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14.12.2025 à 11:49

Dans l’Italie du XVIIIe siècle, les femmes s’insurgeaient contre le harcèlement sexiste et sexuel subi dans les confessionnaux

Giada Pizzoni, Marie Curie Research Fellow, Department of History, European University Institute

Les archives du Vatican montrent qu’au XVIIIᵉ siècle, des Italiennes ont signalé des cas de harcèlement et d’abus aux autorités ecclésiastiques.
Texte intégral (1716 mots)

Blagues obscènes, questions intrusives, gestes déplacés : les archives inquisitoriales du Vatican montrent que le harcèlement sexuel au confessionnal était une réalité pour de nombreuses femmes dans l’Italie du XVIIIᵉ siècle – et que certaines ont osé le signaler.


L’Institut européen pour l’égalité entre les hommes et les femmes définit le harcèlement sexuel comme « la situation dans laquelle un comportement non désiré à connotation sexuelle, s’exprimant physiquement, verbalement ou non verbalement, survient avec pour objet ou pour effet de porter atteinte à la dignité d’une personne et, en particulier, de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ». Les agissements sexistes découlent du pouvoir et visent à exercer un contrôle psychologique ou sexuel. Dans les deux cas, les victimes se sentent souvent confuses, seules, et se croient parfois responsables des abus subis.

En tant qu’historienne, je cherche à comprendre comment les femmes ont vécu et affronté ces comportements intimidants. Je m’intéresse en particulier au harcèlement pendant la confession dans l’Italie du XVIIIe siècle. Les femmes catholiques se rendaient au confessionnal pour partager leurs doutes et leurs espoirs sur des sujets allant de la reproduction aux menstruations, mais elles étaient parfois confrontées à des remarques méprisantes ou déplacées qui les déstabilisaient.

Un déséquilibre des pouvoirs

Les archives du Vatican nous montrent que certains des hommes qui ont tenu ces propos avaient tendance à en minimiser la portée, les qualifiant de simples marques de camaraderie ou de curiosité, voire de vantardise. Ils ont pourtant rabaissé les femmes qui, après ces échanges, étaient bouleversées ou en colère. Ces femmes étaient souvent plus jeunes que leurs confesseurs, elles avaient moins de pouvoir et pouvaient subir des menaces les contraignant à se taire. Pourtant, les archives nous montrent également que certaines, jugeant ces échanges inappropriés, se sont opposées à ces abus.

Les archives contiennent les procès-verbaux des tribunaux de l’Inquisition, qui, dans toute la péninsule italienne, traitaient les signalements de harcèlement et d’abus dans les confessionnaux. Pour les femmes, la confession était primordiale car elle dictait la moralité. Le devoir d’un prêtre était de demander aux femmes si elles étaient de bonnes chrétiennes, et la moralité d’une femme était liée à sa sexualité. Les canons de l’Église enseignaient que le sexe devait être uniquement hétérosexuel, génital et se dérouler dans le cadre du mariage.

Mais si la sexualité était encadrée par un code moral de péché et de honte, les femmes étaient des agents sexuels actifs, apprenant par l’expérience et l’observation. Le fonctionnement interne du corps féminin était mystérieux pour elles, mais le sexe ne l’était pas. Alors que les hommes lettrés avaient accès à des traités médicaux, les femmes apprenaient grâce aux connaissances échangées au sein de la famille et avec les autres femmes. Cependant, au-delà de leur cercle quotidien, certaines femmes considéraient le confessionnal comme un espace sûr où elles pouvaient se confier, remettre en question leurs expériences et demander des conseils sur le thème de la sexualité. Les ecclésiastiques agissaient alors comme des guides spirituels, des figures semi-divines capables d’apporter du réconfort, ce qui créait un déséquilibre de pouvoir pouvant conduire à du harcèlement et des abus.

Signaler les cas de harcèlement

Certaines femmes victimes d’abus dans le confessionnal l’ont signalé à l’Inquisition, et les autorités religieuses les ont écoutées. Dans les tribunaux, les notaires ont consigné les dépositions et les accusés ont été convoqués. Au cours des procès, les témoins ont été contre-interrogés afin de corroborer leurs déclarations. Les condamnations variaient : un ecclésiastique pouvait être condamné à jeûner ou à faire des exercices spirituels, à être suspendu, exilé ou envoyé aux galères (travaux forcés).

