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30.04.2025 à 11:42

Chère Melpomène s'invite aux Beaux Arts

L'Autre Quotidien
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Chère Melpomène est un appel au changement, à déjouer les mythes classiques pour transmettre d’autres histoires plus proches de notre quotidien. L’exposition invite à écouter, ressentir et respirer ensemble, dans une exploration poétique de ce qui nous relie.
Texte intégral (1115 mots)

Chère Melpomène est un appel au changement, à déjouer les mythes classiques pour transmettre d’autres histoires plus proches de notre quotidien. L’exposition invite à écouter, ressentir et respirer ensemble, dans une exploration poétique de ce qui nous relie.

Océane-Maria Adjovi, L’origine de nos actes, 2024 Huile sur toile — 162 × 130 cm © Océane Maria Adjovi

« Chère Melpomène, Nous nous adressons à toi, muse de la tragédie, qui trônait jadis au fond du Palais des Beaux-arts. De statue de plâtre de plusieurs mètres de haut, tu es devenue ruine. À partir de tes particules de poussière, nous avons souhaité dépasser l’archétype de la muse pour former un souffle vivant à même de s’infiltrer dans les interstices des normes établies. Entre inspiration et expiration, entre ce qui se dit et ce qui reste en suspens, ce souffle incarne nos plus profonds désirs de justice sociale. »

Employant une méthodologie inspirée de l’ouvrage Dictée (1982) de l’artiste Theresa Hak Kyung Cha (1951-1982), dans lequel chacune des neuf muses de l’antiquité gréco-romaine fait l’objet d’une dérive poétique rendant hommage à des femmes martyrs ayant cherché l’émancipation, l’exposition est une expérience de sublimation du réel à partir d’un détournement de la muse Melpomène. Quelles relations entretenir entre espèces, êtres animés ou non ? Theresa Hak Kyung Cha nous invitait à privilégier nos sens, notre intuition et l’attention à notre environnement pour nous reconnecter avec les multiples respirations de la vie et réanimer notre esprit de communauté.

L’exposition invite à parcourir nos tragédies intimes et les récits que nous pouvons en faire, elle est une incantation pour faire advenir des alliances spirituelles et politiques, « magiser » nos luttes, développer notre imagination, entretenir l’espoir. Les œuvres présentées incarnent des volontés de résistances et de solidarités, elles partagent des cosmogonies spéculatives à même de traduire la pluralité des mémoires qui façonnent notre société contemporaine et de cultiver nos interdépendances dans le respect des différences de chacun·e.

Chère Melpomène entremêle une centaine d’œuvres issues des collections, d’étudiant·es et chef·fes d’atelier, et d’artistes internationaux, présentant un accrochage transhistorique de la fin du 17e siècle à aujourd’hui. La plupart n’ont jamais été exposées — acquises récemment par l’École ou produites spécialement pour l’exposition –, d’autres n’ont pas encore circulé dans le milieu institutionnel.

Lors des nocturnes les mercredis soirs un programme d’événements associés laisse une large place à la performance, l’écriture et la littérature. Enfin, un livret rassemblant des contributions des étudiant·es permet de revenir sur l’élaboration collective du projet et de prolonger la réflexion en ouvrant plusieurs pistes de lecture pour le visiteur.

