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11.10.2025 à 21:08

María Corina Machado : la dissidence sous tutelle

Maria Luisa Ramirez
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Des liens continuels et multiformes de María Corina Machado avec les États-Unis, il sera peu question dans la presse française. Pas davantage que de son soutien aux tentatives de putsch contre le gouvernement vénézuélien – ou de son appui aux sanctions américaines qui ont contribué à détruire l’économie de son pays. De nombreux articles ont […]
Texte intégral (2702 mots)

Des liens continuels et multiformes de María Corina Machado avec les États-Unis, il sera peu question dans la presse française. Pas davantage que de son soutien aux tentatives de putsch contre le gouvernement vénézuélien – ou de son appui aux sanctions américaines qui ont contribué à détruire l’économie de son pays. De nombreux articles ont préféré souligner le dépit de Donald Trump, qui réclamait le Nobel de la paix. Sans remarquer que son attribution à María Corina Machado conforte le locataire de la Maison-Blanche dans sa politique étrangère, tant leurs prises de position, leurs alliances et leurs actions convergent. À l’heure où Washington multiplie les menaces contre Caracas, l’institution norvégienne vient-elle d’offrir la caution morale rêvée à une intervention militaire future ?

Dans le sillage de Washington

Dissidente libérale en « dictature tropicale », María Corina Machado incarne l’opposition rêvée des chancelleries occidentales. Au cœur de multiples actions visant à destituer Hugo Chávez dès ses premières années, elle prolonge son activisme comme députée sous Nicolas Maduro, avant d’être déchue de son mandat par la justice vénézuélienne en 2014. Grande gagnante des primaires à l’élection présidentielle dix ans plus tard, elle a été empêchée d’y concourir. Interdite d’exercer une fonction politique jusqu’en 2030, elle affirme vivre dans la clandestinité au Venezuela suite à des menaces de mort.

Cette trame a été reprise par la presse française suite à son attribution du prix Nobel de la paix. De Libération à BFM, les médias se sont complaisamment attardés sur le surnom de « libératrice » dont la gratifient ses partisans [libertadora, en référence au libertador Simon Bolivar, dans une tentative de ravir la mémoire du personnage dont Hugo Chávez puis Nicolas Maduro ont revendiqué l’héritage NDLR]. Mais au-delà de ces quelques éléments biographiques et des hommages officiels rapportés par les principaux quotidiens, on saura peu de choses sur le détail de sa vie politique. Celle-ci mérite pourtant que l’on s’y attarde.

María Corina Machado rencontre George W. Bush en pleine guerre d’Irak, alors qu’il se prépare à essuyer un revers historique en Amérique latine

Son entrée dans la vie politique, relativement tardive – aux alentours de ses trente-cinq ans – ne s’effectue pas sous n’importe quels auspices. Occupée jusqu’alors par des activités caritatives, María Corina Machado émerge comme figure de l’opposition en 2002, lors d’un éphémère coup d’État contre Hugo Chávez. Celui-ci renversé, c’est alors Pedro Carmona, à la tête d’une fédération patronale, qui s’empare du pouvoir durant quarante-huit heures ; il proclame un « Acte de Constitution pour un gouvernement de transition ». Parmi ses signataires : María Corina Machado. Le putsch, téléguidé par les États-Unis et une opposition de droite impopulaire, avorte.

Quelques mois plus tard, Machado participe à la fondation du mouvement Súmate (« joins-toi à nous »), au cœur des mobilisations contre Hugo Chávez les années suivantes. Il contribue à la collecte de millions de signatures en vue d’un référendum révocatoire, ou soutient des candidats opposés au pouvoir. Son aspect « citoyen » et son ancrage populaire, affichés par le mouvement, sont rapidement soulignés par la presse internationale. Celle-ci est plus discrète sur les fonds que reçoit Súmate : le mouvement bénéficie bientôt des largesses de la National Endowment for Democracy (NED). Cet organisme étatique américain, originellement dédié à financer des organisations anticommunistes sous la Guerre froide, est demeuré un instrument de l’influence américaine. Il continue d’octroyer annuellement des moyens aux organisations favorables aux États-Unis, suite à un vote du Congrès.

Ces liens avec les États-Unis font bientôt de María Corina Machado la bête noire des « chavistes ». En bute aux autorités judiciaires vénézuéliennes – qui l’accusent de relayer une influence étrangère –,  Súmate échappe plusieurs fois à la dissolution. María Corina Machado, du reste, ne dissimule nullement sa proximité avec les États-Unis, s’affichant dès 2005 avec George W. Bush. Trois ans seulement après son entrée en politique, Machado est propulsée parmi les principaux opposants au « chavisme ».

Le moment de la rencontre avec le locataire de la Maison-Blanche est inopportun. L’administration Bush est alors empêtrée dans une guerre d’Irak largement impopulaire en Amérique latine, et cherche à lui imposer une « Zone de libre-échange des Amériques » (ALCA) perçue comme néocoloniale. Quelques mois après le déplacement de María Corina Machado à Washington, l’ALCA est rejeté. Au sommet de Mar del Plata (Argentine), George W. Bush fait face à la ferme opposition du Brésil et du Venezuela. Hugo Chávez – qui s’est rendu sur place avec une pelle pour « enterrer » le traité – revient à Caracas auréolé de son succès diplomatique.

Les années suivantes, les États-Unis ne cesseront de subir des revers en Amérique latine, tandis que la gauche, aidée par une hausse du cours des matières premières, enchaînera les succès. María Corina Machado peinera ainsi à se départir de l’image de représentante des beaux quartiers. Ou de femme lige des États-Unis, affublée par les « chavistes » de l’infâmant surnom de « vendeuse de patrie » (vendepatria).

Des sanctions américaines « indispensables »

Les choses basculent en 2013. Jusqu’alors, la gauche au pouvoir souhaitait limiter la confrontation directe avec l’opposition. Fort de ses réussites sociales, Hugo Chávez cherchait à préserver l’image de défenseur de l’État de droit et de la démocratie qui lui conférait une telle aura au sein de la gauche internationale. Aussi les « chavistes » n’ont-ils pas activé l’ensemble des leviers légaux à leur disposition contre l’opposition.

