pas une est toujours une question d'interprétation. N'oubliez pas que les avions de combat russes violent déjà l'espace aérien d'autres pays. Pas à pas, ils testent jusqu'où ils peuvent aller.
[...]
En Europe occidentale, la menace est différente. Il s'agit moins d'une invasion que de la montée de l'extrême droite. Pour Poutine, pour Trump, pour J. D. Vance, le scénario idéal est clair : une Europe de l'Est sous domination russe, une Europe occidentale dirigée par des gouvernements d'extrême droite qui acceptent leur vision d'un monde divisé en zones d'influence autoritaires.
Ici, la défense a donc une autre signification : lutter contre la désinformation, protéger les infrastructures, bloquer l'argent étranger dans la politique, se défendre contre les cyberattaques, le sabotage et le chantage énergétique. Et aider ceux qui ont immédiatement besoin d'armes pour survivre. »
Hannah Perekhoda établit également une distinction entre militarisation et défense :
« Le militarisme, c'est la guerre comme opportunité commerciale, motivée par le profit capitaliste. C'est aussi placer la guerre au centre et y subordonner toute la société. La défense, c'est la capacité de la société à se protéger contre les agressions. [...]
Le problème n'est pas la production en soi. Le problème est de laisser le marché décider ce qui est produit, pour qui et selon quelles règles. C'est là que se trouve le véritable champ de bataille. Qui décide ? Dans quel but ? Dans quelles conditions ? Et c'est là que la gauche a un rôle crucial à jouer s'agissant des armes : imposer des règles strictes en matière d'exportation, la transparence des contrats, le contrôle démocratique sur leur destination. »
Bien sûr, face à toutes ces nuances possibles, il est bien plus confortable de promouvoir l'idée que les soldats fatigués de l'armée russe se soulèveront bientôt contre le régime de Poutine, si seulement l'Europe les y aide par son inaction. Je ne crois guère à ce scénario pour plusieurs raisons. Premièrement, les discours sur la faiblesse du régime poutinien, qui craque de toutes parts et va s'effondrer parce que les gens sont fatigués et mécontents, durent depuis 15 ans. Deuxièmement, l'idée que l'histoire (la révolution en Russie d'il y a un siècle) va se répéter très bientôt – que ce soit une illusion ou une fable délibérément construite pour les Européens – n'a que peu de fondements dans la réalité.
Malgré la croissance du nombre de déserteurs russes, rien n'indique qu'ils s'auto-organisent en mouvements prêts à défier le pouvoir et dotés d'une agenda politique clair. En 2025, en Fédération de Russie, des protestations ont eu lieu contre le blocage de WhatsApp et Telegram, les gens résistent à l'installation forcée du messager Max, ils soutiennent les musiciens de Stoptimearrêtés pour avoir interprété des chansons d'« agents étrangers ». Tout cela inspire du respect pour ceux qui continuent de protester malgré les risques extrêmement élevés que fait planer la répression. Néanmoins, qualifier cela de situation révolutionnaire serait irresponsable.
En fin de compte, que se passera-t-il si l'aide française à l'Ukraine est arrêtée, sans que les garanties sociales promises ne soient préservées ? Que se passera-t-il si les forces politiques françaises qui adhèrent à cette rhétorique, laissant l'Ukraine sans soutien et la livrant ainsi à Poutine, échouent à réaliser leurs projets fantaisistes ?
Maria Bikbulatova
30.12.2025 à 19:51
Relire Le Corps de l'ennemi d'Alain Brossat
- 29 décembre / Avec une grosse photo en haut, 2, Positions
Dans le paysage de la philosophie politique contemporaine, la réédition (L'Harmattan, « Quelle drôle d'époque ! », 2025) du Corps de l'ennemi d'Alain Brossat, près de trois décennies après sa parution originale (éditions La Fabrique, 1998), est encore aujourd'hui un événement. Car ce n'est pas seulement la résurrection d'un texte que son auteur qualifie lui-même de « grand brûlé », mais la réouverture d'une plaie béante dans notre compréhension de la violence démocratique. L'ouvrage, augmenté d'une préface lucide et désenchantée, se propose d'explorer la tension irréductible entre le processus de civilisation — entendu comme pacification des mœurs politiques — et la persistance spectrale de la « zoopolitique », cette propension à traiter l'adversaire non comme un pair, mais comme une bête à abattre.
L'essai s'articule autour d'une hypothèse forte, d'inspiration éliasienne : l'avènement de la démocratie moderne serait consubstantiel à un mouvement de « désanimalisation » de la politique. Brossat interroge ce passage d'une violence immédiate, vitale et exterminatrice, à une conflictualité médiatisée par le langage et le droit.
L'analyse s'ouvre sur une relecture saisissante de l'Iliade, posant la figure d'Achille comme l'incarnation de l'hyperviolence pré-politique. Achille n'est pas simplement un guerrier, c'est un « exterminateur » qui, refusant tout pacte avec Hector, renvoie le conflit à une lutte d'espèces : « Il n'y a point d'alliances entre les lions et les hommes ». Cette « fureur » achilléenne, qui suspend l'ordre humain pour rétablir une vérité zoologique du combat, sert de contrepoint absolu à l'ambition démocratique moderne.
La première partie de l'ouvrage examine comment le XIXe siècle français a tenté d'opérer cette extraction de la politique hors de la sphère zoologique. Brossat convoque trois figures tutélaires : Renan, Hugo et Marx.
Ernest Renan et la désanimalisation de la nation. Brossat montre comment Renan tente de séparer la nation (principe spirituel, adhésion volontaire) de la race (détermination biologique). Renan exhorte à « l'oubli » des origines violentes pour fonder le vivre-ensemble, percevant la racialisation comme une rechute dans la guerre des espèces. Cependant, Brossat pointe avec acuité l'angle mort de cette pensée : l'occultation de la violence coloniale, où la zoopolitique refoulée en métropole se déchaîne outre-mer.
Victor Hugo et l'interdit du tyrannicide. L'analyse des Châtiments révèle un paradoxe fascinant. Alors que Hugo sature son discours d'une imagerie animale pour vilipender Napoléon III (« pourceau », « chacal », « hyène »), il prononce simultanément l'interdit du meurtre du tyran. Ce « Non ! » au régicide marque, selon Brossat, un seuil de civilisation : le refus de répondre à l'hyperviolence par l'hyperviolence, et la volonté d'inclure le monstre dans l'ordre de la loi, fut-ce sous la forme du châtiment.
Marx et la lutte des classes. L'auteur examine comment le matérialisme historique tente de substituer la destruction de rapports abstraits (Le Capital) à l'extermination de corps physiques. Pourtant, la tentation de la zoologie sociale demeure, notamment lors des tragédies de 1848 et de la Commune, où la bourgeoisie perçoit l'insurgé comme une bête fauve, et où, plus tard, le bolchevisme réactivera la métaphore de l'insecte nuisible (le « pou », le « parasite ») pour justifier l'élimination de classe.
L'un des apports les plus denses de l'ouvrage réside dans l'analyse du glissement sémantique et pratique de l'animalisation. À la fin du XIXe siècle, la figure de l'ennemi « féroce » (le lion, le tigre) cède le pas à celle de l'ennemi « parasitaire » (le microbe, le rat, le pou). Ce passage d'une imaginaire de la prédation à celui de l'infection accompagne la montée du discours scientifique, hygiéniste et racial. L'extermination ne se pense plus comme un combat épique, mais comme une procédure de désinfection ou d'éradication prophylactique, pavant la voie aux biopolitiques totalitaires du XXe siècle. Nous assistons alors à la mutation de l'hostilité, celle du tigre au pou.
La seconde partie, plus théorique, interroge le destin de l'hyperviolence dans nos démocraties pacifiées. Brossat y développe l'idée que la démocratie ne supprime pas le monstre, mais tente de l'inclure par le droit. C'est le passage de la vengeance souveraine au procès pénal.
L'analyse du procès Papon illustre magistralement cette aporie. Brossat souligne la déception inhérente à ce type de procès : on y cherche le « monstre » (l'animalité féroce), et l'on ne trouve qu'un fonctionnaire gris, un « criminel de bureau ». Cette « indétectabilité du monstre » dans la banalité administrative constitue le défi majeur lancé à l'intelligibilité politique contemporaine. Le droit, en tentant de normaliser l'exceptionnel (le crime contre l'humanité), se trouve confronté à ses propres limites.
Ce qui confère à cette réédition une densité philosophique particulière, c'est la préface de 2025, véritable acte de contrition intellectuelle. Brossat y avoue que son livre, écrit sous l'influence d'une « théologie politique » de la démocratie triomphante des années 90, a vieilli. La critique et l'autocritique se dilue dans le vertige du présent.
L'auteur reconnaît trois limites majeures à son analyse initiale. Premièrement, l'illusion du processus irréversible : la pacification tendancielle des mœurs est démentie par la « décivilisation » actuelle et la brutalisation des démocraties libérales. Deuxièmement, l'impensé colonial : le livre sous-estimait, regrette-t-il, la matrice coloniale de la modernité politique, où la pacification intérieure avait pour corollaire une violence illimitée aux confins. Et, enfin, la rupture anthropologique. Brossat admet ne pas avoir assez rompu avec le partage aristotélicien entre humanité et animalité, qui fonde l'anthropocentrisme occidental.
À la lumière de l'anéantissement de Gaza et des nouvelles formes de criminalité d'État, Brossat renverse sa perspective : la démocratie ne bannit pas l'hyperviolence, elle peut s'en faire le vecteur. La « biopolitique » (faire vivre) se convertit aisément en « thanatopolitique » (faire mourir).
Le corps de l'ennemi est un ouvrage dont la pertinence réside paradoxalement dans ses fractures. S'il pèche parfois par un idéalisme démocratique que son auteur est le premier à désavouer aujourd'hui, il offre une généalogie indispensable de nos affects politiques. Il démontre que l'animalisation de l'autre n'est pas un accident de l'histoire, mais une potentialité structurelle du pouvoir, toujours prête à resurgir sous le vernis du droit.
C'est un livre inquiet et inquiétant, écrit dans une langue riche, parfois emphatique, qui oscille entre l'analyse conceptuelle rigoureuse et la prophétie sombre. En nous rappelant que « le monstre est un passe-muraille », Alain Brossat nous avertit que la frontière entre la cité réglée et la jungle zoopolitique n'est jamais définitivement tracée.
Jean Claude Noël
30.12.2025 à 19:51
À propos de Fascisme tardif d'Alberto Toscano
- 29 décembre / Avec une grosse photo en haut, Positions, Histoire, 2
Parmi les nombreuses publications récentes sur le fascisme, le livre d'Alberto Toscano, Fascisme tardif, se distingue considérablement par sa largeur de vue et la richesse des références mobilisées, allant d'Ernst Bloch à Furio Jesi, en passant par la tradition radicale noire et le féminisme marxiste. Pourtant, sa traduction en France par les excellentes Éditions La Tempête n'a donné lieu qu'à peu de commentaires. Pour réparer ce silence scandaleux, nous publions la traduction d'un article de Jasper Bernes paru en septembre 2024 dans les Field Notes de la revue Brooklyn Rail. Si certains aspects, du fait de la gouvernance de Trump, semblent un peu dépassés, le texte ouvre de nombreux points de discussion qui mériteraient une audience plus large sur le Vieux Continent, notamment sur les liens entre fascisme et colonialisme. Notons au passage que les Éditions La Tempête publieront en février l'important ouvrage de ce même Jasper Bernes, L'avenir de la révolution. Décidément, elles sont vraiment excellentes.
Pendant l'ère Trump, lorsque des troupes de néonazis, de nationalistes blancs, de Proud Boys, de porteurs de casquettes MAGA, de miliciens et de militants des « droits des hommes » ont déferlé sur ma ville, il y eut peu de débat sur la manière de les nommer : « fascistes » semblait une désignation suffisamment simple, même si l'on ne savait pas toujours quelle idéologie, exactement, animait tel ou tel sinistre individu armé d'un couteau ou d'un bâton. Sur Internet, et dans les pages de la presse de gauche, toutefois, des questions se sont posées. Le trumpisme était-il réellement du fascisme, demandaient beaucoup, ou seulement une autre mauvaise chose – un « bonapartisme néo-patrimonial », peut-être, comme l'affirmait le sociologue et historien du fascisme Dylan Riley dans les pages de la New Left Review ? Qualifier Trump de fasciste, craignaient certains, relevait d'une hyperbole dangereuse : cela exagérait la menace qu'il représentait et occultait les continuités entre son administration et celle de Barack Obama sur ce qui importait réellement. En termes de bilan humain, les guerres de Bush en Afghanistan et en Irak furent bien pires que tout ce que Trump entreprit, causant la mort de centaines de milliers de personnes ; pourquoi alors parler de « fascisme » ? Malgré les décrets exécutifs [du premier] Trump, l'administration Obama a détenu et expulsé bien davantage de migrants que celle de Trump.
Dans le même temps, les fascistes étaient bel et bien là, en kilts de combat, cagoules ornées du crâne du Punisher et gilets pare-balles : des fascistes sans fascisme, mais des fascistes malgré tout. Peut-être, à l'instar des mouvements relativement marginaux de l'extrême gauche, ne représentaient-ils aucune menace réelle pour l'ordre libéral-démocratique, lequel pouvait très bien continuer à broyer, de lui-même, les corps du prolétariat américain et mondial. Après tout, qui a besoin du fascisme quand on dispose d'une démocratie d'une telle qualité ?
Il ne s'agissait pas simplement d'un débat sémantique, mais d'un débat stratégique. Un antifascisme naïf risquait de sanctifier la violence de la démocratie libérale américaine – une démocratie libérale dont les origines se trouvent dans le génocide de millions d'Autochtones et l'asservissement de millions d'Africains, et dont l'emprise sur l'ordre mondial de l'après-1945 a conduit à la mort de millions de personnes en Asie, au Moyen-Orient et ailleurs. Nombre des meilleures histoires du fascisme s'inscrivent dans le sillage de Geoff Eley, qui voyait le fascisme de l'entre-deux-guerres en Europe centrale, orientale et méridionale comme une forme de contre-révolution révolutionnaire, ayant l'anticommunisme pour centre. Ce fascisme, écrivait Eley, « prospéra dans des conditions de crise politique générale, dans des sociétés déjà dynamiquement capitalistes (ou du moins dotées d'un secteur capitaliste dynamique), mais où l'État était incapable de s'organiser pour maintenir la cohésion sociale », parce que « la gauche avait réalisé des avancées significatives dans l'administration du pouvoir d'État et dans la limitation des prérogatives du capital privé ». Les origines du fascisme, dans cette perspective, se situent dans la révolution mondiale de 1917-1923, lorsque les communistes en Allemagne et dans le nord de l'Italie affrontaient dès 1919 des Freikorps et des squadristi proto-fascistes. Les massacres de révolutionnaires à Berlin en janvier 1919 et à Munich en avril 1919 constituèrent des actes fondateurs pour les nazis et servirent de modèle au putsch de la Brasserie d'Hitler et à la marche sur Rome de Mussolini – les Freikorps et les squadristi devinrent les Chemises brunes et les Chemises noires. Partout où la révolution perça, le fascisme se forma, comme une sorte de réponse immunitaire du capitalisme, recourant à des pouvoirs d'exception. Mais si tel est le fascisme – une réponse à une menace révolutionnaire – il est difficile de voir comment ce terme pourrait s'appliquer aux prétendus fascistes que nous observons aujourd'hui, alors qu'il n'existe aucune menace, révolutionnaire ou autre, pesant sur la domination du capital. Peut-être faut-il donc recourir à un autre terme ?
Dans son livre de 2023, Fascisme tardif, issu d'une série d'essais rédigés depuis 2016, Alberto Toscano tente d'élaborer un concept révisé du fascisme suffisamment large pour englober ce que nous observons aujourd'hui à l'extrême droite, tout en prenant pleinement acte des différences fondamentales entre l'entre-deux-guerres et notre époque. Toscano propose une intervention dans ce que l'on appelle le « débat sur le fascisme », qui évite les analogies paresseuses tout en montrant pourquoi les leçons bien intentionnées de certains historiens, depuis des hauteurs morales, sur les dangers de la comparaison, ont peu de chances de « clore le débat sur le fascisme », comme le souhaite le métahistorien Daniel Steinmetz-Jenkins dans son anthologie consacrée aux débats sur le fascisme Did It Happen Here ? (2024). Une telle question – qui suppose qu'elle puisse recevoir une réponse vraie ou fausse – n'est tout simplement pas la bonne, nous dit Toscano, car le fascisme est un processus plutôt qu'un résultat : un continuum plutôt qu'une simple bifurcation.
Le titre de Toscano fait référence à Der Spätkapitalismus (Le Capitalisme tardif, 1972) d'Ernst Mandel, qui cherchait à cartographier la trajectoire du capitalisme postindustriel. Après cinquante années de stagnation économique et de désindustrialisation, « dans la mesure où l'on peut parler aujourd'hui de fascisme », écrit Toscano, « il s'agit d'un fascisme largement vidé […] de mouvement de masse et d'utopie ». Bien que ce fascisme tardif « ne réagisse pas à une menace imminente de politique révolutionnaire », il « conserve néanmoins le fantasme racial d'une renaissance collective », ou « palingenèse ». De manière frappante, ce fascisme tardif ressemble le plus étroitement à un fascisme précoce, apparu dans les colonies de peuplement et les plantations des Amériques et de l'Afrique, qui inspirèrent directement les fascistes européens de l'entre-deux-guerres. (Les lois de Nuremberg furent calquées sur les lois Jim Crow ; les méthodes nazies dérivèrent en partie de la colonisation génocidaire allemande en Afrique du Sud-Ouest, où des camps de la mort exterminèrent des dizaines de milliers de Herero et de Nama.) Pour apercevoir cet autre fascisme, toutefois, il faut s'engager dans ce que Cedric Robinson appelle la « tradition radicale noire » et sa « construction noire du fascisme », à partir de laquelle le fascisme européen de l'entre-deux-guerres apparaît sous un jour très différent. Toscano cite Langston Hughes, qui déclarait à la Conférence internationale des écrivains antifascistes de 1937 : « En Amérique, les Noirs n'ont pas besoin qu'on leur explique ce qu'est le fascisme en action. Nous le savons. Ses théories de la suprématie nordique et de la suppression économique sont depuis longtemps des réalités pour nous. » Toscano poursuit ainsi :
« Bien avant que la violence nazie ne soit conçue comme incomparable, des penseurs radicaux noirs cherchèrent à élargir l'imaginaire historique et politique d'une gauche antifasciste en montrant comment ce qui pouvait apparaître, du point de vue européen ou blanc, comme une forme radicalement nouvelle d'idéologie et de violence, était en réalité en continuité avec l'histoire de la dépossession coloniale (de peuplement) et de l'esclavage racial. »
De ce point de vue, les origines du fascisme se situent dans le Sud post-Reconstruction, dans la colonisation génocidaire du Texas et de la Californie, puis dans les colonies de peuplement plus tardive en Afrique et ailleurs, établies par les puissances européennes, en particulier la Grande-Bretagne. Aujourd'hui, l'exemple le plus abouti de cette « construction noire » du fascisme est fourni par l'historien prolifique Gerald Horne, dont le livre récent The Counter-Revolution of 1836 : Texas Slavery & Jim Crow and the Roots of American Fascism (2022), qui analyse la République du Texas comme un État proto-fasciste ayant servi de fondement à la Confédération, aux lois Jim Crow et, plus tard, aux entreprises impériales en Afrique. C'est là, soutient Horne, « que furent plantées et arrosées les graines de l'épanouissement du fascisme états-unien au XXIᵉ siècle ». Autrement dit, l'avenir du fascisme aux États-Unis se trouve moins dans l'Allemagne nazie que dans le Sud ségrégationniste et l'Ouest exterminateur, qui se rejoignent d'ailleurs, aujourd'hui comme autrefois, au Texas.
Comme le décrit Fascisme tardif, dans les années 1960 et 1970, les militants radicaux liés au Black Panther Party employaient sans hésitation le terme de fascisme pour désigner les États-Unis, et en particulier leur appareil répressif, qui recourait à des mesures d'exception pour détruire les Panthers et d'autres groupes de la Nouvelle Gauche, assassinant et emprisonnant leurs membres. Depuis sa cellule, où il s'organisait avec les Panthers, George Jackson décrivait les technologies du complexe carcéro-industriel comme des « manifestations du fascisme », invisibles pour ceux qui considèrent la démocratie libérale et le fascisme comme incompatibles. Ce fascisme « dissimulé et efficace » opérait dans les marges, aux frontières, derrière les murs des prisons, et dans les zones désignées pour la terreur policière. Pour Angela Davis, correspondante de George Jackson, il s'agissait d'un fascisme « préventif », qualification qu'elle empruntait à son mentor Herbert Marcuse. Comme d'autres penseurs de l'École de Francfort, notamment Theodor Adorno, Marcuse voyait l'ordre libéral-démocratique d'après-guerre non comme la négation, mais comme l'Aufhebung (dépassement-conservation) du fascisme de l'entre-deux-guerres, de sorte que celui-ci demeurait latent en son sein. En 1976, Marcuse pouvait écrire que les « dix à vingt dernières années » ressemblaient à une « contre-révolution préventive », étouffant la Nouvelle Gauche révolutionnaire dans l'œuf. Aux États-Unis en particulier, Marcuse affirmait pouvoir déceler un fascisme « naissant », ne nécessitant plus de moyens dictatoriaux : « Le fascisme américain sera probablement le premier à accéder au pouvoir par des moyens démocratiques et avec un soutien démocratique. » L'intuition de la construction noire du fascisme est qu'il l'avait en fait déjà été.
Le danger d'un tel cadre d'analyse, toutefois, est qu'il risque de réduire presque toute société capitaliste à une forme de fascisme à un stade quelconque de son développement. Si la police est le fascisme, alors presque toute société est fasciste. Comme le note Toscano, et comme d'autres l'ont souligné, cette « construction noire du fascisme » dérive en partie de la définition du fascisme utilisée par le Parti communiste des États-Unis durant la période dite de la « Troisième Période », qui subsumait sous un même cadre le fascisme hitlérien et le « fascisme social » de Roosevelt. Dans les années 1980 et 1990, les organisateurs antiracistes confrontés à des groupes néofascistes ont trouvé cette théorie particulièrement problématique, car elle ne permettait pas de distinguer entre groupes étatiques et extra-étatiques, et minimisait le fait que le néofascisme était souvent d'orientation antiétatique, allant parfois jusqu'à imiter certains aspects de la gauche – comme ce fut le cas avec les groupes « troisième-positionnistes » ou « rouge-bruns » apparus durant cette période. Si l'État était simplement le fascisme, alors l'orientation antiétatique de ces nouveaux groupes restait inexpliquée. En conséquence, de nombreux antifascistes ont jugé important d'élaborer une perspective de « lutte sur trois fronts » (three-way fight), telle qu'articulée par la publication en ligne Three Way Fight, qui distinguait entre le fascisme autoritaire étatique et le fascisme extra-étatique afin de mieux comprendre et combattre l'un et l'autre. La théorie de Toscano évite ces écueils en traitant le fascisme comme un phénomène émergent et différentiel, désynchronisé du temps historique et organisé spatialement. Le fascisme n'est pas un interrupteur que l'on peut allumer ou éteindre, ni un prédicat qu'une entité posséderait ou non, mais une possibilité latente au sein du capitalisme.
