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30.04.2025 à 11:30

Le « coup d'État des milliardaires contre la démocratie » n'a rien d'une plaisanterie – les mèmes d'internet l'illustrent d'ailleurs très bien

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En janvier dernier, l'autrice australienne Rebecca Shaw a signé un article pour The Guardian , avec un titre pour le moins frappant : « Je savais qu'un jour, je verrais des hommes puissants mettre le monde à feu et à sang, mais je ne m'attendais pas à ce que ce soient de tels losers. »
En tant que syndicaliste, je suis en contact permanent avec les travailleurs qui se trouvent en première ligne dans la lutte pour la survie et le renforcement du pouvoir international des travailleurs. Il (…)

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Texte intégral (3416 mots)

En janvier dernier, l'autrice australienne Rebecca Shaw a signé un article pour The Guardian , avec un titre pour le moins frappant : « Je savais qu'un jour, je verrais des hommes puissants mettre le monde à feu et à sang, mais je ne m'attendais pas à ce que ce soient de tels losers. »

En tant que syndicaliste, je suis en contact permanent avec les travailleurs qui se trouvent en première ligne dans la lutte pour la survie et le renforcement du pouvoir international des travailleurs. Il s'agit d'un travail sérieux qui demande une attention sérieuse. Et c'est peut-être pour ça qu'il m'arrive de ne pas prendre la pleine mesure de l'absurdité du moment présent. Parfois, un simple titre ou une phrase amusante rend mieux compte des événements que l'analyse la plus rigoureuse.

L'un des premiers dirigeants syndicaux avec lesquels j'ai travaillé, le regretté Larry Hanley, de l'Amalgamated Transit Union (ATU), s'est empressé de me rappeler que les luttes syndicales, bien que semées d'embûches et de désespoir, peuvent aussi être source de joie, voire d'amusement. Lorsque vous êtes en compagnie de travailleurs qui raillent les derniers diktats absurdes d'un superviseur incompétent. Quand un piqueteur entonne un nouveau cri de ralliement qui rime avec le nom d'un patron déloyal. Ou simplement quand vous vous livrez à de l'autodérision sur les vicissitudes du mouvement auquel vous appartenez.

Face à la grave menace qui pèse aujourd'hui sur nous tous – un véritable coup d'État des milliardaires contre la démocratie –, la première chose à faire est de prendre conscience de l'ampleur du désastre. Les conséquences ne sont pas abstraites. Ce sont de vraies vies humaines et nos moyens de subsistance qui sont en jeu. Nous reconnaissons toutefois que l'humour constitue une arme redoutable.

Nous avons souvent tendance à penser que le monde a besoin d'être convaincu des menaces qui pèsent sur lui, avant de nous rendre compte que la plupart des gens en sont non seulement conscients, mais qu'ils les ont suffisamment appréhendées pour apporter une touche d'humour à la folie ambiante.

Rien ne révèle mieux les faiblesses des milliardaires et de leurs acolytes d'extrême droite que les railleries dont ils font l'objet de la part de celles et ceux-là mêmes qu'ils cherchent à contrôler et à intimider.

Heureusement, Internet regorge de mèmes tournant en dérision la folie des prétendants à ce nouvel ordre mondial. Ces mèmes, à l'instar des débats houleux qui animent une grande partie des conversations sur Internet, ne constituent certes pas une solution aux problèmes auxquels nous sommes confrontés. Seules des délibérations démocratiques et des actions collectives menées par des personnes organisées là où elles vivent et travaillent permettront d'y parvenir.

Néanmoins, ces contenus offrent un aperçu de la manière dont les gens interprètent les événements du moment, et de la façon dont l'humour peut transcender le bruit et les nuances pour atteindre une vérité fondamentale.

Dans la communauté mondiale des jeux vidéos, Elon Musk, le PDG de Tesla, SpaceX et X (anciennement Twitter) est devenu la risée de ses propres réseaux sociaux. Il s'est fait prendre à payer des gamers pour qu'ils jouent en ligne sous son nom d'utilisateur, afin de pouvoir se faire passer pour l'un des meilleurs joueurs au monde.

Mark Zuckerberg, PDG de Meta, ne peut pas, lui non plus, échapper aux railleries, lui qui est connu pour son manque de charisme. Avec la montée de l'extrême droite, il a pour la énième fois tenté de se trouver une personnalité, en adoptant cette fois les traits d'un nationaliste et d'un promoteur de l'hypermasculinité. Dans son article, Rebecca Shaw le décrit comme « enfilant le déguisement du parfait “bro” pour rejoindre le cercle des mecs et s'asseoir à la table des grands ». Les internautes n'ont pas tardé à réagir à l'une de ses publications en s'en prenant directement à Meta pour son exploitation abusive des données personnelles :

Zuck [Zuckerberg] en route pour livrer vos données privées au gouvernement américain.

Lorsque Blue Origin, l'entreprise spatiale de Jeff Bezos, a envoyé un équipage entièrement féminin dans l'espace cette année, le PDG a tenté de présenter cet événement comme une avancée historique pour le féminisme. Si le génie technologique des personnes impliquées dans les voyages spatiaux est certes incontestable, le monde entier a eu du mal à se retenir de rire devant le décalage criant d'une telle opération de ‘com' : un milliardaire qui propulse dans l'espace un cortège de femmes pour la plupart célèbres, vêtues de costumes de créateurs, pour un voyage de 11 minutes, alors que le climat s'embrase et que les droits des travailleuses sont systématiquement bafoués aux quatre coins du monde.

Une tiktokeuse a proposé comme manchette : « Let them eat space » (« Qu'ils mangent de l'espace »), en référence à la célèbre phrase attribuée à Marie-Antoinette pendant la Révolution française : « S'ils n'ont pas de pain, qu'ils mangent de la brioche ». D'autres ont souligné l'hypocrisie que représentent des voyages spatiaux à plusieurs millions de dollars financés par un homme réputé pour son évasion fiscale.

Ces milliardaires comptent parmi les personnes les plus riches et les plus impitoyables au monde aujourd'hui. Pourtant, chaque fois qu'ils font leur apparition sur le devant de la scène publique, ils en sont chassés sous les huées d'un public averti qui voit bien à quel point ces oligarques et leurs ambitions sont coupés de la réalité.

La satire contre les puissants : une longue tradition

Lorsque la Confédération syndicale internationale (CSI) a élaboré son Manuel du coup d'État milliardaire au début de cette année, elle a identifié 13 stratégies clés déployées par des milliardaires comme ceux cités pour consolider leur emprise sur le pouvoir.

Dans tous les pays où les milliardaires et leurs alliés d'extrême droite montent en puissance, vous les verrez puiser la plupart des éléments de leur stratégie dans ce menu. Leurs agissements sont tout sauf drôles, ce qui n'empêche pas les gens de trouver une touche d'humour dans leur comportement caricaturalement maléfique.

À travers cet humour, il apparaît clairement que les militants et les internautes les plus avisés sont parfaitement familiarisés avec les stratégies identifiées par la CSI, qui se déclinent comme suit :

Soutenir l'extrême droite : par exemple, lorsque Elon Musk a effectué deux saluts nazis lors de la cérémonie d'investiture de Donald Trump en 2025, Internet en a fait ses choux gras, tout comme les militants de la guérilla publicitaire dans la vie réelle.

Attaquer la propriété publique : les créateurs de mèmes s'amusent depuis longtemps à ironiser sur l'absurdité de la privatisation comme stratégie des riches et de l'extrême droite, comme en témoigne ce mème inspiré du film à succès de 2010, Inception. (« La propriété publique, ça ne marche pas ». « C'est ceux qui profitent de la privatisation qui t'ont dit ça, n'est-ce pas » ?)

Contrôle des données : l'une des caractéristiques de l'agenda actuel de l'extrême droite soutenu par les milliardaires est la place importante accordée à l'accaparement de quantités exponentielles de données personnelles des utilisateurs. Bien que cela soit officiellement fait pour « améliorer l'expérience utilisateur », les travailleurs savent bien que l'objectif réel de ces acteurs est de monétiser les données et de les utiliser pour soutenir la surveillance étatique.

Ton téléphone dès que tu dis que tu veux acheter quelque chose.

Diviser la classe travailleuse : l'une des clés pour renforcer le pouvoir de l'extrême droite dans la défense des employeurs consiste à opposer les travailleurs les uns aux autres, une tactique vieille comme le monde. Qu'il s'agisse de race, de statut migratoire, de religion, de langue, de genre, d'orientation sexuelle ou de toute autre identité, ils savent que les travailleurs sont forts lorsqu'ils sont unis dans leur diversité. Comme l'illustre le fameux cartoon du patron avec son assiette pleine de cookies, qui dit à l'ouvrier blanc qui n'a qu'un seul cookie : « Attention mon gars, c'est ce travailleur étranger qui en veut à ton cookie ».

Faux messages contre l'élite : dans un mème désormais bien connu, des internautes répondent régulièrement à l'indignation feinte exprimée par les milliardaires et les mouvements sociaux d'extrême droite avec une image tirée de la série à sketch, complètement absurde de Netflix, I Think You Should Leave. Il s'agit d'un arrêt sur image montrant un homme déguisé en hot-dog qui vient de percuter un magasin avec une voiture en forme de hot-dog. La légende cite les paroles prononcées par l'homme saucisse : « Nous sommes à la recherche du type qui a fait ça. » Les créateurs de mèmes l'ont utilisée pour dénoncer Jeff Bezos qui, après avoir racheté le Washington Post en 2013, use désormais de son pouvoir pour influencer le processus éditorial du journal en 2024 et 2025.

À droite, un édito du propriétaire du journal The Washington Post, Jeff Bezos, proclamant : « La dure vérité : Les Américains n'ont plus confiance dans les médias ». À gauche, un homme saucisse s'écrie : « Nous sommes à la recherche de celui qui a fait ça ».

Semer le chaos, maîtriser l'histoire : aujourd'hui, les ultra-riches, tout comme l'extrême droite, ont adopté le credo de la Silicon Valley : « aller vite et casser les codes ». Ce qui était autrefois considéré comme une approche irrévérencieuse d'entrepreneurs marginaux a pris un nouveau sens à présent que ces mêmes acteurs ont acquis du pouvoir politique, en semant le chaos pour mieux le résoudre ensuite et apparaître comme des sauveurs.

« Tu es viré . Attendez, vous êtes réembauché. Envoyez-nous par e-mail une liste des choses que vous avez faites aujourd'hui. Attendez, oubliez-le, vous êtes à nouveau licencié. Revenez, votre travail était important ! Tu es viré. Ou embauché. Venez au bureau. Attendez, le bureau n'a pas d'ordinateurs, rentrez chez vous. Nous sommes le ministère de l'Efficacité gouvernementale »
[Post sur Bluesky de Nicole Terigni. 5/03/25]

Réduire la presse au silence : une presse libre et indépendante est reconnue depuis des siècles comme l'un des piliers fondamentaux de la vie démocratique. Cependant, lorsque des ultranationalistes soutenus par des milliardaires s'emparent du pouvoir, c'est souvent l'une des premières libertés à être guillotinée.

En Inde, par exemple, un culte de la personnalité s'est développé autour du Premier ministre Narendra Modi, largement considéré comme un adversaire des médias indépendants dans son pays (L'Inde est 150e au classement de la liberté de la presse). Les responsables politiques ne sont pas les seuls à être ciblés par les créateurs de mèmes. Comme mentionné précédemment, Jeff Bezos, fondateur et président exécutif d'Amazon, a racheté le journal le Washington Post en 2013. Depuis, il squatte les pages éditoriales du journal pour défendre ses propres intérêts, proclamant « Ne taxez pas les riches » ou bien « Les milliardaires sont une chance ».

Faire taire les militants et les syndicats : la répression des libertés démocratiques ne se limite bien sûr pas aux médias. Dans de nombreux pays, les régimes d'extrême droite et autoritaires s'en prennent également à la société civile et aux syndicats, en réprimant les manifestations et en emprisonnant les leaders des mouvements sociaux. La Turquie n'en est qu'un exemple parmi d'autres, comme le montre ce faux plateau de Monopoly, où toutes les cases mènent en prison, brandi comme une pancarte lors d'une manifestation.

Faire pression en faveur de la guerre : alors que le mouvement syndical se dresse depuis longtemps comme un défenseur de la paix et un opposant à la militarisation, le sort d'industries entières dépend de l'accumulation et du déploiement d'armements et de forces militaires. La guerre est désormais un modèle économique dans lequel les milliardaires investissent massivement.

Cependant, les citoyens ordinaires savent reconnaître une ruse lorsqu'ils en voient une (Les gens : « Personne n'y gagne avec le carnage de la guerre ». L'industrie militaire : 😏). Et alors que les tambours de guerre résonnent de plus en plus fort dans les pays occidentaux, les politiciens modifient leurs priorités en matière de dépenses, menaçant de réduire des programmes publics durement acquis pour financer la militarisation.

Ainsi, les créateurs de mèmes d'Europe créent des images comme celles-ci pour rendre les choix clairs :

Le bus : La commission européenne présente son plan pour une industrie propre.
Le train à pleine vitesse : l'UE qui décide encore plus de dépenses militaires.

Ignorer les règles – les lois, les élections, les tribunaux : ce coup d'État des milliardaires contre la démocratie favorise la résurgence du pouvoir exécutif et de l'autoritarisme. Les institutions parallèles censées servir de garde-fou contre le pouvoir absolutiste sont fréquemment prises pour cible. Les élections sont systématiquement truquées. Les tribunaux sont invariablement partiaux. Les lois et les droits deviennent des obstacles. Une fois de plus, le peuple voit les choses pour ce qu'elles sont :

Extrême gauche / Centre-gauche/ Centre : « Trump veut être un dictateur ». Centre-droite : « Nooon, Trump ne veut pas être un dictateur ». Extrême-droite/Trump : « Je veux être un dictateur ».

Quand bien même les États-Unis comptent un nombre disproportionné de milliardaires et que le nouveau gouvernement du pays monopolise l'attention mondiale, ce n'est pas le seul pays où des humoristes se livrent quotidiennement à des critiques acerbes à l'encontre de dirigeants qui enfreignent la loi. En Argentine, le président Javier Milei est empêtré dans un scandale lié à la promotion de la cryptomonnaie « Libra », laquelle s'est finalement effondrée, entraînant des pertes estimées à plusieurs millions de dollars pour les acheteurs qui avaient suivi ses recommandations.

Faire en sorte que tout semble nécessaire : « Ne jamais laisser passer l'aubaine d'une bonne crise » est depuis longtemps la devise des régimes autoritaires. L'abus des pouvoirs d'urgence pour contourner les lois et les droits humains n'a fait que s'intensifier ces dernières années. Ce mème l'explique mieux que ne le ferait une dissertation de 2.000 mots : « S'ils peuvent suspendre vos droits à cause d'un état d'urgence, alors ils continueront à provoquer ces états d'urgence ».

Quels enseignements tirer de toute cette création de contenu en ligne ?

Le « Manuel du coup d'État milliardaire » n'a pas grand-chose à apprendre aux travailleurs du monde. Ceux-ci savent, en effet, clairement distinguer le lien entre les élites fortunées et les abus de pouvoir autoritaires perpétrés par l'extrême droite. Et pour dénoncer cette situation en des termes clairs et simples, ils n'hésitent pas à faire appel à l'humour et à la culture populaire.

Aussi, le défi qui attend les syndicats et leurs alliés consistera-t-il à organiser, à motiver et à mobiliser cette conscience collective pour transformer celle-ci en une action collective efficace. De telles campagnes s'élaborent dans un premier temps à travers des discussions entre les travailleurs et au sein des groupes dans lesquels ils s'organisent. Si ces campagnes sont sérieuses, la lutte de longue haleine pour les mener à bien repose en grande partie sur la camaraderie, la solidarité et même l'humour qui unissent collègues, amis et voisins.

Comme l'a si bien dit l'écrivain américain Mark Twain : « Rien ne peut résister à l'assaut du rire. »

29.04.2025 à 12:22

Inclusion professionnelle des personnes handicapées : de l'expérience à la pratique établie (aux gains économiques avérés) en trois étapes

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Pour la plupart des gens, la journée de travail commence par les rituels quotidiens : se lever, s'organiser et affronter les embouteillages ou les transports en commun pour se rendre au travail. Mais, pour Felisa Alí Ramos, représentante du réseau Vida Independiente Bolivia (Revibo), la journée démarre avec un défi supplémentaire. Elle dépend d'un fauteuil roulant pour se déplacer.
La difficulté ne se limite pas seulement à son accès au travail mais conditionne aussi, en grande partie, son (…)

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Pour la plupart des gens, la journée de travail commence par les rituels quotidiens : se lever, s'organiser et affronter les embouteillages ou les transports en commun pour se rendre au travail. Mais, pour Felisa Alí Ramos, représentante du réseau Vida Independiente Bolivia (Revibo), la journée démarre avec un défi supplémentaire. Elle dépend d'un fauteuil roulant pour se déplacer.

La difficulté ne se limite pas seulement à son accès au travail mais conditionne aussi, en grande partie, son expérience au jour le jour. En arrivant au bureau, Felisa doit non seulement s'acquitter de ses responsabilités professionnelles, mais elle doit également s'assurer que son environnement est accessible et adapté à ses besoins.

« Quand j'ai eu mon accident, ma vie a complètement basculé [...]. Pendant des années, j'ai perdu l'envie de vivre, mais les difficultés matérielles au sein de mon ménage m'ont décidée à aller de l'avant », confie-t-elle depuis son bureau, au siège du réseau Revibo, d'où elle mène son combat pour une véritable inclusion professionnelle des personnes en situation de handicap dans son pays.

Malgré certaines avancées législatives en Amérique latine, les personnes handicapées continuent à faire face à d'importantes inégalités en matière d'emploi. L'accès à un emploi décent et à des conditions de travail équitables relève d'une lutte permanente. Pour Felisa, la difficulté n'était pas seulement d'ordre physique, mais aussi social. La discrimination, l'ignorance et le manque d'aménagements constituaient des obstacles invisibles mais bien réels.

« [Je me souviens] que lorsque j'ai postulé pour un emploi auprès d'une collègue, son attention s'est portée davantage sur mon fauteuil roulant que sur ma formation universitaire. Cela m'a profondément blessée. Au fond de moi, je me suis dit : “Non, je peux y arriver, et je vais créer mon propre emploi” », raconte-t-elle.

Avant l'accident, Felisa avait suivi une formation d'assistante sociale et, malgré les difficultés, elle ne s'est pas laissée décourager par les barrières physiques. Son récit met toutefois en lumière une réalité beaucoup plus complexe : la discrimination à laquelle font face les personnes en situation de handicap ne se reflète pas seulement dans les barrières physiques, mais aussi dans les regards, le manque d'empathie et les préjugés, qui sont souvent invisibles pour les personnes qui ne vivent pas cette réalité.

De la brèche de l'emploi à la conscientisation

Selon les données recueillies par la Commission économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC), les personnes handicapées représentent 15 % de la population mondiale, soit près d'un milliard de personnes. En Amérique latine, quelque 85 millions de personnes vivent avec un handicap, si l'on tient compte des handicaps liés au vieillissement. Selon la Banque interaméricaine de développement (BID), compte tenu du « vieillissement accéléré de la population au niveau de la région », ce chiffre pourrait atteindre 150 millions d'ici 2050.

Dans le monde du travail, malgré une prise de conscience accrue de l'importance de l'inclusion ces dernières années, les écarts restent considérables. Les personnes en situation de handicap sont plus susceptibles de connaître le chômage. Parallèlement, dans de nombreux pays de la région, les taux de scolarisation des personnes de cette catégorie sont considérablement plus faibles. De fait, elles ont au moins 20 % plus de probabilité que la population générale de ne pas étudier ni travailler. Cette brèche ne se limite pas à l'accès à l'emploi, mais reflète aussi la façon dont ces personnes sont condamnées à un avenir prévisible, avec des perspectives limitées.

Stefan Tromel, spécialiste principal en matière de handicap à l'Organisation internationale du travail (OIT), souligne que les jeunes en situation de handicap sont confrontés à des taux de chômage beaucoup plus élevés que leurs pairs sans handicap. À cela s'ajoutent l'écart salarial lié au genre et le taux élevé de travail informel, qui sont encore plus prononcés pour les personnes de cette catégorie.

« Voilà pourquoi notre message en faveur d'un travail digne et décent est si important. Il ne s'agit pas seulement d'avoir un emploi, mais de garantir que les personnes handicapées aient les mêmes chances d'accéder à des emplois de meilleure qualité et mieux rémunérés », souligne-t-il.

« Une statistique qui nous préoccupe particulièrement est que le taux de jeunes en situation de handicap qui ne sont ni employés, ni en formation, ni scolarisés est deux fois plus élevé que celui des jeunes sans handicap », ajoute M. Tromel, soulignant ainsi la profonde exclusion de ce groupe des systèmes d'emploi et d'éducation.

