01.07.2025 à 07:30
Six mois après la réélection de Donald Trump, les grands pontes de la Silicon Valley peuvent déjà se féliciter d'avoir misé sur le candidat républicain. Deuxième volet de notre enquête.
Depuis son retour à la Maison Blanche, Donald Trump s'est fait remarquer par les scandales et les oppositions qu'il a suscités, que ce soit pour sa politique anti-migrants, ses décisions sur la scène internationale ou ses attaques contre les institutions fédérales. Mais l'élite de la tech, qui a choisi de (…)
Six mois après la réélection de Donald Trump, les grands pontes de la Silicon Valley peuvent déjà se féliciter d'avoir misé sur le candidat républicain. Deuxième volet de notre enquête.
Depuis son retour à la Maison Blanche, Donald Trump s'est fait remarquer par les scandales et les oppositions qu'il a suscités, que ce soit pour sa politique anti-migrants, ses décisions sur la scène internationale ou ses attaques contre les institutions fédérales. Mais l'élite de la tech, qui a choisi de soutenir le candidat républicain (voir le premier volet de cette enquête), a obtenu des dérégulations massives, un coup d'accélérateur en matière de production d'énergie, des postes dans l'administration et des marchés publics. Un investissement payant, à peine entaché par les bisbilles personnelles entre Trump et Elon Musk.
Les barons de la Silicon Valley craignaient-ils que l'expansion de l'IA et des cryptomonnaies soit entravée par les régulations ? Avec Trump, ils n'ont plus aucune inquiétude à se faire. Dès le 20 janvier, immédiatement après sa prestation de serment, le président nouvellement élu a révoqué le décret n°14110 signé en 2023 par Job Biden, qui visait à promouvoir un usage responsable et éthique de l'IA et à en minimiser les risques pour les consommateurs, les travailleurs et la sécurité nationale. Un recul pour la transparence ou la protection de la vie privée, mais un boulevard pour les capital-risqueurs de la tech.
Une disposition de la « One Big, Beautiful Bill » actuellement en négociation prévoit l'interdiction pour tous les États américains, et pour les dix prochaines années, d'adopter la moindre loi ou réglementation qui pourrait restreindre ou réguler les modèles et systèmes d'intelligence artificielle.
Ce boulevard, l'administration Trump veut désormais le protéger des velléités régulatrices au niveau des États. Une disposition de la « grande et belle loi » (One Big, Beautiful Bill) actuellement en négociation – qui contient aussi toute une série de mesures fiscales favorables aux grandes fortunes et des coupes drastiques dans l'assurance maladie – prévoit l'interdiction pour tous les États américains, et pour les dix prochaines années, d'adopter la moindre loi ou réglementation qui pourrait restreindre ou réguler les modèles et systèmes d'intelligence artificielle. Un moratoire qui pourrait bloquer les règles mises en place par certains États comme la Californie ou New York sur la transparence des données utilisées pour entraîner l'IA ou les biais algorithmiques.
Côté cryptomonnaies, la Security Exchange Commission (SEC), gendarme des marchés financiers aux États-Unis, avait lancé une série d'enquêtes sur des plateformes soupçonnées de diverses malversations, qu'elle a abandonnées après l'arrivée de Donald Trump au pouvoir. Abandonnées aussi, les règles du Staff Accounting Bulletin (SAB) 121, qui exigeaient que les banques divulguent les cryptomonnaies détenues pour le compte leurs clients, et maintiennent des actifs suffisants pour les sécuriser.
L'administration Biden avait créé une unité spéciale du ministère de la Justice pour lutter contre les abus dans le secteur des cryptomonnaies, et particulier le blanchiment d'argent par ces plateformes. Celle-ci a été démantelée par l'administration républicaine, en application du décret pour « renforcer le leadership américain dans le domaine de la technologie financière numérique », qui ordonne aux ministères des Finances et de la Justice, et à toutes les agences fédérales, de réévaluer leurs régulations relatives aux cryptomonnaies pour les modifier ou carrément les abroger. Ce même décret envisage la création d'une réserve nationale d'actifs financiers numériques.
Cette dérégulation massive des cryptomonnaies soulève des questions sur les conflits d'intérêts du locataire de la Maison Blanche.
Si les investisseurs de la tech peuvent se réjouir de cette dérégulation massive et des grâces accordées par Donald Trump à des acteurs des cryptomonnaies déjà condamnés, ces décisions soulèvent des questions sur les conflits d'intérêts du locataire de la Maison Blanche. En effet, selon le magazine Forbes, celui-ci a gagné 57,4 millions de dollars grâce à World Liberty Financial, société de cryptoactifs dont il est partiellement propriétaire. Trois jours avant son investiture, Donald Trump lançait d'ailleurs son propre jeton, le $Trump. D'autres membres de sa famille ont investi le secteur [1].
« L'IA et l'énergie sont des sujets étroitement liés », expliquait Marc Andreessen en novembre 2024, dans un podcast consacré aux évolutions attendues par le secteur tech après l'élection de Donald Trump. La crainte des capital-risqueurs est de se heurter à un « goulot d'étranglement », c'est-à-dire de manquer d'énergie pour développer leurs produits, en particulier si les lois en faveur de l'environnement et du climat brident les capacités de production. L'entraînement d'un seul modèle d'IA peut consommer des milliers de mégawattheures d'électricité et émettre des centaines de tonnes de carbone. Les intérêts de l'industrie fossile rejoignent ici ceux de la tech.
Les investisseurs tech peuvent être rassurés : leurs besoins massifs en électricité ont aujourd'hui la priorité sur la lutte contre le réchauffement climatique.
Le jour de son investiture, Donald Trump a récompensé ces deux secteurs qui ont abondamment financé sa campagne en décrétant « l'urgence énergétique » et en enterrant la lutte contre les dérèglements climatiques. Il a aussi adopté une série de décrets pour faciliter la construction de centrales nucléaires, en revenant sur des règles de sûreté qu'il a qualifiées d'« irrationnelles ». Pour la Maison Blanche, « une énergie abondante est un intérêt vital pour la sécurité nationale et économique. Associée à la production nationale de combustibles fossiles, l'énergie nucléaire peut libérer l'Amérique de sa dépendance vis-à-vis de ses rivaux géopolitiques. Elle peut alimenter non seulement les industries manufacturières traditionnelles, mais aussi des secteurs de pointe, énergivores, tels que l'intelligence artificielle et l'informatique quantique. »
En ce qui concerne le charbon, le pétrole et le gaz, l'administration Trump va accélérer les procédures d'examen des permis d'extraction, et ouvrir à l'exploitation des zones auparavant protégées comme des parcs nationaux ou les terres vierges de l'Alaska. L'« urgence énergétique nationale » a aussi été invoquée, par exemple, pour prolonger l'exploitation d'une mine de charbon dans le Michigan. Le décret signé par le secrétaire à l'Énergie Chris Wright – qui a fondé et dirigé des entreprises dans le domaine du gaz de schiste – justifie cette décision par la nécessité d'éviter des blackouts en cas de hausse de la demande d'énergie. Le Michigan ne faisant aujourd'hui face à aucune menace de pénurie, on peut se demander si cette crainte est liée à la construction de nouveaux data centers énergivores dans cet État. Quoi qu'il en soit, les investisseurs tech peuvent être rassurés : leurs besoins massifs en électricité ont aujourd'hui la priorité sur la lutte contre le réchauffement climatique.
Si l'industrie de la tech n'a pas trop de soucis à se faire quant aux politiques mises en œuvre par le président républicain, c'est aussi parce qu'elle a su investir les rouages de son administration : rien de tel que de prendre la place du régulateur pour être (dé)régulé comme on l'entend.
JD Vance a travaillé pour Mithril Capital, le fonds de capital-risque de Peter Thiel, avant de fonder sa propre société avec le soutien (entre autres) de Marc Andreessen.
