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10.04.2025 à 09:56

« Lorsqu’on parle de manga en France, il est impossible de ne pas parler de bande dessinée » Interview de Maxime Gendron pour son ouvrage Mangashi

L'Autre Quotidien
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Avec un angle autour du succès des mangashi japonais comme le Weekly Shonen Jump, Maxime Gendron propose un essai pour retracer l’historique et les enjeux des magazines de prépublication de bande dessinée du Japon jusqu’en France. Entretien avec l’auteur en pleine campagne de financement participatif.
Texte intégral (3189 mots)

Avec un angle autour du succès des mangashi japonais comme le Weekly Shonen Jump, Maxime Gendron propose un essai pour retracer l’historique et les enjeux des magazines de prépublication de bande dessinée du Japon jusqu’en France. Entretien avec l’auteur en pleine campagne de financement participatif.

Maxime Gendron

Vous avez peut-être déjà croisé Maxime Gendron sur sa chaine Youtube L’Archipel Otageek lancée en 2016 avec Antoine Bonnici lancée autour de One Piece, qui s’est depuis diversifiée autour de la pop culture au sens large ; mais aujourd’hui on s’intéresse à un projet de livre, un essai sur l’histoire de la prépublication de bande dessinée depuis le Japon jusqu’en France.

Sur 272 pages, il propose un historique de prépublication de manga au Japon puis en France, en détaillant certains moments clefs et exemples de publications avant de questionner les nouveaux modèles de pré-publications à l’ère du numérique. Avec quelques réflexions sur la paupérisation des artistes, les modèles media mix japonais ou encore la prépublication de manga en France qui connaît un véritable essor [lire aussi notre interview Interview de Robin Emptaz autour du magazine Konkuru].

Le livre est disponible en soutenant la campagne sur Ulule, jusqu’au 8 avril 2025 mais pour en savoir plus, je vous propose un échange avec son auteur. 

Le sujet est à la fois très spécifique, mais dans l’air du temps parce que beaucoup de lecteurices connaissent le Weekly Shonen Jump, est-ce que tu peux nous donner le point de départ de ce livre ? 

Maxime Gendron : Depuis un moment maintenant, on entend que la France est le deuxième pays consommateur de manga après le Japon. Quand j’ai commencé à m’intéresser à l’histoire et à l’économie du manga, j’ai vite compris que les magazines de prépublications sont indissociables du marché japonais. 

Je me suis alors demandé pourquoi nous n’en avons pas en France, même les plus connus comme le Shonen Jump. Ce dernier publie pourtant des blockbusters comme Naruto, One Piece ou Dragon Ball qui rencontrent un grand succès dans l’hexagone. C’est à partir de là que j’ai commencé les recherches.

Pourquoi consacrer un livre sur les magazines de prépublication, les mangashi, mais également la presse en France ? 

M. G. : Cela peut sembler curieux d’accorder autant de place à la bande dessinée franco-belge dans un livre consacré au manga. Néanmoins, lorsqu’on parle de manga en France, il est impossible de ne pas parler de bande dessinée, dans le sens large. 

Au cours de mes recherches, j’ai constaté que les tentatives de mangashi à la française ont échoué alors que le pays a aussi connu un âge d’or de la prépublication de la BD avant de disparaître. Les deux étaient forcément liés. L’histoire de la BD en France est un élément nécessaire pour ensuite comprendre celle du manga.

Tu avais déjà travaillé sur le sujet avec un livret Le guide des magazines de prépublication, qui était proposé en bonus lors de la campagne Ulule Shōnen ! et Shōjo ! dirigés par Julie Proust Tanguy, c’était une amorce de ce livre ? 

M. G. : À ce moment-là, je travaillais déjà sur le livre qui était encore au stade du mémoire universitaire. Le guide a été l’occasion de faire une première synthèse des sources rassemblées jusqu’ici.

Ton livre arrive au moment où Claude Leblanc publie une histoire du magazine Garo et à travers son livre sur Shōtarō Ishinomori, ses recherches sur Com, deux mangashi dont les auteurices ont une résonance particulière en France. Pourquoi selon toi, le marché s’ouvre pour ce type d’ouvrages ? 

M. G. : C’est une analyse totalement subjective, mais je pense qu’il y a un double phénomène depuis quelques années. D’abord, les mangas deviennent de plus en plus un divertissement grand public dans le sens où ils ne sont plus seulement lus et achetés par des fans de manga. Désormais, une personne qui a aimé un anime va peut-être lire la suite, mais ne lire aucun autre manga après celui-ci. 

Ensuite, je pense que les fans sont de plus en plus curieux des coulisses, ils ont envie de comprendre son histoire, son processus de création. On a observé le même phénomène avec la BD il y a plusieurs années. Tous les acheteurs de BD ne sont pas des passionnés et c’est une bonne chose ! Cela en fait un moyen d’expression artistique accessible à quiconque est un minimum curieux. 

À l’inverse, il y a des passionnés de longue date, des spécialistes qui produisent et lisent des livres plus pointus pour analyser les différents aspects de la BD, avec une grande production autour de l’œuvre de Hergé, entre autres. Le manga n’en est pas encore à ce stade, mais je pense qu’il s’y dirige avec de plus en plus d’ouvrages sur le sujet.

Tu évoques également un point qui me paraît important, la paupérisation des artistes en France, qui ont perdu l’écosystème des magazines et la prépublication, est-ce que tu as des chiffres là-dessus ? Est-ce que tu peux expliquer la différence avec le Japon par exemple ? 

M. G. : Je n’ai pas de chiffres précis, en tout cas pas en France, mais grâce à la prépublication, les auteurs perçoivent deux rémunérations : à la page et sur les ventes. Ils sont payés à la planche pour la publication dans les magazines puis un pourcentage sur les ventes des albums distribués en librairie.

Aucune des deux n’est suffisante pour vivre, sauf en cas de gros succès, mais rare et difficile à prévoir. En privant les auteurs de la rémunération à la page, ils ont perdu leur source de revenu la plus stable.

Le système japonais fonctionne de la même manière, mais même comme ça, la somme perçue pour les planches ne suffit généralement pas à couvrir les dépenses pour les produire. Les mangakas sont dépendants de la publication en recueil puis de la vente des droits dérivés pour commencer à être rentables.

Dans Mangashi, il y a un focus sur des initiatives françaises, des magazines qui prépublient ou publient du manga ; mais aussi sur le numérique, quelles sont les pistes les plus pertinentes pour l’avenir de la prépublication selon toi ? 

M. G. : À l’origine, la prépublication a émergé au Japon parce que c’était le moyen le plus rapide et le moins coûteux pour divertir les enfants après la guerre. Aujourd’hui, le numérique me semble être l’évolution naturelle de ce système, il n’y a pas plus rapide et il ne coûte presque rien quand il n’est pas gratuit. Les ventes numériques ont d’ailleurs surpassé celles du papier (uniquement pour les magazines) depuis 2017. 

Concernant la France, je ne sais pas. Est-ce que la prépublication n’a pas fonctionné parce que personne n’a jamais trouvé la bonne formule ? Ou alors parce qu’elle n’est pas adaptée au public ? Les projets actuels nous apporteront sûrement une réponse dans les mois et années à venir.

Le livre est en cours de financement sur Ulule, ce sera le seul moyen de se le procurer ou il sera dispo en librairie après ? 

M. G. : Je ne suis pas distribué, il va donc être très difficile de me retrouver en librairie. Je travaille déjà à organiser une petite tournée de dédicaces, mais le plus sûr pour avoir le livre est de le commander avant la fin de la campagne.

Et pour la suite, tu prépares déjà les prochains projets ? 

M. G. : Je travaille déjà sur deux nouveaux projets sur lesquels je vais pouvoir me concentrer lorsque la campagne sera finie. Je ne peux pas en dire plus pour l’instant, mais l’un d’eux est une forme de suite à ce livre.

▶️ Pour acheter Mangashi et soutenir Maxime Gendron, ce sera sur Ulule, jusqu’au 8 avril 2025

Tous les visuels sont © Maxime Gendron / Kriss

Thomas Mourier, le 14/04/2025
Interview de Maxime Gendron pour son ouvrage Mangashi

-> Les liens renvoient au site Bubble où vous pouvez vous procurer les ouvrages évoqués.

