LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs Revues Médias
Fresh content
Souscrire à ce flux
articles

La Lettre de Philosophie Magazine

▸ les 10 dernières parutions

08.05.2024 à 12:00

“No Fear of the Dark” : quand Hartmut Rosa fait résonner le metal

nfoiry

“No Fear of the Dark” : quand Hartmut Rosa fait résonner le metal nfoiry

Le sociologue Hartmut Rosa a beau ne pas porter le cheveu long, il est fan de groupes aussi bruyants que Black Sabbath ou Iron Maiden. À tel point qu'il consacre son nouvel essai paru à La Découverte à dresser une « sociologie du heavy metal ». Dans notre nouveau numéro, Samuel Lacroix explique en quoi la résonance, grand thème de l'auteur, illustre la vitalité de ce genre musical. 

“No Fear of the Dark” : quand Hartmut Rosa fait résonner le metal

07.05.2024 à 18:28

Guillaume Meurice ou la “joie mauvaise” de l’antisémitisme

hschlegel

Guillaume Meurice ou la “joie mauvaise” de l’antisémitisme hschlegel

« Cela fait un certain temps que je cherchais à comprendre le ressort de l’antisémitisme nouveau qui s’abat sur les Juifs et Israël depuis que l’État hébreu a lancé sa funeste guerre contre Gaza. Et là, grâce à l’humoriste de France Inter et à sa sortie sur Netanyahou, qualifié de “nazi sans prépuce”, je crois avoir enfin compris. Il réactive ce que les Grecs appelaient épichairekakia et les Allemands Schadenfreude, la joie mauvaise qui trouve du plaisir dans le malheur des autres. Avec cette finesse inédite dans l’attaque – les Juifs méritent des égards spécifiques – qu’il s’agit de retourner contre eux toutes les blessures avec lesquels ils avaient eu l’indécence, jusqu’ici, de se présenter à nous.

[CTA1]

Vous lisez actuellement la Lettre de la rédaction de Philosophie magazine. Pour la recevoir directement dans votre boîte mail, abonnez-vous ! Cette newsletter est quotidienne et gratuite.

Les Grecs l’appelait épichairekakia (ἐπιχαιρεκακία), d’épi (ἐπι), “sur”, khará (χαρά), “la joie”, et kakós (κακός), “mauvais” ; les Anglais du XVIIIe siècle, “epicaricacy”, et les Allemands du XIXe, “Schadenfreude” – de Schaden (“mal”, “dommage”) et Freude (“joie”). Soit la joie éprouvée au malheur des autres. Bizarrement, alors que la notion existe dans de très nombreuses langues européennes, elle est absente du français. Mais l’absence du mot ne l’empêche pas de s’exercer et même de prospérer. Comment se définit-elle ? Et quel est son ressort ?

Dans la Rhétorique, Aristote en propose une première approche. Alors qu’il se penche sur les règles du discours susceptibles de persuader un juge ou une assemblée par des “preuves”, qui vont du raisonnement à “l’attaque personnelle, l’excitation à la colère et autres passions analogues”, Aristote parcourt les affects éthiques fondamentaux (pitié, indignation, envie) qui doivent soutenir la parole du rhéteur. La pitié est le chagrin que nous éprouvons devant le malheur immérité d’un semblable. L’indignation, son opposé, est la colère que nous éprouvons devant le succès immérité d’un semblable. Enfin, l’envie est l’amertume éprouvée devant le succès mérité d’un semblable. Or Aristote se voit obligé de reconnaître un dernier affect, plus obscur, qui trouble ces belles distinctions. Déjà la pitié, qu’on croyait purement positive, se révèle ambivalente : la peine partagée pour le malheur du semblable est aussi motivée par la crainte d’être victime d’un même sort. Mais le trouble s’épaissit avec la découverte d’un nouvel affect, où l’indignation se mêle à l’envie : “Celui qu’afflige la réussite de gens qui n’en sont pas dignes se réjouira ou, du moins, ne sera pas péniblement affecté de l’échec des gens placés dans une situation contraire. Par exemple, à la vue de parricides ou d’assassins quelconques subissant leur châtiment, personne, parmi les gens de bien, ne pourrait éprouver de peine ; car on doit plutôt se réjouir d’un tel dénouement.”

