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18.05.2024 à 19:50

En Autriche, le Parti communiste défie le virage à droite

Jacobin Magazine

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En cette année électorale chargée en Autriche, l'extrême-droite est donnée gagnante. Mais les communistes du KPÖ, qui dirigent déjà la deuxième ville du pays, sont également en pleine progression.
Texte intégral (3713 mots)

Alors que les Autrichiens éliront plusieurs maires, leurs députés et leurs eurodéputés cette années, les sondages pronostiquent une forte poussée de l’extrême-droite (FPÖ), avec laquelle la droite traditionnelle a l’habitude de former des coalitions. Dans ce paysage politique bien sombre, les communistes du KPÖ font figure d’exception. Après avoir conquis Graz, la deuxième ville du pays, ils espèrent obtenir la mairie de Salzbourg et envoyer des députés au Parlement. Leur programme redistributif et pacifiste séduit en effet de plus en plus d’Autrichiens, en particulier d’anciens abstentionnistes. Article originellement publié par Jacobin, traduit par Lava.

Il y a à peine cinq ans, le Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ), appartenant à l’extrême droite, s’embourbait dans une crise dont on ne voyait pas la fin. Les choses ont commencé à mal tourner pour eux en mai 2019, lorsque la presse a obtenu des images de caméras cachées montrant le président du FPÖ et vice-chancelier fédéral Heinz-Christian Strache apparemment ivres et sous l’emprise de la cocaïne lors de vacances à Ibiza. On le voyait promettre des faveurs politiques à une héritière russe (en réalité une actrice impliquée dans un coup monté) si elle achetait le plus grand tabloïd d’Autriche et le transformait en porte-parole de son parti.

Le retour triomphal de l’extrême-droite

Dans les vingt-quatre heures qui ont suivi sa diffusion, la vidéo a entraîné la chute du gouvernement fédéral, une coalition entre le FPÖ et le Parti populaire autrichien (ÖVP) de centre-droit, et a contraint M. Strache à démissionner de toutes ses fonctions politiques. Le FPÖ était privé de son étoile et se révélait au moins aussi corrompu que l’« establishment » qu’il aime à critiquer. L’automne de cette année-là, il a perdu près de 10 points de pourcentage lors d’une élection nationale anticipée. Dans les mois qui ont suivi, le parti d’extrême droite a essuyé de nouvelles défaites électorales au niveau des Länder et a sombré dans des luttes intestines.

Une pandémie et une vague d’inflation massive plus tard, la crise auto-infligée par le FPÖ semble être de l’histoire ancienne. En 2024, se tiendront des élections à Salzbourg (155 000 habitants) et Innsbruck (130 000 habitants), respectivement quatrième et cinquième villes d’Autriche, tout comme dans les Länder de Styrie (1,25 million d’habitants) et de Vorarlberg (400 000 habitants). À cela s’ajoutent deux élections nationales : en juin pour le Parlement de l’Union européenne (UE) et probablement en septembre pour le Parlement national autrichien. Alors que l’Autriche s’apprête à vivre une grande année électorale, les perspectives du FPÖ ne pourraient être meilleures, au niveau national en particulier.

Alors que l’Autriche s’apprête à vivre une grande année électorale, les perspectives du FPÖ ne pourraient être meilleures, au niveau national en particulier.

Depuis des mois, Herbert Kickl, président du FPÖ, est en tête de tous les sondages. La seule variable est l’ampleur de sa victoire. Bien que celui-ci n’ait pas le charisme d’un Strache ou d’un Jörg Haider, le pionnier de la nouvelle droite qui a transformé le FPÖ d’un parti « national libéral » en un parti ethnonationaliste dans les années 1980, le parti mené par Kickl tourne actuellement autour de 30 % au niveau national. En revanche, l’ÖVP et le parti social-démocrate autrichien (SPÖ) de centre-gauche peinent à dépasser les 20 %, tandis que les Verts de gauche et le parti libertaire NEOS se situent à environ 10 %.

Bien que l’élection d’Andreas Babler, figure agitatrice de la gauche, à la présidence du SPÖ ait fait naître l’espoir d’une remontée du parti dans les sondages, cela n’a pas été le cas jusqu’à présent. Son élan a été freiné, du moins en partie, par des éléments hostiles au sein de son parti. Entre-temps, les Verts ont perdu une grande partie de leur crédibilité depuis qu’ils ont remplacé le FPÖ en tant que partenaires juniors dans le gouvernement de coalition autrichien dirigé par l’ÖVP, et qu’ils sont ainsi devenus les exécutants de son programme de droite.

S’il existe une lueur d’espoir pour la gauche dans la République alpine, elle se trouve dans le Parti communiste autrichien (KPÖ), qui connaît une recrudescence après des décennies de marginalité. En Styrie, les communistes sont prêts à faire une percée. Après l’élection en 2021 d’Elke Kahr en tant que maire de Graz (300 000 habitants), la capitale de la Styrie et deuxième ville d’Autriche, son camarade Kay-Michael Dankl semble avoir une chance de devenir maire de Salzbourg. Cet automne, le KPÖ pourrait même franchir le seuil des 4 % requis pour entrer au Parlement autrichien.

L’inexorable progression des communistes

En 2024, le KPÖ devrait bénéficier de l’organisation d’élections dans les Länder où il a déjà connu le succès ces dernières années. Le premier d’entre eux est la Styrie, où le parti est représenté au Landtag (Parlement du Land) depuis 2005. Selon un récent sondage, les communistes de Styrie atteindraient 14 % des voix, soit plus du double de leurs résultats aux élections régionales de 2019. Bien qu’il faille prendre les sondages avec des pincettes, on peut supposer que le parti réalisera des gains significatifs dans son bastion traditionnel.

