
28.10.2025 à 09:45
F.G.
■ Poète, ancien membre du groupe-revue « Socialisme ou Barbarie » (1949-1967), actif participant de Mai 68 au sein du Mouvement du 22 mars, auteur d'une quinzaine de livres, imprimeur et traducteur, Daniel Blanchard (1934-2024) fut un fidèle lecteur d'À contretemps. C'est avec plaisir et fierté que – transmis par sa compagne, Helen Arnold –nous publions un de ses inédits datant de 2018 qui n'a pas pris une ride. Bonne lecture ! – À contretemps. Du puritanisme « libéré » Il s'agit (…)
- Odradek
■ Poète, ancien membre du groupe-revue « Socialisme ou Barbarie » (1949-1967), actif participant de Mai 68 au sein du Mouvement du 22 mars, auteur d'une quinzaine de livres, imprimeur et traducteur, Daniel Blanchard (1934-2024) fut un fidèle lecteur d'À contretemps. C'est avec plaisir et fierté que – transmis par sa compagne, Helen Arnold –nous publions un de ses inédits datant de 2018 qui n'a pas pris une ride. Bonne lecture ! – À contretemps.
Du puritanisme « libéré »
Il s'agit toujours de réprimer, ou plutôt de dénier l'érotique. La réduction de l'érotique à la sexualité relève déjà du puritanisme. La « libération sexuelle » en milieu puritain – ou, pour éviter les malentendus auxquels pourrait prêter ce mot, capitaliste – débouche sur un mode nouveau d'expulsion et de dénégation, et peut-être de destruction, de démantèlement, de décomposition de l'érotique qui consiste en sa saturation par le porno. L'exhibition pornographique irradie mortellement l'intime où vit l'érotique, dans la pénombre, dans des apparitions très sélectives, qui ne le manifestent que partiellement, c'est-à-dire métaphoriquement, signifiant par-là qu'il n'y a pas de totalité saisissable, représentable ou épuisable du désir. Non plus que de son objet, évidemment.
Le porno annonce cet évangile désespérant d'un épuisement du désir dans la jouissance, d'un épuisement de la jouissance dans l'effectuation d'une fonction par l'organe approprié, d'un épuisement du fantasme par le passage à l'acte. Il est vrai qu'asservi à la logique du spectaculaire et de la marchandise, le porno se trouve astreint à une surenchère, à un dépassement perpétuel qui le projette hors de son réalisme de principe, dans une dimension fantastique où se trouve relancée la course à l'horizon toujours reculé du pourchas érotique. Il n'en reste pas moins qu'il reste marqué par le sordide de son parti originel de réalisation, de réduction mercantile du désir.
Le puritanisme décompose, c'est-à-dire brise, la relation amoureuse en une transaction entre identités, closes sur elles-mêmes, finies, alors que son sens est transgression des identités, illimitation.
L'exhibition par l'image, le son ou le texte, comme la confession publique de jadis, assure qu'il n'y a que contacts d'organes, combinaisons de molécules, etc. – c'est-à-dire qu'il n'y a pas don (le don sous toutes ses formes est l'interdit du puritanisme, autrement dit du capitalisme) ou encore perte, ou encore obscurcissement, ou encore éblouissement… des identités individuelles.
Puritanisme et mondialisation à l'américaine
Avec la Réforme et dans ses sectes les plus radicales s'est déchaîné le puritanisme proprement dit, qui prétendait à la pureté de l'âme et à sa transparence sous le regard de Dieu. Le secret devenait alors abominable, puisque là où il y a le secret c'est qu'il y a le mal. Les communautés puritaines traditionnelles dissipaient l'angoisse de recéler du secret par le rituel de la confession publique. Cette pratique continue, du reste, à donner son piment à la vie sociale américaine, en particulier lors des affrontements électoraux. Et Bill Clinton, parmi bien d'autres, a fait les frais de l'intolérance de la conscience américaine à l'égard du mensonge et, le cas échéant, de la simple réserve et même de la pudeur.
Or, paradoxalement, la sévérité de cette exigence de vérité, de transparence pour user d'un mot dont on nous tympanise, se trouve comme subvertie de l'intérieur par une véritable compulsion exhibitionniste. Et c'est là l'un des fondements de l'Empire américain : la séduction par l'obscénité. Le discours officiel que l'Amérique tient sur elle-même – et auquel sans doute elle croit – est grossièrement fallacieux : l'Amérique ne séduit pas par sa vertu, par son élection divine, par la perfection de ses institutions ou que sais-je encore, mais par son obscénité. Elle ne suscite pas l'amour, mais la concupiscence. Elle se brandit tout entière – son opulence, ses corps, sa gestuelle, sa musique, ses fringues… – comme objet d'appétence, comme étal de fétiches.