Ainsi, il peut nous arriver d’éprouver de la joie, ou a minima une “absence de peine” devant le malheur d’autrui, dès lors que nous jugeons qu’il l’a “bien cherché”. Mais en prenant l’exemple du châtiment légitime infligé au criminel, Aristote referme assez prudemment la porte qu’il vient d’ouvrir. Les Modernes, scrutateurs des passions tristes, n’auront pas cette prudence. Dans Humain, trop humain (1878), Nietzsche fait de la Schadenfreude l’un des ressorts de la vie démocratique qui induit les égaux à se comparer et à se jalouser. “Si l’homme a des raisons momentanées pour être heureux lui-même, il n’en accumule pas moins les malheurs du prochain, comme un capital dans sa mémoire, pour le faire valoir dès que sur lui aussi le malheur se met à fondre : c’est là également une façon d’avoir une ‘joie maligne’ (‘Schadenfreude’) (Humain, trop humain, “Le voyageur et son ombre”, §27). Tandis que Freud y voit l’un des fondements, infantile, du rire : “Lorsque nous voyons dans la rue quelqu’un glisser et tomber, nous rions car, sans qu’on sache pourquoi, cette impression est comique. L’enfant rit dans les mêmes conditions par sentiment de supériorité́ ou par joie maligne (‘Schadenfreude’) : ‘Tu es tombé, et moi pas’” (Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, 1905). Mais c’est Schopenhauer qui creuse le plus profond. La Schadenfreude est pour lui le révélateur d’une méchanceté humaine fondamentale, car gratuite : “Aucun animal ne torture uniquement pour torturer, mais l’homme le fait.” Habité par un “mal radical”, l’homme est en outre capable d’y trouver du plaisir et même l’occasion de s’amuser. Ainsi, l’humour et la moquerie lorsqu’ils s’en prennent aux dons et traits naturels des êtres pour les rabaisser, exprime, selon Arthur Schopenhauer, une forme de haine pure, amère et implacable, dont le seul désir est “d’exercer une vengeance sur son objet”. “Le plaisir de nuire est diabolique, et sa moquerie est le rire de l’enfer” (“Éthique, droit et politique”, in : Parerga et Paralipomena, 1851).

En quoi, me direz-vous, la joie mauvaise permet-elle de comprendre le retour de l’antisémitisme ? Et pourquoi un tel détour par l’histoire du concept ? C’est qu’il me semble que s’exercent aujourd’hui à l’endroit des Juifs tous les mécanismes affectifs et intellectuels que les philosophes, d’Aristote à Schopenhauer, ont diagnostiqué à propos de la joie mauvaise. Je m’explique. Depuis la Shoah, la figure du Juif incarnait très légitimement, du moins en Occident, celui du peuple victime d’une tentative d’extermination radicale, d’effacement de la surface de la terre. Face à ce crime sans précédent s’était installé, en Europe du moins, une dette et une responsabilité : un mal inédit, impunissable et impardonnable, comme le formule Arendt, avait été expérimenté par les bourreaux et par les victimes, dont l’humanité en tant que personne morale était chargée.

Lorsqu’on se met à tracer avec frénésie le mot génocide sur le drapeau israélien ou à dessiner des cartes de la région où cet État n’existe plus, lorsqu’on compare les interdictions administratives de certaines manifestations de soutien aux Palestiniens aux crimes du fonctionnaire en chef de la déportation des Juifs Adolf Eichmann, ou lorsqu’on s’amuse à caractériser le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou de “nazi sans prépuce”, quelle que soit la pertinence des questions très légitimes que pose cette guerre, je vois à l’œuvre une volonté farouche et répétée d’effacer la dette – politique, morale et même métaphysique – dont nous sommes porteurs, en Europe, depuis la Shoah, vis-à-vis de la figure du Juif. Comme si l’on cherchait par là à réintégrer dans l’histoire commune ce qui y a fait effraction. À retourner contre les Juifs, de manière perverse, tous les stigmates hérités de cette histoire, en vue d’effacer, d’égaliser ou de banaliser le crime – et l’on sait qu’il a été dès le départ conçu et réalisé dans l’optique de son effacement.

