10.04.2025 à 08:58
« Exercices d’incendies » (1994), « Vestiges de fillettes » (1997), « Captures » (2004), « Biographie des idylles » (2008), « Photogénie des ombres peintes » (2009), « Acrobaties dessinées » (2012), « Sunny Girls » (2015), « Colloque des télépathes » (2017), « Cinéma de l’affect » (2020), « Cassandre à bout portant » (2021), « Fréquence Mulholland » (2023), et à présent « Sauvons l’ennemie » (publié chez Poésie Flammarion en ce début 2025) : en poésie contemporaine, fort peu de travaux parviennent à créer, dans l’enchaînement même de leurs titres – en avant de leurs contenus patiemment distillés -, tissés d’inquiétante étrangeté et de malice rusée, les contours d’une œuvre au long cours, toujours renouvelée sans jamais s’oublier ni se renier.
C’est bien de cela dont il s’agit à chaque fois que l’on évoque Sandra Moussempès : en une trentaine d’années et une douzaine de recueils, une quête en profondeur s’est élaborée, quête jouant pourtant de la légèreté et du diaphane, quête jamais achevée dont chaque étape s’offre à la fois comme une percée et comme une surprise de lumière cohérente.
Mes périodes préférées – l’ère victorienne & le Hollywood des années 70 – se télescopent sans cesse en crash karmique
personne ne sait où nous irons nous réemboîter ni pour qui
(p 103)
Dès l’origine, son accélérateur personnel de particules provoque à dessein des télescopages d’univers réputés disjoints, en vue d’une fusion charnelle éventuelle, ou de la création d’hybrides surprenants. Les pondérations ou les coefficients – dont ces différents microcosmes, à l’étendue variable, sont affectés – varient au fil des entreprises, bénéficient de zooms occasionnels portant une investigation plus précise, mais reprennent ensuite leur place dans une ronde toujours subtilement autobiographique, dans laquelle deux d’entre eux se distinguent indéniablement, par leur constance et par leur épaisseur échafaudée au fil de l’écriture récurrente : l’ère victorienne et le Hollywood des années 70, mais très précisément ni n’importe quelle ère victorienne ni n’importe quel Hollywood seventies.
Ère victorienne toute prise dans ses corsets et ses engoncements, mais riche de ses échappées spirites éventuellement malicieuses et de ses interstices secrets que ne renierait pas une A.S. Byatt, Hollywood maladif, cinéphile et trompeur, tissé d’étoffe lynchienne, bien sûr (on y reviendra ci-dessous), mais sachant aussi mêler presque inextricablement les bas-fonds non linéaires d’un James Ellroy aux arpentages presque oniriques d’un Steve Erickson (« Zéroville » ou « La mer est arrivée à minuit », leur densité et leur onirisme assumé, ne sont parfois pas si loin).
Au-delà de ses localisations, identifiées ou diffuses, la masse fissile critique qu’élabore Sandra Moussempès dans ses multiples creusets repose discrètement sur une multitude de tractations et d’échanges, entre vivants, fantômes, pas tout à fait vivants et presque morts. On y trouve des pactes et des trahisons, des cercles secrets et des emprises, officialisées ou non sous leurs formes sectaires. On y trouve surtout, avec ce recueil-ci, une dureté nouvelle mais pourtant sereine, tranquille serait-on tenté de dire, du côté corollaire de certaines fausses promesses sororales (au risque de faire grincer quelques dents à l’occasion) et de celui des ruptures parfois fort nécessaires.