Artistes présentés : Soraya Abdelhouaret, Océane-Maria Adjovi, Giovanni Altieri, Shelim Alvarado, Dyan Daniel Assogo, Eugène Atget, Gianfranco Baruchello, Baya, Romain Bernini, Pierre-Amédée-Marcel Béronneau, Michel Blazy, Félix Bonfils, Rosa Bonheur, Wanda Elisabeth Bouleau-Rabaud, Jean Bownhagary, Luciano Castelli, Norbert Chautard, Arthur Coquille Hopfner, Henri Cueco, Storm De Hirsch, Princesse Diakumpuna, Amahiguere Dolo, Azzeazy, Duchenne De Boulogne, Aysha E Arar, Mimosa Echard, Laura Esparch, Frederik Exner, Nina Fiorentini, Diego Garcia Lara, Clémence Gbonon, Fengyi Guo, Theresa Hak Kyung Cha, Roger Hardy, Suzanne Husky, Fanny Irina, Svay Ken, Käthe Kollwitz, Shengqi Kong, Adrien Lagrange, Emmanuelle Lainé, Amadeo Luciano Lorenzato, Gherasim Luca, Frédérique Loutz, Rose Lowder, Antoinette Lubaki, Turiya Magadlela, Joshua Merchan Rodriguez, Pierre Molinier, Céleste Moneger, Zora Neale Hurston, Aryle Nsengiyumva, Christel Pereira, Lizelor Perez, Enzo Perrier, Romain Pommelet, Jonathan Potana, Pierre Petit, Chloé Quenum, Axel Ramat, Lou Rappeneau, Akshay Rathore, Man Ray, Odilon Redon, Paul Richer, Sofia Salazar Rosales, Juliana Seraphim, Seumboy, Marcel Storr, Shooshie Sulaiman, Eden Tinto Collins, Marion Verboom, François Verdier, Yizhi Wan, Isabelle Waternaux, Yue Yu, Anna Zemankova et anonymes.

Mélanie Bouteloup et Armelle Pradalier, co-responsables de la filière « Artistes & Métiers de l’exposition », Giulia Longo, conservatrice des estampes et photographies aux Beaux-Arts de Paris, avec les étudiantes et étudiants de la filière : Kenza Agbo, Adèle Anstett, Martin Bas, Héloïse Bayard, Léonard Berthou, Pauline Boudaoud, Mathilde Cassan, Mathilde Chabaud, Elisa Leïla Durand, Éloïse Frye De Lassalle, Klara Jakes, Clément Justin Hannin, Zoé Le Bacquer, Shumeng Li, Zahra Mansoor, Timothée Perron, Zoé Siau, Kit Szasz, Lara Ulusoy.

Joël Duplanteur, le 5/05/2025
Exposition collective - Chère Melpomène -> 1/06/2025
Beaux-Arts de Paris – Palais des Études 14, rue Bonaparte 75006

30.04.2025 à 11:31

Édition Spéciale Photographes – Tir groupé d’instants décisifs ?

L'Autre Quotidien
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Chacun peut aujourd’hui grâce à l’intelligence artificielle (IA) donner vie à de vieilles cartes postales et animer cette scène avec l’illusion du mouvement, comme une très courte vidéo parfaitement adaptée au temps de cerveau disponible des tiktokeurs. Plutôt que de se laisser happer par une image intrigante en noir et blanc, le confort bourgeois en images couleurs façon Disney en somme.
Texte intégral (830 mots)

Chacun peut aujourd’hui grâce à l’intelligence artificielle (IA) donner vie à de vieilles cartes postales et animer cette scène avec l’illusion du mouvement, comme une très courte vidéo parfaitement adaptée au temps de cerveau disponible des tiktokeurs. Plutôt que de se laisser happer par une image intrigante en noir et blanc, le confort bourgeois en images couleurs façon Disney en somme.

Cela vaut aussi pour les photos de familles et il suffit de retrouver puis passer à la moulinette de l’IA la photo de mariage de l’arrière-grand-mère pour avoir soudain l’impression de la voir vivante, comme dans un rêve… Un mirage surfacturé plus certainement. Cela vaut encore pour la photo en grand uniforme de l’arrière-grand-oncle qui peut à nouveau se tortiller trois secondes devant la caméra avant de se faire exploser sur le front dans les 48 heures. Bonjour les séquences émotion !

Ou encore se la faire façon barricades, La Liberté guidant le peuple en quelques sourires bienveillants. Ou façon Picasso… Ou Gauguin… Etc.

Toujours est-il que chacune de ces scènes de vie réanimées propres à impressionner le bon peuple nostalgique et consommateur ne peut exister que parce qu’un artiste, photographe ou peintre, en a eu l’intuition et le talent pour l’exprimer.

