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11.10.2025 à 21:08

María Corina Machado : la dissidence sous tutelle

Maria Luisa Ramirez
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Des liens continuels et multiformes de María Corina Machado avec les États-Unis, il sera peu question dans la presse française. Pas davantage que de son soutien aux tentatives de putsch contre le gouvernement vénézuélien – ou de son appui aux sanctions américaines qui ont contribué à détruire l’économie de son pays. De nombreux articles ont […]
Texte intégral (2702 mots)

Des liens continuels et multiformes de María Corina Machado avec les États-Unis, il sera peu question dans la presse française. Pas davantage que de son soutien aux tentatives de putsch contre le gouvernement vénézuélien – ou de son appui aux sanctions américaines qui ont contribué à détruire l’économie de son pays. De nombreux articles ont préféré souligner le dépit de Donald Trump, qui réclamait le Nobel de la paix. Sans remarquer que son attribution à María Corina Machado conforte le locataire de la Maison-Blanche dans sa politique étrangère, tant leurs prises de position, leurs alliances et leurs actions convergent. À l’heure où Washington multiplie les menaces contre Caracas, l’institution norvégienne vient-elle d’offrir la caution morale rêvée à une intervention militaire future ?

Dans le sillage de Washington

Dissidente libérale en « dictature tropicale », María Corina Machado incarne l’opposition rêvée des chancelleries occidentales. Au cœur de multiples actions visant à destituer Hugo Chávez dès ses premières années, elle prolonge son activisme comme députée sous Nicolas Maduro, avant d’être déchue de son mandat par la justice vénézuélienne en 2014. Grande gagnante des primaires à l’élection présidentielle dix ans plus tard, elle a été empêchée d’y concourir. Interdite d’exercer une fonction politique jusqu’en 2030, elle affirme vivre dans la clandestinité au Venezuela suite à des menaces de mort.

Cette trame a été reprise par la presse française suite à son attribution du prix Nobel de la paix. De Libération à BFM, les médias se sont complaisamment attardés sur le surnom de « libératrice » dont la gratifient ses partisans [libertadora, en référence au libertador Simon Bolivar, dans une tentative de ravir la mémoire du personnage dont Hugo Chávez puis Nicolas Maduro ont revendiqué l’héritage NDLR]. Mais au-delà de ces quelques éléments biographiques et des hommages officiels rapportés par les principaux quotidiens, on saura peu de choses sur le détail de sa vie politique. Celle-ci mérite pourtant que l’on s’y attarde.

María Corina Machado rencontre George W. Bush en pleine guerre d’Irak, alors qu’il se prépare à essuyer un revers historique en Amérique latine

Son entrée dans la vie politique, relativement tardive – aux alentours de ses trente-cinq ans – ne s’effectue pas sous n’importe quels auspices. Occupée jusqu’alors par des activités caritatives, María Corina Machado émerge comme figure de l’opposition en 2002, lors d’un éphémère coup d’État contre Hugo Chávez. Celui-ci renversé, c’est alors Pedro Carmona, à la tête d’une fédération patronale, qui s’empare du pouvoir durant quarante-huit heures ; il proclame un « Acte de Constitution pour un gouvernement de transition ». Parmi ses signataires : María Corina Machado. Le putsch, téléguidé par les États-Unis et une opposition de droite impopulaire, avorte.

Quelques mois plus tard, Machado participe à la fondation du mouvement Súmate (« joins-toi à nous »), au cœur des mobilisations contre Hugo Chávez les années suivantes. Il contribue à la collecte de millions de signatures en vue d’un référendum révocatoire, ou soutient des candidats opposés au pouvoir. Son aspect « citoyen » et son ancrage populaire, affichés par le mouvement, sont rapidement soulignés par la presse internationale. Celle-ci est plus discrète sur les fonds que reçoit Súmate : le mouvement bénéficie bientôt des largesses de la National Endowment for Democracy (NED). Cet organisme étatique américain, originellement dédié à financer des organisations anticommunistes sous la Guerre froide, est demeuré un instrument de l’influence américaine. Il continue d’octroyer annuellement des moyens aux organisations favorables aux États-Unis, suite à un vote du Congrès.

Ces liens avec les États-Unis font bientôt de María Corina Machado la bête noire des « chavistes ». En bute aux autorités judiciaires vénézuéliennes – qui l’accusent de relayer une influence étrangère –,  Súmate échappe plusieurs fois à la dissolution. María Corina Machado, du reste, ne dissimule nullement sa proximité avec les États-Unis, s’affichant dès 2005 avec George W. Bush. Trois ans seulement après son entrée en politique, Machado est propulsée parmi les principaux opposants au « chavisme ».

Le moment de la rencontre avec le locataire de la Maison-Blanche est inopportun. L’administration Bush est alors empêtrée dans une guerre d’Irak largement impopulaire en Amérique latine, et cherche à lui imposer une « Zone de libre-échange des Amériques » (ALCA) perçue comme néocoloniale. Quelques mois après le déplacement de María Corina Machado à Washington, l’ALCA est rejeté. Au sommet de Mar del Plata (Argentine), George W. Bush fait face à la ferme opposition du Brésil et du Venezuela. Hugo Chávez – qui s’est rendu sur place avec une pelle pour « enterrer » le traité – revient à Caracas auréolé de son succès diplomatique.

Les années suivantes, les États-Unis ne cesseront de subir des revers en Amérique latine, tandis que la gauche, aidée par une hausse du cours des matières premières, enchaînera les succès. María Corina Machado peinera ainsi à se départir de l’image de représentante des beaux quartiers. Ou de femme lige des États-Unis, affublée par les « chavistes » de l’infâmant surnom de « vendeuse de patrie » (vendepatria).

Des sanctions américaines « indispensables »

Les choses basculent en 2013. Jusqu’alors, la gauche au pouvoir souhaitait limiter la confrontation directe avec l’opposition. Fort de ses réussites sociales, Hugo Chávez cherchait à préserver l’image de défenseur de l’État de droit et de la démocratie qui lui conférait une telle aura au sein de la gauche internationale. Aussi les « chavistes » n’ont-ils pas activé l’ensemble des leviers légaux à leur disposition contre l’opposition.

Acclamées par María Corina Machado, les sanctions américaines ont contribué à un accroissement de la mortalité infantile de 31 % de 2017 à 2018 – soit un surplus de 40 000 décès

Avec le décès de Hugo Chávez et la chute des prix du pétrole, les affrontements se durcissent. Les appels à l’insurrection violente de Leopoldo Lopez, l’opposant numéro 1, avaient été ignorés par Hugo Chávez ; il est à présent traduit en justice sous Nicolas Maduro et emprisonné. Les fonds étrangers perçus par le mouvement de María Corina Machado auraient pu justifier sa dissolution sous Chávez, mais le statu quo a été préféré ; en 2014, c’est au motif d’un obscur vice de procédure – accompagnement de la délégation panaméenne auprès de l’Organisation des États américains (OEA) – qu’elle est démise de son mandat de députée.

À lire aussi... « Les sanctions économiques jettent la population dans les b…

Dès lors, les choses s’accélèrent. La gestion désastreuse de Nicolas Maduro accélère l’hyperinflation, qui dépasse les 1 000 % annuels. Les États-Unis durcissent leurs sanctions économiques ; alors qu’elles ne touchent que le portefeuille de quelques individus à la fin du mandat de Barack Obama, elles s’étendent au secteur bancaire et pétrolier dans son ensemble à partir de 2017. En quelques années, le PIB du pays se contracte de trois quarts. Dans le même temps, Donald Trump flirte avec l’idée d’une intervention militaire contre Caracas.

L’opposition vénézuélienne, alors incarnée par Juan Guaido – qui tente un putsch institutionnel et se proclame président en 2019 – et María Corina Machado, adopte une posture maximaliste. Juan Guaido soutient les sanctions économiques américaines, qu’il décrit comme « des outils employés par le monde libre pour faire pression sur une dictature ». Des déclarations similaires ont été effectuées par Machado, selon laquelle les sanctions, « indispensables », « ne sont pas dirigées contre le Venezuela mais contre (…) une narco-dictature ». Elle a par la suite appelé de manière répétée à un accroissement des sanctions.

En plus de leur impact dévastateur sur l’économie, celles-ci ont durablement abîmé le tissu social du pays. Un rapport du Center for Economic and Policy Resarch (CEPR) rapporte « un accroissement de la mortalité infantile de 31 % de 2017 à 2018. Ce qui implique un surplus de 40 000 décès », en lien avec les sanctions. On peut y lire que « plus de 300 000 personnes sont estimées à risque à cause du manque d’accès aux médicaments ou à un traitement. Cela inclut 80 000 personnes atteintes du VIH qui n’ont pas pu avoir de traitement antirétroviral depuis 2017 ». Un rapport du Haut-commissariat aux Droits de l’Homme des Nations-Unies met en cause les « restrictions aux importations alimentaires, qui constituent plus de la moitié des produits consommés par les Vénézuéliens », générées par les sanctions et contribuant à une « insécurité alimentaire grave touchant plus de deux millions et demie de Vénézuéliens ».

Juan Guaido a du reste refusé de fermer la porte à une intervention militaire américaine pour le porter au pouvoir ; il a requis de ses envoyés à Washington une « coordination » avec l’armée américaine, en vue de prendre des décisions visant à « mettre une pression suffisante » sur Caracas. Si María Corina Machado n’a pas été jusqu’à promouvoir une intervention militaire, elle a soutenu la tentative de putsch de Juan Guaido pendant près de deux ans. Elle ne s’en est distanciée (en août 2020) que lorsque Juan Guaido a émis l’idée… de réclamer de nouvelles élections, en coordination avec les autorités vénézuéliennes, terminant une lettre ouverte en déclarant que « le pays ne veut pas être consulté, il sait que ces criminels ne seront pas chassés par des votes ».

Donald Trump n’aura pas obtenu le Nobel. Mais qui pourra dire que l’institut norvégien n’a pas récompensé sa vision du monde ?

La tentative de Juan Guaido s’est rapidement soldée par un échec. Exilé en Colombie, il a laissé les rênes de la contestation à María Corina Machado. Mais celle-ci, interdite de concourir à une élection par les autorités judiciaires, disqualifiée par ses liens avec les États-Unis, n’est jamais parvenu à constituer une menace de premier ordre pour Nicolas Maduro – qui, alternant entre réactivation d’une rhétorique anti-impérialiste, obstruction probable dans le dernier processus électoral et multiplication des mesures de dérégulation visant à attirer les capitaux étrangers malgré les sanctions, parvient à se maintenir.

Donald Trump a-t-il vraiment perdu la course au prix Nobel ?

« Désillusion pour Donald Trump qui n’est pas couronné du prestigieux prix Nobel de la paix », peut-on lire dans Marianne. Comme la majorité des médias, l’hebdomadaire souligne le dépit du locataire de la Maison-Blanche, qui réclamait le Nobel à cor et à cri. Bien peu ont relevé l’alignement quasi-intégral de María Corina Machado avec le milliardaire républicain en matière de politique étrangère.