10.04.2025 à 09:21

Perec de 8 à 10

L'Autre Quotidien
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L'Œil ébloui continue son exploration non de Perec, mais des nombreux Perec qu'écrivains et artistes ont reçu en héritage plus ou moins oblique. Trois nouveaux titres paraissent cette semaine, les numéros 8, 9, 10 (plus que 43 titres à paraître !)
Texte intégral (847 mots)

L'Œil ébloui continue son exploration non de Perec, mais des nombreux Perec qu'écrivains et artistes ont reçu en héritage plus ou moins oblique. Trois nouveaux titres paraissent cette semaine, les numéros 8, 9, 10 (plus que 43 titres à paraître !)

Le numéro 8 nous donne à voir les photos que pris l'ami de Perec, Pierre Getzler, lors de deux des trois glorieuses journées d'octobre 1974, quand l'écrivain s'assit à une table de café et tenta de capter tout ce qui se passait et ne se passait pas place Saint-Sulpice. Chaque photo cadre un pan d'espace, plus ou moins habité, où souvent n'advient qu'un temps figé, souvent barré par une verticale (un arbre, un poteau, un panneau) comme si, telle une aiguille marquant un éternel midi, l'espace-temps était balisé par de concrets fuseaux horaires. Des voitures, des bus, des passants: une place qui ne laisse place qu'à elle-même, mais qu'il faut quand même décrire, c'est-à-dire, écrire, autrement dit déplier l'image en segments syntaxiques, tout comme les photos de Getzler réécrivent un ensemble en le sectionnant en parties.

Le numéro 9, signée Sophie Coiffier s'efforce de lire certaines images à la lueur de l'œuvre de Perec. En partant de la grille mi-conceptuelle mi-ludique qu'est le jeu de taquin (en gros un puzzle aux pièces carrées ménageant une case vide par où faire passer les autres pièces), l'auteure de L'éternité comme un jeu de taquin, opère donc des rapprochements – comme on fait coïncider des bords – afin que le sens, magnétisé, attire d'autres aventures formelles. Ce pourrait être un exercice, c'est en fait une quête, entre vide et plein, où Perec, de cavalier seul, devient arpenteur de cases.

Le numéro 10, qui s'intitule Le timbre à un franc, est signé par le pataphysicien Jean-Louis Bailly. Il égrène divers croisements avec l'œuvre et l'homme, entre autres comment le chapitre XXII de La Vie mode d'emploiI (qui était alors en cours d'écriture) lui est arrivé par la poste, suite à une démarche que Bailly avait faite auprès de GP, afin de publier un de ses textes dans une revue au titre rousselien, Nouvelles Impressions. C'est aussi, en creux (et en bosses, aussi) un portrait cubiste de Bailly, dont certains angles entrent en relation géométrico-affective avec les textes de Perec.

______________

Pierre Getzler, Place Saint-Sulpice les 18 & 19 octobre 1974

Sophie Coiffier, L'éternité comme un jeu de taquin

Jean-Louis Bailly, Le timbre à un franc

tous trois parus à L'Œil ébloui, dans la série des 53 Perec.

Claro, le 14/06/2025

10.04.2025 à 08:58

Avec / grâce à Sandra Moussempès, sauvons l'ennemie !

L'Autre Quotidien
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Un nouveau recueil décisif de Sandra Moussempès, saisissant quart de tour d’une poésie souterraine toujours neuve et toujours profondément cohérente dans son chant subtil et intense.
Texte intégral (3232 mots)

Un nouveau recueil décisif de Sandra Moussempès, saisissant quart de tour d’une poésie souterraine toujours neuve et toujours profondément cohérente dans son chant subtil et intense.

« Exercices d’incendies » (1994), « Vestiges de fillettes » (1997), « Captures » (2004), « Biographie des idylles » (2008), « Photogénie des ombres peintes » (2009), « Acrobaties dessinées » (2012), « Sunny Girls » (2015), « Colloque des télépathes » (2017), « Cinéma de l’affect » (2020), « Cassandre à bout portant » (2021), « Fréquence Mulholland » (2023), et à présent « Sauvons l’ennemie » (publié chez Poésie Flammarion en ce début 2025) : en poésie contemporaine, fort peu de travaux parviennent à créer, dans l’enchaînement même de leurs titres – en avant de leurs contenus patiemment distillés -, tissés d’inquiétante étrangeté et de malice rusée, les contours d’une œuvre au long cours, toujours renouvelée sans jamais s’oublier ni se renier.

C’est bien de cela dont il s’agit à chaque fois que l’on évoque Sandra Moussempès : en une trentaine d’années et une douzaine de recueils, une quête en profondeur s’est élaborée, quête jouant pourtant de la légèreté et du diaphane, quête jamais achevée dont chaque étape s’offre à la fois comme une percée et comme une surprise de lumière cohérente. 

Mes périodes préférées – l’ère victorienne & le Hollywood des années 70 – se télescopent sans cesse en crash karmique
personne ne sait où nous irons nous réemboîter ni pour qui
(p 103)

Dès l’origine, son accélérateur personnel de particules provoque à dessein des télescopages d’univers réputés disjoints, en vue d’une fusion charnelle éventuelle, ou de la création d’hybrides surprenants. Les pondérations ou les coefficients – dont ces différents microcosmes, à l’étendue variable, sont affectés – varient au fil des entreprises, bénéficient de zooms occasionnels portant une investigation plus précise, mais reprennent ensuite leur place dans une ronde toujours subtilement autobiographique, dans laquelle deux d’entre eux se distinguent indéniablement, par leur constance et par leur épaisseur échafaudée au fil de l’écriture récurrente : l’ère victorienne et le Hollywood des années 70, mais très précisément ni n’importe quelle ère victorienne ni n’importe quel Hollywood seventies. 

Ère victorienne toute prise dans ses corsets et ses engoncements, mais riche de ses échappées spirites éventuellement malicieuses et de ses interstices secrets que ne renierait pas une A.S. Byatt, Hollywood maladif, cinéphile et trompeur, tissé d’étoffe lynchienne, bien sûr (on y  reviendra ci-dessous), mais sachant aussi mêler presque inextricablement les bas-fonds non linéaires d’un James Ellroy aux arpentages presque oniriques d’un Steve Erickson (« Zéroville » ou « La mer est arrivée à minuit », leur densité et leur onirisme assumé, ne sont parfois pas si loin).

Au-delà de ses localisations, identifiées ou diffuses, la masse fissile critique qu’élabore Sandra Moussempès dans ses multiples creusets repose discrètement sur une multitude de tractations et d’échanges, entre vivants, fantômes, pas tout à fait vivants et presque morts. On y trouve des pactes et des trahisons, des cercles secrets et des emprises, officialisées ou non sous leurs formes sectaires. On y trouve surtout, avec ce recueil-ci, une dureté nouvelle mais pourtant sereine, tranquille serait-on tenté de dire, du côté corollaire de certaines fausses promesses sororales (au risque de faire grincer quelques dents à l’occasion) et de celui des ruptures parfois fort nécessaires.

Les bons sentiments à l’eau de ronce et les sucres d’orge empoisonnés sont les dénominateurs communs à la dissertation géante
retrouvée des dizaines d’années avant les faits
les jeunes séquestrées
les adeptes devenues dyslexiques entraînant la créativité ou le chaos
les réalités à ne pas dire
tout cela devait tisser une immense toile constituant
le premier guet-apens pour les plus adaptés
au monde commun
(p 128)

L’amour sous hypnose étant le boudoir typique d’ébats naturalisés
L’ennemie en tailleur se souvient très bien de sa phase « fée décousue »
(p 102)

De fausses sisters nous comprendront – mais tireront à vue sans réddition –
la sororité est flageolante
(p 100)

Placé directement sous les feux de la rampe lors du recueil précédent (« Fréquence Mulholland », 2023), David Lynch hante à nouveau en joueuse majesté « Sauvons l’ennemie ». Ses figures les plus connues comme celles plus secrètes se glissent dans le décor, en une danse de pics jumeaux et de velours bleus, à savourer pour leurs vertus ici nettement propitiatoires.

Tout a explosé avec la recherche de la Vérité
dans un décor de campus imaginaire et de sectes hippies
là où d’inquiétantes étudiantes disparaissent
aspirées par une forêt de doublures cinéphiles
(p 131)

Si Cindy Sherman est sans équivoque une autres des figures-clé dans le panthéon doucement obsessionnel de Sandra Moussempès, c’est qu’elle offre à son tour une forme de fil d’Ariane dans ce tourbillon de miroirs et de labyrinthes où s’esquissent, borgésiens en diable au-delà des apparences, tant de chemins qui bifurquent.

