28.12.2025 à 18:51
Le traitement infligé à Mustafa Çakıcı, à son retour de détention israélienne, raconte autre chose qu’un dérapage : il dévoile la mort lente de certaines valeurs que la gauche prétendait défendre. En s’acharnant contre un homme qui venait d’affronter la violence coloniale pour briser le blocus de Gaza, une partie de la gauche a révélé sa propre faillite morale. Réhabiliter Mustafa Çakıcı, c’est lire ce que son histoire dit de nous : notre islamophobie persistante, notre indifférence au génocide des musulmans, et nos réflexes militants incapables de reconnaître un résistant dès lors qu’il ne correspond pas à l’image que nous voulons afficher.
La gauche, la meute et le musulman : la chasse ouverte contre Mustafa Çakıcı
Leader français de la flottille de la liberté, Mustafa Çakıcı a navigué jusqu’aux eaux de Gaza pour dénoncer le blocus israélien. Il a mis sa vie en danger, a été arrêté par l’armée israélienne, puis torturé et maltraité en détention – un traitement que plusieurs organisations humanitaires et des médias comme L’Humanité ont décrit pour l’ensemble des membres de la flottille capturés[1][2].
Lorsqu’il revient en France, il a perdu 18 kilos. Il est en état de stress post-traumatique, mais il est debout. Symbole de la résistance pacifique, il est alors porteur d’un message simple : la liberté pour la Palestine, la dignité pour les peuples.
Et c’est à ce moment précis que certains médias et une partie de la gauche dite “progressiste” décident de le clouer au pilori[3].
On ne salue pas son courage. On ne dénonce pas la violence israélienne qu’il a subie. A la place, la machine à broyer se met en route. On fouille son passé numérique, on exhume des publications anciennes, on les isole, on les amplifie. Mediapart publie immédiatement, suivi de StreetPress, et c’est une traînée de poudre.
En quelques jours, Mustafa Çakıcı n’est plus un survivant de la répression israélienne : il est le « problème musulman » qu’une partie de la gauche prétend avoir la charge de corriger.
Puis selon un schéma largement éprouvé par le Printemps Républicain, fer de lance de la gauche islamophobe, après avoir désigné des cibles musulmanes, on laisse la fachosphère et ses milices IRL poursuivre le travail.
Fdesouche amplifie l’attaque, désigne la mosquée que Mustafa Çakıcı préside, ajoute une couche de « frères musulmans » pour faire peur. Et pour celui qui vient de vivre le calvaire israëlien, c’est une autre descente aux enfers, bien française cette fois-ci : cyberharcèlement, diffamations, torrent d’insultes… et menaces de mort.
Sous le post Facebook de Mediapart, fachistes et gauche bourgeoise rivalisent de commentaires haineux : « cinquième colonne », « un infiltré », « un ambassadeur du Hamas », « un pyschopathe extrémiste religieux », « expulsion ! », « il faut faire le ménage ! », « ça se voit sur sa tête », « ils sont tous comme ça », « Il faut le signaler à Bibi et on sera débarrassés ».
Puis viennent les attaques contre la mosquée de Mustafa Çakıcı, contre sa communauté, contre le mouvement dans lequel il milite.
Ce qui s’est joué là dépasse de loin l’anecdote. C’est un acte politique, un moment d’islamophobie médiatique qui a alimenté le climat de haine ambiant et la gauche en a été l’un des moteurs.
Et parce que l’islamophobie ne relève jamais du débat, mais toujours du passage à l’acte, pendant que l’on traquait les mots de Mustafa Çakıcı, une mosquée de Niederhaslach était taguée, insultée, souillée[4]. Cette attaque aura fait l’objet d’une unique brève en « faits divers », dans le journal local. Mustafa Çakıcı, lui, aura fait la une nationale.
Le pardon sélectif de la gauche : un privilège blanc
Mustafa Çakıcı n’a pas fui ses responsabilités. Dans un communiqué clair et sincère[5], il reconnaît avoir relayé des contenus problématiques, en explique le contexte et présente ses excuses, précisant que ces publications « ne reflètent en aucun cas [ses] convictions ». Il réaffirme que son engagement a toujours été guidé par la défense pacifique des droits humains.
Un tel geste, chez n’importe quel militant blanc, aurait été salué comme une preuve de maturité politique — ou, à tout le moins, traité en interne plutôt qu’exposé sur la place publique. Mais ici, rien de cela : la gauche universaliste refuse toute nuance, toute contextualisation, toute écoute. Celle qui prône habituellement la réhabilitation, la compréhension et le “dialogue permanent” devient soudain impitoyable dès qu’un musulman s’exprime hors du cadre qu’elle lui assigne.
Cette sévérité n’a rien d’un accident : elle s’inscrit dans une longue tradition de double standard. La même gauche qui a toléré – et parfois même produit – des figures comme Soral, Dieudonné, Chouard, Fourest ou Valls n’a jamais vu dans leurs dérives un symptôme d’elle-même. Pas d’examen de conscience, pas de mise en question collective : le passé des siens a toujours droit à l’erreur, au contexte, à la “période”.
Quand un militant blanc commet une faute, on parle d’“écart”, de “dérapage”, ou de “complexité”. Et lorsqu’il sert un récit utile — Assange contre l’impérialisme américain, Navalny contre la dictature russe — la même gauche se range sans hésiter derrière ces icônes. Peu importe que le premier soutienne aujourd’hui Marine Le Pen[6], ou que le second soit ouvertement raciste et nationaliste[7] : on contextualise, on pardonne, on théorise.
Mais ce deux-poids-deux-mesures apparaît de manière encore plus flagrante lorsqu’on le replace dans un autre moment de guerre.
En 2022, au cœur de Marioupol, les combattants du régiment Azov se retranchent dans l’usine d’Azovstal et se battent jusqu’à la mort contre l’envahisseur russe. Leur appartenance à une unité dont les origines et une partie des membres est ouvertement nationaliste et d’extrême droite[8] n’empêche en rien la gauche française de les célébrer. Dans les manifestations, on brandit leurs visages, on loue leur courage, on admire leur résistance. Personne ne convoque leurs familles pour exiger des comptes. Personne n’épluche leurs réseaux sociaux. L’urgence, disait-on alors, est ailleurs : un peuple doit être défendu.
Or cette évidence se dissout dès que le militant est musulman et qu’il revient d’un engagement lié à la Palestine. Ce qui, pour l’Ukraine, relevait de la solidarité inconditionnelle, devient pour Gaza une suspicion permanente. L’un a droit au respect malgré ses zones d’ombre ; l’autre doit être pur, impeccable, parfait. L’un est un héros malgré ses contradictions ; l’autre est un danger malgré son courage.
Mustafa Çakıcı est jugé non pour ce qu’il a fait, mais pour ce qu’il représente. Et ce refus de lui accorder la présomption d’humanité — cette incapacité à entendre la sincérité de son repentir — incarne l’islamophobie de gauche dans toute sa splendeur : le musulman n’a pas droit à la fragilité, à l’erreur, à la complexité. Il doit être exemplaire et discret, ou disparaître.