Premier allié des patrons de la Silicon Valley : le vice-président JD Vance, dont Peter Thiel a été le mentor, et le financeur de ses premières campagnes politiques. Vance a travaillé pour Mithril Capital, le fonds de capital-risque de Thiel, avant de fonder sa propre société, Narya Capital, avec le soutien (entre autres) de Marc Andreessen. Le 18 mars dernier, invité à un sommet organisé par Andreessen et Horowitz à Washington, JD Vance a promis à un public de leaders de la tech : « Nous allons réduire vos impôts, nous allons réduire les réglementations, nous allons réduire le coût de l'énergie pour que vous puissiez construire, construire, construire. »
Toujours à la Maison Blanche, le « tsar » de l'IA et des cryptomonnaies de Donald Trump n'est autre que David Sacks, ancien de Paypal, et co-fondateur de Palantir (toujours avec Thiel), tandis que son conseiller pour l'IA est Sriram Krishnan, associé d'Andreessen et Horowitz. Le chef du bureau de la politique scientifique et technologique, Michael Kratsios, a travaillé auparavant pour des sociétés d'investissement de Peter Thiel (notamment Clarium Capital) ; il avait déjà fait partie de la première administration Trump. Plusieurs autres hauts responsables de l'administration Trump actuelle sont passés par la société Palantir de Peter Thiel et David Sacks, comme Gregory Barbaccia (directeur fédéral de l'Information à la Maison Blanche), Jacob Helberg (sous-secrétaire à la Croissance économique, l'énergie et l'environnement) et Clark Minor (directeur technique au département de la Santé et des services sociaux).
La création du DOGE reflète l'alignement des leaders de la tech avec l'idéologie libertarienne et conservatrice d'une grande partie de l'entourage de Donald Trump.
Les portes tournantes entre le secteur privé et l'administration ne sont pas une nouveauté et ne concernent pas uniquement le secteur de la tech. Pourtant, avec le nouveau mandat de Donald Trump, cette interpénétration a pris une nouvelle dimension avec la création du Department of Government Efficiency (DOGE), dirigé à l'origine par le très médiatique Elon Musk. Si ce dernier a pris beaucoup de place en termes de communication, le DOGE aurait aussi bénéficié du soutien bénévole de capital-risqueurs comme Marc Andreessen ou Antonio Gracias, et il a recruté des dizaines de personnes liées aux milliardaires de la tech et du capital-risque (anciens de Palantir, SpaceX, X, etc.), dont une partie est restée en poste après le départ du patron de Tesla.
La création du DOGE reflète l'alignement des leaders de la tech avec l'idéologie libertarienne et conservatrice d'une grande partie de l'entourage de Donald Trump. L'objectif est de tailler drastiquement dans l'administration fédérale, quitte à fermer des agences et licencier à tour de bras, pour faire baisser les dépenses publiques (corollaire de la baisse des impôts), mais également de supprimer des régulations et même... des mots, ceux qui se rapportent aux questions climatiques ou aux enjeux d'équité et d'égalité. De quoi satisfaire les aspirations réactionnaires des capital-risqueurs (voir le premier volet de cette enquête) mais aussi les ambitions du « Project 2025 » des think tanks conservateurs emmenés par la Heritage Foundation. Le départ de Musk ne devrait donc pas y changer grand chose.
Elon Musk était en situation de conflit d'intérêts avec plus de 70 % des agences contrôlées par les équipes du DOGE
Difficile de savoir ce qui va rester exactement des « coupes » du DOGE, tant ses actions ont été chaotiques, opaques, voire illégales. Le département a néanmoins déstabilisé une partie de l'État fédéral, et en particulier les agences chargées de superviser le secteur de la tech. En mai 2025, un rapport de l'ONG Public Citizen a estimé qu'Elon Musk était en situation de conflit d'intérêts avec plus de 70 % des agences contrôlées par ses équipes. Le DOGE s'est ainsi attaqué au régulateur fédéral de l'aviation, qui avait enquêté sur SpaceX pour les problèmes causés par ses lancements de fusée (retombées de débris et dommages environnementaux) et même proposé des amendes contre l'entreprise. Des postes ont également été supprimés à la National Highway Traffic Safety Administration, qui avait lancé des enquêtes sur des accidents impliquant des voitures Tesla, et qui est chargée d'évaluer les risques liés aux véhicules autonomes. Des réductions d'effectifs et de moyens ont aussi été annoncées à l'Environmental Protection Agency (EPA), une agence qui s'en est déjà pris à Tesla pour des violations de la loi sur la qualité de l'air, et à SpaceX pour des atteintes à la qualité de l'eau.
Malgré le départ de Musk, le DOGE reste rempli d'anciens salariés de la tech qui pourront avoir envie de protéger leurs intérêts. Gavin Kliger, un ingénieur de l'entreprise d'IA Databricks, soutenue par Andreesen et Horowitz, a ainsi travaillé aux licenciements au CFPB, le Bureau de protection financière des consommateurs, alors qu'il détiendrait pour 750 000 dollars d'actions dans des sociétés soumises à la supervision de cette agence, comme Tesla, Apple ou Alibaba. Est-ce aussi un hasard si les licenciements dans les services fiscaux (IRS) ont impacté de manière disproportionnée l'unité chargée de contrôler les milliardaires ?
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donSi les leaders de la tech critiquent le poids de l'administration fédérale, ils n'ont rien contre les contrats publics. À commencer par Elon Musk, dont le Washington Post estime qu'il aurait reçu plus de 38 milliards de dollars en 20 ans sous forme d'aides, de financements et de commandes publiques pour ses entreprises Tesla et SpaceX. En 2024, Palantir a tiré 1,2 milliard de revenus de contrats gouvernementaux.
Dans le domaine de la défense, la volonté de Donald Trump de construire un « Golden Dome » pourrait là encore profiter à SpaceX, Palantir et Anduril (soutenu par Andressen), entreprises alliées autour de ce projet
Le retour de Trump au pouvoir ne devrait pas affecter cette manne. Palantir fait partie des grands bénéficiaires de la chasse aux migrants initiée par la nouvelle administration, puisqu'elle fournit des outils de traitement de données au service de l'immigration et des douanes (lire Comment Palantir, le géant de la « big data », collabore à la chasse aux migrants aux États-Unis). Stephen Miller, architecte de la politique anti-immigration de Trump, se trouve d'ailleurs aussi être actionnaire de Palantir. Dans le domaine de la Défense, la volonté de Donald Trump de construire un « Golden Dome » pourrait là encore profiter à SpaceX, Palantir et Anduril (soutenu par Andressen), entreprises alliées autour de ce projet. Le 20 mai 2025, le secrétaire à la Santé et aux services sociaux Robert F. Kennedy Jr. rencontrait des firmes de technologies spécialisées dans la santé, qui se trouvaient presque toutes des sociétés soutenues par Andreessen et Horowitz. La start-up de paiement Ramp, soutenue par Peter Thiel, serait aussi sur les rangs pour obtenir un contact de cartes de crédit pour les agents gouvernementaux à plusieurs dizaines de millions de dollars.
Début mai, Wired révélait qu'Anthony Jancso, ancien de Palantir, fondateur de la start-up AccelerateX et employé du DOGE, avait envoyé un message sur un canal Slack pour recruter sur un projet visant à remplacer des agents fédéraux par l'IA. Plusieurs articles de la « One Big Beautiful Bill » discutée actuellement au Congrès américain prévoient de déployer davantage d'intelligence artificielle dans les départements de la Défense, du Commerce, des Douanes - ou encore de la Santé, avec pour objectif de traquer les paiements non-justifiés de Medicare, le système d'assurance maladie pour les personnes âgées ou en situation de handicap. Les opportunités de ce type ne manqueront pas pour les géants du numérique et pour la myriades de start-ups soutenues par les fonds de capital-risque.
Certes, le secteur de la tech – comment l'ensemble du monde des affaires – n'a pas forcément apprécié les annonces de Donald Trump sur les droits de douanes. Les investissements des capital-risqueurs ont eux aussi pu pâtir des fluctuations boursières suscitées par les déclarations contradictoires du président. Reste que si ces menaces sont utilisées comme un levier de négociation, elles pourraient encore une fois tourner à l'avantage de la Silicon Valley. Y compris très directement, par exemple quand le Département d'État encourage ses partenaires commerciaux à adopter les services du Starlink d'Elon Musk, comme révélé par le Washington Post-. Le Lesotho a ainsi attribué un contrat à Starlink juste après que Donald Trump ait annoncé des droits de douane de 50 % sur le pays. Un mémo obtenu par le journal écarte toute coïncidence : « Alors que le gouvernement du Lesotho négocie un accord commercial avec les États-Unis, il espère que l'octroi d'une licence à Starlink témoigne de sa bonne volonté et de son intention d'accueillir des entreprises américaines. » Menacée par la guerre commerciale de Donald Trump, l'Inde a elle aussi fait une série de concessions aux États-Unis dans de multiples domaines, dont une licence attribuée à Starlink.