Parfois je me sauve d’une vie en poudre
Appelée Cindy la femme-tige
Je la laisse glisser sur mes épaules
Après l’avoir rendue liquide
je bois la vie dont personne ne voulait
en ajoutant un ingrédient clé
la vie sans prénom se transforme en gel compact
appelé alors nostalgie de la complexité
en complément de Cindy femme-fantôme
Cindy la-pute-qui-se-maquille
Cindy Cindy
Pleine de grâce qui êtes aux cieux
(p 177)

Musée d’elle-même
la narratrice augmente le volume dans son esprit
assise avec les corps invisibles en cercle de jeunes exorcisées
NOUS AUTRES créatures en fil à retordre
Invoquant un protocole sonore
pour chaque dépendance affective en herbe
On entend les voix au loin dans une forêt de tessitures
les techniques divinatoires sont plus vivaces que la cinéphilie
(p 134)

« Sauvons l’ennemie » ne serait sans doute pas complet, si n’y rôdaient en toute liberté les musiques et les voix de l’intérieur et de l’ailleurs, les chants sachant devenir incantations qui font désormais partie intégrante, subtilement centrale, de l’œuvre de Sandra Moussempès. Mais les fantômes de cantatrices et d’icônes rock savent aussi s’y faire sorcières lorsque ce glissement est salutaire, voire requis dans certains cas.

Pour trois bouteilles remplies de vide et d’aiguilles roses
je fais le vœu amer
de me refléter plus tard dans la bouteille mauve fermée grâce aux ventouses
je lui donnerai en offrande un œil de serpent
buvez votre potion avec dévotion
priez sans une princesse que vous ne voulez plus dans votre vie
(p 139)

Les fantômes qu’invoque toujours avec une grâce inquiète Sandra Moussempès, dans toutes leurs transmutations et leurs réincarnations, savent en effet se faire prophétesses maudites ou pythies discrètes (Cassandre, même hors de son recueil « à bout portant » de 2021, n’est jamais très loin), enchanteresses ou empoisonneuses, diseuses d’aventure pas nécessairement bonne, concocteuses de philtres et mixeuses de flow, combattantes diaphanes et guerrières innocentes, dénonciatrices résolues et incantatrices mystérieuses. La magie de ces entreprises toujours paradoxales (dont le titre lui-même, « Sauvons l’ennemie« , témoigne avec rigueur) irrigue avec une douce férocité ces 180 pages.

Ma voix se justifie
Par l’écriture
Ma vie se justifie
Par l’assemblage
Cette façon de boire le thé bouillant
Sans me brûler
(p 27)

Peut-être encore davantage que dans ses recueils précédents, Sandra Moussempès nous offre ici une poésie profondément féministe, intime et politique, une poésie soigneusement codée pour éviter les impasses de la trace directe – dont trop de ses sœurs restent friandes -, une poésie qui force le langage à détecter, incarner et traduire l’étrangeté même qui se terre au cœur des icônes les plus emblématiques d’une culture patriarcale sachant, comme le capitalisme, toujours se réinventer derrière de nouveaux masques et de nouvelles modes à consommer. Un travail au long cours, précieux et éblouissant, de justesse, d’inventivité et de passion maîtrisée, de surprise et d’humour.

Hugues Charybde, le 14/04/2025
Sandra Moussempès - Sauvons l’ennemie - éditions Flammarion

L’acheter chez Charybde, ici

03.04.2025 à 16:04

Les Sirens of Lesbos reviennent avec un troisième envoi : Helvète velvet !

L'Autre Quotidien
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Le duo helvète d’adoption Sirens Of Lesbos, centré autour des deux sœurs  chanteuses Jasmina et Nabyla Serag, revient avec son 3e album 'i got a song, it's gonna make millions”. Ce projet met en avant leur vision musicale étendue, s'inspirant d'artistes tels que Childish Gambino, Trick Daddy, Gangsta Boo, Dungeon Family ou Goodie Mob; tout en mélangeant des influences de la pop des années 90, d'afrobeat, de musique électronique, et de groupes indie lo-fi comme Mk.ge. Check the vibe !
Texte intégral (812 mots)

Le duo helvète d’adoption Sirens Of Lesbos, centré autour des deux sœurs  chanteuses Jasmina et Nabyla Serag, revient avec son 3e album 'i got a song, it's gonna make millions”. Ce projet met en avant leur vision musicale étendue, s'inspirant d'artistes tels que Childish Gambino, Trick Daddy, Gangsta Boo, Dungeon Family ou Goodie Mob; tout en mélangeant des influences de la pop des années 90, d'afrobeat, de musique électronique, et de groupes indie lo-fi comme Mk.ge. Check the vibe !

Elles déclaraient le mois dernier à FIP ceci à propos de leur inspiration du moment :
”On a beaucoup tourné l’an dernier, et on a passé presque tout notre temps sur la route, mais on avait aussi l’ambition de pouvoir sortir de nouvelles choses donc on est contentes de pouvoir enfin le faire (rires). Je dirais que les morceaux que nous avons enregistrés ces derniers mois parlent non seulement de notre histoire personnelle, mais aussi de notre façon de percevoir la vie d'une manière très spécifique, autour de là où nous voulons aller et d’où proviennent nos influences. Les artistes avec qui nous jouons sur Call Me Back par exemple viennent du sud global et incarnent une approche très forte sur le plan artistique et musical, comme les Kabusa Oriental Choir qui sont issus de la diaspora nigériane ou SadBoi qui est une chanteuse noire très affirmée. Donc l’idée est aussi d’introduire aujourd'hui dans notre musique des projets auxquels nous nous sentons vraiment connectées, que nous écoutions déjà parce qu’ils nous parlent et qu’ils sont cool, tout simplement.”

Cet album répond à la définition de la pop de 2025; à savoir il trouve sa raison et son allant en empruntant partout - dans le monde- aux sons et aux rythmes de l’actualité. Actualité aussi musicale que politique en écran large à tisser des liens entre hip-hop, techno, rock barré et, évidemment, afrobeat pour danser. Méfiez-vous donc de tous ceux qui n’appliquent pas cette règle, à côté de la plaque, ils finiront tous sur Tik Tok , sans existence prope, produits manufacturés autant que déjà oubliés. On ne dira pas cela de cet album. Poiur uen fois, sa facilité d’accès repose sur l’écoute du monde qui l’entoure et de ce qu’il évoque pour nos deux sirènes. Go !

Jean-Pierre Simard, le 10/04/2025
Sirens of Lesbos - i got a song, it's gonna make millions - Sirens of Lesbos

03.04.2025 à 12:51

Le Magritte affichiste des années 20

L'Autre Quotidien
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Le peintre belge René Magritte est surtout connu pour son art. Mais avant de quitter Bruxelles pour Paris en 1927 et de fréquenter André Breton) et d’autres surréalistes, Magritte travaillait comme dessinateur publicitaire. A cette époque, il réalisait des affiches et des pochettes de musique Art déco, le style tendance du moment.
Texte intégral (1395 mots)

Le peintre belge René Magritte est surtout connu pour son art. Mais avant de quitter Bruxelles pour Paris en 1927 et de fréquenter André Breton) et d’autres surréalistes, Magritte travaillait comme dessinateur publicitaire. A cette époque, il réalisait des affiches et des pochettes de musique Art déco, le style tendance du moment.

En 1924, Magritte a commencé à travailler pour le créateur de mode belge d’avant-garde Norine, dirigée par Honorine « Norine » Deschrijver et son mari Paul-Gustave Van Hecke. Par chance, Van Hecke possédait également des galeries d’art, notamment la Galerie L’Époque à Bruxelles, et a été un fervent partisan du surréalisme. Magritte a accepté que Van Hecke le rémunère pour peindre et commercialiser ses œuvres. Les présentations des collections Couture Norine étaient des événements mondains, souvent agrémentés de jazz. Par exemple, le samedi 25 juillet 1925, le Gala des Choses en Vogue a été organisé au Kursaal d’Ostende. Evelyne Brélia y a interprété la chanson Norine Blues (ci-dessus). Les paroles ont été écrites par Georgette et René Magritte, et la musique composée par son frère Paul Magritte. René Magritte en a également réalisé les illustrations.