Jusqu’à présent, la maire de Graz, Elke Kahr, n’a pas déçu. Elle a d’ailleurs été élue meilleure maire du monde en 2023 grâce à son « dévouement désintéressé pour sa ville et ses habitants ». Depuis, les tentatives des opposants politiques à Graz d’attaquer le KPÖ en ciblant les positions du parti en matière de politique étrangère n’ont eu que peu d’effet. Ni le refus des communistes de « déclarer leur soutien » aux sanctions de l’UE contre la Russie lorsque le parti résolument atlantiste NEOS les a mis au défi de le faire, ni le fait qu’ils aient été le seul parti à voter contre le déploiement du drapeau israélien à l’hôtel de ville après le 7 octobre 2023, n’ont nui à leur soutien. Werner Murgg, membre KPÖ du Parlement en Styrie, a à lui seul apporté au parti un flot continu de presse négative pour ses voyages au Donbass en 2019 et en Biélorussie en 2021, mais il ne se présentera pas à nouveau aux élections de 2024.

Dans ses bastions de Styrie et de Salzbourg, le KPÖ s’est révélé être un antidote efficace contre la désaffection politique. L’analyse des tendances de vote lors de l’élection du maire de Graz en 2021 révèle que les communistes ont pris des voix à tous les partis, mais surtout réussi à convaincre d’anciens abstentionnistes. Les analyses des élections régionales d’avril 2023 à Salzbourg, qui ont vu l’historien et guide de musée Kay-Michael Dankl, âgé de 34 ans, mener le KPÖ à un score sans précédent de 11,7 %, révèlent une situation similaire. Depuis cette élection, Dankl n’a fait que gagner en popularité. Selon un sondage réalisé en décembre, il jouit de loin du taux d’approbation le plus élevé de tous les hommes politiques siégeant au Landtag de Salzbourg. Michael Dankl est aujourd’hui candidat à la mairie de Salzbourg et a de bonnes chances de remporter les élections du 10 mars. Comme lors des élections régionales de l’année dernière, sa campagne est largement axée sur le logement, un sujet brûlant dans la deuxième ville la plus chère d’Autriche en termes de loyers.

Dans ses bastions de Styrie et de Salzbourg, le KPÖ s’est révélé être un antidote efficace contre la désaffection politique. L’analyse des tendances de vote lors de l’élection du maire de Graz en 2021 révèle que les communistes ont pris des voix à tous les partis, mais surtout réussi à convaincre d’anciens abstentionnistes.

Fidèles à une tradition instaurée il y a plusieurs décennies par le KPÖ de Styrie, les membres nouvellement élus du Landtag de Salzbourg ont décidé de plafonner leur salaire à 2 400 euros par mois, ce qui correspond à peu près au salaire moyen d’un ouvrier, et de donner le reste aux personnes dans le besoin. Les communistes de Salzbourg ont ainsi collecté un total de 45 626,60 d’euros pour les électeurs au cours de la seule année 2023, qui s’ajoutent aux 3,2 millions d’euros collectés par l’organisation du parti en Styrie depuis 1998. Partout où il a été élu, le parti à pu établir sa crédibilité grâce à cette pratique, ce qui l’a aidé à accéder à la tête de la mairie de Graz et en a fait un concurrent sérieux à Salzbourg.

Avec Pia Tomedi, une assistante sociale de 35 ans, le KPÖ cherche également à s’implanter à Innsbruck, la capitale du Land du Tyrol. Au Tyrol, le parti en est encore aux premiers stades de sa construction et recueille actuellement des signatures en vue de figurer sur le bulletin de vote des élections municipales d’Innsbruck en avril. Mais il n’est pas improbable que la recette de Graz et de Salzbourg y fonctionne également. Innsbruck a les loyers les plus chers de toutes les villes d’Autriche, et dans le Tyrol, le SPÖ est traditionnellement faible. Comme Kahr et Dankl, Tomedi met l’accent sur la question du logement. Si elle est élue au conseil municipal d’Innsbruck, cela pourrait conduire à des gains pour le KPÖ dans d’autres régions du Tyrol : en Styrie et dans le Land de Salzbourg, les succès des communistes ont commencé lorsqu’ils ont obtenu des sièges dans les conseils municipaux de leurs capitales respectives.

Entre la droite et l’extrême-droite, une collaboration de longue date

À l’approche de l’automne, ces élections pourraient donner au KPÖ l’élan nécessaire pour faire une entrée spectaculaire au Parlement autrichien, où il a siégé pour la dernière fois en 1959. Malheureusement, ce n’est pas suffisant pour que la gauche jubile, car dans tout le pays, le succès potentiel du KPÖ est plus qu’éclipsé par les pronostics à la hausse concernant le FPÖ.

Il est fort probable que le FPÖ soit l’un des partis composant le prochain gouvernement autrichien, très vraisemblablement avec le soutien de l’ÖVP. Bien que tous les membres de l’ÖVP, depuis le président et chancelier autrichien Karl Nehammer, aient affirmé qu’une coalition avec un FPÖ dirigé par Herbert Kickl était hors de question, cette vague promesse ne doit pas être prise au sérieux, sans compter que le FPÖ est un parti d’extrême droite, qu’il soit ou non dirigé par Kickl. Beaucoup soupçonnent l’ÖVP d’être prêt à céder la chancellerie au FPÖ dans le cadre d’un accord de coalition.

Contrairement à l’Allemagne, la collaboration avec les extrémistes de droite n’est plus taboue depuis longtemps en Autriche. Outre l’ÖVP et le SPÖ, le « Drittes Lager » (troisième camp) est un élément essentiel de l’ordre d’après-guerre dans le pays. En 1949 est fondé le prédécesseur du FPÖ, la Fédération des indépendants (VdU). D’orientation ostensiblement libertaire, il a ouvert ses portes aux pangermanistes et aux anciens nazis qui avaient été mis à l’index par deux grands partis, les réintégrant dans la politique nationale. À partir des années 1980, Jörg Haider a transformé le FPÖ en prototype de ce que la plupart des médias appellent aujourd’hui un parti « populiste de droite ». Vingt ans avant la création de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), le FPÖ avait déjà obtenu jusqu’à 22 % des voix lors d’une élection nationale.

D’orientation ostensiblement libertaire, le parti d’extrême droite a ouvert ses portes aux pangermanistes et aux ex-nazis qui avaient été mis à l’index par deux grands partis, les réintégrant dans la politique nationale.