Malgré ce qu’en disent ces humains qui tombent d’amour pour leur machine bavarde, ce qui équivaut à s’amouracher de sa voiture ou de son grille-pain, l’intelligence artificielle n’a pas plus d’intuition que d’affect : la planète serait sinon déjà sauvée, une quelconque intelligence intelligente nous aurait prévenus…

Quand il devient difficile de faire la part du faux et du sincère, face à un outil malvoyant, sinon malveillant, il convient sans erreur de se tourner vers les photographes en général, ceux d’architecture en particulier. Les premiers parce qu’ils sont autant de témoins directs de l’instant réel, les seconds parce qu’ils pérennisent jusque dans l’histoire en marche l’objet de leur désir, la durée de vie de leur propos se comptant en décennies. « Photographier c’est mettre sur la même ligne de mire la tête, l’œil et le cœur », soutient Henri Cartier-Bresson.

Aussi ténu soit le lien, l’architecture est pour ces photographes le prétexte d’un art subtil pour, en peu de mots, parler de mondes – le leur, le nôtre – qui se côtoient, inextricablement liés entre eux et pourtant chacun un peu hors-champ des autres.

À l’occasion de cette 7ème Edition Spéciale Photographes de Chroniques, les cartes blanches de ces hommes et femmes de l’art évoquent visions, passions et rêveries intimes, chaque photo une fiction originale et une histoire inédite.

Merci encore à tous les photographes d’architecture sans lesquels nous serions aveugles.

Christophe Leray, le 5/05/2025
Chroniques d’architecture spécial photographe 2025

> Retrouver l’Edition Spéciale Photographes 2025

30.04.2025 à 11:20

La quête d'Angie, journal intime hallucinant de crudité et de violence

L'Autre Quotidien
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D’Abidjan à Paris en passant par Bamako et Genève, l’itinéraire cru et poignant d’une jeune Ivoirienne à la recherche de sa mère mythique. Sensible, intelligent et bouleversant. … “Ne désespérons point. Et si le sort contre elle à ma haine se joint, Je saurai profiter de cette intelligence Pour ne pas pleurer seule et mourir sans vengeance.”
Texte intégral (5109 mots)

D’Abidjan à Paris en passant par Bamako et Genève, l’itinéraire cru et poignant d’une jeune Ivoirienne à la recherche de sa mère mythique. Sensible, intelligent et bouleversant.