Acclamées par María Corina Machado, les sanctions américaines ont contribué à un accroissement de la mortalité infantile de 31 % de 2017 à 2018 – soit un surplus de 40 000 décès

Avec le décès de Hugo Chávez et la chute des prix du pétrole, les affrontements se durcissent. Les appels à l’insurrection violente de Leopoldo Lopez, l’opposant numéro 1, avaient été ignorés par Hugo Chávez ; il est à présent traduit en justice sous Nicolas Maduro et emprisonné. Les fonds étrangers perçus par le mouvement de María Corina Machado auraient pu justifier sa dissolution sous Chávez, mais le statu quo a été préféré ; en 2014, c’est au motif d’un obscur vice de procédure – accompagnement de la délégation panaméenne auprès de l’Organisation des États américains (OEA) – qu’elle est démise de son mandat de députée.

À lire aussi... « Les sanctions économiques jettent la population dans les b…

Dès lors, les choses s’accélèrent. La gestion désastreuse de Nicolas Maduro accélère l’hyperinflation, qui dépasse les 1 000 % annuels. Les États-Unis durcissent leurs sanctions économiques ; alors qu’elles ne touchent que le portefeuille de quelques individus à la fin du mandat de Barack Obama, elles s’étendent au secteur bancaire et pétrolier dans son ensemble à partir de 2017. En quelques années, le PIB du pays se contracte de trois quarts. Dans le même temps, Donald Trump flirte avec l’idée d’une intervention militaire contre Caracas.

L’opposition vénézuélienne, alors incarnée par Juan Guaido – qui tente un putsch institutionnel et se proclame président en 2019 – et María Corina Machado, adopte une posture maximaliste. Juan Guaido soutient les sanctions économiques américaines, qu’il décrit comme « des outils employés par le monde libre pour faire pression sur une dictature ». Des déclarations similaires ont été effectuées par Machado, selon laquelle les sanctions, « indispensables », « ne sont pas dirigées contre le Venezuela mais contre (…) une narco-dictature ». Elle a par la suite appelé de manière répétée à un accroissement des sanctions.

En plus de leur impact dévastateur sur l’économie, celles-ci ont durablement abîmé le tissu social du pays. Un rapport du Center for Economic and Policy Resarch (CEPR) rapporte « un accroissement de la mortalité infantile de 31 % de 2017 à 2018. Ce qui implique un surplus de 40 000 décès », en lien avec les sanctions. On peut y lire que « plus de 300 000 personnes sont estimées à risque à cause du manque d’accès aux médicaments ou à un traitement. Cela inclut 80 000 personnes atteintes du VIH qui n’ont pas pu avoir de traitement antirétroviral depuis 2017 ». Un rapport du Haut-commissariat aux Droits de l’Homme des Nations-Unies met en cause les « restrictions aux importations alimentaires, qui constituent plus de la moitié des produits consommés par les Vénézuéliens », générées par les sanctions et contribuant à une « insécurité alimentaire grave touchant plus de deux millions et demie de Vénézuéliens ».

Juan Guaido a du reste refusé de fermer la porte à une intervention militaire américaine pour le porter au pouvoir ; il a requis de ses envoyés à Washington une « coordination » avec l’armée américaine, en vue de prendre des décisions visant à « mettre une pression suffisante » sur Caracas. Si María Corina Machado n’a pas été jusqu’à promouvoir une intervention militaire, elle a soutenu la tentative de putsch de Juan Guaido pendant près de deux ans. Elle ne s’en est distanciée (en août 2020) que lorsque Juan Guaido a émis l’idée… de réclamer de nouvelles élections, en coordination avec les autorités vénézuéliennes, terminant une lettre ouverte en déclarant que « le pays ne veut pas être consulté, il sait que ces criminels ne seront pas chassés par des votes ».

Donald Trump n’aura pas obtenu le Nobel. Mais qui pourra dire que l’institut norvégien n’a pas récompensé sa vision du monde ?

La tentative de Juan Guaido s’est rapidement soldée par un échec. Exilé en Colombie, il a laissé les rênes de la contestation à María Corina Machado. Mais celle-ci, interdite de concourir à une élection par les autorités judiciaires, disqualifiée par ses liens avec les États-Unis, n’est jamais parvenu à constituer une menace de premier ordre pour Nicolas Maduro – qui, alternant entre réactivation d’une rhétorique anti-impérialiste, obstruction probable dans le dernier processus électoral et multiplication des mesures de dérégulation visant à attirer les capitaux étrangers malgré les sanctions, parvient à se maintenir.

Donald Trump a-t-il vraiment perdu la course au prix Nobel ?

« Désillusion pour Donald Trump qui n’est pas couronné du prestigieux prix Nobel de la paix », peut-on lire dans Marianne. Comme la majorité des médias, l’hebdomadaire souligne le dépit du locataire de la Maison-Blanche, qui réclamait le Nobel à cor et à cri. Bien peu ont relevé l’alignement quasi-intégral de María Corina Machado avec le milliardaire républicain en matière de politique étrangère.

De manière attendue, elle cultive des liens avec les dirigeants de la droite latino-américaine proches de Donald Trump, de Javier Milei – dont elle loue les supposées prouesses économiques – au candidat chilien Antonio Kast, nostalgique de l’ère Pinochet. On trouve sa signature aux côtés de celle de l’eurodéputée française Marion Maréchal et de la première ministre italienne Giorgia Meloni dans une « Charte de Madrid » rédigée à l’initiative du parti Vox, appelant à l’unité des mouvements d’extrême droite des deux côtés de l’Atlantique.

Son alignement sur les États-Unis se retrouve dans un positionnement radicalement pro-israélien, que n’ont pas altéré les bombardements sans relâche sur la bande de Gaza – et la démarche de plus en plus ouvertement génocidaire de Tel-Aviv. Alors que le sous-continent américain poursuivait une tradition de soutien à la Palestine, Machado a publiquement déclaré son intention de « rétablir les relations diplomatiques pleines avec Israël » et de « reconnaître Jérusalem comme capitale ».