Mustafa Çakıcı : le moment colonial de la gauche française
La campagne menée contre Mustafa Çakıcı ne parle pas seulement d’un homme : elle renvoie la gauche à son propre miroir colonial. Elle révèle un camp politique incapable d’accueillir des voix qui ne lui ressemblent pas, habitué à filtrer la souffrance du monde et à la traduire pour le compte des opprimés. Dès qu’un musulman parle en son nom propre, sans passer par ses relais ni demander l’autorisation d’être politique, ce camp vacille. Mustafa Çakıcı dérange parce que sa parole échappe aux dispositifs qui prétendent l’encadrer et la rendre acceptable.
Ce rejet procède d’une islamophobie spécifiquement “de gauche”, masquée derrière les oripeaux de l’universalisme. Une islamophobie qui accepte les musulmans à condition qu’ils soient repentants, discrets, reconnaissants – jamais en colère, jamais indociles. Elle mobilise la laïcité pour mettre au pas, le féminisme comme arme civilisationnelle, et l’universalisme comme filtre invalidant systématiquement la parole musulmane. Tout y concourt à maintenir les dominés dans un rôle subalterne : visibles seulement quand la gauche les désigne, audibles seulement quand elle les autorise, jamais sujets politiques.
Mustafa Çakıcı fait ainsi l’expérience directe d’une indépendance que la gauche ne supporte pas. Il devient un obstacle dans la bataille silencieuse qu’elle mène pour conserver le leadership symbolique de la lutte contre le génocide à Gaza — une gauche qui veut être seule sur la photo, seule à parler au nom des opprimés.
Mustafa Çakıcı dérange parce qu’il n’est pas un figurant dans le récit de cette gauche. Il parle en son nom propre – et cette simple liberté suffit à le transformer en cible.
Cette posture colonialo-paternaliste révèle surtout l’aveuglement politique d’une gauche persuadée qu’elle peut combattre l’anéantissement d’un peuple depuis le confort social et symbolique des élites bourgeoises — alors même que l’histoire entière des luttes contre les massacres de masse montre que ceux qui excluent, surveillent et étouffent leurs propres alliés finissent toujours par servir l’ordre qu’ils prétendent contester.
L’histoire des luttes contre les dictatures, les massacres et les systèmes d’oppression nous raconte en effet toujours la même chose : face à la violence extrême, l’hétérogénéité n’est pas un défaut, mais une condition de survie.
De la guerre d’Espagne[9] aux résistances antifascistes européennes[10], des mouvements anti-lynchages américains[11] aux coalitions transnationales contre les nettoyages ethniques dans les Balkans, des luttes anti-apartheid[12] à l’Irak et à la Syrie face à Daech, les victoires ont été remportées par des alliances improbables. Elles réunissaient marxistes et conservateurs, féministes et religieux, syndicalistes et libéraux, organisations laïques et groupes traditionnels.
Partout où la mort de masse menaçait, les clivages idéologiques s’effaçaient devant l’urgence de protéger des vies. Et les coalitions les plus efficaces furent toujours celles qui acceptaient d’être traversées de tensions, de désaccords et de contradictions, mais unies par la certitude que l’essentiel — empêcher l’anéantissement d’êtres humains — primait sur toute autre considération.
C’est là la grande leçon du XXᵉ siècle et du début du XXIᵉ. Et si la gauche française choisit aujourd’hui de l’ignorer, ce n’est ni par oubli ni par naïveté : c’est parce qu’elle préfère préserver son contrôle symbolique, sa respectabilité et ses hiérarchies — quitte à disqualifier des résistances musulmanes jugées trop indociles, trop peu assimilables. Ce reniement historique dit moins son attachement à l’universel que sa difficulté persistante à reconnaître les musulmans comme des sujets politiques à part entière.
La gauche française face au génocide : la désertion et la complicité par confort
Qu’on le dise clairement : au lendemain du 7 octobre, une grande partie de la gauche française n’a pas simplement été dépassée. Elle a abandonné. Elle a abandonné Gaza, abandonné les Palestiniens, abandonné celles et ceux qui alertaient déjà sur la mécanique génocidaire en marche. Et pire : elle a participé activement à étouffer ces alertes, à délégitimer ceux qui tentaient de briser l’indifférence.
Alors même que les signaux d’un basculement génocidaire étaient limpides, cette gauche a choisi la ligne de moindre résistance : se draper dans la condamnation morale du Hamas pour mieux se dispenser de voir ce que l’État israélien s’apprêtait à commettre. Sous couvert de prudence, elle a avalisé l’inacceptable. Sous couvert d’« équilibre », elle s’est rendue complice du récit qui justifie l’anéantissement d’un peuple.
Ainsi, au fil des semaines, elle a méthodiquement émoussé la réalité des crimes : relativisation des bilans, suspicion systématique des sources palestiniennes, répétition mécanique des éléments de langage israéliens. Les hôpitaux ? Des bases militaires. Les écoles ? Des caches d’armes. Les familles ensevelies ? Des dommages collatéraux regrettables mais inévitables.
Cette rhétorique, adoptée sans esprit critique, n’était pas neutre : elle a contribué à désensibiliser l’opinion, à normaliser l’inhumain.
Dans le même temps, elle a participé, parfois avec une ardeur stupéfiante, à la criminalisation de la solidarité. La critique du sionisme ? Soupçonnée d’antisémitisme. Les manifestations pro-palestiniennes ? Assimilées à un soutien au terrorisme. Les militants musulmans ? Placés sous surveillance, diffamés, marginalisés.
Mustafa Çakıcı, comme tant d’autres, en a subi les conséquences : ostracisés, mis en accusation, suspectés d’excès là où ils ne faisaient que dire la vérité que la gauche refusait d’affronter. Au lieu de protéger ceux qui portaient les alertes, la gauche les a exposés. Elle les a livrés à la répression institutionnelle, médiatique et fasciste, pour ne pas assumer elle-même la rupture politique que leur courage rendait inévitable.
Plus grave encore : cette gauche s’est offert un rôle confortable – celui de la gardienne de la morale abstraite. Elle s’est autorisée à juger la radicalité de ceux qui tentaient de sauver des vies, depuis un siège éthique qui n’était que la façade polie de la lâcheté politique. Elle s’est autorisée à distribuer bons et mauvais points pendant que des quartiers entiers disparaissaient sous les bombes.
Dans un contexte de destruction massive, une telle posture n’est pas un simple manquement : c’est une participation à l’ordre dominant, une contribution – passive ou active – à la violence. Lorsque la priorité devient de préserver son image plutôt que de défendre les opprimés, on cesse d’être un contre-pouvoir ; on devient un rouage supplémentaire du dispositif qui les écrase.