Pendant des années, les hommes politiques autrichiens ont traité avec le FPÖ exactement de la même manière que ce qui est fait aujourd’hui en Allemagne : les conservateurs et les sociaux-démocrates ont pris leurs distances avec les extrémistes de droite et pendant les campagnes, ils promettaient de ne pas former de coalition avec eux. Puis, l’année 1999 a connu un revirement spectaculaire : le président de l’ÖVP, Wolfgang Schüssel, a annoncé la formation d’un gouvernement national de coalition avec le FPÖ. Le cordon sanitaire contre l’extrême droite, auquel tant d’Allemands continuent de s’accrocher aujourd’hui, a été coupé en Autriche dans les années 1990.

Sous l’ex-chancelier autrichien disgracié Sebastian Kurz (ÖVP), une sorte d’Emmanuel Macron autrichien dont la rhétorique se distinguait à peine de celle du FPÖ, l’alliance entre le centre-droit et l’extrême droite s’est pleinement consolidée. Depuis sa coalition avec le FPÖ au niveau national entre 2017 et 2019, de telles coalitions sont devenues la nouvelle norme au niveau des Länder. Dans le Land de Salzbourg et en Basse-Autriche, l’ÖVP gouverne avec le FPÖ depuis 2023, après la remontée électorale massive de ce dernier. En Haute-Autriche, le lieu de naissance d’Adolf Hitler et de Jörg Haider, une coalition droite/extrême droite harmonieuse existe depuis 2015.

Si l’ÖVP n’a aucun scrupule à gouverner avec le FPÖ même en Basse-Autriche, le Land où l’organisation du FPÖ est peut-être la plus à droite, pourquoi hésiterait-il à le faire au niveau national ? Lors des élections régionales de 2018 en Basse-Autriche, le FPÖ a attaqué la présidente de l’ÖVP en Basse-Autriche, Johanna Mikl-Leitner, en la qualifiant de « Moslem Mama Mikl », et Udo Landbauer, du FPÖ de Basse-Autriche, a été dénoncé comme appartenant à une fraternité nationaliste allemande de duellistes dont le chansonnier comprenait des chants sur la reprise de l’Holocauste. Aujourd’hui, Udo Landbauer est vice-gouverneur de Basse-Autriche, sous la direction de Johanna Mikl-Leitner.

Depuis le virage à droite opéré par Sebastian Kurz, l’ÖVP est idéologiquement beaucoup plus proche du FPÖ que des Verts ou du SPÖ. Dans l’actuel gouvernement national avec les Verts, les conservateurs ont été contraints d’aborder des questions qu’ils auraient personnellement préféré ignorer, comme la demande de longue date des Verts d’une nouvelle loi globale sur le climat. Avec le FPÖ, en revanche, ils seraient en mesure de parvenir rapidement à des accords sur des points essentiels : moins de législation sur le climat, des lois sur l’immigration encore plus racistes et un État plus « lean ».

Dans son dernier programme économique, rédigé en 2017, le FPÖ demandait des allègements fiscaux pour les riches et les entreprises, ainsi que des réductions des dépenses sociales. Si ces politiques semblent tout aussi bien pouvoir provenir de l’ÖVP, il ne faut pas s’en étonner : ces deux partis servent avant tout les intérêts de la classe dirigeante.

Malgré les idées reçues, le FPÖ n’a jamais sérieusement compromis sa popularité en participant à des gouvernements. Pas une seule fois les actions du parti lorsqu’il était au pouvoir n’ont conduit les Autrichiens à être « désenchantés » par lui ou soudainement indignés par son extrémisme de droite. De même, les autres partis n’ont pas encore trouvé de recette efficace pour arrêter le FPÖ. Au contraire, ses crises ont toujours été auto-infligées, causées par la corruption ou des conflits internes. À chaque fois, le parti a réussi à rebondir tôt ou tard. Aujourd’hui, cinq ans après le plus grand scandale de corruption de son histoire, le FPÖ est plus fort que jamais.

Un pays de droite ?

Au lieu de contrer le FPÖ avec des récits alternatifs et des positions politiques de principe, les autres grands partis autrichiens ont progressivement adopté ses positions comme les leurs, la même stratégie infructueuse que celle poursuivie actuellement par Emmanuel Macron contre le Rassemblement national en France et par Friedrich Merz contre l’AfD en Allemagne. En particulier sur la question de l’asile politique et de l’immigration, les anciennes demandes du FPÖ sont aujourd’hui devenues la norme. Le principal bénéficiaire de cette évolution a été le FPÖ.

Le SPÖ et l’ÖVP ont longtemps évité de développer leurs propres positions sur ces questions, partant du principe que l’Autriche disposait simplement d’une « majorité de droite » insurmontable. Selon cette idée reçue, les Autrichiens sont tout simplement culturellement de droite et ne peuvent pas être convaincus par des questions de gauche.

Au lieu de contrer le FPÖ d’extrême droite par des discours alternatifs et des positions politiques de principe, les autres grands partis autrichiens ont progressivement adopté ses positions.

Il est vrai que, additionnés, les partis de droite en Autriche jouissent d’une majorité depuis des décennies de façon presque ininterrompue. Pourtant, pour le SPÖ en particulier, supposer qu’il s’agissait d’une réalité immuable a été une grave erreur. Personne ne naît de droite ou fasciste, même en Autriche. Il s’agit plutôt de construire des majorités. Si quelqu’un devrait le savoir, c’est bien la gauche. À maintes reprises, elle a répété comme un mantra que les gens peuvent être touchés par des propositions politiques crédibles qui améliorent de manière tangible leur quotidien.

Depuis qu’il a pris la présidence du SPÖ il y a six mois, Andreas Babler a essayé d’en faire le credo de son parti. Il y est brièvement parvenu lors de sa campagne pour la présidence du parti : un affrontement entre lui et Hans Peter Doskozil, plus à droite, sur l’orientation future de la démocratie sociale. Pendant des semaines, les médias autrichiens se sont concentrés non pas sur les questions centrales du FPÖ, l’asile politique et l’immigration, mais sur des propositions concernant la réduction de la semaine de travail, l’impôt sur la fortune et l’égalité de rémunération pour les femmes.

