17.04.2025 à 11:04
Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde. Le premier président de la Cour des comptes, Pierre Moscovici, vient une fois de plus de valider cette formule en déclarant : « Ce que nous proposons d'abord, c'est de lutter contre la fraude sociale. Autant sur la fraude fiscale, on a fait beaucoup, et je ne crois pas qu'il y ait des masses à gratter, autant, sur la fraude sociale, c'est très important, c'est à peu près 4,5 milliards d'euros par an. On récupère royalement 600 (…)
- ActualitésMal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde. Le premier président de la Cour des comptes, Pierre Moscovici, vient une fois de plus de valider cette formule en déclarant : « Ce que nous proposons d'abord, c'est de lutter contre la fraude sociale. Autant sur la fraude fiscale, on a fait beaucoup, et je ne crois pas qu'il y ait des masses à gratter, autant, sur la fraude sociale, c'est très important, c'est à peu près 4,5 milliards d'euros par an. On récupère royalement 600 millions ».
De la part du plus haut responsable de la Cour des comptes, chargée précisément « de s'assurer du bon emploi de l'argent public et d'en informer les citoyens », cette déclaration est confondante et indécente.
Cette déclaration est tout d'abord trompeuse car, envers et contre tous les travaux menés sur la question, elle laisse croire que la fraude sociale dans son ensemble (soit la fraude aux cotisations sociales et la fraude aux prestations sociales), est plus importante que la fraude fiscale. Rien n'est plus faux. Les estimations, qu'elles soient parcellaires (comme celle de l'Insee sur la seule fraude à la TVA, estimée entre 20 et 26 milliards d'euros [1] ) ou plus globales, comme celle de 80 à 100 milliards d'euros du syndicat Solidaires finances publiques [2] ou celle de 70 à 80 milliards d'euros de Gabriel Zucman [3]), montrent que la fraude fiscale surpasse, et de très loin, les formes de fraude sociale. Celles-ci sont en effet estimées aux environ de 3 milliards d'euros pour la fraude aux prestations sociales et de 8 à 13 milliards d'euros pour la fraude aux cotisations sociales [4]. Il y a donc davantage à gratter en luttant contre la fraude fiscale.
Elle est par conséquent politiquement très orientée, puisqu'elle s'inscrit de fait dans la droite ligne des personnalités qui nient l'importance de la fraude fiscale et mettent l'accent sur la fraude sociale, notamment la fraude aux prestations sociales. Ces personnalités, qui n'étayent jamais sérieusement leurs travaux, mènent en réalité un combat acharné contre le système de protection sociale. Elles lui préfèrent en effet un système largement privatisé. Les mêmes tentent par ailleurs de stigmatiser les immigrés, supposés vivre de la redistribution sociale, afin de légitimer leurs propres positions anti-immigration, voire xénophobes. Or, il est désormais démontré que la fraude sociale est le fruit, dans son immense majorité, de la fraude aux cotisations sociales organisée par des employeurs et de la fraude aux prestations sociales organisée, pour sa part, par des professionnels de santé. Dans le contexte, il est utile de le rappeler.
Elle méconnaît la réalité des comptes publics. En effet, au-delà des questions liées aux estimations des diverses formes de fraudes, dans sa déclaration, Pierre Moscovici avance une estimation hasardeuse de 4,5 milliards d'euros, il semble manifestement cibler son propos sur la fraude aux prestations sociales. Ce faisant, il oublie fâcheusement de préciser qu'en matière de minima sociaux (souvent vilipendés par les néolibéraux et néolibertariens de tout poil), la fraude est très largement inférieure à l'économie procurée par le non recours. De très nombreuses personnes ne demandent pas les prestations auxquelles elles ont droit. Le taux de non recours se situe entre 30 % et 40 % [5]. Au final, les caisses publiques réalisent une économie d'environ 10 milliards d'euros (7 milliards d'euros nets en déduisant la fraude aux prestations sociales). Il n'y a donc rien à gratter de ce coté là.
En matière de rendement budgétaire, il est par ailleurs démontré dans les résultats financiers livés par les pouvoirs publics que la lutte contre la fraude fiscale est beaucoup plus rentable (ce qui est logique, la fraude fiscale étant elle-même beaucoup plus importante sur les diverses formes de fraudes sociales réunies). En 2024, le contrôle fiscal a ainsi identifié 16,7 milliards d'euros de fraude fiscale tandis que 11,4 milliards d'euros ont été encaissés, soit des sommes comparables aux années antérieures. Or, de l'aveu même de Pierre Moscovici dans sa déclaration, un peu plus de 600 millions d'euros ont été récupérés dans la lutte contre la fraude aux prestations sociales. Enfin, tout à sa hâte de jeter l'opprobre sur les prestations sociales, Pierre Moscovici oublie par ailleurs de préciser que 1,6 milliard d'euros ont été récupérés dans la lutte contre le travail dissimulé et la fraude aux cotisations sociales. En matière de rendement budgétaire du contrôle, les ordres de grandeur ne peuvent donc pas être comparés.