Je dois faire un aveu, d’ailleurs cousu de fil noir. Angie, l’héroïne de Zone 4, mon premier roman, n’était pas un personnage de pure fiction, même si nos relations ne correspondirent en rien à celles que je lui fais vivre avec Durin, le personnage principal du livre.
C’est par l’intermédiaire de son oncle, prénommé Gon, que j’avais fait sa connaissance. Gardien de ma villa à Abidjan – on aurait même pu parler de régisseur, s’il ne s’était agi d’une modeste maison – cet homme efficace et pondéré supervisait la sécurité, les travaux, les achats, le ménage, l’entretien du jardin, le paiement des taxes et des abonnements. Seule la cuisine, domaine exclusif de Madame Agnès, échappait à son champ d’intervention.
Nous avions établi une relation basée sur une estime réciproque. Lorsque nous nous retrouvâmes à plusieurs reprises confinés ensemble pour cause de crise politico-militaire ivoirienne, le couvre-feu nous incita à évoquer nos familles respectives.
L’existence d’Angie, sa nièce rebelle, me fut alors révélée. Le portrait qu’il m’en fit me plut forcément et je manigançai pour qu’elle vienne à la maison. Ma rencontre avec Angie se passa au mieux, à la grande surprise de Gon qui m’avait alerté sur la haine farouche qu’elle vouait aux Français.
Angie pointa ensuite le bout de son nez de temps à autre. Elle appréciait, du moins le crus-je, de pouvoir s’exprimer avec une grande liberté et d’obtenir une écoute attentive de ma part, quels que soient les griefs qu’elle avait contre à peu près la terre entière.
Cette jeune fille était radieuse, indignée, gaie, effrontée, boudeuse, espiègle, irascible, roublarde, curieuse, intrépide, fière, manipulatrice, volontaire, enjouée et j’en oublie. Et très jolie. Elle apportait une énergie bienvenue dans mon existence, à un moment où l’issue de mon combat contre la maladie s’avérait incertaine.
Ayant dû retourner en Europe durant trois années pour m’y faire soigner, j’avais perdu contact avec Angie depuis bien longtemps quand, de retour en Côte d’Ivoire, on m’apprit son décès. Je me sentis obligé de venir présenter mes condoléances à son oncle et à sa tante, à Yopougon Maroc.
Après les paroles réconfortantes d’usage, alors que le silence s’était installé, Gon apporta ce qui semblait être des carnets ou des blocs-notes. Il les remit à son épouse, Clarisse, qui, après les avoir reclassés, les posa sur la table basse. Elle ne me suggéra pas de feuilleter ces documents ni ne me proposa de les emporter. Elle se contenta de pousser en ma direction neuf carnets de tailles et de couvertures différentes, les premiers étant reliés, les autres spiralés.
Jamais Angie ne m’avait indiqué tenir un journal.
Après mûre réflexion, j’ai sollicité mon éditeur pour qu’il soit publié en hommage à une jeune fille qui jamais ne baissa la tête, jamais ne se soumit, jamais n’accepta les compromissions, et fit preuve, quelles que furent les avanies, d’une volonté admirable.
J’aurais pu décider de romancer les propos d’Angie, puisque tel est mon métier. J’ai préféré les livrer tels quels, au plus près de ses convictions et de ses emportements, même si je ne les partage pas tous.
Il m’a fallu néanmoins remplacer certains pronoms personnels par des prénoms, des diminutifs par des noms complets (yop => Yopougon), puis placer quelques notes en bas de page, afin de rendre son journal compréhensible pour tous. J’y ai également inséré quelques échanges que j’avais eus avec Angie par messagerie.
Enfin, des articles de journaux avaient été découpés et collés par Angie dans ses carnets : leurs textes ont été retranscrits tels quels, sans qu’il soit possible de reproduire les photos qui les illustraient.

L’exercice consistant à revisiter un roman en y changeant radicalement le point de vue narratif principal est sans doute l’un des plus réjouissants et vertigineux qui soient, tant il nous met sous les yeux les possibilités presque infinies de l’interprétation de la réalité, toujours parcellaire, selon le récit qui en est fait. On pourrait naturellement remonter à la réécriture implicite que constituait déjà l’immense « Ce que savait Maisie » (1896) d’Henry James, mais beaucoup plus près de nous, Orson Scott Card (augmentant le récit de « La stratégie Ender » en 1985 de celui proposé par un autre protagoniste, Bean, dans « La stratégie de l’ombre » en 1999) et John Scalzi (doublonnant subtilement sa « Dernière colonie » de 2007 par son « Zoé » de 2008, récit à hauteur d’enfant et d’adolescent reprenant magnifiquement, et nécessairement par d’autres angles, la narration d’origine) nous ont offert un traitement particulièrement savoureux de cette redoutable possibilité littéraire.

C’est ce défi que réussit parfaitement Éric Bohème, à son tour, avec ce « Journal d’Angie » publié début 2025 aux éditions de la Lagune, en réécrivant son « Zone 4 » de 2012, déjà revu en 2018,, récit haut en couleurs et en rebondissements, par un expatrié français à Abidjan, de sa relation avec une jeune Ivoirienne, pour l’englober dans une narration à la fois beaucoup plus complète et beaucoup plus ambitieuse, celle de la vie même d’Angie, la jeune Ivoirienne en question.