Pourtant, depuis son élection, Babler se retrouve dans la position difficile de devoir rassembler derrière lui à la fois ses partisans et ses opposants. Au sein de la gauche, on redoute que son projet soit mis à mal par les structures conservatrices et les collègues de droite au sein de son propre parti, comme cela s’est produit pour Jeremy Corbyn au sein du parti travailliste britannique.

Dans le Süddeutsche Zeitung, un journal allemand de centre-gauche, Babler a expliqué sa récente attitude plus réservée en public comme suit : « Dans une situation difficile, nous avons vu que nous devions d’abord diriger notre énergie vers l’intérieur pour unifier le parti. » Une fois cette étape franchie, le parti travaillera sur une « large palette de questions » à présenter à l’extérieur. Babler doit effectuer ce tournant de toute urgence.

La plupart des sondages nationaux placent Babler en deuxième position. Pour battre Kickl, il devra réveiller l’esprit des primaires du SPÖ. Il doit s’en tenir fermement à ses exigences, même s’il s’attire les critiques de ses adversaires au sein des organisations du SPÖ dans les Länder. Il doit montrer qu’il maîtrise son parti et qu’il ne cédera pas face au tapage de Doskozil et de ses semblables.

Une performance respectable du SPÖ et une reprise régionale du KPÖ de l’ampleur actuellement prévue ne suffiront pas à empêcher le scénario le plus pessimiste d’une chancellerie du FPÖ cette année. Pourtant, les développements en Styrie et à Salzbourg alimentent l’espoir de jours meilleurs. Après tout, ces « îlots de résistance » de gauche, comme les a qualifiés la maire de Graz, Elke Kahr, prouvent qu’il est possible de mener une politique au-delà de l’insensibilité économique et de l’agitation raciste.

17.05.2024 à 13:34

L’État, plus gros créateur de contrats précaires du pays

Louis Arena

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Alors que les services publics se délitent et que les contrats précaires se généralisent parmi les agents de l'État, le gouvernement veut maintenant supprimer l'emploi à vie des fonctionnaires. Une réforme qui mettrait à bas plusieurs principes fondateurs de la fonction publique.
Texte intégral (2117 mots)

Le 9 avril dernier, le ministre de la Fonction Publique Stanislas Guerini a annoncé vouloir « lever le tabou du licenciement » en s’attaquant à « l’emploi à vie » des fonctionnaires. Plus récemment, il a surenchéri en déclarant vouloir « flexibiliser » le service public en supprimant les catégories A, B et C. Des sorties chocs qui ciblent un mythe : celui de l’agent public surprotégé, un nanti parmi les travailleurs. Si la sortie du ministre fait évidemment réagir les syndicats et la gauche qui craignent la disparition d’un pilier de la fonction publique, la logique libérale du management et du recrutement des agents dissuade les travailleurs de vouloir s’engager pour le bien public. Alors que l’exécutif veut s’attaquer à la sécurité de l’emploi, les agents s’inquiètent de voir l’un de leurs derniers avantages s’évaporer.

De corporations au service de l’ancien régime à des situations très changeantes depuis la Révolution, le statut du fonctionnaire est le résultat de multiples transformations et adaptations qui aboutissent, sous l’influence du Parti communiste et de la CGT en 1946 à une loi (n° 46-2 294 du 19 octobre 1946) posant les bases d’une réglementation socialement avantageuse pour les fonctionnaires. Le fonctionnaire est alors investi d’une mission d’intérêt général. Il a des droits et des devoirs et son recrutement est effectué par concours, sur ses capacités, indépendamment de toute discrimination de genre ou d’appartenance communautaire. En échange d’une garantie de l’emploi et d’une organisation encadrée de l’évolution de sa carrière, l’agent a une pluralité de devoirs dont celle de probité et d’impartialité, de neutralité et de respect du principe de laïcité. 

En 1945, le conseil d’État crée par ordonnance (n° 45-2283 du 9 octobre 1945) une réforme qui cristallise les spécificités d’une haute fonction publique qui doit être à la manœuvre des grands travaux du pays et entretenir des liens étroits avec la classe dirigeante. Celle-ci donne lieu à la naissance des instituts d’études politiques (IEP, plus connus sous le nom de Sciences Po) et une école nationale d’administration (ENA) destinée à former des agents pour les hautes fonctions : au Conseil d’État, à la Cour des comptes, aux préfectures et à la diplomatie.

La fonction publique est au final le reflet de la société : c’est une question de classes, les hauts fonctionnaires dirigent, les fonctionnaires exécutent. Qu’importe l’efficacité d’un haut fonctionnaire à un poste donné, il y fera sa mission de quelques années puis sera affecté à la direction d’une autre administration, différente, pour laquelle il n’aura pas forcément d’appétence. En réalité, les seuls vrais spécialistes, ceux qui connaissent leur domaine tout en ayant une compréhension des enjeux couvrant leurs attributions, sont les fonctionnaires qui y font de longues carrières. En règle générale, il s’agit des exécutants. Ils sont les garants d’une continuité cohérente du service public.

L’emploi à vie, dernier avantage du fonctionnaire

La notion d‘emploi à vie est très discutable. En réalité, il est tout à fait possible de révoquer le contrat d’un agent. Le licenciement pour insuffisance ou le licenciement pour faute sont les mêmes dans le public que dans le secteur privé. En revanche, ce sont des procédures lourdes administrativement et qui prennent du temps, d’où le peu d’agents licenciés par rapport au privé. De plus, le statut du fonctionnaire, à l’image de celui du travailleur en CDI, fournit une stabilité de l’emploi pour le personnel ainsi qu’une garantie d’indépendance face à la corruption, aux passe-droits et à toutes situations de favoritisme qui pouvait exister au cours des siècles passés. Ainsi, la sécurité de l’emploi s’intègre pleinement dans les valeurs de la fonction publique : « continuité, engagement, intégrité, légalité, loyauté, neutralité, respect ». Avec cette annonce, le ministre s’attaque donc à un pilier central de la fonction publique en place depuis près de 80 ans.