Certains segments de la gauche, assumant leur islamophobie, ont même franchi un pas supplémentaire : l’intégration au récit du « choc des civilisations », qui a justifié le soutien à l’offensive israélienne tout en disqualifiant les militants anticolonialistes. Pour ces courants, affaiblir le front de solidarité n’était pas un effet secondaire, mais une stratégie — une manière de maintenir l’ordre politique existant, quitte à accepter comme prix politique une complaisance envers la destruction de Gaza.
Cette gauche affirme aujourd’hui qu’elle « ne savait pas ». Mais elle savait. Elle disposait des faits, des rapports, des alertes, des images, des témoignages — et elle a choisi de ne pas en tirer les conséquences politiques. Ce choix délibéré a laissé seuls ceux qui alertaient, et il a contribué à rendre acceptable l’inacceptable : la destruction méthodique d’une population.
Il est temps de rompre avec cette gauche-là, celle qui s’effondre toujours là où elle devrait tenir, celle qui sacrifie les opprimés pour rester respectable, celle qui, au lieu d’affronter la violence coloniale, a préféré s’attaquer à ceux qui la dénonçaient.
De Mustafa Çakıcı à la Philharmonie de Paris : quand la gauche tourne le dos aux résistants
La même gauche qui au lieu de protéger Mustafa Çakıcı, l’a livré à la vindicte médiatique, s’est, quelques semaines plus tard, indignée de voir des militants interrompre pacifiquement le concert de l’Orchestre philharmonique d’Israël.
Ce soir-là, l’orchestre, qui se présente comme une véritable « ambassade culturelle » d’un État en train d’anéantir Gaza, se produit à Paris. Les appels au boycott sont nombreux, structurés, argumentés[13][14][15]. L’institution les ignore.
Dans la salle, des militants rappellent publiquement qu’un génocide est en cours. Ils sont aussitôt roués de coups par des spectateurs d’extrême droite, puis arrêtés, placés en garde à vue, et mis en examen. Ils encourent aujourd’hui jusqu’à un an de prison pour avoir dérangé un concert – autrement dit, pour avoir refusé la normalisation culturelle d’un État en train d’écraser un peuple.
Là encore, les réactions les plus véhémentes ne viennent pas de la droite, mais de pans entiers de la gauche militante, culturelle et médiatique. Celles et ceux qui hier avaient accablé Mustafa Çakıcı se déclarent alors « choqués », « outrés » par l’irruption de militants pro-palestiniens dans une salle de concert.
Les mêmes qui sommaient Mustafa Çakıcı d’être irréprochable en toutes choses condamnent ici sans nuance une action non violente. Les mêmes qui refusaient la contextualisation pour Mustafa Çakıcı refusent ensuite de contextualiser la désobéissance civile face à un génocide.
Ce parallélisme n’est pas anodin : il révèle une cohérence idéologique. La gauche qui a abandonné Mustafa Çakıcı est la même qui préfère s’émouvoir d’un trouble à l’ordre culturel parisien plutôt que de la destruction systématique d’un peuple. Elle consacre plus d’énergie à scruter la pureté morale de ses militants qu’à affronter un processus d’anéantissement en cours.
Soutenir Mustafa Çakıcı, c’est refuser une gauche sans courage
Ce qui se joue ici dépasse des individus : c’est toute une culture politique qui s’effondre sous son propre poids moraliste, une gauche qui, au lieu d’affronter l’ordre colonial génocidaire, préfère domestiquer ses propres rangs, discipliner celles et ceux qui n’ont que leur voix pour résister, confondre « respectabilité » et courage, sanctionner les dérangeants plutôt que les coupables.
Cette gauche-là a cessé d’être un contre-pouvoir : elle sélectionne, trie, disqualifie ; elle ne lutte plus, elle gère son image ; elle ne se solidarise plus, elle surveille. Ce basculement n’est pas abstrait : il s’est traduit par l’isolement de militants, par la mise à l’écart de celles et ceux qui refusaient le silence, tandis que Gaza, elle, continuait d’être écrasée.
Soutenir Mustafa Çakıcı, c’est refuser cette lâcheté collective. L’attaquer à son retour de détention israélienne fut une indécence et une trahison politique qui ont affaibli la lutte contre une offensive dévastatrice : pendant que certains s’acharnaient à évaluer sa respectabilité, un homme revenait d’avoir risqué sa vie pour briser un blocus inhumain.
La campagne médiatique qui s’est acharnée sur lui a envoyé un message glaçant à toute une génération de militant·es musulman·es : « Si vous osez agir pour la Palestine, nous vous briserons. »
Réhabiliter Mustafa Çakıcı ne revient pas à nier ses erreurs, mais à reconnaître qu’un militant musulman n’a pas à être plus parfait qu’un combattant ukrainien pour mériter la solidarité de celles et ceux qui se prétendent progressistes ; c’est admettre sa dignité, son engagement, son humanité, mais aussi regarder en face ce que Gaza aura révélé : l’effondrement de valeurs dont la gauche aimait encore se réclamer.
Ce qui a été infligé à Mustafa Çakıcı est le miroir d’une faillite morale plus large. Cela révèle une islamophobie de gauche qui se manifeste moins par des discours explicites que par une incapacité persistante à accepter l’existence d’une parole musulmane qui ne demande ni validation ni tutelle. Cette faillite se double d’une complicité avec le pire lorsque, par prudence frileuse, des militants engagés contre le génocide sont sacrifiés au nom de la respectabilité. Elle révèle enfin un logiciel colonial et paternaliste, trahi par la peur de perdre le contrôle symbolique d’une lutte que l’on prétend soutenir tout en voulant en monopoliser le récit.
Réhabiliter Mustafa Çakıcı, enfin, ce n’est pas seulement réparer une injustice : c’est reconstruire un camp progressiste digne de ce nom — un camp qui protège ses résistants, qui accepte que des voix musulmanes puissent exister sans tutelle, et qui ne renonce jamais à la justice précisément au moment où elle exige du courage.
[1] Amnesty International France, « L’interception illégale de la flottille mondiale Sumud par Israël… », communiqué de presse, 1er octobre 2025,
https://www.amnesty.fr/presse/linterception-illgale-de-la-flottille-mondiale-sum.
[4]« Des tags anti-islam sur une mosquée Milli Görüs », Les Dernières Nouvelles d’Alsace (section Faits divers – Justice), 15 octobre 2025, https://www.dna.fr/faits-divers-justice/2025/10/15/des-tags-anti-islam-sur-une-mosquee-milli-gorus.
[5] https://www.facebook.com/tarikat1/posts/pfbid0A3Lhd9GS9PW8Y9xBR3mcLFg8gKpaPNPA4itVriLxJYYwwM1J2a4xGf6UtTi3eqjXl
[6] « Pour Assange, Le Pen a perdu la présidentielle à cause du sexisme », Ouest-France, [date de publication],
https://www.ouest-france.fr/politique/marine-le-pen/pour-assange-le-pen-perdu-la-presidentielle-cause-du-sexisme-4979055
[7] Nicolas Werth, « Navalny a parcouru, jusqu’au sacrifice ultime de sa propre vie, un cheminement politique complexe », Le Monde (tribune), 20 février 2024,
https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/02/20/navalny-a-parcouru-jusqu-au-sacrifice-ultime-de-sa-propre-vie-un-cheminement-politique-complexe_6217450_3232.html.