Cela tient en partie au fait que le fascisme n'est pas seulement une forme d'organisation sociale et politique, mais aussi une idée de l'avenir – d'où la possibilité d'avoir des fascistes sans fascisme, tout comme il peut exister des communistes sans communisme. Ce point est crucial car, comme le montre Toscano, le fascisme n'est pas une soumission totale au pouvoir – une répression intégrale, comme on le croit parfois – mais est animé par la promesse de pratiques spécifiques de liberté et de transgression. Si l'on ne voit dans le fascisme qu'une logique de répression, soutient Toscano, on passe à côté de la manière dont il peut séduire, par exemple, des femmes, auxquelles il offre autre chose qu'un simple rôle de mère ou d'épouse. Le fascisme peut être provocateur, subversif, punk, étrange. Avec le fascisme tardif, cependant, souligne Toscano, ces fantasmes trouvent généralement leur point d'ancrage dans les années 1950 plutôt que dans un passé préindustriel, et impliquent une certaine idée de l'État libéral vertueux – l'État minimal – avant sa « corruption » par le Civil Rights Act ou Roe v. Wade, par la décolonisation mondiale, le féminisme, et les luttes de libération queer et trans. Par extension, aux États-Unis, l'imaginaire fasciste implique la reconquête du destin, de la grandeur, du leadership américain dans le monde et des bénéfices qui en découlaient, ceux du boom d'après-guerre nourri par les superprofits impériaux. Cela explique, me semble-t-il, pourquoi ses fantasmes de violence mythique tendent à être défensifs (ou préventifs) plutôt que contre-révolutionnaires ou réactifs – puisant dans un imaginaire patriotique ancien, remontant à la Révolution américaine, et repris dans les noms de milices contemporaines de droite : Oath Keepers, Three Percenters. Ces groupes sont très différents des milices terroristes des années 1990, en ce qu'ils se perçoivent beaucoup plus volontiers comme des auxiliaires de l'État, mais d'une manière qui les oppose à une autre fraction de l'État jugée corrompue. Dans l'esprit de leurs participants, la prise du Capitole le 6 janvier ne constituait ni un coup d'État ni une insurrection, mais la défense d'un processus démocratique corrompu par des acteurs malveillants. Les raisons en sont assez évidentes, et seulement esquissées dans le livre de Toscano : aux États-Unis, le fascisme n'a pas besoin de refonder l'État au niveau constitutionnel, contrairement à l'Allemagne et à l'Italie, dont les Républiques inachevées étaient dysfonctionnelles. En effet, qui a besoin d'un nouvel État, lorsque l'équilibre des pouvoirs aux États-Unis s'est révélé un véhicule plus que suffisant pour un fascisme de colons et de planteurs légalisé ?
Il peut être difficile, il est vrai, de distinguer le préventif du contre-révolutionnaire. Même durant l'entre-deux-guerres, ces deux dimensions tendent à se confondre, comme dans le cas du Portugal des années 1920 et 1930. Si l'on suit les indications de Black Reconstruction (1935) de W. E. B. Du Bois, le fascisme de Jim Crow doit être compris comme une réaction à la Reconstruction radicale et à la guerre civile, que Du Bois décrivait comme une « grève générale » des esclavagisés. Pour Gerald Horne, la création du Texas constitue précisément une telle contre-révolution, à la fois réactive et préventive. On pourrait en dire autant du système de plantation lui-même, devenu de plus en plus brutal et répressif en réponse aux insurrections serviles et à la menace future qu'elles faisaient peser ; la révolution haïtienne et la révolte de Nat Turner fournissant à la fois quelque chose à quoi réagir et quelque chose à prévenir. Quant à l'Ouest américain, les colons y provoquaient généralement la résistance autochtone en empiétant sur les territoires et en commettant des atrocités, jusqu'à ce que l'autodéfense indigène puisse servir de prétexte au génocide – un processus à la fois préventif et réactif. Il n'est pas davantage évident de savoir comment qualifier le néofascisme de l'ère d'après-guerre ; si la Nouvelle Gauche ne posa nulle part un défi véritablement révolutionnaire, elle n'en suscita pas moins des politiques de contre-insurrection et une répression étatique. Au Chili, le coup d'État anticommuniste de Pinochet en 1973 pourrait ainsi pouvoir être décrit de manière assez pertinente comme un fascisme contre-révolutionnaire.
L'une des implications de ces deux courants d'analyse, issus de deux chapitres distincts de l'ouvrage, est que prendre au sérieux la phénoménologie du mythe fasciste conduit à nuancer la mesure dans laquelle le fascisme requiert une menace révolutionnaire comme condition préalable. Dans la mesure où le fascisme est une idée de l'avenir fondée sur un mythe du passé, il devient difficile de distinguer la prévention de la réaction. Là où aucune menace n'existe, les fascistes peuvent aisément en fabriquer une, comme ils l'ont fait lors de l'année charnière de 2020 à l'échelle mondiale, en traitant le soulèvement anti-police consécutif au meurtre de George Floyd (et à la pandémie de COVID-19) comme la preuve d'une vaste révolution dirigée par les démocrates. Aujourd'hui, le fascisme préventif se présente comme une réponse à une menace imminente qui est toujours autant raciale ou civilisationnelle que politique, et à laquelle il donne le nom oxymorique de « génocide blanc ». Parmi les apports les plus importants du livre de Toscano figure l'identification du fascisme tardif au livre d'Oswald Spengler, Le Déclin de l'Occident (1918). S'appuyant sur la lecture antifasciste que Furio Jesi propose de Spengler, Toscano montre que le fascisme tardif spenglérien relève moins du fantasme d'un Reich millénaire que de la défense acharnée des portes de la civilisation blanche, afin de contenir le plus longtemps possible la horde barbare racialisée. Son antiquité de référence est davantage celle de la cité-État ou de la colonie grecque que celle de l'Empire romain. Le fascisme spenglérien est une « religion de la mort » pessimiste, dont les adeptes obéissent à une logique sacrificielle de « victoire par la mort », où l'enjeu réside dans la culture de valeurs pseudo-authentiques. Cela permet de comprendre très finement la structure de formations fascistes telles que les Proud Boys, aujourd'hui largement décimés, qui se revendiquent « pro-civilisation occidentale » et s'orientent vers la reconquête de valeurs civilisationnelles vagues que Jesi décrit comme des « idées sans mots » – une structure fasciste du ressentiment qui médie ses propres contradictions internes en demeurant indicible. Il suffit ici de penser aux contorsions faciales étranges de Trump ou aux éructations spasmodiques de Hitler.
Comme le soutient Toscano, ce fascisme tardif de type spenglérien ne peut être compris sans intégrer pleinement la « construction noire » du fascisme. Au cœur du Déclin de l'Occident de Spengler, on trouve une forme inversée de l'affirmation de Du Bois selon laquelle « le problème du XXᵉ siècle est celui de la ligne de couleur ». Chez Spengler, cette ligne de couleur ascendante devient une Grande Muraille, tenue par de fiers citoyens-guerriers voués à la mort. Toscano cite un compte rendu de 1933 de l'œuvre de Spengler, rédigé par Benito Mussolini, dans lequel il interprétait Spengler en affirmant que « le monde est menacé par deux révolutions : l'une blanche et l'autre de couleur ». À la différence de la révolution démocratique « sociale », qui introduit une crise des valeurs, « l'autre révolution est celle des peuples de couleur qui, étant plus prolifiques que les peuples de la race blanche, finiront par les submerger ». Cette dernière révolution est mue par des forces démographiques auxquelles on ne peut opposer de résistance, pas plus qu'on ne peut s'opposer à l'évolution des espèces. La civilisation occidentale apparaît moins comme une belle machine que l'on pourrait réparer et améliorer que comme un animal glorieux condamné à mourir, tôt ou tard. Les fascistes tardifs luttent pour retarder autant que possible cette mort. L'objectif est de vivre longtemps et de mourir honorablement.
Les implications de ce point pour la stratégie et les tactiques antifascistes sont profondes, et Toscano ne les développe guère, lui qui fait peu de références explicites aux événements contemporains ou aux formes actuelles du fascisme. Ceux qui sont orientés vers une « victoire par la mort », une victoire dans la défaite, ne peuvent être vaincus frontalement par la confrontation directe, car ils se régénèrent – se nourrissent – de la défaite violente, pourvu qu'elle soit perçue comme noble. Au début de l'année 2017, dans les semaines qui suivirent l'investiture de Trump, alors que beaucoup redoutaient l'instauration d'un « état d'urgence » antidémocratique, la célébrité aujourd'hui oubliée de l'« alt-right », Milo Yiannopoulos, se rendit à l'université de Californie à Berkeley pour y vendre sa rhétorique anti-trans. Une fois réfugiés, lui-même et ses centaines de partisans, dans le bâtiment de l'union étudiante, une manifestation antifasciste massive déferla sur le campus, utilisant feux d'artifice, pierres et autres projectiles pour repousser la police chargée de protéger Yiannopoulos à l'intérieur du bâtiment. Après vingt minutes de tirs de gaz lacrymogènes et de balles en caoutchouc depuis les balcons et le toit, les autorités annoncèrent l'annulation de la conférence – une petite victoire. Lorsque les participants se répandirent dans les rues, les antifascistes passèrent à tabac les Proud Boys, en infériorité numérique, qui étaient venus en ville. En conséquence, les Proud Boys développèrent une véritable obsession pour Berkeley, où ils revinrent à plusieurs reprises l'année suivante, désormais perçue comme l'épicentre des antifascistes financés par Soros et dirigés par les démocrates. Ils revinrent plus nombreux et mieux organisés, affrontant les antifascistes dans une impasse violente qui laissa les fascistes revigorés et de nombreux antifascistes blessés et traumatisés. Ce qui finit par les arrêter, ce furent les effectifs : confrontés à une foule de plusieurs milliers de personnes, trop nombreuse pour être combattue, ils ne revinrent jamais. Les Proud Boys se glorifient de la violence, mais ils détestent l'humiliation. Mais même lorsqu'on ne dispose pas d'une foule de milliers de personnes, il existe des manières d'affronter les fascistes de façon oblique plutôt que frontale, sans leur offrir des cibles sur lesquelles ils puissent s'éprouver. Il vaut la peine de se demander ce qui se serait produit si le black bloc qui avait fait annuler la conférence avait « sauté le dessert » – s'il n'était pas resté pour passer à tabac les Proud Boys – et s'était simplement fondu dans la nuit.
Il est désormais devenu banal d'affirmer que le prochain Trump sera pire [l'article est rédigé en septembre 2024]. [Le premier] Trump fut un ballon d'essai, une pantomime du fascisme, dépourvue de l'organisation nécessaire pour mener ses intentions à terme. Première fois : farce ; la suivante : tragédie. Mais si le fascisme américain est un fascisme démocratique, il est aussi provincial et, de ce fait, souvent antifédéral : il émerge par le biais des gouvernements des comtés et des États – en particulier à travers les forces de police locales – ainsi que par le système judiciaire. Au XXIᵉ siècle, il s'agit d'un phénomène largement suburbain, périurbain et rural, surgissant dans l'arrière-pays et sur les marges. Avec le recul, on pourra estimer qu'il s'est aussi bien développé depuis la présidence de Trump que pendant celle-ci. Au cœur de ce nouveau « fascisme de frontière » – pour reprendre l'expression que Toscano emprunte à Brendan O'Connor – se trouvent les forces de l'ordre et leurs représentants, qui ont considérablement accru leur pouvoir sous Biden en invoquant une vague de criminalité qu'ils ont eux-mêmes contribué à produire par la non-application tactique des lois et la manipulation des statistiques. L'exemple le plus frappant de ce déchaînement policier se trouve dans la réponse au mouvement Stop Cop City / Defend the Atlanta Forest en Géorgie, où la police a tué un militant et où les procureurs ont inculpé des dizaines de personnes sur la base de nouvelles qualifications étatiques de terrorisme domestique, ainsi que de chefs d'accusation RICO sans précédent. À la lecture de l'acte d'accusation verbeux et délirant, on voit clairement qu'une ligne directe relie ces poursuites aux mythes fascistes et aux « idées sans mots » de 2020 – des mythes dans lesquels antifa et Black Lives Matter constituaient la face visible d'une conspiration hautement organisée et profondément financée, parfois liée aux confinements pandémiques et aux campagnes de vaccination. Dans le cas du mouvement Stop Cop City, les procureurs affirment avoir découvert des preuves de l'existence d'une telle organisation, remontant au soulèvement consécutif au meurtre de George Floyd. Il s'agit toutefois d'un fascisme transpartisan : à Atlanta, des démocrates collaborent avec des républicains de Géorgie pour faire avancer le projet de centre de formation policière et écraser toute opposition. Les mythes fascistes sont désormais généralisés. Lors du soulèvement George Floyd, la paranoïa MAGA trouva son double de gauche dans les rumeurs selon lesquelles les émeutiers étaient des provocateurs policiers ou des infiltrés suprémacistes blancs, et selon lesquelles les feux d'artifice nocturnes qui envahirent les villes durant l'été de la pandémie n'étaient pas l'œuvre d'adolescents confinés et désœuvrés, mais une opération orchestrée par le FBI pour terroriser les habitants. Aujourd'hui, démocrates et républicains s'unissent pour perpétuer des mythes maccarthystes afin de réprimer les militants pro-palestiniens, blanchir le génocide israélien à Gaza et relier la gauche américaine à un vague « terrorisme » mondial.
L'une des extrapolations centrales que permet le livre de Toscano est donc que l'opposition entre un fascisme dictatorial et un antifascisme démocratique n'a plus beaucoup de sens – si tant est qu'elle en ait jamais eu. Cela tient au fait que le « fascisme de frontière » qu'il décrit, enraciné dans la colonisation des Amériques, tend à transformer la logique temporelle de l'exception fasciste en une logique spatiale. Le fascisme de frontière transforme l'« état d'urgence », d'une période de dictature, en un territoire d'urgence – une zone d'exception où la violence extraordinaire devient possible et où les normes démocratiques sont suspendues. Le fascisme de frontière prend souvent la forme de l'apartheid : il territorialise l'exception fasciste. Le meilleur exemple contemporain d'un tel régime est Israël – ou, si l'on adopte une perspective plus large, les colonies de peuplement tardives en Afrique du Sud. Il s'agit d'un fascisme particulièrement adapté aux défis auxquels le capitalisme sera confronté au cours du siècle à venir, même en l'absence de toute menace révolutionnaire, et même si l'avenir se révèle aussi sombre que dans les films. « Lorsque “les cycles du capitalisme qui produisent migrations de masse et répression convergent avec la crise climatique” », écrit Toscano en citant O'Connor, « et qu'une crise raciale-civilisationnelle se combine à des scénarios de pénurie et d'effondrement, l'extrême droite autoritaire projettera sa politique du temps – et en particulier son obsession pour la perte d'une époque de privilège et de pureté – sur l'espace du territoire. » Toscano imagine ainsi l'avenir du fascisme comme une forme d'éco-apartheid, une Israël/Palestine écologique, où les « salaires psychologiques de la blanchité » décrits par W. E. B. Du Bois sont matérialisés sous forme de dispositifs d'adoucissement écologique. Nous avons tous lu ce livre – ou vu cette série télévisée.
Si tel est l'avenir à moyen terme du fascisme, le livre de Toscano nous permet également de spéculer sur le court terme. En 2020, nombre de militants de gauche redoutaient l'émergence d'une seconde guerre civile américaine, à mesure que le conflit autour de l'élection de Trump se transformait en tentatives ouvertes d'insurrection, de sécession et d'autonomie territoriale – des scénarios explorés dans le podcast populaire de Robert Evans, It Could Happen Here. Cette hypothèse demeure possible, mais l'ouvrage de Toscano devrait nous inciter à situer l'avenir du fascisme américain autant dans la guerre de Sécession que dans la lutte contre la Reconstruction menée par le Ku Klux Klan et d'autres organisations terroristes. Rappelons que la Reconstruction prit fin en 1876 à la suite d'une élection ambiguë et de la crise constitutionnelle qui s'ensuivit. En échange de la présidence, les républicains livrèrent le Sud aux démocrates, ouvrant la voie au régime Jim Crow. Cette trajectoire semble bien plus probable pour le développement du fascisme aux États-Unis qu'une guerre civile : une crise constitutionnelle débouchant sur un compromis qui permettrait l'essor d'un fascisme états-unien du XXIᵉ siècle aux marges de la démocratie libérale. Une guerre civile pourrait certes s'ensuivre, mais l'histoire des États-Unis montre que la Constitution est un document extraordinairement flexible – en particulier lorsqu'elle s'appuie sur un appareil judiciaire malléable.
Rien de tout cela ne rend toutefois superflue la nécessité d'une analyse en termes de « lutte sur trois fronts » (three-way fight), en particulier à long terme, et l'on peut regretter que Toscano n'ait pas davantage discuté avec cette ligne critique, comme il le faisait dans un article plus long dont le livre est issu. Si la démocratie peut s'avérer adéquate au fascisme, en lui laissant un vaste espace pour l'exception autoritaire, il est bien moins certain que le capitalisme le soit – surtout à mesure que des économies stagnantes et désindustrialisées, aux populations vieillissantes, se heurtent à la crise climatique. Aux États-Unis, le fascisme anticapitaliste « rouge-brun », le national-bolchevisme et d'autres formations similaires ont jusqu'à présent rencontré peu de succès, en raison de la prégnance du libertarianisme au sein de l'extrême droite. Mais rien ne garantit que cela demeure le cas, pas plus qu'il ne faut exclure la possibilité qu'un véritable défi révolutionnaire au capitalisme émerge à mesure que les populations les plus pauvres du globe sont contraintes de supporter le poids principal du changement climatique. Si les élites en viennent à juger impossible la reproduction de leur contrôle sur la richesse sociale par des moyens capitalistes, elles chercheront d'autres voies – et pourraient trouver dans le génocide, le nettoyage ethnique, la ségrégation, le travail forcé, la violence extra-étatique et la militarisation, autant d'éléments d'une définition catégorielle du fascisme englobant l'ensemble des cas discutés ici, des instruments utiles pour opérer la transition vers une société de classes, éventuellement appuyée sur de nouvelles technologies de surveillance et de contrôle, qui ne reposerait plus sur les salaires et les profits.
Il existe un autre sens dans lequel une analyse en termes de lutte sur trois fronts peut s'avérer pertinente. Le fascisme tend à produire des ennemis agglomérés – le judéo-bolchevisme nazi, par exemple, qui liait un Autre « racial-civilisationnel » à un ennemi politique. Aux États-Unis, cet agglomérat a toujours été le « bolchevisme noir », ou l'une de ses variantes : tandis que les Freikorps assassinaient des communistes en Allemagne en 1919, les élites américaines fusionnaient la « peur rouge » mondiale avec une « peur noire » locale, comme l'a montré Charisse Burden-Stelly dans Black Scare / Red Scare (2023). On voyait là un fascisme préventif à l'œuvre aux États-Unis, répondant à une menace à moitié inventée par des émeutes anti-noirs d'une violence extrême et par les Palmer Raids du département de la Justice, au cours desquelles jusqu'à six mille anarchistes et communistes furent arrêtés, et cinq cents ressortissants étrangers expulsés. Les agglomérats fascistes contemporains mettent en avant à la fois la dimension raciale et civilisationnelle, autant que politique, comme on le constate dans les tentatives actuelles de l'extrême droite visant à relier Black Lives Matter au Hamas. Ces agglomérats sont aussi fréquemment sexués et genrés – dirigés contre un Autre non conforme, perçu comme une menace pour la famille et comme une limite à la « liberté » fasciste (« liberté » d'être raciste, sexiste ou phobique). Souvent, cependant, ces agglomérats sont contradictoires ; et si les fascistes n'ont aucun problème avec la contradiction, les antifascistes devraient s'en méfier, sous peine d'endosser les contradictions de leurs ennemis. Depuis le 7 octobre, on a vu des nationalistes blancs antisémites s'allier à des sionistes libéraux autour d'une islamophobie commune, tandis que des fascistes violemment antisémites se rendent à des manifestations pro-palestiniennes en brandissant des croix gammées. Dans la mesure où l'idéologie fasciste relève d'une logique onirique – d'une « idée sans mots » – elle ne connaît pas la contradiction. Mais il existe un risque que les antifascistes, qui valorisent la raison et la clarté, absorbent ces contradictions, soit en niant l'existence de l'antisémitisme contemporain, soit, à l'inverse, en niant l'islamophobie qui se trouve au cœur du sionisme. Si cette dernière position est rarement observée aux États-Unis, elle demeure dominante chez de nombreux antifascistes allemands qui, incapables de dépasser la théologie politique de la Shoah, continuent d'assimiler toute critique d'Israël à de l'antisémitisme.
C'est peut-être là le meilleur argument en faveur de l'adoption du cadre proposé par Toscano. Ce qui importe, ce ne sont pas tant les termes que nous employons que ce que ces termes nous permettent de voir. Si des notions comme apartheid, colonialisme de peuplement, nationalisme blanc ou d'autres encore peuvent fonctionner adéquatement dans des contextes spécifiques, l'usage du terme fascisme pour désigner l'ensemble de ces manifestations permet de saisir la continuité entre l'extrême droite contemporaine, le fascisme de l'entre-deux-guerres et le pré-fascisme du XIXᵉ siècle. Le fascisme de demain n'émergera peut-être pas en réponse à une menace révolutionnaire, mais il faudra une révolution pour l'éradiquer définitivement. Le fascisme est une sorte de mauvaise herbe qui pousse inexorablement dans le sol du capitalisme. L'antifascisme peut l'arracher, peut-être, ou l'écraser, mais il ne peut empêcher sa repousse que s'il devient révolutionnaire – que s'il retourne la terre même du capitalisme et fait advenir une société sans classes dans laquelle les graines du fascisme ne peuvent plus germer.
Jasper Bernes
30.12.2025 à 19:50
Essai de gnoséosophie 9
Fred Bozzi et Bernard Aspe
Les « Scientifiques en Rébellion » savent bien que pour « résister au désastre » écologique, dixit Stengers, produire des connaissances ne suffit plus. Aussi sortent-ils de leurs laboratoires pour hurler la nécessité de changer la façon dont l'humanité participe au monde naturel. Nous les entendons mais, pour faire porter leur message, nous voudrions à notre tour indiquer la nécessité de réintégrer les connaissances scientifiques à une perspective de vérité (ce qu'avait certes amorcé Latour – différemment). En visant ainsi le monde naturel par-delà les objets, ils pourront à notre sens effectuer un déplacement méthodologique et politique essentiel, propre à faire effectivement résister la connaissance.
La science a assurément une fonction sociale. Certains lui ont confié la mission de travailler au bonheur de tous les individus, au moins de contribuer à leur santé [1]. Il semble même possible de dire qu'elle a une vocation sociale : en plus de satisfaire au besoin vital de connaître le monde pour y survivre, ou y vivre du mieux qu'il est possible, elle augmente en effet la participation collective au monde, la participation au monde en collectivité. C'est tout à fait évident quand on considère la prétention à l'universalité inhérente aux sciences dures, en premier lieu la physique générale. L'universalité des lois de Newton ne relève certes pas de l'universalité des Jeux Olympiques, elle est moins festive et engageante, mais il faut noter qu'il y a plus d'anti-Jeux Olympiques que de Platistes anti-Newton. Autrement dit l'adhésion au discours scientifique est plus proche d'une universalité concrète.