On imagine aisément que l’objectif dissimulé d’une telle réforme est de faciliter la réduction du nombre de fonctionnaires, constamment décrit comme excessif depuis plusieurs décennies. Avec 1 travailleur sur 5 œuvrant pour le service public, ou 88 fonctionnaires pour 1.000 habitants, la masse salariale est certes imposante. Mais si le nombre d’agents a tendance à augmenter, ce chiffre brut est à mettre en relation avec la part toujours grandissante d’emplois de vacataires, de contractuels et d’emplois aidés. Les décisions politiques des dernières décennies ont en effet pris le tournant de la réduction des coûts de cette masse salariale. Aujourd’hui, dans les trois fonctions publiques, plus d’un agent sur cinq est un contractuel et ne dispose donc pas du statut (21 % dans la fonction publique d’État, 22% dans la fonction publique territoriale 22 % et 23 % dans la fonction publique hospitalière 23 %).

Le statut du fonctionnaire fournit une stabilité de l’emploi pour le personnel ainsi qu’une garantie d’indépendance face à la corruption, aux passe-droits et à toutes situations de favoritisme.

Outre une plus grande flexibilité, engager des contractuels permet d’employer des travailleurs à plus faible rémunération. Le salaire de la grande majorité des fonctionnaires n’est pourtant pas mirobolant, notamment en raison du gel du point d’indice (indicateur de référence pour déterminer les salaires de la fonction publique), dont les dernières augmentations n’ont pas permis de compenser l’inflation. Le salaire net médian de l’ensemble des agents de toutes les fonctions publiques était en 2021 de 2176 euros quand celui des seuls agents contractuels (catégorie A, B et C) était de 1705 euros. Si l’on sépare catégorie par catégorie, le salaire médian des agents de catégorie C, donc la catégorie la plus basse, est de 1893 euros.

L’économie faite se trouve dans l‘emploi croissant de personnels pour de courtes durées, à des salaires proches du SMIC, car ils n’ont pas la possibilité de mener une carrière qui leur permettrait de faire valoir leur ancienneté au sein de quelconque  administration. Ce cas de figure se retrouve particulièrement au niveau des communes et communautés de communes, où l’emploi des contrats aidés (payés au salaire minimum) a fortement augmenté. Le nombre de bénéficiaires de ces contrats aidés a ainsi progressé de 19,9 % sur la seule année 2021, jusqu’à représenter 1 agent sur 10. Sur les 1,2 million de contractuels, plus de la moitié est en CDD ou contrat aidé. A titre de comparaison, le groupe Carrefour, l’un des géants du privé en termes de nombre d’employés, compte 320.000 travailleurs. L’État est donc bien le plus gros employeur du pays.

Un manque d’attractivité flagrant

Pourtant, le service public est de moins en moins attractif. Suite au non-remplacement de nombreux fonctionnaires partis à la retraite, la fonction publique vieillit aujourd’hui à la même vitesse que la population du pays, ce qui génère une augmentation de l’absentéisme dû à des arrêts maladie dont une augmentation continue des troubles musculo-squelettiques, particulièrement au sein des fonctions publiques hospitalière et territoriale, depuis 2014. La part des agents de plus de 50 ans ne cesse d’augmenter depuis les années 90.

En parallèle, les concours d’entrée dans dans la fonction n’attirent plus. En 20 ans, le nombre de candidats pour la fonction publique d’État a été divisé par 2,5 entre 1997 et 2017, soit de 640.000 candidats à 270.000. La baisse de la rémunération est particulièrement marquée. En euros constants, entre 2009 et 2019, la rémunération moyenne des agents a baissé de 0,9 % alors que sur la même période, pendant que celle du privé augmentait de 13,1 %. Pour exemple, un jeune enseignant gagnait 2,3 fois le SMIC en 1980, et ne gagne que 1,2 fois le SMIC en 2021. La revalorisation salariale de la rentrée 2023 est donc bien en deçà de la perte subie au cours des 40 dernières années.

La valeur morale du travail, donc l’engagement que celui-ci suscite auprès des agents, perd son sens alors que les réformes et les différents plans des gouvernements successifs n’ont eu de cesse de réduire les effectifs des services tout en demandant que la même quantité de travail soit réalisée. Cela touche tous les services de toutes les fonctions, au point que si un agent est en arrêt ou en congé, un service peut se retrouver entièrement bloqué le temps de l’absence. Pour exemple, la délivrance d’une attestation employeur à l’issue du CDD d’un vacataire peut alors prendre 3 mois alors que le code du travail exige de la délivrer le dernier jour de l’embauche. De même, l’avancement d’un dossier d’indemnisation pour un contribuable peut se voir retardé, voire dépasser les délais de traitement. Une tendance qui impacte également l’hôpital public dans son ensemble, comme l’a montré de manière flagrante la crise du Covid.

De l’agressivité de la classe dirigeante

Le gouvernement se comporte comme un État-entreprise, qui n’a de cesse de tirer sur le fil de la masse salariale sans tenir compte des besoins en ressources humaines compétentes. Si la « flexibilité » du travail touche jusqu’au moteur du service public lui-même, alors la perte de sens est une conséquence préjudiciable pour le bien commun. Comme l’a révélé le collectif Nos Services Publics lors d’une grande enquête après la crise sanitaire, la perte de sens prend sa source dans le manque de moyens à disposition des agents et dans les changements réguliers et souvent peu pertinents des consignes reçues.

En prônant la « flexibilité » et la fin de « l’emploi à vie » pour que la fonction publique attire de nouveau et se dynamise, Stanislas Guerini ne réussira qu’à aggraver le mal qu’il prétend combattre.

Pourtant, c’est bien le sens du service qui est au cœur d’une administration compétente. A force de ne pas remplacer des fonctionnaires par d’autres titulaires, de laisser travailler des « petites mains » précaires à faible rémunération, les compétences disparaissent petit à petit. La population française le ressent pleinement : les services publics sombrent, les dossiers se perdent et prennent toujours plus de temps à être traités, les agents sont dépassés.