[8] G Sasse et. A. Shmakov, « Qu’est-ce que le régiment Azov, ce bataillon ultra-nationaliste devenu symbole du martyre de Marioupol ? », The Conversation France, 20 avril 2022
[9] Dreyfus-Armand, Geneviève, « Guerre d’Espagne : les débats chez les intellectuels français », Bulletin hispanique, 2016, en ligne : https://journals.openedition.org/bulletinhispanique/pdf/4252
[10] Robert O. Paxton, *Le fascisme en action*, trad. William O. Desmond, Seuil, coll. « Histoire », 2004.
[11] Taylor Branch, La Partie des eaux : Amérique aux années King, 1954-1963, Fayard, 1990.
[12] Desmond Tutu, *Pas de futur sans pardon*, Albin Michel, 2000
[13] UJFP, Pas de musique pour le génocide ! Non au concert de l’Israel Philharmonic Orchestra à la Philharmonie de Paris, UJFP – Union juive française pour la paix, 4 novembre 2025, en ligne : https://ujfp.org/pas-de-musique-pour-le-genocide-non-au-concert-de-lisrael-philharmonic-orchestra-a-la-philharmonie-de-paris/.
[14] Collectif, « Solidarité avec Gaza. Lettre à la Philharmonie de Paris », Orient XXI, en ligne, https://orientxxi.info/solidarite-avec-gaza-lettre-a-la-philharmonie-de-paris,8627.
[15] Sud Culture Solidaires, « Pour l’annulation du concert de l’Orchestre Philharmonique d’Israël », Sud Culture Solidaires, 5 novembre 2025, en ligne : https://sud-culture.org/2025/11/05/pour-lannulation-du-concert-de-lorchestre-philharmonique-disrael/?print=print.
24.10.2025 à 16:29
Le souhait exprimé trop unanimement par “la communauté internationale” d’exclure unilatéralement le Hamas de la sphère politique palestinienne (comme elle l’a fait une première fois en 2006 avec les résultats que l’on sait) est un leurre qui conduit une nouvelle fois à une impasse politique dangereuse. Quel grain de sable vient-il donc régulièrement gripper le logiciel des élites de la France, gauche incluse, dès lors qu’il s’agit de décrypter une mobilisation impliquant des acteurs attachés, tels les membres du Hamas,(et bien d’autres qu’eux dans la région) à leur appartenance religieuse musulmane?
Des “bébés décapités” jusqu’à l’inusable “droit d’Israël à se défendre”, en passant par les accusations de crimes sexuels systématiques, les “quartier général du Hamas caché sous l’hôpital”, jour après jour, les ressources rhétoriques de la grossière propagande israélienne ont fondu comme neige au soleil. Mais un dernier bastion résiste auquel même des voix dites “pro-palestiniennes” (à gauche et également, si rares soient elles, jusqu’à la droite de Dominique de Villepin) se croient obligées de perpétuer leurs concessions. C’est le dispositif d’excommunication de la principale organisation de la résistance palestinienne :“Tout sauf le Hamas!”.
La perception commune qui prévaut de ce leadership le résume à la dimension “terroriste” des actes de son aile militaire mais également à une gestion politique dictatoriale et “théocratique”. Pourtant, si le Hamas colonisé a bien commis des crimes le 7 octobre, et qu’il revendique depuis lors le droit de s’en expliquer devant la CIJ, la cible colonisatrice de ses coups en avait, depuis 1948 et donc bien avant le 7 octobre, commis de tout aussi horribles, contre des civils tout aussi innocents et dans une proportion minimale de un à huit !
Alors qu’il est parfaitement attesté de sources israéliennes qu’aucun bébé n’a été “décapité” le 7 octobre, des centaines d’enfants palestiniens ont été assassinés d’une balle dans la tête selon les aveux publics des snipers israéliens.
On accuse ensuite le Hamas d’avoir fait prévaloir ses intérêts partisans sur le destin collectif des Palestiniens. Au lendemain de sa victoire législative de 2006 ce Hamas “totalitaire” s’est pourtant empressé de tendre la main à Marwan Barghouti, son rival du Fatah… pour constituer un gouvernement d’union nationale, proposition qu’il a ensuite reformulée sans succès à deux reprises. Confronté à la division palestinienne, il a participé à une dizaine de médiations pour se rapprocher de son rival Fatah, exigeant régulièrement dans ses négociations avec Israël la libération des prisonniers de ce dernier, comme des partis de la gauche palestinienne.
Le Hamas non élu ? Il faut redire bien sûr que ce sont les manœuvres répétées de l’autorité palestinienne (craignant une nouvelle défaite), et non le refus du Hamas, qui ont différé le renouvellement des élections de 2006. Il faut rappeler enfin que – “utile ” ou “contre productive”, pour les prisonniers palestiniens de Gaza et de Cisjordanie, l’histoire le dira – leur révolte indiscutablement très violente le 7 octobre 2023 contre leurs très très violents geôliers a été cautionnée non point seulement par le Hamas mais par l’entier spectre des forces politiques présentes à Gaza, “gauche” du FPLP incluse. Pourtant (exemple parmi tant d’autres) au moment où le monde était témoin d’une famine et d’une destruction systématique de la bande de Gaza, conduite impunément, sous prétexte d’auto-défense, par l’extrême droite israélienne et ses complices de toutes couleurs politiques, un respecté enseignant d’une Grande école parisienne a pu prétendre, dans le journal Le Monde, avoir déterminé non seulement que rien de ce qui se passe à Gaza ne ressemble à un génocide mais bien pire, que cette guerre “inhumanitaire”, comme il a préfèré la qualifier, était le fait de la “responsabilité écrasante” de ces militants du Hamas… écrasés sous les bombes et non celle des fanatiques dits “messianiques” (pour ne pas avoir à dire “fous de Dieu”) qui disent publiquement leur intention génocidaire dans une guerre menée contre un peuple entier ?
Comment ensuite, autre indicateur de l’ampleur du malaise, un immense ténor humaniste de la presse numérique de gauche a-t-il pu aveuglément cautionner une telle contre-performance analytique? La réponse, au cœur de mon propos, tient dans l’incapacité persistante de la classe politique française, gauche à peu près intégralement incluse, à adopter une perception rationnelle des courants qui continuent à représenter aujourd’hui une potentielle majorité chez la quasi-totalité de nos voisins arabes.