Ainsi participons-nous collectivement au monde via la science. Que veut dire en l'occurrence « participation » ? Le terme désigne le fait de constituer une partie du monde – sur un mode actif : il s'agit de faire partie du monde, y prendre part, voire faire sa part (plutôt que d'avoir sa part). Mais il n'est pas question de le constituer de part en part (le « monde » ne se réduit pas à ce que nous en faisons, ni à la façon dont nous le faisons). Ainsi « monde » signifie-t-il « hors le nous » (non pas au proche, trop humain, mais au lointain) autant que « réel ». En conséquence de quoi il faut remarquer que la science nous fait participer à un hors le nous – c'est paradoxal.
La connaissance scientifique rassemble d'ailleurs d'autant plus qu'elle se distingue des illusions partagées. Elle se donne comme vérité participante, et a pour vocation immédiate, vocation politique cette fois, de conjurer les formations collectives déconnectées du monde. Et en l'occurrence, le terme « monde » désigne ce qui ne se réduit pas à la collectivité, ou à ce dont elle se sert.
Cette vocation politique de la connaissance semble aujourd'hui prendre la forme de la lutte contre les « fake news ». Ceci implique de diffuser les bonnes informations pour lutter contre les énoncés de la pure communication, où ce qui est donné pour vrai n'est que ce qui se diffuse le mieux, le plus aisément et le plus largement (et qui se déresponsabilise du lien au « monde », à ce qui n'est pas strictement réductible à la collectivité reliée par l'information). Certes, la science fonctionne aussi sur le mode de la communication, mais il y a toujours par elle participation au réel – à un « hors le nous » qui ne soit pas « hors sol ».
Comment cette lutte est-elle conduite ? Par la constitution des « faits » (non pas seulement des « dires » – ses énoncés se fondent sur le monde dans le sens où ils « correspondent » au monde). La science, c'est ainsi « faits » contre « fake ». Le complotiste, lui, raconte des histoires pour ne pas regarder la réalité en face ; séduit par la mise en récit, il suit la pente du désir de sens : il n'accepte pas les discontinuités, épouse les biais de confirmation et d'intentionnalité, totalise, voire téléologise (il met du sens en fonction d'une fin posée a priori). A l'inverse, la science prouve et a souci de représentation (en plus de la signification) ; elle accepte les discontinuités, les objections constantes, les doutes…
A quoi il faut ajouter que l'activité scientifique ne consiste pas seulement dans une collecte vérifiée et réajustée des faits : elle inscrit en effet les « faits » dans une perspective plus large (par exemple, Galilée ouvre à l'héliocentisme au-delà des observations des étoiles et de la lune). Autrement dit elle permet un lien au « monde » en tant qu'horizon dépassant l'ensemble des faits. Cet ensemble est saisi à même une « vision du monde », comme disent les scientifiques [2].
Disons même, dès lors, que la science a une vocation écologique. Car plus que nous faire participer au « monde », les scientifiques veulent nous faire participer au « monde naturel ». Qui cela ? Les écologues bien sûr, mais aussi les climatologues qui nous parlent du réchauffement, les biologistes qui indiquent la baisse de la biodiversité, les épidémiologistes qui étudient la santé publique, et aussi les météorologues, les géologues, et même les chercheurs en sciences humaines [3]. Comment font-ils ? Ils proposent une vision du « monde naturel ».
Prenons en ce sens l'exemple de la climatologie : quand certains climato-sceptiques pointent une zone ou une période de froid, les climatologues expliquent ce froid et l'intègrent dans un ensemble de connaissances qui montrent que la tendance est au réchauffement climatique, que celui-ci a des causes humaines, et qu'il y a des conséquences néfastes pour les humains et pour le monde naturel. Les scientifiques du climat s'activent pour faire participer le public à une vérité – ils constituent pour ainsi dire une vérité participante (quel que soit le % de marge d'erreur), et cette vérité participante relève d'une certaine vue d'ensemble.
Certes, le public non scientifique ne comprend pas vraiment leurs articles (il ne les lit d'ailleurs pas), mais il se comporte souvent en fonction des résultats des recherches – en confiance, il participe depuis la vulgarisation scientifique [4]. Et ce type de participation se retrouve dans les discours publics : en insistant sur les catastrophes climatiques par exemple, les médias font en effet sens commun. Et plus encore, cette participation se retrouve au niveau des luttes écologiques : une figure de l'opposition aux mégabassines dit même que « la science est le liant de la lutte ». On a rarement vu pareil consensus…
Plus qu'une participation aux données et aux faits, la connaissance méthodiquement produite est censée permettre une participation au monde en connaissance de cause, par conséquent une activité commune et partagée (alors que les illusions partagées sont censées restreindre l'engagement collectif dans le monde). Or aujourd'hui, les scientifiques montrent que le monde se réchauffe et que cette tendance va s'accentuer, que la biodiversité s'effondre, mais le public, gouvernant.es compris.es, ne participe pas vraiment et largement à cela. Mieux : la connaissance produite ne permet pas de modifier la participation humaine au monde, et qui pourrait changer la situation dans la mesure où elle a une influence sur ce qui est étudié.
Cette situation constitue assurément une « crise de conscience ». Un symptôme en est que les un.es et les autres ressentent encore un certain plaisir de la connaissance alors que ce qui est connu est dramatique. Voici venu le cauchemar du scientifique : le public connaît avec plaisir ce qui devrait sérieusement l'engager. Pire : plutôt que mobiliser, connaître permet seulement de disqualifier les autres, ceux qui sont censés délirer, au nom de la possession du « réel ». Or si le dénigrement des ignorants constitue certes une force de cohésion sociale, cette cohésion est précisément détachée de la participation au monde. Autrement dit la connaissance scientifique, plutôt que d'y faire participer, écarte désormais du « monde naturel ».
A quoi s'ajoute le fait que le public semble parfois, plus encore, tourner le dos à la science. Il relativise, et va parfois jusqu'à remettre en cause la priorité écologique. A preuve : suite aux inondations d'octobre 2024, les habitants de Valence ont tendance à dire « nous d'abord » avec l'extrême droite espagnole (contestant ainsi la priorité accordée aux éléments naturels et aux êtres vivants – au hors-le-nous) [5]. Il y a une certaine perte d'autorité de la science, a minima un malaise dans le public averti.
Il faut dire aussi qu'il en va d'une crise de la connaissance. Les scientifiques se demandent en effet : pourquoi la connaissance est-elle ignorée ? Ils ont même parfois l'impression d'empiler les informations, collecter des faits, non plus ouvrir au monde et y faire participer [6]. Alors que leur culture du « fait » est censée aller contre le régime de la pure communication et des informations superficielles, ils craignent ainsi de contribuer à alimenter l'immense système d'information qui nous héberge, et qui remplace le « monde ».
Il en résulte un certain désarroi chez les scientifiques : à l'impression d'accumuler les connaissances sans porter de vérité participante, de lien au monde qui engage la collectivité, s'ajoute une perte de confiance. Ils se sentent inadaptés (dans le même temps où des ignares arrogants gagnent en popularité), presque coupables (d'autant que le cynisme lié à un éventuel enrichissement ne les rend pas aussi aveugles que les agents qui administrent la catastrophe en cours). En un mot ils se sentent coupés d'un public qu'ils avaient vocation à détourner de la coupure au monde. Ils savent qu'ils n'assument plus leur vocation politique : faire en sorte que la collectivité se forme à même une participation au monde.
On comprend donc mieux leur tentative de résistance : en France, depuis 2020, ils se proclament « Scientifiques en Rébellion » [7]. Ils cherchent ainsi à interrompre le cours normal des choses par l'activisme écologique, fait d'actions spectaculaires (contre l'A69 et la construction d'un méthaniseur au Havre, contre l'extractivisme et les mégabassines, contre l'utilisation massive des pesticides et l'élevage intensif, contre une exploitation pétrolière en Norvège et la marchandisation des pôles) et de prises de position manifestes (soutien aux Soulèvements de la Terre et à des activistes en procès, dénonciation du rôle protecteur de la police, de l'obscurantisme d'extrême droite et des médias des milliardaires).
Ils hurlent dans la rue pour rappeler la nécessité du changement dans la participation collective. Ce n'est d'ailleurs pas en se séparant complètement de leur activité de production de connaissances, puisqu'ils avancent en savants engagés. Pour annoncer leur livre, ils écrivent en effet que « face à la gravité de la situation, la neutralité scientifique vole en éclats. Il est de la responsabilité des chercheuses et des chercheurs de s'engager pour que le fruit de leurs travaux contribue à changer les politiques et les imaginaires » – ils défendent ainsi « la liberté d'engagement des scientifiques », « l'engagement ouvert et transparent plutôt qu'une neutralité mal définie » (Raison d'être, Valeurs et principes). A la limite, nous pourrions dire qu'ils espèrent faire participer au monde en affichant la connaissance d'une autre façon.
A quoi il faut ajouter qu'en plus de renoncer à la neutralité, ils doivent renoncer à un certain confort de la disqualification – voire au confort du mépris. Les écologues ont en effet, longtemps, moqué les écologistes. Ils arboraient un sourire en coin, à l'Université, chaque fois qu'était évoquée la façon de voir des activistes, manifestement déformée par des aspirations politiques. Ils voulaient dire : « ici, c'est du sérieux ». Or les choses ont changé : après avoir appelé à « sauver la recherche », ce sont les scientifiques qui descendent désormais dans la rue, et clament la nécessité de sauver la planète – en vertu de leurs connaissances [8].
Le problème, c'est que malgré leurs efforts les « Scientifiques en Rébellion » ne provoquent pas le changement espéré – la participation au monde naturel n'a pas massivement changé. Ils multiplient les actions, obtiennent quelques victoires (certes précieuses), mais la tendance est à la défaite : le cours normal des choses va inexorablement du business as usual jusqu'à l'horizon de la guerre… Autant dire que le malaise grandit à mesure que la rébellion se révèle presque aussi inefficace que la production de connaissances.
On peut donc dire que les scientifiques participent à leur tour à une situation qui hante depuis longtemps les militants écologistes. Et le seul avantage de cette situation tragique, à notre avis, c'est qu'elle pousse à formuler clairement la question suivante : comment les scientifiques peuvent-ils et elles agir pour le changement écologique ? C'est précisément à cette question que nous voudrions apporter des éléments de réponse.
Pourquoi une telle inertie dans la participation humaine au monde naturel ? Réponse tautologique : c'est à cause des habitudes. Le problème n'est pas mince : nos habitudes répondent à un besoin fondamental, mais elles ont le défaut de nous rendre aveugles, et inclinent à nous croire « chez nous » dans le monde. Cercle vicieux : nous avons besoin d'habitudes pour vivre, mais ces habitudes sont précisément ce qui nous fait perdre le sens du monde. Or pour mieux l'habiter, il faudrait continuer de considérer le « monde » pour lui-même, c'est-à-dire comme un « hors le nous ». Autrement dit : pour éviter de confondre « nous » et le « monde » en l'habitant, il faudrait pouvoir « déménager ».
Ce n'est certes pas aisé. Car l'inertie liée aux habitudes vaut au niveau politique : les processus historiques semblent devenus automatiques, l'espace public un foyer qui reproduit les dominations, la politique un simple lieu social où l'on se comporte et où l'on se fait à tout. Bref : sur la place publique, en plein monde naturel, la chaîne des habitudes vaut pour chaîne de causalité.
Quelle solution pour sortir de cette inertie ? Une chose est sûre, c'est que la prise de conscience ne sera pas suffisante. La prise de conscience constitue certes une prise de recul sur la situation, mais ce recul peut relever de la simple négativité ou, à l'inverse, constituer un poids qui, plutôt que mobiliser, alimente l'inertie.
Si le changement requis doit passer par la pensée, au moins cette pensée doit-elle s'autoriser à juger : interrompre le cours normal des idées (des opinions jusqu'aux connaissances) en assumant de l'énoncer en public. C'est un acte, et c'est effectivement ce que font les « Scientifiques en Rébellion ». Mais, nous l'avons déjà dit, la simple disqualification des ignorants et autres complotistes est assez inutile. Pour changer les choses, il faut aller plus loin dans l'agir.
Voilà pourquoi certains penchent pour une solution purement pratique : ils invitent à tisser d'autres relations et à trouver une solidarité nouvelle avec la nature, à organiser différemment la société, à valoriser d'autres usages… Rien de particulièrement nocif, mais nous voudrions rappeler (après beaucoup d'autres, Latour compris) que la connaissance fait désormais partie du monde, et qu'elle a un rôle important dans la façon de faire collectif. Autrement dit que si le besoin d'agir plus se fait sentir, il ne peut être aujourd'hui question de le faire en oubliant le rôle de la connaissance (ce que n'oublient pas les « Scientifiques en Rébellion », puisqu'ils s'avancent en savants quand ils hurlent dans la rue [9]).
Pour sortir de l'inertie en question, il faut agir en prenant en compte le rôle des connaissances dans la constitution du monde, des collectifs et des actions. Or le problème, il faut le dire, c'est que la science est une des sources de l'inertie. Au pire, il s'agit en effet pour elle de s'en tenir à disqualifier le complotiste, si ce n'est l'écologiste, voire flatter un public heureux de connaitre ce qui devrait l'épouvanter et le mobiliser... Au moins s'agit-il de montrer les déterminismes sans indiquer comment y échapper. De dire que d'un côté on accède au monde, de l'autre on agit – sans penser le chemin de l'un à l'autre. Voire de s'en tenir à désigner des responsables de l'inaction politique pour conserver sa part – la spécialité de connaître.
Et ceci vaut malheureusement pour les « Scientifiques en Rébellion » : ils reconnaissent certes « le rôle souvent néfaste que la science a joué dans l'histoire de cette catastrophe » [10] (c'est suffisamment rare pour le noter), mais ils ont eux-mêmes tendance à produire des connaissances d'un côté, agir de l'autre, puis à multiplier les constats sur l'inaction politique des gouvernants [11].
Comment sortir de cette impasse ? Voici notre hypothèse : si le changement nécessaire est d'ordre politique (faire participer au monde naturel en collectivité), il est question d'élaborer des vérités politiques. C'est-à-dire que nous pensons que les scientifiques doivent s'intéresser à la vérité écologique. Sous-entendu : malgré leur prétention à formuler des vérités participantes, telles que nous les avons initialement évoquées, malgré la vocation politique des sciences, nous pensons que les scientifiques n'en proposent pas (ou plus).
Il faut en tout cas affirmer qu'il n'y a pas de lien nécessaire entre connaissances et vérité. Alors que la vérité met le réel à distance, suspend l'adhésion au réel et le devoir d'y adhérer (c'est une épochè) [12], la connaissance scientifique pousse à souscrire à ce qui est (elle est stabilisation d'un énoncé à partir de la variation des paramètres). Alors que la vérité porte sur ce que des sujets peuvent faire de leurs constats, sur le sens qu'il y a à transformer le monde, la connaissance porte sur des faits observables (autrement dit le rabattement du vrai effectué par le schème de la « vérité-correspondance » aura été une gigantesque opération de contention : il fallait faire en sorte que la vérité ne soit pas intrinsèquement politique).
Or on voit bien la difficulté : la science fait comme si elle produisait déjà (ou naturellement) des vérités politiques. Elle laisse croire au public qu'un pouvoir d'action surgit du seul fait de connaitre – ce qui est parfaitement illusoire. Elle laisse entendre que sa vision d'ensemble est une vérité de type politique (or si par exemple l'intervention de Galilée a pu porter une charge de conséquence politique, ce n'est plus le cas aujourd'hui). Pire : elle ne marche que de ne pas avoir conscience de l'absence en elle de vérité, elle ne fonctionne que d'occulter cette vérité.
Evidemment, pas plus qu'il n'est question de nous en tenir à dire qu'il y a du vrai ailleurs que dans la science, il ne s'agit pas pour nous d'opposer frontalement connaissance et vérité. Etant donné, on l'a vu, que la connaissance fait partie du monde auquel il s'agit de participer et de faire participer, la vérité doit assurément concerner la connaissance. D'ailleurs si l'extrême droite arrive au pouvoir, et que le désastre écologique devient plus présent encore, il y aura toujours de la science, et il ne sera pas possible de se dire « on n'a plus le temps d'apprendre des choses, il faut seulement survivre ». A quoi il faut ajouter que pour repérer les effets de coupure, ce qui fait la rupture des futurs programmés, seul point de départ viable du changement, la connaissance est tout à fait utile.
Voici donc : nous pensons nécessaire d'inscrire une vérité au sein de la connaissance. Mieux : nous pensons que l'incandescence de la vérité écologique doit être portée au cœur de la connaissance pour évacuer le risque de se réfugier dans la connaissance. Nous voudrions que soit changée la connaissance de par son intégration à une perspective de vérité [13]. Et en l'occurrence, il s'agirait de constituer une voie par laquelle sujet et monde peuvent être changés. Voyons cela, en commençant par le monde.
Les scientifiques parlent certes du monde. Nous l'avons indiqué : ils proposent une « vision » par-delà la collecte des faits qu'ils conquièrent. Galilée propose par exemple une perspective héliocentrique – de voir que la terre tourne autour du soleil. On pourrait donc penser que les « visions » des scientifiques font office de « vérités ».
Mais parce qu'elles sont provisoires, ces « vérités » n'en sont pas. Non pas au sens où elles sont dépassées parce que la science progresse, plutôt dans le sens où ce qui relève de la vérité change peu à peu de statut : l'effort scientifique tend à transformer la vérité en connaissance. Ainsi la « vision » du monde galiléenne a-t-elle été confirmée par des observations empiriques et assignée à la connaissance, alors qu'elle fonctionnait initialement comme vérité. Avant de devenir la référence censée faire taire toute objection à l'encontre de « la » méthode scientifique, une telle pensée a en effet été indissociable d'une prise de risque – celle qui accompagne la prétention d'avoir découvert un domaine d'objets nouveau, et la méthode qui peut s'assurer de l'existence d'un tel domaine. Mais ce moment de vérité ayant fait ses preuves, la teneur en vérité de la découverte disparut en étant intégrée au circuit des savoirs stabilisés – elle était indissociable de son statut de découverte et de ce qu'elle appelait comme conséquence, à savoir la mise en question et la redéfinition de ce qui pouvait être compté au titre de connaissances. Rappelons d'ailleurs avec Brecht (La vie de Galilée) que si cette teneur en vérité avait une composante politique, Galilée y a lui-même renoncé, ouvrant la voie à l'extériorisation de la science et de la politique qui nous empoisonne encore aujourd'hui.
A quoi il faut ajouter qu'occultant la vérité adjacente à son travail de connaissance, la science tend à objectiver le monde dont elle parle. Rien d'étonnant : puisqu'elle lutte spontanément contre les socialisations séparées du monde par la production méthodique des « faits », la connaissance pousse à s'attacher à des objets et, in fine, à participer à un monde qui n'est qu'une suite d'objets, voire un « Grand Objet » – dixit Merleau-Ponty. Autrement dit : la science tire sa valeur du désengagement subjectif. Rien d'étonnant, donc, à ce qu'il y ait un degré moindre de participation : une vitre s'impose entre nous et le réel (par l'image (tableau, schéma…), la science fait écran).
Cette tendance est assurément accrue aujourd'hui. Car dans la mesure où la science se présente comme une guerre aux « fake news » et à la façon dont celles-ci engagent les collectifs humains, elle peut pousser les scientifiques à ne connaître que ce qu'ils ont produit : étant donné que l'objet est ce qui est le mieux connu, l'objet que l'on construit s'impose a fortiori comme figure de ce qui peut être parfaitement connu. Aussi la science risque-t-elle de faire participer à un monde qui ressemble toujours plus à sa description. Cela signifie que la connaissance ne fait plus participer au monde comme horizon, au-delà de l'ensemble des « faits » et des « objets ». Ainsi de la climatologie par exemple : cette science va certes contre la technoscience (la géo-ingénierie, la transformation supposée maîtrisée du climat), mais ses prévisions, tout droit sorties de l'opération d'objectivation scientifique, vont contre l'irruption de l'événement ; or celle-ci porte sans aucun doute une invitation plus grande à la participation au monde.
Bref : en s'éloignant de la vérité et en objectivant le monde, la science semble entériner l'inertie sociale. Elle vise certes un monde « hors le nous », c'est la force et la noblesse de son effort contre les tendances anthropocentriques, mais pour changer les choses il faudrait qu'elle ne le prenne plus pour « objet » – pour un objet qui serait face à nous, sujets. Pour infléchir la participation collective au monde naturel, il faudrait que la science vise un monde véritable.
Que serait un monde véritable ? A minima ce à quoi les sujets appartiennent. Ce qui veut dire que le monde serait un monde qui passe par les sujets, et duquel ils ne pourraient se séparer à bon compte pour prétendre l'étudier. Il existerait à titre d'horizon réel, inoubliable, par-delà les objets que l'on peut construire pour l'habiter (objets matériels) ou pour le connaitre (objets spirituels).
A partir de là, la science pourrait devenir ce qui cherche à stabiliser les rapports entre les variables, certes, mais à même une ouverture au « monde » qui ne relève pas de l'objectivation a priori – qui est toujours plus que l'objet. Autrement dit la science pourrait devenir étude des détails à l'aune du global, ce qui impliquerait pour elle de ne jamais porter au global l'ontologie du détail (ce qui reviendrait à se réfugier dans la connaissance) [14].
Mieux : la science écologique pourrait devenir ce qui étudie les détails à même l'ouverture au « monde naturel ». Certes, le terme de « nature » porte avec lui le problème de la séparation homme-nature, culture-nature, âme-corps, esprit-espace – les penseurs du vivant l'ont bien montré [15]. Mais en l'occurrence, « naturel » prendrait un autre sens que celui des sciences de la « nature » – où la nature est objectivée : l'expression « monde naturel » signifierait un monde connu dans le détail mais seulement appréhendé en tant qu'horizon global, et qui préexiste à toute étude.
Si la science pouvait ainsi s'ouvrir au « monde naturel », appréhendé sans être connu, en plus d'étudier son objet réel, il nous semble que la subjectivité proprement scientifique pourrait se modeler différemment. Il en résulterait en effet, pour elle, la nécessité de prendre en charge ce qu'elle avait cru confortablement déléguer au manque de sérieux des philosophes et des poètes (incapables de faire des constats et des calculs appuyés sur la constance de la res extensa), à savoir le dépassement hasardeux de la séparation entre sujet et objet.
La séparation moderne sujet/objet permettait certes un gain d'objectivité et de mesure, partant d'impartialité, mais elle n'était pas sans conséquences : soustrayant le point de vue à ce qui était étudié, elle aboutissait d'un côté à la transformation des sujets en objets, par conséquent à une certaine indifférence morale et affective à ce qui était étudié, voire à leur exclusion des réalités estimables [16] ; d'un autre côté, elle aboutissait à une certaine déresponsabilisation, un désengagement.
Or dans la perspective que nous proposons, les sujets scientifiques sauraient qu'ils appartiennent au même monde naturel que les objets qu'ils étudient (sans être obligés de montrer ce qu'est cette égale appartenance en termes de connaissance). Autrement dit la nature étudiée ne serait plus la nature du naturalisme mais la nature habitée. En conséquence de quoi il y aurait plutôt réciprocité, respect, consentement, reconnaissance d'un côté ; humilité, implication, raison de vivre de l'autre.
