01.07.2025 à 07:30
Six mois après la réélection de Donald Trump, les grands pontes de la Silicon Valley peuvent déjà se féliciter d'avoir misé sur le candidat républicain. Deuxième volet de notre enquête.
Depuis son retour à la Maison Blanche, Donald Trump s'est fait remarquer par les scandales et les oppositions qu'il a suscités, que ce soit pour sa politique anti-migrants, ses décisions sur la scène internationale ou ses attaques contre les institutions fédérales. Mais l'élite de la tech, qui a choisi de (…)
Six mois après la réélection de Donald Trump, les grands pontes de la Silicon Valley peuvent déjà se féliciter d'avoir misé sur le candidat républicain. Deuxième volet de notre enquête.
Depuis son retour à la Maison Blanche, Donald Trump s'est fait remarquer par les scandales et les oppositions qu'il a suscités, que ce soit pour sa politique anti-migrants, ses décisions sur la scène internationale ou ses attaques contre les institutions fédérales. Mais l'élite de la tech, qui a choisi de soutenir le candidat républicain (voir le premier volet de cette enquête), a obtenu des dérégulations massives, un coup d'accélérateur en matière de production d'énergie, des postes dans l'administration et des marchés publics. Un investissement payant, à peine entaché par les bisbilles personnelles entre Trump et Elon Musk.
Les barons de la Silicon Valley craignaient-ils que l'expansion de l'IA et des cryptomonnaies soit entravée par les régulations ? Avec Trump, ils n'ont plus aucune inquiétude à se faire. Dès le 20 janvier, immédiatement après sa prestation de serment, le président nouvellement élu a révoqué le décret n°14110 signé en 2023 par Job Biden, qui visait à promouvoir un usage responsable et éthique de l'IA et à en minimiser les risques pour les consommateurs, les travailleurs et la sécurité nationale. Un recul pour la transparence ou la protection de la vie privée, mais un boulevard pour les capital-risqueurs de la tech.
Une disposition de la « One Big, Beautiful Bill » actuellement en négociation prévoit l'interdiction pour tous les États américains, et pour les dix prochaines années, d'adopter la moindre loi ou réglementation qui pourrait restreindre ou réguler les modèles et systèmes d'intelligence artificielle.
Ce boulevard, l'administration Trump veut désormais le protéger des velléités régulatrices au niveau des États. Une disposition de la « grande et belle loi » (One Big, Beautiful Bill) actuellement en négociation – qui contient aussi toute une série de mesures fiscales favorables aux grandes fortunes et des coupes drastiques dans l'assurance maladie – prévoit l'interdiction pour tous les États américains, et pour les dix prochaines années, d'adopter la moindre loi ou réglementation qui pourrait restreindre ou réguler les modèles et systèmes d'intelligence artificielle. Un moratoire qui pourrait bloquer les règles mises en place par certains États comme la Californie ou New York sur la transparence des données utilisées pour entraîner l'IA ou les biais algorithmiques.
Côté cryptomonnaies, la Security Exchange Commission (SEC), gendarme des marchés financiers aux États-Unis, avait lancé une série d'enquêtes sur des plateformes soupçonnées de diverses malversations, qu'elle a abandonnées après l'arrivée de Donald Trump au pouvoir. Abandonnées aussi, les règles du Staff Accounting Bulletin (SAB) 121, qui exigeaient que les banques divulguent les cryptomonnaies détenues pour le compte leurs clients, et maintiennent des actifs suffisants pour les sécuriser.
L'administration Biden avait créé une unité spéciale du ministère de la Justice pour lutter contre les abus dans le secteur des cryptomonnaies, et particulier le blanchiment d'argent par ces plateformes. Celle-ci a été démantelée par l'administration républicaine, en application du décret pour « renforcer le leadership américain dans le domaine de la technologie financière numérique », qui ordonne aux ministères des Finances et de la Justice, et à toutes les agences fédérales, de réévaluer leurs régulations relatives aux cryptomonnaies pour les modifier ou carrément les abroger. Ce même décret envisage la création d'une réserve nationale d'actifs financiers numériques.