Si les menaces de hausse des droits de douane sont utilisées comme un levier de négociation, elles pourraient encore une fois tourner à l'avantage de la Silicon Valley
Les droits de douane, un simple instrument de pression ? C'est en tout cas l'opinion de Peter Thiel, interrogé à ce sujet par Joe Lonsdale, un autre des « tech bros ». S'il pense que la dérégulation, notamment environnementale, peut ramener quelques industries aux États-Unis, la priorité pour lui est surtout d'en retirer à la Chine et de s'installer dans des pays qui ne chercheront pas à faire concurrence aux intérêts américains.
L'autre obstacle sur la route des milliardaires de la Silicon Valley, ce sont les velléités de régulation ou de taxation de certains pays ou groupes de pays. Là aussi, face à la menace de Trump de mettre fin immédiatement à ses négociations commerciales, les dirigeants du Canada viennent d'annoncer l'abandon de leur projet de taxe sur les services numériques, qui devait permettre de récupérer une partie des revenus engrangés par les géants américains du web dans leur pays.
L'Union européenne et ses volontés de régulation du secteur (Digital Services Act, Digital Markets Act et IA Act) est la prochaine dans le viseur. L'avenir de ces lois protégeant le consommateur européen dépendra de la capacité de l'UE à rester soudée dans les négociations. Une unité à laquelle s'attaquent, sans surprise, les mouvements d'extrême droite proches du trumpisme sur le vieux continent (lire MCC Brussels, ou comment l'extrême droite pro-Orbán et pro-Trump s'organise pour affaiblir l'Europe de l'intérieur).
27.06.2025 à 07:30
Derrière le ralliement d'Elon Musk et d'autres grands financiers de la Silicon Valley à l'ultradroite américaine, il y a une opposition forcenée à la régulation de l'IA et des cryptomonnaies, mais aussi un intérêt commun avec le secteur des énergies fossiles à ne pas entraver la consommation des énergies polluantes. Premier volet d'une enquête sur le secteur étatsunien de la tech et l'administration Trump.
Si les dernières chamailleries entre Elon Musk et Donald Trump ont pu donner (…)
Derrière le ralliement d'Elon Musk et d'autres grands financiers de la Silicon Valley à l'ultradroite américaine, il y a une opposition forcenée à la régulation de l'IA et des cryptomonnaies, mais aussi un intérêt commun avec le secteur des énergies fossiles à ne pas entraver la consommation des énergies polluantes. Premier volet d'une enquête sur le secteur étatsunien de la tech et l'administration Trump.
Si les dernières chamailleries entre Elon Musk et Donald Trump ont pu donner l'illusion d'une rupture, les élections de 2024 marquent en réalité un virage profond dans la politique aux États-unis : les milliardaires de la tech, à coup de dollars et d'influence, ont conquis le pouvoir et le président Trump. Loin de l'image d'innovation et de modernité de la Silicon Valley, ses magnats se sont clairement rangés aux côtés de secteurs traditionnellement favorables à la droite réactionnaire, comme celui des énergies fossiles ou des fonds d'investissements, pour soutenir le candidat républicain et son programme.
Il y a un an, en juin 2024, l'investisseur en capital-risque David Sacks co-organisait une grande soirée de levée de fonds au profit de Donald Trump dans sa villa de San Francisco. Avec des tickets d'entrée allant de 50 000 à 300 000 dollars, le milliardaire, animateur du All-In podcast (influent dans la Silicon Valley) et ancien de Paypal, récolte 12 millions de dollars pour la campagne du candidat Républicain. Des gros acteurs du secteur des cryptomonnaies comme les frères Winklevoss ou Jacob Helberg, conseiller du patron de Palantir, assistent à l'événement, qui est perçu comme un tournant par les médias américains : l'industrie de la tech, traditionnellement perçue comme libérale et soutien des démocrates, était en train de rallier le très conservateur Donald Trump. « Je pense que les salariés de la tech restent majoritairement démocrates et progressistes, mais ce sont leurs patrons, les milliardaires à la tête des grandes sociétés d'investissement, qui se sont tournés vers Trump », estime Jeff Hauser, fondateur et directeur du Revolving Door Project, une vigie citoyenne sur les nominations au sein du pouvoir exécutif.
En 2016, seul Peter Thiel, le fondateur de Paypal, Palantir et plusieurs fonds de capital-risque, avait ouvertement soutenu le candidat républicain. Mais, à l'été 2024, Elon Musk, lui aussi un ancien de Paypal, devenu patron de multiples entreprises allant de Tesla à SpaceX en passant par X (ex twitter) ou The Boring Company, rallie lui aussi Trump. Il deviendra le premier contributeur à sa campagne devant le banquier Thimoty Mellon (plus de 276 millions de dollars contre 150 millions, sans compter les contributions aux campagnes des candidats républicains au Congrès). Il fonde « America PAC », une organisation de collecte de fond qui réunira plus de 260 millions de dollars pour Donald Trump, sous la direction de Chris Young, vice-président du lobby pharmaceutique PhRMA. Si parmi les donateurs figurent d'autres soutiens habituels des républicains comme la famille DeVos ou Joe Craft, patron du géant du charbon Alliance Resources Partner, on y retrouve aussi les frères Winklevoss, Joe Lonsdale, co-fondateur de Palantir, et d'autres capital-risqueurs liés à la Silicon Valley et la « paypal Mafia », comme Ken Howery, Shaun Maguire ou Antonio Gracias (qui gère une partie de la fortune d'Elon Musk).
D'autres capital-risqueurs majeurs de la Silicon Valley, comme Ben Horowitz et Marc Andreessen (Andreessen & Horowitz) ou Doug Leone (Sequoia Capital) financent aussi la campagne de Trump à coup de millions de dollars, à travers des « super PAC ». Ces milliardaires annoncent publiquement leur soutien au candidat. À travers leurs sociétés d'investissement, ils sont liés à des centaines d'entreprises majeures de la Silicon Valley, de Meta (Facebook, Instagram, Whatsapp) à Airbnb en passant par Uber, Instagram ou Spotify. Au delà de l'argent, le soutien des milliardaires de la Silicon Valley a pu passer par leur pouvoir d'influence sur le débat public : « Je suis pratiquement sûr que l'algorithme de X (anciennement Twitter) a été modifié pour faire monter les contenus favorisant Trump », explique Jeff Hauser.
Pourquoi cet engouement pour Donald Trump ? Pas certain que les grands patrons de la tech aient jamais été des progressistes convaincus, mais l'ère Biden les aurait ouvertement poussés dans les bras des républicains. Par les menaces de taxer les très grandes fortunes, d'une part : à la tête de patrimoines se comptant en centaines de millions, voire en milliards de dollars, ils ont pu se sentir visés. D'autre part, parce que le président sortant avait nommé à la tête de la Federal Trade Commission (FTC) Lina Khan, une juriste déterminée à faire appliquer les lois contre les monopoles, y compris contre des mastodontes de la tech comme Meta ou Amazon.
Cependant, pour Jeff Hauser, « ce qui a été déterminant, c'est la question de l'intelligence artificielle et des cryptomonnaies ». Des secteurs qui se sont développés très rapidement dans la période récente, et dans lesquels les milliardaires de la tech voient un potentiel énorme de profits. Le marché très rentable des cryptomonnaies est en pleine expansion, mais l'administration Biden a semblé vouloir réguler le secteur, a minima en lui appliquant les législations existantes sur la lutte contre le blanchiment d'argent et les règles de la Security Exchange Commission (SEC, l'organe de régulation boursière) ou de l'Internal Revenue Service (IRS), l'administration en charge de la fiscalité. Le ministère de la Justice et des agences de l'État fédéral ont engagé de multiples enquêtes et poursuites contre des entrepreneurs des cryptomonnaies pour protéger les consommateurs ou déceler les cas où leurs plateformes auraient servi à faire transiter de fonds liés à des activités criminelles.