De manière attendue, elle cultive des liens avec les dirigeants de la droite latino-américaine proches de Donald Trump, de Javier Milei – dont elle loue les supposées prouesses économiques – au candidat chilien Antonio Kast, nostalgique de l’ère Pinochet. On trouve sa signature aux côtés de celle de l’eurodéputée française Marion Maréchal et de la première ministre italienne Giorgia Meloni dans une « Charte de Madrid » rédigée à l’initiative du parti Vox, appelant à l’unité des mouvements d’extrême droite des deux côtés de l’Atlantique.

Son alignement sur les États-Unis se retrouve dans un positionnement radicalement pro-israélien, que n’ont pas altéré les bombardements sans relâche sur la bande de Gaza – et la démarche de plus en plus ouvertement génocidaire de Tel-Aviv. Alors que le sous-continent américain poursuivait une tradition de soutien à la Palestine, Machado a publiquement déclaré son intention de « rétablir les relations diplomatiques pleines avec Israël » et de « reconnaître Jérusalem comme capitale ».

Comme de nombreux dirigeants latino-américains proches des États-Unis, elle évolue dans une nébuleuse de think-tanks et de fondations qui contribuent à sa légitimation au sein de réseaux transnationaux dont l’épicentre se trouve à Washington. On la retrouve au sein du Réseau Atlas qui, selon ses termes, entretient une « relation professionnelle de long terme » avec Machado. Ce think-tank, financé par les Frères Koch, promeut des thèses climatosceptiques et libertariennes, couplées à une vision ethnique des enjeux géopolitiques.

Donald Trump n’aura pas obtenu le Nobel cette année. Mais qui pourra dire que l’institut norvégien n’a pas récompensé sa vision du monde ?

Du reste, l’attribution du prix intervient dans un contexte qui n’a rien d’innocent. Alors que Washington multiplie les menaces à l’encontre de Caracas, des frappes américaines ont récemment été menées en mer des Caraïbes, au motif d’une prétendue « guerre contre la drogue ». Donald Trump a encore durci les sanctions contre le Venezuela, tandis que son administration semble de nouveau caresser l’hypothèse d’une intervention directe. L’histoire retiendra-t-elle que l’attribution d’un prix Nobel de la paix aura servi de caution à une guerre de changement de régime ?

10.10.2025 à 17:42

La gauche rêve-t-elle encore ?

Milan Sen
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La poussière des congrès passés retombée et les querelles d’appareil dissipées, il sera temps de prendre la mesure de ce qui, dans la gauche contemporaine, se perd. Les commentateurs ont longuement disséqué les tactiques électorales, les calculs d’alliances ou la crise des structures partisanes ; d’autres ont posé leur regard sur l’absence d’un véritable débat de […]
Texte intégral (1039 mots)

La poussière des congrès passés retombée et les querelles d’appareil dissipées, il sera temps de prendre la mesure de ce qui, dans la gauche contemporaine, se perd. Les commentateurs ont longuement disséqué les tactiques électorales, les calculs d’alliances ou la crise des structures partisanes ; d’autres ont posé leur regard sur l’absence d’un véritable débat de fond[1]. Peu se sont demandé ce qui créait encore sillage chez les militantes prêts à passer des dizaines d’heures à tracter, en meeting ou en réunions de section. « La politique devient une chose sérieuse dès qu’elle mobilise l’imaginaire », écrivait Régis Debray[2]. Mais quel imaginaire, précisément, meut encore la gauche au XXIᵉ siècle ? Par Milan Sen, expert associé à la Fondation Jean Jaurès et co-auteur du Foyer des aïeux, figures oubliées de la IIIème République (Bord de l’Eau, 2025). 

À l’heure où les batailles idéologiques s’effacent derrière les impératifs gestionnaires, il est nécessaire de renouer avec une proximité aux rêves pour refonder une véritable identité politique. Car le rêve, dans sa capacité à articuler désir et mémoire, oriente les engagements concrets bien au-delà des seuls programmes électoraux.

Le rêve est polysémique. Il désigne tout à la fois ce vers quoi on tend, ce que l’on espère, et ce qui est le produit de souvenirs mêlés d’imagination. En bref, pour faire simple, le terme permet à la fois de penser la mémoire et l’avenir. Les rêves du passé, ceux que l’on commémore à travers des gestes simples et solennels (Mitterrand déposant des roses au Panthéon devant Jaurès, Jean Moulin et Schoelcher) ne sont pas là pour nourrir une mélancolie. Ils sont des points d’ancrage pour mieux avancer, des balises derrières lesquelles aucun retour n’est permis. « Tant qu’il y a du passé à refaire, ou à continuer, il y a de l’air dans nos poumons, et des sursauts à reprendre au bon. Pour aller de l’avant. Qui ne se raconte pas d’histoires dans la vie ne va jamais bien loin »[3], or on ne se raconte plus trop d’histoire à gauche.

Les récits politiques se sont appauvris, désertés par la vigueur symbolique – paradoxalement, la perte de force du catholicisme comme celle de la franc-maçonnerie, deux écoles du rite, en sont autant des causes que des conséquences. Là où l’on exaltait autrefois des figures de proue, des lieux de mémoire, des horizons de transformation, ne subsiste bien souvent que des éléments de langage.

Les bribes du passé sont ce qui nous évite de flotter dans le présent comme des feuilles mortes : ils inondent notre inconscient endormi. Sans passé assumé, sans mémoire commune, il n’y a pas de rêve d’avenir possible.

C’est en rêvant à la République romaine que les Français du XVIIIème ont osé abattre la monarchie. C’est en invoquant 1789 et la souveraineté du peuple que les nations d’Europe se sont dressées en 1848. C’est en rêvant de l’an II que les communards ont fait surgir la République sociale de la mitraille. C’est en réalisant que la durée du pouvoir soviétique venait de dépasser celle de la Commune de Paris que Lénine se mit à danser sur la neige russe. Et c’est en portant toute cette filiation que le socialisme a grandi, tout au long du XXᵉ siècle, comme espérance collective et force d’émancipation. Les révolutions ne naissent jamais de rien : elles sont, littéralement, des retours.

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Comme le rappelait Jean Jaurès, en 1910, à la tribune de la Chambre : « Oui, nous avons, nous aussi, le culte du passé. Ce n’est pas en vain que tous les foyers des générations humaines ont flambé, ont rayonné ; mais c’est nous, parce que nous marchons, parce que nous luttons pour un idéal nouveau, c’est nous qui sommes les vrais héritiers du foyer des aïeux ; nous en avons pris la flamme, vous n’en avez gardé que la cendre ».

Le foyer des aïeux, figures oubliées de la IIIème République (Bord de l’eau, 2025) explore plusieurs personnages historiques qui sont aux fondements d’idées structurantes de notre contrat politique. Non pour muséifier ces figures, mais pour engager une réflexion sur ce qu’elles peuvent nous apporter aujourd’hui, alors que nombre de politiques se trouvent comme Jeanne Moreau, à avoir la mémoire qui flanche.

Aujourd’hui, de nombreux partis de gauche ne semblent n’avoir ni mémoire ni société idéale. Aucun rêve, donc. Quand le passé cesse de mouvoir les individus et l’avenir d’être radieux, reste le maigre présent. Sans le passé, il est délicat de savoir comment avancer ; sans l’espérance de l’avenir, impossible de savoir où aller. Gageons que face aux échecs successifs de la gauche, les responsables politiques sauront trouver racine pour mieux croître.

Notes :

[1] Grégory Rzepski, « À quoi rêvent les socialistes ? », Le Monde diplomatique, juillet 2025.

[2] Régis Debray, A demain de Gaulle, Folio, 1990.

[3] Régis Debray, Riens, Gallimard, 2025.

08.10.2025 à 15:27

Virginia Eubanks : « La dégradation de la protection sociale produit des expériences traumatiques »

Maud Barret Bertelloni
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Après Automating Inequality. How High-Tech Tools Profile, Police and Punish the Poor (2018), consacré à la façon dont, sous couvert d’objectivité, les technologies déployées dans l’État social américain excluent et surveillent les pauvres, la journaliste et universitaire Virginia Eubanks interroge aujourd’hui de manière plus intime l’organisation sociale du soin. Entre recueil d’histoires orales de personnes aux prises avec la dégradation de l’État social et un essai autobiographique autour de son expérience de proche aidante, un même fil d’enquête : comment porter secours aux moments les plus vulnérables d’une existence ?
Texte intégral (5998 mots)

Après Automating Inequality. How High-Tech Tools Profile, Police and Punish the Poor (2018), consacré à la façon dont, sous couvert d’objectivité, les technologies déployées dans l’État social américain excluent et surveillent les pauvres, la journaliste et universitaire Virginia Eubanks interroge aujourd’hui de manière plus intime l’organisation sociale du soin. Entre recueil d’histoires orales de personnes aux prises avec la dégradation de l’État social et un essai autobiographique autour de son expérience de proche aidante, un même fil d’enquête : comment porter secours aux moments les plus vulnérables d’une existence ?

Des systèmes censés prédire la maltraitance des enfants au risque d’en stigmatiser les parents, aux « scores de vulnérabilité » des personnes sans abri de Los Angeles que réutilise la police, les outils numériques n’auront fait que perpétuer par d’autres moyens la face répressive de l’État social américain. C’est la thèse de Automating Inequality. How High-Tech Tools Profile, Police and Punish the Poor (2018), où la journaliste, essayiste, militante et universitaire américaine Virginia Eubanks, professeure de sciences politiques à l’université d’Albany (New York), documentait les conséquences désastreuses de l’alliance entre politiques d’austérité et promesse numérique dans le (dys)fonctionnement de l’État providence américain.

Alors que la vague de soutien à Luigi Mangione, l’assassin présumé du PDG de la compagnie d’assurance privée United Healthcare, interroge les États-Unis sur les conséquences d’un système de soin régi par le profit, Virginia Eubanks revient sur l’organisation du soin et ses conséquences intimes, dans deux ouvrages à paraitre en 2026. Le premier, un recueil de témoignages à travers le monde sur la numérisation de la protection sociale, coédité avec Andrea Quijada, intègre des histoires de vie aux réflexions sur la dégradation de l’État social. Le second, un essai autobiographique, revient sur son expérience de proche-aidante de son compagnon aux prises avec des troubles de stress post-traumatique. Dans un contexte où le retrait de l’État social expose de plus en plus de personnes à des situations de traumatisantes, quelles pistes pour organiser le soin de manière juste et digne ?
 
LVSL – Automating inequality documente la manière dont les technologies numériques participent à exclure les pauvres du système de protection sociale américain. En France, algorithmes de la CAF, de la CNAM ou de France Travail sont accusés de discriminer les plus précaires. Quel est le rôle des technologies dans les transformations des institutions des protection sociale ?