Comme de nombreux dirigeants latino-américains proches des États-Unis, elle évolue dans une nébuleuse de think-tanks et de fondations qui contribuent à sa légitimation au sein de réseaux transnationaux dont l’épicentre se trouve à Washington. On la retrouve au sein du Réseau Atlas qui, selon ses termes, entretient une « relation professionnelle de long terme » avec Machado. Ce think-tank, financé par les Frères Koch, promeut des thèses climatosceptiques et libertariennes, couplées à une vision ethnique des enjeux géopolitiques.

Donald Trump n’aura pas obtenu le Nobel cette année. Mais qui pourra dire que l’institut norvégien n’a pas récompensé sa vision du monde ?

Du reste, l’attribution du prix intervient dans un contexte qui n’a rien d’innocent. Alors que Washington multiplie les menaces à l’encontre de Caracas, des frappes américaines ont récemment été menées en mer des Caraïbes, au motif d’une prétendue « guerre contre la drogue ». Donald Trump a encore durci les sanctions contre le Venezuela, tandis que son administration semble de nouveau caresser l’hypothèse d’une intervention directe. L’histoire retiendra-t-elle que l’attribution d’un prix Nobel de la paix aura servi de caution à une guerre de changement de régime ?

10.10.2025 à 17:42

La gauche rêve-t-elle encore ?

Milan Sen
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La poussière des congrès passés retombée et les querelles d’appareil dissipées, il sera temps de prendre la mesure de ce qui, dans la gauche contemporaine, se perd. Les commentateurs ont longuement disséqué les tactiques électorales, les calculs d’alliances ou la crise des structures partisanes ; d’autres ont posé leur regard sur l’absence d’un véritable débat de […]
Texte intégral (1039 mots)

La poussière des congrès passés retombée et les querelles d’appareil dissipées, il sera temps de prendre la mesure de ce qui, dans la gauche contemporaine, se perd. Les commentateurs ont longuement disséqué les tactiques électorales, les calculs d’alliances ou la crise des structures partisanes ; d’autres ont posé leur regard sur l’absence d’un véritable débat de fond[1]. Peu se sont demandé ce qui créait encore sillage chez les militantes prêts à passer des dizaines d’heures à tracter, en meeting ou en réunions de section. « La politique devient une chose sérieuse dès qu’elle mobilise l’imaginaire », écrivait Régis Debray[2]. Mais quel imaginaire, précisément, meut encore la gauche au XXIᵉ siècle ? Par Milan Sen, expert associé à la Fondation Jean Jaurès et co-auteur du Foyer des aïeux, figures oubliées de la IIIème République (Bord de l’Eau, 2025). 

À l’heure où les batailles idéologiques s’effacent derrière les impératifs gestionnaires, il est nécessaire de renouer avec une proximité aux rêves pour refonder une véritable identité politique. Car le rêve, dans sa capacité à articuler désir et mémoire, oriente les engagements concrets bien au-delà des seuls programmes électoraux.

Le rêve est polysémique. Il désigne tout à la fois ce vers quoi on tend, ce que l’on espère, et ce qui est le produit de souvenirs mêlés d’imagination. En bref, pour faire simple, le terme permet à la fois de penser la mémoire et l’avenir. Les rêves du passé, ceux que l’on commémore à travers des gestes simples et solennels (Mitterrand déposant des roses au Panthéon devant Jaurès, Jean Moulin et Schoelcher) ne sont pas là pour nourrir une mélancolie. Ils sont des points d’ancrage pour mieux avancer, des balises derrières lesquelles aucun retour n’est permis. « Tant qu’il y a du passé à refaire, ou à continuer, il y a de l’air dans nos poumons, et des sursauts à reprendre au bon. Pour aller de l’avant. Qui ne se raconte pas d’histoires dans la vie ne va jamais bien loin »[3], or on ne se raconte plus trop d’histoire à gauche.

Les récits politiques se sont appauvris, désertés par la vigueur symbolique – paradoxalement, la perte de force du catholicisme comme celle de la franc-maçonnerie, deux écoles du rite, en sont autant des causes que des conséquences. Là où l’on exaltait autrefois des figures de proue, des lieux de mémoire, des horizons de transformation, ne subsiste bien souvent que des éléments de langage.

Les bribes du passé sont ce qui nous évite de flotter dans le présent comme des feuilles mortes : ils inondent notre inconscient endormi. Sans passé assumé, sans mémoire commune, il n’y a pas de rêve d’avenir possible.

C’est en rêvant à la République romaine que les Français du XVIIIème ont osé abattre la monarchie. C’est en invoquant 1789 et la souveraineté du peuple que les nations d’Europe se sont dressées en 1848. C’est en rêvant de l’an II que les communards ont fait surgir la République sociale de la mitraille. C’est en réalisant que la durée du pouvoir soviétique venait de dépasser celle de la Commune de Paris que Lénine se mit à danser sur la neige russe. Et c’est en portant toute cette filiation que le socialisme a grandi, tout au long du XXᵉ siècle, comme espérance collective et force d’émancipation. Les révolutions ne naissent jamais de rien : elles sont, littéralement, des retours.

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Comme le rappelait Jean Jaurès, en 1910, à la tribune de la Chambre : « Oui, nous avons, nous aussi, le culte du passé. Ce n’est pas en vain que tous les foyers des générations humaines ont flambé, ont rayonné ; mais c’est nous, parce que nous marchons, parce que nous luttons pour un idéal nouveau, c’est nous qui sommes les vrais héritiers du foyer des aïeux ; nous en avons pris la flamme, vous n’en avez gardé que la cendre ».

Le foyer des aïeux, figures oubliées de la IIIème République (Bord de l’eau, 2025) explore plusieurs personnages historiques qui sont aux fondements d’idées structurantes de notre contrat politique. Non pour muséifier ces figures, mais pour engager une réflexion sur ce qu’elles peuvent nous apporter aujourd’hui, alors que nombre de politiques se trouvent comme Jeanne Moreau, à avoir la mémoire qui flanche.

Aujourd’hui, de nombreux partis de gauche ne semblent n’avoir ni mémoire ni société idéale. Aucun rêve, donc. Quand le passé cesse de mouvoir les individus et l’avenir d’être radieux, reste le maigre présent. Sans le passé, il est délicat de savoir comment avancer ; sans l’espérance de l’avenir, impossible de savoir où aller. Gageons que face aux échecs successifs de la gauche, les responsables politiques sauront trouver racine pour mieux croître.