1998
(Angie devait avoir douze ans.)
6 juin
On va déménager. Tonton a pas payé alors qu’on doit donner tous les mois pour la maison. Et tonton a pas donné parce qu’il a pas l’argent. Vraiment, la vie c’est pas facile.
11 juin
Tantie elle interdit à Sami de me parler. Sami il a pleuré. Parce que Sami et Rose, je les aime beaucoup même si c’est pas mes frères. Nous trois, on est ensemble.
16 juin
Notre nouvelle maison, c’est pas bien du tout parce qu’il pleut dans la chambre et Sami est devenu malade. Il se colle contre moi pour dormir.
23 juin
Sami doit aller à la pital mais Tantie a pas l’argent. Donc je dois le garder. C’est Nita qui va chercher l’eau pour le laver. Tant mieux. Sami, je le tape pas quand il est malade. J’attends qu’il sera guéri pour le chicoter. Mais il me fatigue parce qu’il pleure tout le temps. On dit que c’est à cause de sa fièvre mais moi je crois qu’il en profite. Il sait que ça me fait pleurer de le voir comme ça.
11 juillet
Sami il est sale et il pue. C’est son caca qui pue, il fait caca tout le temps. L’avantage, c’est que les rats ils entrent plus, tellement ça pue.
15 juillet
Maman viens vite me chercher. Tantie est trop méchante. Surtout depuis que Sami il est malade. Ça sort son cerveau de son corps.
19 juillet
Le ventre de Sami est tout gros et ses yeux pleurent. Peut–être il va mourirer comme Jumo ? J’appuie sur son ventre mais ça fait rien et il crie.
26 juillet
Un monsieur est venu pour guérir Sami et il a pris tout l’argent que Tantie avait, même celui qu’elle serre dans son pagne. Et maintenant il va prier pour Sami et Sami il va guérir. Ce monsieur c’est un marabout et les marabouts ils sont très forts et ils guérissent les gens. Mais il leur faut l’argent. Donc, on mange plus, à part Sami à qui Tantie donne la bouillie des plantes qu’elle est allée chercher loin et qui sont bonnes pour sa maladie. Et puis de la farine de manioc, elle ajoute ça. C’est sa maman à elle qui lui a appris à trouver ces plantes. Moi, ma maman m’a encore rien appris parce que je t’ai pas encore vue, mais quand tu vas venir je sais que tu vas tout m’apprendre, même si c’est pas les plantes.
30 juillet
Le toit de la maison est cassé et la pluie tombe sur nos nattes quand il pleut. On peut plus se coucher dessus, alors on dort tous sur les coussins du canapé. Sami et Rose ils trouvent ça rigolo et ils m’empêchent de dormir toute la nuit. J’ai envie de les taper, mais bon, c’est des petits.
2 août
Cette nuit, tonton est rentré en criant et puis il a pissé par terre et puis il est tombé. Tantie a voulu le chasser, mais tonton l’a tapée et elle a crié. Après elle s’est enfuie et nous on a eu peur parce que tonton hurlait alors qu’il était par terre et puis il a vomi et puis Sami il a pleuré et Nita s’est cachée parce qu’elle dit qu’elle se méfie de tonton quand il est dans son daïco. J’ai pris Rose dans mes bras et je lui ai fermé les yeux. Elle doit pas voir ça.
4 août
Maman est tellement belle. Nita m’a montré sa photo en cachette. C’est à cause de ça que tu te caches maman parce que quand une femme est belle, les garçons font rien qu’à l’ennuyer.
6 août
Sami il est presque déjà mouru. Comme ça, il me réveillera plus la nuit avec ses cris, on dirait un agouti qu’on a attrapé au piège. Je devrais être contente mais je pleure tout le temps. J’ai été volé du sucre chez le marchand pour lui, et le Mauritanien, il s’appelle Ahmed, quand il m’a attrapé il m’a dit : « Pourquoi tu fais ça ? Tu n’as qu’à me demander. » Et quand je lui ai dit que c’est pour Sami qui est trop faible pour vivre, il a rajouté dix carreaux et il m’a donné un tube de lait concentré. La nuit, j’en donne à Sami doucement doucement, pour pas que Rose elle me palabre.
8 août
Finalement Sami est pas mouru, parce que l’ambiance est venue le chercher. J’en ai profité pour jeter son drap qui puait son caca. Mais Tantie elle a vu ça et puis elle m’a frappée et puis elle m’a obligée à dormir dedans. Je l’aime pas, Tantie.
9 août
Tantie me frappe et encore plus souvent parce que Sami il est à la pital et qu’elle a pas l’argent pour aller le voir. Tantie elle sait pas qu’il va mourir ou pas, et donc elle est sur ses nerfs elle dit. Mais moi, ça me fait mal qu’elle me tape. Et Rose, elle la tape pas et Nita elle la tape pas non plus. C’est pas juste.
10 août
Je voudrais que ce sera Tantie qui mourura à la place de Sami parce qu’elle est méchante alors que Sami il est juste agaçant et puis je peux le taper même si je le fais pas trop alors que Tantie c’est elle qui me tape. Sami il m’aimait bien comme moi je l’aime bien sauf qu’il fatiguait avec son caca qui pue trop. Finalement c’est dommage s’il va mourirer et il va me manquer trop. Rose, elle a perdu sa poupée.
13 août
Rose, sa poupée, c’est Nita qui l’a prise et puis elle l’a échangée contre une petite bouteille de rouge à ongles de rien du tout. Et Rose elle la cherche et elle pleure et moi je peux rien dire.
18 août
Tantie elle m’a encore frappée avec le pilon parce qu’elle croit que c’est moi que j’ai prise la poupée de Rose et maintenant j’ai une grosse bosse, toute bleue et pas jolie du tout. Quand j’ai pleuré, elle a continué, encore plus même. J’ai mal partout.
19 août
Maman, viens me chercher, viens me chercher. Je t’en supplie.
3 septembre
Sami est revenu et il est guéri. J’ai voulu le chicoter pour bien montrer que j’étais contente mais il est maigre partout et j’ai pas pu. Tantie dit qu’il doit beaucoup manger sinon il va risquer de remourir. Donc elle va plus me donner à manger que le soir, elle a dit.
5 septembre
J’ai faim. J’ai très faim.