Virginia Eubanks – On conçoit souvent les technologies administratives comme de simples extensions de l’appareil bureaucratique de l’État, qui rendraient le travail plus rapide et plus efficace, alors que ce sont des technologies fondamentalement politiques. J’ai commencé à m’y intéresser lorsque je travaillais comme activiste pour l’accès aux droits dans les années 1990. Je m’occupais d’un technology lab dans un quartier populaire à côté de Stanford ; il a été démoli pour laisser la place à l’expansion de la Silicon Valley. Rapidement, je me suis rendue compte que la « fracture numérique », l’idée que les problèmes induits par la numérisation dépendraient de l’accès inégal aux équipements, ne rendait pas compte du lien plus profond entre technologies numériques et inégalités.

J’ai été extrêmement surprise lorsque j’ai commencé à étudier dans les années 2000 les changements dans les systèmes d’assistance publique. Je me doutais que la numérisation n’était pas une simple amélioration technique : les science and technology studies (STS) nous enseignent que les technologies sont toujours des manières de résoudre des problèmes politiques. Je pensais par exemple que le premier système de gestion automatisée dans l’État social remonterait à 1996 avec le Personal Responsibility Act, qui inscrit en droit la nécessité d’automatiser le plus possible la gestion des aides sociales. Mais le système existait déjà : l’État de New York l’avait mis en place entre 1968 et 1969, ce qui est un bon indice quant à ses motivations.

La fin des années 1960 aux États-Unis coïncide avec l’émergence d’un mouvement social massif autour de l’accès aux droits, à l’œuvre principalement de femmes noires ou afro-américaines, souvent des mères seules, ces femmes que des règles discriminatoires ont longtemps privées de leurs droits. Le mouvement a accru l’accès aux droits de manière vertigineuse : on passe de 3,2 millions de bénéficiaires des allocations familiales en 1961 à près de 10 millions en 1971. Et c’est là que la technologie entre en jeu. Le « problème » à résoudre par l’automatisation n’était autre que celui de l’égalité. Ce « problème », c’est que des personnes accédaient à leurs droits.

« C’est autant un système de prédation qu’un système de contrôle. C’est aussi un système qui utilise la bureaucratie comme une arme pour punir et pour épuiser les gens. »

Et au moment de la récession de 1973, les systèmes de gestion automatisée ont permis de faire le tri parmi les bénéficiaires sans avoir à revenir formellement sur les politiques sociales. Le mouvement pour l’accès au droit avait obtenu beaucoup de succès parmi les assistant.es social.es. À Brooklyn en 1968, 8000 travailleur·ses sociaux·ales s’étaient mis en grève pour obtenir de meilleurs droits pour leurs « clients ». La technologie a permis de contraindre leur pouvoir et surtout de démanteler cette dangereuse alliance entre assistant·es sociales et bénéficiaires.
 
LVSL – Vous développez dans votre livre le concept de la « digital poorhouse », version high tech de la « poorhouse », système historique de gestion des pauvres aux États-Unis, qui subordonne l’assistance à un ensemble d’injonctions morales, de pratiques de surveillance intrusives et d’injonctions à la remise au travail. Quels sont les contours de ce système aujourd’hui ?

VE – Aux États-Unis, plutôt que d’acter des droits universels à une certaine qualité de vie et le devoir de soin de l’État, le système de protection sociale a instauré une longue tradition de distinction entre pauvres méritants et pauvres indignes. Ce n’est donc pas surprenant que les technologies aujourd’hui trient les pauvres, comme l’ont longtemps fait les services sociaux. Ce n’est au fond qu’une manière plus rapide de le faire, avec plus de statistiques.

Du point de vue politique, les technologies informatiques offrent alors un vernis d’objectivité et de neutralité. Elles camouflent les changements de politiques publiques en les désignant comme de simples améliorations technologiques du système informatique et leur confèrent une légitimité technique. Cela permet souvent d’occulter les dysfonctionnements et empêche les allocataires de contester les décisions des travailleurs sociaux, ainsi que les décisions automatisées de l’agence.

L’affaire « robo-debt » est l’un des meilleurs exemples de cette dynamique. En Australie, comme dans d’autres pays, le gouvernement a développé un algorithme pour la collecte automatisée des dettes. Il a identifié 800 000 personnes qui auraient supposément bénéficié au cours des vingt dernières années d’un « trop-perçu », de l’argent indument versé. Mais l’algorithme était très mal conçu : il calculait le total des revenus en multipliant un échantillon de deux semaines, ce qui est totalement absurde en cas de revenus irréguliers. Il ne marchait donc pas, mais il a eu du succès : il a réussi à terroriser des milliers de personnes pour leur extorquer de l’argent.

Une mobilisation massive s’est organisée sous le nom de « Not My Debt » (Pas ma dette, n.d.r.) pour mener une action collective en justice. Les victimes ont fini par gagner mais on estime que le programme aurait entrainé environ 2 000 décès, de nombreux suicides notamment.

À la lumière du cas australien, j’ai enquêté sur le recouvrement automatisé de dettes aux États-Unis où, de manière similaire, certaines agences publiques ont commencé à réclamer des trop-perçus remontant jusqu’aux années 1980.  Les personnes qui ont eu le courage de contester ces dettes se sont retrouvées face à l’État, qui s’est contenté de présenter des tableaux Excel affirmant qu’elles devaient une certaine somme, alors qu’il n’y avait aucune preuve tangible de cette dette… Mais les juges ont statué en faveur de l’État.
 
LVSL – L’affaire Toeslagen, aux Pays-Bas, ressemble beaucoup à celle du « robo-debt » australien et américain. L’usage d’un algorithme défectueux dans le domaine des prestations familiales a contraint des dizaines de milliers de familles, accusées à tort de fraude, à « rembourser » d’importantes sommes, au risque de se ruiner ou de s’endetter. On estime 2000 enfants placés en famille d’accueil et entre 80 000 et 120 000 enfants exposés à la pauvreté. Au vu de la récurrence de ces histoires brutales, comment comprendre ce fonctionnement paradoxal des institutions de protection sociale, qui semblent se transformer en institutions… de précarisation ?

VE – Ce qui a le plus changé, c’est la façon dont on conçoit le travail social et l’aide sociale. On est passés d’un modèle basé, même si de manière imparfaite, sur le care (le soin, l’accompagnement, l’attention aux personnes) à un modèle de data processing (le traitement d’informations). Les nouvelles générations de travailleurs sociaux ne comprennent même plus leur travail comme un travail de relation humaine, mais seulement comme une tâche administrative, un traitement automatisé de cas. Et les nouveaux outils facilitent cette transformation du travail social.

Je raconte dans mon livre l’histoire de l’outil de profilage des familles du comté d’Allegheny, censé prédire par la modélisation quels enfants sont à risque d’abus ou de négligence. Dans une tribune, l’une de ses conceptrices expliquait sa vision : selon elle, l’État administratif est inutile, son seul rôle devrait être de transmettre la bonne information au bon endroit et au bon moment, et de distribuer les ressources de manière efficace. Les ordinateurs peuvent faire cela plus vite et de manière plus équitable que les travailleurs sociaux. L’objectif ultime des outils de décision automatisée ou de l’IA serait donc d’éliminer complètement la bureaucratie étatique. C’était une approche technocratique, une vision solutionniste appliquée au gouvernement.

Malgré tous ces exemples, on a longtemps estimé que les ingénieurs systèmes étaient guidés par de bonnes intentions : ils visaient à améliorer les services, lutter contre la fraude, rendre les programmes plus efficaces. On a terriblement manqué de réflexion sur les dérives possibles de ce type de systèmes. L’exemple le plus flagrant est probablement le fait que l’infrastructure technologique du très décrié Department of Government Efficiency (DOGE), chapeauté par Elon Musk, repose en fait sur celle du United States Digital Service, initiative portée par le mouvement de civic tech, Code for America [et instituée par Obama, n.d.r.].

C’est en réponse à ces conceptions technocratiques de l’État social que nous avons commencé, avec ma collègue Andrea Quijada, à recueillir les récits de personnes ayant vécu le passage aux outils automatisés dans les systèmes de sécurité sociale. Des États-Unis, à l’Espagne, à l’Indonésie, au Kenya, à l’Australie, l’idée était de rassembler des témoignages personnels, autour de la manière dont le passage à l’automatisation a impacté les personnes, ses effets matériels et émotionnels.

On voit souvent que, pendant les confinements, lorsque la plupart des systèmes ont été automatisés, les outils ont bien fonctionné pour les gens relativement bien lotis, avec un téléphone fiable et un compte bancaire. Mais pour ceux qui avaient le plus besoin d’aide, les systèmes ne comprenaient pas leur situation. Bien qu’ils ne soient pas délibérément conçus pour cela, ils favorisent la norme et échouent pour les cas marginaux, ceux qui sont censés être la priorité. Les récits sont inclus Not a Number. Global Stories from the Automated Welfare State, à paraitre en 2026.
 
LVSL – Peut-on identifier une forme d’intentionnalité derrière ces transformations ? Est-ce l’intention de remettre les gens au travail ? Ou est-ce une forme de négligence institutionnalisée ? Ou bien est-ce la conséquence structurelle du retrait de l’État de la protection sociale, qui cause une forme de ré-individualisation et de re-domestication du travail de soin ?

VE – La différence entre le Vieux Continent et les États-Unis, c’est qu’ici la protection sociale a toujours été profondément précaire, raciste et disciplinaire. Il s’agit d’imposer une vision spécifique de ce que signifie être une personne « méritante » dans la société. L’histoire de Tim Pegues, que j’ai recueillie pour The Guardian, illustre parfaitement comment ces systèmes ne sont pas simplement inefficaces ou mal conçus : ils sont activement punitifs. Dans le cas de ce retraité, qui rembourse depuis des années un « trop-perçu », si l’État cherchait uniquement à maximiser ses revenus, il ne dépenserait pas d’argent pour lui faire verser 5 dollars par mois. Ça ne couvre même pas les dépenses postales ! Il y a donc une autre fonction à l’œuvre : il s’agit de discipliner les gens qui ont un jour dépendu de l’État.

En France ou aux Pays-Bas, il existe encore une attente sociale selon laquelle l’État doit venir en aide aux personnes en difficulté, même si ces systèmes deviennent de plus en plus conditionnels et excluants. En Europe, l’État social continue de bien fonctionner pour les classes moyennes et supérieures, même s’il devient un instrument de précarisation pour les plus pauvres. Au contraire, le système américain suppose déjà que les pauvres doivent travailler en permanence – peu importe le handicap, le travail de soin, ou le fait d’avoir déjà un emploi– et ce, depuis 1996. L’idée n’est pas seulement de pousser les gens vers l’emploi, mais de s’assurer qu’ils restent dans un état d’insécurité permanent, constamment obligés de prouver leur valeur.