Pour Marc Andreessen et Ben Horowitz, dont le fond de capital-risque Andreessen & Horowitz (a16z) a largement misé sur les cryptos, le mandat de Joe Biden a été terrifiant : « Cela a été la pire période de notre vie en terme de politique de la Maison Blanche pour la tech. (…) Ils ont essayé de détruire cette industrie », s'est lamenté Ben Horowitz dans leur podcast. En 2023, il avait d'ailleurs annoncé se lancer dans le lobbying pour s'assurer que la croissance des de l'IA et des cryptomonnaies ne serait pas entravée par les réglementations. Car l'IA est le deuxième cheval de bataille des milliardaires de la tech, qui y voient une solution à tous les problèmes.
« Nous pensons que la meilleure façon de concevoir l'intelligence artificielle est de la considérer comme un outil universel de résolution de problèmes. Et nous avons beaucoup de problèmes à résoudre », affirme ainsi le « manifeste techno-optimiste » des deux partenaires. Là encore, l'IA est aussi pour eux une source de juteux profits. Ben Horowitz en est convaincu : « Nous devons gagner [la course à l'IA] : perdre cette course est pire que tout les risques qu'on essaie d'éviter avec les régulations. »
L'autre grand reproche de l'industrie de la tech à Joe Biden est qu'il aurait étranglé le secteur énergétique. Or le développement de l'IA et des cryptomonnaies est très gourmand en électricité et les milliardaires du secteur veulent y avoir accès de manière exponentielle et illimitée : « Nous devrions amener tout le monde au niveau de consommation d'énergie qui est le nôtre, puis multiplier notre énergie par 1 000, et enfin multiplier l'énergie de tous les autres par 1 000 également », clame le manifeste techno-optimiste d'Andreessen et Horowitz.
Selon un récent rapport de l'Union internationale des télécommunications (UIT), entre 2020 et 2024, les émissions indirectes de carbone des quatre des principales entreprises technologiques axées sur l'IA ont augmenté en moyenne de 150 % en raison de la consommation des datacenters. Mais les dérèglements climatiques n'inquiètent pas nos capital-risqueurs, puisque selon eux, la technologie va résoudre le problème. Ce qui leur fait peur, c'est plutôt que la régulation entrave le développement de cette IA qu'ils imaginent salvatrice.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donVu l'appétit en énergie du secteur de la tech, leur alliance avec le lobby des énergies fossiles derrière le candidat républicain qui veut forer toujours plus de pétrole apparaît donc naturelle. Ce n'est pas le seul point commun : les deux industries sont similairement opposées à toute idée de régulation. À la fin de leur manifeste techno-optimiste, Andreessen et Horowitz recommandent quelques lectures, dont plusieurs économistes (Mises, Hayek, Friedman…) liés à la mouvance du réseau Atlas , un réseau qui a bénéficié de financements fossiles et a œuvré contre les politiques climatiques et toute forme de régulation des entreprises (lire nos enquêtes et en particulier « Un allié précieux et généreux » : quand Exxon finançait le réseau Atlas pour bloquer l'action climatique).
Aujourd'hui, le réseau Atlas a d'ailleurs un « projet sur les technologies décentralisées » pour « éliminer les obstacles à l'innovation » dans la tech et soutenir l'utilisation des Bitcoin. Pendant des années, il a compté parmi ses membres le Seasteading Institute, une organisation visant à la création de communautés indépendantes de tout État qui a été généreusement financée par Peter Thiel, qui a fait partie de son conseil d'administration, tout comme Joe Lonsdale (co-fondateur de Palantir).
Les milliardaires de la tech ne partagent pas que le goût de la dérégulation avec les libertariens de la galaxie Atlas. Tout comme une partie des organisations partenaires du réseau promeut des positions ultraconservatrices d'un point de vue social (anti-avortement, anti-immigration…), les capital- risqueurs de la Silicon Valley – un milieu notoirement très masculin et très blanc – ont développé une haine féroce contre les politiques de diversité, équité et inclusion (DEI). Andreessen s'en moque, Joe Lonsdale les accuse de créer de l'antisémitisme, et de privilégier des entreprises détenues par des minorités dans l'attribution de contrats gouvernementaux. Un grief difficile à comprendre quand on sait que Palantir, l'entreprise qu'il a fondée et dont il détient encore des actions, a tiré 1,20 milliard de revenus de contrats gouvernementaux en 2024. « Tous les gens clés de la tech sont blancs. Et des hommes. Ils se sentent attaqués par les politiques DEI parce qu'ils sont persuadés que s'ils sont là, c'est uniquement parce qu'ils sont exceptionnellement brillants. Alors ils les rejettent », explique Jeff Hauser.
Cette opposition à des politiques plus favorables aux groupes discriminés – femmes, personnes racisées ou en situation de handicap – pourrait paraître décalée avec l'image moderne et progressiste que charriait jusqu'ici la Silicon Valley, ses startups et ses applications qui ont envahi notre quotidien. Pourtant elle est plutôt cohérente avec le passif des principaux milliardaires de la tech qui ont rejoint Donald Trump. Ben Horowitz est le fils de David Horowitz, un militant islamophobe classé à l'extrême droite. Elon Musk, Peter Thiel et David Sacks ont vécu tout ou partie de leur enfance dans l'Afrique du Sud de l'apartheid, sans qu'aucun ne rejette clairement ce système de hiérarchie raciale. Et Peter Thiel a par la suite été un soutien important des conférences NatCon – pour national conservatisme, une idéologie identitaire et conservatrice. Dès 2009, ce dernier estimait que la démocratie et la liberté ne sont plus compatibles. En janvier 2025, il voit dans le retour de Donald Trump « les dernières semaines crépusculaires de notre interrègne ».
Avec le nouveau président américain, les « tech bros » ont ajouté à leurs immenses fortunes un pouvoir politique considérable. Ce sera l'objet de second volet de cette enquête.
26.06.2025 à 17:53
24.06.2025 à 18:04
Le salon de l'aéronautique du Bourget qui s'est tenu du 16 au 22 juin a fourni une nouvelle illustration des liens que les entreprises françaises continuent de cultiver avec l'industrie de l'armement israélienne.
La 55e édition du salon de l'aéronautique du Bourget devait accueillir plusieurs entreprises du complexe militaro-industriel israélien comme Israel Aerospace Industries (IAI), Rafael, UVision, Elbit et Aeronautics. Finalement, leurs stands ont été fermés le 16 juin sur ordre du (…)
Le salon de l'aéronautique du Bourget qui s'est tenu du 16 au 22 juin a fourni une nouvelle illustration des liens que les entreprises françaises continuent de cultiver avec l'industrie de l'armement israélienne.
La 55e édition du salon de l'aéronautique du Bourget devait accueillir plusieurs entreprises du complexe militaro-industriel israélien comme Israel Aerospace Industries (IAI), Rafael, UVision, Elbit et Aeronautics. Finalement, leurs stands ont été fermés le 16 juin sur ordre du gouvernement français au motif que ces firmes allaient, contrairement à leurs engagements, y exposer des « armes offensives ». Une « décision scandaleuse et sans précédent », a réagi le ministre de la Défense israélien.
L'épisode marque un nouveau rebondissement après que plusieurs ONG (Al-Haq, Union juive française pour la paix, Attac-France, Stop Fuelling War et Survie) aient plaidé sans succès devant le tribunal de Bobigny pour que ces sociétés israéliennes ne puissent pas tenir de stands au Bourget. Le tribunal leur avait donné tort en première instance, estimant que le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas), organisateur du salon, « n'avait violé aucune autorisation qui lui incombe ». Une décision depuis confirmée en appel. Les associations ont annoncé leur intention de porter l'affaire devant la Cour de cassation.
À cette occasion, un collectif d'associations (Attac, Progressive International, Palestinian Youth Movement, conseil francilien du Mouvement de la Paix, AFPS, UJFP, Droit-solidarité, Attac, BDS France, The Ditch et Stop Arming Israel) ont publié un rapport détaillé sur les livraisons d'armes française en direction d'Israël. Ce rapport évoque, pour l'année 2024, la fourniture de « plus de 15 millions d'articles dans la catégorie “bombes, grenades, torpilles, mines, missiles et autres munitions de guerre”, d'une valeur de plus de 7 millions d'euros, ainsi que 1868 articles dans la catégorie “pièces et accessoires de lance-roquettes, grenades, lance-flammes, artillerie, fusils militaires et fusils de chasse », d'une valeur de plus de 2 millions d'euros ».