Cette dérégulation massive des cryptomonnaies soulève des questions sur les conflits d'intérêts du locataire de la Maison Blanche.
Si les investisseurs de la tech peuvent se réjouir de cette dérégulation massive et des grâces accordées par Donald Trump à des acteurs des cryptomonnaies déjà condamnés, ces décisions soulèvent des questions sur les conflits d'intérêts du locataire de la Maison Blanche. En effet, selon le magazine Forbes, celui-ci a gagné 57,4 millions de dollars grâce à World Liberty Financial, société de cryptoactifs dont il est partiellement propriétaire. Trois jours avant son investiture, Donald Trump lançait d'ailleurs son propre jeton, le $Trump. D'autres membres de sa famille ont investi le secteur [1].
« L'IA et l'énergie sont des sujets étroitement liés », expliquait Marc Andreessen en novembre 2024, dans un podcast consacré aux évolutions attendues par le secteur tech après l'élection de Donald Trump. La crainte des capital-risqueurs est de se heurter à un « goulot d'étranglement », c'est-à-dire de manquer d'énergie pour développer leurs produits, en particulier si les lois en faveur de l'environnement et du climat brident les capacités de production. L'entraînement d'un seul modèle d'IA peut consommer des milliers de mégawattheures d'électricité et émettre des centaines de tonnes de carbone. Les intérêts de l'industrie fossile rejoignent ici ceux de la tech.
Les investisseurs tech peuvent être rassurés : leurs besoins massifs en électricité ont aujourd'hui la priorité sur la lutte contre le réchauffement climatique.
Le jour de son investiture, Donald Trump a récompensé ces deux secteurs qui ont abondamment financé sa campagne en décrétant « l'urgence énergétique » et en enterrant la lutte contre les dérèglements climatiques. Il a aussi adopté une série de décrets pour faciliter la construction de centrales nucléaires, en revenant sur des règles de sûreté qu'il a qualifiées d'« irrationnelles ». Pour la Maison Blanche, « une énergie abondante est un intérêt vital pour la sécurité nationale et économique. Associée à la production nationale de combustibles fossiles, l'énergie nucléaire peut libérer l'Amérique de sa dépendance vis-à-vis de ses rivaux géopolitiques. Elle peut alimenter non seulement les industries manufacturières traditionnelles, mais aussi des secteurs de pointe, énergivores, tels que l'intelligence artificielle et l'informatique quantique. »
En ce qui concerne le charbon, le pétrole et le gaz, l'administration Trump va accélérer les procédures d'examen des permis d'extraction, et ouvrir à l'exploitation des zones auparavant protégées comme des parcs nationaux ou les terres vierges de l'Alaska. L'« urgence énergétique nationale » a aussi été invoquée, par exemple, pour prolonger l'exploitation d'une mine de charbon dans le Michigan. Le décret signé par le secrétaire à l'Énergie Chris Wright – qui a fondé et dirigé des entreprises dans le domaine du gaz de schiste – justifie cette décision par la nécessité d'éviter des blackouts en cas de hausse de la demande d'énergie. Le Michigan ne faisant aujourd'hui face à aucune menace de pénurie, on peut se demander si cette crainte est liée à la construction de nouveaux data centers énergivores dans cet État. Quoi qu'il en soit, les investisseurs tech peuvent être rassurés : leurs besoins massifs en électricité ont aujourd'hui la priorité sur la lutte contre le réchauffement climatique.
Si l'industrie de la tech n'a pas trop de soucis à se faire quant aux politiques mises en œuvre par le président républicain, c'est aussi parce qu'elle a su investir les rouages de son administration : rien de tel que de prendre la place du régulateur pour être (dé)régulé comme on l'entend.
