03.05.2025 à 06:00
Nous avons évoqué dans Orient XXI le souvenir de Joyce Blau, « une femme à part », décédée le 24 octobre 2024. Née au Caire, ayant participé à la lutte d'indépendance du peuple algérien, militante anticolonialiste et antifasciste, elle était devenue une spécialiste de la langue et de la civilisation kurdes. Elle avait aussi une relation spéciale avec Orient XXI qu'elle avait accompagné avant même son lancement officiel en octobre 2013. Elle nous a soutenus matériellement notamment durant (…)
- MagazineNous avons évoqué dans Orient XXI le souvenir de Joyce Blau, « une femme à part », décédée le 24 octobre 2024. Née au Caire, ayant participé à la lutte d'indépendance du peuple algérien, militante anticolonialiste et antifasciste, elle était devenue une spécialiste de la langue et de la civilisation kurdes. Elle avait aussi une relation spéciale avec Orient XXI qu'elle avait accompagné avant même son lancement officiel en octobre 2013.
Elle nous a soutenus matériellement notamment durant les premières années, alors que notre structure était encore fragile. Nous avons appris qu'elle nous avait légué 41 700 euros pour nous aider à continuer le combat, notamment pour les causes qui lui étaient le plus chères, la Palestine et les Kurdes. Cet argent nous servira à poursuivre et étendre notre travail pour une information indépendante qui n'a de comptes à rendre qu'à ses lectrices et ses lecteurs.
02.05.2025 à 06:00
Une nouvelle anthologie de poésie palestinienne contemporaine permet de découvrir des autrices de Gaza et de Cisjordanie, d'autres qui vivent en Israël ou en exil. Toutes témoignent d'une puissance d'écriture et d'ancrage à leur terre et s'attachent à faire entendre leur vie concrète et leurs sentiments. Palestine en éclats vient ajouter une nouvelle tonalité aux voix, en poésie ou en prose, qui parviennent jusqu'à nous malgré le génocide en cours à Gaza et l'écrasement de la Cisjordanie. (…)
- Lu, vu, entendu / Palestine, Bande de Gaza, Cisjordanie, Poésie, Livres, Gaza 2023-2025Une nouvelle anthologie de poésie palestinienne contemporaine permet de découvrir des autrices de Gaza et de Cisjordanie, d'autres qui vivent en Israël ou en exil. Toutes témoignent d'une puissance d'écriture et d'ancrage à leur terre et s'attachent à faire entendre leur vie concrète et leurs sentiments.
Palestine en éclats vient ajouter une nouvelle tonalité aux voix, en poésie ou en prose, qui parviennent jusqu'à nous malgré le génocide en cours à Gaza et l'écrasement de la Cisjordanie. Après, entre autres, Que ma mort apporte l'espoir (Libertalia, collection Orient XXI) de bouleversants poèmes de Gaza, sélectionnés et traduits par Nada Yafi, on découvrira avec saisissement cette nouvelle anthologie qui parcourt présent et passé. Dix-huit autrices palestiniennes, de Gaza, de Cisjordanie, de Jérusalem, vivant en Israël ou en exil, la plupart éditées, primées, à la fois artistes et activistes composent un paysage politique et intime où la distance et l'humour parviennent, parfois, à faire barrage à la dévastation. Leur rage se transmet comme la langue.
On doit à Nida Younis, elle-même poétesse et journaliste, et à l'écrivain et dramaturge algérien Mohamed Kacimi l'orchestration et la traduction de ce recueil qui vient de paraître aux éditions Al Manar, avec le soutien de l'Institut du monde arabe (IMA). L'un et l'autre y témoignent, analysent la situation de ce « peuple qu'on efface », apportent de précieux éléments d'information et de contextualisation pour chaque partie et chaque autrice. Colette Deblé en a réalisé les illustrations au lavis1, à partir de son exploration de la représentation des femmes dans l'art de la deuxième moitié du XXe siècle. Pour qui n'est pas familier de l'œuvre de cette peintre de renom, les dessins, entre orientalisme et cubisme détournés, pourront irriter, mais sont délibérément conçus pour troubler.
Les premiers poèmes « au temps du génocide » nous viennent de Gaza, encerclée et anéantie depuis le 7 octobre 2023, occupé depuis 1967 et méthodiquement assiégée par Israël après que le Hamas ait remporté les élections législatives de 2006. Plus de la moitié de la population y vivait sous le seuil de pauvreté et 80 % d'entre elles dépendait de l'aide étrangère. Quatre-vingt-dix-sept pour cent de l'eau disponible à Gaza était considérée comme impropre à la consommation et, depuis le 9 octobre 2023, n'était plus du tout fournie. Aujourd'hui, pulvérisés par la guerre et tenaillés par la famine, les Gazaouis tentent d'assurer leur survie au milieu du chaos et de l'effroi. Hiba Abou Nada a tout juste eu le temps de tenir la chronique, jour par jour et heure par heure, de l'attaque israélienne déclenchée dès le matin du 8 octobre 2023 :
Cette fois, il n'y a ni schéma ni logique. Tout est touché. Le nord, le sud, le centre : un bombardement aléatoire, dévastateur, total.
Le 20 octobre 2023, elle sera emportée en martyre avec toute sa famille. Le récit se poursuit à travers d'autres voix. Mona Al-Masdar, qui travaille avec Jazeera Media Network et documente de ses articles le site de l'association We are Not Numbers (« Nous ne sommes pas des nombres »), nous alerte dans « Ici la ville » :
Ici l'alphabet s'écroule,Et la langue dit ses dernières histoires.
Enass Sultan, elle, a quitté Gaza un an avant la guerre de 2023 et interpelle dans « Une ville morte, ne prétends pas le contraire » :
Gaza m'a rendue imperméable à toute peur au monde et ce mérite doit lui être reconnu.
« Écrire contre le fractionnement » fait écho à cette violence éradicatrice qui déferle aussi en Cisjordanie où, selon le Haut-Commissariat aux droits de l'homme (OHCR), 700 000 colons répartis dans 300 colonies accaparent brutalement les terres et 80 % des ressources hydrauliques. Plus de 600 check-points et barrages militaires quadrillent le territoire et en dépossèdent les Palestiniens, enfermés derrière le mur de séparation. Détention et tortures visent indistinctement ceux qui se soulèvent et tous les autres, adultes comme enfants. Dans « Tous les événements de ce poème sont réels », Maya Abu Al Hayat se remémore :
J'ai marché dix heures dans les montagnes pour rentrer chez moi,Et les soldats m'ont obligée à faire demi-tour.J'ai franchi deux mille cinq cents fois les check-points.J'ai été empêchée de passer cinq cents fois.J'ai respiré une grenade lacrymogène tombée à mes pieds.J'ai vu mes enfants respirer une autre grenade dans la voiture.
Asma Azaizeh, qui réside en Israël, lui répond dans « Dernières nouvelles » :
J'ai accumulé assez de nouvelles pour en mourir.Mes rêves sont devenus une agence de presse.Mes tranquilles matinées se sont transformées en journalistes acharnées qui sentent l'odeur des blessures à travers les portes, entendent les faibles gémissements à travers leur peau.Toutes les nouvelles finissent par se fondre en une seule.Les meurtres, la torture, la noyade — tous sont comme des enfants nés du même père.
Les poétesses palestiniennes en exil vivent aussi bien dans le monde arabe qu'aux États-Unis ou en Europe, mais restent viscéralement liées au pays qu'elles ont dû quitter et à son histoire, tentant parfois d'en déjouer la dimension tragique. Dans « L'Art de disparaître », l'américano-palestinienne Naomi Shihab Nye se moque ainsi, croisant la facétie avec une obstination acérée :
Quand quelqu'un te reconnaît dans un supermarché, hoche brièvement la tête et devient un légume.
Depuis 1948, Israël mène une guerre totale contre le peuple palestinien. Pourtant, malgré leur hyper-puissance (qu'ils doivent au soutien inconditionnel des États-Unis), leurs dirigeants sont incapables d'instaurer la paix et la sécurité pour leurs propres citoyens et précipitent le monde au bord de l'abîme.
Ces voix de femmes palestiniennes portent le flambeau du combat qu'elles transmettent à leurs proches et aux jeunes générations. Chacune des poétesses — on ne peut malheureusement les citer toutes — interroge la manière dont l'histoire s'écrit dans la société et dans l'intime, comment elle se transmet ou se réinvente dans la langue. Depuis la promulgation de la Loi sur l'État-nation, en 2018, qui constitutionnalise la suprématie juive et déclasse le statut de langue officielle de l'arabe, elle est devenue un véritable enjeu de résistance.
Ce recueil tisse un dialogue entre des expériences diverses et fragmentées, mais qui s'ancrent dans une réalité partagée. Si les textes de présentation et la diversité des poèmes, avec des écritures très revendicatives et dénonciatrices, mais aussi très concrètes et personnelles, se révèlent particulièrement puissants et poignants, on regrettera cependant qu'ils ne soient jamais datés et n'indiquent pas de lieu, même si on parvient souvent à les reconnaître.
Cette poésie féminine est aussi écrite pour être dite et c'est ce qui a été réalisé, le 11 avril, lors de la présentation de l'ouvrage à l'IMA. Marjorie Nakache, comédienne et metteuse en scène, codirectrice du Studio Théâtre de Stains, accompagnée de Ghina Daou, comédienne et réalisatrice franco-libanaise, Kaïna Blada, formée au Studio international des arts de la scène à Paris, et Aurélie Allexandre d'Albronn, merveilleuse violoncelliste et directrice artistique de l'Ensemble Les Illuminations, ont proposé un voyage initiatique dans ces poèmes à la hauteur de leur souffle. Une lecture qui a vocation à se poursuivre, prochainement au Studio Théâtre de Stains, mais aussi sur demande, en d'autres lieux.
Palestine en éclats — une anthologie de poésie palestinienne féminine contemporaine
Traduction et présentation par Mohamed Kacimi
Illustrations de Colette Deblé
Éditions Al Manar, 2025
256 pages
23 euros
1Technique picturale, à l'aquarelle ou à l'encre de Chine, qui consiste à n'employer qu'une seule couleur, diluée afin d'obtenir une gamme de nuances.
30.04.2025 à 06:00
Nous exprimons notre soutien à François Burgat, universitaire poursuivi pour apologie du terrorisme en France, face à une répression inquiétante des discours pro-palestiniens et des libertés académiques.
- Magazine / France, Censure, Liberté d'expression, Tribune, Gaza 2023-2025Le magazine en ligne indépendant Jadaliyya, créé par l'Arab Studies Institute (Institut des études arabes, ASI), a publié une tribune exprimant son soutien à l'islamologue français François Burgat, actuellement poursuivi pour apologie du terrorisme. Nous en proposons ici la traduction.
Nous soussignés exprimons notre solidarité avec notre collègue François Burgat, éminent universitaire jugé pour apologie du terrorisme en France. Son premier rendez-vous au tribunal a eu lieu le 24 avril 2025, quelques jours après que le président français Emmanuel Macron, en réaction à la guerre de l'administration Trump contre la liberté académique, a appelé les chercheurs internationaux à « choisir la France ».
François Burgat, spécialiste du Proche-Orient de renommée internationale, est accusé par la police française de faire l'éloge du Hamas dans une série de tweets, dont certains sont des réimpressions littérales de résultats qu'il a publiés il y a des années dans un ouvrage académique1. Le 24 avril 2025, le procureur du tribunal judiciaire d'Aix-en-Provence a requis une peine de huit mois de prison avec sursis, une amende de 4 000 euros, une inéligibilité de deux ans et une interdiction d'accès aux médias sociaux. Le tribunal rendra sa décision le 28 mai 2025. Nous exprimons notre soutien à François Burgat ainsi qu'à toutes les personnes visées par une répression sans précédent contre les discours pro-palestiniens en France. Nous notons également que le fait de juger un chercheur en sciences sociales pour avoir parlé de son expertise n'augure rien de bon pour les chercheurs qui pourraient « choisir la France » pour échapper aux foudres de l'administration américaine.