Notes :

[1] Grégory Rzepski, « À quoi rêvent les socialistes ? », Le Monde diplomatique, juillet 2025.

[2] Régis Debray, A demain de Gaulle, Folio, 1990.

[3] Régis Debray, Riens, Gallimard, 2025.

08.10.2025 à 15:27

Virginia Eubanks : « La dégradation de la protection sociale produit des expériences traumatiques »

Maud Barret Bertelloni
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Après Automating Inequality. How High-Tech Tools Profile, Police and Punish the Poor (2018), consacré à la façon dont, sous couvert d’objectivité, les technologies déployées dans l’État social américain excluent et surveillent les pauvres, la journaliste et universitaire Virginia Eubanks interroge aujourd’hui de manière plus intime l’organisation sociale du soin. Entre recueil d’histoires orales de personnes aux prises avec la dégradation de l’État social et un essai autobiographique autour de son expérience de proche aidante, un même fil d’enquête : comment porter secours aux moments les plus vulnérables d’une existence ?
Texte intégral (5998 mots)

Après Automating Inequality. How High-Tech Tools Profile, Police and Punish the Poor (2018), consacré à la façon dont, sous couvert d’objectivité, les technologies déployées dans l’État social américain excluent et surveillent les pauvres, la journaliste et universitaire Virginia Eubanks interroge aujourd’hui de manière plus intime l’organisation sociale du soin. Entre recueil d’histoires orales de personnes aux prises avec la dégradation de l’État social et un essai autobiographique autour de son expérience de proche aidante, un même fil d’enquête : comment porter secours aux moments les plus vulnérables d’une existence ?

Des systèmes censés prédire la maltraitance des enfants au risque d’en stigmatiser les parents, aux « scores de vulnérabilité » des personnes sans abri de Los Angeles que réutilise la police, les outils numériques n’auront fait que perpétuer par d’autres moyens la face répressive de l’État social américain. C’est la thèse de Automating Inequality. How High-Tech Tools Profile, Police and Punish the Poor (2018), où la journaliste, essayiste, militante et universitaire américaine Virginia Eubanks, professeure de sciences politiques à l’université d’Albany (New York), documentait les conséquences désastreuses de l’alliance entre politiques d’austérité et promesse numérique dans le (dys)fonctionnement de l’État providence américain.

Alors que la vague de soutien à Luigi Mangione, l’assassin présumé du PDG de la compagnie d’assurance privée United Healthcare, interroge les États-Unis sur les conséquences d’un système de soin régi par le profit, Virginia Eubanks revient sur l’organisation du soin et ses conséquences intimes, dans deux ouvrages à paraitre en 2026. Le premier, un recueil de témoignages à travers le monde sur la numérisation de la protection sociale, coédité avec Andrea Quijada, intègre des histoires de vie aux réflexions sur la dégradation de l’État social. Le second, un essai autobiographique, revient sur son expérience de proche-aidante de son compagnon aux prises avec des troubles de stress post-traumatique. Dans un contexte où le retrait de l’État social expose de plus en plus de personnes à des situations de traumatisantes, quelles pistes pour organiser le soin de manière juste et digne ?
 
LVSL – Automating inequality documente la manière dont les technologies numériques participent à exclure les pauvres du système de protection sociale américain. En France, algorithmes de la CAF, de la CNAM ou de France Travail sont accusés de discriminer les plus précaires. Quel est le rôle des technologies dans les transformations des institutions des protection sociale ?

Virginia Eubanks – On conçoit souvent les technologies administratives comme de simples extensions de l’appareil bureaucratique de l’État, qui rendraient le travail plus rapide et plus efficace, alors que ce sont des technologies fondamentalement politiques. J’ai commencé à m’y intéresser lorsque je travaillais comme activiste pour l’accès aux droits dans les années 1990. Je m’occupais d’un technology lab dans un quartier populaire à côté de Stanford ; il a été démoli pour laisser la place à l’expansion de la Silicon Valley. Rapidement, je me suis rendue compte que la « fracture numérique », l’idée que les problèmes induits par la numérisation dépendraient de l’accès inégal aux équipements, ne rendait pas compte du lien plus profond entre technologies numériques et inégalités.

J’ai été extrêmement surprise lorsque j’ai commencé à étudier dans les années 2000 les changements dans les systèmes d’assistance publique. Je me doutais que la numérisation n’était pas une simple amélioration technique : les science and technology studies (STS) nous enseignent que les technologies sont toujours des manières de résoudre des problèmes politiques. Je pensais par exemple que le premier système de gestion automatisée dans l’État social remonterait à 1996 avec le Personal Responsibility Act, qui inscrit en droit la nécessité d’automatiser le plus possible la gestion des aides sociales. Mais le système existait déjà : l’État de New York l’avait mis en place entre 1968 et 1969, ce qui est un bon indice quant à ses motivations.

La fin des années 1960 aux États-Unis coïncide avec l’émergence d’un mouvement social massif autour de l’accès aux droits, à l’œuvre principalement de femmes noires ou afro-américaines, souvent des mères seules, ces femmes que des règles discriminatoires ont longtemps privées de leurs droits. Le mouvement a accru l’accès aux droits de manière vertigineuse : on passe de 3,2 millions de bénéficiaires des allocations familiales en 1961 à près de 10 millions en 1971. Et c’est là que la technologie entre en jeu. Le « problème » à résoudre par l’automatisation n’était autre que celui de l’égalité. Ce « problème », c’est que des personnes accédaient à leurs droits.

« C’est autant un système de prédation qu’un système de contrôle. C’est aussi un système qui utilise la bureaucratie comme une arme pour punir et pour épuiser les gens. »

Et au moment de la récession de 1973, les systèmes de gestion automatisée ont permis de faire le tri parmi les bénéficiaires sans avoir à revenir formellement sur les politiques sociales. Le mouvement pour l’accès au droit avait obtenu beaucoup de succès parmi les assistant.es social.es. À Brooklyn en 1968, 8000 travailleur·ses sociaux·ales s’étaient mis en grève pour obtenir de meilleurs droits pour leurs « clients ». La technologie a permis de contraindre leur pouvoir et surtout de démanteler cette dangereuse alliance entre assistant·es sociales et bénéficiaires.
 