Franco-Ivoirien établi depuis plusieurs années comme à cheval entre Abidjan et la Sologne, Éric Bohème réussit ici un tour de force, en proposant une lecture très complète et magnifiquement renouvelée, sous couvert de ce journal intime hallucinant de crudité et de violence, glissant sur des êtres à l’imperméabilité particulièrement solide en façade, d’une vie dans le fond pas si « minuscule », contre toutes attentes, vie équipée dans l’adversité la plus totale – ou presque, car des moments de joie authentique et forte sont présents, pas toujours dans les circonstances les plus attendues – pour traverser les situations cruelles mais le plus souvent fort ambiguës qui irriguaient déjà les nouvelles de « Réalités métissées » en 2017.

Si la violence des relations au sein des familles étendues, attisée à un point extrêmement cruel par la misère omniprésente, constitue le point nodal de l’enfance d’Angie, perpétuellement en quête désespérée de sa mère partie pour la France – selon le récit familial -, la crudité si malsaine de la relation françafricaine de domination post-coloniale est à nouveau illustrée ici de façon particulièrement réussie, par l’évidence des faits, sans aucun recours à une verve pamphlétaire qui serait, de fait, inutile à ce stade. Mais l’art de l’auteur est très loin de se limiter à ces terribles constats en forme de dénonciation nécessaire – même si parfois quelque peu désabusée : comme il nous l’avait également prouvé sur un tout autre terrain de jeu (les petites lignes ferroviaires du Berry et du Morvan dans son sublime « Le Monico », en 2019), Éric Bohème excelle à nous faire partager, entre les lignes, des réalités toujours beaucoup plus complexes, ou subtiles, que les simples apparences, aussi terribles soient-elles.

Par deux détours rusés (dont le sens irrigue rétroactivement tout le récit) à Bamako et à Genève, mais surtout par un magnifique recours au théâtre (et pas n’importe quel théâtre, celui de Racine et de son « Iphigénie » au tout premier chef), le fil tragique d’une vie prend une dimension quasiment épique, et devient en tout cas un formidable emblème – sans caricature. Et c’est bien ainsi que la littérature donne une épaisseur vitale à la réalité – même la plus sombre.