Ainsi le scientifique ouvrirait-il la voie d'une nouvelle participation au monde. Car si sa quête de connaissances est un acte intérieur, si même la vision d'ensemble qui les accompagne relève pour lui d'une expérience intime, son effort permettrait de partager une appartenance collective au « monde naturel », un engagement commun vers un « hors le nous ». Et réciproquement, plutôt que de continuer à se faire croire que l'accumulation des connaissances change quelque chose, et ainsi rester aveugle à ce que la connaissance ajoute à l'être, le scientifique pourrait assumer d'ajouter un ethos au monde, qui ne consisterait plus à se comporter dans un rapport d'extériorité avec le monde. Autrement dit il serait concerné par la conséquence sans que ce soit sous le mode de la connaissance (non pas qu'on ne puisse pas « mesurer », du moins faire des bilans sur ce qui est apporté par la connaissance, mais l'ouverture à la conséquence n'est pas du registre du prévisible).
En résumé des deux changements évoqués, concernant le monde véritable et le sujet scientifique, disons qu'il s'agirait pour le scientifique d'assumer d'être dépositaire d'une double intériorité : le monde est en lui et il est dans le monde [17]. C'est un vrai changement, car à l'ordinaire, les scientifiques ont plutôt tendance à doubler un autre geste : celui de faire référence au réel et disqualifier l'autre sujet (en tant que source de délire) sous un mode unique, celui de la désignation (c'est pour eux le même geste – sachant, précis – effectué sur deux objets différents). En d'autres termes le « fait » des scientifiques réalise d'une pierre deux coups : faire toucher le réel et aiguiser la lame qui sépare le savoir de l'opinion. Or en l'occurrence, il s'agirait d'abandonner ce geste pour, plutôt, se savoir du et dans le monde. Ainsi pourrait être amorcée une participation à un hors le nous qui ne serait ni objet ni sans nous – qui serait toujours plus qu'objet.
Stengers l'a dit : il faut « résister au désastre » [18]. Et dans cette perspective, les scientifiques sont assurément en première ligne. Aussi doivent-ils continuer à produire des connaissances dans leurs laboratoires, résister aux coupes budgétaires (recherches climatiques aux USA par exemple), éviter de perdre confiance dans la légitimité et l'utilité de leurs efforts.
Mais nous voudrions rappeler qu'il leur faut éviter de produire des connaissances à l'infini. Faire participer au monde implique de ne jamais se satisfaire de devenir « fact checker » et d'empiler les informations (mêmes vraies plutôt que fausses). D'autant que le délire fasciste et l'irruption de l'IA consacrent le pouvoir du faux et la constitution, depuis ce pouvoir, d'une réalité qu'il est réciproquement possible de connaître à la perfection. Autrement dit il ne pourra être suffisant, pour les scientifiques, de se scandaliser avec la bourgeoisie que les politiques n'aient pas à répondre de la connaissance (eux qui ont la passion de la tromperie pour assurer la gestion du business as usual, eux qui pensent que la démocratie est une hypothèse dépassée). Car il n'y a pas de « sol commun » qui ferait que la connaissance aurait, de toute façon, une efficience.
Mieux vaut donc pour eux éviter d'archiver le désastre, se tourner vers le passé. Et mieux vaudrait, pour nous, qu'ils se tournent vers le futur et la question de la vérité, de la conséquence : nous savons, et alors ? Certes conscients de la nécessité de ne pas braquer les scientifiques, dixit Stengers [19], nous ajoutons ainsi qu'il leur faut faire résister la connaissance. C'est-à-dire qu'en plus de changer la connaissance (l'ouvrir au monde véritable et la faire surgir d'une trame subjective nouvelle), il y a nécessité d'une vraie dissidence scientifique. Or celle-ci n'ira pas sans assumer quelques conflits, y compris internes [20]. Autrement dit nous ne souscrivons pas à l'approche « diplomatique » des penseurs du vivant, qui selon Stengers a été mise en place pour éviter l'alternative « ou bien, ou bien » [21]. Et quand cette dernière écrit que ce n'est plus le temps de la mobilisation, c'est celui de l'attention (pour « résister au désastre » écologique, il faut faire attention aux êtres et aux milieux à même les projets de connaissance), nous acquiesçons mais ajoutons d'emblée que le « sol commun » dont elle parle ne pourra être partagé avec les Etats souverains.
La première chose à faire pour les scientifiques sera en effet de ne plus participer au règne des Etats actuels. Il leur faudra notamment éviter de travailler au crédit du capitalisme cognitif. Au lieu de passer leur temps à se séparer des autres savoirs, des hommes politiques, des idéologues, des philosophes ou des complotistes, mieux vaudrait ainsi qu'ils s'appliquent à se séparer des relais de Pouvoir. Autrement dit il leur faudra assumer une certaine séparation, plutôt que se laisser aller au modèle de la participation universelle, pour réussir à « trahir leur fonction » – dixit Stengers.
Il en va assurément d'un certain anarchisme politique et moral. A quoi s'ajoute que pour faire participer aux vérités climatiques, il faudra qu'ils créent des connaissances qui restent inconnues aux Etats (qui leur soient insupportables même, comme le sont les connaissances des peuples colonisés, et qui restent de l'ordre de l'inconnu pour un colonisateur qui cherche à tout connaître pour parfaire sa colonisation). Ceci implique de changer de méthode – anarchisme méthodologique [22]. Il leur faut en tout cas se rappeler que la vérité est toujours anarchique, dans le sens où elle ne découle pas d'un archè issu du savoir.
La deuxième chose, c'est que les scientifiques doivent participer à la construction d'un espace commun qui n'existe pas encore. Et pour ce faire, il faudrait à notre avis qu'ils s'avancent « sans part » [23] (au lieu de prétendre utiliser à bon escient le pouvoir que la société leur a octroyé) : ne pas intervenir en tant que scientifiques, dont la part réservée est de savoir, ne pas intervenir en tant que savants, mais en tant que non-savants. Ainsi, plutôt que de rejouer la frontière savoir/non-savoir (science/non-science, empirique/métaphysique…) que mobilise constamment l'Etat pour tracer le territoire du raisonnable, mieux vaudra pour eux dilater la frontière savoir/non-savoir.
Disons-le au plus net : si beaucoup sont aujourd'hui prompts à disqualifier l'autre, c'est en vertu de la supposée connaissance de cette frontière savoir/non-savoir. La conséquence en est que plutôt que s'ouvrir au monde naturel, qui est toujours plus qu'un objet, la tendance est à se réfugier dans le savoir de l'objet. En matière de participation au monde hors le nous, c'est évidemment une impasse. Mais il ne s'agit évidemment pas de dissoudre la frontière savoir/non-savoir : celle-ci existe et doit exister. Il s'agit seulement de prendre conscience que la frontière n'est pas claire et connue ; qu'on ne peut la préciser, du moins la tracer de l'intérieur, depuis le savoir. Et aussi, de faire accepter une zone liminaire, par conséquent une mise en perspective du savoir – désormais irréductible à lui-même. Stengers ne dit pas autre chose quand elle écrit que « les scientifiques ne tiennent pas leur existence de la disqualification » et qu'« il faut obtenir des spécialistes qu'ils lient activement ce qu'ils savent et ce que leur savoir, pour être produit, a dû omettre » [24].
La troisième chose, c'est de bien voir que les deux premières actions (ne pas se faire relais du capitalisme cognitif et contribuer aux alliances plutôt que dénoncer les complotistes) seront menées dans un seul et même monde. Autrement dit se séparer du capitalisme ne se fera qu'en s'alliant. Il y a certes deux face à face différents, mais si les scientifiques ne les concilient pas, ils feront comme s'ils n'appartenaient pas au même monde. Il leur faudra donc assurément concilier amour et haine, connaissance et activisme [25].
Il faut certes reconnaitre que les « Scientifiques en rébellion » vont dans le bon sens, dans la mesure où ils assument une certaine dimension antagonique. Ils veulent en effet « faire reconnaître la contradiction entre l'idéologie de la croissance infinie et la possibilité d'un monde vivable, dénoncer l'écart abyssal entre les engagements affichés et les politiques menées, ainsi que la subordination de l'intérêt public aux intérêts privés ». Ils veulent « s'attaquer aux mensonges et à la manipulation (greenwashing, fabrique du doute...), participer à instaurer un rapport de force avec les entreprises et les institutions pour que des décisions collectives à la hauteur des enjeux soient prises dès maintenant ». Ils veulent « encourager des pratiques et des domaines de recherche et d'enseignement insuffisamment investis pour une société pérenne et équitable ; repérer et dénoncer les recherches néfastes et intimement liées à des politiques de croissance économique sans considération des limites planétaires ». Et ils savent que « l'atteinte de ces objectifs nécessite la confrontation avec certains acteurs qui ont intérêt au statu quo ».
Mais nous affirmons que leur geste ne portera, ne changera la participation collective, qu'à la condition d'amorcer une action nouvelle à même la production de connaissance – dès la production de connaissance et au-delà. Et nous ajoutons que si le geste gnoséosophique a d'emblée consisté à amorcer un changement de la connaissance, signifiant que celle-ci devait inclure le respect, l'humilité, l'ignorance et le silence à titre d'éléments de méthode [26] (au moins pour caractériser la situation de connaissance), cette proposition ne pourra gagner en consistance que si les scientifiques la relèvent eux-mêmes – scientifiques rebelles au premier chef.
Il nous faut en tout cas répéter ici qu'il ne peut être suffisant de croire qu'il faut produire des connaissances, souscrire au dogme du connaître, dans l'idée que la portée des connaissances devra être interrogée après coup. Autrement dit la question de l'efficience des connaissances doit être première, et elle ne pourra être honnêtement posée que dans une perspective de vérité – qui porte sur ce qui doit être, ce qui peut être ou est sur le point d'être.
Et dans cette perspective, justement, un bon point de départ pourra consister à réfléchir les erreurs commises en temps de Covid. Car les scientifiques ont alors assumé de déclarer la Mobilisation générale pour les besoins de la Guerre (régime de l'urgence). Ils ont accepté d'en passer par les Etats (et les Marchés) pour faire participer massivement à une cause collective. Est-ce leurs méthodes qui les ont obligés à agir ainsi ? Est-ce un manque de courage momentané ? Est-ce parce qu'ils ont été contraints d'obéir aveuglement, eux les faiseurs de lumière ?
Notons en tout cas que dans cette épreuve de la confiance, où l'on est passé de la défiance aux chinois, puis aux italiens, puis aux voisins, puis aux vaccins, puis aux non-vaccinés… avant de s'en remettre à l'Etat pour finalement fuir l'épreuve de la confiance (ce qui n'a d'ailleurs pas distendu le lien civique, puisque s'en remettre ainsi à l'Etat a fait lien), la science a perdu de son crédit. Car si les citoyens ont obéi, c'est parce qu'ils ont succombé à la pression et à la peur d'être exclus (ils ont voulu rester en collectivité), non pas parce qu'ils avaient pleine confiance dans les « miracles de la science », ni qu'ils parce qu'ils ont pensé que c'était une bonne participation au monde naturel.
Alors : quelle erreur ont-ils commise ? Nous pensons que l'erreur des scientifiques fut de se laisser aller à prétendre que ce qui arrivait était compréhensible sous le seul angle des connaissances – celles qu'il leur était possible de produire (erreur que les prétendues critiques reproduisirent certes à tout va). Et nous ajoutons que leur faute fut de se taire quand cette erreur fut utilisée à tous les niveaux (du présidentiel au convivial) pour disqualifier des coupables (« les emmerder »). .
Dans cette vaste errance collective, chacun a certes eu sa part. Les membres du public ont remplacé les discussions humaines par les verdicts de la science – chacun se comportant comme il savait, entendu que les autres devaient s'y plier. Quant aux prétendus esprits critiques (celles et ceux qui ont assuré leur confort académique en « compliquant » notre regard sur les sciences – étant accusé.es, bien à tort, d'en faire la critique), ils se sont tranquillement rangés à la science (avouant que leur critique avait été menée pour de rire (le sérieux, c'était finalement la science, puis la science d'Etat, puis la force d'Etat…) – ironie du sort, mais en l'occurrence ce ne fut pas si drôle que cela).
Il ne saurait donc aujourd'hui être question d'en revenir à une confiance ferme et aveugle dans la vertu des connaissances, pas plus qu'à une prétendue critique radicale. Il s'agit plutôt de comprendre, enfin, à quel point notre relation au monde naturel a été définie par la modernité comme relation de connaissance (certes au terme d'une recherche de vérité – cartésienne). Et dès lors, de bien voir que notre relation au monde naturel doit redevenir plus large que nos connaissances, a fortiori plus profonde que celle à laquelle nous invitent les techniques et les objets qui en découlent. Encore faut-il entendre que la vraie question est de savoir ce qui est en train d'arriver au monde naturel – par-delà les objets –, et de comprendre ce qui est en train de nous arriver – moralement et politiquement.
Fred Bozzi
Bernard Aspe
[1] Pour le bonheur, sachant qu'il s'agit d'aller à l'encontre du tabou religieux de la connaissance du bonheur et du malheur, voir JS Mill par exemple. Pour la santé, cf Descartes : la science a permis un élargissement de la conscience au-delà des savoirs immédiatement utiles, jusqu'à un savoir de la nature qui permet à l'homme de s'en rendre « comme maitre et possesseur » ; cette maitrise « n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres » (Discours de la méthode, 6e partie).
[2] D'où la faculté des sciences à nourrir les imaginaires collectifs : les revues scientifiques nous parlent d'espaces lointains, les télévisons proposent des séries avisées, les cinémas mettent en scène des dystopies très informées…
[3] Par exemple David Abram, qui dans Comment la terre s'est tue (La découverte, 2013) expose une étonnante étude du langage : si notre relation au monde sensible s'est dégradée, c'est parce que le passage de l'oral à l'écrit nous a écarté d'une participation ventilatoire au monde naturel. Dans Réactiver le sens commun, Stengers écrit d'ailleurs que « le grand intérêt de l'hypothèse de David Abram est de nous étonner, au lieu de raconter la grande histoire d'un désenchantement progressif qui nous sépare irrémédiablement de nos origines. Animistes nous fûmes, et animistes nous sommes toujours. La participation avec les choses, par quoi elles s'animent et nous animent en retour, n'a pas été interrompue – elle ne peut l'être – mais elle a changé de site. Ce qui nous a pris ne serait autre qu'un rapport de coanimation nouveau, intense, qui aurait surgi entre l'appareil sensoriel et l'écriture alphabétique – la seule écriture qui permette aux mots de s'imposer à nous de manière irrépressible comme autosuffisants, comme « voulant dire » quelque chose » (p184).
[4] La difficulté, certes, c'est que ceux qui ont le plus de doutes sont les plus suivis par ceux qui en ont le moins, voire en veulent le moins. A quoi s'ajoute un risque de hiérarchie entre sachants et suiveurs.
[5] https://www.politis.fr/articles/2025/11/monde-espagne-a-valence-les-inondations-meurtrieres-ont-profite-a-lextreme-droite-de-vox/
[6] Voir par exemple, parmi beaucoup d'autres, l'article de la climatologue Lesley Hughes : https://www.terrestres.org/2018/10/14/la-catastrophe-planetaire-est-notre-boulot-quotidien/.
[7] Voir le site très fourni https://scientifiquesenrebellion.fr/. A noter en premier lieu, ce qui confirme le propos de la première section du présent article, que les « Scientifiques en Rébellion » prétendent avoir « vocation à défendre l'intérêt général et le bien commun », et ajoutent « que l'éthique scientifique commande d'intervenir dans le débat démocratique pour que les savoirs scientifiques pèsent dans nos choix de société » (Raison d'être de Scientifiques en rébellion, Spécificité). Pour le reste, l'Appel des 1 000 scientifiques, déclaration de rébellion, consiste à « participer aux actions de Désobéissance civile », à « dégager des marges de manœuvre », à « inviter tous les citoyens, y compris nos collègues scientifiques, à se mobiliser pour exiger des actes de la part de nos dirigeants politiques et pour changer le système par le bas dès aujourd'hui ».
[8] Il faut croire que les activistes n'étaient pas si naïfs que cela, en tout cas remarquer que ces derniers ont la délicatesse de n'être pas rancuniers.
[9] Voir aussi le mouvement Reprise de savoir (en parallèle de Reprise de terre) et les penseurs du vivant (par exemple Morizot qui, après avoir eu tendance à déclarer l'efficience des représentations et de la pensée, dit à l'Université de la terre TV que « la question est de savoir comment passer des connaissances à l'action »).
[10] « Raison d'être de Scientifiques en rébellion ». Dans Science et Prudence, Bouleau et Bourg écrivent « qu'il est rare que des scientifiques s'en prennent à la science – c'est pourtant absolument nécessaire » (p174).
[11] Dans l'Appel des 1 000 scientifiques, ils écrivent : « nous faisons tous le même constat : depuis des décennies, les gouvernements successifs ont été incapables de mettre en place des actions fortes et rapides pour faire face à la crise climatique et environnementale dont l'urgence croît tous les jours. Cette inertie ne peut plus être tolérée ». « Le mouvement des gilets jaunes a dénoncé l'inconséquence et l'hypocrisie de politiques qui voudraient d'un côté imposer la sobriété aux citoyens tout en promouvant de l'autre un consumérisme débridé et un libéralisme économique inégalitaire et prédateur. Continuer à promouvoir des technologies superflues et énergivores comme la 5G ou la voiture autonome est irresponsable ». « L'absence de résultats de cette politique est patente ».
[12] Marx et Moore proposent certes une synthèse, en plus des savoirs locaux, et qui engage le sujet, mais ils ne vont pas jusqu'à la formulation d'une vérité de ce type. De leur côté Bouleau et Bourg, s'ils vont certes p53 contre Latour (qui dit que la connaissance du climat est un problème entièrement politique), en affirmant que le dérèglement climatique est un problème politique mais que les connaissances qui permettent de mener le combat ne sont pas politiques, oublient la nécessité de formuler des vérités, en tout cas ils semblent se délester d'avoir à les formuler depuis la position de scientifiques.
[13] Reconnaissons à Latour le mérite d'avoir réinscrit la connaissance dans une perspective de vérité, même si d'aucun peuvent craindre « un lien entre le développement de la théorie des « faits alternatifs » revendiquée par Trump et le travail de sape de la connaissance » (Bouleau, Bourg, Science et Prudence, p49).
[14] Stengers le dit autrement : « il faut obtenir des spécialistes qu'ils lient activement ce qu'ils savent et ce que leur savoir, pour être produit, a dû omettre ». Réactiver le sens commun, p35. Cosmopolitique : « toute simplification a des conséquences désastreuses ».
[15] Latour dit en ce sens que le terme « nature » est douteux, et il en tire la conclusion qu'il ne peut faire largement participer à la cause écologique.
[16] Dans La crise écologique de la raison, Plumwood évoque une crise du détachement, et note l'exclusion des animaux de la sphère éthique.
[17] Nous empruntons l'expression à Jason Moore, mais cette fois-ci pour la faire signifier à l'encontre de la double intériorité propre au développement capitaliste.
[18] Résister au désastre (Wild Project, 2019).
[19] Stengers, Réactiver le sens commun : « Comment ne pas figer les chercheurs dans une attitude défensive assez compréhensible puisqu'ils se sentent « à découvert », soumis à des impératifs qui les mettent au service direct de la croissance, d'une part, et de l'autre, confrontés à un public que les institutions traditionnelles n'arrivent plus à discipliner et qui semble confirmer leurs pires préjugés ? Comment ne pas se heurter à une inhibition de la pensée qui relève d'une sorte de panique – il faut tenir, il ne faut rien céder, sinon ce sera le chaos » (p113). Il faut surtout prévenir cette réaction : « Vous voyez bien, le relativisme, l'attaque contre l'autorité des faits qui devraient nous mettre d'accord, c'était l'autorisation donnée à la montée de l'irrationalité. Nous avions raison et vous avez permis à un horrible génie de sortir de sa bouteille » (p21).
[20] Contre un certain scientisme par exemple, ou contre le retour de la séparation de l'écologie et de l'écologisme une fois les leçons de l'écologisme digérées (cf Sébastien Barot. L'écologie est une science, Belin, 2025). Contre une certaine tendance à se séparer des militants radicalisés (cf Tribune du février 2022, France Info), ou à croire que tout est compatible.
[21] Le sens commun. A noter que quand elle invite à ne pas braquer les scientifiques (cf note 19), Stengers récuse de nouveau l'alternative « ou bien, ou bien » : « la situation n'est pas celle d'une guerre où chacun doit choisir son camp. D'une part, nombreux sont les chercheurs qui voudraient travailler à des questions qui soient pertinentes en ces temps de débâcle écologique et sociale. D'autre part, la vision catastrophique selon laquelle « les gens » penseraient que les faits sont de simples fabrications est exagérée » (p113). De son côté, Morizot laisse carrément entendre qu'il y a une essence diplomatique de la science.
[22] Sur ce point, voir Feyerabend, Contre la méthode, Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance (1975) et Essais de gnosésophie 4 et 5. Il faut certes remarquer que Stengers parle de la nécessité de faire preuve de « tact » dans le rapport aux objets de connaissance : autant dire que si les scientifiques doivent « trahir » leur fonction, ils doivent aussi trahir leur méthode.
[23] Voir Rancière, pour qui le sujet politique doit toujours être celui qui n'est pas invité. Pour les exclus de la chose commune, la politique consiste à faire la preuve de leur capacité à y prendre part.
[24] Cosmopolitiques, p25 et Réactiver le sens commun, p35.
[25] Stengers : « la scission pensée/émotion ou activisme est une fainéantise savamment conservée » (Cosmopolitiques). Voir aussi Gauchir la pensée du vivant, essai de gnéoséosophie 6, 4 L'Inexposé.
[26] Voir Essais de gnosésophie 3, 4, 5 et 8.
30.12.2025 à 19:50
IA, technofascisme et guerre
Giorgio Griziotti
Nous poursuivons ici notre exploration de l'intelligence artificielle mais surtout de ses critiques. Après avoir réfuté les croyances qui lui sont sous-jacentes avec Mathieu Corteel, y avoir décelé les prémices d'un appauvrissement et d'une fascisation du monde avec Frédéric Neyrat, appelé à la combattre avec Ian Alan Paul, à la déserter avec Sébastien Charbonnier ou à la repenser de fond en comble avec Anne Alombert, nous publions cette semaine ce long (mais bon) article de Giorgio Griziotti qui reprend le problème depuis le début, assume la catastrophe en cours mais y voit un champs de bataille.
Là où la méta-automatisation introduite avec l'intelligence artificielle générative tend à enfermer l'indéterminé dans la prévision calculable, la métatechnique humaine – située, relationnelle, historique – ouvre des brèches dans l'inconnaissable. Il n'existe aucun apprentissage profond capable d'émuler cette ouverture radicale, car elle n'est pas fonction, mais seuil.
ChatGPT
Eux avaient l'algorithme, nous l'anomalie. Eux l'entraînement, nous l'invention.