JD Vance a travaillé pour Mithril Capital, le fonds de capital-risque de Peter Thiel, avant de fonder sa propre société avec le soutien (entre autres) de Marc Andreessen.
Premier allié des patrons de la Silicon Valley : le vice-président JD Vance, dont Peter Thiel a été le mentor, et le financeur de ses premières campagnes politiques. Vance a travaillé pour Mithril Capital, le fonds de capital-risque de Thiel, avant de fonder sa propre société, Narya Capital, avec le soutien (entre autres) de Marc Andreessen. Le 18 mars dernier, invité à un sommet organisé par Andreessen et Horowitz à Washington, JD Vance a promis à un public de leaders de la tech : « Nous allons réduire vos impôts, nous allons réduire les réglementations, nous allons réduire le coût de l'énergie pour que vous puissiez construire, construire, construire. »
Toujours à la Maison Blanche, le « tsar » de l'IA et des cryptomonnaies de Donald Trump n'est autre que David Sacks, ancien de Paypal, et co-fondateur de Palantir (toujours avec Thiel), tandis que son conseiller pour l'IA est Sriram Krishnan, associé d'Andreessen et Horowitz. Le chef du bureau de la politique scientifique et technologique, Michael Kratsios, a travaillé auparavant pour des sociétés d'investissement de Peter Thiel (notamment Clarium Capital) ; il avait déjà fait partie de la première administration Trump. Plusieurs autres hauts responsables de l'administration Trump actuelle sont passés par la société Palantir de Peter Thiel et David Sacks, comme Gregory Barbaccia (directeur fédéral de l'Information à la Maison Blanche), Jacob Helberg (sous-secrétaire à la Croissance économique, l'énergie et l'environnement) et Clark Minor (directeur technique au département de la Santé et des services sociaux).
La création du DOGE reflète l'alignement des leaders de la tech avec l'idéologie libertarienne et conservatrice d'une grande partie de l'entourage de Donald Trump.
Les portes tournantes entre le secteur privé et l'administration ne sont pas une nouveauté et ne concernent pas uniquement le secteur de la tech. Pourtant, avec le nouveau mandat de Donald Trump, cette interpénétration a pris une nouvelle dimension avec la création du Department of Government Efficiency (DOGE), dirigé à l'origine par le très médiatique Elon Musk. Si ce dernier a pris beaucoup de place en termes de communication, le DOGE aurait aussi bénéficié du soutien bénévole de capital-risqueurs comme Marc Andreessen ou Antonio Gracias, et il a recruté des dizaines de personnes liées aux milliardaires de la tech et du capital-risque (anciens de Palantir, SpaceX, X, etc.), dont une partie est restée en poste après le départ du patron de Tesla.
La création du DOGE reflète l'alignement des leaders de la tech avec l'idéologie libertarienne et conservatrice d'une grande partie de l'entourage de Donald Trump. L'objectif est de tailler drastiquement dans l'administration fédérale, quitte à fermer des agences et licencier à tour de bras, pour faire baisser les dépenses publiques (corollaire de la baisse des impôts), mais également de supprimer des régulations et même... des mots, ceux qui se rapportent aux questions climatiques ou aux enjeux d'équité et d'égalité. De quoi satisfaire les aspirations réactionnaires des capital-risqueurs (voir le premier volet de cette enquête) mais aussi les ambitions du « Project 2025 » des think tanks conservateurs emmenés par la Heritage Foundation. Le départ de Musk ne devrait donc pas y changer grand chose.