Ces expériences dans le domaine commercial ont sans doute influencé la vision artistique de Magritte, lui permettant de jouer avec les codes visuels et de développer le langage surréaliste qui le rendra célèbre. Ainsi, avant de défier nos perceptions avec ses peintures énigmatiques, Magritte a su maîtriser l’art de séduire le public à travers des créations graphiques élégantes et innovantes. Toutes tentatives pour s’éloigner au plus de l’Art Déco en en redéfinissant les usages et les buts. Evidemment, la suite aura lieu à Paris à s’ouvrir sur le monde des rêves - et des cauchemars .

Jimmy Soprano, le 10/04/2025
René Magritte affichiste bruxellois

28.03.2025 à 12:32

Jean-Christophe Béchet dévoile ses African Memories

L'Autre Quotidien
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 “Cameroun, Mali, Niger, Burkina Faso, Nigéria, Algérie… Dans cette œuvre intimement personnelle, je revisite, trente-cinq ans plus tard, mes premiers pas de jeune photographe. Cette période intense de trois ans, que j’ai surnommée « mes années africaines », aurait pu se concrétiser dans un premier livre, il y a 25 ans… mais finalement la plupart de ces photographies sont demeurées inédites. Quelques tirages ont circulé dans des expositions,  mais la majorité est restée enfouie dans des boîtes d’archives. « Mes années africaines »   représentent 79 planches contacts  et environ 2220 vues argentiques,24×36 et 6×6. Un nombre conséquent, mais finalement assez faible si on le ramène à la production actuelle en numérique où l’on réalise facilement plusieurs centaines d’images par jour. » écrit Jean-Christophe Béchet dans l’introduction de ses African Memories.
Texte intégral (3908 mots)

 » Cameroun, Mali, Niger, Burkina Faso, Nigéria, Algérie… Dans cette œuvre intimement personnelle, je revisite, trente-cinq ans plus tard, mes premiers pas de jeune photographe. Cette période intense de trois ans, que j’ai surnommée « mes années africaines », aurait pu se concrétiser dans un premier livre, il y a 25 ans… mais finalement la plupart de ces photographies sont demeurées inédites. Quelques tirages ont circulé dans des expositions,  mais la majorité est restée enfouie dans des boîtes d’archives. « Mes années africaines »   représentent 79 planches contacts et environ 2220 vues argentiques,24×36 et 6×6. Un nombre conséquent, mais finalement assez faible si on le ramène à la production actuelle en numérique où l’on réalise facilement plusieurs centaines d’images par jour. » écrit Jean-Christophe Béchet dans l’introduction de ses African Memories.

AFRICAN MEMORIES DJENNÉ, MALI, 1990, ©JC BÉCHET

A feuilleter African Memories on se prend à rêver aux rives du voyage de ce jeune photographe alors parti à la découverte de l’ Afrique, à la fin des années 90, recherchant cette aventure humaine avec ces rencontres avec ces paysages désertiques ou semi-désertiques du Sahara jusqu’aux rives du fleuve Niger, entre 1988 et 1990, aux visites de villes mythiques, Mopti, Gao, Djenné, ou celle plus connue  dont le nom résonne toujours ici comme l’appel d’un ailleurs, Tombouctou, dont Paul AUSTER fera le titre d’un de ses romans et qui représentait cet Eden pour les occidentaux, qu’ils fussent new-yorkais ou parisiens, ce paradis lointain, sonnait haut dans l’imaginaire, au delà de ce monde. Pour Mr Bones, le personnage central de Tombouctou, un chien, il est une évidence, Willy, qui a disparu, est désormais à Tombouctou, l‘au-delà des bienheureux. C’est à n’en pas douter une vertu et un appel.

Si le pays est présent et hante la photographie de Jean-Christophe Béchet à travers les berges du fleuve Niger ou les images du désert sous un vent de sable ; le photographe est aimanté plus précisément par cette vie qui flue, qui bouge. Il s’éprend, à travers de nombreux portraits en noir et blanc et au Rolleiflex 6×6 des corps et des visages, de ces africains dont il partage les quotidiens ; de ce peuple des villes, urbains avant tout, dans cette humanité généreuse de la vie légère, sans attache durable, qui s’invente au fur et à mesure de ses déplacements. « Jean-Christophe Béchet est un photographe qui arpente les grandes villes du monde depuis plusieurs décennies pour y saisir des moments d’urbanité où l’esprit documentaire cohabite avec une poésie de l’étrange et de l’énigme », écrivait Sylvie Hugues, à l’occasion de la sortie du livre Macadam Color Street Photo, en juin 2022.

AFRICAN MEMORIES Assamaka, Niger, 1990, ©JC BÉCHET

Je retrouve cette première expérience du jeune photographe, embarqué dans un voyage de trois ans qui photographie par passion, par nécessité, par gout, cherchant son expression et la trouvant multipliée par les sujets qu’elle inventorie, des vues urbaines à celles des panneaux annonçant un guérisseur traditionnel qui soigne tout, à lire le panneau photographié, le sourire vient immédiatement, parce que cet humour décolle le sérieux de cette société occidentale pressée en tous points, oublieuse du rire et des temps morts, du temps, du farniente, du s’entropenfaire ;  c’est ce qui sourd de ces visages, un à propos nonchalant et une attention particulière aux choses de la vie, un tropisme bien utile à tout photographe qui a choisi de pérégriner et suivre ce mouvement le plus longtemps possible.  Jean-Christophe Béchet photographie jeunes et moins jeunes, plutôt des garçons et des hommes au travail, quelques paysages, in the middle of the word, au centre du monde, comme on disait alors. Loin, bien loin des berges de la Seine et du boulevard Saint Germain.

 Jean-Christophe Béchet croit au plus profond de lui en sa photographie, la teste, s’éprouve à nourrir ce regard dont il attend intuitivement beaucoup, trouve le plus souvent dans cette approche presque tactile une certaine satisfaction à photographier ; une proximité de partage et de voyage se crée avec ceux qui sont les sujets d’un moment, ces compagnons africains avec lesquels il tisse des liens amicaux. Ce qui fait image en lui, texte, son, mouvements, références, dans cette fraicheur séduisante est sans doute le résultat de son éblouissement chronique, du charme qu’il tire d’être en situation de création, de témoin ; regarder à travers l’œilleton de l’appareil photo en situation est une expérience séduisante et précieuse pour le jeune photographe, dont l’image s’est curieusement creusée dans la confrontation d’un monde qui a aujourd’hui disparu et dont la réalité passée est venue s’inscrire en dévers de la disparition de toute une Afrique ouverte au monde, hospitalière, généreuse. Cette Mama Africa, chère à Archie Shepp, à Pharoah Sanders, et tous ces musiciens noirs américains venus vivre un peu plus à Paris et en France, pour le plus grand plaisir d’un métissage culturel vibrant.

Douala, Cameroun, 1989 ©JC BÉCHET

On retrouve aussi ce qu’était encore pour toute une génération le voyage et ce qu’il représentait comme expérience personnelle à la Plossu, dans cette poésie du dialogue qui se noue, ou pas, immédiatement ou plus lentement, dans l’immersion, avec un territoire, un pays, le Mexique. Puis ces iles éoliennes pour Bernard Plossu, qui ont fait références pour toute une génération de photographes voyageurs et bien au delà, marcher dans les pas de celui qui a ouvert un chemin, reproduire une expérience topique où le regard s’ouvre avec le cœur et l’esprit, passe par la peau, la sensation, ne s’abstrait pas si intensément qu’il ne se transmette directement à son lecteur, dans un passage de relais.  La question du destin s’y attache inévitablement, dans une réponse à une question rémanente : qu’ai-je à y faire, à y vivre, qu’ai-je à en dire, par quelle intensité poétique ces dialogues réservés entre soi et le pays donnent-ils la bonne approche, la distance souhaitée, le bon angle, afin qu’apparaissent les signes qui encoderont positivement cette photographie, au-delà du document, dans l’inscription d’un regard qui fait œuvre en se donnant à cet autre spectateur, récepteur de ces voyages. Qualités du regard qui est en même temps rencontres, autobiographie, si singuliers qu’il appartient de fait à tous ? Tout ceci est voyage, véritablement. Ces dialogues amoureux font rencontres dans un retour du sujet sur lui même.