Des chiffres qui viennent à nouveau jeter le doute sur la ligne officielle, réaffirmée une nouvelle fois le 6 juin par le ministre de la Défense, Sébastien Lecornu, selon laquelle Paris « ne vend pas d'armes à Israël ». D'autant plus que Disclose et le média Irlandais The Ditch ont révélé au même moment un nouvel envoi de pièces détachées destinées à Israël par l'entreprise Eurolinks. Il s'agit de maillons destinés à des balles d'armes automatiques. Suite à cette révélation, les dockers CGT de Fos ont bloqué les trois conteneurs de pièces détachées. « Nous ne participerons pas au génocide en cours orchestré par le gouvernement israélien », ont-ils déclaré dans un communiqué de presse.
« Nous avons bien des exportations vers Israël, qui représente 5 % à 7 % de notre activité selon les années, et nous livrons ces maillons à IMI Systems, filiale du groupe de défense Elbit (…). Mais ces maillons ne sont aucunement utilisés pour assembler des munitions destinées à être utilisées par les forces armées israéliennes », affirmait Sébastien Lecornu en 2024, lorsqu'une précédente livraison du même type a été révélée par Disclose.
Il a cependant reconnu que quelques licences d'exportation pour Israël avaient été accordées après le 13 octobre 2023, notamment, « des missiles du Dôme de fer », dispositif de défense qui consiste à intercepter des roquettes tirées depuis Gaza et le Liban. Selon les ONG, il pourrait s'agit de missiles d'artillerie et sol-air fabriqués par la société française, Nexter. Filiale de KNDS, l'entreprise fabrique des obus de char utilisables pour le canon IMI du char Merkava, qui est actuellement déployé sur le terrain par l'armée israélienne.
Au-delà de fournir des armes à Israël, la France ainsi que l'Union européenne soutiennent financièrement un programme de développement de drones de guerre, Actus, implique la société Israel Aerospace Industries, propriété de l'Etat israélien. Parmi les partenariats de ce projet figurent les géants français Safran et Thales. La Commission européen et sept ministères de la Défense à l'échelle européenne dont celui de la France financent le projet Actus à hauteur de 59 millions d'euros au total.
En 2024, la France a encaissé 18 milliards d'euros de ses ventes d'armes au cours de l'année 2024. Elle commence l'année 2025 sur les chapeaux de roues, en visant une hausse de 3,3 milliards d'euros dans la défense, soit 50,5 milliards d'euros au total, à l'occasion de la loi de programmation militaire de 2024-2030, pour un total de 413 milliards d'euros pour les sept prochaines années.
24.06.2025 à 17:54
24.06.2025 à 17:22
24.06.2025 à 17:22
20.06.2025 à 17:00
Le sommet co-organisé le 24 juin par Pierre-Édouard Stérin via le projet Périclès et Vincent Bolloré via JD News réunit beaucoup d'habitués des grands raouts de l'union des droites. S'y ajoutent quelques nouveaux venus qui en profitent pour faire leur « coming out » en faveur de l'extrême droite. Derrière la défense des « libertés », il s'agit surtout d'attaquer le service public, l'impôt et l'écologie. Les think tanks et instituts partenaires du réseau Atlas sont présents en masse. (…)
- FAF40 / Bolloré, Lobbying et influenceLe sommet co-organisé le 24 juin par Pierre-Édouard Stérin via le projet Périclès et Vincent Bolloré via JD News réunit beaucoup d'habitués des grands raouts de l'union des droites. S'y ajoutent quelques nouveaux venus qui en profitent pour faire leur « coming out » en faveur de l'extrême droite. Derrière la défense des « libertés », il s'agit surtout d'attaquer le service public, l'impôt et l'écologie. Les think tanks et instituts partenaires du réseau Atlas sont présents en masse.
Sponsorisé par le fonds Périclès de Pierre-Édouard Stérin et JDNews de Vincent Bolloré, le Sommet des libertés qui aura lieu le 24 juin au Casino de Paris se présente comme un « éveil libéral ». L'événement annonce des élus de droite et de gauche, mais on y trouve presque uniquement des personnalités d'extrême droite (Marion Maréchal, Sarah Knafo pour Reconquête, Jordan Bardella pour le RN) et de la droite de la droite (Éric Ciotti et quelques LR), à l'exception de Charles de Courson (groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires). Ainsi que des intervenants des médias de la Bollosphère (CNews, Europe1) et d'autres qui se déclarent plus effrayés par la gauche que l'extrême droite [1].
Alors quand, dans les éléments de langage fournis aux influenceurs, il est affirmé que « ce n'est pas un événement partisan », mais « un espace de convergence », on peut se dire qu'on a affaire à un énième raout pour tenter d'unir les droites les plus radicales – le grand rêve d'Alexandre Pesey, directeur fondateur de l'Institut de formation politique (IFP). À l'image de la Convention de la droite organisée par Marion Maréchal et Éric Zemmour, en 2019, où on retrouvait déjà l'IFP et Contribuables associés (de nouveau co-organisateurs avec le JDD et Périclès de ce Sommet des libertés), ou encore Olivier Babeau de l'institut Sapiens (le quatrième co-organisateur, dont nous avions notamment parlé dans notre enquête sur le lobbying contre la Convention citoyenne climat).
En 2019, la soirée avait surtout fait parler d'elle en raison des discours identitaires et haineux tenus par plusieurs intervenants, dont Éric Zemmour lui-même, qui s'était vu condamné pour ses propos. Est-ce pour cette raison que l'événement de 2025 semble moins mettre en avant les enjeux « civilisationnels » ? Le mot d'ordre est, sur le principe, bien plus acceptable, puisqu'il s'agit de défendre les libertés. Qui serait contre ?
Bien sûr, vu les profils des intervenants, il ne s'agira pas de protéger la liberté de franchir des frontières, celle de faire grève ou encore de choisir ou non d'avoir des enfants (Aziliz le Corre, pasionaria de la natalité qui sera l'une des intervenantes du 24 juin, n'est pas fan des « childfree »). Le slogan du sommet semble être « trop d'État tue les libertés ». Sous prétexte de libertés, il s'agit surtout de couper dans les régulations et dans les dépenses publiques, à la manière du DOGE du milliardaire Elon Musk aux États-Unis, ou de la tronçonneuse du président Javier Milei, soutenu par les partenaires du réseau Atlas en Argentine.
Sans aucune surprise, donc, on retrouvera dans le sommet parisien l'investisseur immobilier Romain Dominati, soutien de ce même Javier Milei, ainsi qu'une bonne partie des partenaires ou anciens partenaires du réseau Atlas en France : Contribuables associés, l'Iref, l'IFP, l'institut Coppet… Ou encore le Cercle Droit et Libertés, fondé par des conservateurs qui sont allés chercher l'inspiration dans les cercles de l'ultradroite américaine. Le programme du Sommet des libertés permet également de confirmer que le secteur des cryptomonnaies va se ranger derrières les libertariens et les droites radicales : Plan B network et How to bitcoin soutiennent l'événement. Un rapprochement qui, là encore, fait écho à la façon dont l'univers des bitcoins s'est rangé derrière Donald Trump aux États-Unis pour échapper aux régulations financières.
Des organisations s'opposant aux politiques environnementales (en particulier le développement des énergies renouvelables) et la député LR Anne-Laure Blin, qui s'est faite épingler pour des propos climato-sceptiques, sont elles aussi de la partie. En résumé, toutes les chances que les libertés défendues par les intervenants soient celles de spéculer et de polluer.
Pour faire passer un tel agenda, rien de tel que les méthodes du réseau Atlas. Notamment l'« astroturfing », qui consiste à faire passer une campagne d'influence pour un mouvement populaire spontané. Un peu comme quand Contribuables associés, à l'image d'autres taxpayers associations créées partout dans le monde, se fait passer pour un mouvement de terrain de petits contribuables apolitiques, alors qu'il a été fondé de riches chefs d'entreprises et dirigé par des élus politiques (de droite, bien sûr).