Jour après jour, la question revient ainsi avec acuité : la gauche française peut elle défendre une résistance palestinienne – si légitime soit elle – dès lors que son leadership (né, soit dit en passant, de la trahison des accords d’Oslo bien plus sûrement que de la volonté d’Israël de concurrencer Yasser Arafat) est dit “islamiste” ? D’une façon plus générale et tout aussi fondamentale, la gauche laïque et républicaine peut-elle communiquer rationnellement avec les courants – dits “islamistes”- qui ne partagent pas cette distance qu’elle entend, depuis 1789, maintenir chez elle entre “religion” et “politique” ? Peut elle réfuter le lien de causalité mis si clairement en évidence par le général de Gaulle en son temps entre occupation, répression, résistance et accusations de terrorisme ? En d’autres termes, le soutien à la cause palestinienne doit-il avoir comme corollaire obligé la diabolisation radicale et quasi sectaire d’un leadership qui a été porté au pouvoir le plus légalement du monde, sous le contrôle de l’UE, par les urnes législatives de 2006 ? Doit on nécessairement exclure pour déficit démocratique le parti qui n’est pas plus mal élu que son alter ego “politiquement correct” de l’Autorité (mais peut être faudrait il dire la “Soumission” ou la “Démission”) palestinienne de Mahmoud Abbas, parti que Netanyahou entend il est vrai exclure lui aussi de la scène politique palestinienne acceptable ? La gauche doit elle ainsi faire de “la démilitarisation” du Hamas c’est-à-dire de l’acteur central de la résistance armée, ou même de sa déportation hors de l’arène politique palestinienne, une condition de l’arrêt de la violence israélienne contre Gaza ?
Dans la France de De Gaulle, d’abord résistant français puis “colonisateur” de l’Algérie, la problématique de l’accusation unilatérale de “terrorisme” (contre De Gaulle puis par lui) a fini par être, fut-ce dans la douleur et les tensions, très officiellement dépassée.
Dans l’Amérique de la théologie de la libération, une très comparable mobilisation anti impérialiste de l’identité religieuse a bien été validée un temps par les gauches européennes.
Dans le monde arabe, malgré la persistance d’un courant aussi surmédiatisé qu’ aveuglément éradicateur, cet exercice exigeant de l’établissement de passerelles entre islamistes et gauches a de longue date été mené avec un certain succès. De l’Algérie du Pacte de San Egidio en 1995 (qui a vu les forces d’opposition de gauche s’associer au Front Islamique du Salut ) jusqu’ à la Troïka tunisienne de 2012 (entre les islamistes d’Ennahda et deux partis “laïques”, Ettakatol et le Congrès pour la République de Moncef Marzouki que la Constituante élira à la présidence de la République) ou encore au Yémen du “Forum commun” de 2006, une large partie des gauches arabes a réussi à dépasser la posture quasi sectaire qui demeure celle de la majorité de la gauche française. Les arguments pourtant ne manquent pas.
Le rejet obsessionnel de l’option religieuse d’une large partie des forces du monde arabe est d’autant plus questionnable qu’en France, les fondements théocratiques de l’expansionisme de l’Etat d’Israel ne posant aucun problème à nos très sourcillleux “défenseurs de la laïcité”. Et que lorsqu’il s’agit, en Syrie, de contrer la Russie ou l’Iran, ni la France ni ses alliés ne refusent de cautionner la transformation, en l’occurence bien réelle, d’un “ancien jihadiste” en promoteur du parlementarisme.
Que faire aujourd’hui ? Etablir un dialogue non point entre les dogmes religieux, dont aucun n’a moindrement envie de céder un verset aux autres, mais entre les tenants de problématiques – produites d’historicité fondamentalement différentes au “Nord” ou dans le “global South” – qui font que religion et politique peuvent ici et là, s’opposer et, ailleurs, coexister plus fonctionnellement que ce ne fut le cas dans la trajectoire révolutionnaire française. Et, ce faisant, construire d’urgence une perception rationelle de l’”Islam” dit “politique”, c’est à -dire…. de la voix des peuples d’une large région du monde à ce moment de leur histoire. C’est un défi majeur, c’est un défi urgent.
20.10.2025 à 14:26
L’inversion des valeurs a longtemps été l’apanage de l’extrême droite : « l’humanisme c’est l’effondrement de la société, le racisme c’est contre les blancs, … » Avec l’islamo-gauchisme, cette inversion des valeurs est devenue le credo de la Macronie et d’une partie de la gauche.
Trump dit « le danger c’est antifa ». La Macronie veut dissoudre l’antifascisme. Et à gauche les alliés du pouvoir crient au confusionnisme lorsque l’on dénonce la fascisation de l’Etat français.
Voici donc comment se dessine un continuum rose brun qui ne dit pas son nom. Défendre Macron contre Trump. Défendre le macro-lepenisme contre l’antifascisme.
Ce texte propose une lecture critique de l’agenda anti-antifasciste de la gauche de gouvernement. Il rappelle les faits marquants de la fascisation à la française. Et il « sonne l’alarme » pour lutter contre l’oppression et défendre toutes ses victimes. Ici et maintenant.
1-La gauche de compromission, alliée du tournant autoritaire macroniste…
Ces derniers jours, on entend la gauche de compromission (Place Publique, PS, unionistes) s’en prendre aux antifascistes et à la gauche radicale, et délégitimer notre parole lorsque l’on demande la destitution du régime macroniste pour ce qu’il est : un régime autoritaire qui applique des idées d’extrême-droite.
Elle avait déjà amorcé la manoeuvre lors de la campagne de dénigrement du mouvement du 10 septembre, qu’elle avait largement orchestrée et relayée. Il s’agissait alors pour elle de faire taire un mouvement populaire qu’elle ne comprenait pas, et qui échappait à son propre agenda, selon le vieil adage « Maîtriser ou mater ». Cette campagne s’appuyait naturellement sur les contenus et la stratégie de Conspiracy Watch, originellement plateforme anti-complotiste devenue rapidement plateforme anti-subversive : dans un monde de désinformation, passer sous silence les fakenews du gouvernement français, de la propagande de Tsahal ici-même, du MEDEF et des systèmes oppressifs en général, et mettre sous la lumière le tweet ou le post problématique de toute personne proche d’un mouvement protestataire pour décrédibiliser l’ensemble de ce mouvement.
Si l’attaque de cette gauche contre l’antifascisme connaît aujourd’hui un rebond, ce n’est pas un hasard. Au moment où on lui reproche de s’allier au Macronisme, celle-ci cherche par tout moyen à justifier la moralité de son soutien en niant la gravité de ce qu’il se passe en France, c’est-à-dire un effondrement de l’Etat de droit en bien des points : droit de manifester, liberté syndicale, liberté d’association, liberté de culte, respect du scrutin électoral, respect des droits fondamentaux, respect de nos engagements envers le droit international, …
Il est donc désormais de bon ton dans les beaux salons de la gauche hautaine de rejeter les termes « fachos », « fascistes », « néofascistes », « fascisant » qui seraient employés pour décrire comment l’Etat français maltraite la démocratie et les libertés, et de rejeter dans un même élan les militants qui utilisent ces mots face à la fascisation qu’ils subissent et combattent.