Comme l’avoue Jean-Christophe Béchet, il fallait sans doute que le temps vienne et que cette première expérience s’oublie pendant plus de 35 ans afin qu’elle puisse revivre en s’intégrant rétrospectivement à la production du photographe par la suite, ou, jeune bien sûr, le monde était ouvert, sujet passionnant parce qu’impliquant une poétique de l’instant plus ou moins décisif ouvert par le changement d’habitus, la séduction et le plaisir de la différence, du climat, des langues, des déplacements. D’une vie à l’africaine qui sait séduire, dépossédant le photographe de ses repères parisiens afin d’ouvrir sa sensibilité à ces différences et à le rendre apte à s’éprendre de la nouveauté, dès lors que les rencontres se multiplient et que ce temps d’immersion reste un levain du regard, l’occasion de photographier juste, en auteur de cette écriture. S’élabore alors une chronique de l’instant, un cinéma à la Jean Rouch, assez ethnographique s’y est glissé paradoxalement, même si ce n’est pas le but atteint, recherché par ces african memories. Un regard poétique aimanté s’immerge dans la foule, s’attache à voir juste.

AFRICAN MEMORIES ©JC BÉCHET

Jean-Christophe Béchet dira qu’il a de fait peu photographié, dans  une attention plutôt littérale comme les pages d’un roman qui s’écrit au jour le jour, journalier de ce qui s’est écrit sur le vif et dans le temps. Et dont le propos, dès que refermé, devient ce livre d’abord improbable, puis abandonné, enfin prêt et publié, dans une sorte de simplicité assez touchante. Quelques unes de ces photographies resteront en mémoire, actives de ce qui échappait en partie au photographe et qui lui revient au-delà des pages pour alimenter ces souvenirs, non pas passivement, mais électivement, quelques trois décennies et demi après leur prise de vues.

« Aujourd’hui, j’ai revisité et réorganisé ces photos. Je remarque néanmoins qu’avec le temps, le statut des images évolue : certains souvenirs s’effacent tandis que d’autres s’affirment  »  écrit Jean-Christophe Béchet dans la préface. C‘est d’ailleurs tout ce qu’il mentionne comme problématique en ouverture de cette expérience africaine, de cette mémoire qui à mon sens, trouve sa juste réponse, à la fois dans ces pages et sans doute plus ouvertement, plus secrètement en son for intérieur, en cette rêverie qui perdure à l’ombre du  Léthé, dans ces anamnèses épiphaniques qui nous surprennent toujours et nous illuminent, issues d’odeurs, de situations, venues de cet infra- temps, toujours contigües à ce que nous sommes devenus, enfouies en nos mémoires plurielles, non pas si différent comme l’écrit Jean-Christophe. Ni loin, ni proche, mais dans cette épaisseur mémorielle qui, parfois, comme dans le film intérieur de sa vie, répond aux stimuli de cet inconscient et nous dévoile alors ce cadeau précieux de l’étant, essence d’un monde parallèle, comparable à cette eau de vie en nos veines qui continue, en sa magique ferveur, à ravir ce cœur qui , hier, n’avait pas trente ans.

« Certaines prises de vue gagnent en puissance quand d’autres tombent dans la répétition ou le cliché. Il est essentiel de trouver le juste milieu entre le souvenir de ce passé et le désir de créer une œuvre contemporaine à partir de photos qui ont plus de 35 ans. Le défi d’African Memories est là !  » , s’inscrivant objectivement dans cette semaine de la grande exposition Paris Noir du Centre Pompidou qui a électrisé tout Paris, remettant à l’honneur les complicités dont l’éclairage, en cette période chahutée, fait un bien fou… 

Pascal Therme, le 31/03/2025
Jean-Christophe Béchet - African Memories -> 20/04/2025

Galerie Art-Z 27/29, rue Keller 75011 Paris
Jean-Christophe Béchet, African Memories, édition Eric Cez, Editions Loco, 2024, 152 pages

Né en 1964 à Marseille, Jean-Christophe Béchet vit et travaille depuis 1990 à Paris.

Mêlant noir et blanc et couleur, argentique et numérique, 24x 36 et moyen format, polaroids et “accidents” photographiques, Jean-Christophe Béchet cherche pour chaque projet le “bon outil”, celui qui lui permettra de faire dialoguer de façon pertinente une interprétation du réel et une matière photographique.

Son travail photographique se développe dans deux directions qui se croisent et se répondent en permanence. Ainsi d’un côté son approche du réel le rend proche d’une forme de « documentaire poétique » avec un intérêt permanent pour la “photo de rue” et les architectures urbaines. Il parle alors de ses photographies comme de PAYSAGES HABITÉS.

En parallèle, il développe depuis plus de quinze ans une recherche sur la matière photographique et la spécificité du médium, en argentique comme en numérique.  Pour cela, il s’attache aux « accidents » techniques, et revisite ses photographies du réel en les confrontant à plusieurs techniques de tirage. Il restitue ainsi, au-delà de la prise de vue, ce travail sur la lumière, le temps et le hasard qui sont les trois piliers de l’acte photographique.

Depuis 20 ans, ce double regard sur le monde se construit livre par livre, l’espace de la page imprimée étant son terrain d’expression “naturel”. Il est ainsi l’auteur de plus de 20 livres monographiques.

Ses photographies sont présentes dans plusieurs collections privées (HSBC, FNAC…) et publiques (Bnf, Maison Européenne de la Photogaphie, …). Elles ont été montrées dans plus de soixante expositions, notamment aux Rencontres d’Arles en 2006 (série « Politiques Urbaines ») en 2012 (série « Accidents ») et exposées plusieurs fois à la MEP (Maison Européenne de la Photographie, Paris) ou à la BNF («L’épreuve de la Matière », « Noir et Blanc : une esthétique de la photographie»).

Après avoir été longtemps représenté à Paris par « Les Douches la Galerie » (2005/2020), il travaille aujourd’hui avec « La galerie des Photographes » et la « Galerie ART-Z » à Paris.

26.03.2025 à 12:11

Retrouvez "Âme augmentée" d’Ezra Claytan Daniels après une page de duplicité

L'Autre Quotidien
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Double je pour les protagoniques de ce roman graphique aussi pertinent sur l’époque que jouissif dans sa maîtrise graphique. Ezra Claytan Daniels nous embarque dans un récit d’anticipation mordant qui pourrait bien déjà se passer dans la Silicon Valley. Petite session de rattrapage autour d’une sortie de 2024 qui est peut-être passée sous le radar, mais qui vaut vraiment qu’on s’y arrête.
Texte intégral (1747 mots)

Double je pour les protagoniques de ce roman graphique aussi pertinent sur l’époque que jouissif dans sa maîtrise graphique. Ezra Claytan Daniels nous embarque dans un récit d’anticipation mordant qui pourrait bien déjà se passer dans la Silicon Valley. Petite session de rattrapage autour d’une sortie de 2024 qui est peut-être passée sous le radar, mais qui vaut vraiment qu’on s’y arrête.

À l’heure où les I.A. omniprésentes remplacent le rêve transhumaniste chez les entrepreneurs, poursuivant cette « économie des promesses » selon la formule d’Yves Frégnac où la science sert plus les capitaux que l’inverse, Ezra Claytan Daniels propose une bande dessinée qui questionne aussi bien l’étique que nos identités et ce qui les constitue. 

Les érudits Hank et Molly Nonnar s’offrent, à la fin de leur vie, un espoir : celui d’être transférés dans un corps neuf pour continuer à vivre ensemble. Alors que leurs clones sont mis en route dans un labo clandestin, l’expérience prend un tour inattendu quand leurs clones se révèlent être plus que de simples corps. Si les neurosciences penchent aujourd’hui sur le côté inséparable du corps et de l’esprit pour définir l’individu ; dans l’album, la science de pointe de ce transhumaniste effrayant reste basée sur la dualité du corps et de l’esprit, voire de l’âme au sens religieux qui serait le siège de la personnalité. Ici, le rêve d’immortalité devient une lutte pour la survie et les planches glissent doucement vers l’horreur.