Ce n’est donc pas seulement une question de précarité financière. C’est aussi un système qui utilise la bureaucratie comme une arme pour punir et pour épuiser les gens. Et comme la surveillance elle-même crée plus d’opportunités de contrôle et de sanction, ces systèmes s’auto-alimentent. C’est autant un système de prédation qu’un système de contrôle.

LVSL – Malgré cette longue histoire d’exclusion et de contrôle, il y a des expériences de protection sociale émancipatrices, y compris aux États-Unis. Dans le livre, vous décrivez la manière dont le Social Security Act de 1935 a instauré l’assurance chômage, vieillesse et sa réversion aux veuves ; ou comment le mouvement des Mothers for Adequate Welfare des années 1970, né du mouvement pour les droits civiques, a sensiblement élargi l’aide sociale et l’accès aux droits. Y a-t-il aujourd’hui des mobilisations, ou des formes alternatives de protection sociale qui ont émergé en réponse à la dégradation de l’État providence ?

VE – Je crois profondément en la promesse des droits sociaux et des mobilisations populaires à ce sujet. Mais ce sont des mouvements incroyablement difficiles à maintenir dans le temps long. Ils exigent un travail culturel difficile, qui se confronte à notre haine pluriséculaire des pauvres, au racisme, et qui requiert la coordination de coalitions autour de nombreux sujets. La droite, elle, réussit parfaitement ce travail. Mais je n’ai pas vu à gauche un même type d’organisation intentionnelle de la douleur des gens en direction d’alternatives progressistes et humanistes.

« Aujourd’hui aux États-Unis, le soin est institutionnellement organisé de sorte à produire des expériences traumatiques. »

Certaines parties du mouvement féministe et du mouvement antivalidiste [le disability justice movement, n.d.r.] réfléchissent depuis longtemps aux modèles de soin, au travail qu’ils impliquent et à la manière dont la prise en compte de la vulnérabilité définit le type de personnes que les mouvements politiques peuvent inclure et soutenir.

La pandémie avait fait naître l’idée que le soin est une infrastructure sociale et que, comme toute infrastructure, il nécessite un soutien public. La gauche doit poursuivre ce travail et contribuer à faire reconnaitre à l’État sa responsabilité en la matière. Tous les systèmes alternatifs d’organisation du soin, y compris les meilleures configurations communautaires, comportent le risque de reposer en dernier ressort sur le charisme ou la popularité de leurs bénéficiaires, alors même qu’ils sont censés leur porter secours aux moments les plus vulnérables de leurs existences. On a besoin d’un État de soin fonctionnel et de réinventer les modèles institutionnels de soin.
 
LVSL – L’arrivée d’Elon Musk à la direction du Département of Government Efficiency (DOGE) a causé beaucoup de remous : en quelques semaines, DOGE a licencié près de 30,000 membres du personnel des administrations et multiplié les annonces sensationnelles, comme l’usage de l’IA pour remplacer le personnel congédié. Il a aussi demandé l’accès aux données fiscales américaines, suscitant la crainte du croisements de données entre administrations américaines (fiscales, sociales, médicales, de consommation, etc.). Tu illustrais cependant dans Automating Inequality que, malgré toutes leurs promesses, de nombreux systèmes informatiques déployés dans le périmètre de l’État n’avaient jamais atteint l’efficacité escomptée. Que penses-tu qu’il y ait à attendre de DOGE ? Est-ce réellement une menace, ou bien simplement une forme de business as usual paré d’une rhétorique disruptive ?

VE – Dans Automating Inequality, je raconte l’histoire du Coordinated Entry System à Los Angeles, censé automatiser la gestion des services fournis aux personnes sans abri en « matchant » les personnes et les logements disponibles à partir de scores de vulnérabilité. Derrière la promesse de cette technologie performante, objective et efficace, il n’y avait au début rien d’autre qu’un énorme tableau Excel avec un type qui croisait manuellement les données.

Souvent, une véritable illusion entoure ces outils, c’est une sorte de tour de passe-passe technologique. La technologie utilisée serait plus neutre, mais aussi extrêmement complexe, difficile à comprendre et la mise en scène permet d’écarter les curieux. Mais franchement, ni Musk ni l’administration Trump ne sont pour l’instant particulièrement innovants. Ce sont simplement des aspirants oligarques, qui appliquent un modèle à la russe et font miroiter tout un ensemble de technologies pour ce faire.

Cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas de conséquences. Dans les premières semaines de l’administration Trump, d’importants investissements dans l’IA ont été annoncés en parallèle de près de 1 000 milliards de dollars de coupes budgétaires dans les programmes d’aide alimentaire (SNAP) et Medicaid. Dans les secteurs de l’immigration, de la naturalisation et de la prison, on observe actuellement un effort très structuré pour discipliner les citoyens, en particulier ceux qui ne sont ni blancs, ni riches, et qui ne sont pas nés sur le sol national.

Et, à côté de cela, une forme de pillage des ressources de l’État. Je pense par exemple au démantèlement du National Forest Service, le service national des forêts, qui permettra à certains de s’approprier des ressources qui appartiennent à l’ensemble des Américains et d’en tirer profit sans se soucier de leur avenir, ou à celui du FEMA, l’Agence fédérale de gestion des situations d’urgence, qui est à la fois une agence de défense civile et une institution qui intervient dans les pires moments de la vie des gens, lorsqu’ils sont le plus vulnérables. Saper le fonctionnement et la confiance dans ces formes collectives de protection et de soin est une stratégie qui permet autant d’enrichir certains acteurs privés que de renforcer le contrôle social.

LVSL – Vous avez consacré un essai sur le New York Times à ton expérience éprouvante d’aidante de votre compagnon, atteint de troubles de stress post-traumatique (TSPT) : « Je crois que mon propre trouble de stress post-traumatique n’a été causé ni par de l’empathie, ni par une forme de douleur référée, ni par un burnout, mais par le simple fait de vivre avec une personne souffrant de TSPT et de l’avalanche de petits traumas quotidiens que cela engendre : des procédures bureaucratiques impossibles, les dysfonctionnements du système de santé, un endettement croissant et un épuisement constant qui alimente l’isolement des proches et de la communauté. Mon trauma à moi était le fruit d’un échec institutionnel : à chaque fois que l’on refusait à Jason les ressources nécessaires pour sa guérison, c’était à moi de prendre le relai ».  Quels sont les facteurs institutionnels de ce traumatisme ?

VE – Il est crucial de bien distinguer le traumatisme du trouble de stress post-traumatique (TSPT) tel que le décrit le DSM (manuel diagnostique des troubles mentaux), car ce sont deux choses différentes. Le traumatisme est un phénomène courant : environ 82 % des Américains vivent un événement traumatisant au cours de leur vie. Ce chiffre varie selon le lieu et le contexte, mais l’expérience du traumatisme, bien que bouleversante et souvent effroyable, reste « normale » au sens où elle fait partie de la condition humaine. Le TSPT, en revanche, est une réaction bien plus rare.

On estime que seuls 4 % des hommes et 10 % des femmes ayant vécu un traumatisme développent un TSPT. Autrement dit, la majorité des personnes exposées à un traumatisme ne développent pas de troubles de stress post-traumatique. Beaucoup font l’expérience d’un stress aigu immédiatement après l’événement, d’autres connaissent des symptômes de stress post-traumatique temporaires qui durent moins d’un mois, mais qui finissent par s’atténuer, souvent avec un minimum de soutien. Le diagnostic médical de TSPT, en revanche, requiert des symptômes persistants sur une durée supérieure à un mois et ayant un impact majeur sur la vie quotidienne.

Les facteurs sociaux jouent un rôle déterminant à la fois dans l’apparition du traumatisme et dans le développement du TSPT. Le trauma, c’est un peu comme les catastrophes : il n’existe pas de catastrophe « naturelle », mais seulement des événements naturels aggravés par des choix d’organisation sociale, qui les transforment en de véritables catastrophes. Un tremblement de terre ne se transforme en catastrophe que s’il n’y a pas d’habitat antisismique, d’infrastructures résilientes, de plan d’urgence, ni de capacité de secours. De la même manière, un événement traumatisant peut être exacerbé par l’absence de reconnaissance sociale, par le manque de soutien psychologique et matériel, ou par l’isolement de la victime.

C’est souvent le cas des violences sexuelles : lorsqu’une victime est rejetée par son entourage ou réduite au silence, son traumatisme risque davantage d’évoluer en TSPT. En revanche, une prise en charge adaptée peut faire en sorte qu’un traumatisme ne laisse pas de séquelles psychologiques permanentes. Évidemment, d’autres facteurs, comme une prédisposition génétique ou des troubles psychiatriques préexistants, peuvent accroître le risque de TSPT. Mais au-delà de la biologie, Judith Herman a démontré dès les années 1990 que la dimension pathologique du traumatisme dépend largement de la manière dont une société traite certains traumatismes. Cela explique en partie pourquoi les femmes sont plus susceptibles que les hommes de souffrir de TSPT : certaines formes de violence, notamment celles infligées par un proche, sont plus traumatisantes que d’autres.

Un autre enjeu est la distinction entre le TSPT classique et le TSPT complexe (C-PTSD), qui concerne les traumatismes répétés et prolongés. Le DSM définit le TSPT à partir d’un événement unique, violent et hors norme – une explosion, un viol, une catastrophe. Mais mon expérience s’apparente davantage à ce que j’appelle un traumatisme érosif : une lente usure de mes ressources physiques et psychiques, une perte progressive de confiance dans ma capacité à me protéger et à protéger une personne proche, face à des institutions qui semblaient vouloir notre perte. Il y a encore beaucoup à dire sur la manière dont nos institutions produisent elles-mêmes des expériences traumatiques. Aux États-Unis, l’érosion progressive de la protection sociale contraint de plus en plus de personnes à vivre des soins traumatisants, alors que cela pourrait être évité.

Lorsque mon compagnon a été agressé, l’hôpital l’a renvoyé chez lui après six heures et demie de chirurgie au crâne et au visage. Ils ne l’ont même pas gardé une nuit. Ils m’ont donné une paire de petites pinces pour couper les fils qui retenaient sa mâchoire si jamais il s’étouffait dans son vomi. Ce n’est que quelques années plus tard que j’ai réalisé que c’était totalement fou de renvoyer un type dans cette situation avec sa partenaire totalement inexpérimentée

La responsabilisation forcée des aidants familiaux, qui compense la destruction de nos systèmes publics de santé, de soins et de sécurité, porte à attendre d’eux des choses qui dépassent complètement leurs capacités. Aujourd’hui aux États-Unis, le soin est institutionnellement organisé de sorte à produire des expériences traumatiques.
 