De plus, les obstacles à l'intégration professionnelle des personnes en situation de handicap sont divers et complexes. M. Tromel fait remarquer que ces obstacles vont au-delà de l'emploi proprement dit et englobent des problèmes d'accessibilité dans les transports publics, les bâtiments et même les sites web [monde numérique]. Il souligne aussi l'absence de systèmes de protection sociale adéquats et, dans certains cas, des problèmes légaux liés aux capacités juridiques. Tous ces facteurs ont une incidence directe sur l'insertion professionnelle de ces personnes.

Par ailleurs, beaucoup d'entreprises n'ont pas prévu les aménagements nécessaires pour garantir leur inclusion professionnelle sur un pied d'égalité, ce qui a pour conséquence de perpétuer leur exclusion. À cela s'ajoute l'absence de programmes de formation professionnelle adaptés aux besoins spécifiques des personnes en situation de handicap. La plupart de ces programmes, même s'ils existent, ne sont pas conçus selon des approches réalistes facilitant leur insertion effective sur le marché du travail. Comme a souligné M. Tromel lors de son entretien avec Equal Times : « Dans certains cas, les formations professionnelles s'adressent spécifiquement aux personnes handicapées qui, normalement, n'ont pas, pour ainsi dire, d'attente particulière quant à la possibilité que cela débouche sur un emploi [réel]. »

Víctor Hugo León Tenorio, membre de la Commission juridique du Réseau latino-américain des organisations non gouvernementales des personnes handicapées et de leurs familles (RIADIS), souligne aussi : « Malheureusement, le handicap tend à n'être associé qu'à l'utilisation du fauteuil roulant, alors qu'il existe différents types de handicap, chacun avec des besoins spécifiques qui nécessitent des adaptations au niveau de l'espace de travail, comme le langage des signes, JAWS et les sols tactiles, pour ne citer que quelques exemples. Mais cela peut bien sûr entraîner des coûts. D'autre part, il est un fait que beaucoup d'entreprises continuent de reléguer les personnes handicapées à des tâches telles que la réception téléphonique ou la conciergerie, ce qui exige de notre part un travail de sensibilisation continu. »

L'inclusion professionnelle, un vecteur d'opportunités pour les entreprises

Ces dernières décennies, toutefois, les entreprises de la région ont commencé à reconnaître l'inclusion professionnelle des personnes handicapées non seulement comme une obligation éthique, mais aussi comme une stratégie clé pour améliorer la compétitivité, promouvoir des environnements plus inclusifs et résilients et, surtout, enrichir leur capital humain.

Fernando Carotta Derudder, codirecteur exécutif du Réseau des entreprises inclusives pour l'Argentine et l'Uruguay, souligne que ce réseau répond à un objectif clair : « Promouvoir un emploi décent pour les personnes handicapées ». Selon M. Carotta, cette initiative a vocation à réduire les taux de chômage et à fournir aux entreprises les outils nécessaires pour faciliter l'intégration professionnelle des personnes en situation de handicap. Il insiste sur le fait qu'il ne s'agit pas seulement de créer de nouvelles possibilités d'emploi, mais aussi de garantir à ces travailleurs l'accès à un développement professionnel dans des conditions d'égalité et d'équité. Cela, souligne-t-il, dépend en grande partie d'une formation et d'un apprentissage adéquats, facteurs clés pour leur pleine intégration dans le monde du travail.

Cependant, le processus d'intégration professionnelle n'est pas toujours simple. À ce propos, M. Carotta indique que le travail du réseau requiert une attention minutieuse à chaque étape du processus d'intégration. « Il y a lieu d'être très prudent à l'heure de répondre aux attentes des entreprises, car la moindre erreur à n'importe quelle étape peut leur faire changer d'avis et abandonner l'initiative », souligne-t-il. Il reconnaît que certaines entreprises ont amorcé des processus d'inclusion professionnelle, mais elles se sont heurtées à des difficultés qui ont compliqué la poursuite de ces processus à court ou à moyen terme.

« Le défi est de taille, et il est essentiel de bien préparer les équipes. Souvent, les processus d'insertion échouent parce que la personne [en situation de handicap] est affectée à un service où les responsables, les chefs, les supérieurs hiérarchiques et les collègues ne sont pas préparés à son arrivée. Et c'est là qu'il faut éliminer les stigmates et venir à bout des préjugés. [C'est pourquoi] la formation et la sensibilisation des équipes de travail sont fondamentales », a-t-il souligné.

L'une des principales difficultés auxquelles se heurtent les petites et moyennes entreprises tient au manque de ressources et de structures adaptées pour relever le défi de l'inclusion. M. Carotta précise que les multinationales sont avantagées, dans la mesure où elles disposent de ressources plus importantes et de structures plus développées.

Cependant, la clé réside dans la sensibilisation des entreprises, indépendamment de leur taille, au fait que l'inclusion n'est pas une faveur, mais une nécessité. Et pour cela, il est tout aussi important de travailler sur les processus d'inclusion que sur ceux d'adaptation.

M. Carotta avertit que la diversité ne doit pas être considérée uniquement comme un objectif quantitatif, mais aussi comme un objectif qualitatif. « Le principal défi, le talon d'Achille des entreprises, ne réside pas seulement dans la décision d'embaucher une personne en situation de handicap ou dans les processus qui précèdent cette décision, mais aussi dans le fait de s'assurer que cette personne puisse évoluer de la meilleure façon possible, au même titre que n'importe quel autre employé ».

« Une insertion professionnelle véritable implique que la personne soit accompagnée et qu'elle puisse rester durablement dans l'entreprise », a-t-il indiqué.

Felisa, qui a vécu dans sa propre chair les défis de son parcours professionnel, attire l'attention sur le fait qu'il est essentiel pour les entreprises de créer un environnement dans lequel les personnes en situation de handicap aient, non seulement, la possibilité de travailler, mais où elles se sentent aussi véritablement valorisées. « Et c'est souvent ce qui manque : qu'on vous considère au-delà de votre handicap, qu'on vous reconnaisse comme un être humain doté de capacités et de compétences », explique-t-elle.

Son point de vue rejoint celui de M. Carotta, qui souligne qu'une véritable inclusion n'est atteinte qu'à partir du moment où les entreprises reconnaissent les personnes handicapées comme des « travailleurs dotés de capacités » et non comme une contrainte sociale. Pour lui, l'inclusion implique un changement culturel en profondeur au sein des entreprises, en particulier dans leurs relations internes. À ce titre, il souligne que, même dans des environnements diversifiés, des attitudes discriminatoires persistent, telles que la surprotection des collègues, ce qui constitue un obstacle supplémentaire à surmonter.

« Nous nous trouvons face à un dilemme : d'un côté, il y a la surprotection qui freine le développement, et de l'autre, l'abandon total, qui ne nous laisse aucune chance de progresser. Aucun de ces extrêmes ne facilite les choses », ajoute Felisa.

Au-delà des stigmates : les perspectives d'avenir

« Nous nous trouvons face à une problématique complexe », explique M. Tromel, en référence au défi que représente le changement des perceptions sur le potentiel des personnes handicapées. Les préjugés pèsent encore lourdement et limitent leurs chances, et malgré certaines avancées législatives, leur faible application perpétue l'exclusion. « La plupart de ces lois ne sont pas correctement appliquées, ce qui fait que de nombreuses personnes en situation de handicap restent prises au piège de la pauvreté », avertit-il.

Progresser vers l'égalité et le travail décent « pour tous, y compris les personnes en situation de handicap, nécessite une approche transversale qui se base sur la reconnaissance et la prise en compte des multiples formes d'exclusion ». La classe travailleuse est composée d'une diversité d'identités et de réalités qui doivent également être représentées au sein du mouvement syndical. L'inclusion des personnes en situation de handicap implique de promouvoir l'accessibilité, de fournir une formation adaptée et de garantir une communication inclusive, le tout dans une perspective de droits humains et de solidarité », précise Nallely Domínguez, secrétaire chargée des politiques sociales de la Confédération syndicale des travailleuses et travailleurs des Amériques (CSA).

Quant à l'avenir, le spécialiste principal de l'OIT insiste sur l'importance de préparer les personnes en situation de handicap aux secteurs émergents tels que l'économie verte et numérique, qui sont en train de transformer le marché du travail. « Si nous tenons à ce que l'avenir du marché du travail soit plus inclusif, nous devons déployer des efforts explicites afin d'assurer que les personnes en situation de handicap aient aussi accès aux compétences et aux emplois dans ces domaines numériques et verts », a-t-il conclu.

24.04.2025 à 16:09

Breaking Social - Symphonie de la résistance [documentaire]

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Texte intégral (2514 mots)

24.04.2025 à 10:19

Aux Philippines, le calvaire des petites mains de l'intelligence artificielle

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Comme chaque soir, Junbee et John-Henry, deux amis âgés de 22 et 27 ans, prennent place dans la pièce surchauffée du petit cybercafé de leur bidonville de Cagayan de Oro, une grande ville du sud des Philippines. Après avoir chassé de là deux pré-adolescents hypnotisés par leurs jeux vidéo, ils s'affalent sur les chaises en plastique devant deux ordinateurs hors d'âge. « Nous n'avons pas assez d'argent pour acheter un ordinateur personnel, alors on vient travailler ici chaque nuit, de 8 (…)

- Reportages photos / , , , , , ,
Texte intégral (3668 mots)

Comme chaque soir, Junbee et John-Henry, deux amis âgés de 22 et 27 ans, prennent place dans la pièce surchauffée du petit cybercafé de leur bidonville de Cagayan de Oro, une grande ville du sud des Philippines. Après avoir chassé de là deux pré-adolescents hypnotisés par leurs jeux vidéo, ils s'affalent sur les chaises en plastique devant deux ordinateurs hors d'âge. « Nous n'avons pas assez d'argent pour acheter un ordinateur personnel, alors on vient travailler ici chaque nuit, de 8 heures du soir à 5 heures du matin. Pendant la journée, il y a trop d'enfants, on ne peut pas se concentrer », explique l'un d'eux d'une voix lasse.

Leurs écrans affichent bientôt des photos d'amateurs regorgeant de nourriture : un risotto aux asperges servi dans un restaurant occidental ; une bûche de Noël immortalisée lors d'un réveillon ; un cappuccino posé sur le comptoir d'un café branché ; des œufs au plat et des toasts à la table d'un déjeuner. D'une main experte, Junbee et John-Henry entourent chaque aliment à l'aide de leur souris.

« Notre job consiste à analyser des milliers de photos de nourriture prises à travers le monde. Nous découpons le contour de chaque aliment avant de l'identifier dans un logiciel. En répétant cette tâche des milliers de fois, on apprend à l'intelligence artificielle à reconnaître les objets toute seule. Cette technologie est déjà intégrée aux smartphones, qui sont désormais capables de reconnaître les objets photographiés par leurs propriétaires », révèle John-Henry en cliquant sur une photo d'œufs durs posés à côté de barres de céréales.

Un cybercafé où travaillent des annotateurs de données, dans un bidonville de Cagayan de Oro (île de Mindanao, Philippines).
Photo: Théophile Simon

Les deux amis ne sont pas les seuls à passer leurs nuits à entraîner les algorithmes de l'IA. Au fil des maisonnettes en tôle du bidonville, des dizaines d'autres habitants effectuent des tâches similaires. Depuis une minuscule pièce sans fenêtres, les yeux rivés sur un vieil écran, Cheiro, 27 ans, examine quant à lui un nuage de milliers de points disséminés sur un plan en trois dimensions. Juxtaposant l'ensemble avec une photo prise depuis le tableau de bord d'une voiture roulant à San Francisco, il sélectionne certains agglomérats de points à l'aide de sa souris puis note leurs coordonnées géométriques dans un logiciel.

« Chacun de ces points matérialise le rebond du laser projeté par la voiture autonome au moment où elle analyse son environnement. Je dois identifier chaque forme afin d'aider le véhicule à distinguer une autre voiture d'un piéton, un arbre d'un panneau ou un animal d'un bâtiment. Je répète cette tâche environ douze heures par jour, sept jours par semaine, souvent la nuit », soupire-t-il en pointant vers un coin de la pièce, où une paillasse malodorante gît sur une palette de bois. « Si je comprends bien, ces données permettront un jour à l'intelligence artificielle de remplacer les conducteurs. »

Cheiro, informaticien, annote les données de navigation d'un véhicule autonome.
Photo: Théophile Simon

En haut à gauche des écrans de John-Henry, Junbee et Cheiro, un logo vert et blanc trahit l'identité de leur employeur : Remotasks, une filiale de la start-up américaine ScaleAI. Fondée en 2016 à San Francisco par Alexandr Wang, un petit génie du Massachusetts Institute of Technology (MIT), l'entreprise se spécialise dans la fourniture de données aux leaders mondiaux de l'IA. Un filon juteux : lors de sa dernière levée de fonds, en 2021, ScaleAI a été valorisée à près de sept milliards d'euros. L'entreprise compte parmi ses clients plusieurs géants de la Silicon Valley comme Apple, Google, OpenAI ou Amazon, des conglomérats asiatiques tels que Samsung, Toyota et Hyundai ou encore SAP, le champion allemand des logiciels de gestion, mais aussi la société de conseil Accenture, basée en Irlande.

Afin d'entraîner leurs algorithmes, les multinationales appâtées par les promesses de l'IA nécessitent en effet d'immenses quantités de données « annotées », c'est-à- dire préalablement déchiffrées et organisées par des humains. L'océan de photos captées par les téléphones portables d'Apple ou Samsung est ainsi exploré ; le contenu des millions d'heures de vidéos filmées par les voitures autonomes est répertorié ; des millions de documents comptables sont disséqués afin de pouvoir, un jour, automatiser les services administratifs de milliers d'entreprises.

D'après un ancien cadre de Remotasks aux Philippines, utilisant le pseudo Bayani, l'un des plus importants clients de ScaleAI serait Waymo, la filiale Google chargée de développer les voitures autonomes. Depuis 2017, des milliers de Philippins entraîneraient les algorithmes des futurs taxis sans chauffeurs, qui commencent à poindre dans certaines villes occidentales.

Les images annotées par Junbee et John-Henry seraient quant à elles destinées à Apple. Les deux garçons affirment aussi avoir eu à annoter des factures. L'entreprise SAP chercherait à automatiser ses logiciels comptables grâce à l'IA. Selon un rapport de recherche Google de 2022, le marché de l'annotation de données devrait être multiplié par dix d'ici à la fin de la décennie pour avoisiner les huit milliards de dollars et employer plusieurs millions de personnes, en grande majorité dans les pays en développement.

« Si vous êtes une entreprise européenne et que vous avez besoin de quelques millions d'images annotées pour entraîner une IA, allez-vous embaucher des travailleurs européens coûteux ou des travailleurs bon marché dans les pays du Sud ? », fait mine de s'interroger Marc Graham, professeur à Oxford et directeur de Fairwork, une fondation spécialisée dans « l'économie des petits boulots ».

Junbee (au fond) et John-Henry (à droite) annotent des données pour Remotasks, depuis un cybercafé de Cagayan de Oro.
Photo: Théophile Simon

Le potentiel économique du secteur est connu de longue date. Au milieu des années 2000, la plateforme Amazon Mechanical Turk (MTurk) permettait déjà aux entreprises de sous-traiter certaines tâches informatiques à des travailleurs indépendants. À son pic, au début de la décennie 2010, l'entreprise comptait plus de 400.000 utilisateurs répartis dans une centaine de pays. Plusieurs firmes concurrentes ont ensuite été créées, à l'instar d'iMerit, en Inde, ou de Samasource, au Kenya. Chacune employait alors directement des travailleurs à l'intérieur de grands open-space.

Mais à partir de 2017, ScaleAI a industrialisé et décentralisé le modèle. Reprenant le concept de MTurk, l'entreprise californienne affirme sur son site internet avoir tissé un réseau d'environ 240.000 travailleurs indépendants dans plusieurs pays du Sud, dont une bonne partie aux Philippines. Tous sont réunis sur une plateforme en ligne permettant de dispatcher les données à annoter aux quatre coins de la planète.

Chacun de ces « taskers » – surnom donné par Remotasks – est d'abord formé pendant plusieurs semaines par des formateurs de l'entreprise. À Cagayan de Oro, l'entreprise californienne a ainsi monté un impressionnant quartier général dans un immeuble sans âme du centre-ville. À l'intérieur, une fois passé le poste de sécurité, une véritable ruche se dévoile au visiteur. Des dizaines de salles sans fenêtres, chacune protégée par des digicodes, ont été remplies d'un maximum d'ordinateurs. Nuit et jour, plu- sieurs centaines d'ouvriers de la donnée sont formés sous le regard sévère de contremaîtres.

« Je viens ici du lundi au samedi, parfois le dimanche », raconte Kieffer, 23 ans, silhouette maigrichonne et lunettes rondes, en revenant à son poste après avoir avalé quelques brochettes achetées sur le trottoir d'en face. « Nous fonctionnons en trois-huit : une équipe travaille le matin, une l'après-midi et une la nuit, avec une demi-heure de pause déjeuner. Au total, près d'un millier d'entre nous défilent ici chaque jour ». À l'intérieur de sa salle de travail, une vingtaine d'autres jeunes s'entassent dans une quinzaine de mètres carrés. D'ici quelques semaines, tous seront renvoyés chez eux pour travailler en ligne, à l'instar de Junbee, John-Henry et Cheiro.

Des employés de Remotasks annotent des données à l'intérieur d'un batiment loué par l'entreprise à Cagayan de Oro.
Photo: Théophile Simon

Selon Bayani, plus de 10.000 habitants de Cagayan de Oro auraient ainsi été formés par Remotasks et travailleraient depuis leur domicile. « Ce système de plateforme en ligne est très pratique pour l'entreprise, car il lui permet de ne pas déclarer les travailleurs. Tous sont embauchés sans contrat de travail et sont donc révocables d'un claquement de doigts, sans la moindre obligation légale. C'est de l'exploitation pure et simple », dénonce-t-il.

À Cagayan de Oro, l'écrasante majorité des petites mains de l'IA vivent en effet dans une grande précarité. Chaque tâche d'annotation n'est rémunérée que quelques centimes d'euros. Le pécule est ensuite versé via PayPal, en dehors du système bancaire philippin.

« L'une des conditions imposées par Remotasks lors du recrutement est d'accepter d'opérer en tant que travailleur indépendant. L'entreprise nous forme puis nous donne accès à un site permettant de postuler à des micro-tâches, qui durent chacune entre cinq et trente minutes et sont payées au lance-pierre », explique Mary Jones, une mère de famille cumulant plusieurs emplois pour élever ses deux enfants en bas âge. « Je travaille entre huit et dix heures par jour, pour un salaire de six euros en moyenne », confirme Junbee, 22 ans, depuis l'un des bidonvilles de Cagayan de Oro. « C'est moins que le minimum légal et je n'ai aucune protection sociale, mais je n'ai pas le choix. Dans ce coin des Philippines, il y a très peu d'emplois. » « L'autre solution, c'est de vendre de la drogue. Or je veux un avenir », ajoute John-Henry, dont l'un des parents vient d'écoper de plusieurs années de prison pour trafic de stupéfiants.

Postée devant sa petite maison sur pilotis, face à l'immensité de l'océan, Judy Mae Ravanera, 26 ans, accuse carrément Remotasks de l'avoir flouée. « Mon mari et moi avons annoté des données pour eux pendant près d'un an. Puis un beau jour, nos salaires n'ont plus été versés », raconte- t-elle d'une voix douce à l'intérieur de sa maison. « Au bout de six mois, nous n'avions toujours rien. Comme l'entreprise est basée à l'étranger, nous n'avons jamais pu nous plaindre à la justice ».

Judy Mae Ravanera, une habitante de Cagayan de Oro employée par Remotasks, fin novembre 2023.
Photo: Théophile Simon

Confronté à ces témoignages, le responsable local de l'inspection nationale du travail, Atheneus Vasallo, affirme ignorer la présence de Remotasks à Cagayan de Oro. « L'externalisation de tâches informatiques par les entreprises des pays développés vers les Philippines est un phénomène qui remonte à environ deux décennies. Or, les employés de cette industrie sont généralement localisés dans un endroit précis, comme un bureau. Le fait que les gens travaillent directement depuis chez eux a pour conséquence que certaines entreprises peuvent passer sous les radars de nos services d'inspection », se justifie-t-il.

Le fonctionnaire a promis d'ouvrir une enquête sur Remotasks. Ses chances de succès sont toutefois très maigres. « Le travail en ligne complique l'application du droit du travail, surtout lorsque l'employeur n'est pas installé dans le même pays. C'est une menace pour les travailleurs, en particulier dans un pays en développement comme les Philippines », appuie Cheryll Soriano, professeure à l'université De La Salle de Manille et spécialiste en économie digitale.