La colère de la Maison Blanche à l'égard des universités trouve son origine dans une vague de protestations d'étudiants pro-palestiniens contre la guerre menée actuellement par Israël contre la bande de Gaza. Par l'intermédiaire de son groupe de travail sur la lutte contre l'antisémitisme, le président américain a accusé Harvard, Columbia et d'autres établissements d'enseignement supérieur de violer les droits civils des étudiants juifs. Cette initiative a ouvert la voie à une campagne punitive contre la science et les scientifiques, accusés d'être trop libéraux ou trop « wokes » par les dirigeants américains actuels. Combinées aux détentions arbitraires d'étudiants étrangers pro-palestiniens, les fortes réductions — ou les menaces de réduction — des financements fédéraux alloués à la recherche ont semé le trouble dans le milieu universitaire américain et au-delà. Les études sur le Proche-Orient et la Palestine-Israël ont été les premiers signes avant-coureurs de cette crise dans le monde académique étatsunien.
« La France s'engage pour faire rempart face aux attaques que subissent les libertés académiques dans le monde », a déclaré l'Agence nationale de la recherche (ANR) le 18 avril 2025. Pourtant, le territoire français, où l'exécutif s'est attaqué à plusieurs reprises à la liberté académique et à la liberté d'expression, semble faire exception à cette position de principe. Le 9 octobre 2023, la ministre français de l'enseignement supérieur a pressé les présidents d'université de signaler toute apologie du terrorisme aux procureurs. Le lendemain, le ministre de la justice a demandé à tous les procureurs d'engager « fermement et rapidement » des poursuites contre « la tenue publique de propos vantant les attaques [du 7 octobre], en les présentant comme une légitime résistance à Israël, ou la diffusion publique de message incitant à porter un jugement favorable sur le Hamas ou le Djihad islamique, en raison des attaques qu'ils ont organisées ». En conséquence, des centaines d'accusations d'apologie du terrorisme ont été déposées contre des étudiants, des militants, des universitaires et d'autres citoyens, dont 626 entre le 7 octobre 2023 et le 30 janvier 2024 seulement2.
Avant 2014, l'apologie du terrorisme était considérée comme un abus de la liberté d'expression et était incluse dans la loi sur la presse, ce qui rendait les poursuites ou la répression plus difficiles d'un point de vue procédural. La loi antiterroriste du 13 novembre 2014 a rendu les poursuites plus rapides et plus faciles, a étendu le délai de prescription de trois mois à trois ans, a permis aux forces de police de garder les suspects en détention et a puni l'apologie du terrorisme — ainsi que l'incitation au terrorisme — par de longues peines de prison (jusqu'à sept ans) et de lourdes amendes (jusqu'à 100 000 euros). Le fait que la loi de 2014 soit désormais utilisée pour réprimer les opinions politiques, et en particulier celles qui sont favorables aux Palestiniens, aurait choqué même son auteur, l'ancien ministre français de l'intérieur.
Nous trouvons très préoccupant qu'un chercheur en sciences sociales qui a passé la majeure partie de sa carrière à étudier les mécanismes de la radicalisation islamiste soit poursuivi pour apologie du terrorisme. Nous pensons que cette dangereuse restriction des libertés académiques fondamentales menace le monde universitaire français dans son ensemble. En plus de décourager les chercheurs étrangers qui pourraient « choisir la France », elle pourrait également faire fuir les scientifiques qui, travaillant actuellement en France, pourraient trouver d'autres environnements académiques moins pénalisants. Nous craignons surtout que, si la droite dure remporte la prochaine élection présidentielle française, le passage absurde de la lutte contre l'antisémitisme au financement de la science, qui a commencé aux États-Unis par une attaque en règle contre les études sur le Proche-Orient, ne se produise également ici. Si tel est le cas, il faudra plus qu'une courtisanerie présidentielle pour attirer les universitaires étrangers dans un pays où « un seul mot de soutien à la Palestine peut vous conduire en prison »3.
Si vous souhaitez signer cette déclaration, veuillez remplir ce formulaire Google
1François Burgat, « Comprendre l'islam politique », La Découverte, 2016.
2Christophe Ayad, « Le conflit Israël-Hamas s'invite dans les tribunaux français : de plus en plus de procédures pour “apologie du terrorisme” », Le Monde, 2 mars 2024.
3Élisabeth Fleury, « “Un simple tag en soutien à la Palestine vous fait encourir la prison”, dénonce Marc Trévidic, l'ex-juge antiterroriste », L'Humanité, 8 octobre 2024.
30.04.2025 à 06:00
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave (…)
- Dossiers et séries / Israël, Palestine, Bande de Gaza, Armée, Crime de guerre, Génocide, Témoignage , FocusRami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.
Lundi 28 avril 2025.
Je ne lis pas l'hébreu, mais je consulte régulièrement des sites qui traduisent les médias israéliens. J'y ai trouvé cette information : des chefs de l'armée israélienne disent que les militaires sont épuisés après dix-neuf mois de guerre à Gaza.
Ma première réaction a été d'en rire : le bourreau est donc fatigué à force de frapper ? Est-ce que ces soldats sont conscients de ce qu'ils sont en train de faire ? J'imagine la souffrance de ces pauvres militaires : les pilotes des avions de combat épuisés à force de larguer des tonnes de bombes qui détruisent des maisons en une seule frappe, et détruisent des familles entières. Les opératrices de drones tueurs dont le doigt est épuisé à force d'appuyer sur le bouton qui déclenche le feu sur des tentes et des écoles, comme dans un jeu vidéo. Je dis « opératrices », car ce sont presque toujours des femmes. Il paraît qu'on les trouve plus précises que les hommes. Sans oublier les responsables des drones de surveillance, dont les yeux sont fatigués à force de nous espionner. Et les tankistes, dont les mains sont épuisées à force de tirer des obus qui anéantissent des quartiers entiers…
Pauvres militaires épuisés de nous bombarder, de nous surveiller, de nous punir ! Si le bourreau est si las, que devrait dire la victime ?
Que devraient dire les dizaines de milliers de gens obligés de se déplacer d'un endroit à l'autre pour la énième fois ? Que devraient dire ceux qui vivent sous les tentes dans des conditions épouvantables ? Ceux qui n'ont rien à boire ni à manger depuis plus de deux mois ? Que devraient dire les Gazaouis qui subissent des bombardements jour et nuit ? Que devraient dire les femmes et les enfants qui font la queue devant les tekiya, ces cuisines caritatives, dans l'espoir de recevoir un plat de lentilles ou de riz ? Ou bien les femmes qui font la queue pour aller aux toilettes ? Que devraient dire les hommes qui passent leurs journées à essayer de trouver un petit boulot, une aide quelconque, ou n'importe quoi de combustible pour nourrir un four bricolé ? Que devraient dire ceux qui ont perdu leur famille, leurs enfants, leurs maisons, leurs entreprises ? Que devraient dire les amputés, les défigurés, ceux qui ont perdu la vue ?
Que devraient dire ceux qui vivent ces souffrances chaque seconde, dans le bourdonnement continu des drones, 24 heures sur 24 ? Ceux qui ne trouvent aucun endroit sûr où se réfugier ? Jusqu'ici, l'armée d'occupation disait : « Pour votre sécurité, déplacez-vous dans les zones humanitaires. » Il n'y a pas de zone humanitaire, et les Israéliens ont fini par abandonner cette fiction. Que devraient dire les malades et les blessés qui attendent des soins ou un transfert médical à l'étranger, parce qu'on n'a pas les moyens de les soigner ici ? Ceux qui souffrent d'un cancer, d'une infection rénale, d'un diabète, et qui n'ont plus les traitements nécessaires ? Que devraient dire les médecins urgentistes qui travaillent presque 24 heures sur 24, et qui sont obligés de faire le tri parmi le flux ininterrompu de blessés, en privilégiant ceux qui ont une chance de survie ? C'est la pire des choses pour un médecin. Et que devraient dire les infirmiers confrontés en permanence à la vision des pires des atrocités du bourreau — celui-là même qui est épuisé —, qui voient tous les jours des corps d'enfants déchiquetés, décapités ?
Je me souviens très bien du témoignage d'un médecin urgentiste français, Raphaël Pitti, qui a passé plusieurs mois à Gaza. C'est un habitué des zones de guerre, il a exercé durant de nombreux conflits. Mais il dit n'avoir jamais vu les choses qu'il a pu voir à Gaza. À tel point qu'il est persuadé qu'il ne pourrait vivre quelque chose de similaire une deuxième fois. Épuisé psychologiquement, il ne comprend pas que le monde reste silencieux, au point de douter du reste de l'humanité.
Nous, les Gazaouis, nous sommes arrivés au-delà de l'épuisement. Personne ne peut supporter ce que nous sommes en train de vivre, entre la mort et la non-vie. Le pire, pour nous, c'est de ne pas pouvoir protéger nos familles. C'est de voir un proche, ou l'un de ses enfants, blessé, sans pouvoir le faire soigner. Le pire, c'est de voir son enfant souffrir, sans anesthésie ni médicament antidouleur.
Je pense alors à ces soldats « épuisés ». Si je comprends bien — je ne connais pas en détail le système de l'armée israélienne —, ils passent deux ou trois mois sur le terrain avant de se reposer. Ils ne sont pas là depuis 19 mois, eux. Et ils n'ont ni faim ni soif, eux. Quand une unité quitte un endroit, elle laisse derrière elle des emballages de nourriture et des bouteilles vides.
Quand ils finissent leur travail de « protection d'Israël » qui consiste à tuer le plus grand nombre possible de personnes à Gaza, ces militaires rentrent tranquillement chez eux. Ils mangent bien, ils boivent, ils sortent, et, surtout, ils voyagent. Ils vont changer d'air, parce qu'ils ne se sentent pas bien psychologiquement. Et nous, nous vivons un génocide. Un génocide physique, psychologique, médiatique, militaire. Il se déroule devant les yeux du monde entier, et personne ne bouge. Je me demande ce qu'il en serait si cela ne se déroulait pas au vu et au su de tout le monde. Car les massacres continuent, et les Israéliens continuent de se filmer. Récemment, j'ai vu une photo de soldats en train de brûler une villa qui appartient à un de mes amis. En légende de cette photo, il y avait écrit : « Dans trois mois, la Thaïlande. » Après avoir saccagé, détruit, brûlé des maisons, ces pauvres soldats ont besoin de changer d'air, car ils sont fatigués d'avoir tant tué et tant détruit.
Nous, cela fait 19 mois que nous vivons dans une cage. Nous ne pouvons pas « changer d'air ». Notre seul décor, c'est la destruction totale, le sang qui coule de la chair des enfants et des familles déchiquetées et la pensée de ces familles entières qui gisent encore sous les décombres. Nous avons perdu toute notre humanité. La fatigue et l'humiliation se mélangent. La fatigue d'être humiliés, c'est le pire des sentiments. Nous sommes fatigués de craindre d'être tués chez nous, d'être emprisonnés sous les décombres de sa maison bombardée, d'être sans cesse obligés de nous déplacer, de vivre sous une tente, de ne pas trouver à manger pour un fils qui a faim, de ne pas avoir un shekel à lui donner. La fatigue de voir chaque jour mourir des proches, des amis, et de ne pas pouvoir les enterrer. Leurs corps restent à même le sol, dévorés par les animaux. Et on ne peut pas aller les chercher, car ils se trouvent dans une « zone interdite ». L'armée « la plus morale du monde » laisse les chiens manger les corps d'êtres humains.