Mais la médaille de l'astroturfing revient probablement à Alexandre jardin, autre intervenant annoncé du Sommet des libertés. L'écrivain né à Neuilly sur Seine, issu de la haute bourgeoisie et passé par la très élitiste Ecole alsacienne, qui fut successivement sarkozyste (2007), macroniste (2016), puis candidat malheureux à l'élection de 2017, s'est trouvé une nouvelle passion avec la lutte contre les normes environnementales, en particulier les Zones à faibles émissions (ZFE). Il s'est ainsi auto-érigé en défenseur de ceux qu'il appelle « les gueux , qui seraient privés du droit de circuler. Sans forcément avoir en tête que les segments les plus pauvres de la population ne possèdent pas de voiture et sont les premiers affectés par leurs émissions polluantes. Pas à une contradiction près, l'écrivain a succès a même écrit un livre « Les gueux », qu'il a présenté au Fouquet's, lors d'une soirée à 150 euros l'entrée organisée par Aurhéa, « cercle privé d'élite » réunissant dirigeants, cadres dirigeants, professions libérales, entrepreneurs, banquiers d'affaires, avocats ou encore experts indépendants.
Il semble que peu de « gueux » soient dupes : la dernière pétition sur le site d'Alexandre Jardin dépasse péniblement les 2000 signatures. L'écrivain est pourtant invité à donner son avis sur les politiques énergétiques de la France dans de nombreux médias, du Parisien à RMC en passant par Le Figaro. Et bien sûr dans les médias du groupe Bolloré Cnews, Europe 1 et le JDD, dont les journalistes stars comme Christine Kelly, Louis De Raguenel ou Charlotte d'Ornellas seront également de la partie le 24 juin.
C'est bien l'alliance entre les organisations inspirée de la droite états-unienne, l'argent du fond Périclès de Pierre-Édouard Stérin et les plateformes médiatiques offertes par Vincent Bolloré qui peut faire craindre que ces mouvements réactionnaires, aussi faibles soient-ils en terme de fonds et d'assise populaire réelle, fassent chambre d'écho. Dans les pays qui semblent les inspirer – l'Argentine de Milei, les États-Unis de Trump, l'Italie de Meloni –, le droit de manifester et la liberté de la presse ont très rapidement été attaqués : la défense de ces « libertés »-là n'aura pas fait long feu.
[1] Voir par exemple Jean-Philippe Feldman, qui préfère RN au NFP.
20.06.2025 à 01:42
Qui est Bernard Carayon, en première ligne pour défendre le projet de l'A69 et insulter ses opposants ? Du GUD à Pierre Fabre, du secret des affaires à l'union des droites, portrait d'un politicien brut de décoffrage, comme un poisson dans l'eau dans le cloaque politique et médiatique d'aujourd'hui.
Sans surprise, il fut l'un des premiers à se féliciter de l'autorisation de la reprise des travaux sur le chantier de l'A69, décidée par le Cour administrative d'appel de Toulouse, le 28 mai (…)
Qui est Bernard Carayon, en première ligne pour défendre le projet de l'A69 et insulter ses opposants ? Du GUD à Pierre Fabre, du secret des affaires à l'union des droites, portrait d'un politicien brut de décoffrage, comme un poisson dans l'eau dans le cloaque politique et médiatique d'aujourd'hui.
Sans surprise, il fut l'un des premiers à se féliciter de l'autorisation de la reprise des travaux sur le chantier de l'A69, décidée par le Cour administrative d'appel de Toulouse, le 28 mai dernier. « Le bon droit et le bon sens enfin réconciliés ! » a salué Bernard Carayon sur X, s'arrogeant au passage les mérites du projet – « J'avais lancé l'opération en 2010 ! » Un mois plus tôt, sur le même réseau, il se demandait pourtant : « Pour qui roule en France la juridiction administrative ? Pour les islamistes ? Les écoterroristes ? »
Le maire de Lavaur a la gâchette facile lorsqu'il s'agit de défendre le projet d'autoroute A69
C'est que le maire de Lavaur, une commune de 10 000 habitants dans le sud-ouest du Tarn, à une quarantaine de kilomètres de Toulouse, a la gâchette facile lorsqu'il s'agit de défendre le projet d'autoroute, dont il se fait volontiers le héraut sur les chaînes d'info en continu. « Décroissants archaïques », « bobos pacsés à l'ultragauche », ou encore « extrémistes pro-Hamas » : les opposants à l'A69 ont dû s'habituer aux outrances verbales de celui qui est par ailleurs avocat [1]. En novembre 2023, Bernard Carayon concluait ainsi une tribune publiée dans Le Figaro : « Les pieds dans la glaise, je dis aux rouges/verts : ‘no pasaran' ».
Dans ce même tweet victorieux du 28 mai, Bernard Carayon interpelle le ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau, l'enjoignant « d' assurer strictement la sécurité des ouvriers et des entreprises de notre chantier face aux #écoloterroristes ». La manœuvre est également politique, tout juste dix jours après la victoire de ce dernier à la présidence des Républicains. Car Bernard Carayon est aussi le champion d'une autre cause : l'union des droites. L'an passé, après avoir ardemment soutenu l'alliance avec l'extrême-droite aux législatives sous l'égide d'Éric Ciotti, il fut l'un des tous premiers à le rejoindre dans l'aventure politique de l'UDR (Union des Droites pour la République), suite à son départ de la présidence des Républicains. Le cordon sanitaire a toujours été un concept parfaitement étranger aux yeux de Bernard Carayon, et pour cause : c'est au GUD (Groupe Union Défense), organisation de jeunesse d'extrême-droite ultraviolente dont il dirigea la revue Vaincre, qu'il fit ses premières armes en politique.
Au-delà des effets de manche, les vitupérations de Bernard Carayon sur l'A69 reflètent aussi une autre facette du personnage : son engagement inconditionnel pour les grandes entreprises et pour discréditer leurs opposants. C'est lui qui, en 2012, alors député sous la bannière de l'UMP, porte haut et fort la reconnaissance d'un délit de secret des affaires, visant à engager la responsabilité pénale de toute personne divulguant des informations protégées « sans autorisation de l'entreprise ». Une sorte de « secret-entreprise », calqué sur le modèle du « secret-défense », pour faire régner l'omerta sur le monde économique (lire Secret des affaires. Adoptée à l'Assemblée nationale, la proposition de loi échoue à passer au Sénat, à la faveur de l'alternance politique. Mais la bombe à retardement est enclenchée : après être d'abord réapparue, en des termes similaires, dans un projet de loi d'Emmanuel Macron, alors hôte de Bercy en 2015, l'idée aboutit finalement en 2018 dans le cadre de la loi relative à la protection du secret des affaires. Celle-là même qui permet aujourd'hui de protéger les annexes du contrat de concession de l'A69 conclu entre l'État et Atosca, la société chargée de construire puis exploiter la future autoroute entre Toulouse et Castres.
Bernard Carayon aime se présenter comme le père fondateur de l'intelligence économique à la française
Bernard Carayon aime se présenter comme le père fondateur de l'intelligence économique à la française [2]. En 2003, à la demande du Premier Ministre Jean-Pierre Raffarin, il s'était chargé d'un rapport sur le sujet, formulant 38 propositions – parmi lesquelles, déjà, un droit au secret des affaires. À la suite de quoi il lance, en 2005, la fondation Prometheus avec plusieurs grands groupes français parmi lesquels Areva, Safran, Dassault Aviation ou encore Thales. Qualifiée à sa création de « premier do-tank français » par son président-fondateur, avec l'objectif de « produire une pensée opérationnelle » pour aider l'État qui « manque de d'outils et de méthodes pour répondre à certains enjeux stratégiques », la fondation n'a pas laissé une trace indélébile dans l'Histoire. Elle semble en sommeil depuis plusieurs années. Son principal fait d'armes ? Un prétendu « baromètre de transparence des ONG », qui tentait de renverser le stigmate de l'opacité dont les grandes entreprises se trouvent régulièrement affublé. Une façon de « c'est-celui-qui-dit-qui-y-est » qui visait évidemment, en premier lieu, les associations environnementales ou défenseuses des libertés publiques. En 2009, le mouvement France Nature Environnement s'était ainsi vu octroyé la note de… 1/10.