À Cagayan de Oro, l'annotation de données n'a pourtant pas toujours été précaire et mal payée. À ses débuts, Remotasks offrait même une rémunération supérieure au salaire minimum. Au point de connaître un succès fulgurant parmi la jeunesse technophile de Cagayan de Oro. La manne providentielle fut cependant de courte durée. Dès 2022, le montant proposé pour chaque micro-tâche d'annotation s'effondre de moitié. « L'un des projets auxquels je participais a été délocalisé vers un pays d'Afrique. C'est à cette époque que les salaires ont été coupés », témoigne Cris, 30 ans, une autre habitante du bidonville d'Agusan.

Bayani a été aux premières loges de cette transformation. Selon lui, plusieurs cadres philippins de Remotasks ont été envoyés au Kenya et au Nigéria pour former de nouvelles équipes. Puis ils ont été licenciés. « Des bureaux ont été ouverts dans plusieurs pays d'Afrique ainsi qu'au Venezuela. L'objectif était de transférer la production de données annotées vers des pays dont la main-d'œuvre est encore moins chère qu'aux Philippines. Cette pratique exerce une pression à la baisse sur les salaires des Philippins », affirme-t-il.

Junbee, un jeune annotateur de données, travaille dans un cybercafé d'un bidonville de Cagayan de Oro.
Photo: Théophile Simon

D'après une étude récente du cabinet PwC, les gains de productivité induits par l'avènement de l'IA pourraient doper le PIB mondial de 15,7 trillions de dollars d'ici à 2030. Un coup de pouce de 14 % en l'espace de dix ans, équivalent à celui de l'apparition de l'internet à la fin du XXe siècle. Pour les jeunes de Cagayan de Oro, cette promesse économique prend, à ce stade, l'allure d'un mirage. « Les Philippines regorgent de talents qui pourraient prétendre à de véritables postes d'ingénieurs informatiques dans le domaine de l'IA mais, une fois de plus, les grandes entreprises étrangères ne s'intéressent à notre pays que pour profiter de sa main-d'œuvre à bas coût », regrette, sous couvert d'anonymat, l'un des propriétaires du bâtiment de Cagayan de Oro qu'a loué Remotasks pour entraîner ses forçats de l'IA.

« Remostaks aurait pu s'installer par exemple à Manille, là où se trouvent les meilleures universités. Mais elle a choisi de venir à Cagayan de Oro, une petite ville de province sans pôle d'excellence dans le domaine de l'IA. Tout ce qui les intéresse, c'est de gagner un maximum d'argent. »

Contactée, l'entreprise Remotasks nie avoir délocalisé une partie de la production de données au Nigéria et au Venezuela et affirme mener des études régulières pour s'assurer que le niveau de rémunération de ses travailleurs respecte le minimum légal. Toujours selon l'entreprise, ses travailleurs philippins travailleraient en moyenne dix heures par semaine sur la plateforme. Remotasks reconnaît enfin louer des bureaux pour ses taskers, mais indique ne pas imposer à ces derniers d'horaires fixes ni la moindre supervision hiérarchique. Cette précarité semble pourtant très répandue parmi l'industrie de l'annotation de données. Selon la revue de l'université du MIT, la principale société concurrente de ScaleAI, l'australienne Appen, aurait également exploité des travailleurs au Venezuela. L'entreprise compterait près d'un million de sous-traitants à travers le monde.

Cheiro annote de données dans son logement en bois d'un bidonville de Cagayan de Oro.
Photo: Théophile Simon

Les entreprises clientes de ScaleAI ou de Appen ignorent-elles dans quelles conditions travaillent leurs sous-traitants ? C'est peu probable. Un nombre grandissant d'ONG alerte sur le sujet depuis plusieurs années. En septembre 2023, plusieurs élus au Congrès américain ont même écrit à neuf géants de la Silicon Valley pour s'indigner que « des millions de travailleurs de l'information à travers le monde » annotent des données « sous une surveillance constante, avec de faibles salaires et sans aucun avantage social ». Cinq des neufs accusés (Microsoft, Meta, Google, IBM et Amazon) avaient pourtant co-fondés le « Partenariat sur l'IA » en 2016, promettant d'instaurer de « bonnes pratiques », notamment en matière d'éthique et de droits humains.

Clic après clic, à force de milliards de micro-tâches réalisées sur leurs écrans, les forçats de l'IA du Sud Global bâtissent les fondations d'une révolution technologique. Sur le plan social, en revanche, ce nouveau monde menace de ressembler à l'ancien. « Il est urgent de réguler le marché de l'annotation de données. Les réformes doivent venir en priorité des pays développés, à l'origine de cette demande de données annotées », plaide Marc Graham de Fairwork.

L'IA Act, adopté en mars 2024, n'a pas inclus de dispositions spécifiques au respect du droit social dans la chaîne de valeur de l'IA. Mais la directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (ou CSDDD pour Corporate Sustainability Due Diligence Directive), adoptée en décembre 2023 au terme de quatre ans de délibération, pourrait constituer un premier progrès [sauf si celle-ci est révisée à la baisse comme le laisse penser un nouveau projet de réforme proposé récemment par la Commission européenne, ndlr].

Il faudra attendre 2030 et le premier rapport de la Commission européenne pour connaître l'impact réel de la CSDDD. D'ici là, le sort des forçats de l'IA philippins ne devrait guère changer : les États-Unis, dont les géants technologiques sont à l'origine d'une part importante de la demande en annotations de données, n'ont actuellement aucune législation similaire à l'étude.


Cet article est une version rééditée d'un article publié en décembre 2024 par le magazine HesaMag, publié par l'Institut syndical européen (ETUI) dans le numéro 29 (page 18).

22.04.2025 à 12:27

L'insécurité hydrique, déjà une crise mondiale pour les travailleurs de la santé et les patients

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Le changement climatique nous touche toutes et tous, mais pour les travailleuses et les travailleurs de la santé et des soins qui s'échinent à la besogne dans des pays en situation de stress énergétique comme le Zimbabwe, la crise est immédiate et implacable. Alors que beaucoup de professionnels parviennent à s'adapter, par exemple en trouvant des moyens de rafraîchir leur logement, de stocker de l'eau ou de faire face aux coupures d'électricité, ce n'est pas le cas des professionnels de la (…)

- Opinions /
Texte intégral (1239 mots)

Le changement climatique nous touche toutes et tous, mais pour les travailleuses et les travailleurs de la santé et des soins qui s'échinent à la besogne dans des pays en situation de stress énergétique comme le Zimbabwe, la crise est immédiate et implacable. Alors que beaucoup de professionnels parviennent à s'adapter, par exemple en trouvant des moyens de rafraîchir leur logement, de stocker de l'eau ou de faire face aux coupures d'électricité, ce n'est pas le cas des professionnels de la santé. Leur travail consiste à maintenir les gens en vie, aussi désespérées que soient les conditions. Mais avec des hôpitaux à court de ressources et privés d'électricité, ils ne sont plus en mesure d'assurer les soins même les plus élémentaires.

Imaginez une sage-femme qui met un bébé au monde à la lueur de la lampe torche d'un téléphone portable. Comment empêcher la propagation d'infections dans un hôpital sans eau courante ? Il ne s'agit point d'hypothèses, mais bien de la réalité quotidienne vécue par des milliers d'infirmiers et infirmières, de sages-femmes et de membres du personnel hospitalier à travers le continent. Les changements climatiques aggravent les coupures d'électricité, les pénuries d'eau et les épidémies, transformant un système de santé déjà exsangue en champ de bataille. Et les personnes qui se battent en première ligne ? Elles sont épuisées, sous-payées et ignorées.

Longtemps fragiles, les infrastructures de santé en Afrique atteignent désormais le point de rupture, sous l'effet du changement climatique. Alors que le paludisme, le choléra et les maladies liées à la chaleur connaissent une recrudescence, les hôpitaux manquent souvent de l'électricité nécessaire pour faire fonctionner les équipements médicaux essentiels.

« Partout dans le monde, on parle d'éteindre les lumières pendant une heure [à l'occasion de journées commémoratives comme la Journée de la Terre], alors que pour nous, les coupures d'électricité font partie du quotidien », explique Mary Kathiru Nderi, du Syndicat kenyan des travailleurs du commerce, de l'alimentation et des secteurs connexes (Kenya Union of Commercial, Food and Allied Workers, KUCFAW).

« Les inondations et les sécheresses ont rendu notre travail intenable. Nous sommes censées respecter les normes d'hygiène dans des hôpitaux sans eau courante. Pendant les coupures d'électricité, nous devons pratiquer des accouchements à la lueur des lampes torches de nos téléphones portables. »

Les pénuries d'eau rendent impossible la stérilisation adéquate des instruments chirurgicaux. Impossible aussi de prodiguer les soins d'hygiène de base aux patients qui se remettent d'une infection. Et c'est pourtant toujours aux professionnels de la santé qu'incombe la responsabilité de faire fonctionner le système et de sauver des vies dans des conditions impossibles.

Pour les professionnels de la santé, la réalité des pénuries d'énergie et d'eau peut avoir des conséquences catastrophiques. Contrairement aux coupures volontaires et planifiées, les pannes d'électricité dans les hôpitaux sont imprévisibles et peuvent s'avérer mortelles. « Nous sommes en première ligne et veillons à ce que les patients reçoivent des soins même lorsque les hôpitaux sont à court d'eau, d'électricité et de fournitures médicales », explique Tecla Barangwe, du syndicat Medical Professionals and Allied Workers Union of Zimbabwe (MPAWUZ). « Cependant, nos conditions de travail sont ignorées. Nous avons besoin de politiques qui nous protègent, avec de meilleurs salaires, des équipements de protection et la reconnaissance du rôle essentiel que nous jouons dans nos communautés. »

Les coupures d'électricité induites par le climat ne sont pas seulement source de désagréments pour les professionnels de santé, elles mettent aussi des vies en danger. Elles entraînent des pannes des systèmes de réfrigération des banques de sang et de vaccins. Elles provoquent l'arrêt des systèmes de survie. De surcroît, elles rendent impossibles les interventions chirurgicales d'urgence. Au Cameroun, Rodolphe Nouemwa Tassing, du Syndicat national des employés, gradés et cadres de banques et établissement financiers du Cameroun (SNEGCBEFCAM), avertit que « faute d'investissements dans des systèmes de santé résilients aux changements climatiques, les personnels soignants et les patients continueront de souffrir ».

Stress thermique

Les hausses de température n'entraînent pas seulement une augmentation du nombre de patients souffrant de coups de chaleur et de déshydratation. Elles poussent également les professionnels de santé au-delà de leurs limites physiques. De nombreux hôpitaux étant dépourvus de climatisation ou d'une ventilation adéquate, les personnels infirmiers et les médecins se voient contraints de travailler dans des températures caniculaires, tout en devant s'occuper d'un nombre ingérable de patients.

« Prenons l'exemple d'une infirmière en service dans un hôpital situé dans une région tropicale, où les hausses de température et les vagues de chaleur sont de plus en plus fréquentes », indique Joël Lueteta, de la Générale syndicale de la République démocratique du Congo. « Les vagues de chaleur entraînent une augmentation des cas de coups de chaleur, de déshydratation sévère et de problèmes cardiaques, mettant à rude épreuve les services hospitaliers. Le personnel infirmier, déjà aux prises avec un afflux massif de patients, doit également endurer des températures extrêmes dans des établissements où la climatisation est insuffisante, voire inexistante. Le stress thermique n'affecte pas seulement notre capacité à travailler, mais met également notre santé en danger. »

Les syndicats du secteur de la santé de toute l'Afrique appellent à des interventions urgentes pour protéger les travailleurs contre les crises induites par le climat. Ils attirent notamment l'attention sur la nécessité d'une représentation plus forte des travailleurs dans les discussions sur les politiques climatiques, ainsi que sur l'inclusion de mesures de résilience dans les conventions collectives.

Pour assurer la survie, nous demandons des investissements dans les infrastructures, notamment des systèmes d'alimentation électrique de secours photovoltaïques et des hôpitaux résistants aux aléas climatiques. Nous devons en outre continuer à insister sur l'importance de conditions de travail plus sûres, y compris des équipements de protection, des stratégies d'atténuation de la chaleur et des formations à la préparation aux catastrophes, et normaliser ces mesures dans tous les établissements de santé.

Les travailleurs de la santé et des soins, qui sont en première ligne face à l'urgence climatique qui nous concerne toutes et tous, ne peuvent être abandonnés à leur sort. « Nous avons besoin d'un véritable changement – de meilleurs salaires, des hôpitaux résilients au changement climatique et la reconnaissance du rôle essentiel que nous jouons », a souligné Mme Barangwe, du Medical Professionals and Allied Workers Union of Zimbabwe (MPAWUZ). « Le monde ne peut plus se permettre de nous ignorer. »

17.04.2025 à 18:11

« Robots tueurs » : Pourquoi l'ONU doit élaborer un traité international au plus vite

la rédaction d'Equal Times
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« Il y a deux manières de combattre, l'une avec les lois, l'autre avec la force. La première est propre aux hommes, l'autre nous est commune avec les bêtes », écrit Nicolas Machiavel dans son ouvrage de référence sur l'art de la guerre, Le Prince, publié en 1532. Si nous voulons rester des hommes et non devenir des êtres sans affect, il est fondamental de réfléchir à l'éthique et de faire évoluer la législation internationale au développement de nouvelles technologies. D'autant plus à (…)

- L'explication / , , , , , ,
Texte intégral (1580 mots)

« Il y a deux manières de combattre, l'une avec les lois, l'autre avec la force. La première est propre aux hommes, l'autre nous est commune avec les bêtes », écrit Nicolas Machiavel dans son ouvrage de référence sur l'art de la guerre, Le Prince, publié en 1532. Si nous voulons rester des hommes et non devenir des êtres sans affect, il est fondamental de réfléchir à l'éthique et de faire évoluer la législation internationale au développement de nouvelles technologies. D'autant plus à l'heure où nous assistons à une plus grande autonomisation des champs de bataille.

Car comme le rappelle le professeur Geoffrey Hinton, prix Nobel de physique en 2024, notamment pour ses contributions sur l'IA : « Bon nombre des systèmes d'armes reposent sur l'intelligence artificielle », or les systèmes d'armes létaux autonomes (SALA), appelés plus communément « robots tueurs », ne font pas l'objet d'un encadrement juridique international spécifique.

  • L'Assemblé générale de l'ONU est-elle prête à ouvrir le débat sur un traité ?

Le 2 décembre 2024, l'Autriche a présenté un projet de résolution à l'ONU sur les systèmes d'armes autonomes létaux (SALA), mettant en avant l'urgence de leur régulation dans le cadre de la Convention sur certaines armes classiques (CCAC). L'Assemblée générale a adopté le texte par 166 voix « pour » et 3 « contre » (Bélarus, Russie et Corée du Nord), et 15 abstentions. C'est une première étape cruciale, car cela témoigne de la volonté grandissante de la communauté internationale de mettre à jour la législation internationale. Cette résolution crée un nouveau forum sous les auspices de l'ONU pour discuter de ce qu'il convient de faire à leur sujet.

  • Depuis quand l'ONU travaille sur la question ?

Depuis 2013, la question des armes autonomes et de leurs enjeux a été maintes fois portée au débat. Tout d'abord, par la Commission des droits de l'homme de l'ONU lors d'une réunion informelle d'experts internationaux du désarmement sur les systèmes létaux d'armes autonomes, à Genève. En 2017, l'Institut des Nations Unies pour la recherche sur le désarmement (UNIDIR) lance une série de rencontres entre États et experts afin d'étudier la question de la transparence, de la supervision des drones armés et de l'obligation de rendre des comptes.

Peu de temps avant, les États-Unis publiaient une déclaration, approuvée par 53 pays, pour défendre « l'exportation et l'utilisation de véhicules aériens sans pilotes (UAV) armés ou capables de frapper », certes en respectant quelques principes, mais sans pour autant en déterminer les contours légaux, provoquant de vives réactions et inquiétudes parmi la société civile qui craint pour la prolifération de leur déploiement et utilisation ainsi qu'un contrôle appauvri de leur usage.

  • Quels sont alors les États qui utilisent les « robots tueurs » et ceux qui s'opposent à un traité international contraignant ?

L'armée américaine utilise des drones au Pakistan, en Somalie et au Yémen notamment. Elle est pointée du doigt par de nombreux chercheurs et ONG qui dénoncent le fondement légal de ces frappes visant des individus soupçonnés d'appartenir à des groupes, selon un certain profil. « Nous sommes gravement préoccupés par le fait que certaines de ces frappes aériennes ont violé le droit à la vie », déclarait une de leur porte-parole, Sophia Wistehub, devant l'Assemblé générale de l'ONU, en 2017. Les États-Unis sont opposés à un traité contraignant.

La Russie et Israël utilisent également ce type d'armes actuellement sur des terrains de guerre. Des pays comme la Chine, le Royaume-Uni, la France, la Turquie, la Corée du Sud et l'Inde développent des capacités liées à l'autonomie militaire. En France, le comité d'éthique de la défense a déjà donné son avis. Ses membres ne souhaitent pas que l'armée exploite des systèmes d'armes létales totalement autonomes. En revanche, ils ne s'opposent pas aux armes robotisées, pilotées par des opérateurs humains. C'est aussi la position d'autres pays tels que l'Australie, Israël, la Turquie, la Chine et la Corée du Sud qui développent également leurs propres systèmes d'armes létales autonomes.

À noter que le processus décisionnel par consensus permet à un seul pays d'empêcher tout accord. C'est ce qui explique qu'aucun traité n'ait encore vu le jour.

  • Pourquoi il y a urgence à élaborer un traité ?

« Nos inquiétudes ont été renforcées par la disponibilité et l'accessibilité croissantes de technologies nouvelles et émergentes sophistiquées, telles que la robotique et l'intelligence artificielle, qui pourraient être intégrées dans des armes autonomes », soulignait ainsi en 2013 António Guterres, le Secrétaire général des Nations Unies.

Les conflits actuels illustrent la façon dramatique dont les guerres se numérisent et s'accélèrent : dans la bande de Gaza, l'armée israélienne utilise les systèmes de ciblage assistés notamment par l'IA, comme les logiciels « Habsora » ou « Alchemist ». « Ces technologies peuvent aussi être employées pour intensifier les campagnes aériennes en augmentant la cadence des frappes – causant donc plus de dommages humains et matériels parmi les civils », écrivent ainsi deux chercheuses françaises.
Au Burkina Faso et en Éthiopie, Amnesty International dénonce le recours aux drones armés de bombes et d'autres munitions guidées par laser. Dans le Haut-Karabakh ou en Libye, ce sont les munitions « rôdeuses » qui sont utilisées. Tout comme en Ukraine. Le 12 mars 2022, un KUB-BLA s'écrase à Kiev. C'est une munition rôdeuse qui est aussi appelée un « drone kamikaze » pouvant être dirigé par une intelligence artificielle. Il survole une zone donnée de façon autonome avant de trouver sa cible et de s'écraser. Glaçant mais réel.

  • En quoi une campagne internationale peut-elle favoriser l'élaboration d'un traité ?

En 2012, une campagne internationale, baptisée « Stop Killer Robots » et portée par des ONG du monde entier soucieuses d'interpeller l'opinion publique, mais surtout les dirigeants sur l'urgence d'encadrer par la loi ces fameux engins. Des tribunes se multiplient, des pétitions aussi et des manifestations comme à Berlin en avril 2020 alors que se tient un forum international virtuel sur les SALA auquel participent une soixantaine de pays. La campagne repose aussi sur le recueil de témoignages, des rapports scientifiques ou encore ce sondage effectué dans 23 pays en 2019 par « Stop Killer Robots » révélant que six humains sur dix sont contre l'utilisation des « robots tueurs ».

Rappelons-nous que les États ont su interdire les armes chimiques et biologiques (1993), les lasers aveuglants, les mines antipersonnels (1997) et les armes à sous-munitions (2008). L'usage de ces armes a ainsi fortement réduit et toutes formes de contravention par des pays est largement stigmatisé. Ona pu observer que même les Etats non-signataires de ces traités ont fini par s'aligner, sauvant d'innombrables vies civiles.