À l'opposé des prescriptions de la morale et de la sociabilité qui avaient cours ou que l'on feignait d'observer dans toutes les vieilles civilisations aujourd'hui séniles ou agonisantes, l'Amérique étale aussi crûment ses appétits que son absence de scrupule et sa brutalité – sa virilité ; aujourd'hui, sa trumpitude. Elle ne séduit pas par le jésuitisme de son politiquement correct mais au contraire par la crudité avec laquelle elle appelle une bite une bite [1]. Non pas par ses protestations de générosité et de désintéressement mais par le cynisme avec lequel elle met tout en vente et rend ainsi tout achetable, accessible à tous les appétits. L'âme de l'Amérique est transparente, et donc pure comme une vitrine ou un rayon de supermarché, et elle offre ainsi l'innocence à tous les concupiscents qui bavent devant elle.
Mais qu'ils n'aillent pas se ruer sur elle comme les barbares du bon vieux temps : en même temps que tous ses charmes, elle brandit la bombe. C'est l'autre fondement de l'Empire américain. Ceux qui veulent goûter à toutes ces merveilles, qu'ils passent d'abord par l'usine. Si l'exhibition obscène échauffe trop fort les appétits, la bombe les refroidit – et ce dispositif produit, à la manière d'une centrale nucléaire, l'énergie qui, depuis un demi-siècle, transforme le monde.
Cette exhibition, et particulièrement cet étalage de sexualité pour ainsi dire sans ombre, c'est bien évidemment ce que ne peut supporter le puritanisme à l'ancienne des islamistes ; et leur combat, ils le mènent avec les armes du secret – clandestinité, déguisement de ses combattants ou de ses kamikazes en innocents, emprunt à Dieu de sa voix pour appeler au meurtre sur les « réseaux sociaux »… En face, la guerre délirante de Bush contre le « terrorisme » visait ce qui, en effet, terrorise le puritain moderne : le secret, précisément.
Puritanisme et « principe actif »
La sélection du principe actif – d'une substance, d'un individu, d'une société… –, c'est-à-dire de sa part créatrice de valeur, susceptible, donc, d'être échangée sous la loi de l'équivalent général, laisse un résidu, indicible, opaque à la loi de la valeur. Fort embarrassant, choquant même pour une éthique puritaine (capitaliste). Alors, ce résidu, on pourra toujours le recuire pour obtenir, par exemple, un nouveau genre de fromage (ricotta, etc.), ou le consommer pour rendre ses loisirs productifs, ou encore travailler en prison. Cela dit, quoi qu'il en soit, il sera toujours voué, en fin de processus sélectif, à n'être que déchet. Or, dans le déchet, le principe actif s'inverse. Principe passif, il absorbe de la valeur, il demande à être inactivé, relève d'usines de retraitement, de centres de rétention, etc., et aussi d'organisations humanitaires – qui drainent de la valeur auprès de consommateurs saturés éprouvant le besoin de bienfaisance ou d'affamés de ricotta sous forme d' « images ».
La sélection du principe actif, en matière sociale comme ailleurs, peut se lire dans l'autre sens comme sélection, production – par la rupture violente de l'unité du réel – et s'il le faut, invention, imposition et même institutionnalisation du déchet. De même que c'est l'obtention d'un déchet qui garantit la vertu d'activité du principe actif, c'est l'assignation d'une partie de la société à la sous-humanité qui révèle et manifeste l'humanité pleine et entière de l'autre partie. C'est l'entassement de tous les « viandés » au pied de la paroi qui fait resplendir la vertu salvatrice du « premier de cordée ». C'est la production massive de déchets humains dans le Lager ou le Goulag qui fait flamboyer la quasi-surhumanité du gardien.
Ainsi, à partir du préfixe grec eu- [bien] – comme dans eugénisme ou euthanasie – le lexique de notre époque pourrait volontiers s'enrichir de nouveaux termes comme eu-massacres ou eu-bombardements. N'est-ce pas d'ailleurs ce qu'à sa manière le général Thomas Franks, commandant en chef des opérations américaines pendant la guerre contre l'Irak, fit lui-même en inventant les concepts de « bombardements humanitaires » et de « guerre miséricordieuse » ?
Daniel BLANCHARD
2018
SUR DANIEL BLANCHARD :
– « Éloge des confins » (Freddy Gomez.
– « Balles traçantes » (Freddy Gomez).
– « D'une crise à l'autre » : entretien de Fabien Delmotte avec Helen Arnold et Daniel Blanchard.
– « Mort d'un poète » (Frédéric Thomas).
[1] Le président Johnson, raconte J. K. Galbraith dans ses Mémoires, à qui un diplomate étranger demandait pourquoi il s'obstinait à poursuivre la désastreuse guerre du Vietnam, s'est contenté, pour toute réponse, de dire « the cock ! » en montrant sa braguette.