« Ce qu’il faut alors implorer, c’est un esprit sain dans un corps sain »

Le dessinateur déforme les corps, les traits et les proportions pour accentuer le malaise et les intentions, pas si nobles, des uns et des autres. Tout en utilisant une palette de couleurs réduites, son trait va chercher aussi du côté de l’épure et de l’école européenne de la ligne claire avec un beau travail sur les corps, les formes et les expressions pour créer une tension permanente. 

En restant autour de ce casting réduit, il aborde le racisme, l’exclusion, la fin de vie, mais également la foi, la transmission, l’héritage, l’appropriation ou la création. Cette mini-société presque confinée dans son centre d’expérimentation permet à l’auteur de questionner notre société à travers cet espoir contre nature. Entre le malaise graphique et la pertinence des interrogations en sous-texte, Ezra Claytan Daniels nous prend à rebrousse-poil avec intelligence et malice. 

Un très beau conte noir, que l’on peut lire en miroir du film de Tod Browning, La Monstrueuse Parade (ou Freaks en V.O.) dans une version qui explore les travers de notre époque tout rejouant l’histoire d’amour, de vengeance, d’acceptation de soi où les monstres ne sont pas toujours ceux qu’on imagine. 

Vingt ans de travail pour ce livre dévoile Ezra Claytan Daniels dans les notes qui accompagnent ce livre — en regard d’une préface de Darren Aronofsky— qui regroupe ses goûts pour l’horreur, la science-fiction qu’il combine avec le souvenir de ses grands-parents, mais également une envie de réflexion sur ce qui nous constitue comme êtres humains. 
Tous les visuels sont © Ezra Claytan Daniels / 404 graphic

Thomas Mourier, le 31/03/2025
Ezra Claytan Daniels - Âme augmentée 404 graphic

-> Comme d’habitude, les liens renvoient sur Bubble où vous pouvez vous procurer les œuvres évoquées

25.03.2025 à 18:33

DpA bien marri face au SNA de Dati

L'Autre Quotidien
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« Pendant que les architectes se battent pour leur survie, l’État dessine des stratégies déconnectées ». Selon Défense Profession Architecte (DpA), la nouvelle Stratégie Nationale pour l’Architecture 2025 (SNA) dévoilée le 4 février 2025 par Rachida Dati, ministre de la Culture, illustre le décalage croissant entre les ambitions affichées et les réalités du terrain. Tribune.
Texte intégral (1457 mots)

« Pendant que les architectes se battent pour leur survie, l’État dessine des stratégies déconnectées ». Selon Défense Profession Architecte (DpA), la nouvelle Stratégie Nationale pour l’Architecture 2025 (SNA) dévoilée le 4 février 2025 par Rachida Dati, ministre de la Culture, illustre le décalage croissant entre les ambitions affichées et les réalités du terrain. Tribune.

« Alors que nos agences traversent une crise sans précédent, on nous propose des concepts sans moyens concrets d’action. Oui, l’architecture est « porteuse de solutions » comme le souligne Mme la ministre, mais il est temps pour l’État de passer des paroles aux actes », indique DpA.

Stratégie Nationale pour l’Architecture : quels bilans et quelles perspectives pour la profession ?

La nouvelle « Stratégie Nationale pour l’Architecture » annoncée par Rachida Dati, ministre de la Culture, se heurte à l’incompréhension et au désarroi des architectes praticiens. Alors que les agences d’architecture traversent une crise sans précédent, luttant quotidiennement pour leur survie économique, cette initiative apparaît déconnectée des réalités du terrain (Voir le constat alarmant sur les revenus des architectes Archigraphie 2025).

Les architectes, acteurs essentiels de la transformation de nos territoires, attendent des mesures concrètes.

Ce document largement alimenté par des propositions du CNOA, fait l’impasse sur la situation préoccupante des architectes et ne répond pas aux enjeux ni aux besoins d’une profession de plus en plus marginalisée dans le processus de production de l’architecture et du cadre bâti, alors même qu’elle est de plus en plus sollicitée pour répondre aux défis et enjeux de notre société, selon les propres propos de la ministre : « Face aux défis environnementaux et sociaux, l’architecture est porteuse de solutions ».

Avant de lancer une nouvelle stratégie, un bilan critique sur l’impact réel de la SNA de 2015 sur la pratique quotidienne des architectes s’impose.

En effet, force est de constater que loin d’avoir renforcé la position des architectes dans l’acte de bâtir, celle-ci a contribué à leur fragilisation progressive à travers des mesures telles que :
– la suppression de l’obligation de recours aux appels d’offres et aux concours pour les logements sociaux ;
– le contournement facilité de l’obligation de recours à l’architecte via les déclarations préalables ;
– une précarisation accrue des agences d’architecture.

« Cette absence d’évaluation critique démontre un décalage persistant entre les ambitions affichées des politiques publiques et la réalité du terrain vécue par les professionnels en charge de la production architecturale ». (Batiactu 17/05/2018)

Oui l’architecture est porteuse de solutions !

Mais l’architecture ne peut exister comme expression de la culture pour toute la société que si l’État lui donne les nécessaires moyens législatifs et financiers pour remettre les architectes en première ligne de la production architecturale.

À qui donc s’adresse la SNA ?

« Cette nouvelle stratégie s’adresse à l’ensemble des habitants de notre pays […] cette stratégie s’adresse aux décideurs […] elle renforcera l’action des différentes actions ministérielles », dit Mme Dati.

Vaste sujet qui explique le quiproquo pour les architectes !

Qui sont ces décideurs à qui s’adresse la SNA, sinon les élus territoriaux, les services de l’État, les maîtres d’ouvrage, les promoteurs, les entreprises, les lotisseurs, les BET et bien d’autres encore.

Autre motif de confusion : improprement et largement utilisé, le terme « architecture » recouvre en réalité tout ce qui concourt à la politique de la ville que ce soit l’aménagement, l’urbanisme, la réglementation ou l’environnement. Il eut été plus juste de parler de stratégie nationale pour le cadre de vie en général, bien que ce document n’aborde ni la question du logement ni la politique foncière ni les moyens indispensables aux ambitions annoncées.

Qu’en est-il de l’architecte ?

Si l’architecture disparaît dans ce concept, l’architecte lui, est dilué dans la nouvelle famille des « professionnels de l’architecture ».

Conséquences pour l’enseignement : les écoles devront former à la diversité des parcours, des « professionnels de l’architecture », et pas seulement les architectes.

Nous déplorons que l’augmentation du nombre d’étudiants ne soit pas destinée à augmenter le nombre des architectes mais celui de « professionnels de l’architecture » dont on ne cerne pas bien les qualifications ni les compétences.

Il est aussi question de s’adapter aux nouvelles formes de la commande.

Faut-il s’adapter à de nouveaux enjeux tels que « la privatisation de la commande publique » couplée à une série de mesures réglementaires qui ont contribué à « réduire la place des architectes dans la construction » (Le Monde 05/02/2025) ?

Sous couvert de « territorialisation, de sensibilisation des élus et de mobilisation collective », l’État, à travers cette SNA, se décharge de sa responsabilité en matière d’architecture et de cadre de vie, et fait porter aux architectes la responsabilité de leur situation d’impuissance.

Madame la ministre Rachida Dati, lorsque vous déclarez que :
– « l’architecture constitue une discipline autant qu’une politique publique incontournable pour faire face aux défis de notre temps » ;
– […]Dans un contexte marqué par l’économie des ressources et les enjeux de résilience, la réhabilitation forme le nouveau cadre de création architecturale. La nouvelle donne est celle du « déjà là », entre rénovation et restauration. C’est un changement de perspective que l’État doit accompagner ».
Nous vous prenons au mot !

Les architectes sont prêts à relever ce défi à condition que l’État leur en donne les moyens par un engagement politique clair qui vise à les remettre au cœur de la fabrication de l’architecture, de la ville, du cadre de vie et de tous les domaines où leurs compétences et leur expertise sont nécessaires à la société.

De sorte que :
– l’intérêt public de leur travail et le rôle central de leurs compétences soient reconnus, soutenus et renforcés par des dispositifs législatifs et financiers ;
– la profession d’architecte cesse d’être envisagée comme la variable d’ajustement financier des politiques publiques de réduction des coûts.