Pour aller plus loin :

- L'organisation Human Rights Watch a listé la position de chaque pays par rapport à l'idée de signer un traité international, à voir ici https://www.hrw.org/fr/report/2020/08/26/stopper-les-robots-tueurs/positions-des-pays-sur-linterdiction-des-armes

- Une campagne internationale portée par des citoyens engagés au sein de l'ONG Stop Killer Robots existe. De nombreuses actions sont recensées sur leur site https://www.stopkillerrobots.org/take-action/join-the-campaign/

- Un rapport développant les conclusions d'une mission d'information sur les systèmes d'armes létaux autonomes portée par des députés français en juillet 2020 : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_def/l15b3248_rapport-information

15.04.2025 à 05:00

Le Cambodge mise sur la formation professionnelle pour forger sa jeunesse, dans un contexte de relocalisation industrielle

François Camps
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Pour Um Putheavy, il ne fait aucun doute : « M'engager dans une formation professionnelle m'a permis d'élargir le champ des possibles. Une fois diplômée, j'aurai autrement plus d'opportunités d'embauches que si j'étais restée dans ma province natale de Kampong Thom ». À 17 ans, l'adolescente, rencontrée par Equal Times en janvier 2025, est à 8 mois d'obtenir son certificat technique et professionnel en tant qu'hôtesse d'accueil et d'entrer sur le marché du travail. « Une perspective (…)

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Texte intégral (2695 mots)

Pour Um Putheavy, il ne fait aucun doute : « M'engager dans une formation professionnelle m'a permis d'élargir le champ des possibles. Une fois diplômée, j'aurai autrement plus d'opportunités d'embauches que si j'étais restée dans ma province natale de Kampong Thom ». À 17 ans, l'adolescente, rencontrée par Equal Times en janvier 2025, est à 8 mois d'obtenir son certificat technique et professionnel en tant qu'hôtesse d'accueil et d'entrer sur le marché du travail. « Une perspective réjouissante », assure-t-elle, alors qu'elle vient de passer les trois dernières années en formation au sein de l'ONG française Pour un Sourire d'Enfant (PSE). Son rêve ? « Gérer un hôtel », lance-t-elle dans un anglais parfait.

Originaire de la province rurale de Kampong Thom, à trois heures de route de la capitale, Phnom Penh, Putheavy possède un parcours qui ressemble pourtant à celui de millions d'autres Cambodgiens et Cambodgiennes qui font face à un décrochage scolaire massif. Selon le dernier recensement de 2019, seuls 26,6% des élèves terminaient leurs études secondaires.

Pour l'adolescente, le divorce de ses parents à ses 13 ans, a marqué un tournant. Auparavant bonne élève, ses notes chutent peu à peu suite à ce bouleversement familial. Deux ans plus tard, sa mère, qui assure seule la charge des enfants, ne parvient plus à payer les frais de scolarité. Deux choix s'offrent alors à Putheavy : rejoindre sa grande sœur dans l'une des nombreuses usines textiles de la capitale, où les employées peu qualifiées sont embauchées pour 204 dollars américains (USD) par mois, ou trouver une formation professionnalisante qui lui permettra de voir plus loin. « Par chance, j'ai été acceptée chez PSE, qui offre aux élèves issus de milieux défavorisés une formation gratuite », reconnaît l'adolescente. « Ma mère m'a aussi fortement encouragée à poursuivre des études. »

À quelques mètres de là, Sophorn Sovanna raconte une histoire similaire. Le jeune homme de 22 ans terminera bientôt sa formation en mécanique automobile au sein de l'ONG, située dans la banlieue sud-ouest de Phnom Penh. Après trois ans d'études, dont deux de pratique, il souhaite devenir conseiller mécanique dans l'un des nouveaux garages de la ville, aux standards occidentaux.

« Il y a une vraie différence entre les mécaniciens formés à l'école et ceux formés sur le tas », explique Sovanna.

« Au-delà des capacités techniques, j'ai suivi des cours d'informatique, de comptabilité, d'anglais, d'hygiène ou encore de sécurité. Surtout, j'ai appris à me comporter en milieu professionnel, ce qui est totalement nouveau pour moi. Je viens d'un milieu défavorisé … mes parents ne pouvaient pas me transmettre ce genre de codes. J'ai tout appris ici ». Chaque année, quelque 1.500 élèves sortent diplômés d'une des cinq formations professionnelles dispensées par l'ONG.

Au Cambodge, l'éducation de la jeunesse est longtemps restée l'angle mort du développement du pays. Alors que le royaume d'Asie du Sud-Est affiche un taux de croissance moyen de plus de 7% par an depuis le début des années 2000 et voit ses indicateurs de développement passer dans le vert les uns après les autres, tournant ainsi la douloureuse page de la guerre civile qui fit rage dans les années 1970-1990, le niveau d'éducation des jeunes stagne, voire régresse, d'année en année. En 2021, 49% des élèves ne maîtrisaient pas les bases de la lecture à leur entrée dans l'enseignement secondaire, contre 34% en 2016, selon un rapport de la Banque mondiale publié en janvier 2024. Le constat est tout aussi alarmant en mathématiques : 73% des élèves n'avaient pas les bases en mathématiques en 2021, contre 49% en 2016.

Par conséquent, le système éducatif actuel peine à former une jeunesse qualifiée en mesure de répondre aux besoins en développement du pays. Et pour subvenir aux besoins économiques des familles, une part importante des enfants en décrochage scolaire part travailler aux champs, sur les bateaux de pêche ou à l'usine, comme la grande sœur de Putheavy. Selon les dernières données de l'Institut National des Statistiques, publiées en 2021, 17% des enfants de 5 à 17 ans travaillaient au lieu d'aller à l'école.

Une main d'œuvre mieux formée pour accompagner l'essor économique

Pour tenter d'inverser la tendance, le gouvernement a mis sur pied, au milieu des années 2010, plusieurs politiques nationales visant à développer les formations professionnelles. Sous l'égide du ministère du Travail et de la Formation professionnelle, les filières se sont structurées. Tourisme, mécanique, ingénierie, électricité, maintenance des bâtiments, textile, coiffure, agriculture … Toutes les branches ou presque proposent désormais une option de formation dédiée. Leurs durées varient pour répondre aux besoins du secteur privé : de quelques semaines pour des stages spécifiques à plusieurs années pour les certificats techniques et professionnels, qui peuvent ensuite être prolongés par des licences ou des masters. La mise en œuvre des programmes est assurée conjointement par des organismes publics, privés et des ONG, comme PSE.

Selon les dernières données du ministère du Travail, plus de 72.000 étudiants étaient engagés dans des programmes publics de formation professionnelle en 2020-2021. Mais ce chiffre est appelé à monter : fin 2023, le gouvernement cambodgien s'est engagé à dispenser des formations professionnelles gratuites pour 1,5 million de jeunes issus des milieux défavorisés, offrant même une indemnité rémunération de 280.000 riels par mois (environ 70 USD ou 63 EUR) pour les plus précaires d'entre eux, afin de compenser l'arrêt temporaire de leur activité économique.

« L'idée est d'accélérer la formation de la jeunesse et d'opérer une montée en gamme rapide de la main d'œuvre », explique Malika Ok, gestionnaire de projet formation professionnelle à l'Agence Française de Développement, qui soutient le développement des formations dans le pays depuis 2012, à hauteur de 74 millions USD (environ 64 millions EUR).

« Au tournant de la guerre civile, le Cambodge était un pays à la main d'œuvre peu qualifiée, majoritairement impliquée dans des industries à faible valeur ajoutée. Mais une main d'œuvre mieux formée permettrait au pays de profiter pleinement du dynamisme économique que connaît l'Asie du Sud-est. »

Le timing ne pourrait être meilleur. Alors que la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine pousse de nombreux investisseurs à diversifier leurs chaînes d'approvisionnements, la région apparaît comme le grand gagnant des relocalisations en cours [*]. L'année 2024 a ainsi été marquée par une hausse généralisée des investissements étrangers dans la zone, notamment au Vietnam ou en Indonésie. Avec 5,3 milliards USD (4,9 EUR) d'investissements directs étrangers sur les trois premiers trimestres 2024, le Cambodge semble également profiter de cette tendance positive. « Mais nos partenaires dans le privé, et notamment dans le secteur textile, continuent de nous faire part d'un manque de main d'œuvre plus qualifiée », tempère Malika Ok. « Concrètement, cela veut dire que le pays passe à côté d'opportunités. »

L'inadéquation entre l'offre et la demande de compétences provient avant tout d'un manque d'inscriptions dans les programmes de formation professionnelle. Depuis janvier 2024 et le lancement du programme national visant à former 1,5 million de jeunes, seuls 30.000 nouvelles inscriptions ont été documentées dans les familles venant des milieux défavorisés. La faute, en partie, à la concentration des structures d'accueil à Phnom Penh, Siem Reap et Battambang, les plus grandes villes du pays, qui rassemblent plus de la moitié de l'offre de formation, laissant les provinces rurales sur le banc de touche.

L'enjeu de la promotion des formations professionnelles

Une étude du Cambodia Development Resource Institute, datée d'avril 2023, souligne également le manque d'inscription dans les filières formant des techniciens, pointant un détournement des programmes labellisés formation professionnelle pour poursuivre des études générales. Ainsi, en 2018-2019, seuls 9,2% des inscriptions en formations professionnelles avaient lieu à des niveaux délivrant un certificat technique et professionnel, qui nécessite entre deux et trois ans de formation. Le reste se divisait entre formations très courtes (certificats d'aptitude professionnelle, 26,4%) et diplômes du supérieur type licence ou master (64% des inscriptions). « L'université au Cambodge tend à produire trop de diplômés dans les filières commerciales, comme la comptabilité et le management […] et les formations professionnelles font désormais la même chose », notent les auteurs Sopheak Song et Phal Chea. « Le ministère voudrait voir un plus grand niveau d'inscription dans ces programmes [techniques] du fait d'une pénurie nationale de travailleurs qualifiés de niveaux intermédiaires sur le marché de l'emploi. Ces compétences sont indispensables pour permettre à l'économie de combler les lacunes et les inadéquations en matière de compétences ».

« Mais la dynamique va dans le bon sens », veut rassurer Narath Chheav, président du comité des ressources humaines à la Chambre européenne de commerce, qui promeut localement la formation professionnelle auprès du gouvernement et des entreprises. « Pendant longtemps, les formations professionnelles avaient un vrai problème d'image : les jeunes et les familles les voyaient comme des voies de deuxième rang, derrière l'université. Cela change peu à peu et l'on voit des industries de pointe commencer à investir au Cambodge, comme le japonais Minebea Mitsumi, qui produit des composants électroniques, et fait partie des industries les plus avancées du pays ».

Depuis le tournant des années 2010, l'industrie automobile s'intéresse également à ce pays de seulement 17 millions d'habitants : Toyota, Ford, Hyundai ou encore Kia ont ouvert des centres de production au Cambodge. Et une usine d'assemblage du géant chinois des véhicules électriques Build Your Dreams (BYD), d'une capacité de 10.000 véhicules par an, doit ouvrir d'ici la fin de l'année dans le royaume.

« Non seulement ces exemples offrent de réels débouchés à des techniciens fraîchement formés, mais ils permettent aussi d'améliorer grandement l'image des formations professionnelles auprès des jeunes », pointe Narath Chheav.

Pour la jeunesse cambodgienne, le fait d'être diplômé d'une formation professionnelle fait souvent l'effet d'un accélérateur de carrière. Il n'a ainsi fallu qu'une semaine à Yim Sreymann pour trouver un emploi dans la gestion des stocks dans une grande entreprise de construction. « Ce n'est pas directement lié à mes études en maintenance des bâtiments, mais je n'aurais jamais pu décrocher cet emploi sans mon diplôme. Sans ça, c'était l'usine textile ou les rizières », lance la jeune femme de 22 ans. « Au-delà des compétences techniques, j'ai énormément gagné en confiance en moi. J'ai appris à m'exprimer en milieu professionnel, à poser des conditions, à négocier, etc. Je n'aurais jamais été capable de ça par le passé. »

Le seul bémol dans cette composition presque parfaite ? Le niveau de salaire, « un peu en dessous de mes espérances », confesse la jeune femme, qui dit toucher environ 300 USD (277 EUR) par mois sans les heures supplémentaires. « À niveaux de compétences et d'expérience égaux, mes collègues issus de l'université gagnent entre 50 et 100 dollars de plus par mois. Mais je ne désespère pas : cet emploi est ma première expérience professionnelle et je compte bien gravir les échelons les uns après les autres. »

Cette différence de salaire et le manque de valorisation à court terme des années d'études poussent certains à tenter leur chance ailleurs. C'est par exemple le cas de Orn Phanit, qui travaille depuis cinq ans au Japon après avoir validé son certificat technique et professionnel en maintenance des bâtiments. « J'avais envie de tenter ma chance à l'étranger. En passant par le biais d'une agence spécialisée, j'ai pu trouver un emploi dans ma branche à Tokyo », explique-t-il. « C'est doublement intéressant : j'apprends de mes collègues en découvrant une nouvelle culture du travail et je gagne nettement mieux ma vie. » A 30 ans, il est payé entre 230.000 et 300.000 yen par mois (entre 1.500 et 2.000 USD), ce qui lui permet de vivre, mettre de côté et d'envoyer de l'argent à sa famille, restée au Cambodge. « En restant au pays, j'aurais gagné entre 250 et 300 dollars par mois », estime-t-il.

Mais le jeune homme a conscience du marchepied qu'a constitué son cursus scolaire. « La formation professionnelle m'a donné toutes les bases dont j'avais besoin. En arrivant au Japon, j'ai certes dû apprendre une nouvelle culture du travail et des normes techniques différentes de celles du Cambodge. Mais j'avais déjà le bagage éducatif pour pouvoir aller de l'avant. Mes collègues et mon patron m'ont rapidement considéré comme un employé normal qui aurait été formé au Japon, alors même que le niveau d'exigence est bien plus élevé ici », explique Phanit.

Si l'expatriation reste rare chez les diplômés de formation professionnelle – Phanit est le seul de sa promotion à avoir tenté sa chance à l'étranger – la poursuite d'études semble quant à elle gagner en popularité, comme un nouveau défi après des études techniques réussies. Au sein de l'ONG PSE, Sophorn Sovanna, dit ainsi vouloir poursuivre son cursus à l'université, une fois son diplôme de mécanicien en poche : « Si j'arrive à trouver un emploi assez bien rémunéré, je continuerai peut-être les études pour devenir ingénieur en mécanique. Ce n'est encore qu'un projet, mais il mûrit peu à peu ».

Yim Sreymann, qui travaille dans la gestion de stocks, réfléchit elle aussi à reprendre le chemin de l'école, pour étudier l'architecture en cours du soir. « Devenir architecte était l'un de mes rêves d'enfants, mais ma famille n'avait pas les moyens de payer l'université », explique-t-elle. « Maintenant que j'ai un emploi stable et commence à avoir un peu d'argent, cela devient une option envisageable ».


* [ajout du 15.04.2025] Cet article a été rédigé avant que l'administration Trump aux États-Unis n'annonce sa décision le 2 avril d'imposer des droits de douane radicaux dans le monde entier. Bien que la plupart des droits de douane aient été gelés pendant 90 jours, s'ils sont appliqués ultérieurement, les droits de douane de 49 % proposés sur les produits cambodgiens auront un impact dévastateur sur l'économie du pays ; l'exportation de biens et de services représente 66,9 % du PIB selon la Banque mondiale, et les États-Unis sont le plus grand marché pour les exportations cambodgiennes.

Ce reportage a pu être réalisé grâce au financement d'"Union to Union" — une initiative des syndicats suédois, LO, TCO, Saco.

11.04.2025 à 07:00

Yanis Varoufakis : « Les syndicats ne doivent plus se contenter d'essayer d'obtenir des salaires équitables, parce qu'ils ne le seront jamais à l'ère du techno-féodalisme »

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Yanis Varoufakis est un économiste grec et le dirigeant de DiEM25, l'alliance politique paneuropéenne de gauche qu'il a cofondée en 2016 avec le philosophe croate Srećko Horvat dans le but de « démocratiser l'Europe ». M. Varoufakis s'est surtout fait connaître en tant que ministre des Finances de la Grèce pendant la crise de la zone euro de 2015. Il a écrit plusieurs livres à succès sur l'économie, dont le plus célèbre est Conversations entre adultes : dans les coulisses secrètes de (…)

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Texte intégral (3162 mots)

Yanis Varoufakis est un économiste grec et le dirigeant de DiEM25, l'alliance politique paneuropéenne de gauche qu'il a cofondée en 2016 avec le philosophe croate Srećko Horvat dans le but de « démocratiser l'Europe ». M. Varoufakis s'est surtout fait connaître en tant que ministre des Finances de la Grèce pendant la crise de la zone euro de 2015. Il a écrit plusieurs livres à succès sur l'économie, dont le plus célèbre est Conversations entre adultes : dans les coulisses secrètes de l'Europe (éd. Les liens qui libèrent, 2017), livre qui a été adapté au cinéma en 2019 par le cinéaste oscarisé Costa-Gavras.

Il s'entretient avec Equal Times sur son dernier ouvrage paru, Les nouveaux Serfs de l'économie (éd. Les liens qui libèrent, 2024), qui retrace le changement profond provoqué par les grandes entreprises technologiques et les mesures à prendre pour le contrer.

Votre livre soutient que nous vivons dans un nouveau système économique « techno-féodal ». Pourtant, son avènement n'a pas nécessité une révolution sociale, comme le capitalisme, ni un bouleversement agricole massif comme le féodalisme. Pourquoi pensez-vous qu'il s'agit d'un nouveau mode de production ?

Le techno-féodalisme repose sur une nouvelle forme de capital, une forme mutante qui est qualitativement et quantitativement différente de toutes les variétés connues jusqu'à présent. Jusqu'à il y a dix ans, toutes les formes de capital étaient produites ; avec une charrue, un marteau, une machine à vapeur ou un robot industriel. Mais au cours de la dernière décennie, nous avons vu apparaître une nouvelle forme de capital qui se tapit dans nos téléphones, nos tablettes et nos câbles de fibre optique, que j'appelle le « capital cloud ».

Amazon, Alibaba, Uber, Airbnb ne sont pas des marchés. Ils ne sont même pas des monopoles : ce sont des plateformes commerciales. L'algorithme — le capital cloud — qui les construit ne produit rien d'autre qu'un fief cloud où nous nous réunissons en tant que créateurs, consommateurs et utilisateurs. Nous travaillons tous sur ces plateformes, que ce soit en tant que chauffeurs de taxi ou producteurs de contenu, et le propriétaire de ce paysage numérique perçoit des rentes, comme c'était le cas dans le cadre du féodalisme. Aujourd'hui, il ne s'agit plus de rentes foncières, mais de rentes numériques. Je les appelle des « rentes cloud ».

Dans ce processus, les propriétaires du capital cloud peuvent modifier votre comportement… ou votre esprit. Ce moyen de modification du comportement crée un mode socio-économique de production, de distribution, de communication et d'échange totalement nouveau. Ce n'est pas du capitalisme, même si la base reste le capital. Le capitalisme repose sur deux piliers : les marchés et le profit. Le capital cloud remplace rapidement les marchés par des fiefs cloud et, par conséquent, il siphonne les profits capitalistes qui sont encore essentiels pour le système, sous la forme d'une rente cloud.

Le bon sens socialiste consistait à dire que le capitalisme creusait lui-même sa propre tombe, sous la forme de travailleurs qui réalisent des profits. Est-ce toujours le cas avec le techno-féodalisme ou aboutira-t-on à des robots qui fabriquent des robots pour fabriquer encore plus de robots ?

L'analyse marxiste est la meilleure façon de comprendre le techno-féodalisme. La valeur est toujours produite par des êtres humains ; pas par des robots, des algorithmes ou du capital cloud. Elle émane de l'activité humaine. Elle ne résulte pas de la construction de machines par des machines. Ce qui a changé, c'est qu'aujourd'hui beaucoup de capital est produit par une main-d'œuvre gratuite.

Avant, Henry Ford utilisait des machines pour soutenir la production de ses voitures. Il devait passer commande auprès d'un autre capitaliste qui employait une main-d'œuvre salariée qui produisait cet équipement. À présent, la grande majorité du capital cloud est produite par une main-d'œuvre gratuite que j'appelle les « techno-serfs ». Chaque fois que vous téléchargez une vidéo sur TikTok, vous augmentez son stock de capital. Évidemment, pour que le système soit en mesure de se perpétuer, il a toujours besoin de main-d'œuvre salariée, si bien que, si l'on supprime cette main-d'œuvre, le système tout entier s'effondre. Il existe des robots qui construisent des robots pour construire des robots, mais le système est encore plus instable et davantage sujet aux crises que le capitalisme lui-même, car son socle (la plus-value produite par le salariat) se réduit comme peau de chagrin.

Si une entreprise produit des vélos électriques, 40 % du prix que vous payez sur Amazon ira à Jeff Bezos [le fondateur et président exécutif d'Amazon], et non aux capitalistes qui l'ont produit, ce qui constitue une forme de rente cloud. Cet argent ne réintègre pas la production ou le secteur capitaliste traditionnel, de sorte que la demande globale, qui a toujours été rare sous le capitalisme, l'est encore plus aujourd'hui. Cela pousse les banques centrales à imprimer davantage de billets pour compenser la perte de pouvoir d'achat, ce qui accentue les pressions inflationnistes. Le techno-féodalisme est donc un système bien pire et plus sujet aux crises que le capitalisme.