La joie mauvaise, soutient Aristote, est une disposition d’esprit qui suspend, retire ou empêche la pitié. Pour Nietzsche, elle est un “capital” qui s’accumule au cours de l’histoire vis-à-vis d’un semblable envié. Pour Schopenhauer, enfin, elle permet de se venger de l’autre, en retournant la sympathie en haine. C’est ce qui transparaît selon moi dans l’épidémie de joie mauvaise dont les Juifs sont aujourd’hui l’objet. Face à cette épidémie, la question n’est pas d’empêcher qu’elle s’exprime – cela ne peut aboutir qu’à transformer les impénitents en martyrs de la liberté d’expression et à avaliser par là-même leurs propos. Dans le cas de Guillaume Meurice, l’intéressé semble ainsi considérer, depuis l’abandon des poursuites judiciaires contre lui, qu’il est dorénavant “bon” de faire des blagues antisémites – convaincu d’avoir ainsi inventé “la première blague autorisée par la loi”. Non, la question est de savoir si ceux, majoritaires à mon avis, que cette joie mauvaise trouble ou désole, et ne fait pas rire, ont les ressources morales pour s’y opposer. »

07.05.2024 à 18:05

En Azerbaïdjan, la rhétorique anticolonialiste mobilisée par le pouvoir autoritaire contre la France

hschlegel

En Azerbaïdjan, la rhétorique anticolonialiste mobilisée par le pouvoir autoritaire contre la France hschlegel

Si la Russie déploie des arguments anticolonialistes contre le camp occidental pour justifier sa guerre en Ukraine, l’Azerbaïdjan n’est pas en reste. La pétro-dictature déploie un arsenal intellectuel pour tenter d’affaiblir la politique pro-arménienne de la France.

[CTA2]


 

Mais à quoi joue Bakou ? Le 16 avril dernier, lambassadrice française en Azerbaïdjan a été rappelée à Paris pour « consultation » ; deux jours plus tard, l’élue indépendantiste kanake Omayra Naisseline signait un mémorandum officialisant une coopération entre le Parlement dAzerbaïdjan et le Congrès de la Nouvelle-Calédonie, instance délibérative de ce territoire français aux velléités indépendantistes. Laccord prévoit des partenariats culturels et sportifs, ainsi que la formation de parlementaires, sur fond de promotion du mouvement indépendantiste kanak par le pouvoir azerbaïdjanais.

La politique pro-arménienne de la France dans le viseur

Comprendre cet étrange partenariat entre la pétro-dictature du président Ilham Aliyev « réélu » en février dernier avec 92% des suffrages et les indépendantistes kanaks exige un petit retour en arrière. La dernière guerre entre lAzerbaïdjan et lArménie, à l’automne 2023, s’est soldée par l’annexion de lenclave indépendantiste arménienne du Haut-Karabagh par l’Azerbaïdjan, provoquant au passage lexode de près de 120 000 Arméniens. Alliée et supposée protectrice dErevan contre les velléités guerrières de Bakou, Moscou na pas levé le petit doigt lors de ce dernier affrontement. En renforçant sa proximité avec lAzerbaïdjan, elle conserve des troupes en Arménie, dont le premier ministre Nikol Pachinian tente alors des rapprochements avec lOccident, à travers des exercices militaires avec les États-Unis en septembre et un partenariat militaire avec la France établi en octobre. 

Bakou na pourtant pas attendu cet accord militaire pour se livrer à un assaut diplomatique et médiatique en règle contre la France. Barhuz Samadov, chercheur en science politique spécialiste de lAzerbaïdjan, nous l’assure : « Il sagit bien dune réponse idéologique à la position française pro-arménienne. » Cette réponse provient plus largement « du discours officiel de lAzerbaïdjan après la victoire de 2020 [seconde guerre du Haut-Karabagh, au terme de laquelle lenclave indépendantiste est amputée de près de la moitié de sa surface], présentant l’État lui-même comme un acteur “anticolonial”, “recherchant la justice”. » En sopposant à une France supposément « coloniale », lAzerbaïdjan se donne le beau rôle, en légitimant son propre discours « libérateur » à lencontre dune Arménie prétendument « occupatrice ». Ceci pour mieux pouvoir justifier pressions et attaques sur lArménie voisine, dénommée « Azerbaïdjan occidental ». 