Défense Profession Architecte (DpA) 31/03/2025

25.03.2025 à 12:02

Venez vous faire empoissonner par Ned Beauman

L'Autre Quotidien
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Autour d’un poisson baltique apparemment voué à l’extinction, structurelle et accidentelle, un thriller science-fictif échevelé questionne cruellement tout ce qui nous sert d’excuses pour laisser venir le désastre prévisible.
Texte intégral (4565 mots)

Autour d’un poisson baltique apparemment voué à l’extinction, structurelle et accidentelle, un thriller science-fictif échevelé questionne cruellement tout ce qui nous sert d’excuses pour laisser venir le désastre prévisible.

Pas de note de lecture proprement dite pour « Poisson poison », sixième roman de Ned Beauman, paru en 2022, couronné par le prix Arthur C. Clarke en 2023, et traduit en janvier 2025 par Gilles Goullet aux éditions Albin Michel, dans la collection Imaginaire : l’ouvrage fait en effet l’objet d’un petit article de ma part dans Le Monde des Livres daté du vendredi 28 février 2025 (à lire ici). Comme j’en ai pris l’habitude en pareil cas, ce billet de blog est donc davantage à prendre comme une sorte de note de bas de page de l’article lui-même (et l’occasion de quelques citations du texte, bien sûr).

Elle s’apprêtait à envoyer le dernier poisson dans les airs quand Abdi déboula sur le pont pour la prévenir. Il montra le nord dans le crépuscule. Peu auparavant, Resaint avait remarqué sur l’horizon ce qu’elle avait pris pour un nuage d’orage isolé, la brume, épaissie par la tombée de la nuit, donnant un temps localement plus lourd. Mais la distance s’étant réduite, elle distinguait à présent les trois grandes colonnes à la base du nuage, semblables à des cheminées qui évacuaient la houle de la mer. Un embrunisateur, qui naviguait cap sur eux. Le premier qu’elle voyait depuis son arrivée, un bon moment auparavant, sur la mer Baltique.
Son drone de transport était censé s’envoler vers le nord. Elle se rendit compte que cette trajectoire le mettrait en plein sur celle de l’embrunisateur et le propulserait donc aussitôt dans les flots. La tempête qui entourait un embrunisateur ne ressemblait à aucun phénomène naturel. Elle était prodigieuse non par sa force, mais par sa géométrie. Les guillemots et les goélands argentés, capables de supporter sans broncher les plus furieuses tempêtes hivernales, étaient ballottés comme de vieux papiers. C’était trop étranger pour leurs ailes. Et ce drone, auquel les grands vents posaient rarement problème, ne se rendrait même pas compte de ce qui lui tombait dessus.
Ayant toujours l’itinéraire de vol sur l’écran de son téléphone, Resaint ajouta la surcouche qui indiquait les autres navires à proximité. Abdi montra l’embrunisateur, simple point blanc anonyme sur la carte. Resaint modifia l’itinéraire du drone pour qu’il le contourne à distance prudente par l’est.
« Merci », dit-elle en posant la main sur le bras d’Abdi. Elle consulta une nouvelle fois la trajectoire de l’embrunisateur. « On dirait qu’il nous vient droit dessus, non ?
– Il ne nous touchera pas. Mais nous frôler ne le gênera pas non plus. Clairement, mieux vaudrait pour toi ne plus être dehors quand ça arrivera.
De toute manière, songea-t-elle, le Varuna ayant presque la taille d’un porte-avions, l’embrunisateur sortirait sans doute perdant d’une collision. Ce qui était dommage, quelque part, car elle aurait bien aimé voir le Varuna éventré. Peut-être pas pendant qu’elle se trouvait à son bord, mais ce navire méritait malgré tout qu’on le coule. Pour l’embrunisateur, ce serait une manière d’employer sa soirée bien plus utile que de faire perdre le nord à quelques oiseaux de mer.
Elle murmura un ordre à son téléphone et les rotors du drone se mirent à vrombir. L’appareil décolla du pont en soulevant quatre câbles fixés à son ventre, puis ceux-ci se tendirent et la cargaison s’éleva à son tour : un aquarium en plastique qui contenait dix lompes venimeux évoluant dans plus de deux cent cinquante litres d’eau de mer. Le drone continua à monter jusqu’à ce que l’aquarium soit assez haut pour franchir le bastingage. Quelques gouttes d’eau débordèrent à ce moment-là, que Resaint sentit lui tomber sur le front tel un sacrement. Une fois au-dessus des flots, il accéléra en douceur, comme une cigogne avec un bébé particulièrement précieux en écharpe, cap au nord.
Il parcourrait une vingtaine de kilomètres jusqu’aux récifs du Kvarken du Sud, où les lompes venimeux se rassemblaient à chaque période de reproduction et où il déverserait le contenu de l’aquarium. En théorie, une fois ses expériences menées à bien, Resaint aurait pu les relâcher dans la mer autour du Varuna en les laissant rentrer chez eux tout seuls. Ils se débrouillaient très bien en navigation. Mais elle refusait de prendre ce risque. Il en restait si peu. Chacun d’eux était très précieux. Aussi aurait-il été particulièrement déplorable et regrettable que, disons, l’embrunisateur percute le drone avec assez de violence pour que tous ces poissons se brisent l’épine dorsale en heurtant les flots.

 Poisson poison », parmi les nombreux intérêts qu’il présente à la lecture, offre une jolie démonstration de ce qui peut se produire de particulièrement précieux à la frontière entre littératures de genre et littérature dite générale. Dans un registre plus proche de l’anticipation joueuse déployée par un Neal Stephenson dans son « Choc terminal », chez le même éditeur, Ned Beauman, qui n’est pas, lui, issu de l’univers science-fictif (il n’est pas né au sein du sérail ou du ghetto, selon le point de vue et le degré de radicalité d’un commentaire éventuel à ce sujet), mais bien de celui de la littérature ailleurs appelée « blanche » (ce qui ne veut rien dire en soi, nous sommes bien d’accord), réalise un tour de force digne de l’un des plus prometteurs jeunes auteurs britanniques signalés par Granta il y a déjà quelques années, mais digne aussi en tous points ou presque d’un auteur « spécialisé ».

Francis Berthelot, dont il faut lire et relire le toujours aussi précieux « Bibliothèque de l’Entre-Mondes », vingt ans après sa sortie, lorsqu’il analysait les transfictions, notion créée par lui pour désigner ces écrits prisés des lectrices et lecteurs qui sont aussi des coureurs de frontière et de marge, se gardait d’ailleurs bien de s’appuyer sur une poétique de la science-fiction dont les définitions risqueraient l’oscillation perpétuelle, impraticable, entre le trop vague et le trop restrictif. « Poisson poison » s’affranchit allègrement des barrières qui sépareraient le thriller de la science-fiction, le roman noir de l’anticipation, ou la satire socio-économique de la spéculation éco-financière.

Le pas de côté science-fictif, qui signe souvent la performance d’une expérience de pensée propre à ce genre littéraire (pris cette fois en son sens le plus large possible) se risque rarement sur le terrain du fonctionnement relativement détaillé de la finance mondiale, contemporaine ou à venir très bientôt. Kim Stanley Robinson, avec la puissance contenue dans ce domaine au sein de son « New York 2140 » et de son « Ministère du futur », y constitue l’une des rares exceptions. Il faudra désormais y ajouter Ned Beauman, dont la compréhension intime du détournement par l’absurde des « crédits carbone » (sans même parler des innombrables fraudes dont cet outil a été, encore récemment, la victime) emporte admiration et adhésion – à un certain cynisme vis-à-vis de ce « capitalisme de l’habillage ».

Au-delà du rusé cadre général créé par les crédits d’extinction, Ned Beauman a su imaginer plusieurs heureuses convergences inattendues (ou en tout cas relativement peu convenues), du côté du business de l’écologie (on songera par moments au formidable « Bleue comme une orange » de Norman Spinrad, par exemple, même si le titre français de son « Greenhouse Summer » fait à chaque fois un peu saigner le cerveau), comme du côté des intelligences de tous ordres, naturel et culturel, artificiel et animal, rejoignant par un détour digne de Georges Balandier les travaux d’un Philippe Descola ou d’un Baptiste Morizot – non pas directement en tant qu’anthropologues, voire éthologues, mais bien en tant qu’inventeurs de bribes salutaires de philosophies politiques nouvelles pour des temps particulièrement incertains.