Elon Musk était en situation de conflit d'intérêts avec plus de 70 % des agences contrôlées par les équipes du DOGE
Difficile de savoir ce qui va rester exactement des « coupes » du DOGE, tant ses actions ont été chaotiques, opaques, voire illégales. Le département a néanmoins déstabilisé une partie de l'État fédéral, et en particulier les agences chargées de superviser le secteur de la tech. En mai 2025, un rapport de l'ONG Public Citizen a estimé qu'Elon Musk était en situation de conflit d'intérêts avec plus de 70 % des agences contrôlées par ses équipes. Le DOGE s'est ainsi attaqué au régulateur fédéral de l'aviation, qui avait enquêté sur SpaceX pour les problèmes causés par ses lancements de fusée (retombées de débris et dommages environnementaux) et même proposé des amendes contre l'entreprise. Des postes ont également été supprimés à la National Highway Traffic Safety Administration, qui avait lancé des enquêtes sur des accidents impliquant des voitures Tesla, et qui est chargée d'évaluer les risques liés aux véhicules autonomes. Des réductions d'effectifs et de moyens ont aussi été annoncées à l'Environmental Protection Agency (EPA), une agence qui s'en est déjà pris à Tesla pour des violations de la loi sur la qualité de l'air, et à SpaceX pour des atteintes à la qualité de l'eau.
Malgré le départ de Musk, le DOGE reste rempli d'anciens salariés de la tech qui pourront avoir envie de protéger leurs intérêts. Gavin Kliger, un ingénieur de l'entreprise d'IA Databricks, soutenue par Andreesen et Horowitz, a ainsi travaillé aux licenciements au CFPB, le Bureau de protection financière des consommateurs, alors qu'il détiendrait pour 750 000 dollars d'actions dans des sociétés soumises à la supervision de cette agence, comme Tesla, Apple ou Alibaba. Est-ce aussi un hasard si les licenciements dans les services fiscaux (IRS) ont impacté de manière disproportionnée l'unité chargée de contrôler les milliardaires ?
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donSi les leaders de la tech critiquent le poids de l'administration fédérale, ils n'ont rien contre les contrats publics. À commencer par Elon Musk, dont le Washington Post estime qu'il aurait reçu plus de 38 milliards de dollars en 20 ans sous forme d'aides, de financements et de commandes publiques pour ses entreprises Tesla et SpaceX. En 2024, Palantir a tiré 1,2 milliard de revenus de contrats gouvernementaux.
Dans le domaine de la défense, la volonté de Donald Trump de construire un « Golden Dome » pourrait là encore profiter à SpaceX, Palantir et Anduril (soutenu par Andressen), entreprises alliées autour de ce projet
Le retour de Trump au pouvoir ne devrait pas affecter cette manne. Palantir fait partie des grands bénéficiaires de la chasse aux migrants initiée par la nouvelle administration, puisqu'elle fournit des outils de traitement de données au service de l'immigration et des douanes (lire Comment Palantir, le géant de la « big data », collabore à la chasse aux migrants aux États-Unis). Stephen Miller, architecte de la politique anti-immigration de Trump, se trouve d'ailleurs aussi être actionnaire de Palantir. Dans le domaine de la Défense, la volonté de Donald Trump de construire un « Golden Dome » pourrait là encore profiter à SpaceX, Palantir et Anduril (soutenu par Andressen), entreprises alliées autour de ce projet. Le 20 mai 2025, le secrétaire à la Santé et aux services sociaux Robert F. Kennedy Jr. rencontrait des firmes de technologies spécialisées dans la santé, qui se trouvaient presque toutes des sociétés soutenues par Andreessen et Horowitz. La start-up de paiement Ramp, soutenue par Peter Thiel, serait aussi sur les rangs pour obtenir un contact de cartes de crédit pour les agents gouvernementaux à plusieurs dizaines de millions de dollars.
Début mai, Wired révélait qu'Anthony Jancso, ancien de Palantir, fondateur de la start-up AccelerateX et employé du DOGE, avait envoyé un message sur un canal Slack pour recruter sur un projet visant à remplacer des agents fédéraux par l'IA. Plusieurs articles de la « One Big Beautiful Bill » discutée actuellement au Congrès américain prévoient de déployer davantage d'intelligence artificielle dans les départements de la Défense, du Commerce, des Douanes - ou encore de la Santé, avec pour objectif de traquer les paiements non-justifiés de Medicare, le système d'assurance maladie pour les personnes âgées ou en situation de handicap. Les opportunités de ce type ne manqueront pas pour les géants du numérique et pour la myriades de start-ups soutenues par les fonds de capital-risque.