Les bons sentiments à l’eau de ronce et les sucres d’orge empoisonnés sont les dénominateurs communs à la dissertation géante
retrouvée des dizaines d’années avant les faits
les jeunes séquestrées
les adeptes devenues dyslexiques entraînant la créativité ou le chaos
les réalités à ne pas dire
tout cela devait tisser une immense toile constituant
le premier guet-apens pour les plus adaptés
au monde commun
(p 128)
L’amour sous hypnose étant le boudoir typique d’ébats naturalisés
L’ennemie en tailleur se souvient très bien de sa phase « fée décousue »
(p 102)
De fausses sisters nous comprendront – mais tireront à vue sans réddition –
la sororité est flageolante
(p 100)
Placé directement sous les feux de la rampe lors du recueil précédent (« Fréquence Mulholland », 2023), David Lynch hante à nouveau en joueuse majesté « Sauvons l’ennemie ». Ses figures les plus connues comme celles plus secrètes se glissent dans le décor, en une danse de pics jumeaux et de velours bleus, à savourer pour leurs vertus ici nettement propitiatoires.
Tout a explosé avec la recherche de la Vérité
dans un décor de campus imaginaire et de sectes hippies
là où d’inquiétantes étudiantes disparaissent
aspirées par une forêt de doublures cinéphiles
(p 131)
Si Cindy Sherman est sans équivoque une autres des figures-clé dans le panthéon doucement obsessionnel de Sandra Moussempès, c’est qu’elle offre à son tour une forme de fil d’Ariane dans ce tourbillon de miroirs et de labyrinthes où s’esquissent, borgésiens en diable au-delà des apparences, tant de chemins qui bifurquent.
Parfois je me sauve d’une vie en poudre
Appelée Cindy la femme-tige
Je la laisse glisser sur mes épaules
Après l’avoir rendue liquide
je bois la vie dont personne ne voulait
en ajoutant un ingrédient clé
la vie sans prénom se transforme en gel compact
appelé alors nostalgie de la complexité
en complément de Cindy femme-fantôme
Cindy la-pute-qui-se-maquille
Cindy Cindy
Pleine de grâce qui êtes aux cieux
(p 177)
Musée d’elle-même
la narratrice augmente le volume dans son esprit
assise avec les corps invisibles en cercle de jeunes exorcisées
NOUS AUTRES créatures en fil à retordre
Invoquant un protocole sonore
pour chaque dépendance affective en herbe
On entend les voix au loin dans une forêt de tessitures
les techniques divinatoires sont plus vivaces que la cinéphilie
(p 134)
« Sauvons l’ennemie » ne serait sans doute pas complet, si n’y rôdaient en toute liberté les musiques et les voix de l’intérieur et de l’ailleurs, les chants sachant devenir incantations qui font désormais partie intégrante, subtilement centrale, de l’œuvre de Sandra Moussempès. Mais les fantômes de cantatrices et d’icônes rock savent aussi s’y faire sorcières lorsque ce glissement est salutaire, voire requis dans certains cas.
Pour trois bouteilles remplies de vide et d’aiguilles roses
je fais le vœu amer
de me refléter plus tard dans la bouteille mauve fermée grâce aux ventouses
je lui donnerai en offrande un œil de serpent
buvez votre potion avec dévotion
priez sans une princesse que vous ne voulez plus dans votre vie
(p 139)
Les fantômes qu’invoque toujours avec une grâce inquiète Sandra Moussempès, dans toutes leurs transmutations et leurs réincarnations, savent en effet se faire prophétesses maudites ou pythies discrètes (Cassandre, même hors de son recueil « à bout portant » de 2021, n’est jamais très loin), enchanteresses ou empoisonneuses, diseuses d’aventure pas nécessairement bonne, concocteuses de philtres et mixeuses de flow, combattantes diaphanes et guerrières innocentes, dénonciatrices résolues et incantatrices mystérieuses. La magie de ces entreprises toujours paradoxales (dont le titre lui-même, « Sauvons l’ennemie« , témoigne avec rigueur) irrigue avec une douce férocité ces 180 pages.