Les archives montrent qu’au XVIIIe siècle en Italie, les femmes catholiques comprenaient parfaitement les blagues grivoises, les métaphores et les allusions qui leur étaient adressées. En 1736 à Pise, par exemple, Rosa alla trouver son confesseur pour lui demander de l’aide, inquiète que son mari ne l’aime pas, et il lui conseilla « d’utiliser ses doigts sur elle-même » pour éveiller son désir. Elle fut embarrassée et rapporta cet échange inapproprié. Les documents d’archives montrent fréquemment que les femmes étaient interrogées si leur mariage ne produisait pas d’enfants : on leur demandait si elles vérifiaient que leur mari « consommait par derrière », dans le même « vase naturel », ou si le sperme tombait à l’extérieur.

En 1779, à Onano, Colomba a rapporté que son confesseur lui avait demandé si elle savait que pour avoir un bébé, son mari devait insérer son pénis dans ses « parties honteuses ». En 1739, à Sienne, une femme de 40 ans sans enfant, Lucia, s’est sentie rabaissée lorsqu’un confesseur lui a proposé de l’examiner, affirmant que les femmes « avaient des ovaires comme les poules » et que sa situation était étrange, car il suffisait à une femme « de retirer son chapeau pour tomber enceinte ». Elle a signalé cet échange comme une ingérence inappropriée dans sa vie intime.

Les archives du confessionnal montrent des exemples de femmes à qui l’on disait : « J’aimerais te faire un trou » ; qui voyaient un prêtre frotter des anneaux de haut en bas sur ses doigts pour imiter des actes sexuels ; et à qui l’on posait la question suggestive de savoir si elles avaient « pris cela dans leurs mains » – et chacune de ces femmes comprenait ce qui était insinué. Elles comprenaient aussi que ces comportements relevaient du harcèlement. Autant d’actes et de paroles que les confesseurs considéraient, eux, comme du flirt – comme lorsqu’un prêtre invita Alessandra à le rejoindre dans le vignoble en 1659 – étaient jugés révoltants par les femmes qui rapportaient ces événements (Vatican, Archivio Dicastero della Fede, Processi vol. 42).

L’effet déconcertant des abus

À cette époque, le stéréotype selon lequel les femmes plus âgées n’avaient plus de sexualité était très répandu. En effet, on croyait que les femmes dans la quarantaine ou la cinquantaine n’étaient plus physiquement aptes à avoir des rapports sexuels, et leur libido était ridiculisée par la littérature populaire. En 1721, Elisabetta Neri, une femme de 29 ans qui cherchait des conseils pour soulager ses bouffées de chaleur qui la mettaient hors d’état de fonctionner, s’est entendu dire qu’à partir de 36 ans, les femmes n’avaient plus besoin de se toucher, mais que cela pouvait l’aider à se détendre et à soulager son état.

Les femmes étaient également interrogées de manière fréquente et répétée sur leur plaisir : se touchaient-elles lorsqu’elles étaient seules ? Touchaient-elles d’autres femmes, des garçons ou même des animaux ? Regardaient-elles les « parties honteuses » de leurs amies pour comparer qui « avait la nature la plus grande ou la plus serrée, avec ou sans poils » (ADDF, CAUSE 1732 f.516) ? Pour les femmes, ces commentaires représentaient des intrusions inappropriées dans leur intimité. D’après les harceleurs masculins, il s’agissait d’une forme de curiosité excitante et une façon de donner des conseils : un frère franciscain, en 1715, a ainsi démenti avoir fait des commentaires intrusifs sur la vie sexuelle d’une femme (ADDF, Stanza Storica, M7 R, procès 3).

En quête de conseils avisés, les femmes confiaient leurs secrets les plus intimes à ces érudits, et elles pouvaient être déconcertées par l’attitude que leurs confesseurs affichaient souvent. En 1633, Angiola affirmait avoir « tremblé pendant trois mois » après avoir subi des violences verbales (ADDF, vol. 31, Processi). Les remarques déplacées et les attouchements non désirés choquaient celles qui en étaient victimes.