LVSL – Vous développez dans votre livre le concept de la « digital poorhouse », version high tech de la « poorhouse », système historique de gestion des pauvres aux États-Unis, qui subordonne l’assistance à un ensemble d’injonctions morales, de pratiques de surveillance intrusives et d’injonctions à la remise au travail. Quels sont les contours de ce système aujourd’hui ?

VE – Aux États-Unis, plutôt que d’acter des droits universels à une certaine qualité de vie et le devoir de soin de l’État, le système de protection sociale a instauré une longue tradition de distinction entre pauvres méritants et pauvres indignes. Ce n’est donc pas surprenant que les technologies aujourd’hui trient les pauvres, comme l’ont longtemps fait les services sociaux. Ce n’est au fond qu’une manière plus rapide de le faire, avec plus de statistiques.

Du point de vue politique, les technologies informatiques offrent alors un vernis d’objectivité et de neutralité. Elles camouflent les changements de politiques publiques en les désignant comme de simples améliorations technologiques du système informatique et leur confèrent une légitimité technique. Cela permet souvent d’occulter les dysfonctionnements et empêche les allocataires de contester les décisions des travailleurs sociaux, ainsi que les décisions automatisées de l’agence.

L’affaire « robo-debt » est l’un des meilleurs exemples de cette dynamique. En Australie, comme dans d’autres pays, le gouvernement a développé un algorithme pour la collecte automatisée des dettes. Il a identifié 800 000 personnes qui auraient supposément bénéficié au cours des vingt dernières années d’un « trop-perçu », de l’argent indument versé. Mais l’algorithme était très mal conçu : il calculait le total des revenus en multipliant un échantillon de deux semaines, ce qui est totalement absurde en cas de revenus irréguliers. Il ne marchait donc pas, mais il a eu du succès : il a réussi à terroriser des milliers de personnes pour leur extorquer de l’argent.

Une mobilisation massive s’est organisée sous le nom de « Not My Debt » (Pas ma dette, n.d.r.) pour mener une action collective en justice. Les victimes ont fini par gagner mais on estime que le programme aurait entrainé environ 2 000 décès, de nombreux suicides notamment.

À la lumière du cas australien, j’ai enquêté sur le recouvrement automatisé de dettes aux États-Unis où, de manière similaire, certaines agences publiques ont commencé à réclamer des trop-perçus remontant jusqu’aux années 1980.  Les personnes qui ont eu le courage de contester ces dettes se sont retrouvées face à l’État, qui s’est contenté de présenter des tableaux Excel affirmant qu’elles devaient une certaine somme, alors qu’il n’y avait aucune preuve tangible de cette dette… Mais les juges ont statué en faveur de l’État.
 
LVSL – L’affaire Toeslagen, aux Pays-Bas, ressemble beaucoup à celle du « robo-debt » australien et américain. L’usage d’un algorithme défectueux dans le domaine des prestations familiales a contraint des dizaines de milliers de familles, accusées à tort de fraude, à « rembourser » d’importantes sommes, au risque de se ruiner ou de s’endetter. On estime 2000 enfants placés en famille d’accueil et entre 80 000 et 120 000 enfants exposés à la pauvreté. Au vu de la récurrence de ces histoires brutales, comment comprendre ce fonctionnement paradoxal des institutions de protection sociale, qui semblent se transformer en institutions… de précarisation ?

VE – Ce qui a le plus changé, c’est la façon dont on conçoit le travail social et l’aide sociale. On est passés d’un modèle basé, même si de manière imparfaite, sur le care (le soin, l’accompagnement, l’attention aux personnes) à un modèle de data processing (le traitement d’informations). Les nouvelles générations de travailleurs sociaux ne comprennent même plus leur travail comme un travail de relation humaine, mais seulement comme une tâche administrative, un traitement automatisé de cas. Et les nouveaux outils facilitent cette transformation du travail social.

Je raconte dans mon livre l’histoire de l’outil de profilage des familles du comté d’Allegheny, censé prédire par la modélisation quels enfants sont à risque d’abus ou de négligence. Dans une tribune, l’une de ses conceptrices expliquait sa vision : selon elle, l’État administratif est inutile, son seul rôle devrait être de transmettre la bonne information au bon endroit et au bon moment, et de distribuer les ressources de manière efficace. Les ordinateurs peuvent faire cela plus vite et de manière plus équitable que les travailleurs sociaux. L’objectif ultime des outils de décision automatisée ou de l’IA serait donc d’éliminer complètement la bureaucratie étatique. C’était une approche technocratique, une vision solutionniste appliquée au gouvernement.

Malgré tous ces exemples, on a longtemps estimé que les ingénieurs systèmes étaient guidés par de bonnes intentions : ils visaient à améliorer les services, lutter contre la fraude, rendre les programmes plus efficaces. On a terriblement manqué de réflexion sur les dérives possibles de ce type de systèmes. L’exemple le plus flagrant est probablement le fait que l’infrastructure technologique du très décrié Department of Government Efficiency (DOGE), chapeauté par Elon Musk, repose en fait sur celle du United States Digital Service, initiative portée par le mouvement de civic tech, Code for America [et instituée par Obama, n.d.r.].

C’est en réponse à ces conceptions technocratiques de l’État social que nous avons commencé, avec ma collègue Andrea Quijada, à recueillir les récits de personnes ayant vécu le passage aux outils automatisés dans les systèmes de sécurité sociale. Des États-Unis, à l’Espagne, à l’Indonésie, au Kenya, à l’Australie, l’idée était de rassembler des témoignages personnels, autour de la manière dont le passage à l’automatisation a impacté les personnes, ses effets matériels et émotionnels.

On voit souvent que, pendant les confinements, lorsque la plupart des systèmes ont été automatisés, les outils ont bien fonctionné pour les gens relativement bien lotis, avec un téléphone fiable et un compte bancaire. Mais pour ceux qui avaient le plus besoin d’aide, les systèmes ne comprenaient pas leur situation. Bien qu’ils ne soient pas délibérément conçus pour cela, ils favorisent la norme et échouent pour les cas marginaux, ceux qui sont censés être la priorité. Les récits sont inclus Not a Number. Global Stories from the Automated Welfare State, à paraitre en 2026.
 