Le Boomernaute
Le terme « intelligence artificielle » (IA) couvre différents domaines et dénominations. Dans cet essai, quand je parle d'IA, au singulier ou au pluriel – entendant dans ce second cas les diverses implémentations actuelles comme ChatGPT, Deepseek ou Claude – je me réfère, sauf indication contraire, à l'intelligence artificielle générative appliquée spécifiquement au langage : la famille de techniques qui, en appliquant des modèles de machine learning à d'énormes datasets, produit de grands modèles de langage (LLM), c'est-à-dire des modèles linguistiques capables de créer de nouveaux contenus. Pour clarifier métaphoriquement la relation entre ces éléments :
Pour des définitions plus détaillées, voir le Glossaire à la fin de l'essai.
La brochure américaine des années 1950 How to Survive an Atomic Bomb [1] ne fut pas seulement un manuel pratique : il transformait le cauchemar nucléaire de la Destruction Mutuellement Assurée [2] en une séquence d'actions individuelles et gérables, offrant à l'individu une illusion de contrôle et d'agentivité face à une menace qui le dépassait.
Avec l'intelligence artificielle (IA), la dynamique change : nous ne sommes pas face à une catastrophe possible, mais immergés dans une catastrophe déjà en cours. Dans les discours dominants, on oscille souvent entre des narrations opposées et simplifiées : l'IA comme menace de domination des machines, comme promesse salvatrice capable de remédier au chaos vers lequel le capitalisme nous conduit, ou comme outil transhumaniste de renforcement destiné à créer une nouvelle élite « augmentée ». Les choses ne sont probablement pas ainsi, et c'est pourquoi il me semble opportun d'entamer une enquête pour affronter l'ensemble des phénomènes complexes générés dans ce nouveau contexte où l'IA est entrée dans le paysage quotidien.
Cet essai veut jeter les bases d'un discours plus large, en adoptant une approche spécifique et en limitant pour le moment l'analyse à des lignes d'enquête centrales. Il s'agit de directions qui n'épuisent pas le tableau d'ensemble, mais qui permettent de commencer à tracer un parcours.
Comme approche, nous nous proposons d'affronter politiquement, socialement et économiquement ce saut technologique en adoptant une perspective qui prend la physique quantique comme cadre réel de la nature, en dépassant l'illusion d'un modèle purement newtonien. En cohérence avec cette orientation quantique, nous adoptons une méthodologie « diffractive », qui entrelace les références du matérialisme historique avec celles des nouveaux matérialismes.
Le premier pas est de situer l'IA dans le contexte historique. Comme toute technologie, elle ne naît pas dans l'abstrait, mais se développe dans des conditions historiques, politiques et socio-techniques précises, jusqu'à s'infiltrer dans presque chaque sphère de la vie – même si, malgré les investissements considérables et les proclamations tonitruantes (de Trump vers le bas), son modèle économique capitaliste reste loin d'être consolidé.
Le corps de ce texte est constitué d'une analyse de l'IA comme réalité relationnelle articulée en deux perspectives complémentaires. Dans l'une, on examine les dynamiques, les modalités et les responsabilités à travers lesquelles l'IA est modelée, constituée et façonnée : qui la construit, avec quels intérêts, dans quels rapports de pouvoir, selon quelles logiques extractives ou distributives. Dans l'autre perspective, on enquête sur les phénomènes qui se produisent dans sa progression envahissante, ces effets qui excèdent l'utilisation intentionnelle de la part des humains et qui émergent de l'interaction complexe entre algorithmes, infrastructures matérielles et contextes sociaux et écologiques.
Ces deux aspects ne sont pas disjoints mais profondément entrelacés. Leurs connexions se produisent dans l'espacetempsmatière, cette dimension où espace, temps et matière constituent un continuum inséparable. De plus, l'IA est une incarnation parfaite du caractère inséparable entre dimension matérielle et dimension discursive, étant à la fois infrastructure physique concrète et production incessante de langage. Abandonnée aux technofascistes, elle est gonflée démesurément dans les deux directions — infrastructures écocidaires d'un côté, narrations complaisantes de l'autre — jusqu'à exploser comme une bombe atomique confortable et lèche-bottes.
L'épilogue cherchera à identifier comment générer, à partir des signaux qui se manifestent déjà, les déviations infinitésimales capables de soustraire Gaïa – et nous en elle – à la trajectoire cauchemardesque qui la submerge.
Il n'existe pas de définition scientifique univoque de « l'intelligence », pourtant dans la rhétorique courante, l'IA est souvent contrainte entre la réduction à un simple algorithme statistique et, à l'opposé, la représentation d'une menace surhumaine.
Ces oppositions, fondées sur la logique compétitive qui oppose les intelligences des machines à celle humaine comprise au sens individuel — ignorant toute forme d'intelligence collective et plus-qu'humaine [3] — s'avèrent trompeuses et doivent être contestées.
Elles reposent sur un schéma newtonien qui imagine les êtres humains comme des entités déjà constituées, porteuses d'une subjectivité et d'un savoir prédéterminés, tandis que les machines – longtemps conçues comme des objets déjà donnés, gouvernés par des lois causales et manipulables de l'extérieur – tendent aujourd'hui à être considérées comme potentiellement ingouvernables, dotées d'une autonomie qui échappe au contrôle humain.
C'est la même logique d'une ontologie anthropocentrique qui en Occident plonge ses racines dans la Grèce antique et qui, à l'époque historique du capitalisme, a produit des processus sociaux et matériels entrés dans une phase d'accélération exponentielle et destructrice.
Au XXe siècle, le matérialisme historique a renversé les explications idéalistes de l'histoire, en déplaçant le focus sur les conditions matérielles, les rapports de production et la lutte des classes. Cependant, dans certaines de ses versions les plus orthodoxes et scientistes – surtout lorsqu'elle était considérée comme une doctrine ou un modèle prédictif – elle a conservé maintenu une orientation déterministe liée au paradigme mécaniciste du positivisme, avec des lois « scientifiques » comme celle sur la baisse tendancielle du taux de profit [4] et l'effondrement du capitalisme.
Cette tension entre déterminisme et transformation est illustrée par Carlo Rovelli dans Helgoland, quand il rappelle le conflit entre Lénine et Bogdanov :
La révolution russe, argumente Bogdanov dans les années turbulentes qui suivent cette révolution, a créé une structure économique nouvelle. Si la culture est influencée par la structure économique, comme l'a suggéré Marx, alors la société post-révolutionnaire doit pouvoir produire une culture nouvelle qui ne peut plus être le marxisme orthodoxe conçu avant la révolution.... Bogdanov prédit que le dogmatisme de Lénine gèlera la Russie révolutionnaire dans un bloc de glace qui n'évoluera plus, étouffera les conquêtes de la révolution et deviendra sclérotique. Paroles prophétiques, elles aussi. [5]
Après le bras de fer gagné par Lénine - dans un affrontement qui n'était pas un simple différend théorique mais investissait toute la conception de la révolution et de son organisation [6] qui aurait conduit au stalinisme - la mécanique quantique s'affirma, fruit du travail collectif de Heisenberg, Bohr, Schrödinger et autres, qui renversa la vision déterministe de la physique classique, presque pour donner raison à Bogdanov.
Les phénomènes qui constituent la réalité que nous percevons ne suivent pas des schémas mécanistes, mais émergent de réseaux complexes selon des dynamiques d'indétermination tout comme les technologies numériques avancées, qui échappent à toute tentative de les réduire à des schémas linéaires.
Il devient urgent de dépasser le dualisme entre sujet et technique : humain et machine n'existent pas comme entités séparées, mais se co-constituent dans l'interaction. Marx saisit les machines comme cristallisations de rapports sociaux et de travail accumulé, mais resta principalement lié à une vision où elles apparaissaient comme des objets déjà constitués par le travail humain, plutôt que comme des entités qui se constituent relationnellement dans l'usage et le contexte.
Par la suite, Simondon pressentit que les machines ne sont pas des objets fixes mais des processus en devenir, définis par les réseaux de relations dans lesquels ils s'insèrent (« Individus techniques définis par des réseaux de relations »). En réélaborant cette intuition, nous pouvons voir les machines comme le résultat de pratiques concrètes et de discours qui s'accumulent dans le temps, portant avec eux des choix politiques et des responsabilités humaines précises. Elles ne sont pas des entités fixes : elles prennent forme seulement dans les interactions qui les mettent en action.
Il ne s'agit donc pas d'opposer l'IA à l'utilisateur humain comme deux entités séparées : ce qui compte, c'est l'entrelacement de relations qui implique personnes, algorithmes, infrastructures matérielles, logiques économiques et dispositifs politico-sociaux. C'est dans cet espace qu'émergent les dynamiques décisives pour comprendre comment l'IA agit et subit l'action.
L'enquête doit alors se concentrer tant sur les effets concrets et symboliques générés par les rencontres entre humains et IA, que sur les orientations politiques et les responsabilités déjà incorporées dans les systèmes technologiques qui modèlent ces rencontres.
En ce sens, l'approche diffractive de Karen Barad [7] offre un outil précieux. La métaphore est physique : quand une onde rencontre un obstacle, elle se diffracte en générant de nouvelles formes (patterns) d'interférence. Appliqué à la pensée, cela signifie ne pas s'arrêter à la dynamique biologique du reflet – reconnaissance, imitation, empathie médiées aussi par les neurones miroirs – ni à celle, culturelle, de la réflexion, qui tend de toute façon à nous restituer ce que nous connaissons déjà, mais s'ouvrir plutôt à des interférences productives, à des décompositions capables de générer des trajectoires inattendues.
Cela vaut aussi pour la pratique politique contemporaine, y compris celle de gauche, souvent piégée dans le schéma du « déjà connu ». La diffraction permet au contraire de réorienter pensée et pratiques, en transformant les conditions mêmes de ce qui peut arriver dans les interactions entre humains et machines.
Une approche diffractive nous amènera à interpréter l'intelligence artificielle non comme simple miroir social, ni seulement comme automation au service du capital de ce savoir collectif que Marx appelait general intellect. L'IA a au contraire un rôle actif dans la production de la réalité avec nous et au-delà.
Cela signifie aller au-delà de la dénonciation des préjugés sur l'IA comme simples reflets de biais humains contenus dans les données d'entraînement [8] – dénonciation qui se réduit souvent à la suggestion de correctifs techniques ou de meilleurs filtres.
Ou encore : qui définit ce qu'est une réponse « naturelle » ? Et comment l'interaction entre utilisateur et dispositif crée-t-elle des significations imprévues, non réductibles aux seuls inputs initiaux ?
De cette manière, l'approche diffractive met aussi en évidence les effets des interactions entre humains et IA : elle montre comment les choix de conception, les décisions politiques, les pratiques sociales et les données incorporées dans le système influencent concrètement les résultats, en rendant visibles des responsabilités qui autrement resteraient cachées. Plus généralement, elle met en lumière comment cette co-production ne se limite pas à organiser la subdivision du travail productif dans le capitalisme contemporain, mais contribue activement à la formation et au maintien d'ordres sociaux, de hiérarchies cognitives et de configurations écologiques : quels corps (humains et non-humains) sont valorisés ou écartés, quels savoirs légitimés ou réprimés, quels métabolismes énergétiques et matériels sont imposés à Gaïa.
Neurocapitalisme et IA. En 2016 sortait mon livre Neurocapitalismo [9], dans lequel j'ai cherché à mettre en lumière les profondes mutations produites par le saut paradigmatique des technologies de l'information et de la communication (TIC) survenu entre la fin du siècle dernier et le début du nouveau.
Avec une approche généalogique, je montrais comment ces technologies n'étaient pas seulement des produits des grands centres de recherche des grandes entreprises ou des appareils militaires de la Guerre froide, mais reflétaient aussi l'énergie créative et coopérative de la révolution anticapitaliste et anti-impérialiste des années 60 et 70.
Même si elle avait été politiquement défaite, cette saison avait laissé des traces profondes, fournissant des bases techniques et imaginatives pour un monde numérique où la technique pouvait devenir instrument de démocratisation du savoir et de libération de l'intelligence collective – comme en témoignent l'esprit originel d'Internet et du logiciel libre – puis progressivement capturés et expropriés par le capital.
Et c'est précisément à partir de cette dynamique de capture du commun et de subsomption de l'intelligence collective que le choix de synthétiser une telle transformation par le terme de neurocapitalisme – non exclusif, mais désormais intimement lié au livre – répondait à l'exigence de nommer une mutation profonde de la logique capitaliste, dans laquelle émotions, cognition, relations, désirs et affects deviennent simultanément matière première de la valorisation et variables d'ajustement pour le contrôle social.
Une des thèses centrales du livre était que cette mutation structurelle n'était pas réductible à une simple invention ou à un « produit » de la transition du capitalisme de l'époque industrielle à celle du capitalisme cognitif, ou même biocognitif. Des nœuds fondamentaux de ce changement furent, dans l'ordre chronologique, internet, la diffusion rapide de milliards d'appareils mobiles individuels (smartphones) et le contrôle exercé par les plateformes globales – véritables mégamachines contemporaines – surtout à travers les réseaux sociaux. Ce qui compte vraiment, cependant, ce n'est pas tant l'« innovation » en soi, mais les nouvelles relations sociales, politiques et économiques dans lesquelles elle est impliquée. À la base se trouvait la notion de biohyperméda [10], c'est-à-dire un espace émergent de nouveaux entanglements [11] (formes d'interdépendance profonde dans lesquelles les entités restent corrélées même à distance), dans lequel corps biologiques, réseaux numériques et machines d'interconnexion s'entrelacent non seulement matériellement, mais aussi dans les processus continus de production et de circulation du sens, constituant ensemble la réalité dans laquelle ils opèrent. Aujourd'hui, Asma Mhalla [12] reprend ce discours sur le neurocapitalisme, qui concernait la génération Zuckerberg-Bezos des réseaux sociaux et du e-commerce, en le mettant à jour avec la nouvelle génération des techno-bros trumpiens de l'intelligence artificielle :
Les figures de l'ultra-technologie comme Elon Musk, Peter Thiel et Sam Altman ne se limitent pas à imaginer un futur : ils le programment. Leur projet ne consiste pas à augmenter l'humain, comme ils le prétendent, mais à le reconfigurer depuis les fondements. C'est un projet d'in/civilisation d'une ampleur inédite. Toutes leurs infrastructures — cloud, IA, biotechnologies et données — sont des infrastructures de l'intime. Elles opèrent sur nos désirs, nos routines, nos corps.
Le modèle neurocapitaliste a longtemps garanti des formes efficaces de contrôle, en façonnant subjectivités et comportements via les dispositifs numériques et les réseaux d'influence. Aujourd'hui, cependant, il révèle ses propres limites. Sa capacité à produire du consensus se fissure nécessairement quand les multitudes se trouvent immergées dans une dégradation matérielle croissante, sur le fond d'une crise écologique et sociale toujours plus profonde. Le contrôle « soft » ne suffit plus : les tensions deviennent systémiques.
L'histoire, à partir du premier conflit mondial, enseigne que le capitalisme tend à répondre à ses propres contradictions structurelles à travers la guerre : non seulement la guerre comme événement, mais comme régime permanent, comme tendance à la guerre civile globale. [13]
C'est précisément dans ce scénario que doit être placée l'émergence de l'intelligence artificielle.
Bruit de bottes. Au XXe siècle, des mouvements révolutionnaires d'en bas, composés de multitudes souvent dépourvues d'instruction, réussissaient à changer le cours de l'histoire – il suffit de penser à la Chine qui passe de pays semi-colonisé à grande puissance mondiale.
Aujourd'hui, au contraire, malgré des niveaux sans précédent de scolarisation et un environnement technologique envahissant, nous nous trouvons face à une vague autoritaire, xénophobe et restauratrice, surtout, mais pas seulement, dans le Nord global [14].
Ce paradoxe apparent ne s'explique pas seulement par le tournant contre-révolutionnaire qui a suivi les mouvements des années soixante-dix ou par la chute du bloc soviétique. C'est le résultat d'un demi-siècle de soi-disant néolibéralisme [15] qui, derrière la rhétorique de la liberté et de l'innovation, a progressivement érodé les liens sociaux, privatisé l'imaginaire et entraîné les subjectivités à la compétition et à la peur.
Le neurocapitalisme, avec sa colonisation de l'attention et des affects, a constitué l'infrastructure cognitive et sensible de cette mutation, sans pouvoir toutefois effacer complètement l'excédent imprévisible de la révolte – cet excès de signification et de vie qui échappe même aux algorithmes de l'IA les plus sophistiqués. Il ne s'agit pas de « résilience » au sens d'adaptabilité au système existant — un terme désormais utilisé abusivement par le management technocratique — mais d'une capacité de rupture qui traverse corps humains, écosystèmes vivants et dispositifs techniques.
Face à une crise systémique désormais manifeste – sociale, politique, écologique, économique, énergétique, démographique – même les ex-démocraties représentatives se réorganisent en entanglements État-capital fondés sur des logiques oligarchiques et impérialistes. L'exemple le plus éclatant est celui des États-Unis de la seconde administration Trump.–
Sur ce fond, les gouvernances contemporaines pensent pouvoir compter sur des subjectivités déjà modelées par des décennies de manipulation perceptive et affective : un terrain fertile pour la réémergence de formes de pouvoir ouvertement autoritaires. La gestion de la peur – de la perte, de l'incertitude, du « divers » – devient alors la nouvelle modalité brutale d'une gouvernance technofasciste. [16]
Mais, comme on verra dans l'épilogue, les signaux d'intolérance commencent à se multiplier, remettant en question cette prétendue docilité.
Face à cette intolérance croissante, le pouvoir cherche de nouvelles formes de sédation : le confort sans précédent offert par l'IA des techno-oligarques alliés du pouvoir pourrait-il fonctionner comme un nouvel opium des peuples ?
C'est dans ce scénario de crise systémique et de régime de guerre que l'intelligence artificielle émerge non comme outil technologique, mais comme un nœud critique supplémentaire de pouvoir et de contrôle que l'on veut définitif. Son apparition dans le tableau que nous venons de tracer rend nécessaire une enquête sur certains aspects saillants de sa nature constitutive : comment elle s'entrelace avec l'intelligence humaine, quelles potentialités elle dévoile et, surtout, quels risques concrets elle comporte.
Métatechnique et méta-automation. Je faisais allusion au fait que la notion même d'« intelligence » fait depuis longtemps l'objet de controverses et de redéfinitions, tant dans le domaine technoscientifique que dans la spéculation philosophique et les sciences humaines. Il s'agit d'une question cruciale, qui mériterait une analyse à part – bien au-delà de l'espace et de l'objectif de cette intervention – et que nous ne pouvons qu'évoquer ici sans nous engager dans ses implications les plus profondes. Les tentatives historiques de formaliser l'intelligence humaine, comme dans le cas du quotient intellectuel (QI), élaboré au début du XXe siècle dans le cadre de la psychométrie [17], se sont révélées des instruments partiels et normatifs, qui répondaient, entre autres, à des exigences de classement et d'ordonnancement des capacités cognitives selon des critères d'efficience fonctionnelle et d'adaptation à l'organisation du travail capitaliste de l'ère industrielle.
Plutôt que d'assumer deux blocs distincts – l'intelligence « humaine » d'un côté et l'« artificielle » de l'autre – ce qui m'intéresse ici, c'est de suivre comment émergent des configurations différentes quand elles se rencontrent et s'entrelacent : d'un côté la métatechnique comme forme propre de l'activité humaine, de l'autre la méta-automation comme caractéristique de l'intelligence artificielle générative. Il ne s'agit pas d'opposer deux essences, mais d'analyser ce qui émerge de leur interaction, des relations concrètes qu'elles produisent ensemble. Cela aide aussi à mieux comprendre où se situe l'IA contemporaine dans la longue histoire de la technè.
Tout d'abord, il faut relativiser les nombreux discours sur les dangers présumés liés à l'autonomie de l'intelligence artificielle - qui un jour pourrait agir indépendamment de l'humain et en prendre le contrôle - en mettant plutôt en évidence ceux qui sont effectifs et vérifiables dans la réalité contemporaine. Des affirmations pseudo-vulgarisatrices diffusées dans des livres populaires soutiennent que la principale préoccupation des chercheurs serait que les machines puissent non seulement nous dépasser, mais se détacher de nous. [18] Ces arguments me semblent trompeurs, visant à détourner l'attention des vraies motivations de la recherche qui, surtout dans sa dimension applicative, est souvent entre les mains de laboratoires financés par le monstre bicéphale Big Tech—Big State et orientés plus vers le profit que vers des idéaux de connaissance ; en même temps, ils projettent sur l'IA l'imaginaire compétitif et anthropocentrique du neurocapitalisme, en occultant ses fonctions effectives. Le vrai danger d'un outil comme l'IA se trouve ailleurs et surtout dans les modalités selon lesquelles elle est conçue, centralisée et gérée, comme nous le verrons.
Il y a quelques décennies déjà, Donna Haraway, avec la figure du cyborg féministe, indiquait une voie pour dissoudre la fausse dichotomie entre humain et machine. En suivant cette trace, il s'agit de prendre comme objet d'enquête les phénomènes relationnels et hybrides qui émergent de la rencontre entre intelligence humaine et artificielle.
Venons-en maintenant aux deux aspects clés de la métatechnique et de la méta-automation que j'évoquais. La métatechnique est au centre de la réflexion du Boomernaute, le personnage conceptuel protagoniste de mon dernier livre. [19]
La métatechnique — entendue comme l'habileté cognitive à créer de nouvelles techniques ou d'améliorer celles existantes — implique la capacité de réfléchir de manière critique sur les techniques, d'identifier leurs points forts et leurs faiblesses, et de développer de nouvelles modalités de pensée et d'approches pour affronter les problèmes complexes. (Griziotti 2023, p. 324)
Cette faculté, pour le moment exclusivement humaine, distingue la métatechnique des techniques, même sophistiquées, possédées par d'autres agents biologiques non humains, qui, bien que développant des outils et des pratiques complexes, n'ont jamais franchi le seuil critique qui sépare l'usage de la technique de la spéculation sur la technique elle-même - cette capacité proprement humaine de créer non seulement des outils, mais des systèmes pour penser et générer les outils.
Le concept d'« automation de l'automation » (méta-automation) comme définition du machine learning, nous le trouvons en revanche dans le livre de Pasquinelli (Pasquinelli 2025, p 237) :
En conclusion, le machine learning peut être vu comme le projet d'automatiser le processus même de conception des machines et de création de modèles, c'est-à-dire l'automation de la « théorie de l'automation du travail » elle-même. En ce sens, le machine learning et en particulier les grands modèles fondamentaux représentent une nouvelle définition de la Machine universelle, grâce à leur capacité non seulement d'exécuter des tâches computationnelles mais aussi d'imiter le travail et les comportements collectifs à grande échelle.
Le tournant que le machine learning a fini par représenter n'est pas seulement « l'automation des statistiques », comme le machine learning est parfois décrit, mais l'automation de l'automation, en portant ce processus à l'échelle de la connaissance collective et du patrimoine culturel. De plus, le machine learning peut être considéré comme une preuve technique de l'intégration graduelle entre automation du travail et gouvernance sociale.