LVSL – Vous animes sur votre site un « book club » consacré aux troubles de stress post-traumatique (TPSP). Faute de trouver les ressources dont vous aviez besoin lorsque vous vous êtes trouvée à prendre soin de ton partenaire, vous avez décidé, en tant qu’universitaire et journaliste, de vous appuyer sur les outils que vous connaisez le mieux pour naviguer cette expérience : l’enquête. Qu’avez-vous trouvé ?

VE – Je termine un livre à ce sujet, intitulé A Guide to Open Water Lifesaving : A Caregiver’s Journey into PTSD (Un guide du sauvetage en eaux libres : le voyage d’une proche-aidante dans les troubles du stress post-traumatique), à paraître en 2026. Il s’agit d’un essai à la fois personnel et documenté sur mon expérience d’aidante, mais aussi, plus largement, sur ce qui m’a permis de naviguer mon propre trouble de stress post-traumatique. Il naît du constat que je n’ai pas trouvé de ressources utiles à ce sujet. Les manuels que j’ai consultés étaient soit inadaptés, soit carrément toxiques et sexistes.

Certains me conseillaient de construire une pièce sécurisée dans ma maison, d’autres partaient du principe que toutes les personnes atteintes de TSPT sont des hommes et des vétérans. Un autre livre encore affirmait qu’il fallait excuser l’infidélité conjugale car « ce n’est pas lui, c’est son TSPT ». Et puis, par hasard, je suis tombée sur un manuel sur le sauvetage en eaux libres de la US Lifeguarding Association. C’est la première ressource qui m’a vraiment aidée. Entre temps, j’ai obtenu une certification en premiers secours en milieu sauvage, je suis devenue maître-nageuse sauveteuse, j’ai appris à naviguer avec une carte et une boussole et à faire de la course d’orientation. J’ai aussi passé beaucoup de temps dans un monastère. Ces domaines qui, de prime abord, n’ont aucun lien évident avec mon vécu, se sont révélés essentiels.
 
LVSL – Quel est le lien pour vous entre l’apprentissage du sauvetage en pleine nature et cette expérience de soin ? Et quel a été le rôle de l’écriture dans la traversée de cette épreuve ?  

VE – On m’a tellement demandé si l’écriture était cathartique que j’ai dû vérifier la définition du mot ; ça ne correspond pas du tout à mon expérience. Pour moi, l’écriture a été une manière de rester là où j’étais, dans ma relation et sa douleur, d’essayer de comprendre ce qui nous était arrivé, à Jason, mon partenaire, et à moi, et de voir ce que je pouvais en tirer pour d’autres personnes qui ont vécu des expériences similaires.

Je ne dirais pas que l’écriture est une forme de guérison. La guérison guérit. La thérapie guérit. Le travail sur la relation guérit. Et certaines choses que j’ai faites en lien avec le sauvetage et survie m’ont aussi guérie, mais d’une manière inattendue. J’imaginais que les gens que je rencontrerais—un garde forestier, un moine, un spécialiste de la brousse, un éducateur en plein air, des personnes, en somme, qui s’occupent de personnes dans des moments très difficiles de leur vie—adhéraient à l’idée que la guérison, c’est un peu comme dans Wild de Cheryl Strayed, où la protagoniste part seule en pleine nature et trouve l’essence de soi-même. Mais la nature n’a rien d’inévitablement guérisseur. La nature est violente et magnifique, belle et terrible—comme les humains, en fait.

Ce qui compte, c’est que toutes ces personnes sont formées à sauver des vies en pleine nature et qu’elles n’agissent jamais seules. Les gardes forestiers, par exemple, doivent être formés aux cordes, à l’eau, aux premiers secours, au feu, ils ont une formation médicale et juridique. Et surtout, ils comptent sur une équipe. Ils ne partent jamais seuls en mission, parce qu’une fois qu’ils s’engagent dans un sauvetage en pleine nature, il se peut que personne d’autre ne puisse leur venir en aide. Survivre à une urgence en pleine nature est une affaire collective. Et je pense qu’on pourrait appliquer ce modèle aux communautés de réponse au traumatisme psychologique. On devrait tous être formés aux premiers secours psychologiques. Et surtout, on devrait avoir la possibilité de choisir si on s’engage ou pas dans cette aide—ce qui n’est jamais offert aux aidants familiaux. Prendre soin d’une personne dans une situation de détresse requiert énormément de ressources et un immense effort de coordination. Et c’est là que l’État pourrait jouer un rôle.

Il existe un modèle intéressant aux États-Unis, le modèle de « soins affirmatifs ». Les centres de rétablissement après un traumatisme (trauma recovery centers) proposent un type de prise en charge qui n’est pas réactive, mais proactive. Concrètement, quelqu’un vient vous voir à l’hôpital et vous propose de vous accompagner sur le plan thérapeutique et social. Ces centres peuvent aussi aider pour des déménagements, si l’on ne se sent plus en sécurité chez soi, ou intercéder auprès d’un employeur. Ils apportent un soutien global pour aider à naviguer dans ces moments. Et là où ils existent, ils sont gratuits.

Ce modèle est un pas dans la bonne direction : il met en place une équipe qui prend en charge l’accompagnement, en lien avec la famille – élective ou biologique qu’elle soit. Surtout, il ne repose pas seulement sur la famille ou sur la personne directement touchée. Je parle beaucoup dans mon livre de l’impact cognitif du traumatisme. On ne peut pas s’attendre à ce que les personnes qui vivent cette situation aient l’énergie ou la clarté d’esprit nécessaires pour organiser elles-mêmes leur propre système de soutien.

Plus généralement, la question de l’activation d’une équipe de soin sans que ce soit la famille ou la personne affectée qui en fasse la demande me parait essentielle. Peut-être que cela pourrait être basé sur la communauté, peut-être que cela pourrait être un service public. C’est en tout cas le maillon qui manque le plus cruellement aujourd’hui dans notre organisation du soin.
 
Entretien originellement paru sur AOC media sous le titre : « L’aide sociale est passée du care au data processing »

07.10.2025 à 18:25

Les Italiens en lutte pour Gaza

Marina Forti
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Depuis le lundi 22 septembre, l’Italie est le théâtre d’une mobilisation exceptionnelle contre les exactions commises à Gaza. Une grève générale a mobilisé près d’un demi-million de personnes, tandis que sous le mot d’ordre blocchiamo tutto – « bloquons tout » -, des rassemblements ont eu lieu dans au moins soixante-quinze municipalités, entraînant la fermeture des écoles, […]
Texte intégral (2379 mots)

Depuis le lundi 22 septembre, l’Italie est le théâtre d’une mobilisation exceptionnelle contre les exactions commises à Gaza. Une grève générale a mobilisé près d’un demi-million de personnes, tandis que sous le mot d’ordre blocchiamo tutto – « bloquons tout » -, des rassemblements ont eu lieu dans au moins soixante-quinze municipalités, entraînant la fermeture des écoles, la paralysie du trafic ferroviaire et le blocage des axes routiers et portuaires. Les plus fortes mobilisations ont été observées dans les grandes métropoles, notamment à Rome, où quelque 100 000 manifestants, selon les organisateurs, ont occupé la gare centrale avant de défiler dans les rues. Retour sur l’un des plus vastes mouvements de protestation d’Europe en faveur de la Palestine.

À l’origine de la mobilisation, plusieurs syndicats locaux ont appelé à une rupture immédiate de la coopération commerciale et militaire entre l’Italie et Israël. Au Parlement, Riccardo Ricciardi, député du Mouvement 5 étoiles, a salué les manifestations comme une tentative de « restaurer l’honneur de l’Italie ». En revanche, les ministres du parti au pouvoir, Fratelli d’Italia, ont exprimé leur soutien aux forces de l’ordre, qui ont eu recours à des gaz lacrymogènes, du gaz poivré et des canons à eau pour disperser les foules.

Depuis New York, où elle assistait à l’Assemblée générale des Nations unies, la Première ministre Giorgia Meloni a condamné les incidents survenus à la gare centrale de Milan. Son gouvernement fait face à une pression populaire croissante ; encore largement symbolique, elle témoigne d’un malaise grandissant au sein de la société italienne.

Ce débrayage national s’inscrit dans le prolongement d’une mobilisation initiée par les dockers de Gênes, l’un des ports les plus stratégiques d’Europe, en soutien à la flottille civile Global Sumud. Partie de plusieurs ports méditerranéens le mois dernier, cette initiative vise à briser le blocus imposé par Israël sur la bande de Gaza. En signe de solidarité, les travailleurs portuaires liguriens ont menacé de bloquer le départ des porte-conteneurs à destination d’Israël, alors même que la flottille a été la cible de plusieurs attaques de drones. En réponse, Mme Meloni a ordonné l’envoi de navires militaires italiens, embarquant à leur bord des citoyens – dont certains responsables politiques. Elle a toutefois qualifié leur mission de « gratuite, dangereuse et irresponsable » et a exhorté les militants à remettre leur cargaison à Chypre.

« Si nous perdons le contact avec les bateaux, ne serait-ce que vingt minutes, nous fermons toute l’Europe », a lancé Riccardo Rudino, figure du Collectif des travailleurs du port autonome de Gênes (CALP), devant une foule de 40 000 personnes réunies un samedi soir d’août aux abords du port. Ce cri d’alerte résume l’intensité d’une mobilisation qui dépasse les revendications locales. Dès la fin juillet, l’association humanitaire Music for Peace, basée à Gênes, s’est engagée dans la coordination de la flotte locale qui participerait à la flottille Global Sumud ; le CALP a été l’une des premières organisations à la rejoindre, suivi par les syndicats et les groupes communautaires locaux. La mobilisation qui a suivi, sous la chaleur du mois d’août, a largement dépassé les attentes des organisateurs.

En appelant les habitants de Gênes à fournir 40 tonnes de vivres pour les quatre navires en partance, ils ont déclenché un élan de solidarité spectaculaire : ce sont finalement 300 tonnes qui ont afflué, bien au-delà des capacités de transport. Près de 40 000 personnes – dans une ville de 560 000 habitants – ont rejoint le cortège, dans ce qui s’est révélé être la plus grande manifestation depuis le sommet du G8 de 2001. Sur la Piazza De Ferrari, la maire Silvia Salis a évoqué avec émotion l’héritage de la résistance antifasciste de Gênes, tandis qu’un représentant de la Curie romaine saluait l’événement comme la preuve que « la ville croit qu’un autre monde est possible ».