Cette argumentation fallacieuse s’appuie opportunément sur une stratégie déjà largement rôdée par la Macronie : parler des fascistes d’ailleurs pour détourner le regard du fascisme d’ici. Crier « Make the planet great again » tout en accélérant les mesures climaticides. Se présenter comme le rempart contre le racisme de Meloni et d’Orban et rejeter les réfugiés à la mer…
C’est au tour de cette gauche pseudo-universaliste, aujourd’hui, d’aller chercher Trump pour invisibiliser la fascisation macroniste. Et de nous expliquer, en résumé, que « quand on regarde ce qu’il se passe aux Etats-Unis, « on » est sacrément bienheureux en France, arrêtons de nous plaindre ! ». Evidemment, le « on » n’est pas précaire, il n’est pas manifestant, il n’est pas militant associatif, il n’est pas musulman, il n’est pas palestinien, il n’est pas chercheur (ou alors macro-compatible). Bref, il n’est pas une personne concernée.
Bien sûr, on n’est pas obligé d’être une personne concernée pour se sentir concerné, c’est ce qui s’appelle être un allié. Il faut croire que c’est trop demander à une gauche paternaliste, qui sait pourtant très bien instrumentaliser les victimes des oppressions comme marchepied vers le pouvoir ou la moralité. Mais voilà, un marchepied, on l’écrase, et puis on passe à autre chose. Pas besoin de l’écouter, et encore moins de lui donner la parole.
Pour cette gauche, il en est de l’antifascisme comme de l’antiracisme ou de l’anticapitalisme. Avant les élections, leur ennemi c’est la finance et l’extrême-droite. Et puis, ensuite, c’est la curée, la répression et l’islamophobie d’Etat.
2-Nommer et documenter la fascisation de l’Etat français
Pourquoi cette petite musique anti-antifasciste portée par cette gauche, qui a contribué à faire basculer la France dans autre chose qu’une démocratie, est particulièrement dangereuse politiquement ?
Parce qu’elle a pour objectif de nous faire oublier la dynamique liberticide et antidémocratique à l’œuvre en France tout en se faisant la défenseure des valeurs humanistes contre Trump, ou plutôt grâce à lui. Et de nous dire : « ici ça n’est rien, regardez là-bas, les pauvres manifestants, les pauvres chercheurs, les pauvres migrants, les pauvres ONG, les pauvres minorités victimes de l’extrême-droite, les pauvres palestiniens, les pauvres fonctionnaires ».
On a déjà entendu « ces gens qui ne sont rien » dans la bouche de Macron, on ne sera pas très surpris d’entendre « ici ça n’est rien » dans les propos de ses alliés de gauche.
En tant qu’antifascistes, notre rôle est d’abord de dire que non, ça n’est pas rien. De lutter contre cette tentative d’invisibilisation. Et de rappeler ce que l’on fait ici-même aux populations qu’ils feignent de défendre partout ailleurs.
Ce que l’on fait ici aux manifestants.
Le mouvement des Gilets jaunes a été un révélateur de la violence macroniste : plus de 2 200 blessés, et des dizaines d’éborgnements. Je sais bien que la petite bourgeoisie centriste nous dira « on s’en fout ce sont des Gilets jaunes, des sans-dents, des complotistes ».
Sauf que l’antifascisme ça n’est pas que pour défendre la vie « des gens comme toi », qui ne sera jamais menacée par aucun pouvoir. L’antifascisme, c’est dénoncer quand les évolutions du droit remettent en question pour tout le monde les libertés fondamentales et l’espace civique, même si c’est fait au nom de la lutte contre quelques-uns.
Et c’est exactement ce qu’a fait la loi « casseurs », qui permet aujourd’hui à l’Etat et aux Préfets de choisir quelles manifestations peuvent être autorisées, en fonction des sujets qui leur plaisent, et de réprimer les autres dans le sang.
Le résultat est là. Le Conseil de l’Europe a publiquement alerté sur un « usage excessif de la force » en France lors des manifestations[1]. Macron a instauré un véritable climat de peur, dissuadant les citoyens de descendre dans la rue.
Faites l’expérience : combien de jeunes autour de vous choisissent de ne pas aller en manifestation par crainte des violences policières ? Avant Macron, on manifestait en famille, il y avait des poussettes, des enfants et des vieux pour le 1er mai. Aujourd’hui, manifester relève d’un acte de désobéissance civile, où l’on met en jeu son intégrité physique pour défendre des idées, face à un pouvoir qui criminalise la contestation.
Ce que l’on fait ici aux militants écologistes.
En France, défendre la planète est devenu un délit. Les militants écologistes sont désormais traités comme des ennemis de l’intérieur : surveillés, perquisitionnés, placés en garde à vue, fichés « S » pour avoir bloqué une route ou empêché une méga-bassine[2]. L’État a inventé un nouveau concept pour criminaliser l’écologie : l’« écoterrorisme »[3], pour désigner les manifestants de Sainte-Soline, alors que deux d’entre eux étaient entre la vie et la mort sous les grenades de la gendarmerie[4].
Les dissolutions d’associations environnementales, les interdictions de manifester[5], les procès contre les Soulèvements de la Terre[6] ou Alternatiba, ne relèvent pas d’une dérive ponctuelle : ils traduisent une stratégie d’État visant à neutraliser les mouvements qui défient le modèle productiviste. En 2023, le rapporteur spécial de l’ONU sur les défenseurs de l’environnement a rappelé que la France était « le pays européen qui réprime le plus violemment ses militants écologistes » [7]. La Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France pour « violation du droit à la vie » après la mort de Rémi Fraisse[8].
Ce qui se joue ici dépasse la simple répression policière : c’est le droit même de lutter contre la destruction du vivant qui est remis en cause. Empêcher les citoyens de défendre l’eau, la terre et le climat, c’est organiser leur impuissance politique. C’est une autre facette de la fascisation : celle d’un État qui protège les profits plutôt que la vie, et qui considère comme dangereux quiconque agit pour préserver l’avenir.
Ce que l’on fait ici aux militants antifascistes.
En France, ceux qui combattent le fascisme sont désormais traités comme des fauteurs de troubles. Alors que l’extrême droite défile librement, bien souvent protégée par la police, les antifascistes sont traqués, interdits de manifester, assignés à résidence, perquisitionnés à l’aube, ou placés en détention préventive pour « association de malfaiteurs »[9]. Leur simple existence politique devient suspecte : dans la rhétorique gouvernementale, « antifa » ne désigne plus la résistance au fascisme, mais une menace pour l’ordre public.
À Lyon, à Paris, à Marseille, des collectifs antifascistes ont été dissous ou harcelés administrativement, pendant que les groupuscules néonazis bénéficiaient d’une tolérance coupable. Le ministre de l’Intérieur a justifié sa volonté de dissoudre le GALE[10] ou la Jeune Garde[11] au nom de la lutte contre « les violences d’extrême gauche », sans employer le même vocabulaire pour les attaques d’extrême droite. Cette inversion du réel — où l’antifascisme devient le danger et le fascisme un folklore — est le symptôme d’un État qui bascule.