Certes, le secteur de la tech – comment l'ensemble du monde des affaires – n'a pas forcément apprécié les annonces de Donald Trump sur les droits de douanes. Les investissements des capital-risqueurs ont eux aussi pu pâtir des fluctuations boursières suscitées par les déclarations contradictoires du président. Reste que si ces menaces sont utilisées comme un levier de négociation, elles pourraient encore une fois tourner à l'avantage de la Silicon Valley. Y compris très directement, par exemple quand le Département d'État encourage ses partenaires commerciaux à adopter les services du Starlink d'Elon Musk, comme révélé par le Washington Post-. Le Lesotho a ainsi attribué un contrat à Starlink juste après que Donald Trump ait annoncé des droits de douane de 50 % sur le pays. Un mémo obtenu par le journal écarte toute coïncidence : « Alors que le gouvernement du Lesotho négocie un accord commercial avec les États-Unis, il espère que l'octroi d'une licence à Starlink témoigne de sa bonne volonté et de son intention d'accueillir des entreprises américaines. » Menacée par la guerre commerciale de Donald Trump, l'Inde a elle aussi fait une série de concessions aux États-Unis dans de multiples domaines, dont une licence attribuée à Starlink.
Si les menaces de hausse des droits de douane sont utilisées comme un levier de négociation, elles pourraient encore une fois tourner à l'avantage de la Silicon Valley
Les droits de douane, un simple instrument de pression ? C'est en tout cas l'opinion de Peter Thiel, interrogé à ce sujet par Joe Lonsdale, un autre des « tech bros ». S'il pense que la dérégulation, notamment environnementale, peut ramener quelques industries aux États-Unis, la priorité pour lui est surtout d'en retirer à la Chine et de s'installer dans des pays qui ne chercheront pas à faire concurrence aux intérêts américains.
L'autre obstacle sur la route des milliardaires de la Silicon Valley, ce sont les velléités de régulation ou de taxation de certains pays ou groupes de pays. Là aussi, face à la menace de Trump de mettre fin immédiatement à ses négociations commerciales, les dirigeants du Canada viennent d'annoncer l'abandon de leur projet de taxe sur les services numériques, qui devait permettre de récupérer une partie des revenus engrangés par les géants américains du web dans leur pays.
L'Union européenne et ses volontés de régulation du secteur (Digital Services Act, Digital Markets Act et IA Act) est la prochaine dans le viseur. L'avenir de ces lois protégeant le consommateur européen dépendra de la capacité de l'UE à rester soudée dans les négociations. Une unité à laquelle s'attaquent, sans surprise, les mouvements d'extrême droite proches du trumpisme sur le vieux continent (lire MCC Brussels, ou comment l'extrême droite pro-Orbán et pro-Trump s'organise pour affaiblir l'Europe de l'intérieur).
27.06.2025 à 07:30
Derrière le ralliement d'Elon Musk et d'autres grands financiers de la Silicon Valley à l'ultradroite américaine, il y a une opposition forcenée à la régulation de l'IA et des cryptomonnaies, mais aussi un intérêt commun avec le secteur des énergies fossiles à ne pas entraver la consommation des énergies polluantes. Premier volet d'une enquête sur le secteur étatsunien de la tech et l'administration Trump.
Si les dernières chamailleries entre Elon Musk et Donald Trump ont pu donner (…)
Derrière le ralliement d'Elon Musk et d'autres grands financiers de la Silicon Valley à l'ultradroite américaine, il y a une opposition forcenée à la régulation de l'IA et des cryptomonnaies, mais aussi un intérêt commun avec le secteur des énergies fossiles à ne pas entraver la consommation des énergies polluantes. Premier volet d'une enquête sur le secteur étatsunien de la tech et l'administration Trump.