Nous sommes fatigués de ce sentiment d'impuissance, d'avoir été abandonnés par tout le monde ; le sentiment que nous ne sommes plus des êtres humains, comme l'a dit l'ancien ministre de la guerre israélien, celui-là même qui nous avait traités d' « animaux humains ». Ce sentiment nous ronge de l'intérieur, et anéantit la force qui nous reste.
Bonnes vacances en Thaïlande à ces soldats qui ont besoin de changer d'air. Je les comprends : ils sont très fatigués à force de tuer, de détruire et de nous humilier. J'espère qu'ils s'offriront un bon massage thaï. J'espère aussi qu'un jour, ils auront des remords et sortiront du silence, comme on l'a vu dans les guerres précédentes. Je sais que certains refusent de retourner à Gaza. Mais l'immense majorité n'éprouve aucun remords face à ce qu'ils nous font subir. Nous, nous retrouverons le bonheur et nous resterons sur notre terre. Et cette fatigue se transformera en courage et vigueur, pour tout reconstruire.
Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia
29.04.2025 à 06:00
Le conflit yéménite est entré dans une nouvelle phase avec l'arrivée au pouvoir du président étatsunien. Régionalisé dès ses débuts en 2015, avec l'implication de l'Iran et de l'Arabie saoudite, la guerre se révèle de plus en plus internationalisée. Outre la stratégie militaire de Washington, qui multiplie les raids contre les infrastructures houthistes, la Russie semble désormais en embuscade — mais sûrement pas au bénéfice des civils. Le 15 mars 2025, parallèlement à son classement des (…)
- Magazine / Yémen, Israël, Palestine, Arabie saoudite, États-Unis, HouthistesLe conflit yéménite est entré dans une nouvelle phase avec l'arrivée au pouvoir du président étatsunien. Régionalisé dès ses débuts en 2015, avec l'implication de l'Iran et de l'Arabie saoudite, la guerre se révèle de plus en plus internationalisée. Outre la stratégie militaire de Washington, qui multiplie les raids contre les infrastructures houthistes, la Russie semble désormais en embuscade — mais sûrement pas au bénéfice des civils.
Le 15 mars 2025, parallèlement à son classement des rebelles houthistes en tant qu'organisation terroriste, le président étatsunien Donald Trump a lancé une offensive aérienne d'ampleur sur le territoire yéménite sous le nom de code Rough Rider (« Cavalier brutal »). En un mois et demi, plus de 800 frappes ont été menées. L'incident surnommé « Signalgate », qui a entraîné la fuite d'informations militaires à un journaliste de The Atlantic, ajouté par erreur à un groupe de discussion par le conseiller à la sécurité intérieure étatsunien, Mike Waltz, a fait grand bruit, illustrant l'amateurisme de la nouvelle administration1. Mais les effets de cette stratégie et ses implications, notamment pour les civils yéménites, demeurent largement ignorés. Pourtant, l'intervention américaine parait toujours plus éloigner le Yémen du règlement pacifique d'un conflit qui perdure depuis plus d'une décennie. L'approche de Trump constitue également une prise de risque pour la diplomatie américaine.
L'implication directe des États-Unis, appuyée par Londres et Tel-Aviv, s'inscrit dans la mise sous pression de l'Iran et de ses alliés. Elle est plus précisément censée répondre à l'escalade lancée en mer Rouge par les houthistes depuis novembre 2023, en soutien aux habitants de Gaza. Leurs plus de 150 attaques contre les navires commerciaux, puis contre les frégates et porte-avions occidentaux protégeant les voix de navigation, ont indéniablement transformé le conflit yéménite. Celui-ci est un temps réapparu sur les radars, affectant cette voie maritime qui relie la Méditerranée et l'Océan indien et par laquelle circule en temps normal près de 20 % du commerce maritime international. Cet engagement est venu incarner la capacité d'action de portée mondiale des houthistes.
La communication du mouvement yéménite, habile, a servi à leur assurer une notoriété régionale. Les houthistes sont, de fait, le mouvement armé aujourd'hui le plus engagé en faveur de la Palestine. Leurs drones ou missiles ont à plusieurs reprises également atteint le territoire israélien, y compris jusque dans le nord, à Haïfa, comme le 23 avril 2025, sans cette fois faire de dégâts.
Face à la propagande houthiste et afin de ne pas apparaître comme des supplétifs des Israéliens, les Saoudiens se sont mis en retrait. Mais ils ont surtout veillé à maintenir leur volonté de s'extraire du bourbier yéménite. Depuis 2022, un pacte de non-agression implicite s'est institué entre eux et les houthistes. En dépit des pressions américaines (gageons que celles-ci seront renouvelées au cours de la visite de Donald Trump à Riyad prévue à la mi-mai) l'armée saoudienne — comme échaudée par l'échec de son engagement au Yémen débuté en 2015, reste à bonne distance.
Depuis la première sortie aérienne américaine dans le cadre de l'opération « Rough Rider », les victimes civiles se sont multipliées. Les houthistes sont aussi prompts à les cacher pour ne pas apparaître en situation de faiblesse qu'à les rendre publiques pour souligner la violence de l'agression « américano-sioniste ». Ainsi, ont-ils largement dénoncé le bombardement du 17 avril 2025 qui aurait fait 80 morts et plus de 150 blessés dans le nord de la Tihama, puis celui du 28 avril sur un centre de détention pour migrants non loin de la frontière saoudienne et qui aurait entrainé le décès d'au moins 68 civils, largement originaires d'Afrique de l'Est. Un rassemblement tribal a également été visé lors du premier jour de l'Aïd, le 30 mars.
Le retour des bombardements massifs constitue, après trois années d'accalmie liée au retrait de facto des Saoudiens, une source d'angoisse pour les Yéménites, tout particulièrement dans les zones du nord-ouest, contrôlées par les houthistes. À Sanaa, mais aussi à Saada — berceau du mouvement rebelle —, et dans la plaine côtière de la Tihama, les destructions sont nombreuses. Les attaques répétées sur le port de Ras Issa menacent également d'affecter l'approvisionnement en aide humanitaire, essentielle pour la survie de 60 % des Yéménites.
Les groupes anti-houthistes yéménites, bien que divisés, ont communiqué sur l'opportunité que représente l'engagement étatsunien. Dans une impasse, le gouvernement reconnu par la communauté internationale souhaite ainsi généralement reprendre l'offensive au sol. Les positions militaires de Tareq Saleh, neveu de l'ancien président Ali Abdallah Saleh, dans le sud de la Tihama pourraient notamment être mobilisées. Ainsi une offensive contre la ville de Hodeïda, port principal d'entrée des biens (et potentiellement des armes) en zone houthiste et quatrième ville du pays, pourrait-elle être rapidement lancée. Les houthistes s'y préparent, creusent des tranchées et renforcent leurs positions défensives. En 2018, le risque humanitaire posé par une telle bataille avait déjà amené la communauté internationale à faire pression sur la coalition emmenée par l'Arabie Saoudite. Celle-ci avait alors consenti à accepter les accords de Stockholm et renoncé à l'offensive.
Rétrospectivement, ce recul est fréquemment perçu par les anti-houthistes comme une erreur qui a prolongé la guerre et renforcé leurs ennemis. Il conviendrait donc de leur point de vue de dorénavant reprendre le travail inachevé. Mais à quel prix pour les civils ?
Par-delà l'engagement militaire de Washington, le classement par Trump des houthistes en tant qu'organisation terroriste fragilise l'économie, en particulier le système bancaire. Au risque de voir les transferts interrompus, les institutions financières sont sommées de se désaffilier de la banque centrale tenue par les houthistes qui avait pourtant réussi à stabiliser la monnaie et limiter l'inflation. Les flux commerciaux, tout comme l'action des acteurs humanitaires, sont également potentiellement suspendus. L'intervention des ONG internationales dans les zones houthistes, qui impose par exemple une coordination avec le Croissant rouge yéménite, pourrait être assimilée, en droit étatsunien, à un soutien à un groupe terroriste.
En revanche, contrairement aux menaces bravaches de Donald Trump sur les réseaux sociaux, les dirigeants houthistes semblent encore largement hors de portée des bombardements. Si l'assassinat de Yahya Al-Hamran, responsable houthiste de la sécurité à Saada, a été reconnu fin avril 2025, les rumeurs concernant la mort de Muhammad Ali Al-Houthi, figure charismatique et président du Comité révolutionnaire, restent à confirmer. Le leader du mouvement, Abdulmalik Al-Houthi, a multiplié les interventions vidéo ces dernières semaines, menaçant ses ennemis, mais veillant à déployer un discours nationaliste, qui occulte à la fois le lien du mouvement avec l'Iran, mais aussi la logique confessionnelle propre de l'exercice de son pouvoir. Il mobilise aussi dans ses discours un argumentaire qui s'appuie volontiers sur le droit international et la nécessité de protéger les Palestiniens d'un génocide. Pointant du doigt la faiblesse de la réponse du monde arabe face à Israël, il a dans le même temps veillé à faire apparaître les opérations militaires houthistes comme des représailles aux offensives de l'armée israélienne, respectant donc les moments de trêve à Gaza.
Si des fantassins houthistes semblent mourir en nombre sous les bombes américaines, la capacité de nuisance du mouvement yéménite demeure. Le porte-avion Harry Truman a été la cible de tirs répétés. Le territoire israélien, certes protégé par toute une série de systèmes de sécurité, continue à être visé, notamment à travers l'envoi de nouveaux missiles nommés Palestine-2. En outre, il a fallu l'intervention de la marine française le 18 avril 2025 pour abattre un drone armé.
Cet engagement militaire a un coût qui n'est pas négligeable. Seize drones Reaper américains (d'une valeur individuelle avoisinant, selon les sources, soit 100 millions, soit 30 millions de dollars) ont été abattus par les houthistes depuis leur engagement en mer Rouge en novembre 2023, dont sept depuis le 15 mars 2025. La facture est non seulement d'ordre financier, mais également stratégique. Deux porte-avions américains sur les onze en service sont notamment engagés sur la zone. Pour l'armée des États-Unis, l'intervention contre les houthistes mobilise du matériel très sophistiqué qui n'est pas aisément remplaçable et qui pourrait bien venir à manquer ailleurs.
Ainsi, des missiles stationnés dans la région indo-pacifique ont été transférés, selon le New York Times, vers la mer Rouge, fragilisant potentiellement les positions de défense de Taïwan2. Les accusations portées par les États-Unis contre la Chine, soupçonnée de fournir des informations sensibles aux houthistes via les satellites de la société Chang Guang, signalent combien le piège tendu par les houthistes est implacable et dépasse dorénavant le cadre régional. La Chine réévalue sa place au Proche-Orient et la crise yéménite pourrait constituer un levier. En effet, alors même que les produits fabriqués dans les usines chinoises à destination de l'Europe transitent en grande partie par la mer Rouge, ses navires ont été épargnés par les attaques houthistes depuis 2023.
Parallèlement, le dossier semble de plus en plus investi par la Russie. Tout comme la Chine, celle-ci s'était longtemps tenue à l'écart de la question yéménite, notamment parce qu'il convenait de préserver des relations cordiales avec l'Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis engagés militairement contre les houthistes. Une forme de neutralité faisait dès lors sens. Toutefois, les derniers mois semblent avoir marqué une inflexion. Les Saoudiens sont eux-mêmes en quête d'un apaisement des relations avec l'Iran afin d'affirmer leur rôle de médiateur. Ainsi Khaled Ben Salman, ministre de la défense, s'est-il rendu mi-avril 2025 à Téhéran, où il a rencontré le Guide Ali Khamenei. Pour la Russie, intervenir dans le jeu yéménite n'implique donc plus automatiquement de se brouiller avec les Saoudiens.