La criminalisation de l’antifascisme n’est pas qu’un fait policier : c’est un projet politique. En amalgamant antifascistes, anticapitalistes et militants des droits humains sous le label « radicalisation », le pouvoir cherche à neutraliser toute opposition structurée. Ce faisant, il prépare les conditions mêmes du fascisme qu’il prétend conjurer. Réprimer celles et ceux qui résistent à la fascisation, c’est déjà l’acte le plus fascisant qui soit.
Ce que l’on fait ici aux fonctionnaires.
Le macronisme déteste les fonctionnaires et les services publics, qu’il conçoit exclusivement comme une source de coûts à sabrer.
On se souvient de la promesse de Macron en 2017 : supprimer 120 000 postes d’agents publics. On se souvient aussi de Kasbarian, Ministre macroniste de la Fonction publique, félicitant Musk lors de sa prise de poste chez Trump et lui déclarer sa passion partagée pour le licenciement en masse des agents publics[12].
Mais comme aux US, l’attaque de la fonction publique en France ne repose pas que sur une politique libertarienne (destruction de l’Etat, libération des entreprises). Elle s’appuie aussi sur une profonde méfiance vis-à-vis de l’indépendance des fonctionnaires, garants de l’impartialité, de la continuité du service public, et de l’égalité de traitement des usagers.
En généralisant le statut de contractuel[13], et en remettant en cause la doctrine républicaine « corps titulaire, carrière protégée », la Macronie met au pas des fonctionnaires sommés d’appliquer une politique autoritaire, liberticide et islamophobe en oubliant toute clause de conscience.
Ce que l’on fait ici aux réfugiés.
Il faut déjà rappeler que la politique européenne a noyé 25 500 réfugiés en méditerranéen depuis 2014[14], et que la France n’y est pas pour rien : Macron a été un ardent défenseur du renforcement de la répression européenne aux frontières et de l’agence Frontex[15].
A l’échelon national, la France est un laboratoire international anti-migrants. Macron a mis en place une politique systématique de refoulement aux frontières des demandeurs d’asile[16]. Darmanin puis Retailleau ont été les artisans zélés d’un arsenal juridique pré-Guantanamo en France. Doublement de la durée de rétention administrative en 2018[17], création de nouvelles sanctions contre les migrants[18], réduction des délais de recours[19], facilitation des expulsions[20], intégration de la double peine[21], fin du droit du sol à Mayotte[22]. Le 16 octobre 2025, la Comité des droits de l’enfant des Nations Unies condamnait la France pour violences « graves et systématiques » des droits des enfants migrants non accompagnés sur son territoire[23].
Le tout sur fond d’adhésion de la Macronie à la théorie complotiste du grand remplacement migratoire musulman[24], entre « submersion migratoire » de Bayrou[25] et « réarmement démographique » de Macron[26].
Ce que l’on fait ici aux musulmans.
La théorie du grand remplacement migratoire musulman[27] est née en France, conceptualisée par une figure de l’extrême-droite française, Renaud Camus.
Elle a, d’abord, inspiré les grands attentats suprémacistes du 21è siècle. Brenton Tarrant (Christchurch)[28], Peyton Gendron (Buffalo)[29], Anders Behring Breivik (Oslo)[30], Luca Traini (Italie)[31]. Et elle a évidemment nourri une islamophobie d’Etat, généralisée à l’ensemble de la société, avec l’appui notable de la gauche laïcarde.
En France, 66 % des musulmans français déclarent avoir été victimes de discriminations au cours des cinq dernières années[32], majoritairement (76%) des femmes, stigmatisées parce qu’elles portent le voile[33]. 1000 faits islamophobes ont été recensés en 2024[34]. Et cette haine contre les musulmans a abouti au pire, tuant deux personnes cette année : Aboubakar Cissé[35] et Hichem Miraoui[36].
Que fait l’Etat français, dont le rôle est de protéger l’ensemble de ses citoyens ? Il interdit les associations qui dénoncent l’islamophobie[37]. Il va jusqu’à lutter politiquement contre la reconnaissance du terme « islamophobie »[38]. Il crie « à bas le voile »[39]. Il instaure une politique de terreur contre les musulmans[40] et crée une citoyenneté à deux vitesses : interdiction de manifester[41], de créer une association, de s’exprimer politiquement dans l’espace public lorsque l’on est musulman e opposant à la Macronie et/ou au génocide palestinien… sous peine de garde à vue, de gel des avoirs, d’assignation à résidence[42], et d’OQTF (ordre de quitter le territoire français) si l’on la nationalité étrangère.
Ce que l’on fait, depuis ici, aux palestiniens.
L’islamophobie française (de l’extrême droite jusqu’à la gauche de compromission) aura largement inspiré l’Etat et la société française dans sa complicité avec le génocide des palestiniens.
Nous avons justifié du droit d’Israël à se défendre[43] sans questionner son régime colonialiste et d’apartheid[44] et alors même que les massacres de masse étaient annoncés. Nous avons martelé la supériorité morale de Tsahal sur le Hamas, et cautionné l’idée que l’armée israélienne était la plus morale du Moyen Orient[45]. Nous avons sur-médiatisé la Hasbara (propagande de l’Etat israélien), faisant de Netanyahou[46] et des communiqués de Tsahal des invités permanents de nos chaînes de TV à heure de grande écoute[47]. Nous exportons encore aujourd’hui des armes qui tuent des civils palestiniens[48].
Et chaque fois que nous avons pu le faire, nous avons nié le génocide des palestiniens[49] et contribué à leur déshumanisation[50]. Nous avons failli à nos obligations internationales de le prévenir[51]. Nous avons, inlassablement, apporté une protection internationale au régime israélien contre la Cour Pénale Internationale[52].
Ce que l’on fait ici aux associations.
La loi séparatisme et son « Contrat d’engagement républicain »[53], couplée à des coupes budgétaires drastiques dans les subventions a détruit largement les libertés associatives.
Le gouvernement Lecornu annonce pour 2026 une baisse inédite de 26% du budget de la vie associative[54], après une année 2025 catastrophique pour les associations, dont 30% sont menacées de disparition dans les 3 prochains mois[55].
Une étude récente a montré que 21% des associations françaises (il y en a 1,5 M : faites le calcul) s’autocensure par peur de perdre ses financements. Alors oui la fin d’US aid est catastrophique mais la France est un laboratoire des mêmes idées fascisantes à son échelle contre sa société civile organisée[56].
Ce que l’on fait ici aux chercheurs.
L’Etat désinvestit drastiquement la recherche publique[57], prévoyant 630M€ en moins en 2025. La privatisation du financement de la recherche l’oriente naturellement les travaux vers l’intérêt des sociétés privées lucratives[58].
Mais l’arme financière n’est pas la seule pour détruire la recherche et la liberté académique. Une tribune signée par 600 chercheurs dénonçait en 2021 la chasse aux sorcières de l’Etat contre un supposé « islamo-gauchisme » qui visait en fait à interdire les études postcoloniales et décoloniales, les travaux portant sur les discriminations raciales, les études de genre et l’intersectionnalité[59].