Si les dernières chamailleries entre Elon Musk et Donald Trump ont pu donner l'illusion d'une rupture, les élections de 2024 marquent en réalité un virage profond dans la politique aux États-unis : les milliardaires de la tech, à coup de dollars et d'influence, ont conquis le pouvoir et le président Trump. Loin de l'image d'innovation et de modernité de la Silicon Valley, ses magnats se sont clairement rangés aux côtés de secteurs traditionnellement favorables à la droite réactionnaire, comme celui des énergies fossiles ou des fonds d'investissements, pour soutenir le candidat républicain et son programme.
Il y a un an, en juin 2024, l'investisseur en capital-risque David Sacks co-organisait une grande soirée de levée de fonds au profit de Donald Trump dans sa villa de San Francisco. Avec des tickets d'entrée allant de 50 000 à 300 000 dollars, le milliardaire, animateur du All-In podcast (influent dans la Silicon Valley) et ancien de Paypal, récolte 12 millions de dollars pour la campagne du candidat Républicain. Des gros acteurs du secteur des cryptomonnaies comme les frères Winklevoss ou Jacob Helberg, conseiller du patron de Palantir, assistent à l'événement, qui est perçu comme un tournant par les médias américains : l'industrie de la tech, traditionnellement perçue comme libérale et soutien des démocrates, était en train de rallier le très conservateur Donald Trump. « Je pense que les salariés de la tech restent majoritairement démocrates et progressistes, mais ce sont leurs patrons, les milliardaires à la tête des grandes sociétés d'investissement, qui se sont tournés vers Trump », estime Jeff Hauser, fondateur et directeur du Revolving Door Project, une vigie citoyenne sur les nominations au sein du pouvoir exécutif.
En 2016, seul Peter Thiel, le fondateur de Paypal, Palantir et plusieurs fonds de capital-risque, avait ouvertement soutenu le candidat républicain. Mais, à l'été 2024, Elon Musk, lui aussi un ancien de Paypal, devenu patron de multiples entreprises allant de Tesla à SpaceX en passant par X (ex twitter) ou The Boring Company, rallie lui aussi Trump. Il deviendra le premier contributeur à sa campagne devant le banquier Thimoty Mellon (plus de 276 millions de dollars contre 150 millions, sans compter les contributions aux campagnes des candidats républicains au Congrès). Il fonde « America PAC », une organisation de collecte de fond qui réunira plus de 260 millions de dollars pour Donald Trump, sous la direction de Chris Young, vice-président du lobby pharmaceutique PhRMA. Si parmi les donateurs figurent d'autres soutiens habituels des républicains comme la famille DeVos ou Joe Craft, patron du géant du charbon Alliance Resources Partner, on y retrouve aussi les frères Winklevoss, Joe Lonsdale, co-fondateur de Palantir, et d'autres capital-risqueurs liés à la Silicon Valley et la « paypal Mafia », comme Ken Howery, Shaun Maguire ou Antonio Gracias (qui gère une partie de la fortune d'Elon Musk).
D'autres capital-risqueurs majeurs de la Silicon Valley, comme Ben Horowitz et Marc Andreessen (Andreessen & Horowitz) ou Doug Leone (Sequoia Capital) financent aussi la campagne de Trump à coup de millions de dollars, à travers des « super PAC ». Ces milliardaires annoncent publiquement leur soutien au candidat. À travers leurs sociétés d'investissement, ils sont liés à des centaines d'entreprises majeures de la Silicon Valley, de Meta (Facebook, Instagram, Whatsapp) à Airbnb en passant par Uber, Instagram ou Spotify. Au delà de l'argent, le soutien des milliardaires de la Silicon Valley a pu passer par leur pouvoir d'influence sur le débat public : « Je suis pratiquement sûr que l'algorithme de X (anciennement Twitter) a été modifié pour faire monter les contenus favorisant Trump », explique Jeff Hauser.