LVSL – Peut-on identifier une forme d’intentionnalité derrière ces transformations ? Est-ce l’intention de remettre les gens au travail ? Ou est-ce une forme de négligence institutionnalisée ? Ou bien est-ce la conséquence structurelle du retrait de l’État de la protection sociale, qui cause une forme de ré-individualisation et de re-domestication du travail de soin ?

VE – La différence entre le Vieux Continent et les États-Unis, c’est qu’ici la protection sociale a toujours été profondément précaire, raciste et disciplinaire. Il s’agit d’imposer une vision spécifique de ce que signifie être une personne « méritante » dans la société. L’histoire de Tim Pegues, que j’ai recueillie pour The Guardian, illustre parfaitement comment ces systèmes ne sont pas simplement inefficaces ou mal conçus : ils sont activement punitifs. Dans le cas de ce retraité, qui rembourse depuis des années un « trop-perçu », si l’État cherchait uniquement à maximiser ses revenus, il ne dépenserait pas d’argent pour lui faire verser 5 dollars par mois. Ça ne couvre même pas les dépenses postales ! Il y a donc une autre fonction à l’œuvre : il s’agit de discipliner les gens qui ont un jour dépendu de l’État.

En France ou aux Pays-Bas, il existe encore une attente sociale selon laquelle l’État doit venir en aide aux personnes en difficulté, même si ces systèmes deviennent de plus en plus conditionnels et excluants. En Europe, l’État social continue de bien fonctionner pour les classes moyennes et supérieures, même s’il devient un instrument de précarisation pour les plus pauvres. Au contraire, le système américain suppose déjà que les pauvres doivent travailler en permanence – peu importe le handicap, le travail de soin, ou le fait d’avoir déjà un emploi– et ce, depuis 1996. L’idée n’est pas seulement de pousser les gens vers l’emploi, mais de s’assurer qu’ils restent dans un état d’insécurité permanent, constamment obligés de prouver leur valeur.

Ce n’est donc pas seulement une question de précarité financière. C’est aussi un système qui utilise la bureaucratie comme une arme pour punir et pour épuiser les gens. Et comme la surveillance elle-même crée plus d’opportunités de contrôle et de sanction, ces systèmes s’auto-alimentent. C’est autant un système de prédation qu’un système de contrôle.

LVSL – Malgré cette longue histoire d’exclusion et de contrôle, il y a des expériences de protection sociale émancipatrices, y compris aux États-Unis. Dans le livre, vous décrivez la manière dont le Social Security Act de 1935 a instauré l’assurance chômage, vieillesse et sa réversion aux veuves ; ou comment le mouvement des Mothers for Adequate Welfare des années 1970, né du mouvement pour les droits civiques, a sensiblement élargi l’aide sociale et l’accès aux droits. Y a-t-il aujourd’hui des mobilisations, ou des formes alternatives de protection sociale qui ont émergé en réponse à la dégradation de l’État providence ?

VE – Je crois profondément en la promesse des droits sociaux et des mobilisations populaires à ce sujet. Mais ce sont des mouvements incroyablement difficiles à maintenir dans le temps long. Ils exigent un travail culturel difficile, qui se confronte à notre haine pluriséculaire des pauvres, au racisme, et qui requiert la coordination de coalitions autour de nombreux sujets. La droite, elle, réussit parfaitement ce travail. Mais je n’ai pas vu à gauche un même type d’organisation intentionnelle de la douleur des gens en direction d’alternatives progressistes et humanistes.

« Aujourd’hui aux États-Unis, le soin est institutionnellement organisé de sorte à produire des expériences traumatiques. »

Certaines parties du mouvement féministe et du mouvement antivalidiste [le disability justice movement, n.d.r.] réfléchissent depuis longtemps aux modèles de soin, au travail qu’ils impliquent et à la manière dont la prise en compte de la vulnérabilité définit le type de personnes que les mouvements politiques peuvent inclure et soutenir.

La pandémie avait fait naître l’idée que le soin est une infrastructure sociale et que, comme toute infrastructure, il nécessite un soutien public. La gauche doit poursuivre ce travail et contribuer à faire reconnaitre à l’État sa responsabilité en la matière. Tous les systèmes alternatifs d’organisation du soin, y compris les meilleures configurations communautaires, comportent le risque de reposer en dernier ressort sur le charisme ou la popularité de leurs bénéficiaires, alors même qu’ils sont censés leur porter secours aux moments les plus vulnérables de leurs existences. On a besoin d’un État de soin fonctionnel et de réinventer les modèles institutionnels de soin.
 
LVSL – L’arrivée d’Elon Musk à la direction du Département of Government Efficiency (DOGE) a causé beaucoup de remous : en quelques semaines, DOGE a licencié près de 30,000 membres du personnel des administrations et multiplié les annonces sensationnelles, comme l’usage de l’IA pour remplacer le personnel congédié. Il a aussi demandé l’accès aux données fiscales américaines, suscitant la crainte du croisements de données entre administrations américaines (fiscales, sociales, médicales, de consommation, etc.). Tu illustrais cependant dans Automating Inequality que, malgré toutes leurs promesses, de nombreux systèmes informatiques déployés dans le périmètre de l’État n’avaient jamais atteint l’efficacité escomptée. Que penses-tu qu’il y ait à attendre de DOGE ? Est-ce réellement une menace, ou bien simplement une forme de business as usual paré d’une rhétorique disruptive ?

VE – Dans Automating Inequality, je raconte l’histoire du Coordinated Entry System à Los Angeles, censé automatiser la gestion des services fournis aux personnes sans abri en « matchant » les personnes et les logements disponibles à partir de scores de vulnérabilité. Derrière la promesse de cette technologie performante, objective et efficace, il n’y avait au début rien d’autre qu’un énorme tableau Excel avec un type qui croisait manuellement les données.

Souvent, une véritable illusion entoure ces outils, c’est une sorte de tour de passe-passe technologique. La technologie utilisée serait plus neutre, mais aussi extrêmement complexe, difficile à comprendre et la mise en scène permet d’écarter les curieux. Mais franchement, ni Musk ni l’administration Trump ne sont pour l’instant particulièrement innovants. Ce sont simplement des aspirants oligarques, qui appliquent un modèle à la russe et font miroiter tout un ensemble de technologies pour ce faire.

Cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas de conséquences. Dans les premières semaines de l’administration Trump, d’importants investissements dans l’IA ont été annoncés en parallèle de près de 1 000 milliards de dollars de coupes budgétaires dans les programmes d’aide alimentaire (SNAP) et Medicaid. Dans les secteurs de l’immigration, de la naturalisation et de la prison, on observe actuellement un effort très structuré pour discipliner les citoyens, en particulier ceux qui ne sont ni blancs, ni riches, et qui ne sont pas nés sur le sol national.

Et, à côté de cela, une forme de pillage des ressources de l’État. Je pense par exemple au démantèlement du National Forest Service, le service national des forêts, qui permettra à certains de s’approprier des ressources qui appartiennent à l’ensemble des Américains et d’en tirer profit sans se soucier de leur avenir, ou à celui du FEMA, l’Agence fédérale de gestion des situations d’urgence, qui est à la fois une agence de défense civile et une institution qui intervient dans les pires moments de la vie des gens, lorsqu’ils sont le plus vulnérables. Saper le fonctionnement et la confiance dans ces formes collectives de protection et de soin est une stratégie qui permet autant d’enrichir certains acteurs privés que de renforcer le contrôle social.

LVSL – Vous avez consacré un essai sur le New York Times à ton expérience éprouvante d’aidante de votre compagnon, atteint de troubles de stress post-traumatique (TSPT) : « Je crois que mon propre trouble de stress post-traumatique n’a été causé ni par de l’empathie, ni par une forme de douleur référée, ni par un burnout, mais par le simple fait de vivre avec une personne souffrant de TSPT et de l’avalanche de petits traumas quotidiens que cela engendre : des procédures bureaucratiques impossibles, les dysfonctionnements du système de santé, un endettement croissant et un épuisement constant qui alimente l’isolement des proches et de la communauté. Mon trauma à moi était le fruit d’un échec institutionnel : à chaque fois que l’on refusait à Jason les ressources nécessaires pour sa guérison, c’était à moi de prendre le relai ».  Quels sont les facteurs institutionnels de ce traumatisme ?

VE – Il est crucial de bien distinguer le traumatisme du trouble de stress post-traumatique (TSPT) tel que le décrit le DSM (manuel diagnostique des troubles mentaux), car ce sont deux choses différentes. Le traumatisme est un phénomène courant : environ 82 % des Américains vivent un événement traumatisant au cours de leur vie. Ce chiffre varie selon le lieu et le contexte, mais l’expérience du traumatisme, bien que bouleversante et souvent effroyable, reste « normale » au sens où elle fait partie de la condition humaine. Le TSPT, en revanche, est une réaction bien plus rare.

On estime que seuls 4 % des hommes et 10 % des femmes ayant vécu un traumatisme développent un TSPT. Autrement dit, la majorité des personnes exposées à un traumatisme ne développent pas de troubles de stress post-traumatique. Beaucoup font l’expérience d’un stress aigu immédiatement après l’événement, d’autres connaissent des symptômes de stress post-traumatique temporaires qui durent moins d’un mois, mais qui finissent par s’atténuer, souvent avec un minimum de soutien. Le diagnostic médical de TSPT, en revanche, requiert des symptômes persistants sur une durée supérieure à un mois et ayant un impact majeur sur la vie quotidienne.

Les facteurs sociaux jouent un rôle déterminant à la fois dans l’apparition du traumatisme et dans le développement du TSPT. Le trauma, c’est un peu comme les catastrophes : il n’existe pas de catastrophe « naturelle », mais seulement des événements naturels aggravés par des choix d’organisation sociale, qui les transforment en de véritables catastrophes. Un tremblement de terre ne se transforme en catastrophe que s’il n’y a pas d’habitat antisismique, d’infrastructures résilientes, de plan d’urgence, ni de capacité de secours. De la même manière, un événement traumatisant peut être exacerbé par l’absence de reconnaissance sociale, par le manque de soutien psychologique et matériel, ou par l’isolement de la victime.

C’est souvent le cas des violences sexuelles : lorsqu’une victime est rejetée par son entourage ou réduite au silence, son traumatisme risque davantage d’évoluer en TSPT. En revanche, une prise en charge adaptée peut faire en sorte qu’un traumatisme ne laisse pas de séquelles psychologiques permanentes. Évidemment, d’autres facteurs, comme une prédisposition génétique ou des troubles psychiatriques préexistants, peuvent accroître le risque de TSPT. Mais au-delà de la biologie, Judith Herman a démontré dès les années 1990 que la dimension pathologique du traumatisme dépend largement de la manière dont une société traite certains traumatismes. Cela explique en partie pourquoi les femmes sont plus susceptibles que les hommes de souffrir de TSPT : certaines formes de violence, notamment celles infligées par un proche, sont plus traumatisantes que d’autres.

Un autre enjeu est la distinction entre le TSPT classique et le TSPT complexe (C-PTSD), qui concerne les traumatismes répétés et prolongés. Le DSM définit le TSPT à partir d’un événement unique, violent et hors norme – une explosion, un viol, une catastrophe. Mais mon expérience s’apparente davantage à ce que j’appelle un traumatisme érosif : une lente usure de mes ressources physiques et psychiques, une perte progressive de confiance dans ma capacité à me protéger et à protéger une personne proche, face à des institutions qui semblaient vouloir notre perte. Il y a encore beaucoup à dire sur la manière dont nos institutions produisent elles-mêmes des expériences traumatiques. Aux États-Unis, l’érosion progressive de la protection sociale contraint de plus en plus de personnes à vivre des soins traumatisants, alors que cela pourrait être évité.

Lorsque mon compagnon a été agressé, l’hôpital l’a renvoyé chez lui après six heures et demie de chirurgie au crâne et au visage. Ils ne l’ont même pas gardé une nuit. Ils m’ont donné une paire de petites pinces pour couper les fils qui retenaient sa mâchoire si jamais il s’étouffait dans son vomi. Ce n’est que quelques années plus tard que j’ai réalisé que c’était totalement fou de renvoyer un type dans cette situation avec sa partenaire totalement inexpérimentée

La responsabilisation forcée des aidants familiaux, qui compense la destruction de nos systèmes publics de santé, de soins et de sécurité, porte à attendre d’eux des choses qui dépassent complètement leurs capacités. Aujourd’hui aux États-Unis, le soin est institutionnellement organisé de sorte à produire des expériences traumatiques.
 