Dès lors, les initiatives, discrètes, se sont multipliées. Fin 2024, une délégation houthiste de haut rang s'est rendue à Moscou. Au même moment, des filières de recrutement de Yéménites envoyés par les Russes sur le front en Ukraine ont été mises au jour. Celles-ci concerneraient plusieurs centaines de combattants dont certains ont témoigné à leur retour3. Les experts en armement de l'Organisation des Nations unies (ONU) relèvent aussi l'utilisation par les houthistes de nouveau matériel russe. Enfin, selon des données en sources ouvertes analysées par le média d'investigation Bellingcat, du blé ukrainien saisi par la Russie en Crimée aurait été débarqué à Hodeïda. Il aurait été revendu via l'Iran, en échappant aux contrôles de l'ONU4. Ces éléments illustrent combien les houthistes, entrés en confrontation directe avec les États-Unis, émergent en tant que levier mobilisé — à moindre coût —, par diverses puissances pour bouleverser les équilibres mondiaux. De ce jeu qui leur échappe, bien des Yéménites sont plus que lassés.
1Jeffrey Goldberg, « The Trump Administration Accidentally Texted Me Its War Plans », The Atlantic, 24 mars 2025.
2Edward Wong et Eric Schmitt, « U.S. Commanders Worry Yemen Campaign Will Drain Arms Needed to Deter China », The New York Times, 8 avril 2025.
3Kersten Knipp et Safia Mahdi, « Yemenis forcefully recruited to fight for Russia in Ukraine », Deutsche Welle (DW), 12 juillet 2024
4Bridget Diakun et Yörük Işık, « Ukraine ‘Outraged' at Yemen Grain Shipment From Occupied Crimea », Bellingcat, 18 décembre 2024.
28.04.2025 à 06:00
Chaque année, le 27e jour du mois de Nissan, Israël commémore le Jour de la Shoah. Pendant une minute une sirène retentit et tout s'arrête dans le pays. À l'occasion de cette journée, Gideon Levy, membre de la direction du journal israélien Haaretz, a écrit sur sa colère concernant la guerre contre Gaza dans une chronique parue le 23 avril 2025, veille de la commémoration. Nous la publions ici. Israël ne commet pas une Shoah contre le peuple palestinien. Pourtant, ces 19 derniers mois, il (…)
- Magazine / Israël, Crime contre l'humanité, Génocide, Judaïsme, Crime d'ÉtatChaque année, le 27e jour du mois de Nissan, Israël commémore le Jour de la Shoah. Pendant une minute une sirène retentit et tout s'arrête dans le pays. À l'occasion de cette journée, Gideon Levy, membre de la direction du journal israélien Haaretz, a écrit sur sa colère concernant la guerre contre Gaza dans une chronique parue le 23 avril 2025, veille de la commémoration.
Nous la publions ici.
Israël ne commet pas une Shoah contre le peuple palestinien. Pourtant, ces 19 derniers mois, il s'en est rapproché à une vitesse effrayante. Cela doit être dit, et avec encore plus d'insistance aujourd'hui.
Comme chaque année, je me tiendrai au garde-à-vous lorsque la sirène retentira, et mes pensées erreront. Elles passeront du souvenir de mes grands-parents, Sophie et Hugo, dont j'ai vu les noms gravés sur le mur commémoratif du vieux cimetière juif de Prague, aux images de Gaza, qui ne me quitteront plus.
Depuis mon enfance, j'ai toujours imaginé un grand incendie consumant tout pendant la sirène. Avant la guerre à Gaza, j'imaginais des juifs y brûler. Cette année, je reverrai aussi les bébés brûlés vifs la semaine dernière dans leur tente servant d'abri à Khan Younès, et avec eux les milliers d'enfants, de femmes et d'hommes qu'Israël a tués sans pitié.
Comment peut-on rester au garde-à-vous aujourd'hui sans penser à l'horrible enquête de Yaniv Kubovich sur l'exécution de 15 secouristes palestiniens par des soldats israéliens, qui les ont abattus de sang-froid avant de détruire leurs ambulances et d'enterrer leurs corps dans le sable1 ? Sans penser à l'habitant de Sinjil, en Cisjordanie, dont les maisons ont été incendiées par des colons, après quoi des soldats sont venus lui lancer des gaz lacrymogènes jusqu'à ce qu'il succombe à une crise cardiaque, comme l'a rapporté Hagar Shezaf mercredi [22 avril]2. Sans penser à la communauté pastorale d'Umm al-Khair, dans les collines au sud d'Hébron, et aux pogroms incessants que ces paisibles habitants subissent de la part de l'armée et des colons, qui ont uni leurs forces pour les expulser de leurs terres ?
Comment ne pas penser à l'article courageux et choquant de la chercheuse Orit Kamir [Haaretz, version hébraïque, 22 avril] sur les Israéliens qui restent indifférents face à cette guerre, ce qui, selon elle, invalide leur droit de se plaindre des Allemands qui ont agi de la même manière, et être d'accord avec chaque mot qu'elle a écrit ? Ou à l'article non moins choquant de l'historien de la Shoah Daniel Blatman sur les enfants de Gaza et les enfants de l'Holocauste [Haaretz, version hébraïque, 23 avril] ? Il écrit que le jour où les combats ont repris à Gaza restera gravé comme une infamie dans l'histoire des juifs. On ne peut qu'espérer que ce sera bien le cas. Blatman écrit :
J'étudie l'Holocauste depuis 40 ans. J'ai lu d'innombrables témoignages sur le pire de tous les génocides, perpétrés contre le peuple juif et d'autres victimes. Cependant, la réalité, celle des récits de massacres commis par l'État juif, par leur ressemblance effrayante, me rappelle les témoignages des archives de Yad Vashem ; cette réalité était impensable, même dans mes pires cauchemars.
Il ne s'agit pas là d'une comparaison avec l'Holocauste, mais d'un terrible avertissement quant à la direction que prennent les événements. Ne pas y penser aujourd'hui revient à trahir la mémoire de la Shoah et de ses victimes. Ne pas penser à Gaza aujourd'hui revient à renoncer à sa propre humanité et à profaner la mémoire de l'Holocauste. C'est un signal d'alarme quant à ce qui est à venir.
En Israël, on a tendance à prétendre que le 7 octobre est la pire catastrophe qui ait frappé le peuple juif depuis la Shoah. Il s'agit, bien sûr, d'une comparaison perverse qui dévalorise la mémoire de la Shoah. Il n'y a aucune similitude entre l'attentat meurtrier et unique du 7 octobre et la Shoah. Mais ce qui a suivi évoque bel et bien son souvenir. Il n'y a pas d'Auschwitz ni de Treblinka à Gaza, mais il y a des camps de concentration. Il y a aussi la famine, la soif, le déplacement des personnes d'un endroit à l'autre comme du bétail et un blocus sur les médicaments.
Ce n'est pas encore la Shoah, mais l'un de ses éléments fondateurs est en place depuis longtemps : la déshumanisation des victimes, qui s'était installée chez les nazis, frappe désormais de plein fouet en Israël. Depuis la reprise de la guerre [le 23 mars 2025], 1 600 Palestiniens ont été tués à Gaza. C'est un bain de sang, pas un combat. Il se déroule non loin de chez nous, perpétré par les meilleurs de nos fils. Il advient dans le silence et l'indifférence nauséabonde de la plupart des Israéliens.
Ariel Rubinstein, économiste et lauréat du Prix Israël3, a publié un article profond et inspirant [dans Haaretz en version hébraïque, le 22 avril], dans lequel il explique pourquoi il ne se tiendra pas au garde-à-vous cette année pour la minute de commémoration. Moi, je me tiendrai debout et je penserai à mes grands-parents, mais surtout à Gaza.
Traduit de l'anglais par Sylvain Cypel
Publié dans Haaretz, sous le titre original « My Thoughts During the Siren » et publié le 23 avril 2025
1Yaniv Kubovich, « Killing of Gaza Aid Workers : IDF Troops Fired Indiscriminately for Over Three Minutes, Some at Point-blank Range » Haaretz, 23 avril 2025.
2Hagar Shezaf, « Palestinian Dies of Heart Attack After Settlers Burn Home, Soldiers Fire Tear Gaz at Him », Haaretz, 22 avril 2025.
3NDLR. Prix décerné chaque année par l'État d'Israël à des personnalités israéliennes ou à des organisations ayant marqué l'année d'un point de vue artistique, culturel ou scientifique. Ariel Rubinstein l'a reçu en 2002.
25.04.2025 à 06:00
La projection en mars 2025 à Paris d'un cycle intitulé « Cinéma soudanais : défis et résiliences » a offert une occasion rare de présenter et discuter des films d'une grande richesse. La mise en valeur de ces créations alors que la société soudanaise est déchirée par la guerre, trop souvent négligée, est un moyen pour lutter contre l'oubli et les raccourcis. « Certains héros meurent de mort naturelle, d'autres meurent piégés. » C'est par ces paroles qu'Ibrahim Shaddad, pionnier du cinéma (…)
- Lu, vu, entendu / Soudan, Soudan du Sud, CinémaLa projection en mars 2025 à Paris d'un cycle intitulé « Cinéma soudanais : défis et résiliences » a offert une occasion rare de présenter et discuter des films d'une grande richesse. La mise en valeur de ces créations alors que la société soudanaise est déchirée par la guerre, trop souvent négligée, est un moyen pour lutter contre l'oubli et les raccourcis.
« Certains héros meurent de mort naturelle, d'autres meurent piégés. » C'est par ces paroles qu'Ibrahim Shaddad, pionnier du cinéma soudanais, décrit le traitement que son État inflige depuis plus de cinquante ans aux représentants du septième art dans son pays. En dépit des obstacles constants représentés par la censure et l'instabilité économique et sécuritaire, plusieurs générations de réalisateurs soudanais se sont succédé des années 1940 à aujourd'hui. Parmi les plus connus, Gadalla Gubara créé le Studio Gad en 1974, Ibrahim Shaddad fonde le Sudanese Film Group en 1989 — année du coup d'État du général Omar Al-Bechir — et Talal Afifi, grâce au support du Goethe Institut de Khartoum, est le fondateur du Soudan Film Factory en 2010.
C'est pour célébrer cette histoire que Kateryna Lobodenko, chercheuse associée à l'Institut de recherche sur le cinéma et l'audiovisuel (Ircav) de l'Université Sorbonne-Nouvelle, a organisé du 27 au 30 mars 2025 un cycle de projection, accompagné d'une rencontre scientifique. En partenariat avec le cinéma Grand action (Paris, 5e), les films projetés et discutés par des spécialistes et cinéastes ont permis de saisir les nombreux défis auquel fait face le cinéma soudanais depuis l'indépendance en 1956, et les formes qu'il a prises au gré des époques et des événements historiques.
Les très beaux documentaires Conversations with Gadalla Gubara (« Conversations avec Gadalla Gubara », 2008) de Frédérique Cifuentes et Sudan's Forgotten Films (« Les films oubliés du Soudan », 2017) de Suhaib Gasmelbari et Katharina Von Schroeder nous font notamment pénétrer l'univers du cinéma soudanais indépendant à travers le point de vue des pionniers. On y découvre un pays ouvert qui, en pleine Guerre froide, envoie sa jeunesse étudier à l'étranger, et dont la vie culturelle, foisonnante, est connectée à la fois au reste de l'Afrique, à l'URSS et aux pays occidentaux.
Né en 1920, Gadalla Gubara est le premier cinéaste soudanais. Après des études aux Studios Misr au Caire1, à Chypre puis aux États-Unis, il revient dans son pays où, entre 1956 et 1974, il est chargé par le ministère de l'information de documenter la vie politique du pays. Des images officielles, certes, mais dans lesquelles le spectateur averti peut observer quantité de détails sur les dynamiques culturelles et sociales. Gubara filme et photographie Khartoum durant les années d'effervescence qui suivent l'indépendance, avant que la ville ne « s'éteigne » — selon ses propres mots — avec l'imposition de la charia en 1983 sous le régime de Gaafar Nimeiry (1969-1985), comme il le raconte dans le documentaire de Frédérique Cifuentes.