Ainsi, en prônant la « flexibilité » et la fin de « l’emploi à vie » pour que la fonction publique attire de nouveau et se dynamise, Stanislas Guerini ne réussira qu’à aggraver le mal qu’il prétend combattre. A l’inverse de cette logique libérale, le renforcement du service public – et de son efficacité – souhaité par les Français nécessite au contraire des recrutements importants de personnels formés, engagés sur le long terme et motivés à œuvrer au service de la population. Autant de pistes que l’État-entreprise évite d’explorer afin de mener la fonction publique sur le chemin du délitement toujours croissant.

16.05.2024 à 15:37

« Technopolitique » d’Asma Mhalla : la démocratie du « nous contre eux »

Irénée Régnauld

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Du pamphlet à l’enquête issue de travaux académiques en passant par l’essai, des dizaines d’ouvrages mêlant technologie et politique sont publiés chaque année. C’est un domaine aussi foisonnant que médiatiquement sélectif car peu, parmi ces titres, sont affichés sur les chaînes grand public. Le livre d’Asma Mhalla, docteure en études politiques et experte au sein […]
Texte intégral (3317 mots)

Du pamphlet à l’enquête issue de travaux académiques en passant par l’essai, des dizaines d’ouvrages mêlant technologie et politique sont publiés chaque année. C’est un domaine aussi foisonnant que médiatiquement sélectif car peu, parmi ces titres, sont affichés sur les chaînes grand public. Le livre d’Asma Mhalla, docteure en études politiques et experte au sein du think tank libéral Institut Montaigne, Technopolitique – Comment la technologie fait de nous des soldats (Seuil, 2024) atteint cet objectif. La thèse, plutôt sensationnaliste, n’y est pas pour rien : la technologie se militarise et prend d’assaut nos cerveaux. Il faut réagir, repolitiser la question, refonder les bases d’une démocratie nouvelle. Si le projet peut par moments faire écho aux critiques de la surveillance généralisée ou de l’hubris technophile, il déplie une vision contestable de la démocratie (martiale) et du citoyen (soldat), le tout principalement basé sur la défiance vis-à-vis des puissances non occidentales. Au prix de quelques oublis.

Spectre de « l’hyperguerre » et cerveaux comme champs de bataille

Technopolitique est composé de onze courts chapitres dont les premiers exposent la boîte à outils conceptuelle de l’autrice. En synthèse : les technologies de « l’hypervitesse » menacent les démocraties libérales, infiltrent les moindres interstices de nos vies, jusqu’à véroler de l’intérieur la construction d’un régime de vérité partagé. En cause, un projet de « Technologie Totale (…) par sa volonté de puissance et de contrôle hors limite » (p. 13), indifférent aux opinions politiques, compatible avec « tous les clivages et antagonismes traditionnels » (p. 36), et surtout, en voie de militarisation. Le risque, en revenir à un « état Hobbesien de violence primaire » que seul le « retour du politique » (p. 14) pourrait contrecarrer. Ce qu’il faudrait faire : « nous mettre d’accord sur un nouveau récit démocratique » (p. 26).

Au cœur de l’ouvrage, les thématiques abordées sont plurielles, dépliant une variété de controverses devenues classiques dans le champ des critiques du numérique. Tout y passe donc : le poids financier des « Big Tech » et leur co-dépendance avec le Pentagone, les idéologies toxiques de la Silicon Valley (« long-termisme », « effective altruism », qui affectent de Sam Altman à Peter Thiel, sans oublier Elon Musk), les errements de la police prédictive, en passant par la reconnaissance faciale dont les garde-fous restent bien fragiles. Mhalla continue un combat entamé de longue date contre la surveillance généralisée, de Russia Today à Quotidien en passant par Télé Matin, et rappelle avec justesse que « d’ici à 2026, le marché mondial de la reconnaissance faciale devrait par exemple peser plus de 11 milliards de dollars » (p. 215).

Autre sujet brûlant : le rôle des réseaux sociaux, invasifs, favorisant ici et là l’ingérence de puissances étrangères dans le quotidien, jusqu’aux périodes électorales. Une « guerre cognitive » gronderait, avec pour champ de bataille nos cerveaux, nouvelles cibles bientôt altérées par les implants Neuralink (Elon Musk) dans le but de « lire vos pensées et de modeler votre esprit » (p. 126) : une forme de guerre de l’opium 2.0. Le point de fuite : une augmentation des thèses complotistes réunies sous la formule « Internationale conspirationniste » (p. 132), et un inévitable éclatement social caractérisé par des crises à répétition, dont ont témoigné la tentative de prise du Capitole en 2021, l’épisode des Gilets jaunes ou encore celui des émeutes en banlieues pour le cas français (p. 204). Réseaux sociaux dont il serait souhaitable de « repenser l’entièreté des modèles économiques » (p. 112), mais dont il ne faudrait pas se départir dans ces sombres moments de déclin démocratique, car « déserter cette partie de l’espace public [X – ex Twitter] au moment où nous avons le plus besoin de repères et d’informations fiables, n’est-ce pas une lâcheté ? » (p. 112).

La diversité du « nous » est diluée dans un conflit civilisationnel surplombant. Marx, mentionné par l’autrice, a peut-être été poussé un peu vite vers la sortie.

Est enfin rappelé le danger d’un glissement d’usages civils vers les usages militarisés. La reconnaissance faciale servant ainsi de cheval de Troie pour générer son acceptabilité à des fins sécuritaires : le « ludique comme arme de guerre » (p. 125). Du particulier, l’argumentaire s’étend au global, au géopolitique, et le champ militaire n’est pas épargné : armes autonomes, drones, sur fond de guerre froide renouvelée avec la Chine en substitut fonctionnel à l’URSS. Le spectre de « l’hyperguerre » (notion empruntée à John R. Allen et Amir Husain) menacerait, avec un point de mire funeste : la délégation de l’usage de l’arsenal atomique à l’intelligence artificielle (crainte presque aussi vieille que l’arme atomique elle-même, en réalité).