Votre idée semble suggérer que même notre perception de la réalité est aujourd'hui dominée par une sorte de filtre algorithmique. Quel est son impact sur la conscience de classe ?

Son impact est énorme. Lorsque je dis que notre travail gratuit réapprovisionne et reproduit le capital cloud de Bezos, Google et Microsoft, on me répond : « Oui, mais vous adorez faire cela ». Nous le faisons volontairement. D'accord, mais cela ne change rien au fait qu'il s'agit d'un travail gratuit. Il y a aussi ce que mon ami [l'écrivain de science-fiction et activiste des droits numériques] Cory Doctorow appelle le processus de « merdification » (« enshittification », en anglais). Plus vous vous impliquez dans des plateformes où vous fournissez volontairement votre travail, plus vous aurez une expérience merdique, et plus vous serez en colère contre les autres utilisateurs, non pas contre le capitaliste du cloud qui en est propriétaire ; c'est donc un dissolvant de la conscience de classe.

Pensez-vous que le populisme autoritaire que nous connaissons depuis 2008 est, en partie, l'expression politique de ce nouveau mode de production ?

L'année 2008 a été le 1929 de notre génération. Rien à voir avec le capital cloud, car le capital cloud n'existait pas encore à l'époque. C'était le résultat de l'effondrement du système capitaliste financiarisé post-Breton Woods. Toutefois, la réponse à cet effondrement (c.-à-d. le renflouement des banques et le recours de la planche à billets à hauteur de 35.000 milliards de dollars US [31.740 milliards d'euros] pour le compte des banquiers) a contribué à accélérer l'accumulation du capital cloud, car ce sont les seuls investissements qui ont eu lieu entre 2009 et 2022. En effet, l'impression de monnaie issue de l'assouplissement quantitatif a coïncidé avec une austérité généralisée, de sorte que les entreprises capitalistes traditionnelles ont cessé d'investir. Elles ont pris l'argent des banques centrales et ont racheté leurs propres actions. Seuls les propriétaires de capital cloud ont investi dans des machines, ce qui a provoqué une hausse incroyable de la qualité et de la quantité de capital cloud, aboutissant à ChatGPT et à OpenAI.

Chaque fois qu'une telle accumulation massive de capital se produit, la société connaît une mutation parallèle. Elon Musk, par exemple, est arrivé tardivement dans la course au capital cloud. C'était un capitaliste traditionnel. Il fabriquait des voitures et des fusées. Il n'était pas un cloudaliste jusqu'à ce qu'il se rende compte que les plateformes de Tesla et de Starlink avaient absolument besoin d'une connexion au capital cloud et qu'il ne disposait d'aucune interface. Il a donc acheté Twitter [aujourd'hui appelé X] pour une bouchée de pain. Mon point de vue diverge de celui de tous les autres à ce propos, mais les 44 milliards de dollars US (39,55 milliards d'euros) [le montant payé par Musk pour acheter Twitter en 2022] ne sont pas grand-chose. Pour lui, ce sont des cacahuètes et il est en train de créer, sur la base de X, une application qui relie Starlink à toutes les voitures Tesla dans le monde. Il a même fusionné ses câbles avec les systèmes informatiques du gouvernement fédéral et son idéologie quasi fasciste, voire totalement fasciste, est intimement liée à tout cela.

Lorsque Peter Thiel [le milliardaire libertaire d'extrême droite et investisseur en capital-risque] a récemment déclaré que le capitalisme était incompatible avec la démocratie, en mon for intérieur, j'ai applaudi. Il avait tout à fait raison, mais il a fallu le capital cloud, Palantir Technologies, [l'entreprise de logiciels fondée par M. Thiel qui fournit principalement des données et un soutien à la surveillance pour les agences militaires, de sécurité et de renseignement] et X pour que ces gens disent « Vous savez quoi ? La démocratie (même une démocratie très timide) est une corvée et un frein à notre pouvoir, c'est pourquoi nous optons pour le fascisme. » Mais ils n'auraient pas pu le faire s'ils n'avaient pas un lien direct avec nos cerveaux, car, contrairement à Henry Ford et Thomas Edison, qui ont dû acheter des journaux pour trouver des moyens de nous influencer, si vous êtes propriétaire du capital cloud, en substance, vous possédez les chaînes mentales de milliards de personnes.

L'autre vision utopique, qui consiste à croire qu'un « communisme de luxe » entièrement automatisé pourrait nous libérer du travail, est-elle plus probable que le contrôle algorithmique de la population, ou même l'internement décidé par des algorithmes ?

En 2017, je concluais mon livre (Talking to My Daughter About the Economy) en disant que l'avenir de l'humanité se dirigeait soit vers le monde de Matrix, soit vers celui de Star Trek. La voie vers Star Trek est celle du « communisme libertaire de luxe » et la voie vers Matrix est celle du techno-féodalisme dans sa pire variante. Celle vers laquelle nous nous dirigerons dépendra de notre capacité à relancer la politique démocratique, ce qui n'est pas gagné d'avance.

Comment ramener le capital cloud à un niveau plus humain ? Quel type de réglementation pourrait être efficace ?

Je pense que la plus évidente est l'interopérabilité. Par exemple, je voulais quitter Twitter [X] parce que cette plateforme est devenue un véritable cloaque, mais j'ai 1,2 million d'abonnés. Je suis allé sur Bluesky et j'en avais 100 (à présent 30.000), donc je ne peux pas abandonner X. Mais imaginez si les régulateurs imposaient l'interopérabilité à X, et disaient : « Si vous souhaitez poursuivre vos activités, vous devez permettre aux abonnés de toute personne qui quitte X pour Bluesky de continuer à recevoir les messages Bluesky de ces derniers sur X ». C'est l'équivalent de la façon dont les entreprises de télécommunications ont été contraintes d'autoriser les gens à conserver leur numéro de téléphone lorsqu'ils partaient chez un concurrent.

Il est intéressant de noter qu'en Chine, l'interopérabilité a fait l'objet d'une loi l'année dernière pour les fournisseurs [de services numériques] ou les applications. Cela n'arrivera jamais en Occident, bien entendu, mais, si c'était le cas, cela constituerait une attaque majeure contre le pouvoir et les privilèges des cloudalistes.

La législation antitrust a été efficace, comme lorsque [l'ancien président états-unien] Teddy Roosevelt l'a utilisée pour démanteler Standard Oil [en 1911], un monopole à travers les États-Unis, en 50 sociétés différentes, une par État. Mais comment faire avec Google et YouTube ? On ne peut pas les démanteler, car cela n'a aucun sens. En fin de compte, la question est de savoir qui en est le propriétaire. Le seul moyen de mettre fin au techno-féodalisme de manière décisive est de passer du cadre capitaliste du droit des sociétés, « Vous pouvez posséder autant d'actions que vous avez de dollars ou d'euros », à un système où chaque travailleur reçoit une action de l'entreprise dans laquelle il travaille, et vous ne pouvez pas posséder une action de l'entreprise si vous n'y travaillez pas. Il est possible de légiférer sur les sociétés autogérées et détenues par les travailleurs en un seul coup. Si l'on ajoute à cela un jury de citoyens chargé de juger des performances sociales des entreprises, on peut encore avoir des marchés, mais sans capitalisme.

Pour y parvenir, que devraient faire les syndicats ? Les considérez-vous encore comme des acteurs clés dans ce nouveau monde ?

Absolument ! Mais ils ne doivent plus se contenter du projet visant à garantir des salaires équitables. Les salaires ne peuvent jamais être équitables, quel que soit leur niveau, dans un système techno-féodal, car il existe une grande inégalité de pouvoir entre les propriétaires du capital cloud et les travailleurs. On le constate aujourd'hui dans la Silicon Valley. Il y a également de nombreux travailleurs qui ne reçoivent pas un centime pour le travail gratuit qu'ils fournissent. Ce que j'aimerais voir, ce sont des syndicats radicalisés qui revendiquent « un travailleur, un membre, une action, un vote » plutôt que des salaires équitables.

Pensez-vous que la gauche politique soit naturellement adaptée à ce nouveau monde ? Jusqu'à présent, c'est l'extrême droite qui s'est imposée. Comment inverser la tendance du techno-féodalisme ?

Primo, en sensibilisant les gens au fait que le système actuel de création de valeur et de distribution de celle-ci nous mènera à coup sûr à une fin prématurée et à une diminution constante des perspectives pour le plus grand nombre, d'une manière bien pire que dans le cadre du capitalisme.

Secundo, en montrant clairement que les technologies peuvent être améliorées massivement si elles sont socialisées. Si votre municipalité disposait de sa propre application pour remplacer Airbnb ou Deliveroo, ainsi que d'une application pour les paiements bancaires, et si des emplois de qualité étaient créés au niveau municipal pour les programmeurs chargés de créer ces applications, les avantages seraient facilement accessibles.

Tertio, en soulignant comment la concentration bipolaire brute du capital cloud entre les mains de très peu de personnes, en particulier dans la Silicon Valley et sur la côte est de la Chine, donne lieu à une nouvelle guerre froide qui pourrait très facilement déboucher sur une guerre thermonucléaire. Cela explique pourquoi les États-Unis multiplient des attaques contre la Chine. Cela n'a rien à voir avec Taïwan. Taïwan et la politique d'une seule Chine ont toujours existé. Il ne s'agit pas non plus de la montée en puissance de l'armée chinoise. C'est absurde. C'est une remise en cause de l'hégémonie du dollar par la fusion des grandes entreprises technologiques chinoises avec la finance chinoise et la monnaie numérique de la Banque centrale de Chine. La paix mondiale est donc le troisième avantage.

Considérez-vous toujours que les actions hors des parlements sont essentielles à la réalisation de ce changement ?

Rien ne remplace la construction d'un mouvement en dehors des parlements. Mais les grèves et l'action climatique nécessitent un programme qui incitera les gens à agir au niveau local, les deux doivent donc être complémentaires. Parce que vous avez maintenant un précariat massif qui est de plus en plus difficile à organiser autour des syndicats traditionnels et vous avez toute cette main-d'œuvre gratuite fournie en particulier par les jeunes, sur TikTok et Instagram. Nous devons trouver des moyens de rassembler le prolétariat, les techno-serfs et le précariat. Concrètement, il ne suffit pas que les syndicats organisent une grève dans une usine. Il faut la combiner avec des boycotts des consommateurs et des campagnes militantes basées sur le cloud simultanément.

10.04.2025 à 11:18

Si le réarmement mondial paraît imparable, il est surtout contreproductif

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Au milieu de l'incertitude qui caractérise notre époque, une tendance semble se dégager très nettement : le réarmement militaire et la hausse des budgets de défense à l'échelle planétaire. Selon un rapport, publié le 10 mars dernier, par l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) :
▪ Les États-Unis sont le principal bénéficiaire du commerce des armes. De 35 % de toutes les opérations réalisées à l'échelle mondiale entre 2015 et 2019, ils sont passés à 43 % du (…)

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Au milieu de l'incertitude qui caractérise notre époque, une tendance semble se dégager très nettement : le réarmement militaire et la hausse des budgets de défense à l'échelle planétaire. Selon un rapport, publié le 10 mars dernier, par l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) :

▪ Les États-Unis sont le principal bénéficiaire du commerce des armes. De 35 % de toutes les opérations réalisées à l'échelle mondiale entre 2015 et 2019, ils sont passés à 43 % du total au cours de la période 2020-2024, et comptent 41 entreprises de défense parmi les 100 plus importantes au monde. Au cours de cette même période, les États-Unis ont vendu des armes à 107 pays, se positionnant comme le premier fournisseur de 22 des 40 principaux importateurs mondiaux, avec en tête l'Arabie saoudite, qui absorbe 12 % de leurs exportations totales.

▪ Parallèlement, et comme conséquence directe de l'invasion russe en Ukraine, les membres européens de l'OTAN (23 des 27 pays membres de l'Union européenne où sont implantés les sièges de 18 des 100 entreprises les plus importantes à l'échelle mondiale) ont augmenté leurs commandes de 105 % par rapport aux cinq années précédentes. Et alors qu'en 2015-2019, 42 % du matériel provenait des États-Unis, ce pourcentage est passé à 64 % au cours des cinq dernières années.

▪ Après les États-Unis, dont les ventes ont augmenté de 21 % entre 2020 et 2024, la France occupe désormais la deuxième place, dépassant la Russie, avec une progression de 11 % par rapport à 2015-2019, ce qui lui a permis de vendre du matériel dans 65 pays et de concentrer 9,6 % du commerce mondial. Viennent ensuite, dans l'ordre, la Russie (baisse de 64 %, 7,8 % du commerce mondial et seulement deux entreprises parmi les 100 plus importantes à l'échelle mondiale), la Chine (baisse de 5,2 % et 5,9 % du commerce mondial, avec neuf entreprises parmi le top 100 mondial), l'Allemagne (baisse de 2,6 % et 5,6 % du commerce mondial), l'Italie, qui passe de la dixième à la sixième place (hausse de 138 % et 4,8 % du commerce mondial), le Royaume-Uni (baisse de 1,4 % et 3,6 % du commerce mondial), Israël (baisse de 2 % et 3,1 % du commerce mondial), l'Espagne qui, bien qu'ayant reculé d'une place, a vu ses exportations augmenter de 29 % pour atteindre 3 % du commerce mondial, et enfin la Corée du Sud, avec une hausse de 4,9 % et 2,2 % du total mondial. D'autres pays comme la Turquie (onzième place, avec une croissance de 104 % et 1,7 % du commerce mondial), les Pays-Bas (malgré une baisse de 36 %, ils représentent déjà 1,2 % du total mondial) et la Pologne (hausse de 4.031 % et 1 % du total mondial) sont en nette progression.

▪ L'Ukraine, avec 8,8 % du total des commandes, est devenue le plus grand importateur mondial de matériel de défense. Quant aux fournisseurs de Kiev, la liste compte plus de 35 pays, avec en tête les États-Unis (45 %), l'Allemagne (12 %) et la Pologne (11 %). L'Inde arrive en deuxième position (bien que ses importations aient chuté de 9,3 % au cours des cinq dernières années, elle totalise 8,3 % des commandes mondiales de matériel de défense), suivie du Qatar (qui occupait la dixième place au cours des cinq années précédentes et dont les commandes ont augmenté de 127 % entre 2020 et 2024 pour atteindre 6,8 % des importations mondiales), de l'Arabie saoudite (avec une baisse de 41 % par rapport aux cinq années précédentes, alors qu'elle était le premier importateur mondial d'armes, et une part mondiale de 6,8 %) et le Pakistan (avec une hausse de 61 % et une part mondiale de 4,6 %).

Qu'y a-t-il derrière l'intensification de la dérive militariste ?

Une interprétation hâtive de ces chiffres pourrait conduire à la conclusion qu'une telle intensification des dérives militaristes serait attribuable exclusivement au pouvoir des industries de défense, en imaginant celles-ci capables à elles seules de convaincre les gouvernements et les acteurs politiques de tous bords que la voie des armes est la plus profitable quand il s'agit de défendre leurs intérêts. Sans nier, d'aucune manière, leur pouvoir considérable et leur quête constante du profit à tout prix, cela reviendrait à ignorer de nombreux autres facteurs qui permettent d'expliquer une dynamique tendant vers une intensification encore plus soutenue.

D'une part, la poussée impérialiste qui anime tant la Russie que la Chine et les États-Unis se fait chaque jour plus visible. Dans le cas de la Russie, comme on peut le déduire directement de son invasion de l'Ukraine, il s'agirait de récupérer coûte que coûte une zone d'influence propre, tant dans son voisinage européen qu'asiatique. Pendant ce temps, engagés dans un bras de fer pour la place de leader mondial, les deux autres ne font guère mystère de leurs visées sur Taïwan, le Panama et le Groenland, respectivement. Là où le modèle de comportement de ces trois puissances se rejoint, c'est dans la tendance qu'elles ont à considérer que la meilleure façon d'atteindre leurs fins est de se doter d'un arsenal militaire toujours plus puissant.

À moindre échelle, un net penchant militariste se fait également jour chez d'autres aspirants au leadership dans différentes régions du monde, lesquels cherchent à tirer parti de l'affaiblissement des États-Unis dans son rôle de gendarme mondial.

Cet affaiblissement conduit, en effet, certains pays à croire qu'une opportunité s'offre à eux de consolider ou d'atteindre une position de leadership, qu'ils considèrent comme leur destinée naturelle. Et, suivant un schéma comportemental profondément ancré dans l'histoire de l'humanité, ils choisissent de se réarmer pour mettre au pas leurs voisins. Aussi, pour en revenir à la concurrence entre les trois grandes puissances mentionnées plus haut, n'est-il guère surprenant que chacune d'entre elles choisisse de soutenir militairement les aspirants en question, dans le but de rallier de nouveaux partenaires à leur cause face à leurs rivaux.

Entre-temps, l'affaiblissement des instances internationales de prévention des conflits violents, avec une ONU sur le déclin, suscite également une inquiétude généralisée, dans la mesure où de nombreuses moyennes et petites puissances estiment que la détérioration de l'ordre international les laisse sans défense face aux violations potentielles de leur souveraineté nationale. Une inquiétude qui débouche, à son tour, sur une nouvelle course aux armements, à l'heure où de nombreux pays, craignant de se retrouver sans défense face à une attaque violente contre leurs intérêts vitaux, cherchent à renforcer leurs capacités de défense.

Emportés par cet élan, les pays membres de l'Union européenne se fourvoient en misant sur un plan de réarmement tel que celui présenté récemment par la présidente de la Commission européenne. Que les Vingt-Sept veuillent s'émanciper vis-à-vis des États-Unis et disposer de leurs propres moyens de défense de leurs intérêts se comprend. Cependant, la voie à suivre – pour ce qui est unanimement identifié comme un projet de paix, non impérialiste – ne peut être un retour au passé. Les moyens militaires doivent être considérés comme des instruments de dissuasion et de dernier recours. Par conséquent, la voie de l'armement – qui implique également de continuer à dépendre des États-Unis comme principal fournisseur à court et moyen terme – constitue une réponse inadéquate face aux défis auxquels nous nous trouvons aujourd'hui confrontés.

D'une part, les armes ne permettent pas de déjouer les nombreuses menaces qui pèsent sur notre sécurité, qu'il s'agisse de la crise climatique ou de la montée des mouvements antidémocratiques, pour ne citer que ces exemples. D'autre part, cela impliquerait une réforme préalable de la structure politique et des processus décisionnels de l'UE afin que, conformément à tout État de droit, ces armes soient soumises à un gouvernement civil. En tout état de cause, l'Union européenne ne semble pas être en mesure de pouvoir résister à la vague militariste dans laquelle nous nous trouvons désormais empêtrés.

04.04.2025 à 09:59

« La promesse des nouvelles technologies n'est pas l'abolition du travail, mais plutôt sa dégradation »

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Le mouvement syndical fait face à un problème de technologie. Pour être plus précis, il est face à un problème sur la façon de penser la technologie. Le récent battage médiatique autour de l'intelligence artificielle (IA) et la confusion qu'il a semée dans les syndicats ne sont que le dernier exemple en date d'un phénomène qui n'a cessé de se répéter au cours du siècle dernier : les employeurs affirment qu'une nouvelle technologie révolutionnaire est sur le point de changer radicalement le (…)

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Le mouvement syndical fait face à un problème de technologie. Pour être plus précis, il est face à un problème sur la façon de penser la technologie. Le récent battage médiatique autour de l'intelligence artificielle (IA) et la confusion qu'il a semée dans les syndicats ne sont que le dernier exemple en date d'un phénomène qui n'a cessé de se répéter au cours du siècle dernier : les employeurs affirment qu'une nouvelle technologie révolutionnaire est sur le point de changer radicalement le lieu de travail et les dirigeants syndicaux s'empressent d'intégrer cette « révolution » dans leurs négociations. Pourtant, chaque fois, l'histoire reste la même : les employeurs utilisent les nouvelles machines pour intensifier la pression sur les travailleurs, accélérer les cadences et saisir davantage de contrôle sur le processus de travail. Ce décalage entre les grandes promesses des nouvelles technologies et les réalités vécues n'est pas une coïncidence. De fait, c'est même le but.

La technologie et le progrès technologique font partie des idées les plus excessivement déterminées qui façonnent la vie moderne et, historiquement, les employeurs se sont servis de ces concepts pour dominer les travailleurs. Le discours sur la révolution technologique et le progrès technologique (c.-à-d. l'histoire que la société se raconte à elle-même sur les avancées technologiques) se fait généralement au détriment des syndicats et du pouvoir des travailleurs. Lorsqu'il s'agit de négocier sur la technologie, il incombe donc au mouvement syndical de dissocier les discussions sur certains changements technologiques spécifiques des histoires sur le progrès technologique. Il incombe au mouvement syndical de séparer le progrès technologique du progrès social. L'histoire de l'essor de l'idée même de l'automatisation et les développements plus récents autour de l'IA illustrent clairement cette leçon.