En 1974, il crée son propre studio — Studio Gad — avec l'intention de s'émanciper enfin de l'État et produire ses propres longs-métrages de fiction. Entre 1979 et 2006, il réalisera plus de cinquante films et obtiendra plusieurs prix dans des festivals internationaux. Son premier film, Tajuj (1979), est la version cinématographique du roman homonyme d'Osman Mohammad Hashim (1948), considéré comme le roman fondateur de la littérature nationale2. Son dernier film, Al-Bu'asa (« Les Misérables », 2006), inspiré du roman de Victor Hugo, synthétise, dans un style expérimental, le destin inéluctable auquel semble voué son peuple, qui deviendra double en 2011 suite à la sécession du Soudan du Sud. Ce film est réalisé par un homme devenu aveugle : quelques années plus tôt, après avoir reçu des menaces de la part des services de renseignements de Béchir (1989-2019), Gubara est emprisonné et son studio fermé. Cette nuit-là, raconte-t-il, il perdit la vue.
Ce drame fait écho à celui vécu par Benjamin Chowkwan Ado et Awad Eldaw, les deux conservateurs du Sudan Film Production Center, le centre d'archives documentaires de l'État. Sudan's Forgotten Films, projeté lors du cycle, retrace le combat inlassable de ces deux hommes — l'un originaire du Sud et l'autre du Nord — pour sauver de la destruction des milliers de pellicules. Leur témoignage poignant illustre l'incurie, voire le choix délibéré du régime de laisser ce patrimoine disparaître. Après avoir accepté que ces documents soient numérisés grâce à un projet financé par l'université de Bergen en Norvège, l'État n'autorisera pas l'expatriation des disques durs sur lesquels ces images ont été conservées. Aujourd'hui, avec les destructions causées par la guerre entre l'armée et les Forces de soutien rapide (FSR) — dont le pillage du musée national de Khartoum constitue un symbole —, son sort est plus que jamais incertain.
Outre ce documentaire, Suhaib Gasmelbari a signé Talking about trees (« Discuter des arbres », 2019). Primé dans de nombreux festivals internationaux, ce documentaire tourné entre 2015 et 2017 dans des conditions très difficiles se présente comme une mise en abîme. Le réalisateur y suit le quotidien de quatre réalisateurs : Ibrahim Shaddad, Manar Al-Hilo, Suleiman Mohamed Ibrahim et Altayeb Mahdi, cofondateurs du Sudanese Film group (SFG). Mus par leur passion et leur humour indéfectibles, ces pionniers ont continuellement tenté de faire vivre leur art du cinéma indépendant, interdit par le régime islamiste à la fin des années 1980, notamment à travers l'organisation de projections en plein air dans des quartiers populaires à Omdourman et dans plusieurs périphéries de la capitale.
Mais lorsqu'ils ont tenté de rouvrir, à leurs frais, le cinéma Al-Thawra (La Révolution) à Omdurman, l'opposition de la Sûreté nationale a été trop forte. Leur volontarisme n'a même pas pu compter sur une forme de solidarité internationale. Leur combat contre la censure est resté à l'extérieur du pays. Cet isolement s'explique en partie par le refus de la part de ces anciens membres du parti communiste de se compromettre avec des sponsors tels qu'Osama Daoud Abdellatif, propriétaire du conglomérat Dal Group, sponsor d'une part de la scène artistique nationale.
Outre la génération des pionniers, le cycle a offert la possibilité de découvrir la production d'une plus jeune génération, née entre les années 1970 et 1990. Moins expérimentale et plus engagée, leur production prend souvent position, ou du moins fait écho à la réalité sociale et politique du pays. Elle est ainsi connectée à la littérature contemporaine du pays dans laquelle se reflètent les dynamiques politiques, sociales et identitaires. C'est le cas du film Satamut fi-l-‘ishrin (« Tu mourras à vingt ans », 2020) du Soudanais résidant aux Émirats arabes unis Amjad Abu Alala. Le film est inspiré de la nouvelle Sommeil au pied de la montagne (2014) de Hammour Ziada. L'histoire se déroule dans un village situé dans cette boucle du Nil si chère aux romanciers soudanais depuis que Tayeb Salih l'a choisie comme décor de son chef-d'œuvre Mawsim al-Hijra ila al-Shamal (1966), traduit en français sous le titre Saison de la migration vers le Nord (Sindbad, 1983). C'est dans ce cadre que prend place un récit aux accents de réalisme magique, empreint de superstitions et de tabous. De la même manière que pour le célèbre personnage du roman de Salih, le destin du jeune protagoniste du film est lié au Nil et il va s'y noyer le jour de son vingtième anniversaire.
Divinité qui par ses crues est capable d'octroyer ou d'ôter la vie aux peuples qui vivent sur ses rives, le Nil est également central dans un autre film présenté : Le Barrage (2022) du réalisateur libanais Ali Cherri. L'histoire se déroule également dans le nord du Soudan, dans la région de Méroé, près du barrage construit en amont de la quatrième cataracte du Nil. Depuis l'inauguration, en 1964, du haut-barrage d'Assouan en Égypte, et l'inondation du village soudanais de Wadi Halfa qui s'ensuivit, cette région connaît la force destructrice que peut révéler ce fleuve. En 2018, tandis que les nouvelles des révolutionnaires tentant de renverser la dictature d'Omar Al-Bachir à Khartoum parviennent au village par le biais de la radio, le combat des villageois pour maîtriser les éléments de la nature devient une métaphore de la lutte contre le régime autoritaire.
Traversant le pays du nord au sud, engloutissant les corps des manifestants tués par l'armée à Khartoum comme ceux des habitants des villages nubiens submergés par ses flots, le Nil apparaît alors comme un trait d'union entre le centre et les marges du pays.
Enfin, le cycle organisé dans un cadre universitaire, mais qui a veillé à s'adresser à un public plus large, a permis de révéler la variété de la création cinématographique née après la révolution de 2018. C'est le cas de Abeer et Anan Ali, qui se définissent comme des « artivistes » dont la production se focalise sur les traumatismes engendrés par la guerre. Mohamed Fawi qui, après avoir été formé par le Sudan Film Factory, a créé à Port-Soudan le projet Cinemat Banat (Cinéma pour filles), ateliers de création cinématographique à destination d'un jeune public féminin. Sara Suleiman, chercheuse en études de genre et biopolitique à Londres, est pour sa part réalisatrice du documentaire Heroic Bodies (« Corps héroïques », 2022) sur la cause féministe au Soudan. À l'instar des grandes figures du féminisme égyptien et arabe, les femmes interviewées par Suleiman, telles que Khalida Zahir (1927-2015), médecin et militante féministe, ou Fatma Ahmed Ibrahim (1929-2017), cofondatrice de l'Union des femmes soudanaises, militante communiste et première députée soudanaise en 1965, ont mené de front deux combats : celui pour la libération des femmes et celui contre l'oppression politique, d'abord coloniale, puis dictatoriale.
À l'approche du 15 avril, date anniversaire de la guerre « oubliée » qui depuis deux ans a mis le pays à genoux, les Soudanais continuent de faire preuve — depuis leurs lieux de refuge en Afrique, en Europe et dans le Golfe — d'une extraordinaire résistance. Ils le font par un travail constant de documentation vidéo et écrite, mais aussi en veillant à préserver une vie culturelle. Cette résistance, liée aux espoirs nés du soulèvement du 19 décembre 2018, est d'ailleurs au cœur du documentaire Soudan, souviens-toi, dont la sortie en salle en France est prévue le 30 avril 2025.
Ce film de la réalisatrice franco-tunisienne Hind Meddeb, présenté dans divers festivals, donne à voir la ferveur révolutionnaire, notamment à travers les figures d'artistes comme le rappeur A.G. Nimeri. Ce dernier a signé le tube Sudan Bidon-Kizan (« Le Soudan sans les islamistes »)3 devenu l'hymne de cette jeunesse qui a voulu rêver d'une démocratie sans clivages ethniques ni tribaux.
1NDLR. Les studios Misr, créés au Caire en 1935 par l'économiste Talaat Harb, visaient à constituer un instrument de promotion de l'identité nationale, en opposition à la présence coloniale britannique.
2NDLR. Le livre, inspiré d'une célèbre légende du pays, relate l'histoire d'amour entre la belle Tajuj et un guerrier issu d'une tribu rivale.
3Kizan est un terme dépréciatif qui désigne les soutiens de l'ancien régime d'Omar Al-Béchir, et le Congrès national, islamiste, était son parti.
24.04.2025 à 06:00
En quelques décennies, la région du Proche-Orient et de l'Afrique du Nord est devenue totalement dépendante des importations pour nourrir sa population. Une évolution accélérée par les choix faits par les élites du Nord et du Sud. Le pain est au cœur de la vie quotidienne dans l'ensemble du monde arabe. Il est sorti des fours et des échoppes le long des routes, empilé sur la table des repas, et même brandi lors de manifestations, où il symbolise l'incapacité de l'État à répondre aux (…)
- Magazine / Maghreb, Israël, Proche-Orient, Europe, Méditerranée, Union européenne (UE), Hydraulique , Agriculture, Alimentation , Commerce international, Monde arabe, Péninsule Arabique , Guerre d'UkraineEn quelques décennies, la région du Proche-Orient et de l'Afrique du Nord est devenue totalement dépendante des importations pour nourrir sa population. Une évolution accélérée par les choix faits par les élites du Nord et du Sud.
Le pain est au cœur de la vie quotidienne dans l'ensemble du monde arabe. Il est sorti des fours et des échoppes le long des routes, empilé sur la table des repas, et même brandi lors de manifestations, où il symbolise l'incapacité de l'État à répondre aux besoins les plus élémentaires. Le pain se présente sous différentes formes et dimensions, des baguettes tunisiennes à la pita, en passant par le moelleux samoun irakien en forme de losange. Mais ces pains partagent de plus en plus une chose en commun : le blé bon marché déversé d'Europe et de Russie.
Il n'en a pas toujours été ainsi. Autrefois, la région du Proche-Orient et de l'Afrique du Nord (Middle East and North Africa, MENA) comptait sur son propre blé : des variétés résistantes et nutritives cultivées depuis des millénaires dans l'est et le sud du bassin méditerranéen. En réalité, le monde arabe avait largement dépassé l'autosuffisance. Il avait innové et exporté, contribuant à ce que le pain trouve sa place dans les régimes diététiques et sur les tables d'Europe et, plus tard, du monde entier.
En effet, c'est dans le Croissant fertile — des rivages méditerranéens de la Palestine et du Liban jusqu'à la Syrie, la Turquie et l'Irak contemporains — que l'humanité a appris à faire pousser les céréales. Les anciens Égyptiens cultivaient le blé et l'orge le long des rives du Nil et dans le Delta. L'Égypte, le Levant et l'Afrique du Nord étaient réputés comme le « grenier de Rome », en raison de l'approvisionnement procuré aux vastes possessions de l'empire. De même, la plaine fertile de Hauran, dans le sud de la Syrie, au nord de la Jordanie, était l'une des grandes zones céréalières de l'empire ottoman.
Cette autosuffisance fait partie de l'histoire ancienne. En 2021, la région MENA comptait cinq des quinze premiers États importateurs de blé au monde. Même des petits pays comme la Jordanie et la Tunisie parviennent à en importer suffisamment pour figurer dans le top 50. Les données de l'Observatoire de la complexité économique (OEC)1 permettent de visualiser cette dépendance au sein des principaux importateurs de la région, en cartographiant la facture totale des importations de blé de chaque pays, ses principaux fournisseurs, son rang parmi les importateurs de blé et la part du blé dans les importations de chaque pays.