Ma voix se justifie
Par l’écriture
Ma vie se justifie
Par l’assemblage
Cette façon de boire le thé bouillant
Sans me brûler
(p 27)
Peut-être encore davantage que dans ses recueils précédents, Sandra Moussempès nous offre ici une poésie profondément féministe, intime et politique, une poésie soigneusement codée pour éviter les impasses de la trace directe – dont trop de ses sœurs restent friandes -, une poésie qui force le langage à détecter, incarner et traduire l’étrangeté même qui se terre au cœur des icônes les plus emblématiques d’une culture patriarcale sachant, comme le capitalisme, toujours se réinventer derrière de nouveaux masques et de nouvelles modes à consommer. Un travail au long cours, précieux et éblouissant, de justesse, d’inventivité et de passion maîtrisée, de surprise et d’humour.
Hugues Charybde, le 14/04/2025
Sandra Moussempès - Sauvons l’ennemie - éditions Flammarion
L’acheter chez Charybde, ici
08.04.2025 à 11:59
Autoportrait avec ma fille et présence d'un homme pendu. Guerrero Mexique. Une semaine après l'enterrement de Beto, j'ai pris Itzel à la maternelle. En chemin, elle m'a regardé et m'a dit : "Papa, je peux te dire de quoi j'ai rêvé hier ?" Je lui ai dit oui. Elle m'a dit qu'elle avait très peur, qu'elle rêvait qu'elle tombait vers un endroit très sombre et que personne ne la tenait ; j'étais perplexe et mon cœur battait intensément, je la regardais dans les yeux et lui souriais, tu n'as pas à avoir peur, ma fille, aimerais-tu faire une photo de ton rêve ? Mais tu n'as pas à t'inquiéter parce que cette fois je serai dans ton rêve et j'attendrai que tu te tiennes dans tes bras. © Yael Martinez (voir notre article)
Grand Blanc - Bosphore
A coup de poing, à coup de pied,
J'ai voulu tuer mon passé.
C'est lui qui me prend à la gorge.
Julien Vocance
On ne doit pas faire du monde un fardeau à porter sur la tête.
Proverbe bambara
J'ai la nostalgie du café de ma mère, du pain de ma mère, des caresses de ma mère... Et l'enfance grandit en moi, jour après jour, et je chéris ma vie, car si je mourais, j'aurais honte des larmes de ma mère !
Mahmoud Darwich, La Terre nous est étroite
03.04.2025 à 16:04
Elles déclaraient le mois dernier à FIP ceci à propos de leur inspiration du moment :
”On a beaucoup tourné l’an dernier, et on a passé presque tout notre temps sur la route, mais on avait aussi l’ambition de pouvoir sortir de nouvelles choses donc on est contentes de pouvoir enfin le faire (rires). Je dirais que les morceaux que nous avons enregistrés ces derniers mois parlent non seulement de notre histoire personnelle, mais aussi de notre façon de percevoir la vie d'une manière très spécifique, autour de là où nous voulons aller et d’où proviennent nos influences. Les artistes avec qui nous jouons sur Call Me Back par exemple viennent du sud global et incarnent une approche très forte sur le plan artistique et musical, comme les Kabusa Oriental Choir qui sont issus de la diaspora nigériane ou SadBoi qui est une chanteuse noire très affirmée. Donc l’idée est aussi d’introduire aujourd'hui dans notre musique des projets auxquels nous nous sentons vraiment connectées, que nous écoutions déjà parce qu’ils nous parlent et qu’ils sont cool, tout simplement.”
Cet album répond à la définition de la pop de 2025; à savoir il trouve sa raison et son allant en empruntant partout - dans le monde- aux sons et aux rythmes de l’actualité. Actualité aussi musicale que politique en écran large à tisser des liens entre hip-hop, techno, rock barré et, évidemment, afrobeat pour danser. Méfiez-vous donc de tous ceux qui n’appliquent pas cette règle, à côté de la plaque, ils finiront tous sur Tik Tok , sans existence prope, produits manufacturés autant que déjà oubliés. On ne dira pas cela de cet album. Poiur uen fois, sa facilité d’accès repose sur l’écoute du monde qui l’entoure et de ce qu’il évoque pour nos deux sirènes. Go !