« Quand nous avons dit que nous allions tout bloquer, ce n’était pas des paroles en l’air. C’est ce que nous ferons », affirme Riccardo Rudino que j’ai rencontré quelques jours après la marche. « Chaque année, 13 ou 14 000 conteneurs de marchandises diverses quittent le port de Gênes à destination d’Israël. Mais s’ils arrêtent la flottille, pas un clou ne sortira d’ici. » Depuis le début du conflit à Gaza en octobre 2023, les travailleurs portuaires de Gênes se sont engagés dans une mobilisation constante, répondant à l’appel des syndicats palestiniens à entraver les livraisons d’armes vers Israël. L’affrontement le plus récent a eu lieu en juillet de cette année, lorsque les dockers italiens sont parvenus à empêcher l’accostage du Cosco Shipping Pisces, un cargo transportant du matériel en provenance de Singapour à destination d’Israël. Ce navire avait déjà été refoulé par les travailleurs du port du Pirée, en Grèce, avant que le syndicat des dockers grecs ne transmette l’alerte à leurs homologues italiens.

« Le blocage des ports ne date pas d’hier », rappelle Riccardo Rudino, soulignant la longue tradition d’actions coordonnées entre dockers européens. En 2019, les travailleurs du port du Havre, dans le nord de la France, ont refusé de charger des canons Caesar de fabrication française à bord du Bahri Yanbu, un cargo à destination de l’Arabie saoudite. Redoutant que les armes soient acheminées par voie terrestre vers Gênes, où le navire devait également faire escale, des militants français ont alerté le Réseau italien pour le désarmement. Le collectif des travailleurs du port autonome de Gênes a aussitôt réagi, empêchant toute cargaison militaire.

Si les obusiers ne sont pas arrivés, le navire saoudien devait néanmoins embarquer des générateurs électriques produits par l’entreprise italienne Teknel. Ceux-ci avaient été déclarés à usage civil, mais des vérifications ont révélé que le navire était autorisé à exporter des armes et que sa cargaison aurait pu être destinée à la Garde nationale saoudienne, alors engagée dans une guerre au Yémen. S’appuyant sur une loi italienne de 1990 interdisant la fourniture d’armes à des pays en guerre, les dockers de Gênes ont refusé de charger les équipements. Face à cette opposition, l’entreprise Teknel a renoncé à l’expédition, et le navire a quitté le port sans sa cargaison — qui atteindra néanmoins l’Arabie saoudite via Venise. Cet épisode a marqué un tournant : il a poussé les travailleurs portuaires de Ligurie à renforcer leurs liens avec les dockers européens, donnant ainsi naissance à un réseau anti-guerre transnational dédié à la surveillance et à la perturbation du commerce mondial des armes.

Les dockers de Gênes, surnommés les camalli, incarnent une tradition séculaire d’auto-organisation et de militantisme ouvrier. Dès 1889, à l’heure où les sociétés d’aide mutuelle se multipliaient, ils fondaient la première coopérative moderne de travailleurs portuaires de la ville. Au début du XXᵉ siècle, une série de grèves emblématiques mit fin à un système de travail journalier jugé arbitraire et injuste. Après la Seconde Guerre mondiale, cette dynamique s’est institutionnalisée avec la création de la Compagnia Unica Lavoratori Merci Varie (CULMV), chargée de la formation et de la protection des dockers. Les compagnies maritimes furent dès lors contraintes de recourir aux membres de la CULMV, plutôt que d’embaucher directement une main-d’œuvre souvent précaire et sous-payée.

Bien qu’il s’agisse d’une association de gestion de l’emploi plutôt que d’un syndicat à proprement parler, la Compagnia a longtemps été une institution clé dans le domaine de l’organisation politique et de la sensibilisation au sens large. Dans l’après-guerre, ses dirigeants et ses membres étaient majoritairement affiliés à la CGIL, le puissant syndicat à dominante communiste, et votaient massivement pour le Parti communiste italien. Au-delà de la défense de leurs propres conditions de travail, les camalli ont joué un rôle actif dans les mouvements de résistance nationale, incarnant une tradition militante profondément enracinée dans l’histoire sociale italienne.

En juin 1960, les dockers de Gênes se sont joints à l’occupation des places publiques pour empêcher le congrès du Mouvement social italien — formation néo-fasciste considérée comme l’ancêtre du parti de Giorgia Meloni — de se tenir dans leur ville. Le soulèvement, marqué par des affrontements violents avec les forces de l’ordre, a précipité la chute du gouvernement de coalition de droite dirigé par Fernando Tambroni. Ce moment fondateur illustre l’engagement politique des camalli, qui ne se limite pas aux luttes locales. Leur histoire est aussi celle d’une solidarité internationale active : en 1973, ils affrétèrent un navire rempli de vivres et de marchandises à destination de la République démocratique du Viêt Nam, un geste devenu légendaire à Gênes. Ils ont également bloqué des cargos destinés aux troupes américaines en Indochine, à la dictature de Pinochet au Chili, et ont participé au boycott contre l’Afrique du Sud sous l’apartheid.

Comme dans bien d’autres secteurs, les mutations technologiques et sociales ont profondément bouleversé le monde portuaire au cours des dernières décennies, redéfinissant les rapports de force. L’essor du transport maritime par conteneurs a transformé la logistique du commerce international, tandis que la mécanisation des quais a drastiquement réduit les besoins en main-d’œuvre : à Gênes, on comptait 8 000 dockers dans les années 1970, contre à peine 1 000 deux décennies plus tard. Dans les années 1990, la vague de privatisations qui a déferlé sur l’Italie a ouvert les docks liguriens aux entreprises privées, auxquelles les autorités portuaires — devenues de facto des propriétaires publics — louaient désormais les terminaux. Ce nouveau cadre réglementaire autorise les « opérateurs de terminaux » à recruter leur propre personnel, fragilisant le statut de la Compagnia Unica (CULMV). Pourtant, celle-ci continue de jouer un rôle central : lors des pics d’activité, les entreprises privées doivent encore faire appel à ses membres.

Aujourd’hui, le port de Gênes emploie environ 3 400 personnes, dont 2 300 dockers chargés du chargement et du déchargement des marchandises (la moitié d’entre eux sont associés au CULMV). L’emploi est stable et relativement protégé ; le CULMV garantit aux entreprises privées une certaine flexibilité et empêche ainsi la propagation du travail temporaire et mal rémunéré, qui sévit dans d’autres secteurs. « Nous avons des appareils portables et des ordinateurs, mais en fin de compte, le travail consiste toujours à charger et décharger les navires », explique Riccardo Rudino : « Dans un port de cette taille, le travail humain continue de compter ». « En ville, les dockers sont encore considérés avec beaucoup de respect », me dit Riccardo Degl’Innocenti, chercheur indépendant qui travaille sur l’histoire des docks.

Le Collectif des travailleurs portuaires autonomes est très conscient du pouvoir organisationnel et stratégique qu’il conserve, en particulier compte tenu de l’importance mondiale de son travail (Weapon Watch, un centre de recherche basé à Gênes, décrit les ports comme « le cœur du système militaro-industriel mondial ») ; et il est fier de son histoire de lutte collective. « Comme nos pères et nos grands-pères, nous ne voulons pas être complices du trafic d’armes » , me dit Rudino ; il utilise le mot « trafic” » explique-t-il, parce que ce commerce viole les réglementations italiennes et internationales, sans parler des principes d’humanité et de solidarité.

Le week-end dernier, Gênes a accueilli la première réunion internationale du Coordinamento Internazionale dei Portuali, une alliance nouvellement constituée rassemblant des dockers venus de Marseille, Athènes, Tanger et d’autres ports stratégiques. Convoquée par le syndicat italien USB, cette assemblée de deux jours a réuni des délégués de syndicats portuaires d’Europe, d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, avec pour objectif de coordonner les actions visant à entraver les exportations d’armes vers Israël. Face aux attaques de drones subies par la flottille humanitaire, les participants ont également travaillé à l’élaboration d’une stratégie commune de riposte.

Les dockers ne se contentent pas de bloquer les cargaisons : certains ont embarqué à bord des navires de la flottille en direction de Gaza. Début septembre, une réunion publique organisée par le CALP et le syndicat USB au club des travailleurs de l’autorité portuaire de Gênes a permis de préparer la grève générale. À cette occasion, une liaison vidéo a été établie avec l’un des bateaux en mer.

Sur grand écran, apparaît le visage souriant mais épuisé d’un jeune volontaire. « Bonjour à tous », lance-t-il. « Bonjour José », répondent en chœur des dizaines de voix, sous les applaudissements. Jose Nivoi est un travailleur portuaire et membre de la CALP. « Le moral est bon. Savoir que vous nous suivez nous aide », a-t-il dit à la foule. Un travailleur du port de Livourne a déclaré au micro : « Nous nous mobilisons non seulement par solidarité avec le peuple palestinien martyrisé, mais aussi à cause de la colère que nous ressentons ». Un autre ouvrier a ajouté : « espérons que ce soit le début d’un automne bien chaud ».

Article originellement publié sur Sidecar – New Left Review sous le titre « In Genoa », traduit par Alexandra Knez pour Le Vent Se Lève.

05.10.2025 à 22:11

L’alliance franco-ottomane, une entente méconnue au fil des siècles

Elias Saib-Wiel
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Structurante du règne de François Iᵉʳ (1515-1547) au Directoire (1795-1799), l’alliance franco-ottomane fut l’une des plus longues de l’histoire de France. Sujette à un véritable oubli mémoriel, lorsqu'elle n'est pas circonscrite au règne du vainqueur de Marignan, cette entente constitue un contrepoint au narratif du « choc des civilisations ». Lors d’un débat télévisé, Éric Zemmour a été jusqu’à la qualifier de « folie » et de « pétage de plomb ». L’éditorialiste s’opposait alors à la vision de l’historien Jacques Bainville, dont le polémiste revendique pourtant la filiation intellectuelle, qui dans son Histoire de France, faisait de la Turquie « un allié inespéré contre l’empire germanique ». Retour sur l’alliance entre le Lys et le Croissant, qui devait influencer durablement la diplomatie française.
Texte intégral (4391 mots)

Structurante du règne de François Iᵉʳ (1515-1547) au Directoire (1795-1799), l’alliance franco-ottomane fut l’une des plus longues de l’histoire de France. Sujette à un véritable oubli mémoriel, lorsqu’elle n’est pas circonscrite au règne du vainqueur de Marignan, cette entente constitue un contrepoint au narratif du « choc des civilisations ». Lors d’un débat télévisé, Éric Zemmour a été jusqu’à la qualifier de « folie » et de « pétage de plomb ». L’éditorialiste s’opposait alors à la vision de l’historien Jacques Bainville, dont le polémiste revendique pourtant la filiation intellectuelle, qui dans son Histoire de France, faisait de la Turquie « un allié inespéré contre l’empire germanique ». Retour sur l’alliance entre le Lys et le Croissant, qui devait influencer durablement la diplomatie française.

« Chaque État a son prince, et chaque prince a ses intérêts particuliers. » Par ces mots, le pape Pie II (1458-1464) témoignait de l’émergence de la primauté du réalisme politique sur l’idéal de la croisade en exprimant sa déception face à l’absence de volonté des souverains chrétiens de guerroyer et de cesser tout commerce avec les Ottomans. À rebours d’un quelconque choc des civilisations, les intérêts politiques et économiques propres à chaque puissance s’affirmaient dans la détermination des relations entre l’Occident chrétien et l’Islam. Le siècle qui suivit fut non seulement le théâtre de l’expansion de la puissance turque en Europe, mais également de la création d’une alliance entre le sultan de Constantinople et le « très chrétien » roi de France.