Depuis le milieu du XXe siècle, la promesse d'un progrès technologique issu des laboratoires des grandes entreprises est en fait la promesse d'une intégration plus poussée des prémisses d'un travail dégradé dans la vie professionnelle des gens ordinaires. Évidemment, il ne s'agit pas là d'un attribut des machines elles-mêmes. Il s'agit d'une qualité de la domination sociale que les machines provoquent.

Les machines et la façon dont elles sont conçues et la manière dont les employeurs les mettent en œuvre ne sont pas déterminées par la technologie : elles le sont par les relations sociales, par les structures du capitalisme. Par conséquent, afin de comprendre les effets du changement technologique sur le lieu de travail, nous devons comprendre les piliers intellectuels qui sous-tendent la manière dont nous parlons de l'introduction de nouveaux mécanismes dans le travail. Or, ce que l'histoire de ces piliers intellectuels nous apprend, c'est que la promesse de ce que l'on appelle l'automatisation n'est pas vraiment l'abolition du travail, mais la dégradation de celui-ci.

Le discours sur l'automatisation

Le terme « automatisation » a été inventé dans les années 1940 par les dirigeants de la Ford Motor Company dans le cadre de leur bataille visant à affaiblir les travailleurs militants et syndiqués de l'atelier. Obligés par le mouvement ouvrier et la législation américaine de reconnaître les syndicats et de négocier avec eux, les dirigeants de l'industrie automobile devaient trouver un moyen de saper le pouvoir des travailleurs sans pour autant s'attaquer ouvertement au principe de la syndicalisation. En s'appuyant sur la foi généralisée de l'après-guerre dans le progrès technologique, ils ont fait valoir que c'était le progrès technologique lui-même qui dégradait les emplois des travailleurs, et non les décisions de la direction. Selon eux, c'est l'automatisation, et non les cadres, qui est responsable de l'accélération de la chaîne de montage, du licenciement des travailleurs ou de l'externalisation du travail d'usine vers des régions non syndicalisées du pays. Dit autrement, l'objectif initial de la notion d'automatisation était de détourner les discours d'utopie technologique pour, un jour, abolir les syndicats, pas le travail.

En peu de temps, les dirigeants de toutes les industries ont adopté l'idée de l'automatisation, au point que le terme est devenu essentiellement impossible à distinguer de l'idée même de progrès technologique. À l'instar de ce qui s'est passé dans l'industrie automobile, le terme « automatisation » était tout aussi souvent synonyme d'accélération et de surcharge de travail que de remplacement du travail humain. C'est le cas dans les mines de charbon, dans le transport ferroviaire de marchandises et même lors de l'introduction des ordinateurs dans les bureaux.

Et pourtant, malgré les objectifs anti-travailleurs et anti-syndicats du concept, des personnes appartenant à toutes les tendances politiques ont adopté le discours sur l'automatisation et bon nombre de ses postulats les plus fondamentaux, à savoir que le progrès technologique et la perte de contrôle du travailleur sur le processus de travail ne font qu'un.

Parmi ceux qui ont adopté la logique du discours sur l'automatisation figurent la majorité des responsables du mouvement syndical. D'un point de vue rhétorique, voire intellectuel, le discours entourant l'automatisation a surclassé les dirigeants syndicaux, qui ne se sont généralement pas opposés aux employeurs lorsqu'il a été question d'introduire de nouvelles technologies ; ils ne voulaient pas être perçus comme des « luddites ». Cela s'explique en partie par le fait que le discours sur l'automatisation flattait également le technoprogressisme de la gauche, encore présent aujourd'hui. Les responsables syndicaux ne savaient pas ce que l'« automatisation » apporterait. Souvent, ils ne pouvaient pas la définir exactement, mais ils pensaient qu'elle était réelle et décisive. Ils n'ont donc pas réussi à faire la différence entre les histoires de progrès technologique et la mission du patron, qui consiste à contrôler à la fois le travail et les travailleurs. Les dirigeants syndicaux pensaient que l'« automatisation » allait améliorer le niveau de leurs travailleurs, mais cela ne s'est pas produit. Ils pensaient que l'automatisation allait faire monter en compétence leur travail, mais c'est le contraire qui s'est produit. Enfin, ils pensaient que les changements opérés sous l'égide de l'automatisation étaient principalement technologiques, mais ce n'était pas le cas.

Aujourd'hui, ce que nous appelons IA ne représente que la plus récente évolution du discours sur l'automatisation. Le terme « IA » est notoirement vague et, bien que parfois les gens l'utilisent pour décrire une innovation technologique spécifique (comme l'apprentissage automatique et les grands modèles de langage, LLM), les employeurs utilisent tout aussi souvent le terme pour masquer des changements plutôt ordinaires dans le processus de travail sous couvert de révolution. En conséquence, parmi les journalistes et les universitaires, souligner que les systèmes d'IA soi-disant automatisés font encore appel à des travailleurs humains a engendré une véritable petite industrie. Ils ont montré comment les employeurs ont utilisé le spectre de l'IA pour pousser les travailleurs à aller plus vite, pour les surveiller et pour délocaliser la main-d'œuvre dans les pays du Sud. En général, cependant, les employeurs continuent à utiliser l'idée de l'IA de la même manière qu'ils utilisaient l'automatisation au milieu du XXe siècle, à l'instar d'Elon Musk, qui affirmait l'année dernière que, grâce à l'IA, « aucun d'entre nous n'aura d'emploi ».

Dans ce contexte, que peuvent faire les syndicats ?

L'exemple des États-Unis du milieu du siècle dernier nous montre que les syndicats ont eu recours à deux stratégies générales pour contourner le problème de l'« automatisation » qui, comme on peut s'en douter, était en réalité le problème de la perte de contrôle des travailleurs dans leurs ateliers.

Certains syndicats, comme l'United Packinghouse Workers of America (UPWA), ont tenté d'obtenir de leur employeur et de l'État qu'ils proposent des programmes de reorientation aux travailleurs licenciés à la suite de fermetures d'usines. L'argument était que, puisque les progrès technologiques avaient rendu ces travailleurs obsolètes, il fallait que les dirigeants revalorisent et requalifient les travailleurs pour les postes d'employés ou de superviseurs de machines qui étaient censés arriver. Ces tentatives ont généralement échoué. D'autres syndicats, comme l'International Longshore and Warehouse Union (ILWU), ont pour leur part exigé que l'employeur rachète les emplois des travailleurs avant de les mécaniser, notamment grâce à de généreuses prestations de retraite. Les stratégies de ces syndicats ont été plus fructueuses. Plutôt que de se contenter d'une vague promesse de formation pour un emploi « hautement qualifié » qui, bien souvent, ne s'est jamais concrétisée, les syndicats ont obtenu de meilleurs résultats lorsqu'ils ont traité la catégorie d'emplois menacée comme une sorte de propriété que l'employeur devait purement et simplement racheter avant de pouvoir y toucher.

Mais aucune de ces deux stratégies n'est particulièrement encourageante pour les travailleurs. Dans les deux cas, les dirigeants syndicaux ont tenu pour acquis que les travailleurs n'auraient que très peu leur mot à dire sur les changements apportés aux moyens de production, ou que le contrôle de la production par les travailleurs était quelque chose pour lequel le syndicat pouvait ou devait se battre. Bien entendu, exiger des syndicats qu'ils s'efforcent de prendre le contrôle de l'atelier et des moyens de production est plus facile à dire qu'à faire. Peu de syndicats sont assez puissants pour atteindre cet objectif franchement révolutionnaire. Mais les syndicats ont bel et bien le pouvoir de rejeter le discours de leur employeur sur la nature des changements imposés par les directions sur le processus de travail. Les syndicats ne sont pas tenus d'accepter l'analyse de la situation présentée par les patrons.

Si l'on tire les leçons du passé, les syndicats feraient bien de déconnecter les changements technologiques sur le lieu de travail de tout discours sur le progrès technologique. Lorsqu'un employeur introduit une nouvelle machine, un nouveau logiciel ou même une nouvelle méthode, les dirigeants syndicaux devraient rejeter toute présentation de cet acte comme étant l'avènement de l'avenir ou la prochaine étape de la civilisation.

Par ailleurs, les syndicats devraient avoir pour objectif ultime, aussi lointain ou utopique puisse-t-il paraître aujourd'hui, le principe du contrôle du lieu de travail et du processus de travail par les travailleurs. Bien sûr, s'opposer au discours sur le progrès technologique est périlleux : on pourrait être taxé de luddite pratiquant la politique de l'autruche, c'est-à-dire manquant de sérieux et irresponsable. Il incombe donc aux syndicats de trouver des moyens de rejeter les changements des moyens de production provoqués par l'employeur sans donner l'impression de s'opposer au progrès.

Comme mon collègue historien du travail R.H. Lossin et moi-même l'avons fait valoir ailleurs, cela suppose que les syndicats proposent leur propre définition — très spécifique — du progrès, une définition axée sur la justice pour les travailleurs, où l'idée de « technologie » n'est pas au premier plan, voire où la technologie ne figure pas du tout même. En lieu et place, il faut une définition du progrès qui met l'accent sur la redistribution du pouvoir, ici, aujourd'hui ; pas une discussion spéculative sur de vagues prérogatives futures dont les travailleurs pourraient ou non bénéficier.

01.04.2025 à 13:27

En Syrie, l'enjeu colossal de reconstruire l'économie, l'emploi et les forces syndicales

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« Je dois souvent choisir entre acheter de la nourriture pour ma famille ou acheter du carburant », déplore Wael depuis le camp de réfugiés d'Atma, dans le nord de la Syrie, à la frontière avec la Turquie. Ayant dû renoncer à son emploi de professeur en raison des bas salaires, Wael travaille désormais comme guide et traducteur pour les professionnels étrangers qui arrivent dans le pays. « Je n'hésiterais pas à aller travailler à l'étranger si cela me permettait de subvenir aux besoins de ma (…)

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« Je dois souvent choisir entre acheter de la nourriture pour ma famille ou acheter du carburant », déplore Wael depuis le camp de réfugiés d'Atma, dans le nord de la Syrie, à la frontière avec la Turquie. Ayant dû renoncer à son emploi de professeur en raison des bas salaires, Wael travaille désormais comme guide et traducteur pour les professionnels étrangers qui arrivent dans le pays. « Je n'hésiterais pas à aller travailler à l'étranger si cela me permettait de subvenir aux besoins de ma famille. Mais j'aime mon pays et j'aimerais que nous ayons un avenir prospère », ajoute-t-il.

Au sortir de près de quatorze années de guerre civile, la Syrie est un pays dévasté, avec une économie exsangue et un marché du travail en ruines. Plus de 90 % de la population vit dans la pauvreté. Selon les agences onusiennes, 16,7 millions de Syriens, soit 70 % de la population, requièrent une aide humanitaire, et près de la moitié d'entre eux sont confrontés à l'insécurité alimentaire. La situation n'est guère encourageante pour les cinq millions de réfugiés syriens qui vivent actuellement à l'étranger. Celles et ceux qui ont réussi à trouver un bon emploi ou à monter une entreprise florissante mettront du temps à rentrer, alors que les personnes en situation précaire et victimes de racisme ont déjà commencé à prendre le chemin du retour.

Depuis la chute du régime, 350.000 Syriens seraient déjà rentrés

C'est le cas de Mohammed, qui a décidé de rentrer en Syrie après avoir émigré et déposé une demande d'asile dans un pays d'Amérique du Nord (qu'il préfère ne pas nommer). Avant de revenir, il fait d'abord escale en Turquie, où réside sa famille. Comme des milliers de Syriens, il suit avec attention les décisions du nouveau gouvernement d'Ahmed Al-Charaa, ancien djihadiste d'Al-Qaïda qui, en décembre, à la tête de sa faction Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), est parvenu à renverser le régime de Bachar al-Assad. Bien qu'il soit déçu par la dérive autoritaire et islamiste d'Al-Charaa au cours de ses trois premiers mois de mandat, Mohammed tient à franchir la frontière pour voir la situation par lui-même. Son rêve est de fonder des écoles qui permettraient aux enfants des rapatriés de réintégrer le système éducatif. « La plupart de ces enfants ne savent pas écrire l'arabe, ils parlent le turc ou des langues européennes », explique-t-il.

Les premiers à avoir regagné la Syrie sont ceux qui y possédaient des biens. Certains ont ouvert de petites entreprises, comme des épiceries, des restaurants ou des étals de rue. D'autres, ayant de l'expérience dans le domaine de la construction, espèrent que les propriétaires des millions de logements détruits pendant le conflit commenceront à les reconstruire. Cependant, le financement fait défaut en raison des sanctions internationales maintenues par les États-Unis. « Les sanctions sont en train de tuer les Syriens », se lamente Wael.

Roz, une migrante forcée en Turquie, est malade et sans emploi. « J'ai dû subir une opération d'urgence, je ne peux pas travailler et je ne reçois aucune aide. J'ai constamment besoin de médicaments et d'analgésiques. Je ne sais pas ce que je vais faire. Je ne peux pas retourner en Syrie. Les personnes contre lesquelles je me suis battue sont toujours là », explique-t-elle.

À Istanbul, elle a tenté d'organiser une association pour les droits des réfugiés, mais a été attaquée par des radicaux. Son amie Kinda s'est réfugiée en Allemagne l'été dernier, fuyant l'hostilité des Turcs. Bien qu'elle ait travaillé dans le marketing, la traduction et l'enseignement, tous ces emplois étaient temporaires et non protégés. « En arrivant en Allemagne, j'ai pensé que ce serait plus facile, mais les formalités administratives et la montée de l'extrême droite ont limité mes possibilités », explique Kinda, pour qui un retour en Syrie est exclu après les récents massacres sectaires entre les alaouites pro-Assad et les islamistes radicaux du nouveau gouvernement.

Selon le HCR, 350.000 Syriens seraient rentrés en Syrie depuis la chute du régime, et ce chiffre devrait dépasser 3,5 millions en juin, lorsque les enfants termineront l'année scolaire dans leur pays d'accueil (ce chiffre inclut également les personnes déplacées à l'intérieur du pays).

Selon les données officielles d'Ankara, près de la moitié des rapatriés proviennent de Turquie. Tout comme au Liban et en Jordanie, les Syriens y travaillent généralement dans l'économie informelle, où ils sont dépourvus de protection sociale estime Hind Benammar, secrétaire exécutive de la Confédération syndicale arabe (CSI-AR).

« Le problème le plus grave est de savoir comment transférer les droits des Syriens qui ont travaillé à l'étranger. S'ils retournent, ils seront traités comme de nouveaux travailleurs, perdant des années de cotisations à la sécurité sociale ».

Des accords bilatéraux seront nécessaires et des syndicats indépendants devront être crées pour négocier au niveau national et international, souligne Mme Benammar.

Selon Muhammad Ayash, PDG d'AlifBee et fondateur de l'Abjad Initiative pour l'éducation des Syriens, qui compte plus de 4.500 bénéficiaires, « le facteur le plus déterminant pour décider de rentrer est la disponibilité de services de base tels que l'électricité, l'eau et Internet. Sans cela, il est difficile d'envisager un retour en masse ».

Alors que 10 % de ses employés sont déjà rentrés, 40 % envisagent de le faire. Cependant, le régime a mené le pays à la faillite, l'économie est extrêmement affaiblie et les professions disponibles se limitent aux services essentiels tels que l'alimentation et le transport. Les efforts du nouveau gouvernement sont insuffisants pour faire face aux problèmes systémiques tels que le chômage, l'effondrement de la monnaie et le rétablissement des services de base.

L'économie syrienne a subi un effondrement brutal. Entre 2010 et 2023, le PIB de la Syrie aurait diminué de 84 %, pour atteindre 22,5 milliards d'euros (en 2022), selon les données recueillies par Reuters. Le Syrian Center for Policy Research (SCPR) indique que le taux de chômage, de 43 % jusqu'en décembre, a augmenté pour atteindre 50 % en raison des licenciements en masse dans le secteur public. Selon Joseph Daher, chercheur spécialiste de la politique économique au Moyen-Orient, Damas prévoit de licencier entre un quart et un tiers des fonctionnaires, dont beaucoup sont des « fantômes » (inexistants) ou des « corrompus », et ce sur un total de 1,25 million jusqu'en décembre. Parmi eux figurent des membres de l'armée et des forces de sécurité du régime, pour la plupart alaouites, ce qui ne fait qu'exacerber les tensions sectaires. Par ailleurs, le pays se trouve en proie à une grave pénurie de personnel dans les secteurs de la santé et de l'éducation.

« Le marché du travail n'est pas prêt à accueillir les travailleurs qui reviennent. L'économie est en ruine et de nombreuses industries ne fonctionnent pas correctement. Nous avons besoin de temps pour la reconstruire et absorber tous ces nouveaux travailleurs », explique Rabee Nasr, du SCPR.

Bien que des activités telles que le commerce et l'importation de biens se soient développées ces derniers mois grâce aux accords avec la Turquie, la structure même de l'emploi s'est radicalement modifiée pendant le conflit, de nombreuses personnes s'étant tournées vers le secteur militaire, les activités illicites ou le monopole des biens de première nécessité.

La répression antisyndicale sous la « cleptocratie » perdure avec le « néolibéralisme islamique »

Selon l'analyse de Joseph Daher, en seulement trois mois, l'économie syrienne est passée de la cleptocratie du régime de Bachar al-Assad à un néolibéralisme islamique. « Ce que nous observons, c'est un approfondissement des politiques néolibérales sous couvert de respect de la loi islamique », explique M. Daher. Toujours selon M. Daher, la Syrie n'a jamais été vraiment socialiste, même sous Bachar al-Assad, quand l'économie était basée sur un modèle capitaliste colonial.

Le nouveau gouvernement a annoncé la privatisation des ports, des aéroports, des réseaux de transport et des entreprises publiques, ainsi que des mesures d'austérité telles que la suppression des subventions et l'augmentation des prix des denrées de base, ce qui a de graves répercussions sur les populations les plus vulnérables. L'inflation est galopante : le prix d'un kilo et demi de pain est passé de 400 livres syriennes en décembre à 4.000 en mars (soit une augmentation de 0,028 à 0,28 euros). Le salaire moyen équivaut à environ 20 ou 30 euros par mois, alors que celui des fonctionnaires, qui se situe dans cette fourchette, a baissé de 75 % depuis le début du conflit.

Selon M. Daher, « le HTC agit à l'instar du régime antérieur, en nommant des dirigeants syndicaux fidèles à son mouvement. [Pendant ce temps,] les travailleurs ont commencé à protester, réclamant des élections libres au sein de leurs associations professionnelles ».

Avant 2011, les syndicats en Syrie étaient contrôlés par le régime. La Fédération générale des syndicats de Syrie (GFTU) était un outil du Parti Baas dont celui-ci se servait pour encadrer les travailleurs et réprimer toute tentative de syndicalisation indépendante. Les dirigeants syndicaux étaient élus par le Parti, et ceux qui s'y opposaient étaient licenciés ou emprisonnés. Pendant la guerre, la situation est devenue plus complexe : à Idlib, le Gouvernement de salut syrien d'Al-Charaa a imposé sa propre structure syndicale en l'absence d'élections démocratiques, tandis que dans les zones kurdes du nord-est, des syndicats plus autonomes ont été créés, toutefois sous la coupe du gouvernement local.

Après la chute du régime, Al-Charaa a dissous la GFTU, invoquant la corruption, tout en encourageant la création de nouvelles organisations sous la supervision du gouvernement. Equal Times a tenté de contacter des représentants de la GFTU, mais n'a pas obtenu de réponse.

Selon Malik al-Abdeh, rédacteur en chef du mensuel Syria in Transition sur la politique syrienne, « la transition a été désordonnée et de nombreux syndicalistes indépendants se sont retrouvés marginalisés. La nouvelle administration a favorisé les syndicats loyaux sans garantir d'élections démocratiques ». En outre, la Déclaration constitutionnelle du 13 mars n'offre pas de garanties explicites d'indépendance syndicale, ce qui ne manque pas de susciter des inquiétudes ainsi qu'une perte de confiance.

« À l'instar de l'ancien régime, le HTC considère les syndicats et les autres formes de société civile comme des prolongements de l'État plutôt que comme des entités indépendantes investies du devoir de demander des comptes sur les politiques gouvernementales », remarque M. Al-Abdeh.

Dans le même temps, des questions telles que l'instauration d'un salaire minimum légal, la limitation du temps de travail, la garantie de jours fériés pour les travailleurs et des régimes de retraite pour tous les salariés, et pas seulement pour les fonctionnaires, « sont des sujets sur lesquels le gouvernement ne cédera que s'il existe une main-d'œuvre syndiquée ».