La dépendance à l'égard des importations a un coût élevé. Année après année, les États arabes à court de liquidités, dépensent leurs réserves limitées en devises étrangères pour importer des denrées de base qu'ils cultivaient autrefois pour eux-mêmes. Leur capacité à nourrir leurs sociétés est désormais déterminée par la volatilité des marchés mondiaux. Ainsi, la carte ci-dessus utilise des données datant de 2021, un an avant l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Les données de l'année suivante montreraient un bouleversement majeur des chaînes d'approvisionnement en blé de la région, qui a été profondément ressenti en 2022 et 2023.
Cette carte comporte également une omission notable. Pour créer une visualisation la plus claire possible, nous n'avons montré que les importations du seul blé, à l'exclusion des données sur la farine de blé. D'où l'absence de l'Irak, de la Syrie et de la Palestine, qui n'importent pas de grandes quantités de blé mais dépendent massivement de la farine importée. En 2021, l'Irak et la Syrie étaient respectivement les deuxième et sixième plus grands importateurs de farine au monde. Le Yémen arrivait en troisième position, ce qui ajouterait à la facture déjà lourde du blé représentée sur la carte. La dépendance vis-à-vis de la farine, plutôt que du blé non transformé, est répandue dans les États déchirés par des conflits dans la région et au-delà, ce qui confirme les dommages infligés à la production locale des meuneries.
Qu'est-il arrivé ? Comment est-on passé d'une zone productrice de blé à une région consommatrice ? Il est tentant de blâmer le changement climatique et la pénurie d'eau, qui sont effectivement de mauvais augure pour l'agriculture régionale. Aujourd'hui, cependant, de nombreux États arabes disposent toujours de conditions favorables pour faire pousser du blé. La croissance démographique incontrôlée et l'urbanisation rapide offrent des explications plus convaincantes mais ce n'est qu'une partie du tableau.
Le principal problème est que les gouvernements de la région ont pour la plupart cessé d'organiser l'agriculture de manière à nourrir leurs sociétés. Au milieu du siècle dernier, les États arabes nouvellement indépendants ont investi massivement dans l'autosuffisance alimentaire et la redistribution des terres, des richesses et des services en faveur de la paysannerie. Mais cela a commencé à changer dans les années 1970 et 1980, au moment où la région adoptait des réformes néolibérales. Confrontés à l'augmentation de la dette et à la pression des prêteurs internationaux, comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI), la plupart des États arabes ont décidé de privatiser des services clés, de réduire le soutien aux petits producteurs et de favoriser les grandes exploitations agricoles privées, orientées vers des cultures de rente destinées à l'exportation.
C'est en Égypte qu'on le voit le plus clairement. L'une des sociétés agraires les plus vieilles de l'histoire dépense aujourd'hui plus que tout autre pays au monde pour importer du blé. L'Égypte est également de loin le premier importateur mondial de fèves pour son foul2, le plat emblématique de sa cuisine. Ce qui ne veut pas dire que les Égyptiens ont cessé de cultiver : simplement que les politiques étatiques de l'État ont évolué vers la promotion des exportations à forte valeur ajoutée. Les données de l'OEC permettent de visualiser ce changement. Nous avons comparé la valeur des importations de blé de l'Égypte à une sélection de ses principales exportations agricoles. Les barres verticales représentent la valeur totale de chaque importation ou exportation. Les flèches indiquent le principal partenaire commercial de chaque produit.
Les résultats montrent à quel point l'Égypte a évolué vers l'importation de denrées de base et l'exportation de cultures de rente. En 2021, elle figurait parmi les 12 premiers exportateurs mondiaux d'agrumes, de pommes de terre, de fraises et de coton. Toutes ces plantes sont irriguées, et certaines sont notoirement gourmandes en eau. Les vendre à l'étranger revient de facto à les vendre avec l'eau dont elles ont eu besoin, c'est-à-dire exporter ce qu'on appelle parfois « l'eau virtuelle ». Cela s'accorde mal avec l'aggravation de la crise hydraulique dans ce pays et le fait que toutes ces exportations sont encore insignifiantes par rapport aux importations égyptiennes de blé.
À l'autre bout de la région, le Maroc est confronté à une situation similaire. Le royaume chérifien est à la fois un important importateur de blé et un méga-producteur de fruits. Il est l'un des principaux exportateurs mondiaux de tomates et d'agrumes, ainsi que de fruits de luxe gloutons en eau comme le melon, les baies et les avocats.
Ces échanges — fruits marocains contre céréales européennes — fonctionnent très bien pour les exportateurs privés des deux côtés de la Méditerranée, et pour les consommateurs européens qui savourent des fruits bon marché. Mais au détriment du combat contre la sécheresse qui perdure depuis des années au Maroc et qui a forcé l'État à rationner l'eau des stations de lavage auto et des hammams publics.
Les relations commerciales du Maroc révèlent également ce que l'on pourrait appeler un courant néocolonial dans les échanges alimentaires méditerranéens : son principal partenaire commercial, la France, se trouve être l'ancienne puissance coloniale, qui continue de bénéficier des ressources naturelles du Maroc sous la forme de fruits grands consommateurs d'eau.
En Méditerranée orientale, Israël est passé maître dans la science de l'agriculture à haute valeur ajoutée. Il s'appuie sur une technologie de pointe et sa propre forme de colonialisme via l'exploitation illégale de la terre et de l'eau en Palestine et sur le plateau du Golan occupé. Ses exportations de fruits sont surtout destinées à des États européens, comme la France et les Pays-Bas, qui ont soutenu sa guerre à Gaza. Avec le Maroc, Israël est l'autre État de la région MENA à profiter du goût de l'Europe pour les avocats. Des sociétés israéliennes et marocaines se sont même associées pour cultiver des avocats sur le sol marocain avec de l'eau marocaine, par l'intermédiaire d'une coentreprise créée après la normalisation des relations entre les deux pays en 2020.
Toutefois, les ventes d'avocats israéliens sont dérisoires comparées à l'exportation d'un produit nettement moins attractif : les aliments pour animaux vendus sur le marché captif des Territoires palestiniens occupés. Ces derniers dépendent du bon vouloir des Israéliens, même pour produire des aliments localement. Depuis le 7 octobre 2023, Israël exerce son contrôle sur le flux des produits alimentaires de base afin d'amener régulièrement Gaza au bord de la famine.
Si Israël fixe les termes de ses relations avec ses voisins, la Jordanie n'a pas un tel luxe. Les petites rivières locales charrient les miettes de l'agriculture israélienne et, dans une moindre mesure, syrienne. En conséquence, Amman, la capitale, amène de l'eau de l'aquifère d'Al-Dissi, que la Jordanie partage avec un royaume voisin bien plus étendu et plus fort : l'Arabie saoudite. Cette dernière avale aussi indirectement l'eau de la Jordanie via l'élevage de bétail et la culture de fruits consommateurs d'eau, exportés ou introduits en contrebande par de grandes entreprises jordaniennes à travers la frontière saoudienne.
La situation difficile de la Jordanie reflète donc celle de l'Égypte et du Maroc, à plus petite échelle. Tandis que la population jordanienne est assujettie au pain subventionné fabriqué avec du blé européen bon marché, ses plus gros agriculteurs font pousser des pêches et des nectarines qu'ils expédient vers le marché saoudien plus riche. Ils exploitent à leur gré des eaux souterraines de haute qualité sans se préoccuper des quotas stricts qui entravent les petits producteurs.
Cela dit, on pourrait arguer que le secteur agricole le plus hostile à la nature est celui de l'Arabie saoudite. Le royaume désertique n'a pas de rivières, ne reçoit quasiment pas de précipitations, et épuise depuis des décennies ses eaux souterraines fossiles à un rythme alarmant. Et pourtant, il possède de loin la première industrie laitière de la région MENA qui exporte chaque année pour plus d'un milliard de dollars. Almarai — l'entreprise laitière saoudienne dont le nom signifie « pâturages » — est une marque familière dans une grande partie du monde arabe.
Mais les vaches laitières, et le fourrage nécessaire pour les nourrir sont parmi les plus dépensières en eau de l'agrobusiness. Plutôt que de réduire ses activités, Almarai a même raflé des droits sur des terres et de l'eau dans des endroits aussi improbables que l'Arizona et l'Argentine.
Outre les produits laitiers, l'Arabie saoudite était en 2021 le premier exportateur mondial de dattes. Ce fruit a une longue et riche histoire dans le royaume des Saoud, en particulier dans ses oasis orientales. Aujourd'hui, toutefois, irriguer les dattes revient à puiser dans de rares réserves d'eau. Et, comme pour les produits laitiers, les revenus tirés de ces exportations sont ridicules par rapport aux ventes gargantuesques d'énergie du royaume. Alors, pourquoi exporter autant d'eau ?
La réponse tient probablement à deux facteurs, qui s'appliquent autant aux dattes saoudiennes qu'aux nectarines jordaniennes, aux fraises égyptiennes ou aux avocats marocains. Premièrement, même si les revenus de chaque production — quelques centaines de millions de dollars par an, en gros — sont marginaux dans la balance commerciale d'un pays, ces récoltes rapportent de l'argent à ceux qui exportent. Les intérêts particuliers vont des cultivateurs locaux bien connectés aux multinationales de l'agroalimentaire, dont les régimes arabes sont soucieux d'attirer les investissements. Dans la MENA — comme dans d'autres régions soumises au stress climatique telles que le sud de l'Europe ou l'Ouest américain —, ces puissants acteurs seront les derniers à souffrir d'une mauvaise gestion de l'eau rare.
Deuxièmement, il y a la présomption que, quoi qu'il arrive, la région trouvera bien le moyen de sortir d'une crise de l'eau qui s'aggrave. Riche en pétrole, le Golfe a mené pendant des décennies grand train au-delà de ses moyens hydrologiques, grâce à la désalinisation coûteuse et polluante de l'eau de mer. De telles solutions technologiques séduisent les dirigeants ailleurs dans la région, même dans des États comme la Jordanie et l'Égypte qui n'ont pas les moyens de les appliquer à une telle grande échelle.
Évidemment, une pareille pensée magique n'est pas confinée au monde arabe. Elle imprègne les politiques environnementales à l'échelle mondiale, y compris au sein des riches États occidentaux qui sont les plus comptables de la crise actuelle et les mieux placés pour y faire face. Mais tôt ou tard, notre climat imposera des changements sur ce que nous mangeons et où nous le produisons. La question est de savoir si nous nous y préparons de manière à protéger les plus vulnérables, ou si nous nous accrochons à un système qui sert ceux qui en ont le moins besoin.
Traduit de l'anglais par Philippe Agret
Cet article, dont le titre original est « Bread for berries » a été publié sur Synaps le 7 avril 2025
23.04.2025 à 06:00
À l'heure où Mascate réaffirme son rôle de médiateur en facilitant les pourparlers sur le nucléaire iranien entre les États-Unis et l'Iran, le sultan Haïtham Ben Tarek s'emploie à légitimer son règne vieux de cinq ans en l'inscrivant dans la continuité dynastique des Al Saïd. Il esquisse également une pratique du pouvoir, toujours personnelle, dont l'apparent technocratisme n'entame en rien la verticalité monarchique. Le 11 janvier 2025, Mascate s'est illuminée sous les feux d'artifice (…)
- Magazine / Oman, Pétrole, Pays du Golfe, Démocratie, Autoritarisme, Écologie, MonarchieÀ l'heure où Mascate réaffirme son rôle de médiateur en facilitant les pourparlers sur le nucléaire iranien entre les États-Unis et l'Iran, le sultan Haïtham Ben Tarek s'emploie à légitimer son règne vieux de cinq ans en l'inscrivant dans la continuité dynastique des Al Saïd. Il esquisse également une pratique du pouvoir, toujours personnelle, dont l'apparent technocratisme n'entame en rien la verticalité monarchique.