Le courage de s’exprimer

Il est indéniable que la sexualité est un objet culturel, encadré par des codes moraux et des agendas politiques qui font l’objet de négociations constantes. Les femmes ont été sans cesse surveillées, leur corps et leur comportement étant soumis à un contrôle permanent. Cependant, l’histoire nous enseigne que les femmes pouvaient être conscientes de leur corps et de leurs expériences sexuelles. Elles discutaient de leurs doutes, et certaines se sont ouvertement opposées au harcèlement ou aux relations abusives.

Au XVIIIe siècle en Italie, les femmes catholiques n’avaient pas toujours les mots pour qualifier les abus dont elles étaient victimes, mais elles savaient reconnaître qu’elles ne vivaient pas toujours un échange « honnête » dans le confessionnal, et parfois elles ne l’acceptaient pas. Elles ne pouvaient pas y échapper, mais elles avaient le courage d’agir contre un tel abus.

Une culture d’abus sexuels est difficile à éradiquer, mais les femmes peuvent s’exprimer et obtenir justice. Les événements des siècles passés montrent qu’il est toujours possible de dénoncer, comme c’est encore le cas aujourd’hui.


Note de l’auteur : les références entre parenthèses dans le texte renvoient à des documents consultables conservés dans les archives du Vatican.

The Conversation

Giada Pizzoni a reçu une bourse Marie Skłodowska-Curie de la Commission européenne.

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14.12.2025 à 11:48

Comment transformer l’aura des stars en multiplicatrice de dons

Thomas Leclercq, Professeur ordinaire en marketing, IESEG School of Management (LEM-CNRS 9221), Head of Marketing and Sales Department, IÉSEG School of Management

Étienne Denis, Professeur de Marketing, EDHEC Business School

Steven Hoornaert, Professeur en marketing digital; IESEG School of Management, Univ. Lille, CNRS, UMR 9221 - LEM - Lille Economie Management, F-59000 Lille, France, IÉSEG School of Management

Comment transformer l’aura d’une célébrité en soutien à une cause d’intérêt général ou à une association ? Réponses en graphiques, grâce à trois études menées auprès de centaines de donateurs.
Texte intégral (1329 mots)
Plusieurs jours après la guerre entre Israël et le Hezbollah, le chanteur Mika a lancé un appel aux dons sur ses réseaux sociaux afin de soutenir les populations civiles du Liban, notamment les enfants. IgnazioFiorenza/Shutterstock

Une recherche met en lumière les stratégies permettant de transformer l’aura des célébrités en crédibilité à l'égard d’une cause d’intérêt général. Alors, ces leaders d’opinion permettent-ils aux associations de récolter davantage de dons ? D’influencer nos élans de générosité ? Explications en graphiques.


Les célébrités, et plus récemment les influenceurs, ne se contentent plus de divertir : ils orientent nos choix. Des marques que nous achetons, jusqu’aux positions que nous adoptons sur des enjeux éthiques, leur empreinte est partout. Ils s’imposent comme de véritables sources d’information pour les consommateurs.

Leur influence ne s’arrête pas aux décisions de consommation. Acteurs, humoristes ou streamers façonnent nos élans de générosité et les causes que nous choisissons de soutenir. De nombreuses personnalités mettent en avant leur engagement caritatif : Pierre Garnier avec Imagine for Margo, Florence Foresti avec la Fondation des femmes ou encore Omar Sy avec les Restaurants du cœur. Côté influenceurs, le ZEvent 2025 a marqué les esprits : en trois jours de marathon sur Twitch, plus de 16,2 millions d’euros ont été récoltés grâce à des figures comme ZeratoR, Kameto ou Baghera Jones.

Pour mieux comprendre ces mécanismes, nous avons mené une série d’études pour comprendre si l’aura des célébrités apportait une crédibilité envers la cause à soutenir. Concrètement, nous avons présenté à des consommateurs plusieurs personnalités, ambassadrices d’une cause, et analysé si elles avaient un impact positif sur la crédibilité des causes d’intérêt général.