Une alliance de revers contre les Habsbourg

Le contexte accompagnant l’établissement de l’alliance franco-ottomane est marqué par l’expansion rapide de l’Empire ottoman en Méditerranée et dans les Balkans. La progression de cet empire musulman en Europe fut l’objet de nombreuses craintes et appels à la croisade. Initialement, les rois de France exploitèrent régulièrement cette fièvre au XVᵉ siècle et début XVIᵉ, sans pour autant mener d’actions d’envergure contre le sultan. Ce fut notamment le cas de François Iᵉʳ, lorsque celui-ci se présenta à l’élection impériale du Saint-Empire romain germanique en 1519. Les promesses de croisades opportunes présentées par le Français aux princes allemands ne surent cependant pas les convaincre, et la couronne impériale fut attribuée à Charles Quint de la dynastie autrichienne des Habsbourg.

Celle-ci s’additionnait entre autres aux couronnes d’Espagne, d’Autriche, de Naples, de Sicile. Charles Quint encerclait ainsi le Royaume de France par ses possessions, devenant une menace de premier plan par ses velléités hégémoniques. Qui plus est, Habsbourg et Valois nourrissaient des ambitions contradictoires, notamment en Italie et en Bourgogne.

Pour pallier ce péril, François Iᵉʳ tenta de nouer des alliances de revers avec les royaumes de Pologne et de Hongrie, sans succès. C’est alors qu’il se résout à traiter avec Soliman le Magnifique. La correspondance entre Paris et Constantinople connut un tournant décisif en 1525.

Cette année-là, l’armée française dirigée par son roi subit une cinglante défaite à la bataille de Pavie face aux troupes de impériales, au point que François Iᵉʳ lui-même fut fait prisonnier. Le traité de Madrid de 1526, permettant la libération du roi en l’échange de concessions territoriales majeures, fut aussitôt contesté par le souverain lors de son retour en France, car signé sous la contrainte. Face à cette situation explosive, Louise de Savoie, régente du royaume, envoya une ambassade secrète à Constantinople. Celle-ci avait pour mission de proposer à Soliman d’attaquer la Hongrie, à la frontière orientale des possessions de Charles Quint, tandis que les Français devaient attaquer à l’ouest les territoires de l’empereur.

En ces temps-ci que des empereurs soient défaits et prisonniers, il n’y a rien-là qui doive surprendre. Que votre cœur se réconforte ! que votre âme ne se laisse point abattre ! »i écrivit-il au roi. Qui plus est, la position de demandeur des Français arrangea le sultan, qui se concevait comme le plus grand monarque du monde.

Ainsi en aout 1526, les Turcs furent victorieux à la bataille de Mohács contre les Hongrois, repoussant leurs frontières aux portes de Vienne. Obligeant les Habsbourg à mobiliser leurs troupes sur deux fronts, plutôt que de les masser sur les frontières françaises, cette situation conforta la position de la France en Europe.

Les années qui suivirent furent témoins d’un renforcement crescendo de la relation franco-ottomane. Tout d’abord en 1528 par le renouvellement d’avantages commerciaux accordés aux Français en Égypte, préexistant à l’annexion du pays par la Porte. À la suite de nombreux échanges d’ambassades temporaires, les relations furent définitivement consolidées en 1535, avec l’établissement d’une ambassade permanente de la France à Istanbul, une des premières de ce genre. L’année suivante fut marquée par un premier projet de Capitulations, un acte juridique organisant la présence commerciale française en Orient et les relations entre les deux nations.

Malgré les contraintes géographiques, logistiques et géopolitiques, certaines opérations militaires furent menées par les deux puissances. Français et Ottomans assiégèrent conjointement Nice, ville relevant du duc de Savoie, vassal de Charles Quint, ce qui déboucha sur le stationnement de la flotte turque à Toulon pendant tout l’hiver 1543-1544. Si d’autres opérations communes, notamment navales, furent menées sous le règne de François Iᵉʳ et de son successeur Henri II (1547-1559), le but premier de l’entente fut dissuasif et défensif.

L’alliance n’en était pas moins scandaleuse pour nombre de princes européens, accusant la France d’avoir « introduit l’infidèle au cœur de la chrétienté ». François Iᵉʳ puis ses successeurs répondirent à cette propagande par une argumentation basée sur l’équilibre des puissances. Ainsi s’exprimait-il lors d’une entrevue avec l’ambassadeur de Venise : « Je ne puis nier que je désire vivement voir le Turc puissant, non pas pour son propre avantage, car c’est un infidèle et nous sommes chrétiens ; mais pour tenir l’empereur en dépense, le diminuer grâce à un si grand ennemi, et donner plus de sécurité à tous les autres souverains »ii.

La politique d’équilibre, cynique et pragmatique, déjouant les velléités hégémoniques des Habsbourg en laissant planer la menace d’une attaque sur deux fronts, assurait le roi de France dans sa souveraineté.

L’inversion du rapport de force sous Louis XIV

Cette configuration géostratégique fut de nouveau exploitée sous Louis XIV (1643-1715). Versailles, en pleine politique des Réunions, consistant en l’annexion des territoires frontaliers en temps de paix, notamment Strasbourg (1681), était aux prises avec Vienne. L’alliance de revers reprenait tout son sens, et les deux parties la revivifièrent après un froid diplomatique au début du règne. Le Bourbon soutint financièrement le prince pro-turc Thököly contre les Habsbourg en Hongrie, de concert avec Constantinople. Il encouragea par la suite le sultan Mehmed IV dans ses projets d’engagement militaire en pays magyar.

Les échanges entre l’empire ottoman et le royaume de France contribuèrent à l’extension de son réseau diplomatique, et furent décisifs dans le développement de la science « orientaliste »

Le grand vizir menant les opérations dépassa cependant le cadre de sa mission en entreprenant le siège de Vienne en 1683, où il échoua. Ce siège, compromettant Louis XIV devant la chrétienté du fait de son amitié avec le sultan, fut le point de départ d’une série de défaites ottomanes dans les Balkans face à la Sainte Ligue menée par l’Autriche. Le recul ottoman, symbolisé par la prise de Belgrade en 1688, fut tel que la conquête de Constantinople était envisagée, aussi bien au Topkapi stambouliote qu’au Hofburg viennois. Le spectre d’une Autriche écrasant les Ottomans était redouté à Versailles. Une prééminence de la monarchie autrichienne dans les Balkans risquait non seulement de rehausser sa place dans le concert des nations, mais également, une fois la paix signée avec les Turcs, de concentrer ses forces contre la France. Cette crainte fut par ailleurs exploitée par le grand vizir turc, avertissant le Roi-Soleil d’une possible paix avec l’Autriche, pour mieux l’inciter à attaquer.

Cette éventualité fut une des raisons ayant poussé Louis XIV à entrer en guerre contre l’Autriche en 1688. La décision, point de départ de la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697), permit aux armées turques de connaitre quelques années de répit, et de reprendre une partie du terrain perdu, notamment Belgrade (1690). Ainsi, sous le règne de Louis XIV, l’alliance de revers changea de nature. Là où la France était en position de demandeur et de protégée sous les Valois, elle devint demandée et protectrice. L’Empire ottoman devint par la suite de plus en plus dépendant de l’alliance française, si bien qu’une fois la paix signée entre Français et Autrichiens (1697), la situation ottomane devint précaire. Le sultan fut contraint de signer le traité de Karlowitz (1699), consacrant son recul, non-inéluctable et limité, dans les Balkans.

La France estimait donc toujours l’alliance turque garante de l’équilibre des puissances face aux velléités expansionnistes de l’Autriche, mais également d’un nouvel acteur, l’Empire russe. Louis XV poursuivit la politique d’alliance ottomane, en soutenant l’Empire ottoman lors de ses conflits avec ces deux empires. La paix de Belgrade (1739), conclue entre Vienne et Constantinople et arbitrée par la France, permit à Istanbul, alors qu’il n’en avait pas fait la conquête, de récupérer certains territoires anciennement conquis par Vienne.

L’alliance au défi de la Question d’Orient

Louis XV soutint également le sultan lors de la guerre russo-turque (1768-1774). Cependant, cette guerre fut un succès éclatant de la tsarine Catherine II, ouvrant à l’Empire russe les portes de la Crimée. La souveraine émit pour la première fois une proposition de partage de l’Empire ottoman. Le traité de Koutchouk-Kaïnardji (1774) fut le premier acte de ce qui fut appelé plus tard la Question d’Orient, portant sur l’avenir même de l’Empire ottoman face à la double tenaille des impérialismes et des nationalismes désirant son recul, voir sa chute. Cette question ne devait être définitivement tranchée qu’après le premier conflit mondial, avec l’instauration de la République de Turquie (1923).

La politique extérieure de la France devait s’adapter à cette nouvelle situation, où l’Empire ottoman n’était plus perçu comme une menace pour la chrétienté, mais comme un « objet politique périssable »iii. Le Royaume de France devait-il rester fidèle à sa politique traditionnelle d’alliance avec l’Empire et assurer sa pérennité, ou au contraire précipiter son partage avec d’autres puissances, notamment la Russie ? Le roi Louis XVI (1774-1792), malgré une vive opposition, fit le choix du maintien de l’alliance. Il nomma notamment le comte de Vergennes, ayant occupé le poste d’ambassadeur à Constantinople pendant treize ans, ministre des Affaires étrangères (1774-1787).

L’ambassadeur Charles Gravier de Vergennes en costume turc, emblème des interactions culturelles entre les deux royaumes, dépeint par Antoine Favray (1766).

La Révolution française, l’Ancien Régime décapité, la République proclamée, et la lutte contre le despotisme déclarée, ne marqua pas pour autant la fin de l’alliance ottomane, bien au contraire. La Convention puis le Directoire maintinrent dans un premier temps des relations avec le sultan en parfaite continuité avec la diplomatie royale. Une première ambassade permanente ottomane fut installée à Paris en 1796, et la République envoya des instructeurs militaires français en Turquie pour former les généraux ottomans.

Cette diplomatie prit brutalement fin en 1798, lors de la campagne d’Égypte, territoire ottoman, menée par Bonaparte. L’opération, dirigée contre l’Angleterre plus que contre le sultan, devant lui couper la route des Indes, fut considérée comme une violation de la souveraineté ottomane. Malgré la tentative du général corse de faire passer l’expédition dans le sillage de la légitimité ottomane contre le pouvoir local mamelouk, le sultan déclara la guerre à la République française en septembre 1798, marquant la fin d’une alliance pluriséculaire.