Le 11 janvier 2025, Mascate s'est illuminée sous les feux d'artifice célébrant le cinquième anniversaire du règne du sultan Haïtham Ben Tarek Al Saïd. Partout dans le pays, l'heure était à la fête — mais aussi à un premier bilan. Car la « renaissance renouvelée », slogan d'une époque appelée à prolonger l'héritage de l'ancien père de la nation, le sultan Qabous, avait débuté sous de bien sombres auspices. Pandémie de Covid-19 et crise de la dette publique en 2020, manifestations de demandeurs d'emploi (mai 2021), dégâts causés par les cyclones Gulab et Shaheen (octobre 2021)1 : autant d'épreuves qui assombrirent les premiers mois d'une accession au trône par ailleurs exemplaire.
Rarement une passation de pouvoir s'était déroulée avec autant de sérénité dans la péninsule arabique qu'en ce janvier 2020. En quelques heures, le conseil de famille renonça à son droit de choisir le prochain monarque par consultation (choura) et s'en remit à la lettre testamentaire contenant le nom de Haïtham, solennellement ouverte en direct à la télévision d'État. La matinée n'était pas achevée que retentissaient déjà, dans toute la capitale, les salves d'honneur et l'hymne national. Quarante jours plus tard, à l'issue de la période de deuil, le nouveau sultan prononçait son premier discours. Il y avertissait les citoyens des « défis » et des « sacrifices » à venir, en une allusion à peine voilée aux mesures d'austérité déjà en gestation.
Haïtham Ben Tarek n'aura bénéficié d'aucun état de grâce : il fallait régner sans délai et redresser au plus vite les finances, fragilisées par les dernières années erratiques du règne de Qabous et la baisse prolongée des cours du pétrole. Intronisé par temps de crise, il s'est peu à peu imposé comme un monarque pragmatique, à la gouvernance plus collégiale et capable d'assumer des décisions impopulaires pour redresser l'économie de son pays.
L'image du sultan s'est cristallisée pendant les premiers mois de son accession au trône. Son ton sobre, sa voix monocorde, son tropisme pour le business, sa proximité avec les familles marchandes et jusqu'à ses fautes de langue en arabe — qui trahissent une plus grande aisance en anglais — donnèrent immédiatement le sentiment qu'une page se tournait. Le sultan Qabous, fondateur quasi divin de la nation omanaise moderne, cédait la place à un bon pater familias, diplomate formé à Oxford, gestionnaire modeste, mais méthodique d'un État confronté à une crise de l'endettement et à l'urgence de réformes structurelles trop longtemps ajournées. Un récit lisse, qui faisait opportunément l'impasse sur certains épisodes moins flatteurs — notamment la gestion hasardeuse, quelques années plus tôt, de gigantesques projets immobiliers par Haïtham Ben Tarek lui-même.
Ce dernier plaça les premiers temps de son règne sous le signe de la rationalisation de l'action publique. Le plan budgétaire « Tawazun » (équilibre) de 2020-2024 recentra l'État sur ses fonctions essentielles : réduction du périmètre gouvernemental, restructuration du fonds souverain, supervision accrue des entreprises publiques et ouverture à une fiscalité nouvelle — avec, en ligne de mire, l'introduction d'un impôt sur le revenu, toujours en discussion tant la mesure demeure impopulaire.
Dans le même esprit, il engagea une purge discrète à la tête de l'État. Des dizaines de fonctionnaires aux postes honorifiques furent mis à la retraite. De nombreuses primes, indemnités et gratifications furent supprimées. La majorité des contrats avec des consultants étrangers ne furent pas reconduits. Le temps de la prodigalité, aggravé par la vacance du pouvoir due à la longue maladie de Qabous, était révolu. L'heure était désormais à la sobriété. Pour l'incarner, le sultan donna l'exemple en sabrant dans les effectifs du personnel de ses palais.
Pourtant, cinq ans après, une évidence demeure : malgré les réformes structurelles et les efforts de diversification économique du plan « Vision 2040 » — le tournant vert, l'investissement dans le tourisme et l'essor timide de l'industrie —, les hydrocarbures représentent encore deux tiers des recettes budgétaires de l'État. Car ce ne sont pas les politiques d'austérité qui auront fait tomber la dette publique à 34 % du PIB en 2024, mais bien la flambée des prix du pétrole et du gaz à la suite de l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Elle aura permis de dégager un excédent budgétaire de près de 3 milliards d'euros en 2022, en contraste avec un déficit de 2,4 milliards d'euros durant la même période en 2021.
Derrière le technocratisme et les succès réels du sultan en matière de gouvernance publique, la réalité économique demeure donc imperturbablement la même : ce sont toujours les cours du pétrole qui dictent la trajectoire économique du Sultanat d'Oman. Dans ce cadre, les turbulences économiques mondiales, liées à la guerre commerciale lancée par Donald Trump, pourraient avoir de multiples effets sur le sultanat. Elles ont déjà entraîné une chute du prix du baril de pétrole.
Rapidement, plusieurs observateurs notèrent que la mise en œuvre de ces réformes s'accompagna d'une inflexion dans l'exercice du pouvoir du sultan. Haïtham Ben Tarek imposa une gouvernance plus collégiale, en confiant certains portefeuilles ministériels à des technocrates aguerris, comme Saïd Al-Saqri au ministère de l'économie. Il était auparavant un haut fonctionnaire, connu pour ses publications en matière d'économie du développement.
Mais cette dynamique de déconcentration et de professionnalisation du champ du pouvoir ne saurait en éclipser une autre : la place de choix, au sommet de l'État, réservée aux membres de la famille du sultan. Comme son prédécesseur, Haïtham Ben Tarek conserve le poste de premier ministre, pendant que ses deux frères occupent des ministères stratégiques : l'un est vice-premier ministre chargé des relations et des affaires de coopération internationale ; l'autre vice-premier ministre en charge des affaires de la défense. Son fils aîné, Dhi Yazan, est ministre de la culture, des sports et de la jeunesse. Quant à son autre fils, Bilarab, il dirige un programme de soutien aux start-ups innovantes, à l'instar d'autres membres de la famille qui occupent eux aussi des postes influents dans le secteur privé.
On assiste ainsi au renforcement de la famille royale à la tête de l'État, et même à une réaffirmation du caractère dynastique du règne du sultan. Celui-ci a fait le pari d'asseoir sa légitimité en l'inscrivant dans l'histoire longue de la dynastie des Al Saïd, dont la force et la permanence, pendant plus de trois siècles, avaient en partie été occultées par la figure monumentale du sultan Qabous. En 2021, Haïtham Ben Tarek alla jusqu'à amender la constitution, transformant officiellement le sultanat en État dynastique héréditaire (article 5). Ce faisant, il rompait avec des siècles d'histoire au cours desquels le régime, s'appuyant sur le principe religieux de l'imamat ibadite, s'était toujours refusé à reconnaître le principe héréditaire, lui préférant l'élection par un conseil restreint.
Au culte de la personnalité qui avait structuré le règne de Qabous succède ainsi une nouvelle dramaturgie du pouvoir : Dhi Yazan est désormais prince héritier. Les avenues du sultanat sont progressivement renommées en hommage aux grands souverains de la lignée. Acmé de cette révolution symbolique, la fête nationale sera, à partir de 2025, déplacée du 18 au 20 novembre — passant de la date d'anniversaire du sultan Qabous à celle de l'arrivée au pouvoir, en 1744, de l'imam fondateur de la dynastie Al Saïd.
Dans cette nouvelle mise en scène du pouvoir, l'épouse du sultan, Ahad Al-Busaidiyya, endosse le rôle de première dame et s'investit dans les activités classiquement dévolues à cette fonction. Elle agit dans les domaines de l'enfance et de la santé mentale, mais met aussi à l'honneur les femmes omanaises et leur contribution à la construction nationale. Son port du voile à mi-tête — qui provoqua l'ire des religieux conservateurs, rapidement rappelés à l'ordre par la sécurité intérieure — et son attitude discrètement libérale semblent l'ériger en modèle pour les femmes des jeunes générations.
La rupture s'opère donc en douceur, dans un souci de continuité et de respect de l'héritage de Qabous. Mais après cinq ans, elle ne fait plus de doute. La dynastie Al Saïd et la famille royale ont repris leurs droits : Oman est redevenue une monarchie comme les autres.
Une monarchie d'ailleurs bien ordinaire, dans laquelle l'ouverture contrôlée de la sphère publique ne se manifeste pas sans un art consommé du trompe-l'œil. Le Sultanat d'Oman affiche en effet un engagement de façade en matière de droits humains et de libertés publiques. Il a ratifié ces dernières années plusieurs conventions internationales, tout en y apposant des réserves qui en limitent drastiquement la portée : « Le sultan est libéral sur le plan économique, mais pas sur le plan politique », résume un intellectuel omanais sous couvert d'anonymat.
En 2021, les pouvoirs du Majlis Al-Choura — le Conseil consultatif, chambre basse législative dont les membres sont élus — ont été sensiblement réduits2. La réforme a renforcé l'autorité du pouvoir exécutif en atténuant l'autonomie législative, en supprimant le principe de la publicité des débats et en restreignant le droit du Parlement de convoquer des ministres. Ce dernier changement a été qualifié de « désastreux » par l'ancien vice-président du Conseil consultatif, Yaqoub Al-Harthi. Les médias, quant à eux, restent dans la main du pouvoir. Plusieurs activistes et lanceurs d'alerte sont arrêtés incommunicado, et parfois mis en jugement et condamnés à des peines de prison. L'application de discussions en ligne Clubhouse a été interdite, tout comme le compte X « Les féministes omanaises ». L'année 2024 a connu une recrudescence des pratiques de censure après plusieurs années de tolérance relative.
Si le sultan Haïtham a manifesté, au moment de son accession au trône, certains signes d'ouverture politique en amnistiant des opposants en exil au Royaume-Uni, cette politique a, elle aussi, fait long feu. La nouvelle loi sur la nationalité, promulguée en janvier 2025, a introduit la déchéance de nationalité pour les faits de lèse-majesté et d'outrage à la nation — une disposition qui a suscité de vives critiques sur les réseaux sociaux. Toutes ces évolutions suggèrent que le nouveau sultan préfère la formule de la modernisation conservatrice à celle de la libéralisation.
Si ouverture il y a, elle doit venir d'en haut et être aussi graduelle que contrôlée. La critique d'Israël et le soutien à la cause palestinienne sont ainsi tolérés, voire encouragés, pour renforcer l'estime nationale du peuple omanais face aux voisins émiriens et saoudiens, dont les régimes verrouillent étroitement l'expression sur ce sujet. Dans le même esprit, le podcast Mas'ad, d'initiative gouvernementale, rouvre prudemment certains pans de l'histoire nationale. Les guerres de l'Imamat (années 1950) et du Dhofar (années 1960 et 1970), sujets auparavant tabous dans l'espace public, sont aujourd'hui discutées. Mais elles le sont dans un style retenu et à travers la parole tempérée des grands cheikhs tribaux qui sont invités pour partager leurs souvenirs et analyses.
Dans ce concert de discours savamment accordés, une voix continue de rompre l'harmonie : celle du grand mufti Ahmed Al-Khalili, en poste depuis cinq décennies. Et pour cause : il n'est pas certain que le pouvoir en place ait apprécié de voir circuler sur les réseaux sociaux, en février 2025, une photographie de la première sommité religieuse du pays avec un lance-roquette Yassin 105 miniature, le type même utilisé par les milices palestiniennes. Le soutien indéfectible d'Al-Khalili aux groupes armés de la région, des Houthis au Hezbollah en passant par le Hamas, détonne avec le discours sur l'islam de tolérance et de modération qui demeure l'un des principaux outils de soft power des Omanais.