Jeux dinfluence anticoloniale

Laccord avec le Congrès de la Nouvelle-Calédonie nest pas un cas isolé, loin de là. Le pouvoir azerbaïdjanais est également à linitiative du « Groupe dinitiative de Bakou contre le colonialisme français », organisation réunissant des figures politiques françaises indépendantistes, de la Guyane à Mayotte en passant par la Corse. Lors de sa session inaugurale en juillet 2023, le président Aliyev lui-même s’est livré à un discours présentant la France comme un État colonial. Pour rappel, la Nouvelle-Calédonie, placée sous la souveraineté de la France depuis 1853, a le statut hybride de collectivité Sui Generis lui accordant un fort degré d’autonomie – en 2021, les habitants avaient rejeté un référendum sur l’indépendance de l’archipel.

Selon Bahruz Samadov, « le fait de présenter la France comme un ennemi marginalise l’idée de démocratie ainsi que les droits humains, en les présentant comme “étrangers” ». Outre les victoires militaires ou même le jeu diplomatique, il y a une récupération par Aliyev du mouvement anticolonialiste afin de discréditer la démocratie. Une pratique qui résonne avec les différents putschs ayant frappé les démocraties dAfrique de lOuest, sur fond de rhétorique anti-française sponsorisée par la Russie… voire avec la Russie elle-même, présentant son agression de lUkraine comme une réaction à limpérialisme occidental tentant de ravir de son giron des territoires supposément russes.

Le rapprochement de lAzerbaïdjan et de la Russie autorise ainsi à dresser un arc idéologique reprenant les mêmes codes : un anti-occidentalisme adossé à un anticolonialisme pour mieux servir les régimes politiques autoritaires. Une vision politique qui dépasse les seuls cénacles feutrés de la diplomatie pour tenter de simposer dans le débat public. En témoignent, entre autres, les « fermes à trolls » russes visant à industrialiser la propagande d’État sur les réseaux sociaux ainsi que la récente campagne virtuelle menée par lAzerbaïdjan en vue de décrédibiliser la capacité de la France à accueillir les Jeux olympiques. 

L’“anticolonialisme”, dernier paravent d’une dictature

La récupération de la cause anticolonialiste à des fins impérialistes opère un renversement complet de situation. Et ce ne sont pas seulement les indépendantistes français membres du « groupe de Bakou » qui sont aveugles sur ce retournement, mais aussi certains chercheurs français qui ont accepté de venir discuter une après-midi entière sur « le cas français » dans le cadre dune « conférence internationale sur lislamophobie » qui se tenait à Bakou en mars 2023.

Le penseur Edward Saïd notait précisément, dans la postface de son livre LOrientalisme (1978), que la pensée de la déconstruction coloniale devait résister à tomber dans « le patriotisme, lultra-nationalisme xénophobe et un chauvinisme absolument déplaisant ». Il avait conscience que cela pouvait constituer des « réponses habituelles » à la découverte par la connaissance que « la réalité humaine est constamment modifiable et modifiée et que tout ce qui paraît de nature stable est constamment menacé ». Dans un Caucase en pleine reconfiguration géopolitique comme ailleurs, lanticolonialisme na sans doute pas fini d’être mobilisé pour servir des objectifs qui lui sont étrangers. 

En Azerbaïdjan, la rhétorique anticolonialiste mobilisée par le pouvoir autoritaire contre la France

07.05.2024 à 18:00

“Un jour fille” : la vie extraordinaire de Jean-Baptiste Grandjean, né Anne, intersexe du XVIIIe siècle

hschlegel

“Un jour fille” : la vie extraordinaire de Jean-Baptiste Grandjean, né Anne, intersexe du XVIIIe siècle hschlegel

Qui a lu Michel Foucault connaît sûrement l’histoire d’Herculine Barbin, née intersexe, auquel le penseur a consacré le livre Herculine Barbin dite Alexina B. (Gallimard). Mais qui a entendu parler de Jean-Baptiste Grandjean, né Anne, un siècle plus tôt, en 1732 ? C’est à ce parcours de vie à l’écart des normes et au procès qu’il a suscité que le philosophe et cinéaste Jean-Claude Monod s’intéresse dans Un jour fille, qui sort en salles ce mercredi. Entretien.

[CTA2]


 

Un jour fille suit la trajectoire d’une quasi inconnue, passée sous les radars de l’histoire : Anne Grandjean, née hermaphrodite mais contrainte à changer de genre en raison de son attirance pour les femmes. Devenue homme sous le nom de Jean-Baptiste, il s’énamoure d’une femme, l’épouse et vit d’amour… avant d’être dénoncé et traîné en justice, où des médecins départagent son identité et des juges sanctionnent cette relation prétendue homosexuelle, offensant la tradition et les mœurs. Où s’affrontent aussi les grands débats des Lumières et s’éclaire un pan de l’histoire des idées, auquel Michel Foucault projetait de consacrer un essai. 