Pourquoi cet engouement pour Donald Trump ? Pas certain que les grands patrons de la tech aient jamais été des progressistes convaincus, mais l'ère Biden les aurait ouvertement poussés dans les bras des républicains. Par les menaces de taxer les très grandes fortunes, d'une part : à la tête de patrimoines se comptant en centaines de millions, voire en milliards de dollars, ils ont pu se sentir visés. D'autre part, parce que le président sortant avait nommé à la tête de la Federal Trade Commission (FTC) Lina Khan, une juriste déterminée à faire appliquer les lois contre les monopoles, y compris contre des mastodontes de la tech comme Meta ou Amazon.
Cependant, pour Jeff Hauser, « ce qui a été déterminant, c'est la question de l'intelligence artificielle et des cryptomonnaies ». Des secteurs qui se sont développés très rapidement dans la période récente, et dans lesquels les milliardaires de la tech voient un potentiel énorme de profits. Le marché très rentable des cryptomonnaies est en pleine expansion, mais l'administration Biden a semblé vouloir réguler le secteur, a minima en lui appliquant les législations existantes sur la lutte contre le blanchiment d'argent et les règles de la Security Exchange Commission (SEC, l'organe de régulation boursière) ou de l'Internal Revenue Service (IRS), l'administration en charge de la fiscalité. Le ministère de la Justice et des agences de l'État fédéral ont engagé de multiples enquêtes et poursuites contre des entrepreneurs des cryptomonnaies pour protéger les consommateurs ou déceler les cas où leurs plateformes auraient servi à faire transiter de fonds liés à des activités criminelles.
Pour Marc Andreessen et Ben Horowitz, dont le fond de capital-risque Andreessen & Horowitz (a16z) a largement misé sur les cryptos, le mandat de Joe Biden a été terrifiant : « Cela a été la pire période de notre vie en terme de politique de la Maison Blanche pour la tech. (…) Ils ont essayé de détruire cette industrie », s'est lamenté Ben Horowitz dans leur podcast. En 2023, il avait d'ailleurs annoncé se lancer dans le lobbying pour s'assurer que la croissance des de l'IA et des cryptomonnaies ne serait pas entravée par les réglementations. Car l'IA est le deuxième cheval de bataille des milliardaires de la tech, qui y voient une solution à tous les problèmes.
« Nous pensons que la meilleure façon de concevoir l'intelligence artificielle est de la considérer comme un outil universel de résolution de problèmes. Et nous avons beaucoup de problèmes à résoudre », affirme ainsi le « manifeste techno-optimiste » des deux partenaires. Là encore, l'IA est aussi pour eux une source de juteux profits. Ben Horowitz en est convaincu : « Nous devons gagner [la course à l'IA] : perdre cette course est pire que tout les risques qu'on essaie d'éviter avec les régulations. »
L'autre grand reproche de l'industrie de la tech à Joe Biden est qu'il aurait étranglé le secteur énergétique. Or le développement de l'IA et des cryptomonnaies est très gourmand en électricité et les milliardaires du secteur veulent y avoir accès de manière exponentielle et illimitée : « Nous devrions amener tout le monde au niveau de consommation d'énergie qui est le nôtre, puis multiplier notre énergie par 1 000, et enfin multiplier l'énergie de tous les autres par 1 000 également », clame le manifeste techno-optimiste d'Andreessen et Horowitz.