2002
L’année où Angie aura 16 ans.
6 novembre
Vraiment cette école c’est l’enfer. D’abord dans ma classe il y a que des filles. Pas un garçon. Des hypocrites qui jouent les effarouchées, toujours à cancaner, à chuchoter. Des petites pintades que le chauffeur de leur père vient chercher dans sa grosse voiture climatisée, alors que moi je me tape les bus surpeuplés et surchauffés de la Sotra. Même qu’il y a un gars hier, parce qu’on était entassés, il a cru qu’il pouvait se coller contre moi et commencer à frotter son truc contre mes fesses. La baffe que je lui ai foutue, il va encore en avoir la marque dans trois mois. Les mecs, c’est dégueulasse, ça pense qu’à bander. En plus, maman, ces filles dans ma classe elles sont plus jeunes que moi, parce qu’elles, elles ont fait toutes leurs études sans s’arrêter comme moi. Et les voilà qui rosissent au moindre paragraphe qui parle d’amour, et les voilà qui regardent nos profs hommes façon façon. Vraiment, elles me fatiguent.
Moi, je dois bien y aller à cette école, tellement Durin m’a fait un cinéma si j’y allais pas, et qu’il a dépensé une fortune pour moi, et que je suis ingrate, et tout encore ! Qu’il aurait pas encore fini sa tirade maintenant, si j’étais pas partie en lui tirant la langue.
9 novembre
Non, cette école, c’est des fous ! Hier, ils nous ont emmenés au Centre culturel français, pour voir une pièce de théâtre. Soi-disant qu’elle est drôle parce que c’est une comédie, ça s’appelle les fourmeries de sapin. J’ai pas trop tout compris parce que c’est du français de vieux. Mais c’est agréable à voir ça, le théâtre. En fait, les comédiens, ils pensent pas ce qu’ils disent mais ils doivent faire croire au public que c’est vrai. Ça, c’est compliqué quand même et c’est vrai qu’il faut du talent pour y arriver.
Quand c’est pas une comédie, c’est une tragédie et on le sait parce que tout le monde pleure.
non daté
Durin, lui aussi c’est un saligaud. Il profite que je dors pour tirer le drap et pour mater mes seins, mes fesses ou ma chatte. Vraiment, les Toubabous, on devrait tous les noyer à la barre.
16 décembre
Et c’est reparti ! Encore une pièce de théâtre, parce que c’est Noël qui approche. Et alors ? Le petit Jésus il a dit d’aller au théâtre quand il est né dans la grotte ? Même que le théâtre, ça devait pas déjà exister à son époque. Cette fois-ci, ce sera la tragédie. Je vais emporter pour pas pleurer.
18 décembre
Ériphile, elle a vachement raison de pas se laisser faire et puis Iphigénie c’est rien qu’une pimbêche qui se la joue. Non mais quoi, pourquoi elle, elle aurait droit d’épouser un prince et pas Ériphile ? Parce que Ériphile, elle est esclave et qu’ils lui ont mis des fers ? Déjà, à l’époque, les toubabous ils faisaient comme avec nos ancêtres, c’est bien que Racine il montre ça dans sa pièce.
Eh bien moi, je défends Ériphile, et j’ai retenu quand elle dit :

… Ne désespérons point.
Et si le sort contre elle à ma haine se joint,
Je saurai profiter de cette intelligence
Pour ne pas pleurer seule et mourir sans vengeance.

Bravo ! Il faut pas se laisser faire et un jour, tous les toubabs on les renverra dans leur Europe où ils ont froid et où les femmes sentent le cadavre. Et Iphigénie qui joue les victimes pour se faire aimer par l’autre niais qui voit rien de ce qui se prépare, pareil. Elle me gonfle d’être pathétique et vertueuse comme ça. Elle a qu’à venir travailler dans un bar, elle va comprendre.
Bon en tout cas, j’ai vraiment aimé ça, la pièce Iphigénie. Racine, je te respecte.

La photographie de l’auteur, ci-dessous, est due au talent de José Cañavate Comellas.

Hugues Charybde, le 5/05/2025
Eric Boheme - Le journal d’Angie - éditions de la Lagune

l’acheter chez Charybde, ici

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