LVSL – Vous animes sur votre site un « book club » consacré aux troubles de stress post-traumatique (TPSP). Faute de trouver les ressources dont vous aviez besoin lorsque vous vous êtes trouvée à prendre soin de ton partenaire, vous avez décidé, en tant qu’universitaire et journaliste, de vous appuyer sur les outils que vous connaisez le mieux pour naviguer cette expérience : l’enquête. Qu’avez-vous trouvé ?

VE – Je termine un livre à ce sujet, intitulé A Guide to Open Water Lifesaving : A Caregiver’s Journey into PTSD (Un guide du sauvetage en eaux libres : le voyage d’une proche-aidante dans les troubles du stress post-traumatique), à paraître en 2026. Il s’agit d’un essai à la fois personnel et documenté sur mon expérience d’aidante, mais aussi, plus largement, sur ce qui m’a permis de naviguer mon propre trouble de stress post-traumatique. Il naît du constat que je n’ai pas trouvé de ressources utiles à ce sujet. Les manuels que j’ai consultés étaient soit inadaptés, soit carrément toxiques et sexistes.

Certains me conseillaient de construire une pièce sécurisée dans ma maison, d’autres partaient du principe que toutes les personnes atteintes de TSPT sont des hommes et des vétérans. Un autre livre encore affirmait qu’il fallait excuser l’infidélité conjugale car « ce n’est pas lui, c’est son TSPT ». Et puis, par hasard, je suis tombée sur un manuel sur le sauvetage en eaux libres de la US Lifeguarding Association. C’est la première ressource qui m’a vraiment aidée. Entre temps, j’ai obtenu une certification en premiers secours en milieu sauvage, je suis devenue maître-nageuse sauveteuse, j’ai appris à naviguer avec une carte et une boussole et à faire de la course d’orientation. J’ai aussi passé beaucoup de temps dans un monastère. Ces domaines qui, de prime abord, n’ont aucun lien évident avec mon vécu, se sont révélés essentiels.
 
LVSL – Quel est le lien pour vous entre l’apprentissage du sauvetage en pleine nature et cette expérience de soin ? Et quel a été le rôle de l’écriture dans la traversée de cette épreuve ?  

VE – On m’a tellement demandé si l’écriture était cathartique que j’ai dû vérifier la définition du mot ; ça ne correspond pas du tout à mon expérience. Pour moi, l’écriture a été une manière de rester là où j’étais, dans ma relation et sa douleur, d’essayer de comprendre ce qui nous était arrivé, à Jason, mon partenaire, et à moi, et de voir ce que je pouvais en tirer pour d’autres personnes qui ont vécu des expériences similaires.

Je ne dirais pas que l’écriture est une forme de guérison. La guérison guérit. La thérapie guérit. Le travail sur la relation guérit. Et certaines choses que j’ai faites en lien avec le sauvetage et survie m’ont aussi guérie, mais d’une manière inattendue. J’imaginais que les gens que je rencontrerais—un garde forestier, un moine, un spécialiste de la brousse, un éducateur en plein air, des personnes, en somme, qui s’occupent de personnes dans des moments très difficiles de leur vie—adhéraient à l’idée que la guérison, c’est un peu comme dans Wild de Cheryl Strayed, où la protagoniste part seule en pleine nature et trouve l’essence de soi-même. Mais la nature n’a rien d’inévitablement guérisseur. La nature est violente et magnifique, belle et terrible—comme les humains, en fait.

Ce qui compte, c’est que toutes ces personnes sont formées à sauver des vies en pleine nature et qu’elles n’agissent jamais seules. Les gardes forestiers, par exemple, doivent être formés aux cordes, à l’eau, aux premiers secours, au feu, ils ont une formation médicale et juridique. Et surtout, ils comptent sur une équipe. Ils ne partent jamais seuls en mission, parce qu’une fois qu’ils s’engagent dans un sauvetage en pleine nature, il se peut que personne d’autre ne puisse leur venir en aide. Survivre à une urgence en pleine nature est une affaire collective. Et je pense qu’on pourrait appliquer ce modèle aux communautés de réponse au traumatisme psychologique. On devrait tous être formés aux premiers secours psychologiques. Et surtout, on devrait avoir la possibilité de choisir si on s’engage ou pas dans cette aide—ce qui n’est jamais offert aux aidants familiaux. Prendre soin d’une personne dans une situation de détresse requiert énormément de ressources et un immense effort de coordination. Et c’est là que l’État pourrait jouer un rôle.

Il existe un modèle intéressant aux États-Unis, le modèle de « soins affirmatifs ». Les centres de rétablissement après un traumatisme (trauma recovery centers) proposent un type de prise en charge qui n’est pas réactive, mais proactive. Concrètement, quelqu’un vient vous voir à l’hôpital et vous propose de vous accompagner sur le plan thérapeutique et social. Ces centres peuvent aussi aider pour des déménagements, si l’on ne se sent plus en sécurité chez soi, ou intercéder auprès d’un employeur. Ils apportent un soutien global pour aider à naviguer dans ces moments. Et là où ils existent, ils sont gratuits.

Ce modèle est un pas dans la bonne direction : il met en place une équipe qui prend en charge l’accompagnement, en lien avec la famille – élective ou biologique qu’elle soit. Surtout, il ne repose pas seulement sur la famille ou sur la personne directement touchée. Je parle beaucoup dans mon livre de l’impact cognitif du traumatisme. On ne peut pas s’attendre à ce que les personnes qui vivent cette situation aient l’énergie ou la clarté d’esprit nécessaires pour organiser elles-mêmes leur propre système de soutien.

Plus généralement, la question de l’activation d’une équipe de soin sans que ce soit la famille ou la personne affectée qui en fasse la demande me parait essentielle. Peut-être que cela pourrait être basé sur la communauté, peut-être que cela pourrait être un service public. C’est en tout cas le maillon qui manque le plus cruellement aujourd’hui dans notre organisation du soin.
 
Entretien originellement paru sur AOC media sous le titre : « L’aide sociale est passée du care au data processing »

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