« Ma jeunesse nationaliste [au sein du GUD] ? (…) Je me suis effectivement battu physiquement contre l'extrême-gauche, confiait récemment Benard Carayon, face caméra, à Paul-Marie Couteaux [3], ancien porte-parole de Marine Le Pen en 2012, reconverti directeur de la rédaction de Le Nouveau conservateur, une revue trimestrielle prônant l'union des droites [4]. Je n'ai ni remords ni regrets (...). L'Histoire nous a donné raison. »
Ma jeunesse nationaliste [au sein du GUD] ? Je n'ai ni remords ni regrets
La suite de son histoire à lui l'a mené dans le Tarn, sur les propres terres de sa famille de châtelain – Bernard Carayon de Lagayé, de son nom complet. En 1993, il est élu député pour la première fois, avec l'étiquette du RPR. Puis en 1995, il emporte la mairie de Lavaur, avec les mêmes couleurs mais aussi avec le concours de sympathisants lepénistes, inscrits sur sa propre liste [5]. Depuis, il y règne sans discontinuer, en cumulant régulièrement avec des mandats de conseiller général et de conseiller régional.
Désormais au sein du micro-parti de l'UDR, Bernard Carayon y croise peut-être la route de Pierre-Édouard Stérin, le milliardaire ultra-conservateur qui se rêve en architecte de l'union des droites extrêmes. En février dernier, Le Monde révélait que le fondateur de SmartBox s'y montre « particulièrement influent », deux de ses proches étant à la manœuvre pour en écrire le programme économique. À l'automne, Éric Ciotti s'était par exemple fermement opposé aux hausses d'impôt exceptionnelles sur les bénéfices des grandes entreprises et les très hauts revenus. Ce qui ne fut certainement pas pour déplaire à Pierre-Édouard Stérin, exilé fiscal en Belgique.
Mais que peut bien en penser Bernard Carayon, lui qui n'a que le « patriotisme économique » à la bouche ? Et comment celui qui continue de se revendiquer haut et fort du gaullisme peut-il accepter une alliance avec le RN, un parti fondé entre autres par d'anciens SS ? Pour tenter de le comprendre, nous avons sollicité un entretien directement auprès de lui. Mais voilà, le contradictoire, de même que la transparence, reste un concept à géométrie variable, chez l'homme de droit.
L' « Histoire », encore et toujours : Bernard Carayon n'aime rien moins qu'y faire référence, pour ponctuer ses interventions avec grandiloquence. Comme lorsqu'il contestait les chiffres officiels d'une des « Manif' pour tous » à laquelle il participait, en mai 2013, par le biais d'une réinterprétation pour le moins audacieuse : « À la Libération, il y aura beaucoup de tondu(e)s ! #Boycottonslesmédiascomplices » À l'époque, le tweet avait scandalisé jusque dans les propres rangs de l'UMP. Comme si sa propre famille politique découvrait les états de service d'un homme passé par le Club de l'Horloge – groupe de réflexion qui a servi d'incubateur aux idées d'extrême-droite [6] – dans les années 80, avant de cheminer longtemps aux côtés de Charles Pasqua puis de rejoindre un temps le micro-mouvement de la Droite Populaire, aux côtés de Thierry Mariani, au tournant des années 2010.
Aujourd'hui, certains plaident la théorie de la brebis galeuse, aussi isolée qu'insignifiante : « Bernard Carayon ? C'est le Nicolas Dupont-Aignan du sud, avec le même résultat. Son influence est nulle, il n'a jamais incarné aucun courant. C'est du 'clapotis' : un pet dans un bain, ça n'a jamais fait un jacuzzi », cingle Jérôme Lavrilleux, ancien directeur de cabinet de Jean-François Copé lorsque celui-ci présidait l'UMP. Mais en réalité, « la trajectoire de Bernard Carayon est caractéristique de ces anciens 'gudards', tel Gérard Longuet, qui ont su se racheter une respectabilité en rejoignant les cabinets politiques de la droite chiraquienne [Bernard Carayon entra au cabinet de Chirac à la mairie de Paris en 1984, ndlr], tout en continuant à défendre une ligne très dure et prôner l'union avec l'extrême-droite », explique Erwan Lecoeur, politologue.
C'est le Nicolas Dupont-Aignan du sud, avec le même résultat. Son influence est nulle
À moins d'un an des prochaines élections municipales, Bernard Carayon se représentera-t-il à la mairie de Lavaur pour un sixième mandat consécutif ? Retentera-t-il sa chance à la députation en 2027 (ou avant) ? Quels que soient les desseins du père, la passation de témoin semble déjà assurée au sein de la famille Carayon. Parmi les quatre enfants, deux sont aujourd'hui engagés en politique : il y a Inès de Ragenuel, conseillère municipale d'opposition à Paris, élue sur la liste de Rachida Dati dans le 15ème arrondissement, et par ailleurs épouse de Louis de Raguenel, chroniqueur régulier de CNews, et ancien rédacteur en chef de Valeurs Actuelles, artisan en chef du virage radical entrepris par cet hebdomadaire d'extrême-droite. Et il y a Guilhem de Carayon, le benjamin de 26 ans. Défenseur d'une droite « décomplexée », il a d'abord été élu président des Jeunes Républicains en 2021, puis nommé porte-parole et vice-président de LR par Éric Ciotti en 2023. Avant de suivre ce dernier dans son rapprochement avec le Rassemblement national, en œuvrant personnellement à ficeler l'accord en vue des législatives 2024 : las, candidat dans la 3ème circonscription du Tarn sous la bannière LR-RN, Guilhem de Carayon échoue finalement de quelques voix à être élu au Palais-Bourbon, battu par le même candidat que son père en 2017.
Pierre Fabre avait également beaucoup donné à Lavaur, et à son maire Bernard Carayon
La carrière de Bernard Carayon doit également beaucoup à un homme, et pas n'importe lequel : le tarnais Pierre Fabre, fondateur du groupe pharmaceutique du même nom, l'un des patrons les plus notables du capitalisme français de la seconde moitié du XXème siècle. Au lendemain de sa mort en juillet 2013, à Lavaur où il résidait, Bernard Carayon s'était ainsi fendu d'une véritable oraison funèbre, dans le journal municipal. « Lavaur a perdu son meilleur ami, son plus fidèle et son plus désintéressé soutien (…), un modèle et un guide, merveilleusement attachant. » Non sans s'attribuer à nouveau, un peu plus loin, quelques mérites quant à sa prétendue philantropie : « Seul encore en France, il avait donné, il y a quelques années, à sa Fondation, l'essentiel de son capital, après que j'ai eu l'idée et fait voter à l'Assemblée nationale une loi, en 2005, l'y autorisant. » Surnommés les « amendements Pierre Fabre », ces textes sur-mesure ont ainsi permis à l'homme d'affaires, sans descendance, de transmettre 66 % de ses actions à la fondation, reconnue d'utilité publique, qui portait son nom. Jusqu'alors, aucune fondation de ce type ne pouvait détenir plus du tiers d'une société privée, afin d'éviter tout mélange des genres [7]. Un privilège rendu possible par Bernard Carayon, et qu'il justifiait ainsi, en 2013 : « Un homme qui donne 66 % de ses biens à la nation, c'est tellement inimaginable. »
De son vivant, Pierre Fabre avait également beaucoup donné à Lavaur, et à son maire Bernard Carayon – dont il a publié certains des livres par le biais des éditions Privat, propriété du groupe Sud Communications, fondé par l'industriel, qui a longtemps contrôlé l'hebdomadaire Valeurs Actuelles. Et en premier lieu, l'impressionnant site du Cauquillou, qui abrite le siège administratif et commercial de la branche dermato-cosmétique de son groupe depuis 2000. Un complexe flambant neuf, au style futuriste [8], qui a fini par constituer comme « une petite ville à l'intérieur de la ville ». « On connaît tous quelqu'un qui y travaille », raconte une habitante. Une proximité qui concerne également les élus locaux, régulièrement confrontés à des situations de conflit d'intérêt : certains ont travaillé directement pour le groupe Pierre Fabre, ou leur conjoint, d'autres font appel pour leur campagne électorale aux services de l'imprimerie Art et caractères, également liée au groupe [9].