Le XIXᵉ siècle fut le théâtre de relations ambivalentes entre Paris et la Porte, marquées par les rebondissements de la question d’Orient, bien loin de la politique d’alliance des rois de France. Néanmoins, les siècles de relations d’alliance entre le Lys et le Croissant amenèrent à la constitution d’une tradition diplomatique particulière, ayant marqué la mémoire des contemporains.

Une amitié consacrée en droit : les Capitulations

Les rapports entre Français et Ottomans disposaient d’un cadre normatif général, les Capitulations. Généralement assimilées à des traités, elles consistaient plus exactement en des concessions unilatérales du Grand Turc aux français. Ces textes tiraient également leur originalité de leur principe de renouvellement après l’avènement de chaque sultan, ces derniers ne s’engageant qu’en leur nom propre. Les Ottomans concevaient en effet ce traité comme une traduction de l’amitié entre le plus grand monarque du monde et un souverain étranger, le second devant solliciter le premier pour l’obtenir. Ce modèle de tractations diplomatiques déstabilisa les diplomates français, et peut partiellement expliquer le décalage temporel entre le premier projet de Capitulations, datant de 1536, et le premier traité entré en vigueur en 1569.

Dans la pratique, les Capitulations ne résultaient pas moins de négociations, parfois houleuses, entre l’ambassadeur de France et le grand vizir, dans le but d’obtenir le renouvellement et l’extension des avantages de la France dans l’Orient ottoman. Le renouvellement des Capitulations s’est en effet avéré un avantage certain pour étendre les concessions ottomanes offertes aux marchands et représentants français. De dix-huit articles en 1569, les Capitulations en comprirent quatre-vingt-cinq en 1740. Ces concessions, au départ essentiellement commerciales, disposèrent d’un volet religieux de plus en plus prégnant.

Les Ottomans offrirent notamment un droit de bannière aux Français. Tout Européen, pèlerin ou commerçant, dont le souverain ne disposait pas de relations avec la Porte, devait se rendre dans l’Empire sous le pavillon du royaume des lys. La protection des pèlerins français et des religieux catholiques officiant à Bethléem et Jérusalem, puis des ordres jésuites et capucins, fut affirmée. Ces nouvelles normes permirent à Louis XIV de s’autoproclamer « protecteur de la religion en Orient », mais plus important encore, de nouer avec les communautés chrétiennes d’Orient des contacts privilégiés, et de constituer à travers elles un réseau d’influence.

Louis XV reçoit l’ambassadeur ottoman Mehemet Effendi le 21 mars 1721 aux Tuilleries – Collection MAS Estampes anciennes, Paris

L’augmentation du nombre de clauses s’explique également par la concurrence féroce que représentaient les marchands anglais et hollandais au Levant. Si les Français avaient acquis une place prépondérante sur ce marché au XVIᵉ siècle, l’Angleterre et les Pays-Bas obtinrent rapidement des Capitulations du même type. Qui plus est, la taxation des négociants de ces nations devint inférieure à celle des Français, 3% contre 5%. La reconquête de la primauté française parmi les Européens devant la Porte devint une priorité pour les rois Bourbons et fut finalement atteinte sous Louis XIV, et confirmée sous Louis XV. Les Capitulations concédées à ce dernier en 1740, au lendemain de son arbitrage pro-ottoman de la paix de Belgrade, furent les plus avantageuses jamais obtenues mais surtout perpétuelles. Ainsi, ce texte fut appliqué sans besoin de renouvellement, jusqu’en 1914. L’enjeu commercial de l’alliance est une des explications de sa longévité.

Constitution d’un réseau diplomatique original

Si cette situation traduisait un rapport de force favorable à la France sur les autres puissances, elle n’aurait pu exister sans une présence diplomatique française dans l’Orient turc. Dès le règne de Henri II, les consuls de France s’établirent dans les échelles du Levant, les ports où les navires français étaient autorisés à commercer. Ces consuls, devant garantir avec les officiers ottomans le bon respect des Capitulations, pouvaient obtenir des commandements du Sultan, des ordres augmentant ou précisant davantage les dispositions des concessions.

Ambassadeurs, consuls et marchands étaient secondés par un personnel original, les drogmans. Ces traducteurs étaient indispensables dans l’Empire ottoman, le sultan et sa chancellerie se refusant à l’emploi d’autres langues que le turc, l’arabe, et le persan. Recrutés aussi bien par le pouvoir ottoman que par les représentations européennes dans l’Empire, les drogmans étaient initialement des sujets musulmans convertis de la Porte. Cette allégeance, favorisant le sultan dans ses relations avec les Européens, poussa Colbert, ministre de Louis XIV, à fonder l’École des jeunes de langue en 1669, formant ses propres drogmans français, à la demande des commerçants marseillais. Réformée en 1721, accordant la gratuité des cours aux sujets du roi de France, l’École offrait une formation à cheval entre Paris et Constantinople en langues occidentales et orientales.

L’activité des drogmans ne se limitait cependant pas à la traduction. Par leur monopole de la maitrise des langues, leur concours était nécessaire à toute négociation entre sujets ottomans et sujets français. De ce fait, ils devinrent des interlocuteurs privilégiés avec les personnalités locales et l’administration, bien utiles pour défendre les intérêts de leurs compatriotes. Le drogman pouvait également mener des missions extraordinaires pour le compte du sultan, y compris accompagner ses armées en cas de guerre en Europe. Enfin, ce personnel fut décisif dans la création de la science « orientaliste ». Les jeunes de langues furent notamment mis à contribution dans la traduction d’ouvrages savants turcs, arabes et persans en français. De leur côté, les drogmans furent les auteurs de nombreuses études et œuvres sur leur pays de résidence. Véritables traits d’union entre Occident et Orient, les drogmans furent, comme l’écrivait Lamartine, « l’Orient lui-même personnifié dans les Européens qui se font des deux pays pour mieux servir leur nation ».

Le déploiement de ce personnel diplomatique avait entre autres pour finalité de maintenir la primauté de la relation franco-ottomane sur les autres.

Multiplication des critiques

Dès le XVIᵉ siècle, Soliman le Magnifique donna un traitement de faveur au roi de France. Il fut ainsi désigné comme « Empereur de France, gloire des princes de la religion de Jésus »iv, titre exclusif pour un prince étranger. Même l’empereur du Saint-Empire n’était désigné que comme « roi de Vienne ». Ce traitement de faveur n’était pas isolé. L’ambassadeur de France à Constantinople put notamment accompagner et conseiller en personne Soliman lors d’une campagne contre la Perse, un privilège exceptionnel. Le représentant de la France qui plus était reçu par le Grand Vizir ottoman à égal dignité, privilège désigné comme l’honneur du sofa. Lorsque cette exclusivité fut retirée à l’ambassadeur Nointel sous Louis XIV, l’incident provoqua une crise diplomatique, et fut finalement réinstauré.

À partir du XVIIᵉ siècle, la préséance française s’appuyait sur un véritable récit historique, basé sur l’antériorité de la relation franco-ottomane sur les autres, quitte à parfois tordre les faits. Ainsi les ambassadeurs pouvaient affirmer l’antériorité des Capitulations de 1536 sur celles établies par les autres puissances chrétiennes. Il n’en était cependant rien. Des traités de capitulations avaient été signés dès le XIVᵉ siècle avec des républiques italiennes, tandis que les premières capitulations franco-ottomanes n’entrèrent en vigueur qu’en 1569. Ce discours fit pourtant recette, et la dernière Capitulation franco-ottomane évoque « une amitié plus confiante et plus sincère qu’avec tous les autres rois » et la « préséance »v des ambassadeurs français sur les autres. Ces insistances ne peuvent se résumer en une question d’orgueil de monarque, mais étaient révélatrices du rapport de force entre nations européennes au sein de l’Empire, et avec lui.

Cette volonté affichée de préséance française sur les nations chrétiennes contrastait avec de nombreuses critiques de l’alliance par les officiers royaux. Rien que sous Henri IV, trois projets de conquête de l’Empire ottoman par la France furent établis, le plus complet étant l’œuvre de Sully, principal conseiller du Bon Roi Henri. Sous Louis XIV, Gravier d’Ortières, menant une mission d’espionnage et d’exploration des Dardanelles et Constantinople, rendit un projet détaillé de conquête de l’Empire, ce dernier découlant manifestement des fantasmes personnels de l’officier français plutôt que d’une réelle ambition du souverain.

La question des rapports franco-ottomans fut également soulevée par l’opinion publique naissante au XVIIIᵉ siècle, à la faveur de la défaite turque en Crimée. De véritables controverses éditoriales suivirent cet évènement, opposant les partisans du maintien de l’alliance ottomane, et les interventionnistes, prônant un partage de l’Empire. La description de l’Empire ottoman, notamment forgée par Montesquieu, en un pouvoir anarchique et despotique, favorisa sa critique dans le contexte des Lumières. Le philhellénisme naissant avait également ses adeptes en France. Malgré des succès éditoriaux anti-ottomans incontestables précédant de la Révolution, la Iᵉʳᵉ République, à travers son Comité de salut public, offrait, selon ses déclarations, « avec son alliance la plus heureuse des occasions de relever l’éclat de l’Empire ottoman et d’assurer le succès de ses armes contre des ennemis perfides qui ne cessaient de le menacer. » et reconnaissait « l’amitié fondée sur une habitude de plusieurs siècles, sur les intérêts naturels et immuables des deux nations ».vi

En fin de compte, les multiples critiques ne scellèrent pas le sort de l’alliance ancestrale, contrairement aux bouleversements apportés par les guerres révolutionnaires, ainsi que les vicissitudes de la puissance ottomane à l‘heure de l’épineuse Question d’Orient.

Cette coopération de longue durée, unique et originale dans son histoire, permit à la France d’affermir sa place au sein du concert des nations et sa présence dans le monde. Elle créa de même un environnement propice aux échanges commerciaux et scientifiques, tout comme à la fondation d’institutions et de pratiques diplomatiques dont l’héritage est toujours prégnant. Son étude et son analyse, à l’heure de l’affirmation de la multipolarité, et de débats sur le rôle de la France à l’international, pourraient nourrir et inspirer la réflexion stratégique française au XXIème siècle.

Notes :

1 Déclaration du comité de salut public en Nivose an II, cité par Jean-François Figeac dans La France et l’Orient, de Louis XV à Emmanuel Macron (Paris, 2002).

2 Expression de Jean-François Figeac (ibid).

3 Mohammed Arkoun (dir), Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen Age à nos jours, Paris, 2006.

4 tiré des Capitulations ou Traités anciens et nouveaux, entre la cour de France et la Porte ottomane, renouvelés & augmentés l’an de J.C. 1740, & de l’Égire 1153 .

5 cité par Jean François Solnon dans L’Empire Ottoman et l’Europe: XIVe-XXe siècle

6 Voir Mohammed Arkoun (ibid).

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