Jean-Pierre Simard, le 10/04/2025
Sirens of Lesbos - i got a song, it's gonna make millions - Sirens of Lesbos
03.04.2025 à 12:51
En 1924, Magritte a commencé à travailler pour le créateur de mode belge d’avant-garde Norine, dirigée par Honorine « Norine » Deschrijver et son mari Paul-Gustave Van Hecke. Par chance, Van Hecke possédait également des galeries d’art, notamment la Galerie L’Époque à Bruxelles, et a été un fervent partisan du surréalisme. Magritte a accepté que Van Hecke le rémunère pour peindre et commercialiser ses œuvres. Les présentations des collections Couture Norine étaient des événements mondains, souvent agrémentés de jazz. Par exemple, le samedi 25 juillet 1925, le Gala des Choses en Vogue a été organisé au Kursaal d’Ostende. Evelyne Brélia y a interprété la chanson Norine Blues (ci-dessus). Les paroles ont été écrites par Georgette et René Magritte, et la musique composée par son frère Paul Magritte. René Magritte en a également réalisé les illustrations.
Ces expériences dans le domaine commercial ont sans doute influencé la vision artistique de Magritte, lui permettant de jouer avec les codes visuels et de développer le langage surréaliste qui le rendra célèbre. Ainsi, avant de défier nos perceptions avec ses peintures énigmatiques, Magritte a su maîtriser l’art de séduire le public à travers des créations graphiques élégantes et innovantes. Toutes tentatives pour s’éloigner au plus de l’Art Déco en en redéfinissant les usages et les buts. Evidemment, la suite aura lieu à Paris à s’ouvrir sur le monde des rêves - et des cauchemars .
Jimmy Soprano, le 10/04/2025
René Magritte affichiste bruxellois
03.04.2025 à 12:17
C’est Christian de Portzamparc qui, lors de la visite de presse de Sorbonne Nouvelle* au printemps 2022, m’a mis la puce à l’oreille. Il avait expliqué que la tour existante, telle qu’elle serait rénovée et surélevée par Maud Caubet Architectes, était un élément important de son projet du fait de sa position en tête de pont du terrain. C’est en effet sa présence et sa forme qui lui permettaient, avec une ondulation en S, d’ouvrir le projet au quartier selon diverses directions.
Février 2025, je retrouve Maud Caubet au pied de la tour réhabilitée. L’ancien siège de l’Office National des Forêts (ONF) – un petit IGH (Immeuble de Grande Hauteur), d’architecture brutaliste conçu en 1970 par les architectes Deschler, Thieulin et de Vigan – a été totalement transformé, une mise en œuvre lumineuse ayant créé un objet élégant.**
Nous sommes là pour parler de la tour mais, puisque c’est une rencontre, l’entretien, qui se déroule dans un petit troquet sur l’espace public au pied de l’immeuble, devient vite une conversation. Et, comme si c’était inévitable dès lors qu’elle s’engage en confiance, la discussion en vient rapidement au statut de la « femme architecte ». Au moins parce qu’une tour et le Prix Femmes Architectes 2024 valent à Maud Caubet, même si elle n’était pas totalement inconnue, un nouvel accès de notoriété.
Nul besoin de rappeler en détail comment le métier est our elles particulièrement difficile d’accès : une majorité d’étudiantes, une minorité de cheffes d’entreprises, etc. Pour autant, les femmes architectes, ou architectes femmes, ont tendance, comme avant elles Zaha Hadid, à mettre en exergue dans leur biographie les écueils particuliers de leur accès à la commande. De fait, combien de femmes architectes pour combien de tours ? Dans le monde ? En France ? À Paris ? D’évidence, les badges de courage ne sont pas superflus.
Surtout, ce n’est pas gagné pour elles.