« Gratter », oui mais comment ? Face à la réalité des chiffres, implacable, la principale anomalie réside dans la tendance lourde et historique de l'affaiblissement des moyens alloués aux services de contrôle engagés dans la lutte contre la fraude fiscale. La baisse des moyens humains est une réalité et se traduit de longue date par une baisse du nombre de contrôles [6]. L'utilisation croissante de l'intelligence artificielle (IA) se révèle pour l'instant très décevante : l'IA est à l'origine de la moitié des contrôles fiscaux mais représentent péniblement 14 % des résultats financiers du contrôle2 [7].
Renforcer les moyens humains de l'ensemble des services engagés contre la fraude fiscale est donc une nécessité absolue. Il faut par ailleurs renforcer la coopération entre les administrations nationales (fiscale, douanière, judiciaire, etc.), car les fraudes fiscales et aux cotisations sociales sont parfois étroitement liées, notamment au sein de certains circuits organisés. Renforcer la coopération internationale demeure par ailleurs indispensable tant les stratégies d'évasion et de fraude fiscale menées au plan international sont coûteuses. Enfin, il faut également des moyens juridiques à la hauteur des enjeux. Attac propose de longue date l'instauration d'une « taxation unitaire », qui neutraliserait notamment la manipulation des prix de transfert. L'élargissement de l'assiette des différents impôts (impôt sur le revenu, impôt sur les sociétés, TVA, etc.) grâce à la suppression de niches fiscales injustes et inefficaces réduirait la fraude à ces dispositifs, tous assortis de conditions parfois non respectées. Tous comptes faits, la Cour et les pouvoirs publics sont encore bien loin de montrer une telle ambition.
[1] Insee, « Estimation des montants manquants de versement de TVA : exploitation des données du contrôle fiscal », juillet 2022.
[2] Rapport de Solidaires finances publiques, « Quand la baisse des moyens du contrôle fiscale entraîne une baisse de sa présence », septembre 2018.
[3] Post sur X de Gabriel Zucman, « Au total on peut estimer la fraude fiscale totale à 70-80 milliards d€/an », 16 avril 2025.
[4] Dossier de presse du gouvernement présenté par Gabriel Attal, « Agir contre toutes les formes de fraudes aux finances publiques », mai 2023 et rapport du Haut Conseil au Financement de la Protection Sociale, « Lutter contre la fraude sociale : état des lieux et enjeux », juillet 2024.
[5] Drees, « Non-recours aux prestations sociales : le manque d'information en tête des motifs selon les Français », décembre 2022. Saisine du Conseil économique, social et environnemental, « Quel accès et effectivité des droits sociaux en France ? », février 2024.
[6] Rapport Attac-Union syndicale Solidaires, « Fraudes fiscale, sociale, aux prestations sociales, ne pas se tromper de cible », mars 2022.
[7] Voir notamment, Délégation à la prospective du Sénat, « L'IA et l'avenir du service public », rapport n° 491(2023-2024).
17.03.2025 à 17:04
La ministre chargée des comptes publics, Amélie de Montchalin, et la ministre du Travail, de la Santé, des Solidarités et des Familles, Catherine Vautrin, ont présenté ce vendredi 14 mars un bilan chiffré de l'action des différents services de lutte contre la fraude aux recettes et aux dépenses publiques. Ce bilan porte sur la fraude fiscale, la fraude aux cotisations sociales, la fraude douanière et la fraude aux aides publiques. S'il reste à analyser ces résultats plus en détail lorsque (…)
- ActualitésLa ministre chargée des comptes publics, Amélie de Montchalin, et la ministre du Travail, de la Santé, des Solidarités et des Familles, Catherine Vautrin, ont présenté ce vendredi 14 mars un bilan chiffré de l'action des différents services de lutte contre la fraude aux recettes et aux dépenses publiques. Ce bilan porte sur la fraude fiscale, la fraude aux cotisations sociales, la fraude douanière et la fraude aux aides publiques. S'il reste à analyser ces résultats plus en détail lorsque les données précises seront connues, plusieurs enseignements peuvent en être tirés.
Alors qu'Amélie de Montchalin vante des montants records, le montant de la fraude fiscale détectée est loin d'atteindre un montant record historique (pour mémoire, plus de 21 milliards d'euros avaient été détectés en 2015). Certes, les résultats de l'année 2024 s'annoncent supérieurs à ceux des années précédentes avec 16,67 milliards d'euros de fraude détectée et 11,44 milliards d'euros de montants encaissés contre respectivement 15,1 et 10,59 milliards d'euros en 2023. Le gouvernement annonce par ailleurs qu'en matière de lutte contre la fraude sociale, 2,9 milliards d'euros de fraude aux cotisations sociales ont été détectés.