26.10.2025 à 20:19
F.G.
Cet ouvrage est disponible en librairie ou peut être commandé auprès de L'échappée. En des temps déjà anciens, des êtres sont montés à l'assaut du ciel d'Espagne avec la force de résister au fascisme tout en jetant les bases d'un monde sans domination ni exploitation. Le souvenir de cette révolution espagnole de 1936, belle comme la radieuse déraison libertaire qui la porta, resurgit après la mort de Franco en 1975. Puis au cours des années 1980, il s'enlisa dans les sables de l'oubli (…)
- Nos livres Cet ouvrage est disponible en librairie ou peut être commandé auprès de L'échappée.
En des temps déjà anciens, des êtres sont montés à l'assaut du ciel d'Espagne avec la force de résister au fascisme tout en jetant les bases d'un monde sans domination ni exploitation. Le souvenir de cette révolution espagnole de 1936, belle comme la radieuse déraison libertaire qui la porta, resurgit après la mort de Franco en 1975. Puis au cours des années 1980, il s'enlisa dans les sables de l'oubli d'une Espagne où la « transition démocratique » vers le tout-marché se fonda sur un accord entre une « droite » et une « gauche » pressées d'enterrer le vieux projet d'émancipation sociale et humaine dont le mouvement ouvrier espagnol, sous influence anarcho-syndicaliste, avait été l'indéniable artisan.
Folies d'Espagne s'intéresse aux ombres et lumières de l'activité anarchiste durant la guerre civile et dresse un panorama critique des succès et des échecs de cette révolution où, pour la seule fois dans l'histoire, du moins aussi massivement, un peuple en armes résista au fascisme tout en aspirant au communisme libertaire.
Composé à partir de recensions d'ouvrages parus le plus souvent en espagnol et inédits en français, ce recueil repose sur un suivi méthodique, et parfois polémique, des débats historiographiques qui agitèrent le post-franquisme.
TABLE
En guise de préambule.
Les organisations.
Les anarchistes dans la guerre d'Espagne : éléments de chronologie.
Variations sur une guerre sociale.
Délits de suite et résistances.
Varia.
Index des noms.
CITATIONS
● « L'histoire de l'anarchisme, même honnêtement écrite, et celle de l'anarchisme en révolution plus particulièrement, laisse toujours, ou presque, une impression de manque. La cause est évidente : c'est qu'à la traiter selon les seuls instruments statistiques et méthodes d'analyse des historiens, elle passe le plus souvent à côté de l'essentiel, ce tremblement collectif qui accouche d'un monde nouveau, cette émotion partagée d'une insurrection des esprits, cette croyance soudaine que la vie s'avance et qu'elle est bonne à prendre. Pour dire cela, il faut casser les moules et ne reculer devant aucune audace. »
● « On peut gloser sur l'illusion lyrique d'une époque que le triste temps présent rend si lointaine qu'elle prend des airs de légende. On peut y critiquer aussi cette part importante d'optimisme volontariste qu'elle portait en elle, ce goût immodéré pour la grandiloquence et la mystique révolutionnaire. Il n'empêche, ces éléments étaient bien constitutifs du rêve émancipateur. »
● « Augmentés jusqu'à devenir légendaires ou censurés jusqu'à se perdre dans les marais de l'oubli, les souvenirs des uns et des autres, entre trop-plein et non-dits, restituent pourtant la même part du rêve que la défaite a brisé : l' « exilé de l'extérieur » l'a cultivée jusqu'à l'obsession quand « l'exilé de l'intérieur », lui, l'a refoulée pour ne pas avoir à en rendre compte devant les bourreaux. L'un et l'autre l'ont fait pour tenir, pour continuer. En résistant, d'un côté, à l'oubli. En s'y abandonnant, de l'autre. Dans les deux cas, leur vie en dépendait. »
● « On comprend la détresse qui saisit ces combattants libertaires de la première heure, venus de partout “se brûler à l'air libre” (Louis Mercier) d'une révolution en marche, quand, au ressac d'une guerre en passe de devenir classique, ils eurent à choisir entre se faire soldats ou partir, le premier terme de l'alternative les obligeant à mutiler leur conscience, le second à abandonner leurs frères de combat. »
Paris, Éditions L'échappée, 2025, 384 p., 22 euros
Isbn : 978-23730917-4-8
ÉCHOS...
● « La révolution espagnole entre rêve libertaire et tragique défaite », une recension de Jean-Jacques Bedu publiée, le 26 septembre 2025, sur le site site « Mare Nostrum, une Méditerranée autrement »
● « Guerre d'Espagne, guerre sociale », une recension de Sébastien Navarro publiée sur notre site le 20 octobre 2025.
● « Comme un athénée libertaire au fil des pages », une recension de Francis Pian publiée dans Le Monde libertaire du 18 octobre 2025.