Le fait est que le « masculinisme » fait un retour en force partout dans le monde dans le sillage d’un Trump triomphant et illuminé. Tous les freins politiques et moraux levés, il entraîne dans son sillage Poutine, Erdogan, Netanyahou, Bolsonaro qui respire encore, Modi, et partout dans le monde les ayatollahs de toutes obédiences qui se croient maintenant tout permis, autant de vieux mâles blancs qui rêvent encore d’empire. C’est un comble que Xi Yiping apparaisse soudain comme le moins frappadingue des patrons de grandes puissances. À moins bien sûr qu’il ne profite de la confusion pour envahir Taïwan.
Je n’oublie pas l’architecture. Trump lui-même a dès le premier jour signé un décret intimant que tous les bâtiments fédéraux soient construits avec une « architecture traditionnelle », et tous les autres bâtiments officiels – écoles, collèges, tribunaux, prisons, etc. tous les symboles de la république – de se plier au diktat, l’architecture contemporaine réservée à ses tours de verre et de béton et ses parcours de golf pour lesquels il faut « Forer, baby, forer !!! » Et partout la guerre, détruire jusqu’à l’anéantissement pour reconstruire des Riviera, business is business. Trump sait que l’architecture est la démonstration du pouvoir. Si le pouvoir est imbécile, l’architecture le sera idem.
Le tout donc accompagné d’une posture virile qui fait désormais florès chez nous, y compris chez les blondes, les nabots, les bouffons et les vieillards cacochymes : il n’est que de voir l’influence bravache et empoisonnée de l’alliance de nos archéo-chétiens et fachos de souche pour préserver la race blanche qui, en effet à les regarder, n’est pas lui faire honneur. Ceux-là mêmes qui se fichent de l’État de droit comme de leur premier salut nazi trouvent leurs affidés dans la basse-cour des petits, des moches, des bas, des cyniques, des arrivistes et des frustrés.
Les virilistes, n’en doutons pas, sauront désormais se faire bien voir, comme tous ces patrons de la Silicon Valley, suivis par la vallée des similis cons franchouillards, le doigt sur la couture avec leur programme de natalité pour toutes les femmes qui, quand même, devraient bien comprendre que la croissance de l’économie dépend d’elles ! Encore deux ans, Poutine avait conquis l’Europe et Depardieu était tranquille.
Bref, ceux-là sont prêts à renvoyer tout droit bobonne à sa cuisine et aux gosses et ne s’en cachent pas. Faut dire qu’entre bobonne et Sandrine Rousseau les vieux mâles blancs préfèrent l’utile au désagréable. Cela pour rappeler que, d’évidence, les années à venir pour les femmes, y compris dans nos sociétés donc, ne seront pas pavées de bonnes intentions par les pouvoirs déjà en place ou ceux qui s’excitent à le devenir.
Ce qui nous ramène à l’architecture. Dans la vision de cette architecture traditionnelle – ah les traditions… – déjà que les ouvrages les plus prestigieux – musées, Palais de justice, prisons, etc. – échappent encore aujourd’hui aux femmes architectes même les mieux armées, s’il leur était laissé encore volontiers, par bienveillance, les lycées et collèges, bientôt ne leur restera plus à construire que les maternelles et les crèches, pour les « tout-petits », et peut-être encore un peu de design d’intérieur, pour que les maîtresses des riches et puissants puissent faire semblant de bosser. À travers la rétrogradation des femmes architectes, c’est toute l’architecture qui est en danger.
Le fait est que, à écouter ces femmes architectes évoquer au fil des ans leurs réalisations, chacun entend bien tous les mots de l’architecture contemporaine. Rien d’autre en fait que ce que déclare n’importe quel architecte non genré. Les mêmes mots, le même travail. Une forme de féminisme revanchard sous-jacent demeure pourtant. Et pourquoi pas ? Se souvenir qu’il a fallu une Zaha Hadid pour que le RIBA puis le Pritzker, pas avant 2004, prennent note. Noter que la France est encore plus en retard que le Pritzker : à quand la première femme en son nom propre Grand Prix National d’architecture ? Aux calendes grecques désormais que les masculinistes reprennent le pouvoir ? Cocorico ?