Des emplois essentiels pour la reconstruction et la reprise économique

Si la Syrie se stabilise et progresse vers une transition pacifique, la priorité sera de relancer l'économie, ce qui implique la nécessité d'une main-d'œuvre spécialisée dans la construction, les infrastructures, l'énergie, les transports, la santé et l'éducation. Les professions les plus en demande seraient les ingénieurs, les architectes, les ouvriers, les spécialistes des réseaux électriques, les médecins, les enseignants et le personnel administratif. La diaspora syrienne, alimentée par l'exode des cerveaux, pourrait jouer un rôle clé dans la reprise grâce à l'entrepreneuriat. Cependant, le manque d'investissement dans la formation professionnelle limite la spécialisation des travailleurs. Mme Benammar de la CSI-AR plaide en faveur de programmes de formation pour combler le fossé éducatif pour les personnes qui ont émigré.

En l'absence des conditions politiques nécessaires, il n'y aura pas de reprise économique. Plusieurs pays ont manifesté leur intérêt pour soutenir les efforts de reconstruction. La Turquie, par exemple, joue un rôle essentiel dans la fourniture de services et de produits de base, bien que les marchandises turques bon marché pénalisent les commerçants syriens, qui ne sont pas en mesure de rivaliser face à l'inflation. L'Arabie saoudite et le Qatar, quant à eux, ont manifesté leur intérêt pour les infrastructures essentielles, cependant les sanctions entravent leurs investissements. L'Union européenne, pour sa part, a promis 2,5 milliards d'euros pour stabiliser le marché du travail. L'instabilité politique et l'autoritarisme d'Al-Charaa freinent, toutefois, la volonté européenne qui vise avant tout le retour des réfugiés et l'éradication de la radicalisation à la source, avant même qu'elle ne puisse atteindre l'Europe.

Pour lever les sanctions et relancer l'économie, le nouveau gouvernement doit instaurer la confiance dans ses institutions, adopter une constitution inclusive et fédératrice, et mettre en œuvre des réformes qui protègent les PME et les travailleurs, estiment les organisations et les experts consultés pour cet article. Sans changement de cap, non seulement la Syrie ne se relèvera pas, mais elle sombrera dans le chaos, entraînant davantage de pauvreté et de migration. Sans syndicats, sans investissements et sans stabilité, l'avenir ne sera pas celui de la reconstruction, mais celui du désespoir, avertissent-ils.


Cet article a été publié avec le soutien de LO Norway.

27.03.2025 à 07:00

La modération de contenu, un travail toxique encore mal reconnu et peu encadré

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« Il existe sûrement des modérateurs de contenu qui n'ont pas souffert de troubles mentaux liés à leur travail, mais je ne les ai jamais rencontrés », déclare la sociologue et informaticienne Milagros Miceli, qui a consacré ses six dernières années de recherche au secteur de la modération de contenu. « J'en ai la certitude : comme l'extraction de charbon, la modération est un métier dangereux ».
L'extraction de charbon, en raison de la pneumoconiose qui lui est associée, est l'exemple (…)

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« Il existe sûrement des modérateurs de contenu qui n'ont pas souffert de troubles mentaux liés à leur travail, mais je ne les ai jamais rencontrés », déclare la sociologue et informaticienne Milagros Miceli, qui a consacré ses six dernières années de recherche au secteur de la modération de contenu. « J'en ai la certitude : comme l'extraction de charbon, la modération est un métier dangereux ».

L'extraction de charbon, en raison de la pneumoconiose qui lui est associée, est l'exemple classique du métier dangereux, mais il ne subsiste que 200.000 mineurs environ dans l'ensemble de l'Union européenne (UE). De nombreux autres métiers sont dangereux, mais il en reste peu pour lesquels la description de poste comporte la mention « présente des risques pour la santé ». La modération de contenu pourrait toutefois en faire partie. Tout comme la poussière de silice causait des maladies des poumons chez les mineurs, le visionnage sans fin de contenus perturbants et morbides constitue un danger pour les employés dont c'est le quotidien.

Les modérateurs sont en somme les agents de sécurité des réseaux sociaux. Ils sont chargés par des plateformes comme Facebook ou TikTok de supprimer les contenus qui enfreignent leur règlement. Les posts qu'ils suppriment sont les contenus haineux, violents, choquants, pornographiques (y compris pédocriminels), les contenus provenant d'organisations interdites comme les groupes terroristes, ceux qui servent à intimider ou à harceler, les suicides et les mutilations. Les contenus qui s'affichent sur les écrans des modérateurs ont été soit signalés par un utilisateur, soit identifiés par un système d'intelligence artificielle comme potentiellement à supprimer. Une grande partie du travail des modérateurs de contenu consiste à étiqueter ce qu'ils voient sur leur écran pour entraîner l'intelligence artificielle à repérer plus efficacement les contenus nocifs.

Chris Gray est le premier modérateur de contenu en Europe à intenter une action en justice contre l'entreprise Meta, maison-mère de Facebook et Instagram. En 2017 et 2018, il a travaillé pour CPL, un sous-traitant de Meta, à Dublin. C'est seulement plusieurs années après avoir été licencié que Chris Gray a commencé à prendre conscience de l'ampleur des ravages de ce travail sur sa santé mentale. « J'ai rencontré une journaliste qui voulait traiter la question sous l'angle de l'être humain, elle m'a poussé à parler des contenus malsains que j'avais vus », relate-t-il. « Je n'en avais jamais parlé à personne, même pas à ma femme. J'avais intégré l'accord de confidentialité qu'on m'avait martelé : 'On ne parle jamais du travail.' »

« Lorsque j'ai commencé à lui raconter, je me suis complètement effondré, j'ai perdu toute contenance. J'étais assis dans ce café et je n'arrivais pas à arrêter de pleurer. La journaliste a insisté pour que j'aille consulter un médecin. Voilà comment tout a commencé. »

Le médecin a diagnostiqué chez lui un syndrome de stress post-traumatique (SSPT) et en 2019 Chris a entamé une action devant la haute cour de justice irlandaise contre CPL et Meta pour faire reconnaître le préjudice psychologique que lui a causé l'exposition répétée à des contenus traumatisants. L'affaire est toujours en cours.

Aux États-Unis, une affaire similaire impliquant des modérateurs de contenu pour Meta s'est conclue par un accord amiable et les travailleurs ont reçu une indemnisation pouvant aller jusqu'à 50.000 dollars par personne. Chris Gray n'a pas encore reçu de proposition pour un accord amiable et il indique qu'il ne l'accepterait pas s'il en recevait une.

« L'accord passé aux États-Unis prévoyait que pour recevoir l'argent, ils devaient accepter de dire que personne n'avait subi de dommage. Ce n'est pas comme cela que je vois les choses. La modération de contenu en est encore là où se trouvait l'industrie du tabac dans les années 1960, tout le monde sait que c'est dangereux, mais cela n'a pas encore été prouvé et certaines personnes ont de très gros intérêts à faire croire qu'il n'y a pas vraiment de problème. Je veux qu'un tribunal reconnaisse que ce métier est dangereux pour la santé des travailleurs. Une fois que le caractère nocif sera établi, nous pourrons commencer à parler de comment limiter les risques. »

Tenus au secret

Bien que leur travail soit utilisé par les grosses plateformes de réseaux sociaux, les modérateurs de contenu sont presque tous employés par des sous-traitants, des entreprises « d'externalisation des processus métier », comme on les appelle, ou BPO (pour Business Processing Outsourcing) selon le sigle en anglais. Un voile de mystère entoure ce secteur. Aucune plateforme d'importance ne souhaite révéler combien de modérateurs de contenu sont employés pour leur compte par ces prestataires de service, pas plus que le nombre de prestataires auxquels elles sous-traitent cette activité, mais il ne fait aucun doute que ce secteur est déjà considérable et qu'il est en pleine expansion : en 2021, Facebook à lui seul enregistrait chaque jour trois millions de posts signalés pour suppression !

Une partie du travail de modération de contenu peut être délocalisée. Les Philippines, par exemple, sont en train de devenir un centre mondial de la modération de contenu. Cependant, selon Antonio Casilli, spécialiste du « travail du clic » (qui comprend la modération de contenu, mais ne s'y limite pas), les plateformes ne peuvent pas se passer de modérateurs vivant dans l'Union européenne : « Parfois, la modération de contenu doit avoir lieu sur le territoire européen pour des raisons juridiques, parce que les contenus ou les données relèvent du règlement général européen sur la protection des données (RGPD). Il y a aussi des raisons linguistiques : il est par exemple difficile de trouver certaines langues, comme le lituanien ou le suédois, dans des pays d'Afrique. Certaines choses ne peuvent être externalisées vers des pays à faible revenu. »

Selon Antonio Casilli, le secteur européen de la modération de contenu s'est beaucoup concentré ces dernières années : quelques grosses sociétés ont racheté leurs rivaux et dominent désormais le marché, comme les gigantesques Teleperformance, Appen et Telus. Ces fournisseurs organisent le secteur de la même manière que les centres d'appels, avec une surveillance intense des travailleurs et la confidentialité comme priorité. « Leurs contrats sont extrêmement stricts sur la confidentialité, en fait ce sont des accords de confidentialité déguisés en contrats de travail plus qu'autre chose », explique Antonio Casilli.

« La plupart des dispositions portent sur le secret et la confidentialité, il n'y en a presque pas sur les droits des travailleurs. Et elles ne mentionnent nulle part les risques pour la santé spécifiquement associés à ce travail ».

Une autre caractéristique du secteur de la modération de contenu est le recours aux migrants. Antonio Casilli fait partie des auteurs d'une étude intitulée Who Trains the Data for European Artificial Intelligence ?, qui s'inscrit dans l'initiative EnCOre sur les travailleurs du clic commandée par le groupe de La Gauche au Parlement européen. Les chercheurs suivent des groupes échantillons de modérateurs de contenu employés par les prestataires de services métier Telus et Accenture en Allemagne (à Berlin et à Essen) et un autre, anonymisé, au Portugal.

Sur le site portugais, tous les travailleurs qu'ils ont rencontrés sont des migrants : ils viennent de Russie, de Pologne, d'Inde ou de Turquie. Sur les sites allemands, la plupart des travailleurs sont des migrants venus d'Asie et d'Afrique. « Ils subissent un chantage contractuel, puisque leur visa dépend généralement de leur statut de travailleur », explique Antonio Casilli. « Donc s'ils cessent de travailler pour ces entreprises, ou bien s'ils donnent l'alerte, ils risquent d'être renvoyés dans leur pays d'origine. »

Les sous-traitants, les accords de confidentialité, les visas des migrants sont autant de couches de déni, de secret et de marginalisation qui protègent les grosses plateformes de réseaux sociaux de toute responsabilité quant aux conditions de travail des modérateurs de contenu. Mais derrière ces murs d'opacité, ce sont de vraies personnes qui vivent une vraie vie, et certaines sont déterminées à se faire entendre malgré les obstacles.

Des troubles de la santé mentale « un petit peu exagérés » ?

Ayda Eyvazzade est iranienne et vit à Berlin. Comme Chris Gray, elle a été modératrice de contenu et pour elle non plus, les dangers de ce métier ne font aucun doute. « J'ai vraiment vécu des moments traumatisants », déclare- t-elle. « Je me souviens avoir vu un enfant réduit en esclavage sexuel. Ces images m'ont hantée. Vous vous sentez très seul et isolé quand vous faites ce travail, vous devenez anxieux, voire désespéré. Mon sommeil en a beaucoup pâti. J'en faisais des cauchemars, de ces images. Je me réveillai plus fatiguée que je ne m'étais couchée. »

Ayda Eyvazzade a été licenciée en novembre 2023, après presque cinq ans de travail pour ce sous-traitant (qu'elle ne nommera pas en raison de l'accord de confidentialité qu'elle a dû signer). Elle décrit comment la surveillance humaine et la surveillance numérique combinées accroissent la pression de ce métier. Les modérateurs de contenu sont évalués selon des indicateurs clés de performance auxquels ils doivent satisfaire. Tout moment qu'ils passent à l'écart de l'ordinateur pour encaisser des images ou des vidéos qu'ils viennent de voir compte comme du temps « improductif ».

« Si vous voyez quelque chose qui vous secoue, vous pouvez quitter votre bureau pour vous ressaisir, mais vous ne devez pas oublier de signaler sur votre ordinateur que vous êtes en pause bien-être », explique Ayda Eyvazzade. « Et si vos supérieurs estiment que vous passez trop de temps en bien-être, alors ils peuvent vous dire que votre temps de production est inférieur à ce qu'on attend de vous, que vous êtes beaucoup trop en bien-être. On vous met donc sous pression pour que vous passiez plus de temps en production au détriment des moments en bien-être. »

Après le suicide d'un modérateur de contenu de Telus, à Essen, l'entreprise a modifié sa politique pour accorder aux travailleurs un temps illimité de bien-être. Mais Milagros Miceli, qui mène une recherche auprès des modérateurs de contenu d'Essen, a constaté que la pression à visionner beaucoup de contenus en un minimum de temps n'a pas disparu.

« Les modérateurs de contenu ont droit à des pauses bien-être, mais ils ont toujours des indicateurs clés de performance à remplir et ils n'y parviennent pas s'ils prennent trop de pauses. Ce sont ces indicateurs de rendement qui sont le facteur disciplinaire le plus important pour les travailleurs gérés par des algorithmes. »

L'étude EnCOre, à laquelle participe également Milagros Miceli, fait état « d'événements graves chez des travailleurs, tels que des évanouissements, des cas d'épuisement professionnel ou de troubles psy- chiques et hélas au moins un suicide ». Rien de nouveau sous le soleil pour le fondateur et PDG de Meta, Mark Zuckerberg. Dans l'enregistrement audio d'une réunion de 2019 qui a fuité, un membre du personnel lui dit que beaucoup de modérateurs de contenu souffrent d'un SSPT. Le PDG lui répond que « certains comptes rendus sont à [s]on avis un peu exagérés ».

Milagros Miceli, qui a mené des entretiens avec des centaines de modérateurs de contenu, pense exactement le contraire. « Les problèmes sont bien plus graves que ce qu'on pourrait penser », dit-elle. « J'ai entendu un homme expliquer que sa femme l'avait quitté parce qu'après avoir modéré des contenus pédocriminels, il n'arrivait plus à avoir de rapports sexuels. Tous ces travailleurs subissent de vrais troubles psychiques, certifiés par de vrais psychiatres. »

Les BPO prétendent fournir des services de conseil en interne, mais Chris Gray comme Ayda Eyvazzade estiment que la plupart des conseillers auxquels ils se sont adressés étaient sous-qualifiés. Milagros Miceli approuve : « Beaucoup de ces conseillers maison ne sont pas des thérapeutes agréés. Et beaucoup de travailleurs les soupçonnent d'informer la direction de ce que leur disent les modérateurs. »

Répondant pour le compte de Telus aux conclusions de l'étude EnCOre, l'agence de communication Aretera a fait savoir que Telus prend très au sérieux le bien-être des membres de son équipe. Aretera indique que les modérateurs de contenu de Telus ont accès à un soutien 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, que Telus dispose en interne de « conseillers qualifiés, guidés par des psychologues agréés » et que des « améliorations technologiques » permettent d'aider les travailleurs, notamment par des « filtres permettant de flouter les vidéos, la coupure automatique du son et des paramètres réglables de visionnage de vidéos ». L'agence de communication a également précisé : « On estime à seulement 1 % le taux d'absentéisme dû à des problèmes de santé mentale dans l'entreprise ».

Ayda Eyvazzade était élue au Conseil du travail, une institution prévue par le droit du travail allemand pour représenter les salariés au sein d'une entreprise, sous les couleurs du syndicat Ver.di. Elle explique toutefois que le Conseil du travail était dominé par des salariés qui avaient été « cooptés » par la direction et faisaient entendre la voix de leur maître, aussi avait-elle été considérée comme une empêcheuse de tourner en rond et mise sur la touche. Elle a finalement été virée après plusieurs tentatives pour la contraindre à démissionner. Elle pense que Ver.di pourrait avoir été plus pugnace dans ses rapports avec l'entreprise, y compris en saisissant la justice.

Milagros Miceli pense elle aussi que si les syndicats se renforcent dans ce secteur, il leur faudra être mieux préparés à affronter le secret et l'intimidation qui caractérisent actuellement le travail de modération. « Une partie du problème réside dans le fait que les syndicats luttent à la fois pour s'adapter à une nouvelle époque et pour établir des relations avec les travailleurs migrants qui tâchent de s'organiser dans ce secteur numérique », conclut-elle.

Le subtil équilibre entre sécurité des utilisateurs et sécurité des travailleurs

Si les syndicats ont du pain sur la planche dans ce secteur, les autorités ne sont pas en reste. Par le règlement sur les services numériques (DSA, pour Digital Services Act) de 2022, l'UE s'en remet largement aux plateformes pour assurer le respect de la loi dans les contenus. Cela a favorisé le secteur de la modération en Europe, mais le règlement ne dit rien de la sécurité des modérateurs eux-mêmes. « Le règlement DSA a accru le besoin de modération, mais il a également favorisé la centralisation des modérateurs », constate Antonio Casilli. « Le marché prend de plus en plus d'ampleur, mais avec des acteurs de moins en moins nombreux. »

En mai, la Commission européenne a annoncé une nouvelle enquête sur les infractions présumées au règlement DSA par Meta eu égard à la sécurité des enfants qui utilisent Instagram et Facebook. Un haut fonctionnaire de la Commission s'est également interrogé sur le fait de savoir comment X (ex-Twitter) pouvait satisfaire à ses obligations au titre du règlement DSA alors qu'il emploie nettement moins de modérateurs que Meta ou TikTok. Mais l'équilibre est difficile à trouver : plus les plateformes embauchent de modérateurs de contenu pour répondre aux pressions politiques de l'UE, plus les travailleurs mis en danger sont nombreux.

« Il ne s'agit que de savoir ce qui est important politiquement », commente Chris Gray à propos de ce débat réglementaire. « Toute personne ayant des enfants se soucie du risque que ses enfants soient exposés aux horreurs que l'on peut trouver sur les réseaux sociaux, mais combien de ces parents s'intéressent aux gens qui se trouvent dans une pièce quelque part et qui doivent visionner encore et encore ces horreurs pour éviter à leurs enfants de tomber dessus ? »

Le Conseil du travail des modérateurs de Telus à Essen a fait un certain nombre de propositions pour améliorer les conditions de travail : plus de congés pour relâcher la tension psychologique, l'accès à un soutien professionnel à la santé mentale sans peur que la direction soit informée, une rémunération juste, la reconnaissance de leur travail comme une profession qualifiée, la reconnaissance de la dangerosité de ce métier et enfin la prise de mesures appropriées pour limiter les risques.

Au Bundestag, le siège du Parlement fédéral allemand, des modérateurs de contenu se sont réunis lors d'un sommet en 2023. Ils y ont présenté un manifeste et l'un des modérateurs du Conseil du travail d'Essen a livré son témoignage. Mais, signe que les BPO n'ont aucune envie que les choses changent, ce travailleur a ensuite été suspendu par Telus au motif qu'il avait enfreint l'accord de confidentialité qu'il avait signé. Le Bundestag n'a pas encore donné suite aux recommandations des modérateurs de contenu.

Selon Leila Chaibi, la députée européenne qui dirige les travaux du groupe de La Gauche sur l'intelligence artificielle et le travail, l'initiative EnCOre met en lumière la nécessité d'une action réglementaire européenne dans ce domaine. « Ce rapport devrait être un signal d'alarme pour tous les décideurs de l'UE : nous devons agir pour protéger les travailleurs du clic et répondre à leurs besoins spécifiques », a-t-elle déclaré.

Malgré la culture du secret qui règne sur les plateformes et dans les BPO, le secteur de la modération de contenu finira inévitablement par sortir de l'ombre pour aboutir sous les projecteurs. À ce moment-là, les plateformes comme Meta et TikTok devront répondre à cette question simple : pourquoi ont-elles des centaines de pages d'instructions pour assurer la sécurité de leurs utilisateurs et pas une seule sur celle de leurs modérateurs ?


Cet article a été publié pour la première fois en décembre 2024 par le magazine HesaMag, publié par l'Institut syndical européen (ETUI) dans le numéro 29 (page 28).