Selon un récent rapport de l'Union internationale des télécommunications (UIT), entre 2020 et 2024, les émissions indirectes de carbone des quatre des principales entreprises technologiques axées sur l'IA ont augmenté en moyenne de 150 % en raison de la consommation des datacenters. Mais les dérèglements climatiques n'inquiètent pas nos capital-risqueurs, puisque selon eux, la technologie va résoudre le problème. Ce qui leur fait peur, c'est plutôt que la régulation entrave le développement de cette IA qu'ils imaginent salvatrice.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donVu l'appétit en énergie du secteur de la tech, leur alliance avec le lobby des énergies fossiles derrière le candidat républicain qui veut forer toujours plus de pétrole apparaît donc naturelle. Ce n'est pas le seul point commun : les deux industries sont similairement opposées à toute idée de régulation. À la fin de leur manifeste techno-optimiste, Andreessen et Horowitz recommandent quelques lectures, dont plusieurs économistes (Mises, Hayek, Friedman…) liés à la mouvance du réseau Atlas , un réseau qui a bénéficié de financements fossiles et a œuvré contre les politiques climatiques et toute forme de régulation des entreprises (lire nos enquêtes et en particulier « Un allié précieux et généreux » : quand Exxon finançait le réseau Atlas pour bloquer l'action climatique).
Aujourd'hui, le réseau Atlas a d'ailleurs un « projet sur les technologies décentralisées » pour « éliminer les obstacles à l'innovation » dans la tech et soutenir l'utilisation des Bitcoin. Pendant des années, il a compté parmi ses membres le Seasteading Institute, une organisation visant à la création de communautés indépendantes de tout État qui a été généreusement financée par Peter Thiel, qui a fait partie de son conseil d'administration, tout comme Joe Lonsdale (co-fondateur de Palantir).
Les milliardaires de la tech ne partagent pas que le goût de la dérégulation avec les libertariens de la galaxie Atlas. Tout comme une partie des organisations partenaires du réseau promeut des positions ultraconservatrices d'un point de vue social (anti-avortement, anti-immigration…), les capital- risqueurs de la Silicon Valley – un milieu notoirement très masculin et très blanc – ont développé une haine féroce contre les politiques de diversité, équité et inclusion (DEI). Andreessen s'en moque, Joe Lonsdale les accuse de créer de l'antisémitisme, et de privilégier des entreprises détenues par des minorités dans l'attribution de contrats gouvernementaux. Un grief difficile à comprendre quand on sait que Palantir, l'entreprise qu'il a fondée et dont il détient encore des actions, a tiré 1,20 milliard de revenus de contrats gouvernementaux en 2024. « Tous les gens clés de la tech sont blancs. Et des hommes. Ils se sentent attaqués par les politiques DEI parce qu'ils sont persuadés que s'ils sont là, c'est uniquement parce qu'ils sont exceptionnellement brillants. Alors ils les rejettent », explique Jeff Hauser.
Cette opposition à des politiques plus favorables aux groupes discriminés – femmes, personnes racisées ou en situation de handicap – pourrait paraître décalée avec l'image moderne et progressiste que charriait jusqu'ici la Silicon Valley, ses startups et ses applications qui ont envahi notre quotidien. Pourtant elle est plutôt cohérente avec le passif des principaux milliardaires de la tech qui ont rejoint Donald Trump. Ben Horowitz est le fils de David Horowitz, un militant islamophobe classé à l'extrême droite. Elon Musk, Peter Thiel et David Sacks ont vécu tout ou partie de leur enfance dans l'Afrique du Sud de l'apartheid, sans qu'aucun ne rejette clairement ce système de hiérarchie raciale. Et Peter Thiel a par la suite été un soutien important des conférences NatCon – pour national conservatisme, une idéologie identitaire et conservatrice. Dès 2009, ce dernier estimait que la démocratie et la liberté ne sont plus compatibles. En janvier 2025, il voit dans le retour de Donald Trump « les dernières semaines crépusculaires de notre interrègne ».
Avec le nouveau président américain, les « tech bros » ont ajouté à leurs immenses fortunes un pouvoir politique considérable. Ce sera l'objet de second volet de cette enquête.
26.06.2025 à 17:53