Sans doute ces femmes architectes nous rappellent-elles aussi qu’il n’est pas si éloigné le temps où les femmes tout court en France n’avaient pas le droit de vote, ni même d’avoir un compte en banque. Peut-être que sans les deux innovations majeures du XXe siècle – la machine à laver et la contraception – nul ne serait aujourd’hui en train de s’émouvoir de ce que deviennent les étudiantes qui ont pris d’assaut les universités, et pas que les ENSA. Alors quand la droite en ordre de bataille jusqu’à l’extrême, ne craignant plus le ridicule et l’ignominie, maintient l’ambiguïté quant au droit à l’avortement et à l’éducation et la culture, entre autres programmes réactionnaires prônant la censure et l’autodafé, peut-être que ces femmes architectes, comme toutes les femmes, ont raison de se mobiliser afin de sauvegarder leurs droits si nouveaux en regard de l’histoire. Peut-être ont-elles raison de penser que rien n’est acquis. D’autant que les collabos sont déjà-là, à visage découvert, arrogants, défiant l’État de droit et l’entendement. D’aucuns se souviennent dans quel état ceux-là ont laissé le pays, et le monde, la dernière fois qu’ils étaient à l’œuvre. Aujourd’hui il est question de « réarmement démographique » : tout est dit !
C’était en 2016 au Pavillon de l’Arsenal à Paris, lors de la remise du prix femmes Architectes, le gouvernement était représenté par Laurence Rossignol, ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des Femmes. À un moment de la soirée, alors que se posait – déjà – la question de savoir si un prix « femme architecte » était une bonne idée pour les femmes, la ministre fut d’une grande sincérité. « Pourquoi une ministre des droits des femmes pour remettre le prix des femmes architectes ? Parce que les femmes ne gagnent pas les prix, parce que l’histoire gomme leurs contributions. Je suis moi-même issue de la parité et cela me dérange moins que de n’être pas du tout là », dit-elle.
Ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des Femmes, elle était, de fait, parfaitement à sa place. C’était en 2016. Aujourd’hui, les virilistes n’ont même plus que faire de la parité, pour commencer.
Concomitamment, en cette matinée de février 2025, Maud Caubet remarque qu’« architecte est un métier en train de disparaître si on ne se mobilise pas ». « Sans une volonté politique de l’État… ». Elle ne finit pas sa phrase. Elle a raison, il y a un effet de cause à effet.
« L’architecture est la solution principale du vivre ensemble et un outil extraordinaire pour réconcilier tous les enjeux de la société : l’architecture est politique, le dessin et la poésie sont des actes politiques… L’architecte essaye de construire différemment, modifie le rapport à l’espace, aux saisons. Je dis que nous, architectes, avons des superpouvoirs, on affecte la vie des gens », s’enflamme-t-elle, persuadée, optimiste, que la créativité, l’humour et la dérision permettent de questionner les intentions.***
Pour la population mâle, blanche et vieillissante inquiète de sa place dans l’histoire et craignant le ridicule, il y a là apparemment un message. Si l’architecture est un vocabulaire, de l’importance de garder vivants les messagers, en tout genre.
Christophe Leray pour Chroniques d’architecture le 10/04/2025
* Lire notre article Pour Sorbonne Nouvelle, à Paris, le luxe c’est l’espace et le jardin de Babylone
** Lire la présentation À Paris, Tour Racine couronnée par Maud Caubet
*** Voir le documentaire Unissons, dont Maud Caubet est à l’initiative et lire Unisson(s) : pour que les architectes diffusent une esthétique bas-carbone