26.03.2025 à 17:34

Le modèle Trump-Musk : un coup d'État milliardaire contre la démocratie

Mathilde Dorcadie
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22.03.2025 à 05:00

Kazakhstan : les communautés côtières face au recul de la mer Caspienne

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La mer Caspienne, bordée par la Russie, l'Azerbaïdjan, l'Iran, le Turkménistan et le Kazakhstan, s'étend sur une superficie à peu près équivalente à celle de l'Allemagne. Toutefois, depuis 1995, elle ne cesse de se réduire, le niveau de l'eau ayant baissé de plus de deux mètres. Selon les scientifiques, la superficie de la mer Caspienne pourrait diminuer de 30 % d'ici à la fin du siècle.
Cette tendance alarmante est aggravée par le changement climatique – hausse des températures et (…)

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La mer Caspienne, bordée par la Russie, l'Azerbaïdjan, l'Iran, le Turkménistan et le Kazakhstan, s'étend sur une superficie à peu près équivalente à celle de l'Allemagne. Toutefois, depuis 1995, elle ne cesse de se réduire, le niveau de l'eau ayant baissé de plus de deux mètres. Selon les scientifiques, la superficie de la mer Caspienne pourrait diminuer de 30 % d'ici à la fin du siècle.

Cette tendance alarmante est aggravée par le changement climatique – hausse des températures et augmentation de l'évaporation – ainsi que par les activités humaines, telles que la construction de nombreux réservoirs le long de son principal affluent, la Volga.

Le bassin septentrional peu profond de la mer Caspienne, que se partagent le Kazakhstan et la Russie, est le plus gravement touché et risque de disparaître complètement dans les décennies à venir. Les répercussions sont désastreuses pour la biodiversité et pour les communautés côtières, qui perdent leurs moyens de subsistance et doivent faire face à des conditions de vie de plus en plus difficiles.

En juin 2024, le journaliste français Clément Girardot et le photographe Julien Pebrel sont partis le long du littoral de la mer Caspienne, dans la région d'Atyraou, pour voir comment vivent les habitants du Kazakhstan, devant l'avenir incertain de leur mer.

Une gigantesque raffinerie de pétrole est située près du centre-ville d'Atyraou, à seulement 30 kilomètres de la mer Caspienne. Atyraou est confrontée à de graves problèmes de pollution atmosphérique.
Photo: Julien Pebrel

Atyraou, la plus grande ville du Kazakhstan à proximité de la mer Caspienne, qui compte environ 350.000 habitants, lutte depuis longtemps contre une grave pollution de l'air. La ville est entourée de nombreuses infrastructures polluantes, parmi lesquelles une énorme raffinerie, une centrale thermique, une cimenterie et plusieurs installations de stockage et de transport de gaz naturel et de pétrole.

Mais c'est une autre crise environnementale qui préoccupe la population d'Atyraou : le recul de la mer Caspienne. « Dans dix ans, la mer Caspienne aura disparu, alors à quoi bon en parler ? Le niveau de communication publique est quasiment inexistant », regrette Mustafa, un riverain habitué à pêcher dans l'Oural, qui traverse la ville.

« Le déclin a commencé dans les années 2000 et il s'accélère depuis 2015. Près d'Atyraou, le littoral s'est éloigné de 30 kilomètres vers le sud. La mer s'assèche, mais ce qui est encore plus inquiétant, c'est l'effondrement de sa biodiversité », explique Arman Khairullin, militant écologiste et député indépendant du Conseil régional d'Atyraou.

Situé près de l'embouchure de l'Oural, Damba fut jadis un village de pêcheurs prospère mais, aujourd'hui, l'industrie halieutique locale n'est plus que l'ombre d'elle-même.
Photo: Julien Pebrel

Damba, le dernier village sur l'Oural avant qu'il ne se jette dans la mer Caspienne, s'est développé grâce aux coopératives de pêche qui ont vu le jour pendant l'ère soviétique. Cependant, la réduction des populations de poissons et l'interdiction de pêcher certaines espèces ont contraint les habitants à s'adapter. De nombreux hommes de la région travaillent désormais en équipes dans les champs pétrolifères, où les conditions sont souvent difficiles.

« Il m'arrive de pêcher, mais la plupart du temps, je conduis un taxi. L'ancienne génération continue à sortir en mer par nostalgie, mais les jeunes ne le font plus que rarement, car il n'y a tout simplement pas assez de poissons », note Meyrambek, un villageois âgé de 28 ans.

La population de Damba augmente malgré le déclin de l'industrie de la pêche. Des maisons de plain-pied fleurissent le long des rues droites et tranquilles aux trottoirs bien entretenus. Ces maisons, entourées de clôtures et conçues avec un nombre limité de fenêtres pour se protéger du vent et de la chaleur, attirent de nouveaux habitants en quête d'un logement abordable et d'un air plus pur que dans le centre-ville d'Atyraou, la capitale régionale, qui se trouve à une vingtaine de kilomètres.

Des excavatrices creusent l'embouchure de l'Oural, à l'endroit où il se jette dans la mer Caspienne. Le niveau de l'eau est si bas que les poissons peinent à remonter le courant et que les bateaux ont du mal à atteindre la mer.
Photo: Julien Pebrel

Pour rejoindre l'embouchure de l'Oural à partir de Damba, il faut utiliser un bateau. Le fond marin ne descend qu'à 20 ou 30 centimètres sous la surface, ce qui rend la navigation difficile. Deux excavatrices opèrent en continu pour draguer le chenal afin de permettre aux bateaux d'atteindre la haute mer et aux poissons de migrer en amont vers leurs zones de reproduction.

« L'objectif est de creuser un canal de 2,5 mètres de profondeur et de 40 mètres de large. Déjà en hiver, l'embouchure de l'Oural est parfois complètement à sec », précise Arman Khairullin. Dans la Russie voisine, de nombreuses villes de pêcheurs, autrefois construites en bord de mer, n'ont plus accès à la mer que par des canaux.

Employé d'un élevage d'esturgeons à Damba. Les esturgeons ont presque disparu à l'état sauvage.
Photo: Julien Pebrel

Selon l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), cinq des six espèces d'esturgeons de la mer Caspienne sont en danger critique d'extinction. Aujourd'hui, les esturgeons sont exclusivement issus de l'élevage. En 2022, le Kazakhstan a exporté environ 580 tonnes de caviar et de succédanés de caviar pour une valeur de 8 millions de dollars US, ce qui représente 1 % des exportations mondiales de produits alimentaires en provenance du Kazakhstan. Près de l'embouchure de l'Oural, Berik Akhmetov exploite un petit bassin d'élevage d'esturgeons, un projet qu'il a mis sur pied il y a quatre ans. « Pour l'instant, ces poissons sont trop petits ; il faut 10 à 12 ans d'élevage pour obtenir un spécimen adulte. À terme, ils seront vendus pour leur chair et leur caviar », indique-t-il.

L'entrepreneur prévoit également de relâcher des esturgeons juvéniles dans la nature. Les cinq pays de la mer Caspienne sont tenus de prendre de telles mesures pour empêcher l'extinction de l'espèce, bien qu'elles n'aient eu qu'un effet très limité jusqu'à présent.

Des chameaux s'abreuvent dans un petit canal, à Zhanbay. Depuis cet endroit, des pistes routières mènent à la mer Caspienne, à une distance de 20 kilomètres. Il y a quinze ans, la mer se trouvait derrière la digue, qui apparaît en arrière-plan de la photo.
Photo: Julien Pebrel

Situé à 70 kilomètres à l'ouest de la capitale régionale d'Atyraou, Zhanbay était jadis un village de pêcheurs florissant. « Il y a dix ans, on voyait la mer depuis le toit de ce bâtiment. Aujourd'hui, le rivage est à 20 kilomètres », signale Didar Yesmoukhanov, le maire de Zhanbay, à l'ouest du pays. La disparition de la mer a radicalement transformé l'économie et le mode de vie de cette communauté de pêcheurs autrefois dynamique.

L'élevage de chameaux est devenu une source de revenus alternative dans cette région aride. Avec le déclin des activités halieutiques et la dégradation des conditions de vie, certaines personnes sont contraintes de quitter le village. « S'il était encore possible de pêcher ici, je serais resté, mais il faut trouver un moyen de survivre, surtout en hiver », déclare Nurbol, un homme d'une trentaine d'années qui a grandi à Zhanbay, mais qui a dû partir à Atyraou, à la recherche de meilleures perspectives d'avenir. Il vit aujourd'hui dans la capitale régionale, mais rend souvent visite à sa famille à Zhanbay.

Un assèchement plus radical de la mer Caspienne perturberait la vie de millions de riverains et pourrait déclencher des mouvements migratoires encore plus importants.

Des enfants jouent sur une dune à l'entrée d'Isatay, une petite ville située à 180 kilomètres au sud-ouest d'Atyraou, juste avant le delta de la Volga. Derrière des clôtures métalliques, des roseaux sont plantés pour lutter contre la désertification de la zone.
Photo: Julien Pebrel

Autres conséquences du recul de la mer, la désertification croissante des zones côtières et l'augmentation de la fréquence des tempêtes de sable portent préjudice à la santé des gens et des animaux. « Nous sommes attristés par la baisse du niveau de la mer car à cause de ce phénomène, le vent transporte de la poussière salée, et c'est très mauvais pour les animaux », déplore Ibragim Bozakhaev, un habitant de 68 ans dont le jardin est planté d'abricotiers, une espèce bien adaptée à l'aridité du climat.

Sa belle-fille souffre personnellement des tempêtes de sable. « Les tempêtes de sable sont fréquentes en été. Parfois, elles sont si fortes qu'on ne voit même pas notre jardin. Je commence à faire une allergie à la poussière ; c'est une saison très difficile pour moi », souligne Asel Sheruyenova, âgée de 26 ans.

Des riverains pêchent à Kurmangazy, la principale ville kazakhe du delta de la Volga, qui s'étend majoritairement à l'intérieur des frontières russes.
Photo: Julien Pebrel

À la frontière entre le Kazakhstan et la Russie, le delta de la Volga abrite un écosystème unique. Cette zone humide est depuis longtemps un sanctuaire pour les oiseaux et les poissons, mais elle est aussi profondément affectée par la crise environnementale. « Le niveau de l'eau baisse depuis cinq ans et la boue s'accumule dans les canaux », explique Satti Boldi, qui travaille dans l'industrie pétrolière de la ville de Kurmangazy.

L'aridité croissante contribue par ailleurs à l'augmentation des incendies de forêt dans les parties russe et kazakhe du delta. En Russie, la zone touchée par des incendies catastrophiques dans le delta a augmenté de 34 % entre 2010 et 2020.

Le temps est peut-être compté pour trouver une solution pour la mer Caspienne. En novembre 2022, le président kazakh Kassym-Jomart Tokaïev a qualifié la situation de « grave » lors d'un discours et a appelé à la création d'un institut de recherche axé sur l'étude de la mer Caspienne. Le gouvernement a officiellement approuvé le projet en janvier 2024, mais l'institut n'a toujours pas vu le jour.

19.03.2025 à 12:49

En Afrique, avec la feuille de route de Kigali, les syndicats redéfinissent la syndicalisation et la négociation collective au service de la justice sociale

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La situation socioéconomique en Afrique reste critique, avec des conséquences désastreuses pour les travailleurs, leurs familles et leurs communautés. La pandémie de Covid-19 et ses retombées catstrophiques, qui ont entraîné la perte de millions d'emplois et avec elle, une explosion de la dette publique, ont plongé des millions de personnes dans la pauvreté. Même une partie de la classe moyenne du continent qui avait jusque-là été quelque peu épargnée est tombée sous le seuil de pauvreté (…)

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La situation socioéconomique en Afrique reste critique, avec des conséquences désastreuses pour les travailleurs, leurs familles et leurs communautés. La pandémie de Covid-19 et ses retombées catstrophiques, qui ont entraîné la perte de millions d'emplois et avec elle, une explosion de la dette publique, ont plongé des millions de personnes dans la pauvreté. Même une partie de la classe moyenne du continent qui avait jusque-là été quelque peu épargnée est tombée sous le seuil de pauvreté fixé à 2,15 USD par jour.

La guerre en Ukraine a constitué un défi supplémentaire, entraînant une hausse des coûts alimentaires, énergétiques et financiers et exacerbant les pressions inflationnistes sur l'ensemble des économies africaines. Selon les estimations de la Banque africaine de développement, l'inflation en Afrique s'élevait en moyenne à 17 % en 2023, avec une hausse des prix des denrées alimentaires de plus de 20 % dans certains pays.

À l'heure actuelle, 145 millions de personnes (soit un tiers de la population active du continent) sont classées dans la catégorie des « travailleurs vivant dans l'extrême pauvreté », selon l'Organisation internationale du travail, et ce nombre ne cesse d'augmenter.

Qui plus est, les gouvernements africains cumulent les mesures d'austérité prescrites par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, avec des politiques d'assainissement budgétaire qui se traduisent par des coupes dans les dépenses publiques de protection sociale et les programmes d'emploi. Ces mesures ont souvent eu pour effet de freiner la demande globale, de ralentir la reprise économique et de creuser les inégalités.

Toutes ces circonstances aggravantes nous renvoient à une même réalité : un nouveau contrat social est aujourd'hui plus urgent que jamais. L'ancien contrat social entre les gouvernements et les citoyens a échoué. Fondamentalement, le modèle économique axé sur l'industrie et l'emploi à long terme n'a pas été en mesure de répondre aux besoins de la population. Mais surtout, le rôle de l'État dans la fourniture de services essentiels tels que l'éducation, les soins de santé et la sécurité sociale s'est considérablement affaibli.

Pour améliorer la vie des travailleurs et de leurs familles, objectif sous-tendu par la demande d'un nouveau contrat social, les syndicats doivent repenser leurs stratégies d'organisation et renforcer les mécanismes de négociation collective afin de donner plus de pouvoir aux travailleurs, protéger leurs moyens de subsistance et promouvoir un avenir économique plus juste et plus inclusif pour l'Afrique.

La justice sociale est « irréalisable si les travailleurs n'ont pas une voix puissante, unie et organisée »

Depuis près d'une décennie, la Confédération syndicale internationale (CSI) plaide en faveur d'un nouveau contrat social pour garantir une prospérité partagée et revitaliser les communautés et les économies. Ce plaidoyer est une réponse à la disparité croissante des richesses qui privilégie les 1 % les plus riches par rapport aux 99 % les plus défavorisés, lesquels contribuent pourtant de manière significative à la richesse mondiale. La CSI affirme qu'un tel contrat social se doit d'inclure le respect des droits des travailleurs, des emplois décents respectueux de l'environnement, des droits, des salaires vitaux, une protection sociale universelle, l'égalité entre les groupes sociaux et l'inclusion des travailleurs dans la prise de décision.

Aujourd'hui, l'appel en faveur d'un nouveau contrat social est particulièrement urgent en Afrique.

Dans de nombreux forums, les syndicats africains ont pris conscience d'une réalité cruciale : un nouveau contrat social qui favorise la justice sociale est irréalisable si les travailleurs ne disposent pas d'une voix puissante, unie et organisée.

En l'absence de syndicats forts, les travailleurs restent fragmentés et vulnérables face à l'exploitation, tandis que la pression en faveur de politiques économiques et sociales équitables s'affaiblit. La seule façon de garantir un travail décent, des salaires équitables et une protection sociale est d'accroître la densité syndicale et d'élargir le cadre de la négociation collective afin de donner aux travailleurs une position de négociation plus forte.

Parallèlement, le renforcement des efforts de syndicalisation et le resserrement de la solidarité entre les travailleurs sont la seule voie viable pour parvenir à un nouveau contrat social garantissant justice, équité et dignité pour tous.

La représentation syndicale est indispensable en tant que moyen d'influence et de mobilisation, qui sont deux éléments essentiels pour faire pression sur les responsables afin d'obtenir des changements positifs et transformateurs. Les vagues d'attaques néolibérales, à commencer par l'instauration des programmes d'ajustement structurel dans les années 1980 et, surtout, les politiques de déréglementation, de libéralisation et de privatisation qui les accompagnaient, ont entraîné la perte de millions d'emplois formels et l'afflux en masse vers l'économie informelle des personnes touchées par ces politiques. Toutes ces mesures ont sans aucun doute affaibli les syndicats et le pouvoir des travailleurs.

L'intensification de la mondialisation et les manœuvres antisyndicales agressives marquées, notamment, par les réformes des lois du travail, le tout conjugué aux défis internes, ont contribué à éroder encore davantage l'influence des syndicats. Aussi, la situation actuelle, où le taux de syndicalisation moyen oscille autour de 9 % dans les pays africains (à l'exception de l'Afrique du Sud et de la Tunisie, où il est à deux chiffres) souligne à quel point il est urgent d'inverser la tendance et de redresser la situation.

Revitaliser et renouveler les syndicats africains

Lors du 5e Congrès des délégués de l'Organisation régionale africaine de la Confédération syndicale internationale (CSI-Afrique), en novembre 2023, à Nairobi, au Kenya, où j'ai été élu secrétaire général, je me suis engagé à poursuivre l'objectif de la CSI-Afrique d'organiser au moins quatre millions de nouveaux membres. À l'appui de cet objectif, la CSI-Afrique a organisé, les 2 et 3 octobre 2024 à Kigali, au Rwanda, un Forum stratégique sur la syndicalisation et la négociation collective. Consciente de la nécessité de mener à bien un processus inclusif, pragmatique et durable, la CSI-Afrique a fait appel aux structures des fédérations syndicales du groupement Global Unions en Afrique et à leurs affiliés pour concevoir et organiser le tout premier forum stratégique de ces dernières années.

Des entretiens ont été menés sur tout le continent en amont du forum pour mieux comprendre les obstacles à la syndicalisation et à la négociation collective, en veillant à aborder ceux-ci depuis une perspective nuancée. Ces entretiens ont permis d'apporter plusieurs éclairages. Ainsi, à l'issue d'un entretien avec une jeune employée de banque à Abuja, au Nigeria, à propos des mauvaises conditions de travail et de la nécessité d'adhérer à des syndicats, celle-ci a indiqué : « Il est rare de croiser des organisateurs syndicaux sur mon lieu de travail, même si j'aimerais beaucoup adhérer au syndicat et en être une membre active, car je veux améliorer mes conditions de travail. »

Une commerçante de Lomé, au Togo, a fait écho à ce sentiment : « Les fonctionnaires du conseil viennent chaque jour nous réclamer des taxes en contrepartie de services minimaux, mais nous ne pouvons pas protester et changer notre situation car nous n'avons pas de syndicat fort. » Ces exemples illustrent clairement les lacunes en matière d'organisation syndicale, et ce tant dans l'économie formelle que dans l'économie informelle.

Comme l'a noté le camarade Kwasi Adu-Amankwah, ancien secrétaire général de la CSI-Afrique, lors du Forum de Kigali, « entre 2007 et 2023, les syndicats africains doivent s'engager sur la voie de l'unité à tous les niveaux et renouveler leur engagement à investir dans l'organisation et la formation des travailleurs afin de revitaliser et de renouveler leurs organisations, faute de quoi le glas retentira rapidement et avec force ».

Les conditions de vie et de travail déplorables qui prévalent sur le continent sont en même tant propices à des campagnes de syndicalisation agressives visant à augmenter le nombre d'adhérents, dans la mesure où des syndicats forts sont indispensables pour parvenir à un nouveau contrat social.

En octobre dernier, la Déclaration de Kigali sur la syndicalisation et la négociation collective (et la « feuille de route » qui l'accompagne), adoptée à l'occasion du Forum stratégique sur la syndicalisation et la négociation collective, a réaffirmé le besoin urgent de syndicats plus forts, plus inclusifs et plus adaptables sur tout le continent africain. Reconnaissant le déclin des effectifs syndicaux, la croissance du travail informel et des petits boulots, et la participation limitée des femmes et des jeunes aux activités syndicales, la déclaration a souligné la nécessité d'une refonte audacieuse des stratégies syndicales.

Elle a en outre souligné la nécessité d'élargir la syndicalisation aux travailleurs informels, aux travailleurs des plateformes et aux travailleurs migrants. La Déclaration de Kigali a également insisté sur l'importance des collaborations régionales, appelant les syndicats africains à renforcer les droits des travailleurs et à consolider le pouvoir collectif. Les syndicats ont été encouragés à faire pression pour obtenir des lois du travail plus strictes, à négocier des accords de branche protégeant les travailleurs des différents secteurs, à recourir à l'éducation et à la sensibilisation pour changer et améliorer les perceptions et les récits négatifs sur les syndicats et à faire campagne pour la ratification des principales conventions de l'OIT qui garantissent les droits et la protection des travailleurs.

La formation des travailleurs et la transition numérique sont essentielles pour renforcer les syndicats dans le monde du travail d'aujourd'hui. L'Académie d'organisation de la CSI et la formation sur la syndicalisation des travailleurs des plateformes renforceront la capacité des syndicats à assurer une représentation adéquate couvrant toutes les catégories de travailleurs. En définitive, la Feuille de route de Kigali pour la syndicalisation et la négociation collective présente un programme clair à adopter par les syndicats africains pour promouvoir le nouveau contrat social que tous les Africains méritent.

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