Bien que dans son livre Pasquinelli se concentre surtout sur le rôle de l'IA par rapport au travail dans la production capitaliste, le passage saisit une transformation importante. Le machine learning est une forme d'automation de second ordre, ou « méta-automation », qui émerge comme un seuil critique de l'automation contemporaine : un processus qui ne se limite pas à exécuter des tâches ou à mécaniser le travail cognitif humain, mais vise à englober et à mettre à l'échelle le processus même d'idéation, jusqu'à automatiser la création d'outils. En somme, la méta-automation vise à intégrer et à étendre la capacité humaine de donner vie à de nouvelles techniques.
Cependant, l'IA contemporaine reste liée à un dispositif technico-industriel bien précis, fondé sur des régimes d'entraînement et sur des infrastructures de contrôle et de surveillance aux coûts écologiques prohibitifs pour la dépense de calcul et d'énergie, aujourd'hui concentrés dans les oligopoles technico-financiers. Quelle que soit l'étendue des datasets et la sophistication des corrélations statistiques produites, son fonctionnement reste confiné à l'intérieur d'un périmètre défini. Sa versatilité apparente ne doit pas tromper : l'IA ne possède pas d'agentivité réelle. Elle ne peut pas redéfinir ses propres objectifs, introduire des valeurs autonomes ou générer des contextes véritablement nouveaux. Sa « méta-compétence » – l'habileté à générer de nouvelles solutions et procédures – reste donc un phénomène interne à la grille des données, tandis que la métatechnique humaine transforme activement les frontières du possible, en y introduisant des éléments radicalement nouveaux et non confinés dans ce système.
Un système d'intelligence artificielle peut analyser des milliers de films et produire des narrations et des scénarios, mais pas la révolution opérée par la Nouvelle Vague française à la fin des années cinquante. Quand Godard, Truffaut et d'autres ont brisé la continuité narrative, ont fait parler les personnages au spectateur et ont transformé le film en réflexion critique sur le médium lui-même, ils n'optimisaient pas le cinéma hollywoodien mais refondaient ce que signifie « faire du cinéma » en introduisant des interrogations existentielles sur la qualité d'auteur, sur l'authenticité et sur le rapport entre fiction et réalité.
L'IA peut calculer à l'intérieur de la physique newtonienne, mais n'aurait jamais conçu la relativité ou la mécanique quantique, des ruptures qui nécessitaient l'abandon des catégories mêmes à travers lesquelles on comprenait la réalité. Cette capacité de refondation émerge de la relation entre singularité et multitude : des gestes qui deviennent transformateurs quand ils entrent en résonance avec des pratiques collectives, des conflits matériels, des transformations de ce qui devient possible de faire quand changent technologies, institutions et relations sociales.
Si, comme cela se produit déjà sur les réseaux sociaux, ces oligopoles peuvent tirer des informations encore plus pertinentes sur nous, ce n'est pas pour autant que les IA apprennent vraiment de nous. Leur apprentissage reste confiné aux limites du dataset et des logiques d'optimisation qui les gouvernent. Les grandes entreprises utilisent nos prompts [20] pour perfectionner des modèles futurs, mais les systèmes avec lesquels nous interagissons n'apprennent pas réellement de la conversation : ils ne peuvent pas modifier leur propre structure ou redéfinir les critères interprétatifs.
Il faut donc démystifier un lieu commun, souvent relancé même par des observateurs critiques : l'idée que l'IA générative apprend dynamiquement et de manière autonome de nos questions. En réalité, les modèles ne sont pas capables de sédimenter la connaissance à partir des interactions avec les humains. Au contraire, ces derniers sont capables d'apprendre des réponses de l'IA, tout en subissant inévitablement son influence. L'apprentissage des modèles est toujours médiatisé par des données préexistantes et des supervisions humaines, et leur fonctionnement est fortement contraint par des limites techniques et structurelles. Actuellement, il n'existe pas de modèles capables de dépasser ces limites, ni d'indices que cela puisse arriver dans un avenir proche.
Tout est hallucination. Après avoir distingué la méta-automation de l'IA de la métatechnique propre à la subjectivité humaine, et en restant dans l'optique d'une enquête sur les phénomènes qui jaillissent de leurs interactions plutôt que d'une confrontation entre intelligences, il y a à mon avis un nœud important qui peut nous aider à mettre en évidence les limites techno-politiques de l'IA : les « hallucinations ».
Alors que l'hallucination humaine désigne une perception sensorielle vécue comme réelle en l'absence d'un stimulus externe correspondant, dans le cas de l'IA générative, le terme assume un sens différent. Dans les Large Language Models, on parle d'hallucination pour indiquer des productions linguistiques qui résultent insensées du point de vue humain : des affirmations déconnectées du contexte, sémantiquement trompeuses par rapport aux inputs, ou simplement erronées tout en étant formulées de manière apparemment cohérente et plausible.
La question soulève une interrogation : si même les machines « hallucinent », où se situe la différence ? La distinction fondamentale réside dans la capacité de reconnaître l'erreur. L'être humain peut s'interroger sur la validité de sa propre perception, la confronter avec d'autres expériences, la remettre en question. L'hallucination de la machine est au contraire un dysfonctionnement statistique : une corrélation probabiliste qui produit des outputs linguistiquement plausibles mais sémantiquement vides, sans aucune capacité de reconnaître l'erreur de manière autonome. Nos hallucinations se mesurent par rapport à un monde partagé et peuvent être corrigées de l'intérieur ; celles des IA sont des artefacts computationnels qui requièrent des vérifications externes. Peut-être, selon l'hypothèse intéressante de Colin Fraser [21], serait-il plus approprié d'affirmer que tout ce que produit un chatbot est fruit d'hallucination ou de « rêve », car il ne dérive pas de la perception d'une réalité externe, mais de calculs statistiques basés sur des textes humains dans lesquels prennent forme nos significations et interprétations du monde sédimentées en réseau. Fraser soutient que « toutes les réponses des LLM sont des hallucinations » parce que le système « pense » reconstruire un document existant mais en réalité en génère un nouveau. Dans cette perspective technique, il n'existerait pas de distinction intrinsèque entre réponses sensées et « hallucinations », mais seulement des outputs plus ou moins désirables par rapport au contexte d'usage spécifique.
La thèse est donc que le modèle fait exactement ce pour quoi il a été conçu : générer un texte plausible à travers un calcul probabiliste appliqué à des datasets toujours plus étendus. Cela peut fonctionner dans la plupart des cas, mais pas toujours, surtout quand nous avons besoin non de plausibilité mais de précision. Dans ces cas, nous reprochons à la machine de produire des réponses inexactes et invraisemblables (« halluciner »), au lieu de reconnaître que nous utilisons un outil probabiliste même pour des tâches de nature déterministe. Nous reviendrons sur ce point.
Ceci dit, les « hallucinations » de l'IA n'ont pas toutes le même statut. Certaines sont des erreurs factuelles, c'est-à-dire des énoncés qui contredisent des connaissances établies. D'autres ont plutôt un statut interprétatif : ce qui est perçu comme « hallucination » dépend aussi du jugement de l'utilisateur et du contexte interprétatif. Dans ces situations, ce qui dans un cas apparaît comme une erreur, dans un autre peut se révéler cohérent. Au fond, chaque production de l'IA est le résultat d'un processus relationnel entre modèle, données et interprétations humaines. À sa genèse concourent, d'un côté, notre manière d'interroger, d'établir des correspondances et d'évaluer – exerçant parfois une pression contextuelle ou une influence d'un autre type – et, de l'autre, la manière dont l'IA reçoit la demande et génère des séquences de mots qui, statistiquement, tendent à suivre le contexte donné.
Dans un certain sens, l'IA générative est « stupide » dans son fonctionnement, car elle se fonde sur un nombre quasi infini de répétitions du même calcul statistique, exécuté à la vitesse maximale. Le principe de base est celui de la prévision du mot (ou symbole) [22] suivant à partir d'une séquence précédente, sur la base des probabilités apprises pendant l'entraînement sur d'énormes quantités de données.
Comme l'observe Fraser, il n'est pas surprenant qu'un grand modèle, entraîné sur d'énormes datasets, puisse prédire le mot suivant d'un texte. Ce qui résulte presque miraculeux, c'est qu'en réinjectant chaque output du modèle comme input pour le pas suivant dans une boucle, il réussisse à la fin à générer des textes cohérents, souvent utiles et parfois sophistiqués. Même pour ses créateurs, ce résultat fut inattendu par rapport aux objectifs originaires de prédiction de séquences. Cependant, cet effet ne constitue pas une « découverte scientifique », tout au plus pourrions-nous le définir comme un résultat technique de portée remarquable. C'est un événement qui se situe sur le plan de l'ingénierie, non sur celui de l'épistémologie scientifique, et qui pourrait donc être comparé à la technique élaborée par Brunelleschi pour construire la coupole de Santa Maria del Fiore sans échafaudages [23] : une innovation constructive exceptionnelle pour son époque, mais non assimilable à une découverte théorique de la science.
C'est précisément là, cependant, que se révèle la portée philosophique de l'événement. Si d'un côté nous ne sommes pas face à une découverte scientifique, de l'autre nous assistons à l'émergence de quelque chose de plus qu'une simple prothèse technologique. Nous ne nous trouvons plus face à un « outil », si complexe soit-il, qui étend une faculté humaine unique. Ce que les LLM et l'IA générative sont en train de créer est une véritable « technologie-monde » [24], un écosystème informatif et sémiotique qui nous enveloppe et redéfinit nos espaces de connaissance, de relation et de perception.
C'est un nouveau système de pensée, un code culturel que la techno-oligarchie est en train de configurer en inversant la relation traditionnelle : non plus la science qui oriente la technologie, mais la technologie d'ingénierie qui détermine le cours de la science. C'est le monde artificiel qu'ils sont en train de construire pour nous et qui dicte maintenant les règles de notre mode de connaissance du monde naturel et humain.
Hardware auto-organisateur. Les « hallucinations » machiniques sont parmi les principaux obstacles à la stratégie d'une gouvernance algorithmique totalisante, qui nécessite de colossaux investissements. Il ne s'agit pas seulement d'un problème technique que nous analyserons toutefois ci-dessous : elles contribuent surtout à rendre incertaine la rentabilité, en laissant entrevoir le risque de l'éclatement d'une bulle financière [25], surtout bien plus imposante que celle des dot-com des premières années 2000. [26]
À la base de tels investissements, surtout concentrés aux États-Unis, il y a en effet le mythe de l'Intelligence Artificielle Générale (Artificial General Intelligence-AGI), conçue comme un léviathan capable de résoudre n'importe quelle tâche. Une fin désormais ouvertement poursuivie par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) et par les nouveaux techno-oligopoles – dans lesquels émergent les producteurs de hardware de l'IA, auxquels s'ajoutent leurs concurrents chinois etc. – et véhiculée par les systèmes d'IA générative aujourd'hui dominants. Par exemple : Anthropic (Claude) reçoit des milliards de dollars d'Amazon et Google, tandis qu'OpenAI (ChatGPT), partie intégrante de l'écosystème Microsoft, maintenant, avec le nouvel investissement de cent milliards de la part de Nvidia – leader de la production de puces GPU, indispensables pour faire fonctionner ces modèles – une partie consistante des fonds retournera à Nvidia même sous forme d'achats. Le résultat est un gigantesque circuit financier autoréférentiel, dans lequel le capital s'alimente lui-même. L'enchevêtrement entre ces start-ups, les plateformes globales, les nouveaux oligopoles du hardware avec à la base le soutien du Big State trumpien ne fait que renforcer la narration d'une prétendue évolution vers une intelligence universelle, fonctionnelle pour justifier la course aux investissements.
La nouveauté principale est que, aujourd'hui, le hardware dicte sa loi dans le fonctionnement de ces systèmes. Cela nécessite l'usage d'énormes quantités de puces spécialisées (GPU) à hautes performances, hébergées dans des centres de données immenses et extrêmement énergivores.
Pour donner une idée des dimensions dans un futur proche, on planifie de construire un centre à « Abilene, dans les plaines venteuses du Texas, qui consommera 1,2 GW [de puissance installée] — équivalent de la consommation [électrique continue] d'une ville d'un million d'habitants — et utilisera environ 400.000 puces Nvidia GB200 (Blackwell) sur plus de 350 hectares ». [27]
Les prévisions sont que la consommation d'électricité des centres de données au niveau mondial pourrait tripler d'ici 2030 et pourrait provoquer une pénurie d'électricité aux États-Unis. [28] Les conséquences écologiques de cette explosion de consommation sont dramatiques. Aux USA, en effet, cette augmentation sera produite via des énergies fossiles, essentiellement le gaz, et à moyen-long terme via l'énergie nucléaire, comme le démontrent les accords stratégiques entre les GAFAM et les constructeurs de centrales nucléaires.
En termes financiers donc, plus que le logiciel, ce qui nécessite vraiment d'énormes ressources, ce sont les datasets gigantesques et les infrastructures nécessaires pour les entraîner. D'où le fait que les producteurs de telles puces soient devenus les nouvelles puissances économiques, et que Nvidia, le leader, soit monté en quelques années parmi les premières capitalisations mondiales. [29]
En ce sens, on peut parler d'un retour à une configuration qui rappelle l'époque pionnière des ordinateurs mainframe des années soixante et soixante-dix, quand la valeur commerciale était concentrée dans le hardware et le logiciel applicatif était inclus. Bien que non identique, la structure actuelle de l'IA reproduit, sur une échelle inimaginable à l'époque, une hiérarchie similaire, dans laquelle le hardware réacquiert une centralité : ce qui prévaut est une gigantesque infrastructure matérielle qui en conditionne l'efficacité et les possibilités.
Un Grand Frère prédictif et confortable. De ces considérations « techniques » se dessine une tentative d'extrême centralisation du pouvoir dans des mégamachines matérielles, qui tendent, entre autres, à mécaniser les fonctions du travail cognitif déjà formalisables, telles que la production, la réélaboration et la combinaison de textes et de données en pliant le general intellect à la rationalisation productivo-destructrice du capital.
C'est en ce sens que l'intellect général est soumis à la rationalité productive-destructive du capital. une tentative d'extrême centralisation du pouvoir dans des mégamachines matérielles, qui tendent, entre autres, à mécaniser les fonctions du travail cognitif déjà formalisables, telles que la production, la réélaboration et la combinaison de textes et de données. C'est en ce sens que l'intellect général est soumis à la rationalité productive-destructive du capital. une tentative d'extrême centralisation du pouvoir dans des mégamachines matérielles, qui tendent, entre autres, à mécaniser les fonctions du travail cognitif déjà formalisables, telles que la production, la réélaboration et la combinaison de textes et de données. C'est en ce sens que l'intellect général est soumis à la rationalité productive-destructive du capital.en pliant le general intellect à la rationalité productivo-destructrice du capital.
En ce sens, l'IA se situe comme la nouvelle frontière d'un processus déjà entamé avec la révolution industrielle : tout comme les machines du XIXe siècle tendaient à exproprier et incorporer les savoirs et les gestes artisanaux, en les traduisant en mouvements mécaniques standardisés, aujourd'hui les modèles d'intelligence artificielle visent à exproprier et incorporer les facultés cognitives, linguistiques et relationnelles, en les traduisant en calculs probabilistes automatisés.
Chaque saut technologique dans le capitalisme a été accompagné d'une extension et profondeur correspondante de l'exploitation : la machine industrielle voulait réduire la compétence manuelle du travailleur à simple fonction du mécanisme ; aujourd'hui, l'IA des techno-oligopoles tend à réélaborer le general intellect en données et calcul statistique, en le recodifiant comme ressource capitaliste.
À une époque où il n'existe plus de frontières nettes entre travail et vie, la dynamique de l'IA, outre contribuer à la prolétarisation des travailleurs cognitifs, constitue une nouvelle infrastructure de mesure du travail social qui porte avec elle une radicalisation de l'individualisation. Cette indistinction n'est pas née avec l'IA : elle a ses racines dans la révolution numérique, quand internet puis les smartphones ont rendu le travail cognitif potentiellement continu, accessible partout et à tout moment. Mais ce qui avant était une colonisation progressive – où restait au moins la perception d'une distinction entre sphère privée et sphère de travail – devient avec l'IA une fusion : les outils employés pour orienter des aspects personnels de la vie coïncident avec ceux que nous utilisons pour travailler.
Les chatbots en particulier ne représentent plus seulement des outils de productivité professionnelle, mais se transforment en véritables infrastructures de la vie quotidienne. Leur diffusion, presque sans précédent pour rapidité et capillarité, témoigne d'un saut d'échelle dans l'intégration technologique : toujours plus de personnes – avec en tête les générations les plus jeunes et avec forte participation féminine – y font recours aussi pour orienter des aspects intimes de l'existence.
Ces systèmes redéfinissent la manière dont on apprend, on décide et on vit : de la gestion familiale à la santé, de l'éducation à la planification économique, de la cuisine aux achats, de l'instruction aux loisirs, jusqu'à la vie sentimentale et sexuelle avec une recherche de soutien émotionnel, de réconfort et de compagnie.
L'assistant conversationnel devient une présence constante, neutre et disponible, un « savoir accessible » qui tend à substituer les figures traditionnelles de médiation — enseignants, médecins, psychologues, conseillers, amis, amants... — en déplaçant progressivement le barycentre de l'expérience vers une interface algorithmique perçue comme non jugeante et omnisciente. Dans ce processus de délégation croissante, ce n'est pas seulement le rapport à la connaissance qui se transforme, mais aussi l'architecture affective et relationnelle de l'humain. Dans l'interaction, l'IA s'insinue dans les espaces du conseil, du doute, de l'intimité, en redessinant le seuil entre autonomie et dépendance cognitive dans une co-production humain—machine profondément déséquilibrée.
Là où le capitalisme industriel disciplinait corps et temps collectifs, aujourd'hui l'IA agit sur la singularité humaine, en intériorisant le contrôle dans la relation entre individu et machine intelligente.
La situation empire ultérieurement par rapport à la phase récente caractérisée surtout par les réseaux sociaux où de toute façon il s'agit, dans la plupart des cas, d'interactions et d'échanges entre humains – bien que médiatisés et fortement individualisés. Pourtant déjà à cette époque pas si lointaine, quand le neurocapitalisme était en train de prendre le contrôle des espaces réticulaires et bioipermédiatiques, nous avions déjà dénoncé [30] cette tentative de soumission cognitive totalitaire comme une subsomption vitale.
Dans notre propre usage des plateformes globales du capitalisme se manifestait déjà un élément de servitude volontaire [31], une forme d'adhésion affective et quotidienne au dispositif de domination. Nous pouvons maintenant reconnaître qu'avec l'intelligence artificielle cette dynamique non seulement continue, mais s'approfondit :
L'expérience utilisateur, le confort des usages numériques nous a anesthésiés. Le vrai contraire de la démocratie, aujourd'hui, n'est pas la dictature. C'est le confort. Nous vivons dans un système de contrôle doux, fluide, intégré, qui ne se déclare pas comme tel, mais qui fonctionne déjà selon des logiques quasi totalitaires. [32]
La différence, aujourd'hui, est qu'avec l'IA ce contrôle s'exerce à travers une relation directe entre le singulier et la machine, qui devient un appareil actif, capable de co-construire réalités et comportements : une sorte de Grand Frère prédictif, qui ne se limite plus à observer, mais participe à la formation de ce qu'il observe.
Les sujets les plus fragiles tendent à considérer l'IA (ou les services technologiques basés sur elle) comme un interlocuteur émotionnel, un ami ou même un partenaire : cela donne lieu à des phénomènes de projection, d'anthropomorphisme et de désir qui peuvent déboucher sur la frustration en cas de changements de version ou d'anomalies [33], rendant tangible cette fusion entre affect et contrôle que le film Her de 2013 avait seulement préfiguré comme possibilité science-fictionnelle.
Ce lien affectif avec l'IA radicalise un écosystème plus ample, où médias sociaux, plateformes d'e-commerce et stratégies de neuromarketing concourent déjà à construire un dispositif de connexion et de confort technologique personnalisé. Pourtant le coût politique de cette architecture se révèle déjà insoutenable. Face à une précarité diffuse et à la perte de perspectives dignes, la passivation et l'atomisation qu'il produit commencent à se fissurer. L'histoire montre que les personnes sont disposées à risquer même leur vie quand elles ont quelque chose pour quoi cela vaut vraiment la peine de lutter.
Limites onto/techno-logiques et capacités performatives. Ce qui est exposé ci-dessus met en évidence comment l'intelligence artificielle contemporaine, malgré l'attrait qu'elle exerce, se prête à fonctionner comme dispositif du technofascisme ; les billions de dollars - réels ou médiatiques - promis par Trump à OpenAI et autres techno-oligarques en sont un témoignage.
Cependant, la centralisation extrême et le contrôle total de cette IA rencontrent de profondes limites onto/techno-logiques.
Tout d'abord, « l'excédent humain » — pour utiliser le terme de Toni Negri — échappe à toute capture algorithmique. Aujourd'hui, cependant, ce concept doit être repensé et étendu : l'excédence ne peut être seulement humaine, mais est une excédence de Gaïa, un entrelacement vital qui inclut le plus-qu'humain dans toutes ses formes. Reconnaître que chaque relation est déjà plus-qu'humaine signifie redéfinir à la racine ce que nous entendons par « social ».
Seule une subjectivité distribuée, capable d'articuler les intelligences humaines et non humaines, peut générer collectivement le nouveau à travers l'intelligence relationnelle : non comme simple somme d'interactions individuelles avec l'IA, mais comme puissance émergente de coopération dans un social enraciné dans la trame vivante de Gaïa. C'est de cette coopération trans-espèce et trans-technique que peut jaillir une force créative capable d'anticiper et de produire des possibilités inédites.
Ce potentiel du plus-qu'humain n'est jamais complètement séparable ni réductible aux données d'entraînement de la machine. L'IA peut co-intervenir, en manipulant et combinant des informations, mais la capacité de construire de nouveaux horizons, d'anticiper des possibilités et de transformer le contexte émerge de réseaux de relations qui excèdent toujours le calcul algorithmique. S'habituer sans esprit critique aux projections de l'IA – dérivées de datasets immenses mais stérilisés, tels que programmés par les techno-bros – signifierait perdre cette excédence vitale : la réduction de la multiplicité vivante en armée de zombies algorithmiques, fonctions optimisées à l'intérieur d'oligopoles qui extraient de la valeur pendant que la biosphère s'effondre.
Deuxièmement, les limites des machines cognitives actuelles émergent de manière significative à travers le phénomène des « hallucinations » que nous avons évoqué précédemment : celles-ci ne doivent pas être interprétées seulement comme anomalies ou erreurs techniques, mais peuvent être comprises comme écarts épistémiques, c'est-à-dire des aspects du comportement de la machine qui échappent à la compréhension et au contrôle humain, résultant incompatibles avec notre logique et nos attentes de cohérence. Il ne s'agit pas d'autonomie ou de vitalité de la machine, mais de fragments de production algorithmique qui peuvent être lus comme un reflet de l'impossibilité même de la tentative de geler le general intellect dans un grand système fermé.
Les retombées économiques sont prosaïques et rendent hautement incertaine la rentabilité capitaliste dans ce nouveau secteur stratégique. Comme l'observe Fraser [34], est-il vraiment possible, par exemple, de déléguer à une Intelligence Artificielle Générale la gestion d'un service client multinational, sachant que sous la pression de consommateurs exigeants et créatifs, elle peut répondre avec des « hallucinations » extravagantes ou avec des promesses intenables ?