Transformer l’aura en crédibilité

Notre première étude, intuitive, consiste à choisir une personnalité dont l’histoire est directement liée à la cause. Par exemple, des personnalités telles que Selena Gomez et Lady Gaga peuvent être des ambassadrices crédibles pour les causes liées à la santé mentale chez les jeunes, compte tenu des traumatismes qu’elles ont vécus dans leur jeunesse. Il en va de même pour le combat d’Emma Watson pour l’égalité homme-femme, renforcé par son expérience des traitements des jeunes femmes et adolescentes dans l’industrie cinématographique.

La seconde étude repose sur ce que les chercheurs appellent le transfert de sens. Dans ce processus, les symboles associés à une personne sont transférés à un produit, une marque ou une organisation. De cette manière, une personnalité peut apporter à la cause son aura culturelle, son univers ou ses valeurs symboliques à une cause, même sans lien direct apparent.

Quand la notoriété devient expertise

Dans une étude auprès de 200 répondants, nous avons testé l’impact de l’attractivité de la personnalité ambassadrice sur son niveau de crédibilité perçue envers la cause et le nombre de dons générés.

À cette fin, nous avons indiqué aux participants de l’étude que le tennisman Andy Muray était le nouvel ambassadeur de « Let’s Green Up ! », une ONG fictive. Dans un premier groupe, nous avons décrit le tennisman en insistant sur son attractivité et son aura. Dans un second groupe, nous avons présenté une description plus neutre du sportif. Nous avons ensuite mesuré la crédibilité perçue de la personnalité grâce à des affirmations telles que « Cet influenceur est une source d’information fiable » ou « Je peux faire confiance à cette personne ».

Les répondants avaient enfin la possibilité de faire un don à l’ONG proposée. Les résultats sont unanimes : la présence de cette aura est une condition essentielle au succès des campagnes de récolte de dons. Elle fait augmenter la chance de faire un don de 43 % à 54 %.

Un passé qui donne du poids

Au-delà de leur aura, certaines célébrités renforcent leur crédibilité en mettant en avant un lien personnel avec la cause qu’elles soutiennent. Lorsque Mika s’engage auprès d’associations venant en aide au Liban, son message gagne en force, car il souligne son attachement à ce pays d’origine.

Pour tester cette hypothèse, nous avons réalisé une seconde étude auprès de 402 répondants. Ces derniers pouvaient soutenir une cause associée à une personnalité, en faisant varier le type de cause et la personnalité. Pour ce faire, nous avons comparé l’efficacité de l’annonce quand la cause est soutenue par Léonardo DiCaprio, célébrité connue pour son aura, et Greta Thunberg, davantage connue pour son activisme. Nous avons d’abord comparé des groupes où ces personnalités soutenaient une campagne pour l’écologie, en lien avec le passé des deux célébrités, et une autre campagne soutenant l’accès à l’éducation. Nous avons ensuite mesuré la crédibilité de la personnalité ambassadrice.

Lorsque ce lien est mis en évidence, la crédibilité de la célébrité ou de l’influenceur envers la cause augmente donc davantage.

Le pouvoir du transfert symbolique

Même lorsqu’elles n’ont pas de lien direct avec une cause, les célébrités peuvent lui donner de la crédibilité en y associant leur univers symbolique. Un humoriste qui prête son image à une campagne solidaire, ou une chanteuse pop qui soutient la recherche médicale, n’est pas forcément expert du sujet. Ce transfert de sens, présenté plus haut, permet aux associations de toucher le public par ricochet, en capitalisant sur l’image culturelle de la personnalité.

Nous avons réalisé une troisième étude auprès de 400 répondants. L’idée : inviter les participants à soutenir une association pour l’écologie. Dans un groupe, la personnalité ambassadrice est Keanu Reeves et dans l’autre, Eminem. Nous avons pu établir au préalable que Eminem démontrait un capital symbolique plus important que Keanu Reeves. Dans les deux cas, nous avons fait varier l’attractivité et l’aura de la personnalité ambassadrice en la présentant dans une posture favorable ou neutre.