En plus des risques liés à la convergence déjà consommée de l’intelligence artificielle et des armées, sont pointés les enchevêtrements entre intérêts publics et privés, faisant émerger un dilemme insoluble entre « Big Tech » et « Big State », la relation entre les deux étant « liquide, variable, lunatique, ambivalent[e] » (p. 150). Parmi les réponses proposées : mettre à distance toute naïveté et « “armer” cognitivement le citoyen-soldat », apprendre à « naviguer en eaux troubles » dans une « démocratie symbiotique » et « désirante » (p. 53), alors qu’il serait devenu presque impossible de renouer avec des questions simples telles que « qui me parle ? » et « d’où me parle-t-on ? »

Le fond et la forme : qui est « nous » ?

Par-delà la collection de faits retenus, principalement depuis la presse généraliste, Mhalla propose différentes grilles d’analyses et autres concepts de son invention pour interpréter la période. Marx tout d’abord, est mobilisé pour sa vision des rapports superstructure/infrastructure, (débouchant sur la notion de « MétaStructure » – la mise en donnée du monde – et « d’InfraSystème » – les infrastructures matérielles) mais aussitôt enterré pour le reste de son oeuvre, car ce nouveau couple « acte la disparition du concept de classe. » (p. 43). Un triptyque « économie, technologie et idéologie » est également introduit pour « passer de la théorie à la pratique sans perdre en complexité » (p. 57). On ne discutera pas ici plus avant la fiabilité et l’utilité de cette terminologie qui fait déjà grincer des dents dans certaines sphères académiques (voir notamment, le texte de Dominique Boullier pour le média AOC « Technopolitique ou l’art de la pêche au gros », où il est avancé que les « gros concepts » sont là pour « sidérer le lecteur »).

Cet excès sémantique est évidemment discutable, et interroge avant tout la nature de l’ouvrage qui, loin des standards académiques, est à classer dans la catégorie « essai » (un registre situé à la page 260). Cela n’est en rien un problème si deux conditions sont réunies : la clarification statutaire préalable (rendue objectivement floue par le titre de « chercheuse » qualifiant parfois l’autrice1), et le travail probatoire auquel tout essayiste – chercheur ou non – est censé se prêter.

Pour qui est déjà familier du sujet, il est clair que Technopolitique n’est pas d’une folle générosité en matière de citations. Peu d’universitaires pourtant spécialistes des thématiques abordées sont sollicités, laissant au lecteur averti l’impression que plusieurs portes ouvertes sont enfoncées. Mais là n’est pas la cible de l’ouvrage, qui s’adresse plutôt à un lectorat disposant de quelques notions de base en science politique, comme le retour à l’état de nature de Hobbes (dont une multitude de travaux ont montré qu’il s’agissait d’un mythe, études des peuples pré-étatiques à l’appui2). L’un dans l’autre, élargir le débat à des sphères non expertes n’est pas un mal : ce qui compte, c’est la nature du propos.

Là où la forme rejoint le fond d’une manière plus percutante encore – justifiant cet écart vers la méthode – est dans l’usage systématique d’un « nous » non situé. Si le procédé a l’avantage d’embarquer les lecteurs dans un récit qui les concernerait tous au même degré, c’est un choix qui est loin d’être neutre, puisqu’il s’agit bien de bâtir à travers lui la réponse aux problèmes évoqués par Mhalla tout au long du livre. Ainsi, des interrogations aussi simples que « où devons-nous nous situer » (p. 18) et « Comment préserver notre réel face à leur futur fantasmé et fantasmatique ? » (p. 101) gomment littéralement toute lecture qui dépasserait l’opposition frontale entre le projet de « Technologie Totale » (des Big Tech) et un lectorat uniforme dont on ne saisit clairement l’identité qu’à la page 230 : « Quel contre-modèle occidental souhaitons-nous revendiquer pour affirmer notre singularité, notre puissance, notre pouvoir d’attractivité ? » Le « nous » équivaudrait donc à l’Occident (Europe et États-Unis) face à la Chine – un « nous contre eux », en somme.

Dès lors, on ne trouvera que très peu de passages dans Technopolitique qui soient de nature à « complexifier » les liens entre technologie et politique du point de la variété des citoyens et travailleurs qui profitent des progrès techniques ou qui en pâtissent. La représentation syndicale par exemple, reste hors-champ dans la démocratie selon Asma Mhalla, tout comme sa déconstruction politique après des décennies de néolibéralisme, aux États-Unis comme en France. Toute la diversité du « nous » est diluée dans un conflit civilisationnel qui surplombe tout et tous. Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur ce qui relie un ouvrier d’une usine de Foxconn à un manutentionnaire d’Amazon dans un entrepôt à Belfort : Marx a peut-être été poussé vers la sortie un peu vite.

L’horizon nationaliste de la « technopolitique »

C’est en fin d’ouvrage, après un étalage de faits bien documentés, dont la plupart font consensus (et quelques autres non), que l’autrice déploie un projet politique concret. Tout au long du livre, les promesses d’un renouveau collectif ont été distillées : « nous allons devoir collectivement décider de ce que nous souhaitons faire de ces technologies » (p. 104), « Au-delà des billevesées de comptoir, que souhaitons-nous réellement en faire ? » (p. 229), etc. Ce projet s’illustre sur deux plans : une série de propositions qui concernent les usages dans la sphère individuelle, puis une vision plus globale de ce que devrait être une démocratie dans un techno-monde en crise.

Parmi les pistes avancées, l’usage des écrans chez les jeunes qu’il s’agirait de limiter pour « amortir le danger symbiotique entre le réel et le virtuel » (p. 257), les réseaux sociaux qui pourraient faire l’objet de campagnes de sensibilisation massives pour inviter à ne pas réagir « dans les cinq secondes » qui suivent l’exposition à un contenu (p. 250), la surveillance qui appellerait à une « “troisième voie sécuritaire” occidentale » (p. 223). Si les sujets ont le mérite d’être posés, Mhalla ne tranche pas toujours, ou reprend des idées déjà en l’air : voilà 10 ans qu’on nous conseille de désactiver nos notifications, de faire des jours « sans téléphone », de passer l’écran en noir et blanc, etc.