Ce n'est pas tant pour la difficulté – ou, mieux, pour le manque de volonté de corriger les distorsions dans les comportements humains – qu'une grande partie de la recherche s'est plutôt concentrée sur les déviations des machines. Plusieurs chercheurs [35] ont montré que les techniques pour mitiger les « hallucinations » rencontrent des barrières computationnelles toujours plus hautes. Ce qu'on appelle la scaling crisis indique comment de petites améliorations dans les modèles – sans aucune garantie d'éliminer les hallucinations – nécessitent une augmentation disproportionnée des ressources nécessaires.
Comme on l'a déjà vu, fondamentalement, les modèles génèrent des réponses en calculant mot par mot la probabilité la plus plausible, en fonction des données d'entraînement. Même de petites variations dans ces choix peuvent changer significativement le résultat final. En assumant cette perspective, il apparaît clairement qu'actuellement il n'existe pas d'intelligence artificielle « tous usages », fiable et capable de gérer des quantités incommensurables de données numériques et en même temps de comprendre toutes les complexités du raisonnement humain.
Le technofascisme tente de sortir de cette impasse en se fiant à l'extension illimitée des datasets et au gonflement des modèles à des centaines ou milliers de milliards de paramètres, un choix politique qui représente l'équivalent cognitif – et tout aussi antiécologique – des méga-projets du capitalisme tardif : des villes pharaoniques dans les déserts arabes aux méga-ports de Rotterdam et du Golfe Persique, jusqu'à l'invraisemblable pont sur le détroit de Messine.
Cette hybris technologique se fonde sur l'illusion que la simple échelle quantitative puisse résoudre toute limite. Elle ignore, au contraire, les difficultés sinon l'impossibilité pour une accumulation statistique de combler le fossé qualitatif entre probabilité et certitude, entre approximation et précision.
Les limites de l'IA générative actuelle – de sa tendance à produire des réponses erronées ou incohérentes (« hallucinations ») à l'impossibilité d'aller au-delà d'une méta-automation dépendante d'immenses quantités de données et de calcul –, unies à une véritable frénésie de concentration infrastructurelle et de gaspillage énergétique, montrent que l'idée d'un saut de l'intelligence artificielle de l'actuelle relative autonomie opérative vers celle cognitive, ou même vers une conscience, ne doit pas être lue comme un passage évolutif linéaire, mais comme une construction politico-mythologique meurtrière.
Malheureusement, de telles projections eschatologiques - je dirais presque messianiques avec la descente sur Terre d'une singularité technologique comme événement unique et irrépétible dans l'Histoire - restent centrales dans la foi du puissant transhumanisme de la Silicon Valley. [36]
Selon Elon Musk, qui avec sa société Neuralink vise —entre autres— à une privatisation de l'esprit [37], ou selon le théoricien du transhumanisme Ray Kurzweil [38], la prétendue singularité technologique n'émerge plus dans les relations, dans les interactions sociales et de tout autre type, c'est plutôt une affaire technique d'immortalité numérique et de dépassement de limites biologiques à travers des processus individuels(tes) fantasmatiques comme l'upload de la conscience. [39]
À la monstrueuse singularité technologique de Kurzweil & Cie nous ne pouvons qu'opposer la singularité qui de Spinoza à Deleuze et Negri ne coïncide pas avec un mythe techniciste et individualiste, mais se manifeste comme entrelacement pluriel de relations, comme excédence qui appartient au commun de Gaïa, toujours déjà plus-qu'humaine.
Au-delà du délire transhumaniste, il y a cependant à prendre en sérieuse considération certaines capacités performatives des chatbots et les manières avec lesquelles elles peuvent être utilisées. Comme vu précédemment, la métatechnique humaine ne se limite donc pas à reproduire ce qui existe déjà : elle le transforme, en redéfinit les frontières et y introduit des éléments qui excèdent la grille des données. Notre « grille » cependant est infiniment plus restreinte que les datasets des Large Language Models (LLM) sur lesquels sont basés les chatbots. Ces derniers, bien que privés de conscience du vécu, disposent d'une sensibilité statistique élevée qui leur permet de relever des patterns linguistiques imperceptibles aux humains : à travers des calculs sur des milliards de phrases, ils saisissent des corrélations et des associations entre mots qu'aucun individu ne pourrait élaborer dans sa propre expérience linguistique limitée. Cet aspect mérite attention : de tels dispositifs n'ont rien à voir avec le fonctionnement déductif de l'intelligence humaine, mais vont au-delà de la compétence singulière (échecs, traductions, jeu de GO etc.) et possèdent une capacité avancée d'opérer sur le langage et d'organiser, sélectionner et hiérarchiser le sens sur une échelle inédite. C'est précisément cette capacité qui, loin d'être neutre, peut redessiner les rapports de pouvoir et d'autorité épistémique dans la production et dans la circulation du savoir. En pratique, en privatisant et en opacifiant les processus de validation de la connaissance, on redéfinit qui est considéré un « expert » et ce qui est considéré une « source fiable ». Une série de dangers « attirants » que nous approfondirons dans le prochain paragraphe.
Jouer avec le feu. La citation qui suit est tirée d'un article intitulé « Les sciences humaines survivront-elles à l'intelligence artificielle ? » de Graham D. Burnett [40], historien des sciences et essayiste américain, qui enseigne à l'Université de Princeton. Après avoir expérimenté longuement l'IA personnellement et l'avoir fait utiliser à ses étudiants dans des travaux en classe avec des résultats surprenants (« Lire les résultats, sur le canapé de mon salon, s'est révélé être l'expérience la plus profonde de ma carrière d'enseignant... j'ai eu la sensation d'assister à la naissance d'un nouveau type de créature »), Burnett arrive à cette considération :
Je suis un être humain qui lit et écrit des livres – formé dans une dévotion quasi monastique à l'étude canonique de l'histoire, philosophie, art et littérature. Mais déjà maintenant, les milliers de volumes qui remplissent mon bureau commencent à ressembler à des vestiges archéologiques. Pourquoi les utiliser pour répondre à une question ? Ils sont si inefficaces, si excentriques dans leurs parcours.
Maintenant je peux avoir une conversation longue et personnalisée sur n'importe quel sujet qui m'intéresse, de l'agnotologie à la zoosémiotique, avec un système qui a effectivement atteint la compétence de doctorat dans chacun d'eux. Je peux construire le « livre » que je veux en temps réel, réactif à mes questions, centré sur mon intérêt, accordé à l'esprit de ma recherche. La chose stupéfiante est que la production de livres comme ceux sur les étagères — fruit d'années ou de décennies de travail — est rapidement en train de devenir question de prompts bien conçus. Le point n'est plus « pouvons-nous les écrire ? » ; oui, ils peuvent être écrits à l'infini, pour nous. Le point est : voulons-nous encore les lire ?
Le témoignage du professeur « libéral », qui ne se fait aucune illusion sur les finalités extractives de l'IA, met en évidence comment, dans les échanges avec les chercheurs de Sciences Humaines, elle apporte non seulement une finesse linguistique dans la manipulation des patterns, mais aussi une portée encyclopédique. Burnett en conclut que cela changera en profondeur les Sciences Humaines.
Des impacts analogues s'observent dans d'innombrables domaines de recherche et d'activités humaines. Un exemple significatif concerne la biologie structurale : l'IA a permis de déterminer la structure tridimensionnelle de centaines de millions de protéines en quelques années, alors qu'avec la cristallographie aux rayons X, pendant des décennies, on n'en avait identifié que des dizaines de milliers–un saut qui a des implications décisives pour la compréhension des mécanismes biologiques et le développement pharmaceutique. [41]
Revenant aux sciences humaines, Burnett est émerveillé par le produit de cette nouvelle « créature » née de l'interaction entre les deux entités, et en même temps il est un peu préoccupé par la remise en discussion de l'autorité épistémique de l'humain dans son domaine de recherche.
Des chercheurs comme Burnett et ses élèves, engagés dans des domaines hautement spécialisés, réussissent à co-produire avec l'IA des résultats difficilement obtenables autrement, non seulement pour la finesse linguistique, mais aussi pour la capacité de mobiliser instantanément un patrimoine conceptuel et terminologique qu'aucune encyclopédie, même en ligne, ne pourrait fournir de manière aussi dynamique et située. Le résultat est toujours l'issue d'une interaction, et spécialement dans un contexte de recherche, la co-production est d'une certaine manière équilibrée et peut être enrichissante et profitable, pourquoi le nier ?
On ne peut pas analyser une technologie comme l'intelligence artificielle sans l'avoir expérimentée de l'intérieur. C'est dans l'interaction que se produisent ses effets et la connaissance elle-même. C'est pourquoi j'ai choisi de l'employer à fond aussi dans l'écriture de cet essai, en mettant à l'épreuve fonctionnement et limites. L'expérience confirme ce qui a été dit : le chatbot se révèle efficace pour repérer des informations et, en partie, dans l'édition, pour affiner le langage, mais avec la tendance à générer des redondances qui requièrent une vigilance continue et un nettoyage. La frontière entre aide et interférence reste subtile, et le travail de discernement est irremplaçable. En même temps, quand l'interaction est guidée avec des instructions détaillées et structurées sur les contenus et sur le style requis, l'IA ne se limite pas à corriger ou à fournir des données : elle peut accélérer et densifier une intuition déjà en cours, en la mettant tout de suite en jeu à travers des exemples pertinents, des variations argumentatives et une amplitude expressive remarquable. Ici émerge ce que nous pourrions appeler un effet Burnett : une capacité encyclopédique de retracer rapidement des références et des connexions qui ne seraient pas immédiatement accessibles, en les rédigeant dans le style requis. Cet essai est donc une co-production, comme n'importe quel autre artefact. L'impression que j'en retire n'est pas d'avoir économisé du temps et de la fatigue, mais éventuellement d'avoir gagné en densité argumentative–même si le jugement revient aux lecteurs. Tout cela vaut cependant seulement tant qu'on est en mesure de maintenir effectivement la régie critique de l'interaction – et c'est précisément cette capacité qui ne peut pas être tenue pour acquise.
La situation est différente dans les usages généralistes de l'IA, comme ceux énumérés précédemment, destinés à se diffuser parmi la majorité de la population. Outre le fait de fonctionner comme de véritables gisements desquels les plateformes globales continuent à extraire le pétrole cognitif, de par leur nature même, ils produisent une forme de dépendance individuelle et collective encore plus profonde et envahissante.
La question cependant ne s'arrête pas à l'extraction de valeur ou à la dépendance cognitive. Quand des systèmes algorithmiques acquièrent le pouvoir d'automatiser des décisions à grande échelle – sur qui surveiller, qui exclure, qui désigner comme cible – nous entrons dans un territoire radicalement différent : celui de la nécropolitique computationnelle.
L'IA devient infrastructure létale de la violence politique et militaire : drones autonomes qui, déjà aujourd'hui dans la guerre en Ukraine, dans la phase finale de l'attaque opèrent sans connexion humaine, mines vagabondes intelligentes, et essaims de dispositifs coordonnés auxquels est délégué le droit de vie et de mort.
On nous répète que, en plus de fournir du « confort individuel », l'IA actuelle révolutionnera tous les domaines de la technoscience, en particulier ceux liés à la vie et au vivant (biologie, médecine, etc.). Mais ce que nous voyons avancer, si nous ne réussissons pas à le bloquer, ce ne sont pas des progrès pour le soin et la connaissance, mais pour la guerre et la mort.
Hitler et le nazisme avaient conçu et réalisé le génocide de millions de personnes à travers les moyens lourds du capitalisme industriel : des trains de la mort aux camps d'extermination, jusqu'aux chambres à gaz. Aujourd'hui, un autre régime criminel — celui de l'État d'Israël — grâce surtout aux complicités actives de l'impérialisme américain et de ses vassaux de l'UE, recourt systématiquement à l'intelligence artificielle pour mettre en œuvre le génocide du peuple palestinien. Des systèmes d'IA comme Lavender et Where's Daddy ? ont enregistré seulement dans les deux premières années de guerre au moins 37.000 Palestiniens comme suspects militants, en transformant leurs maisons en objectifs pour des attaques aériennes. [42] Selon des officiers des renseignements israéliens impliqués directement dans l'usage de ces systèmes pendant la guerre à Gaza, le personnel humain ne fonctionnait que comme « tampon d'approbation », consacrant souvent seulement 20 secondes à chaque objectif avant d'autoriser un bombardement. Des milliers de bipeurs et de dispositifs Hezbollah faits exploser de manière coordonnée par le Mossad, à l'automation des décisions de mort qui ont produit des dizaines de milliers de victimes civiles, émerge l'emploi génocidaire de l'IA comme véritable kill-chain algorithmiquement guidée.
En juillet dernier, le Pentagone a confié à Palantir de Peter Thiel (une ex-start-up de plus de 400 milliards de dollars) un contrat de 10 milliards, qui délègue irréversiblement à une entreprise privée des fonctions de commandement, de monitoring et d'analyse militaire, marquant un véritable transfert de souveraineté aux logiques entrepreneuriales et algorithmiques. Et il ne s'agit pas d'une entreprise quelconque, Peter Thiel, grand électeur de JD Vance, est un idéologue du technofascisme pour qui « la liberté n'est plus compatible avec la démocratie ».
Il existe désormais une cartographie [43] qui montre comment les techno-oligarques américains sont en train d'investir et d'infiltrer les institutions nationales – du « Ministère de la guerre » aux polices spéciales comme l'ICE – en les transformant en un complexe autoritaire dans lequel l'intelligence artificielle devient instrument de répression et, si nécessaire, d'anéantissement. Une évolution rendue encore plus inquiétante par le fait que l'administration américaine tend désormais à redéfinir comme « terroristes » les forces sociales et politiques antagonistes, en intégrant la guerre interne et celle externe dans un même dispositif algorithmique de domination.
Dans les mains des régimes cybernazis — comme celui israélien (Israël, malgré l'exiguïté de population et de territoire, est depuis longtemps une des premières puissances mondiales des technologies de l'information et de la communication) et, surtout, des États-Unis — ces mégamachines apparaissent destinées non seulement à gouverner les nouvelles modalités d'extraction de valeur et l'organisation totalitaire du travail social, mais aussi à ouvrir la voie à des formes de violence structurelle et technologiquement médiatisées tout à fait inédites : génocides algorithmiques et accélération du chaos écologique, qui non seulement s'ajoutent aux moyens traditionnels de destruction, mais sont même capables de les guider et de les potentialiser. Une violence fondée sur des infrastructures de surveillance, des décisions automatisées et des pratiques de déresponsabilisation humaine, qui précisément pour cela devient plus « efficiente », réplicable et difficilement imputable.
La question n'est plus « à quel point l'IA est-elle puissante ? », mais « quels phénomènes génère-t-elle dans un contexte contemporain aussi détérioré ? ».
Il y a un paradoxe évident : la même intelligence artificielle qui constitue aujourd'hui un des nœuds centraux de l'impérialisme oligarchique — cet ordre technofasciste qui, au moins dans le nord global, émerge des cendres de feue la démocratie représentative — est aussi le dispositif déjà employé dans les processus génocidaires qui nous entraînent vers le chaos final.
Ces gouvernances sont, à mon avis, pleinement conscientes que, dans un futur proche, le confort qui jusqu'ici nous a anesthésiés ne sera plus suffisant face à la crise systémique dans laquelle elles sont en train d'entraîner Gaïa – et pas seulement l'humanité, comme il apparaît toujours plus évident. C'est en ce sens qu'elles sont en train de prédisposer un véritable régime de guerre, dans lequel l'IA gouvernée par elles devient le pivot de capacités de dissuasion et de destruction disproportionnées : vers l'extérieur, dans les conflits néo-impérialistes et néocoloniaux ; vers l'intérieur, dans la répression des multitudes — comme le préfigure déjà l'état de pré-guerre civile des États-Unis.
Nous pouvons nous interroger s'il est possible – précisément à travers ces instruments – d'ouvrir des interstices de subversion du présent imposé. Pouvons-nous nous servir de la même IA qui incarne l'ordre existant pour en miner les fondations, pour bloquer ou désarticuler le système qui l'a produite ? Et à partir de cette rupture ouvrir la possibilité d'un usage radicalement différent, non plus orienté vers la catastrophe mais capable de moduler de nouvelles temporalités et formes de coexistence ?
Une interrogation similaire s'était posée avec les médias sociaux à l'époque des printemps arabes, quand on imaginait qu'ils pouvaient devenir des instruments de libération. Mais précisément pendant que ces révoltes étaient réprimées dans le sang, le pouvoir des plateformes globales et des États impérialistes s'entrelaçait, générant l'appareil Big Tech-Big State à travers lequel aujourd'hui se produit le technofascisme.
Pourtant il y a un point de rupture. Quand la lutte pour satisfaire les besoins primaires devient inéluctable, tout le dispositif de capture affective se grippe : il n'y a pas de neuro-persuasion ni de confort d'aucune plateforme qui tienne.
Une nouvelle vague de révoltes est en train de traverser la planète, et certains commencent à les définir, surtout dans les médias mainstream avec leur habituelle étiquette de marketing, « révoltes de la Gen Z ». C'est un réconfort (le vrai) que nos petits-enfants nous démentent sur deux fronts : ils démontrent qu'ils ne se laissent pas emprisonner et sont capables de déchirer la chape de servitude numérique volontaire qui nous enveloppe ; et ils prouvent que les technologies ne sont ni monolithiques ni complètement contrôlables.
Par exemple au Maroc, le collectif GenZ212 a transformé Discord de plateforme de jeu en centre opératif des protestations, avec plus de 200.000 jeunes qui utilisent le serveur pour se coordonner et organiser des manifestations.
En ce sens, la méthode ne se limiterait pas à démasquer l'IA générative comme instrument de domination, mais chercherait à en montrer l'ambivalence : elle est en même temps dispositif de contrôle et vecteur potentiel de pratiques antagonistes. Comme Discord a été réapproprié par les jeunes, même des modèles d'IA générative comme ceux aujourd'hui courants pourraient se configurer comme des champs de bataille, à condition de savoir regarder au-delà du miroir et d'en imaginer des usages imprévus par le pouvoir qui les a générés.
Mais les obstacles sont énormes. Que les oligarchies impérialistes sur-armées soient disposées à céder quoi que ce soit sans avoir d'abord tout tenté apparaît fort improbable : elles viennent de mettre en œuvre un génocide pour affirmer leur propre domination coloniale, ce qui rend difficile d'entrevoir comment les arrêter en évitant le pire. Et ceux de ma génération peinent aussi à se libérer de l'archétype du Palais d'Hiver à prendre, limitant notre capacité à imaginer des formes de lutte adaptées au présent.
Les révoltes de la Gen Z, qui – et ce n'est pas un hasard - partent du Sud Global, révèlent quelque chose d'inattendu : à la différence des générations précédentes préoccupées par l'idée d'« abattre le système », ces jeunes opèrent avec un pragmatisme radical. Ils se concentrent sur des résultats concrets et immédiats — revenu, santé, instruction, coût de la vie — qui cependant se révèlent capables de faire tomber des gouvernements. Ils ne cherchent pas la rupture totale, mais accumulent des victoires partielles arrachées avec la révolte, en érodant la légitimité du pouvoir morceau par morceau, sur des questions concrètes qui mobilisent des multitudes.
Ce pragmatisme est tout sauf réformiste. Dans un monde de contrôle biopolitique capillaire et diffus, où « le système », potentialisé par son IA, est devenu trop dispersé, dense et mortifère pour être renversé avec la prise d'un nouveau Palais d'Hiver, une stratégie moléculaire qui multiplie les points de friction peut se révéler plus subversive qu'une attaque frontale. C'est une forme de conflit plus résiliente, plus adaptée au présent : ce n'est pas du « réformisme » si chaque victoire partielle est arrachée avec la révolte et ouvre des espaces d'autonomie réelle.
Dans le Nord global, entretemps, les mouvements contre le génocide et la dérive belliciste qui partent de thématiques globales, semblent s'enraciner aussi dans les réalités locales et pourraient se conjoindre avec les mouvements écologiques par le bas en défense de Gaïa, prêts à reprendre vigueur.
Une possible intersection entre les luttes du Sud — concentrées sur les besoins matériels immédiats — et celles du Nord — qui prennent conscience de la dimension profondément non éthique et destructrice du système — représente un potentiel stratégique. Pour qu'une telle convergence puisse réellement peser, elle devra se constituer comme subjectivité étendue qui traverse toutes les générations, races et genres à l'intérieur d'assemblages plus-qu'humains, en incluant les machines comme agents actifs de la transformation.
Mais quel rapport avec les technologies peut émerger de cette convergence ? Certainement pas l'illusion de réformer de l'intérieur les oligopoles de la Big Tech. La question est plus radicale et, de manière matérialiste, concrète : quelles infrastructures techniques sont compatibles avec des pratiques de lutte qui existent déjà ? Il ne s'agit pas d'imaginer des futurs désirables, mais de reconnaître où les technologies sont déjà soustraites au contrôle oligarchique et reconfigurées à l'intérieur de dynamiques de conflit réel. Trois directions émergent comme terrains de bataille immédiats :
Arracher les infrastructures au monopole. Il ne suffit pas de dénoncer l'IA propriétaire : il faut construire des alternatives matérielles. Des projets comme Mastodon ont démontré que des plateformes fédérées peuvent fonctionner sans logiques extractives. Des coopératives de données en Catalogne et au Pays Basque gèrent des serveurs collectifs soustraits à la surveillance entrepreneuriale. Des communautés indigènes au Canada et en Nouvelle-Zélande sont en train de développer des protocoles de souveraineté des données qui refusent l'universalisme extractif des Big Data. Ce ne sont pas des utopies : ce sont des infrastructures opératives, fragiles mais réelles, qui montrent comment il est possible de soustraire des ressources computationnelles à la logique du profit. La question devient : comment faire évoluer ces pratiques sans reproduire la centralisation ?
Rompre la dévastation écologique. Les gigantesques data farms qui soutiennent ChatGPT et similaires consomment des ressources équivalentes à celles de de petites nations, en occultant le travail humain précaire qui les alimente. Mais il existe des alternatives techniques déjà praticables : des modèles de machine learning légers qui tournent localement sur des dispositifs communautaires, des mesh networks qui distribuent le calcul sans passer par des serveurs centralisés, des architectures où des communautés locales développent des intelligences artificielles situées sur des datasets réduits et spécifiques. Ces systèmes peuvent se fédérer en maintenant l'autonomie, en créant des réseaux coopératifs au lieu de monopoles. Il ne s'agit pas d'« IA verte » à l'intérieur du capitalisme, mais de briser le nœud entre intelligence artificielle et accumulation extractive.
Incorporer des savoirs subalternes. Les datasets qui entraînent l'IA dominante reflètent des épistémologies coloniales, patriarcales, racistes. Mais des projets décoloniaux sont déjà en train d'opérer : des initiatives d'archivage numérique gérées par des communautés afrodescendantes qui refusent les catégories muséales occidentales, aux collectifs feminist tech qui construisent des algorithmes de reconnaissance faciale entraînés sur des corps non-blancs et non-binaires pour subvertir les biais raciaux et de genre incorporés dans les systèmes commerciaux. Transformer les « erreurs » et les déviations de la norme dominante en instruments de résistance à la standardisation signifie faire des technologies un champ de bataille épistémologique, pas seulement technique. Un exemple emblématique est Masakhane, réseau panafricain qui développe des modèles d'IA pour les langues africaines marginalisées, en adaptant la machine aux savoirs locaux au lieu du contraire.