Comment analyser ces résultats ?
Ces montants confirment l'ampleur de la fraude fiscale, estimée entre 80 et 100 milliards d'euros. Ils donnent tort aux voix qui en minimisent l'importance et affirment que la fraude sociale (la fraude aux cotisations sociales est estimée entre 6 et 8 milliards d'euros, voire entre 10 et 20 milliards d'euros selon les travaux), notamment celle aux prestations sociales (estimée entre 2 et 3 milliards d'euros), est plus élevée.
Sur le niveau des résultats proprement dits, il est assez évident que l'année 2024, bien que meilleure que l'année 2023, est loin d'être un record. Certes, les résultats des années 2024 à 2017 ont été boostés par le service de traitement des déclarations rectificatives (STDR, qui traitait les déclarations de régularisation sur les comptes ouverts à l'étranger). Il n'en demeure pas moins que le STDR faisait partie d'une stratégie du contrôle fiscal et qu'il a participé des résultats de cette période. Surtout, ainsi que cela a démontré dans un rapport « Attac-Solidaires » sur la fraude [[Rapport Attac-Union syndicale Solidaires, « Fraude fiscale, sociale, aux prestations sociales, ne pas se tromper de cible ! », mars 2022., les suppressions d'emplois dans les services de contrôle pèsent sur les résultats du contrôle fiscal.
On imagine ce que les résultats du contrôle fiscal auraient pu être si le niveau des emplois des services engagés dans la lutte contre la fraude fiscale avaient été maintenus. La DGFiP connaît en effet chaque année des vagues de suppressions d'emplois qui fragilisent ses missions, parmi lesquelles la détection de la fraude et le contrôle fiscal. Les pouvoirs publics préfèrent tabler sur l'intelligence artificielle (IA). Si un traitement rapide des données est évidemment utile, il reste que, d'année en année, les résultats des contrôles dont l'IA est à l'origine sont décevants. L'IA est en effet à l'origine de plus de la moitié des contrôles fiscaux, mais ceux-ci représentent moins de 14 % des résultats financiers.
De la même manière, le discours gouvernemental consistant, depuis l'annonce du plan « Attal » en 2023, à vanter le renforcement des services de contrôle en emplois est trompeur. Si certains services de contrôle sont effectivement renforcés, il ne s'agit en réalité que d'un redéploiement interne à la DGFiP. Concrètement, certains services perdent des emplois, ceux-ci étant « transférés » vers d'autres même si, au plan national, la DGFiP continue de perdre des emplois. Il reste donc beaucoup à faire en matière de renforcement de l'ensemble des moyens pour combattre la fraude fiscale.
Comme toutes les fraudes économiques et financières, l'évitement fiscal prend plusieurs formes, il évolue sans cesse, se sophistique et se complexifie.
Analyser l'évitement fiscal et son évolution implique d'examiner les différentes possibilités, légales ou non, de réduire l'impôt dû. Au sens large du terme, l'évitement fiscal consiste à utiliser toutes les possibilités offertes tant par les législations fiscales nationales que par les conventions fiscales internationales. Il les contourne également dans des schémas complexes. Il tient compte de l'évolution de l'économie (numérique, propriété intellectuelle, etc) et des possibilités qu'elles offrent, notamment en raison de règles fiscales souvent dépassées, dans ses stratégies.
En la matière, les orientations d'Attac consistent principalement à :
• réformer la législation fiscale pour la rendre plus juste et moins « contournable » : une « revue des niches fiscales », par exemple, doit permettre d'en réduire le coût budgétaire et le nombre en supprimant celles qui sont injustes, inefficaces ou anti-écologiques, et, par la même occasion, de réduire la fraude à ces dispositifs. De la même manière, une « taxation unitaire » permettrait de neutraliser l'évasion fiscale de multinationales,
• renforcer les moyens du contrôle fiscal : créer des emplois dans l'ensemble des services de gestion, de recherche, de contrôle et de recouvrement de la DGFiP, des douanes et des services spécialisés, améliorer les moyens juridiques avec le renforcement à l'accès aux informations et l'extension de la liste des territoires coopératifs par exemple, renforcer les moyens matériels, etc.
• améliorer la coopération internationale, avec la création d'un cadastre financier par exemple.
06.03.2025 à 08:58
Le gouvernement a annoncé un changement de méthode, qu'il qualifie « d'inédite », dans le suivi et la conduite des finances publiques. Trois séries d'annonces ont été faites. L'organisation d'une « grande conversation » sur les finances publiques. La création d'un comité d'alerte. L'instauration d'un « cercle des prévisionnistes » Il importe de remettre ces annonces en perspective.