Quant aux défaillances de la modération en ligne, on pourrait regretter que ne soient pas ouvertes plus complètement des solutions collectives et citoyennes, un peu effleurées mais pourtant prometteuses. Côté surveillance, les constats sont justes mais l’autrice s’arrête au milieu du gué : l’inefficacité des dispositifs de surveillance étant bien documentée et traitée dans l’ouvrage, promouvoir leur abolition aurait pu s’entendre – a minima, citer la principale association qui en fait un combat (la Quadrature du Net) aurait pu orienter le lecteur. La ligne de crête : ne pas pointer du doigt les coupables (en dehors des promoteurs de la « Technologie Totale », principalement situés aux USA, car en dehors d’eux, « personne n’est à blâmer », p. 225).

Sur un autre plan, Asma Mhalla propose d’inclure à la discussion la société civile, cite le philosophe pragmatiste John Dewey à plusieurs reprises, dans l’idée d’injecter une « dose de participation “civile” via les ONG », se référant dans un même élan aux propositions d’Emmanuel Macron consistant à assurer une « co-régulation entre États et plateformes lors du Forum sur la gouvernance d’internet en 2018 » (p. 237). À cette « dose » démocratique à « injecter », répond donc un projet plus ample, celui d’une alliance entre « Big Tech » et « Big State » : « L’organisation de la riposte aura au moins autant besoin de l’État que des “Big Tech” dans une relation davantage complémentaire qu’antagoniste » (p. 141). Si certaines conditions sont posées à cette capitulation (et notamment « l’inter-nationalisation » des « Big Tech » dans le but d’en faire des « bien communs immatériels propres aux pays de l’Alliance » p. 239), reste un paradoxe, celui d’avoir longuement déplié la liste des controverses suscitées par ces mêmes « Big Tech » au cours de la décennie passée (Facebook, Clearview, Palantir et tant d’autres), pour finir dans leurs bras, pour ne dire sous leur joug – en postulant que ceux-là se laisseront faire quand il s’agira de les mettre au service du bien commun.

Cette idée se double d’une proposition plus générale encore : assumer juridiquement la fusion Europe / États-Unis et sa composante civilisationnelle, à travers une « “souveraineté élargie”, une co-gouvernance transatlantique solidaire, une Alliance Technologique de nouvelle génération à laquelle le citoyen, le Big Citizen, prendrait part en se présentant directement face aux deux autres pôles, Big Tech et Big State » (p. 231). Comment ? L’autrice ne renseignera pas tellement plus le lecteur – un recours aux travaux académiques en matière de participation aurait pu permettre de combler ce vide, voire d’éviter les pièges d’une participation citoyenne certes souhaitable mais souvent instrumentalisée et sans conséquences sur le réel3.

Un levier puissant pour susciter l’émoi, resserrer les rangs et lever une « armée citoyenne » (p. 250) est en revanche identifié : le drapeau. Pour gagner la « bataille du vrai », écrit Mhalla, il faut gagner celle de l’imaginaire et des récits, « ne pas taire la menace » (p. 252), « recréer le sentiment de fierté et d’appartenance, de résistance » (p. 253). C’est là où commence la figure du citoyen-soldat : non pas dans la défense des valeurs démocratiques dans l’absolu, moins encore dans la contestation des rapports de production inégaux qui concernent aussi l’intelligence artificielle, ni même dans l’identification de technologies répondant à des besoins fondés en raison et compatibles avec l’impératif climatique, mais bien dans l’opposition à un ennemi. Technopolitique fait au fond sienne une devise connue : « si tu veux la paix, prépare la guerre. »

La couverture médiatique de Technopolitique demande à aller plus loin que la remise en cause des éléments de langage qui s’y trouvent, le magnétisme de ses superlatifs, le manque de sources ou d’historicisation qui tend parfois à présenter les continuités comme des ruptures (à commencer par exemple, par la dualité des technologies). Asma Mhalla pose un certain nombre de constats qui peuvent être partagés. Acte de changements d’échelles réels et de la nécessité d’opérer des arbitrages quant à l’usage objectivement délétère de certaines technologies, au sein des États occidentaux comme depuis des puissances étrangères.

Sur le fond, ce sont deux questions majeures qui doivent être opposées à l’autrice. D’abord, un certain déterminisme qui conduit à interpréter tous les maux de l’époque comme émanant des technologies, passant outre le reste des contextes sociaux qui motivent et alimentent une « fatigue démocratique » : conditions de travail, répartition des richesses, place des médias libres et indépendants, comportement des « élites », jusqu’à l’urbanisme ou encore la montée de partis racistes. La technologie ne fait pas tout. Ensuite, il convient d’interroger la pertinence d’un changement d’échelle « démocratique » basé sur un non-dit ou un non-assumé : l’idée d’un inévitable choc de civilisations, dont les perspectives pacificatrices pour le « citoyen-soldat » sont pour le moins incertaines, le forçant à s’engager dans un nationalisme technologique aveugle à la complexité de nos histoires collectives et individuelles, et dont les principaux ressorts sont l’exclusion et l’éternelle course à la puissance, précisément celle où s’enracinerait le projet de « Technologie Totale ».

Notes :

1 On notera que les appellations et titres retenus par les journalistes pour qualifier un auteur, peuvent lui échapper.

2 On ne donnera ici qu’un seul exemple, avec David Graeber, David Wengrow, Au commencement était, Une nouvelle histoire de l’humanité, Les liens qui libèrent, Lonrai, 2021.

3 Le champ de la « Démocratie technique » aborde cette question depuis plusieurs décennies, avec des conclusions en demi-teinte et des propositions diverses pour gouverner démocratiquement les choix technologiques. Voir notamment Yannick Barthe, Michel Callon, Pierre Lascoume, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001. Sur la limite des formats participatifs, voir également Manon Loisel et Nicolas Rio, Pour en finir avec la démocratie participative, Textuel, 2024.

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