Les résultats montrent qu’une personnalité présentant un capital symbolique plus élevé, comme Eminem, est perçue comme étant davantage crédible, ce qui accroît leur capacité à générer un élan de générosité.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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14.12.2025 à 11:47

Football : 30 ans après l’arrêt Bosman, quel bilan pour le marché des transferts ?

Allane Madanamoothoo, Associate Professor of Law, EDC Paris Business School

Daouda Coulibaly, PhD, Professeur-Associé, EDC Paris Business School

Moustapha Kamara, PhD Droit du Sport, EDC Paris Business School

Le 15 décembre 1995, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) a rendu un arrêt qui allait transformer en profondeur le monde du football professionnel.
Texte intégral (2848 mots)

Le Belge Jean-Marc Bosman, joueur modeste des années 1990, restera peut-être dans l’histoire comme le footballeur qui aura eu le plus grand impact sur son sport. En effet, l’arrêt portant son nom, adopté il y a exactement trente ans, a permis aux joueurs en fin de contrat de rejoindre un autre club sans l’exigence d’une indemnité de transfert. Il a également mis fin à la règle qui prévalait jusqu’alors de trois étrangers maximum par équipe, ouvrant la voie à une aspiration des joueurs du monde entier vers les clubs les plus riches.


« Toi, avec ton arrêt, tu vas rester dans l’histoire, comme Bic ou Coca-Cola », avait dit Michel Platini à Jean-Marc Bosman en 1995. Platini n’avait sans doute pas tort.

Les faits remontent à 1990. Le contrat de travail de Bosman, footballeur professionnel du Royal Football Club (RFC) de Liège (Belgique), arrive à échéance le 30 juin. Son club lui propose un nouveau contrat, mais avec un salaire nettement inférieur. Bosman refuse et est placé sur la liste des transferts. Conformément aux règles de l’Union européenne des associations de football (UEFA) en vigueur à l’époque, le transfert d’un joueur, même en fin de contrat, s’effectue en contrepartie d’une indemnité versée par le club acheteur au club vendeur. Autrement dit, pour acquérir Bosman, le nouveau club devra verser une indemnité de transfert au RFC.

En juillet, l’Union sportive du littoral de Dunkerque (USL) en France est intéressée. Mais le club belge, craignant l’insolvabilité de l’USL, bloque l’opération. Bosman se retrouve sans employeur. Pis, il continue d’appartenir à son ancien club, lequel maintient ses droits de transfert. Par ailleurs, en vertu de la règle des quotas – trois étrangers maximum par équipe –, il est difficile pour le joueur de rejoindre un club dans un autre État de la Communauté européenne.

S’estimant lésé, Bosman saisit les tribunaux belges. L’affaire est par la suite portée devant la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE).

Coup de tonnerre : le 15 décembre 1995, la CJCE tranche en faveur de Bosman.

Décision de la CJCE

La Cour précise que le sport professionnel, comme toute activité économique au sein de la Communauté européenne, est soumis au droit communautaire. Elle considère dès lors que toute disposition restreignant la liberté de mouvement des footballeurs professionnels ressortissants de la Communauté européenne est contraire à l’article 48 du Traité de Rome, lequel prévoit la libre concurrence et la liberté de circulation des travailleurs entre les États membres.

La CJCE reprend ses jurisprudences antérieures (arrêts Walrawe et Koch en 1974 et Doña en 1976) et déclare que les règles de quotas fondées sur la nationalité des joueurs ressortissants communautaires constituent des entraves au marché commun.

En outre, la Cour va plus loin dans son jugement et estime que les indemnités de transfert pour les joueurs en fin de contrat (encore appliquées par certains clubs européens en 1995) sont contraires au droit communautaire.

Enjeux et impacts de l’arrêt Bosman

Le socle de cette décision a été la standardisation ou plutôt l’universalité des règles sportives au niveau de l’UEFA (54 fédérations) et de la Fédération Internationale de Football Association, FIFA (211 fédérations), qui ont dû s’aligner sur la jurisprudence Bosman.

Ainsi, cet arrêt de la CJCE a conduit les instances du football à réformer le système des transferts (Réformes dites « Règlement du Statut et du Transfert des Joueurs », (RSTJ) 2001, 2005, 2017-2022). Conséquemment, l’arrêt Bosman a drastiquement accentué la libéralisation du marché des transferts.