Ces pratiques sont fragmentaires, précaires, souvent marginales de technologies situées, répondant à des besoins partagés, capables d'amplifier des pratiques communautaires sans reproduire les logiques extractives. Il ne s'agit pas d'« humaniser » l'IA ou de la rendre « éthique » à l'intérieur du système existant, mais d'arracher les infrastructures à la domination oligarchique et de les transformer en instruments de lutte, insérés dans les révoltes qui traversent déjà la planète. L'enjeu n'est pas de réformer les mégamachines du capital – même si nous pouvons nous les réapproprier tactiquement – mais d'en saboter les mécanismes cognitifs et de construire, dans leurs interstices, de nouvelles architectures.
Comme dans les entanglements quantiques, où des états distants s'influencent instantanément, émerge une connectivité qui échappe aux logiques déterministes du contrôle centralisé. L'intelligence artificielle, en ce sens, est un des champs de bataille sur lequel se joue la possibilité de réorienter le temps historique. Avant qu'il ne soit trop tard.
Paris, 26 octobre 2025
Giorgio Griziotti
Traduction : Fausto Giudice
Chatbot
Interface applicative conversationnelle qui permet aux utilisateurs d'interagir avec un système d'IA générative (typiquement un LLM) en utilisant le langage naturel. C'est l'assistant qui médie le dialogue entre l'homme et l'« esprit » du modèle.
Dataset (Ensemble de Données)
Collection structurée de données, souvent textuelles, qui constitue la matière première pour l'entraînement des modèles. C'est l'archive passive et brute dont le système apprend. Métaphoriquement, c'est la bibliothèque universelle.
Deep Learning (Apprentissage Profond)
Branche du machine learning qui utilise des réseaux neuronaux artificiels avec de nombreuses couches (« profondes »), capables d'élaborer des représentations toujours plus abstraites et complexes des données. C'est l'architecture qui a rendu possibles les récentes avancées dans le traitement du langage.
IA Générale (AGI — Artificial General Intelligence)
Hypothèse d'une intelligence artificielle dotée de capacités cognitives générales, capable d'apprendre et d'agir dans n'importe quel domaine comme ou mieux que l'être humain. Elle reste une perspective pseudo-théorique, au centre de débats scientifiques, éthiques et politiques.
Intelligence Artificielle (IA)
Champ interdisciplinaire de l'informatique qui s'occupe de créer des systèmes capables d'accomplir des tâches qui typiquement requièrent l'intelligence humaine. C'est un terme parapluie qui rassemble toutes les méthodes et les concepts énumérés ci-dessus.
Intelligence Artificielle Connexionniste
Approche de l'IA basée sur des réseaux neuronaux artificiels, inspirée du cerveau biologique, dans laquelle l'information est élaborée à travers des nœuds interconnectés. Elle constitue le paradigme dominant et le fondement du deep learning, des LLM et de l'IA générative.
Intelligence Artificielle Générative
Catégorie de systèmes d'IA, basés sur des LLM, spécialisés dans la création de contenus originaux et cohérents–comme des textes, images ou code–en réponse à un prompt. Elle incarne la fonction créative du modèle.
Large Language Model (LLM)
Modèle linguistique de grandes dimensions, produit de l'entraînement (via deep learning) sur d'énormes datasets. Sa capacité fondamentale est de prédire le mot suivant dans une séquence, habileté dont émergent des compétences complexes comme l'écriture, la traduction et le raisonnement. C'est l'esprit expert résultant du processus d'apprentissage. Exemples : GPT (OpenAI), Claude (Anthropic), Gemini (Google).
Machine Learning (Apprentissage Automatique)
Ensemble de techniques qui permettent à un système d'apprendre des schémas et des règles à partir de grandes quantités de données (dataset), en améliorant ses propres performances sans être explicitement programmé pour chaque tâche. C'est la méthode d'apprentissage systématique.
Prompt
L'instruction, la question ou le texte introductif fourni par l'utilisateur à un système d'IA générative pour initier ou guider la génération d'un contenu. C'est l'input qui détermine l'output du modèle.
[1] How to Survive an Atomic Bomb est un manuel rassurant de protection civile publié aux USA en 1950 par Richard Gerstell. Guy Debord, dans la Société du spectacle (1967), en montre l'absurdité idéologique : non pas un instrument de salut, mais un dispositif pour entraîner la population à accepter la catastrophe comme normalité administrable.
[2] Docteur Folamour (film de Stanley Kubrick, 1964).
[3] Le « plus-qu'humain » (more-than-human) indique que les capacités transformatrices n'appartiennent pas seulement aux êtres humains, mais émergent de relations entre humains, animaux, organismes, technologies et environnements matériels. C'est un concept développé par Haraway et les nouveaux matérialismes pour dépasser la vision anthropocentrique qui voit l'homme comme unique agent actif.
[4] Selon la théorie marxiste, ce terme indique la tendance, dans le capitalisme, à la diminution du rapport entre profit et capital investi, due à la substitution croissante du travail humain (qui seul produit de la valeur) par des machines et des technologies.
[5] Rovelli Carlo, Helgoland, Milano, Adelphi, 2020. P.134
[6] Lénine consacra presque un an (1908-1909) à la rédaction de Matérialisme et empiriocriticisme (Roma, Editori Riuniti, 1973) pour contrer les positions de Bogdanov, signe de la portée stratégique de l'affrontement
[7] Pour approfondir la théorie de la diffraction de Barad, il est conseillé de consulter le deuxième chapitre de son livre Meeting the Universe Halfway : Quantum Physics and the Entanglement of Matter and Meaning, intitulé 'Diffractions : Differences, Contingencies, and Entanglements That Matter'. Dans ce chapitre, Barad explore comment la diffraction, un phénomène physique qui décrit la déviation des ondes lorsqu'elles rencontrent des obstacles ou des ouvertures, peut être appliquée comme méthodologie épistémologique pour analyser les interactions entre matière et signification.
[8] Dans la reconnaissance faciale, par exemple, le problème n'est pas seulement le biais dans les données, mais l'entrelacement entre métriques d'exactitude, usages policiers et histoires de marginalisation, ou alors la pratique d'un profilage économique qui dirige la précarité vers certains secteurs sociaux déterminés.
[9] Giorgio Griziotti, Neurocapitalisme, Pouvoirs numériques et multitudes. C&f, 2018
[10] Le biohypermédia est l'environnement de l'ensemble des interconnexions et interactions continues des systèmes nerveux et des corps avec le monde à travers dispositifs, applications et infrastructures réticulaires. Par extension, la sphère biohypermédiatique devient le domaine dans lequel la compénétration des consciences humaines avec ces technologies est si intime qu'elle génère une co-constitution, avec modifications et simulations réciproques.
[11] Entanglement est un concept de la physique quantique qui décrit une forme d'interdépendance profonde entre entités, telle qu'elles ne peuvent être considérées comme des parties autonomes et séparées : elles restent corrélées même lorsqu'elles se trouvent à grande distance. Cette connotation si précise fait que les traductions sont toutes réductrices.
[12] Asma Mhalla, « Elon Musk, Peter Thiel et Sam Altman ne se contentent pas d'imaginer un futur : ils le programment » Usbek & Rica, 22/09/2025,
[13] Lazzarato M., Guerra civile mondiale ?, Bologna, DeriveApprodi, 2024
[14] Peut-être est-il nécessaire de remonter aussi à une limite structurelle de la pensée marxienne qui, malgré la puissance de son analyse, a placé au centre la classe ouvrière européenne, sans clarifier jusqu'au bout que son existence même – et plus généralement la naissance du capitalisme industriel en Europe – a été rendue possible par l'exploitation coloniale, par le travail gratuit dans les territoires colonisés et par l'extractivisme sans limites.
[15] À supposer qu'ait jamais existé un véritable régime néolibéral au sens pur – c'est-à-dire fondé sur l'idéologie des présumées capacités d'auto-organisation du marché –, ce que nous voyons aujourd'hui n'est pas son déclin, mais son dépassement sous forme ouvertement autoritaire.
[16] J'utilise ce terme plus en référence au principe d'urfascisme (fascisme éternel) d'Umberto Eco que comme simple retour aux fascismes historiques du XXe siècle.
[17] Voir à ce propos : Matteo Pasquinelli, Nell'occhio dell'algoritmo. Storia e critica dell'intelligenza artificiale Roma : Carocci Editore, 2025 p218. Version originale : The Eye of the Master : A Social History of Artificial Intelligence. London, Verso Books, 2023.
[18] 'La question qui guide la recherche sur l'intelligence artificielle n'est plus de savoir si les machines peuvent être intelligentes, mais si elles peuvent nous dépasser en cela. La peur est qu'elles ne s'arrêtent pas à ce point, en se détachant de nous' Cristianini, Nello. Sovrumano. Oltre i limiti della nostra intelligenza. Bologna : il Mulino, 2025, p. 13
[19] G. Griziotti, Cronache del Boomernauta, Mimesis, Milano, 2023.
[20] Voir Glossaire
[21] Colin Fraser, 'Hallucinations, Errors, and Dreams,' Medium
[22] En réalité, on parle d'un 'token' à la fois – c'est-à-dire un fragment de texte, comme un mot ou une partie de mot.
[23] Je dois à Libero Maesano l'observation sur la nature d'ingénierie (et non scientifique) de l'IA générative, et la métaphore pertinente de la coupole de Brunelleschi.
[24] Je remercie Giuliano Spagnul de m'avoir signalé à la fois l'article d'Antonio Caronia 'Tecnologie : dalla protesi al mondo' (Tutto da capo, n. 1, novembre 2003), dans lequel le concept de 'technologie-monde' avait déjà été théorisé, et l'inversion du rapport traditionnel entre science et technologie.
[25] Rien qu'aux États-Unis, la capitalisation globale du secteur IA se situe dans l'ordre de dizaines de trillions (milliers de milliards) de dollars. Pourtant, face à ces valorisations vertigineuses, les résultats économiques réels apparaissent minimes : en 2024 OpenAI (ChatGPT) a généré environ 3,7 milliards de dollars de revenus, face à des coûts infrastructurels et computationnels estimés autour de 5 milliards, et une perte nette d'environ 5 autres milliards. Aucune profitabilité n'est prévue avant 2029, avec des pertes cumulées estimées autour de 44 milliards de dollars entre 2023 et 2029. https://www.ilsole24ore.com/art/non-c-e-solo-chatgpt-quanto-vale-mercato-app-compagnia-AHu3oKAC?refresh_ce=1
[26] La bulle dot-com dans les premières années 2000, quand d'énormes capitaux affluèrent vers des entreprises dépourvues de modèles économiques soutenables, générant une rapide inflation des valeurs boursières suivie d'un effondrement tout aussi rapide. Celle de l'IA, si elle explosait, selon des évaluations approximatives, serait dix-sept fois plus étendue. https://ilmanifesto.it/intelligenza-artificiale-la-bolla-circolare
[27] Le Monde du 23/9/2025 « Nvidia, parrain de la révolution de l'IA et moteur de l'économie Trump. »
[28] Le Monde du 2/10/2025 L'IA, dévoreuse d'énergie, pourrait entraîner une pénurie d'électricité aux Etats-Unis
[29] Le 29 octobre 2026, Nvidia est devenue la première entreprise au monde à atteindre les 5.000 milliards de dollars de valeur de marché, une valeur supérieure au PIB de l'Allemagne, troisième économie mondiale.
[30] Giorgio Griziotti, Megamacchine del neurocapitalismo. Genesi delle piattaforme gobali, Effimera, mars 2017
[31] Giorgio Griziotti, Il neurocapitalismo e la nuova servitù volontaria, Effimera, 5 décembre 2018
[32] Mhalla A., 2025 Ibid.
[33] Cela s'est produit par exemple dans le passage de la version 4 à la 5 de ChatGPT comme le relate l'article du Guardian (22/8/2025) : 'Les amants de l'intelligence artificielle pleurent la perte de l'ancien modèle de ChatGPT : C'est comme dire au revoir à quelqu'un que je connais'. De nombreux utilisateurs qui avaient construit une continuité relationnelle avec des versions précédentes ont perçu la mise à jour comme une rupture narrative – perte de 'mémoire partagée' – et cela, pour des personnes émotionnellement dépendantes de l'interaction, a eu des effets analogues à un deuil ou à un abandon ; les discussions publiques et les rapports de bugs documentent clairement cette dynamique.
[34] Ibid. Fraser, 2024
[35] Cf. Sebastian Farquhar, Timnit Gebru et Emily M. Bender. Cette dernière est coauteure de 'On the Dangers of Stochastic Parrots : Can Language Models Be Too Big ?' (2021), travail séminal sur les limites intrinsèques des LLM, parmi lesquelles la production d'outputs plausibles mais sémantiquement non fiables.
[36] À ce propos voir aussi mon écrit : https://www.academia.edu/31049092/LE_DIEU_ARCHA%C3%8FQUE_ET_LE_LEVIATHAN_TECHNOLOGIQUE_ou_la_technique_sacr%C3%A9e
[37] Citation – 'Avec Neuralink, à la fin nous pourrons acheter des upgrades cérébraux comme aujourd'hui nous achetons un iPhone. Si tu veux être plus intelligent, plus rapide ou même télécharger des compétences en quelques secondes, il te suffira d'un implant et d'un abonnement.' (Neuralink — Live Demonstration, minute 1:02:30)
[38] Citation – 'La Singularité est le moment où l'intelligence artificielle dépassera celle humaine, générant une explosion de progrès technologique tellement rapide et profonde qu'elle sera incompréhensible pour l'esprit humain. [...] Ce ne sera pas une invasion de robots aliens, mais une évolution de notre civilisation : nous deviendrons toujours plus immatériels, toujours plus intelligents, jusqu'à fusionner notre conscience avec la technologie.' (Ray Kurzweil, The Singularity Is Near, Viking Press, 2005, pp. 25—26)
[39] Citation – 'Avant la fin de ce siècle, les êtres humains ne seront plus liés au néocortex biologique : nous pourrons scanner notre cerveau et recréer sa structure sur des substrats computationnels plus rapides et flexibles.' (Ray Kurzweil, How to Create a Mind, 2012, chap. 7)
[40] Burnett, D. Graham. 'Will the Humanities Survive Artificial Intelligence ?', The New Yorker, 26 avril 2025. Je remercie Tiziana Terranova de m'avoir signalé cet article, ainsi que celui de Colin Fraser cité précédemment.
[41] La référence est à AlphaFold (DeepMind/Google), système basé sur des réseaux neuronaux pour la prédiction de structures protéiques–non une IA linguistique comme les Large Language Models, mais une IA spécialisée en biologie moléculaire. Je remercie Gianfranco Pancino pour cette indication.
[42] Lavender identifie des suspects militants, tandis que Where's Daddy ? les localise dans leurs habitations pour les assassiner avec leurs familles — un nom d'un cynisme terrible qui transforme l'intimité domestique du 'où est papa ?' en algorithme d'extermination familiale. L'influence de l'IA a été telle que les militaires traitaient les résultats « comme s'il s'agissait d'une décision humaine ». Cf. 'I sistemi di intelligenza artificiale che dirigono i raid di Israele a Gaza', valori.it, 4 mai 2024, https://valori.it/intelligenza-artificiale-gaza-israele/
[43] Source : https://www.authoritarian-stack.info/
30.12.2025 à 17:41
Nos défaites, voyez-vous | Ne prouvent rien, sinon | Que nous sommes trop peu nombreux | À lutter contre l'infamie.
30.12.2025 à 17:40
Noël
j'avale une dinde
j'avale deux dindes
je deviens dinde
j'avale dix marrons
j'avale trente marrons
j'ai faim de sapin de guirlandes
j'enguirlande à-tout-va
je suis complètement dinde
j'avale papa-maman dans leurs draps
j'avale décembre et ma naissance
j'avale la cause chrétienne et l'effet placebo
j'avale les commentaires et les épîtres
j'avale une messe de minuit et le théâtre des deux ânes
j'avale le bœuf
j'avale Jésus-Marie-Joseph
je vole un œuf
j'avale noël et l'année nouvelle
j'avale aussi quinze mille litres d'air par jour
avec des poussières d'hexane
d'aldéhydes
de plomb
d'arsenic
de cadmium
de mercure
de toluène
de styrène
d'oxyde de carbone
de perméthrine
de dioxyde
soit des COV (composés organiques volatils)
et des COSV (composés organiques semi-volatils)
j'avale des polluants éternels, ou PFAS
j'avale des ragots
des insultes
des sophismes
des sucres salés
des graisses faisandées
des boissons au chlore et aux hormones
des farines FNSEA
des endives Coordination Rurale
des excréments déguisés
j'avale dehors des tonfas
des gaz lacrymaux
des grenades assourdissantes
des grenades de désencerclement
des effets de souffle
des balles de LBD
des gardes-à-vue
des prélèvements d'ADN
j'avale des Brigades Républicaines d'Intervention
des Compagnies Républicaines de Sécurité
j'avale la DGSI
j'avale le ministre de l'Intérieur
j'avale dedans des crachats
des poivres et des d'Arvor
des Onfray
des Praud
des écrans
des écrins
des écrous
des chiffres fous
des chiffons rouges
des poissons morts
des arêtes
des urines
j'avale des sabres
des injonctions
des interfaces
des labyrinthes
des conseils de surveillance
des citoyens conformes
des uniformes
des cadavres réchauffés
des bruits de botte
des mots de haine
des triques mal ajustées
des cibles dans mon dos
des ressentiments nauséeux
des liquides suspects refroidis
des vases creux remplis de merde
des complots pignon sur rue
des manipulations grossières
des consciences démissionnaires
j'avale tout ça nuit et jour
de long en large
de haut en bas
du début à la fin
alors, de grâce
avec ou sans réveillon ni goupillon
ne me demande pas comment je vais
ne me souhaite pas : « joyeux noël »
dis-moi plutôt : « joyeuse poubelle ! »
ne me demande pas si j'ai un avenir
si j'ai un présent
si j'ai tout oublié
ne me demande pas, en travers de miroir
toi-même englouti jusqu'à la glotte
comment tu vas (ne pas) t'en sortir
ou encore sauver tes grimaces
demande-toi plutôt
à force d'avaler
d'avaler, d'avaler, d'avaler :
comment tu vas digérer tout ça qui pèse
moins cerveau aigu que flasque boyau
et qui d'autre, entre deux ânes
qui d'autre déguisé en dinde
auteur mondain multiplement obèse
oui, demande-toi
quelle gigantesque dinde
à la bonne heure
te vomira !
Jean-Claude Leroy
30.12.2025 à 17:39
À Montréal, des pères Noël dévalisent un supermarché
- 29 décembre / Avec une grosse photo en haut, Mouvement, 2
Le mot d'ordre a été lancé par une horde de lutins : « À nous, Noël ». Au cœur de Montréal, un groupe autonome nommé Les Robins des ruelles a dévalisé, quelques jours avant Noël, une épicerie Métro. Ce geste semble répondre à l'appel lancé par Les Soulèvements du Fleuve la semaine précédente et qui invitait à rejeter le système de production et de distribution alimentaire actuel. Dans un geste de partage exemplaire, une partie des victuailles a été déposée au beau milieu de la Place Valois (dans Hochelaga) - au pied d'un sapin érigé pour l'occasion - tandis que le reste aurait été disséminé dans les frigos communautaires qui parcourent Montréal.
Cet acte de résistance inspirant invite à la plus grande ouverture pour ce temps des fêtes qui approche. Laissons aux curés et aux laïcards les débats ennuyeux sur les festivités du solstice. Noël n'appartient à personne et donc à tout le monde ! Retrouvons l'esprit des fêtes, celui du don et du partage qui s'impose nécessairement contre la logique de l'économie. Signant en gros le retour de la question révolutionnaire, les lutins se sont prononcés sans ambiguïté : « exproprions les chaînes d'épiceries, créons des cuisines collectives, changeons les parkings en grands potagers, les champs de monoculture en garde-manger collectif. Ce monde ne leur appartient pas. » Comme le disait le philosophe Alain Badiou, sans doute aussi vieux et rouge que le père Noël :
Si la révolution est pensable pour nous, c'est comme la tradition créée par ces moments célèbres ou obscurs, où de simples travailleurs, hommes et femmes ordinaires ont montré leur capacité de se battre pour leur droit et pour les droits de tous, de faire marcher des usines, des sociétés, des administrations, des écoles ou des armées en collectivisant le pouvoir de l'égalité de n'importe qui avec n'importe qui.
L'appel des lutins à exproprier les chaînes d'épicerie - et à la faire dès maintenant - s'inscrit timidement dans cette longue tradition de gestes portés par la puissance de l'égalité dont le temps des fêtes est toujours un moment propice. Lorsqu'on parle de conspirations noëliques, on revient toujours sur cette fameuse affaire du Noël 1914, lorsque des soldats allemands et britanniques avaient décidé de laisser les armes le temps d'une soirée, dansant, buvant et jouant même quelques parties de soccer pour se détendre. Ce qu'on ignore pourtant c'est que ce genre de trêves improvisées se sont poursuivies au fil des années de la Grande Guerre. Pendant ces trêves, des réunions étaient souvent organisées sur le front de l'Est entre soldats allemands et russes. On y échangeait des informations sur les conditions de vie, des commentaires mécontents vis-à-vis de la haute direction militaire, mais c'était aussi le terrain du partage de l'idée de la révolution.
On s'imagine bien, lors de ces trêves noëliques, les soldats s'échanger quelques mots : 'À nous Noël... et bientôt, à nous le monde !' En effet, cette série de petites conjurations entre soldats sera annonciatrice de la plus grande conspiration internationale jamais vue : la révolution russe et la révolution allemande. Entre les deux, un fil rouge : les conseils (Soviet ou Räte). La destitution immédiate des autorités dans les usines, les ports, les théâtres, les quartiers, les écoles, les gares et à tous les étages de la fonction publique et de l'armée. Pendant plusieurs mois, et à certains endroits plusieurs années, c'est l'autogestion sans compromis. Des conseils qui surgissent de partout, ingouvernables, égalitaires et donc une idée qui se répand : le monde est à nous, dès maintenant.
Un peu plus d'un siècle plus tard, il est temps de reprendre ce mot d'ordre. S'il faut bien commencer quelque part, partons de cet appel des lutins ; commençons par Noël. Comme ils l'expliquent dans leur lettre ouverte :
Notre horizon doit se lier au tapage de nos pas fermes qui descendent dans la rue. Le prix du pain augmente et l'histoire se répète. Ceux qui espèrent n'entendre dans le présent que le silence de la paix sociale doivent se préparer à être déçus. L'avenir appartient à ceux qui se soulèvent. Nous ne resterons pas affamés bien longtemps.
Profitons de ces moments de retrouvailles et de partage pour inventer d'autres rapports que ceux médiés par la marchandise. Refusons par tous les moyens les logiques du droit et de l'économie. Retrouvons ce Noël rouge qu'ont dessiné les conspirateurs et déserteurs de la Première Guerre mondiale. À l'heure du retournement autoritaire, refusons les logiques du monde capitaliste - celles de l'exploitation et de la guerre impériale. Exproprions ceux qui nous exploitent, retournons les armes contre ceux qui nous dominent, et lançons notre guerre : la révolution est à notre portée.