Une autre fiction polie, enracinée plus profond, était indispensable au travail que Resaint menait à bord. Celle de son indépendance.
Ce n’était pas pour rien que la Brahmasamudram Mining Company l’avait installée dans un labo sur le Varuna alors que cette mission aurait pu tout aussi bien se mener depuis la côte suédoise. Il s’agissait là d’une de ces tactiques psychologiques, d’un de ces rites tribaux qui se glissaient si souvent à l’intérieur des transactions, même les plus impersonnelles, des multinationales qui l’employaient. Comme la majeure partie de ses clients, Brahmasamudram tenait à lui faire garder en permanence à l’esprit que, jusqu’à la fin de son contrat, elle leur appartenait. Elle vivait et travaillait dans le domaine de Brahmasamudram, en dehors duquel il n’y avait rien d’autre que l’eau glacée de la Baltique.
Sauf qu’il ne fallait pas le dire à voix haute. Oui, elle était dépendante, surveillée, confinée, elle n’était pas moins que les membres d’équipage une vassale du Varuna. Mais son travail partait du principe qu’une scientifique comme elle se livrerait à des jugements objectifs sans se laisser influencer par le client qui achetait son temps. Et toutes les parties impliquées bénéficiaient de ce principe… de son immaculée aura sacerdotale. Que Devi la traite ainsi – qu’elle révèle de manière aussi flagrante la coercition derrière leur hospitalité – souillait non seulement sa mission actuelle, mais toutes les précédentes.
Au moins la gêne de Devi ne semblait-elle pas moindre que sa propre indignation. De toute évidence, la décision ne venait pas d’elle. Quelque chose l’obligeait à agir ainsi. « Allons dans votre cabine, dit-elle. S’il vous plaît. »
Resaint savait qu’elle pouvait refuser. Devi n’allait pas la sortir de là en la traînant par les cheveux. Mais un baroud d’honneur à l’intérieur de la cabine d’Abdi ne ferait que compliquer grandement la situation pour lui, ce à quoi elle se refusait. « Si on retourne dans ma cabine, est-ce qu’on va régler ce foutoir auquel je ne comprends rien ?
– Oui, répondit Devi, soulagée de voir une ouverture. Oui, on va le régler. Promis. Quelqu’un vient vous parler.

Je suis toujours admiratif lorsque je lis une autrice ou un auteur capable de s’inscrire dans le rythme échevelé des meilleurs thrillers, tout en parvenant à convoyer sans lourdeur, ou même avec une certaine grâce, une information particulièrement dense sur un contexte inconnu a priori, en jouant de l’humour noir et de l’ellipse pour échapper aux diverses malédictions de l’exposition. Comme il nous l’avait prouvé, déjà très facétieusement, dans son « Glow » de 2014 (dont on vous parlera tôt ou tard sur ce blog), Ned Beauman maîtrise cette écriture-là quasiment à la perfection.

Plus tôt ce soir-là, dans un taxi qui l’emmenait dîner, Halyard vit une tumeur s’écraser sur le sol comme une météorite.
Ils se trouvaient à l’arrière du convoi, un minibus et trois taxis bondés qui transféraient tout le monde depuis le siège de Mosvatia Bioinformatics, à l’extérieur de Copenhague, jusqu’à un hôtel sur le front de mer. Halyard ne savait pas trop ce qui se serait passé si le taxi juste devant le sien n’avait pas quitté d’un coup la chaussée au tout dernier moment. Il s’agissait là d’une intéressante question à la papier-caillou-ciseaux, car la tumeur était faite de chair, traditionnellement perdante face à un pare-chocs, mais d’un autre côté, il savait qu’on pouvait se tuer en percutant une biche en voiture, et ce truc-là devait bien peser le triple d’une biche.
Son taxi à lui n’ayant pas fait d’embardée, mais seulement freiné – les précipitant, lui et les trois autres passagers, dans leurs ceintures de sécurité, tandis que son téléphone lui échappait des mains pour tomber sur le tapis de sol –, il bénéficiait à présent d’une vue dégagée par le pare-brise. La monstruosité, qui avait éclaté en percutant l’asphalte, gisait à présent en quatre fragments irréguliers, chacun au moins aussi volumineux qu’une caisse de transport. Le bruit de l’impact n’avait été qu’un coup de tambour sec, mais symphonique, d’une certaine manière – à la fois profond, humide, disruptif et bondissant, un effet sonore vraiment remarquable de la part de la tumeur –, et pourtant, en termes d’horreur texturale, l’image le dépassait. La viande, blanc rougeâtre, luisante, était ébouriffée et plissée, à part à certains endroits où elle était soit enveloppée comme du filet dans de l’épimysium translucide, soit recouverte d’un épais pelage blanc ou noir. Ici et là, un bout d’os dépassait.
Ce fut pour Halyard une expérience certes saisissante, mais pas tout à fait aussi cauchemardesque qu’elle aurait pu s’avérer s’il n’avait pas su de quoi il retournait. Et il le savait parce que les médias avaient parlé de la dernière fois où pareil événement s’était produit, pendant une conférence dans les environs de Madrid. Ce qui venait de tomber était un tératome, autrement dit une tumeur constituée de cellules germinales capables de devenir n’importe quel type de tissu (sans doute y avait-il donc là-dedans des dents, de la matière cérébrale, voire des globes oculaires, comme une anagramme d’un corps mammifère). Il avait été cultivé quelque part dans un laboratoire clandestin à partir d’ADN volé à Chiu Chiu, le « dernier » panda géant. Et catapulté pour protester contre la manière dont Halyard gagnait sa vie.
Chiu Chiu avait succombé à une infection respiratoire fongique, douze ans plus tôt, dans l’unité de soins intensifs du Centre de recherche sur le Panda géant de Chengdu. À l’époque, il était le dernier de son espèce. Il ne le resta pas longtemps, car on produisit ensuite une multitude de clones qu’on implanta dans l’utérus d’ourses noires. Il resterait toutefois à jamais le dernier d’une chaîne ininterrompue d’engendrements humides, le dernier panda né d’un panda né d’un panda né – ici, une ellipse – du tout premier panda.
Sur le pur plan du poids émotionnel, sa mort provoqua peut-être bien un bouleversement sans précédent dans l’histoire de l’humanité, le plus grand nombre de personnes multiplié par la plus grande sincérité de sentiments. On ne pouvait en temps normal se livrer à des généralisations sur une nation de 1,4 milliard d’habitants, mais presque tous les Chinois adoraient Chiu Chiu. Au point que dans les derniers jours de son existence, il avait été interdit au Centre de recherche de publier un bulletin de santé horaire, de crainte de déstabiliser les marchés boursiers. Cette mystérieuse infection fongique qui se riait même des plus strictes quarantaines avait déjà tué des centaines de pandas dans le monde, sauvages ou non. Et lorsqu’elle emporta Chiu Chiu à son tour, les Chinois sombrèrent dans de frénétiques lamentations et remords. Cet échec à sauvegarder leur propre animal national les remplissait d’une honte lancinante. Des jours durant, les rues furent bondées de ce qui ressemblait à des goules hurlantes libérées des enfers : il s’agissait en réalité d’enfants grimés en panda en hommage à ji mo de Chiu Chiu (Chiu Chiu sans personne), mais dont les pleurs incontrôlables avaient fait dégouliner le maquillage sur les joues. Un journaliste de Pékin ayant publié une chronique intitulée « Pourquoi je ne me soucie pas de Chiu Chiu » fut contraint de se cacher. Oui, il y aurait bientôt des clones de panda, mais une campagne du Parti communiste contre les « produits mensongers » battait son plein et les clones étaient souvent comparés à du boudin frauduleusement épaissi au formaldéhyde.
Pour le pays le plus puissant du monde, l’émotion trouva un exutoire dans l’action. Pendant la période que les cyniques présenteraient par la suite comme la grande aliénation nationale chinoise, cent quatre-vingt seize autres États, agissant à vrai dire sous la menace économique, adhérèrent à la toute nouvelle Commission mondiale sur l’extinction des espèces. « Il n’y aura plus de Chiu Chiu, proclama un représentant chinois lors de la création de cette CMEE. Chiu Chiu sera le dernier des derniers spécimens recensés. Car nous ne laisserons plus jamais se reproduire pareille tragédie. Le panda géant sera la dernière espèce dont les activités humaines ont provoqué la disparition. »
Bien entendu, ce ne fut pas du tout ce qui arriva. À la place, il arriva plutôt l’industrie de l’extinction.

Hugues Charybde, le 31/03/2025
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