Cela s’est traduit par la suppression des obstacles à la libre circulation des sportifs. Les joueurs en fin de contrat sont devenus libres de rejoindre un autre club sans que celui-ci soit tenu de verser une indemnité de transfert à leur ancien club. Fin de l’ « esclavage » sportif ! Fin également du « régime de quotas » pour les joueurs ressortissants communautaires au sein des effectifs dans les clubs européens !

De facto, il y a eu une augmentation du nombre de joueurs étrangers communautaires, désormais illimité pour les joueurs des pays de l’Union européenne (UE). C’est le cas également pour les joueurs de l’Espace économique européen et pour ceux issus des pays ayant un accord d’association ou de coopération avec l’UE à la suite des arrêts Malaja dans le basket en 2002, Kolpak dans le handball en 2003 et Simutenkov dans le football en 2005. Il en est de même, depuis l’accord de Cotonou en 2000 (remplacé par l’accord de Samoa en 2023), pour les détenteurs des nationalités de 47 pays d’Afrique, 15 pays des Caraïbes et 15 pays du Pacifique. En France, le nombre de joueurs considérés comme « extra-communautaires » est limité à quatre.

Par ailleurs, comme le souligne Vincent Chaudel, co-fondateur de l’Observatoire du Sport Business, l’arrêt Bosman a inversé le rapport de force entre joueurs et clubs. L’inflation des salaires, qui avait commencé dans les années 1980, s’est accélérée dès les premières années après cet arrêt, puis de manière exponentielle chez les superstars par la suite.

Selon le magazine Forbes, les cinq footballeurs les mieux rémunérés en 2024 étaient Cristiano Ronaldo (environ 262,4 millions d’euros), Lionel Messi (environ 124,3 millions d’euros), Neymar (environ 101,3 millions d’euros), Karim Benzema (environ 95,8 millions d’euros) et Kylian Mbappé (environ 82,9 millions d’euros). L’écart salarial entre les footballeurs et les footballeuses reste néanmoins encore béant.


À lire aussi : Equal play, equal pay : des « inégalités » de genre dans le football


L’arrêt Bosman a aussi fortement impacté la spéculation de la valeur marchande des superstars et des jeunes talents.


À lire aussi : À qui profite le foot ?


Au-delà, cet arrêt s’est matérialisé par l’extension de la libre circulation des joueurs formés localement dans un État membre de l’UE, au nom de la compatibilité avec les règles de libre circulation des personnes ; cette mesure a ensuite été étendue à d’autres disciplines sportives.

Une autre particularité concerne le prolongement de la jurisprudence Bosman aux amateurs et aux dirigeants sportifs.

Enfin, il est important de rappeler que si l’arrêt Bosman a permis à de nombreux acteurs du football (joueurs, agents, clubs, investisseurs, etc.) de s’enrichir, ce fut loin d’être le cas pour Jean-Marc Bosman lui-même. Dans un livre autobiographique poignant, Mon combat pour la liberté, récemment publié, l’ancien joueur raconte son combat judiciaire de cinq ans, ainsi que sa longue traversée du désert (trahisons, difficultés financières, dépressions, etc.) après la décision de la CJCE.

Perspectives : du 15 décembre 1995 au 15 décembre 2025, 30 ans de libéralisation

L’arrêt Bosman a dérégulé, explosé et exposé le marché des transferts. Le récent article de la Fifa consacré au marché estival de 2025 en témoigne : cet été-là, 9,76 milliards de dollars d’indemnités de transfert ont éé versés dans le football masculin et 12,3 millions de dollars dans le football féminin.

Ainsi, l’arrêt a ouvert la voie à une libéralisation inédite des opérations, conduisant parfois à des montages financiers particulièrement complexes.