Fait inédit, la Conférence des Présidents d’Université s’est elle-même associée à la fronde pour demander que les analyses scientifiques et le débat académique soient protégés[60].
Cette attaque contre les libertés académiques n’est pas le seul fait de l’administration publique. Elle s’organise désormais en réseau entre l’Etat, les milices cyber fascistes (Fdesouche, Égalité et réconciliation, …), la Macronie, le Printemps républicain et une partie de la gauche islamophobe. Ensemble, cette communauté agissante conduit des campagnes de haine contre des chercheurs dont certains, comme François Burgat, finissent en prison ou en procès pour apologie du terrorisme pour avoir dit « free Palestine »[61].
Anticiper le débat sur les mots
À chaque fois que nous employons les mots fascisme ou fascisation, certains historiens ou intellectuels nous reprochent un abus de langage, rappelant que la France d’aujourd’hui ne correspondrait pas aux critères du fascisme historique. Mais notre usage n’est pas d’ordre muséal, il est d’ordre politique et performatif. Nous nommons une dynamique pour mieux la combattre avant qu’elle ne se réalise pleinement. Attendre que le fascisme soit accompli pour le désigner, c’est déjà lui avoir laissé le champ libre.
Ce débat sur le mot n’est pas sans rappeler celui autour du génocide palestinien. Là aussi, on nous explique qu’il faudrait laisser “l’Histoire” juger, qu’il serait trop tôt pour employer le terme. Mais l’enjeu n’est pas de qualifier après coup : il est d’empêcher qu’il advienne. La démission morale et politique de certains grands musées ou historiens de la Shoah[62], silencieux face à l’accomplissement génocidaire, ne relève pas seulement de la prudence ou de la peur de se tromper : elle participe d’une volonté d’invisibiliser, de neutraliser la parole de celles et ceux qui nomment le crime avant qu’il ne soit complet.
Cette posture n’est pas une simple complicité par omission, c’est une stratégie de déni actif. Face au danger, il faut des mots qui dévoilent et permettent d’agir — pas des mots qui dissimulent, ni des concepts qui temporisent pendant que l’irréparable s’accomplit.
Si la fascisation avance, c’est parce qu’elle se drape dans la confusion : confusion des mots, des valeurs, des camps. Ce brouillard n’est pas un accident, il est entretenu.
La Macronie et ses relais médiatiques ont perfectionné l’art de l’inversion : faire passer l’antifascisme pour un extrémisme, la résistance pour une menace, et l’autoritarisme pour du courage républicain. L’extrême-centre[63] se nourrit du flou qu’il fabrique : il avance masqué, empruntant au fascisme ses réflexes sécuritaires, à la social-démocratie ses postures morales, et au libéralisme son langage gestionnaire.
Cette stratégie du flou a contaminé une partie de la gauche institutionnelle, devenue l’alliée objective du désarmement intellectuel et moral. Or, on ne combat pas ce que l’on ne veut pas voir.
Désarmer la confusion, c’est retrouver la clarté politique : dire qui fait quoi, au nom de qui, et contre qui. Refuser les symétries trompeuses, les neutralités de confort. Rappeler enfin que la démocratie n’est pas un centre, mais un conflit ; qu’elle ne vit pas de modération, mais de résistance.
Comprendre l’agenda social-démocrate
Lutter contre l’extrême-droite implique de lutter contre toutes les formes de pouvoir qu’elle a prises, y compris celles qui se sont dissoutes dans le centrisme autoritaire. Le Rassemblement National n’a plus le monopole de la fascisation : ses idées irriguent désormais de nombreux appareils d’État, les politiques publiques et les imaginaires médiatiques. La « gauche de gouvernement », dans sa version sociale-démocrate, joue ici un rôle clé : elle a troqué la conflictualité sociale pour la stabilité gestionnaire, et la critique du pouvoir pour sa justification morale.
En se ralliant au macronisme, cette gauche-là s’est donné pour mission de sauver l’ordre libéral au nom du « réalisme » et de la « responsabilité ». Son objectif n’est plus de transformer la société, mais de contenir la colère populaire dans les cadres du régime existant. Pour cela, elle ne combat plus réellement ses adversaires : elle instrumentalise la menace du RN pour se poser en dernier rempart moral, tout en désignant de nouveaux ennemis intérieurs — antifascistes, anticapitalistes, écologistes et militants des droits humains — accusés d’« excès », de « radicalité », « d’antisémitisme », ou de « complicité » l’extrême.
Ce double discours lui permet de se poser en centre moral de la vie politique, tout en masquant sa contribution directe à la fascisation en cours : acceptation des lois liberticides, vote des budgets d’austérité, soutien à la politique étrangère israélienne, silence et complicité sur les violences policières. Autrement dit, elle sert de caution démocratique à un pouvoir autoritaire.
Déjouer la confusion et l’extrême-centrisme
L’un des ressorts les plus puissants de ce dispositif, c’est la confusion.
La gauche social-démocrate s’indigne des outrances d’extrême-droite, mais refuse de voir que ces outrances structurent déjà les politiques qu’elle cautionne. Elle brandit le « danger fasciste » en dehors de nos frontières pour mieux invisibiliser la fascisation réelle, celle qui s’exerce dans l’État, dans la rue, dans les commissariats, dans les préfectures, et dans les universités en France.
C’est cette rhétorique qui permet d’entendre aujourd’hui : « le danger, c’est Antifa ».
Trump l’a dit hier aux États-Unis, la Macronie et ses alliés le répètent ici sous d’autres formes : « le danger, c’est ceux qui dénoncent la fascisation ». Le discours est le même : criminaliser la résistance, délégitimer la colère, neutraliser la pensée critique.
Face à ce brouillage, l’urgence est de remettre de la clarté politique :
Reconstruire un antifascisme populaire et concret
La réponse antifasciste ne peut pas se limiter à des déclarations de principe ou à des posts sur les réseaux sociaux. Elle doit être politique, sociale et culturelle.
Plusieurs perspectives permettront d’incarner notre riposte dans le réel :
Conclusion : sortir de l’imposture d’un antifascisme sans frontière de façade
Ce que nous combattons aujourd’hui, c’est l’imposture d’un « antifascisme sans frontière » des non-concernés, celui qui s’indigne pour l’Amérique mais se tait pour la France. C’est l’appropriation culturelle des luttes, transformées en symboles moraux pour s’absoudre de toute responsabilité politique.
Le moment est décisif. Et celles et ceux qui penseraient encore comme si on était en 2017 sont en retard d’un effondrement de l’État de droit, d’un putsch électoral, et d’un génocide à Gaza. Qui pourraient encore leur confier le moindre crédit moral, le moindre avenir politique ?
Au collectif Lignes de Crètes, nous pensons que la fascisation n’est pas une menace abstraite : c’est une réalité quotidienne pour des millions de personnes.
Rebâtir une gauche de combat, c’est rompre avec la compromission et retrouver la radicalité du mot « démocratie » : le pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple — pas le pouvoir de quelques-uns au nom du peuple.