Et puis il y a le projet d'autoroute A69, encore elle, pour laquelle Pierre Fabre s'est engagé personnellement, plaidant sa cause au plus haut sommet de l'État jusqu'à sa mort. L'industriel a pu compter sur le relais précieux de Bernard Carayon tout au long de ses années à l'Assemblée nationale. Ce que le politologue Emmanuel Négrier, spécialiste de l'extrême-droite dans la région Occitanie, appelle « un député d'entreprise » : « Comme naguère le sénateur Louis Souvet, ancien cadre chez Peugeot, et d'autres, ce sont des élus qui profitent de la représentation nationale pour défendre des intérêts privés avec lesquels ils sont en totale connivence sur leur territoire. »
C'est peu dire que les questions de genre semblent tout particulièrement hérisser Bernard Carayon
Dans le Tarn, personne n'a véritablement été surpris par l'agressivité de Bernard Carayon au moment de promouvoir l'A69. « C'est très difficile de débattre avec lui, son bagout et sa prestance verbale lui donnent un air d'autorité dont il aime jouer pour se mettre en position de supériorité », témoigne ainsi Julien Lassalle, candidat du NFP aux dernières législatives, qui croise le fer avec Bernard Carayon au sein de la communauté de communes Tarn-Agout. Pauline Albouy-Pomponne, conseillère municipale d'opposition à Lavaur, connaît mieux que quiconque les oukases de l'édile local : « Sa technique, c'est d'intimider et de pilonner ses adversaires d'attaques personnelles pour les décourager. » Elle-même dit avoir déjà songé à porter plainte pour harcèlement devant l'accumulation de ces « petites humiliations du quotidien » dont le maire est coutumier, en conseil municipal comme sur les réseaux sociaux : « C'est le refus de prononcer mon nom complet en choisissant toujours celui du mon mari, c'est ce ton très paternaliste avec lequel il s'adresse à moi – en prenant toujours soin de dire Madame LE conseiller municipal... »
C'est peu dire que les questions de genre semblent tout particulièrement hérisser Bernard Carayon. Fin 2021, ce dernier avait ainsi fait voter une délibération modifiant le règlement intérieur de la ville, afin de proscrire l'utilisation de l'écriture inclusive – « cet usage loufoque, importé des États-Unis par la pseudo-culture woke » – dans le journal municipal ou les actes administratifs. Une opposante politique raconte la « misogynie ordinaire » : « Les remarques déplacées sont monnaie courante. Il a déjà essayé de m'expliquer que les inégalités hommes-femmes provenaient de l'acte sexuel : c'est la ‘géographie des corps', selon lui, qui justifierait les rapports de domination… »
Bernard Carayon n'habite pas à Lavaur, mais à la capitale où se trouve son cabinet d'avocat, dans les quartiers chics du 7ème arrondissement. Ce qui occasionne forcément quelques aménagements : « Les conseils municipaux ne sont pas programmés, on les apprend toujours cinq jours à l'avance, c'est à son bon vouloir », témoigne Pauline Albouy-Pomponne. Et quand Bernard Carayon n'est pas présent à Lavaur, il peut toujours compter sur les caméras de vidéo-surveillance, dont il a parsemé les rues de la ville – plus de 80 selon les chiffres de l'opposition. « L'insécurité quotidienne est de plus en plus violente. N'oublions pas que Lavaur est proche de l'agglomération toulousaine, avec des bandes qui peuvent, via l'autoroute, accéder très rapidement chez nous », expliquait-il en 2015, afin de défendre l'armement de ses policiers municipaux.
En juin 2023, Bernard Carayon a mené campagne contre le projet d'installation d'un CADA (Centre d'accueil de demandeurs d'asiles, ndlr) dans la commune tarnaise de Réalmont. Face aux manifestations de Patria Albiges, un groupe néofasciste en plein essor à Albi, et devant la crainte d'un nouveau « scénario à la Saint-Brévin » [10], les pouvoirs publics flanchent et abandonnent le projet en annonçant répartir les réfugiés sur l'ensemble du territoire. Nouveau coup de semonce de Bernard Carayon qui se fend d'un courrier adressé à tous les maires du département pour les enjoindre à refuser l'arrivée de « dizaines de milliers de migrants (sic), séjournant jusqu'à présent, irrégulièrement ou non, dans la région parisienne ». Une position qu'il développa par ailleurs dans une chronique sur Boulevard Voltaire, un média d'extrême-droite où il a ses habitudes : « Il faut être macroniste ou mélenchoniste pour rêver de faire vivre aux autres les joyeusetés de la banlieue à la campagne. »
Les manifestations d'activisme fasciste – les campagnes d'affichage « On est chez nous » de Génération identitaire, les milices d'extrême-droite sur le barrage de Sivens puis sur des contre-manifestations pro-A69, l'émergence de Patria Albiges – ont fleuri dans le Tarn ces dernières années
Arrivée dans le Tarn il y a vingt ans, Bérengère Basset énumère toutes les manifestations d'activisme fasciste – les campagnes d'affichage « On est chez nous » de Génération identitaire, les milices d'extrême-droite sur le barrage de Sivens puis sur des contre-manifestations pro-A69, l'émergence de Patria Albiges – qui ont fleuri dans le département en quelques années. « Existe-t-il des liens directs entre Bernard Carayon et ces mouvements-là ? Impossible à dire pour le moment, témoigne la co-secrétaire départementale de Solidaires dans le Tarn, également membre de Vigilance syndicale antifasciste. Mais à travers ses discours, Bernard Carayon est l'un des principaux agents de l'extrême-droitisation des esprits. On le retrouve sur tous les grands combats symboliques, et il bénéficie de vrais relais médiatiques pour agiter la panique morale dans la population. On le laisse mener sa barque beaucoup trop tranquillement. » En 2022, le Tarn élisait ainsi pour la toute première fois un député RN, Frédéric Cabrolier. Celui-là même qui s'est opposé, en 2023, aux côtés de Bernard Carayon, à la tenue d'un concert à Albi du rappeur Médine, symbole tout-trouvé d'islamogauchisme.
« Si le RN développe une telle hégémonie dans des territoires où il était historiquement faible, c'est d'une part parce qu'il bénéficie d'une reconnaissance politique par le biais de nouvelles alliances institutionnelles, et d'autre part parce qu'il se voit légitimer dans ses thématiques. Et Bernard Carayon joue exactement sur ces deux tableaux », analyse le politologue Emmanuel Négrier. Ce dernier nuance cependant : « Il ne faut pas sur-estimer l'influence et le leadership personnels de Carayon dans la région, ni sur-estimer non plus sa propre cohérence idéologique. Il y a aussi une forme d'opportunisme, au moment où la droite s'effondre sur son territoire et où le RN y conquiert des voix. Bernard Carayon n'hésitera pas à pactiser selon ses propres intérêts, quand bien même il ne se trouve pas aligné avec toutes les positions de ses partenaires, notamment en matière de politiques économiques. »
Ce que le premier concerné reconnaissait lui-même, lorsqu'il appelait la droite à s'allier avec le bloc d'extrême-droite lors des dernières législatives : « Faudrait-il s'interdire de partager la plateforme du RN qui ressemble à s'y méprendre à nos propres idées, à l'exception de la question économique ? »
Au fond, sa ligne politique ne serait pas si difficile à comprendre, à en croire Gérard Onesta, ancien député européen écologiste, et tarnais d'origine : « Extrêmement ferme dans le verbe, et extrêmement souple quand il faut ramper pour obtenir quelque chose. » Si, sur la question économique, les droites extrêmes restent taraudées par des lignes contradictoires, ultralibérales, souverainistes ou populistes, elles savent s'unir, comme souvent, pour s'attaquer à leurs ennemis communs : les écologistes, les ONG, les défenseurs de l'état de droit. Sur ce point-là au moins, Bernard Carayon aura toujours été cohérent.
[1] Aucune information publique n'est disponible sur ses clients éventuels.
[2] Son profil Twitter indique ainsi « Concepteur de la politique publique d'intelligence économique », sans que l'on sache très bien à quoi il est fait référence, dans les faits.
[3] Voir à partir de 8'50 sur la vidéo de cet entretien : https://www.youtube.com/watch?v=2zD8iBcD88M
[5] Source : L'Humanité.
[9] Voir à ce sujet la grande enquête de la cellule Investigation de Radio France.
[10] En 2023, le maire de cette commune de Loire-Atlantique avait dû faire face à de longs mois de menaces et d'agressions en tout genre de la part de militants d'extrême-droite opposés à un projet de CADA.
18.06.2025 à 00:25