À lire aussi : Football financiarisé : l’Olympique lyonnais, symptôme d’un modèle de multipropriété en crise


Au-delà de l’explosion des indemnités de transfert, l’arrêt Bosman a creusé les inégalités entre les clubs, tant au niveau national qu’européen. Pendant que les clubs les moins riches servent de pépinières pour former les futurs talents, les clubs les plus riches déboursent des sommes astronomiques pour acquérir les meilleurs footballeurs : Neymar, 222 millions d’euros ; Mbappé, 180 millions d’euros ; Ousmane Dembelé et Alexander Isak, 148 millions d’euros ; Philippe Coutinho, 135 millions d’euros, etc. Cela se traduit par l’ultra-domination des gros clubs dans les championnats européens avec le risque d’un « déclin général de l’équilibre compétitif dans le football européen » selon l’Observatoire du football CIES.

Enfin, avec la libéralisation du marché des transferts, des réseaux internationaux se tissent – et par la même occasion s’enrichissent – pour dénicher les futures « poules aux œufs d’or ». L’Amérique du Sud, l’Afrique (notamment depuis l’accord Cotonou) et l’Europe de l’Est sont devenues les principaux exportateurs des footballeurs (certains partent à un âge très précoce à l’étranger et se retrouvent loin de leur famille) vers les clubs d’Europe de l’Ouest.

Pour conclure, il serait souhaitable de réguler le marché, d’assainir l’écosystème et d’apaiser les ardeurs. L’arrêt Diarra (qualifié de « Bosman 2.0 ») de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) – anciennement la CJCE – le 4 octobre 2024 est une avancée dans ce sens. Bien que la Cour n’ait pas remis en cause tout le système des transferts, elle a enjoint la FIFA à modifier sa réglementation afin que les footballeurs ne soient plus sous le joug de leur club en cas de rupture unilatérale de leur contrat.

Les joueurs doivent pouvoir y mettre un terme sans craindre de devoir verser une indemnité « disproportionnée » à leur club, et sans que le nouveau club désireux de les recruter soit tenu de verser solidairement et conjointement cette indemnité en cas de rupture sans « juste cause ». Dans l’urgence, un cadre réglementaire provisoire relatif au RSTJ a été adopté par la FIFA en décembre 2024 – jugé pour autant non conforme à la décision de la CJUE.

Le monde du football a besoin d’une transformation systémique où le plafonnement des coûts de transfert, mais aussi la gestion vertueuse des clubs et des institutions, l’encadrement et l’égalité des salaires homme-femme, la prise en compte du bien-être psychologique des acteurs, etc. constitueraient un socle fort pour un renouveau du marché des transferts et de l’industrie du football dans sa globalité.

Mieux, l’industrie du football ne doit plus constituer un mobile pour creuser les écarts et les disparités sociales et sociétales.

Annexe : 11 dates et événements clés

1891 : J. P. Campbell de Liverpool est le premier agent à faire la promotion de joueurs auprès des clubs par des publicités via la presse.

1905 : William McGregor, ancien président du club d’Aston Villa et fondateur de la ligue anglaise déclare, en une formule visionnaire pour l’époque, « Football is big business ».

1930 : la première Coupe du Monde de football a lieu en Uruguay.

1932 : la mise en place du premier championnat professionnel de football en France avec des dirigeants employeurs et des joueurs salariés sans aucun pouvoir ainsi que l’établissement du contrat à vie des footballeurs, liés à leur club jusqu’à l’âge de 35 ans.

1961 : le salaire minimum des joueurs de football est supprimé. Cette décision a pour effet d’équilibrer le pouvoir de négociation entre joueurs et clubs.

Entre 1960 et 1964 : les salaires des joueurs de la première division française évoluent drastiquement (augmentation de 61 % par rapport à ceux des années 1950).

1963 : la Haute Cour de Justice anglaise dispose, dans l’affaire Georges Eastham, que le système de « conservation et transfert » est illégal.

1969 : la mise en place du contrat de travail à durée librement déterminée.

1973 : l’adoption de la Charte du football professionnel.

1991 : la première Coupe du monde de football féminin se déroule en Chine.

1995 : l’arrêt Bosman de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) du 15 décembre 1995 crée un véritable bouleversement dans le système de transfert des joueurs au sein de l’UE – anciennement la Communauté européenne.

The Conversation

Moustapha Kamara a reçu une Bourse de recherche Havelange de la FIFA.

Allane Madanamoothoo et Daouda Coulibaly ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

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