L'organisation d'une « grande conversation » sur les finances publiques. La ministre chargée des comptes (…)
Le gouvernement a annoncé un changement de méthode, qu'il qualifie « d'inédite », dans le suivi et la conduite des finances publiques. Trois séries d'annonces ont été faites.
– L'organisation d'une « grande conversation » sur les finances publiques.
– La création d'un comité d'alerte.
– L'instauration d'un « cercle des prévisionnistes »
Il importe de remettre ces annonces en perspective.
L'organisation d'une « grande conversation » sur les finances publiques.
La ministre chargée des comptes publics, Amélie de Montchalin, a ainsi déclaré : « Nous allons ainsi ouvrir dans quelques semaines ce que j'appelle une “grande conversation” avec eux sur notre nation et nos finances », afin de « mettre de la transparence, de partager un diagnostic, de répondre aux idées reçues, voire aux fake news ». Pour le gouvernement, la tenue d'un « événement national » baptisé « Notre Nation, nos finances » serait ainsi l'occasion de partager des « données indiscutables qui permettent d'engager cette conversation nationale sur le sujet du budget ».
La création d'un comité d'alerte qui porterait sur l'ensemble de la dépense publique (Etat, Sécurité sociale et collectivités locales) associant les parlementaires .
L'objectif de ce comité serait de faire périodiquement le point sur la mise en œuvre du budget afin, le cas échéant, de proposer des « corrections adaptées ».
L'instauration d'un « cercle des prévisionnistes » .
Celui-ci serait composé de différents « experts académiques et institutionnels » dont l'objectif serait de suivre et de s'adapter aux évolutions du contexte macroéconomique.
Officiellement, cette nouvelle méthode vise à répondre tout à la fois aux critiques sur les prévisions budgétaires et de lancer une réflexion plus globale sur l'évolution des finances publiques « à l'horizon d'une génération ». L'idée du gouvernement est de se projeter à l'horizon 2050 afin d'identifier ce qui, selon lui, doit être prévu en matière de transition écologique, d'investissements en matière de défense ou encore de conséquences du vieillissement de la population.
Si l'on ne peut que souscrire à toute volonté de mieux informer la population et d'associer davantage les parlementaires aux décisions politiques, la prudence s'impose. Il importe en effet de remettre ces annonces en perspective. Pour le gouvernement, celles-ci n'ont par exemple aucune vocation à remettre en cause la « trajectoire » budgétaire consistant à ramener le déficit budgétaire à 3 % du produit intérieur brut (PIB) en 4 ans, au prix d'une véritable austérité. Le gouvernement ne cache d'ailleurs pas sa volonté de réduire les dépenses publiques, dans l'ensemble des « sphères » (Etat, collectivités locales et Sécurité sociale). La méthode évolue (peut-être), mais les orientations demeurent (certainement)...
A plus long terme, les orientations portées par le gouvernement consistent manifestement à prioriser certaines dépenses sur d'autres et, au passage, s'agissant de l'impact du vieillissement de la population, à arguer qu'il faut éviter de remettre la « réforme » des systèmes de 2023 en question. Autrement dit, la grande conversation pourrait prendre les allures du « grand débat » qui avait été l'occasion pour Emmanuel Macron d'occuper le terrain et de conforter ses positions. Quant au comité et au cercle des prévisionnistes, on peut s'interroger sur la création de nouvelles instances dans un environnement qui en compte déjà un certain nombre (Cour des comptes, Haut conseil des finances publiques, etc). Associer les parlementaires au quotidien, renforcer leurs moyens, améliorer leur information et tenir compte de certaines de leurs positions constituerait une alternative plus démocratique.
Le gouvernement sait que l'enjeu des finances publiques et du partage des richesses est essentiel. Mais, accroché à ses dogmes, il refuse de mener le débat de fond. De ce point de vue, ces annonces s'apparentent davantage à un brassage d'air. Si le gouvernement veut démontrer sa bonne foi (mettons-le au défi !), il a au moins deux occasions de traduire très rapidement en actes ses récentes promesses. La première serait de soutenir (après l'avoir combattue), la proposition de loi sur l'instauration d'une contribution sur les plus riches votée par l'Assemblée nationale. Une telle mesure dégagerait des recettes et améliorerait un consentement à l'impôt mis à mal par des années d'injustice fiscale. Elle répond à la demande de la grande majorité de la population (exprimée dans les enquêtes d'opinion et dans les cahiers de doléance notamment) d'instaurer un impôt sur la fortune. La seconde serait d'entendre les propositions de l'association Attac et de nombreuses organisations qui s'expriment de longue date sur les idées reçues en matière de fiscalité, le rôle de l'impôt, la justice fiscale, les choix budgétaires à faire, etc. Chiche ?