Or, le régime semble d'autant moins enclin à tolérer ce type de propos que le sultanat a été frappé, le 17 juillet 2024, par la première attaque terroriste revendiquée par l'Organisation de l'État islamique (OEI) contre la communauté chiite à Wadi Al-Kabir. Quelques jours après la diffusion de la photographie du mufti, celui-ci publiait un message sur X dans lequel il présentait ses excuses « à toute personne à qui [il avait] pu nuire en paroles ou en actes ». Officiellement présenté comme un examen de conscience nécessaire à l'approche de la mort — l'épouse du mufti est décédée début 2025 —, ce message a été interprété par certains analystes comme le signe d'une démission imminente, et peut-être imposée.
L'avenir du poste de mufti apparaît ainsi incertain : sera-t-il simplement supprimé ou remplacé par une instance plus collégiale, destinée à neutraliser l'influence de son successeur ? Si le sultan favorise des religieux plus réformistes en leur donnant voix au chapitre dans les grands quotidiens nationaux, il ne sera pas facile de se défaire du mufti. Fort d'une légitimité populaire immense, celui-ci demeure, toujours, la voix la plus libre dans un pays où le réalignement derrière la parole monarchique aura été aussi discret qu'efficace.
1NDLR. Les cyclones Gulab et Shaheen sont deux cyclones successifs qui ont atteint Oman le 2 octobre 2021. Oman a alors enregistré l'équivalent de deux ans de précipitations en quelques heures.
2NDLR. Le Parlement, bicaméral, est également formé du Majlis al-Dawla (Conseil d'État) dont les membres sont nommés par le sultan.
22.04.2025 à 06:00
Dans une Turquie fracturée, l'arrestation du maire d'Istanbul Ekrem İmamoğlu cristallise les tensions politiques, sociales et identitaires. La ville devient le théâtre d'une contestation organisée, sous la bannière d'une opposition structurée. Un désir de justice et de démocratie que la répression menée par le président Recep Tayyip Erdoğan n'a pas entamé. « Celui qui gagne Istanbul gagne la Turquie », proclamait Recep Tayyip Erdoğan. Ces propos, prononcés alors qu'il était maire (…)
- Magazine / Turquie, Démocratie, Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Parti de la justice et du développement (AKP), Répression, Kurdes, Parti républicain du peuple (CHP), Parti d'action nationaliste (MHP)Dans une Turquie fracturée, l'arrestation du maire d'Istanbul Ekrem İmamoğlu cristallise les tensions politiques, sociales et identitaires. La ville devient le théâtre d'une contestation organisée, sous la bannière d'une opposition structurée. Un désir de justice et de démocratie que la répression menée par le président Recep Tayyip Erdoğan n'a pas entamé.
« Celui qui gagne Istanbul gagne la Turquie », proclamait Recep Tayyip Erdoğan. Ces propos, prononcés alors qu'il était maire d'Istanbul entre 1994 et 1998, résonnent encore comme une vérité fondamentale. La ville, véritable mosaïque de la Turquie, avec ses diverses communautés ethniques et socio-économiques, représente un enjeu stratégique pour les partis politiques1. Elle est non seulement un baromètre électoral, mais aussi une clé du pouvoir central.
Lors de son élection à la mairie en 2019, Ekrem İmamoğlu, membre du Parti républicain du peuple (CHP), crée la surprise. Confirmé à la tête d'Istanbul lors des élections municipales de 2024, il incarne la contestation du pouvoir d'Erdoğan. En cohérence avec la droite ligne entre la mairie d'Istanbul et le palais présidentiel, il annonce le 21 février 2025 sa candidature à la prochaine présidentielle, en 2028. Le 19 mars, dans la foulée de l'annulation de leurs diplômes universitaires2, İmamoğlu et plusieurs personnalités politiques sont arrêtées, ce qui déclenche une flambée de contestations à travers le pays. Le même jour, les rues et les universités d'Istanbul, Ankara et Izmir se remplissent de manifestants. Cette série d'événements culmine le 29 mars avec un meeting à Maltepe, à Istanbul, où près de 2,2 millions de personnes manifestent pour soutenir le leader de l'opposition et appeler à la fin de la répression du soulèvement populaire.
Le juge d'instruction qui a placé Ekrem İmamoğlu en détention provisoire a retenu le motif de « corruption », mais à ce jour, l'acte d'accusation n'a pas encore été rédigé ni de date de procès fixé. Quant au maire par intérim d'Istanbul et au CHP, ils sont soumis à une forme accrue de contrôle et de restriction de leur liberté d'action par le pouvoir central. Plusieurs membres du parti, y compris des maires comme celui de Beşiktaş (un des districts d'Istanbul), sont placés en détention.
La capitale économique et culturelle se trouvait depuis plus de deux décennies sous le contrôle du Parti de la justice et du développement (AKP) dirigé par Erdoğan lorsque Ekrem İmamoğlu remporte la mairie le 31 mars 2019.
En raison d'une requête de l'AKP et du Parti d'action nationaliste (MHP)3 visant à annuler les résultats pour cause d'« irrégularités », un nouveau scrutin est organisé en juin 2019. İmamoğlu remporte l'élection avec une majorité élargie, obtenant 54,21 % des suffrages, soit un écart de plus de 800 000 voix, contre son principal rival, Binali Yıldırım, candidat de l'AKP. Erdoğan, qui a longtemps considéré Istanbul comme son fief, vit cette défaite comme un affront. Avec l'ampleur de l'écart de voix, İmamoğlu apparaît comme une figure incontournable de l'opposition, suscitant l'inquiétude de l'AKP.
Le président turc et l'AKP, bien qu'en position de force, n'hésitent pas à s'appuyer sur des outils institutionnels, notamment le Conseil électoral supérieur (Yüksek Seçim Kurulu, YSK), pour assurer leur emprise. En effet, depuis 2016, la politique de kayyum, qui permet de destituer des élus pour les remplacer par des administrateurs nommés, s'est étendue aux municipalités contrôlées par l'opposition, notamment dans celles que l'AKP a perdues. L'YSK paraît de plus en plus aligné sur les intérêts politiques de l'exécutif, de moins en moins indépendant. Cette pratique a progressivement sapé la légitimité de la plus haute institution judiciaire chargée du bon déroulement des élections. En janvier 2025, bien avant l'arrestation d'Ekrem İmamoğlu, la députée du CHP Aliye Coşar dénonçait déjà une justice instrumentalisée par le pouvoir, affirmant que « la volonté populaire est ignorée ». L'affaire İmamoğlu a renforcé cette perception d'institutions subordonnées au pouvoir exécutif.
L'arrestation d'İmamoğlu, ainsi que l'emprisonnement, depuis 2016, de Selahattin Demirtaş, ancien coprésident du Parti démocratique des peuples (HDP), prokurde, et candidat à la présidence en 2014 et 2018, mettent en lumière un aspect crucial de la politique turque : le musellement de la contestation et la neutralisation de quiconque peut représenter une alternative sérieuse à Erdoğan.
« Le problème kurde serait-il résolu si la Turquie devenait démocratique, ou la Turquie deviendrait-elle démocratique si le problème kurde était résolu ? », s'interroge l'ancien député et défenseur des droits humains Ahmet Faruk Ünsal. La lettre du leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) Abdullah Öcalan, lue le 27 février à Istanbul, vient y répondre : la démocratisation de la Turquie doit progresser de manière parallèle et indissociable avec la résolution de la question kurde. Il devient de plus en plus difficile de maintenir l'ambiguïté d'une « paix avec les Kurdes » tout en poursuivant une forme de confrontation avec la démocratie. L'appel d'Öcalan au désarmement et à la dissolution du PKK semble en suspens dans les dynamiques politiques actuelles. Selon ses déclarations, le PKK pourrait renoncer à la violence en échange de la construction d'une Turquie démocratique, avec des garanties juridiques. Cependant, l'arrestation d'İmamoğlu vient mettre à mal ce processus.
Le référendum constitutionnel de 2017 a modifié la structure politique de la Turquie en introduisant un système présidentiel fort. Cette réforme a donné à Erdoğan un contrôle presque total sur le gouvernement, mais elle limite également le nombre de mandats présidentiels à deux. En théorie, cette modification constitutionnelle empêche Erdoğan de briguer un troisième mandat, à moins qu'une nouvelle révision de la constitution ne soit adoptée. Cette incertitude est source de tensions politiques, notamment au sein de l'opposition.
Dans ce contexte, l'arrestation d'İmamoğlu semble être un coup stratégique visant à affaiblir la principale menace pour Erdoğan, tout en consolidant la légitimité de sa propre candidature pour un troisième mandat. À moins que cette dynamique ne vienne renforcer l'opposition…
La légitimité populaire d'Ekrem İmamoğlu s'est exprimée à travers les bureaux de présélection mis en place dans chaque province par le CHP, le parti d'opposition laïc et nationaliste d'où est issu Ekrem İmamoğlu. Plus de 15 millions de citoyens s'y sont rendus pour le désigner comme candidat du parti à la présidentielle de 2028, un chiffre huit fois supérieur au nombre officiel d'adhérents du CHP. Ce dépassement massif du cadre partisan ne relève pas seulement du symbole : il représente un coût politique réel pour l'AKP.
Les différentes actions menées par le CHP depuis l'arrestation d'İmamoğlu, telles que l'organisation de deux rassemblements hebdomadaires, une campagne de signatures pour réclamer la libération de son candidat, ainsi que les appels au boycott d'entreprises proches du pouvoir lancés depuis le 2 avril, témoignent clairement de la volonté de l'opposition de se structurer. Au lieu de se diviser, elle semble se renforcer, s'unissant autour d'un large consensus démocratique, ainsi que le démontre la rue : des centaines de milliers de manifestants, unis sous les bannières des partis d'opposition de plus en plus nombreuses, bravent la répression policière. « Taksim est partout, la résistance est partout ! », peut-on lire sur les banderoles4.
En face, n'est-on pas en train d'assister à la fragilisation de l'alliance entre l'AKP et le Parti du mouvement nationaliste sur la question kurde ? En effet, le processus défendu par le MHP est à la fois directement et indirectement entravé par l'AKP, dont le contrôle des institutions et l'autoritarisme croissant freinent toute avancée véritable. Après la lutte acharnée qui a opposé le mouvement Gülen à l'AKP en 2013, suivie de la rupture définitive marquée par le coup d'État manqué du 15 juillet 2016, une dynamique similaire pourrait-elle survenir entre le MHP et l'AKP ?
« Vingt-quatre heures peuvent être très longues dans la politique en Turquie », disait Süleyman Demirel, ancien président de la Turquie. Peut-être, qui sait, le jour où « la roue tournera »5 approche-t-il enfin.
1La Turquie, composée de 81 provinces, compte une population totale d'environ 86 millions d'habitants, dont près de 16 millions résident à Istanbul.
2L'article 101 de la Constitution impose un diplôme universitaire pour accéder à la présidence — une exigence qui avait déjà barré la route à Bülent Ecevit en 1989.
3Depuis le 20 février 2018, l'AKP et le MHP forment la coalition « Alliance du peuple » (Cumhur İttifakı), consolidant ainsi leur pouvoir commun et leur influence politique en Turquie.
4En 2013, un important mouvement de contestation se développe autour du parc de Taksim Gezi. Il sera violemment réprimé et les manifestants chassés du parc. Le projet de transformation du parc en centre commercial a néanmoins été abandonné.
5En référence au livre Et tournera la roue écrit depuis sa cellule par Selahattin Demirtaş (Collas, 2019)