 

D’où est venue l’idée de réaliser ce film ?

Jean-Claude Monod : Je suis tombé sur une mention de la vie d’Anne Grandjean dans le cours que donne Michel Foucault en 1974-75 au Collège de France, qui s’intitule « Les Anormaux ». Il y déploie une réflexion non tant sur les hermaphrodites en tant que tels, que sur les comportements d’hermaphrodites qui se seraient mariés ou auraient eu des rapports avec des personnes de l’un ou l’autre sexe, voire de l’un et de l’autre. Ce sont ces procès qui intéressent surtout Foucault, dont il retrouve la trace jusqu’au Moyen Âge. Ce qui m’a frappé dans cette histoire précisément est le fait qu’on lui demande de changer d’habit, de nom et donc de genre, puis qu’on condamne Anne, devenue Jean-Baptiste, pour avoir suivi cette injonction d’un directeur de conscience, une fois marié. Ce parcours semble à la fois extraordinaire, absurde et tragique. Partant de cette piste, j’ai été chercher le mémoire de l’avocat qu’évoquait Foucault dans les quelques pages de son cours, maître Vermeil. Celui-ci raconte toute l’histoire, rappelant les arguments invoqués pour défendre Jean-Baptiste Grandjean lors de son procès en appel, après qu’il a été inculpé pour outrage aux bonnes mœurs, parce qu’il vivait avec une femme, soupçonné d’avoir caché son hermaphrodisme pour assouvir des tentations lesbiennes. Vermeil reconstitue ainsi toute sa vie, et cela m’a paru être une base de scénario. 

“Pour le médecin spécialiste en chirurgie plastique Louis Ombrédanne (1871-1956), ‘le vrai sexe n’existe pas’”

 

Cette plaidoirie finale, qui insiste sur la rupture d’avec la tradition et le progrès des mœurs au XVIIIe siècle, semble tout droit issue des Lumières.

Je m’écarte peut-être un peu de Foucault sur ce point. Lui avait une vision plus critique sur ce sujet, en tout cas au milieu des années 1970. Dans les archives du Fonds Foucault, à la Bibliothèque nationale de France, il y a une boîte sur les hermaphrodites et plusieurs chemises sur l’affaire Anne Grandjean, plusieurs centaines de pages, quasiment un manuscrit. Conforme à sa méthode, il ne prend pas vraiment parti. Pour Foucault, l’avocat Vermeil manipule aussi les faits dans sa plaidoirie. Dans le film, peut-être parce que j’ai un attachement plus marqué aux Lumières et à leur logique de tolérance, je prends plus parti pour sa défense, qui aboutit à l’atténuation de la peine de Grandjean, lequel avait été initialement condamné à un châtiment sur la place publique. Je trouvais intéressant de pousser le sujet du côté de l’affrontement de deux visions du mariage, du couple et de la sexualité, pendant le procès, l’un lié à la tradition, l’autre au progrès. Ce débat semble structurant, jusqu’à aujourd’hui. J’ai intentionnellement forcé la note là-dessus pour faire sentir ces échos !

 

Qu’avez-vous découvert d’inédit dans le Fonds Foucault ?

Il avait le projet d’écrire un volume de l’histoire de la sexualité sur les hermaphrodites. On le savait, mais cette boîte n’est accessible que depuis peu. Ces textes seront publiés prochainement par Arianna Sforzini et Éric Fassin. Ils sont intéressants parce qu’ils permettent de reconstituer le squelette de ce livre fantôme. En comparant différents moments juridiques, médicaux et les minutes des différents procès, Foucault souligne la variation du statut des hermaphrodites, ce qu’est la dualité des sexes, bien sûr, mais aussi la notion de « vrai sexe ». C’est un petit scoop, car Foucault a eu cette expression très connue maintenant, originalement dans la préface à l’édition américaine d’Herculine Barbin. Elle a été reprise dans réédition française – le titre de la préface est d’ailleurs « Le vrai sexe ». Foucault demande explicitement « Avons-nous vraiment besoin d’un vrai sexe ? », pour répondre : « Le vrai sexe n’existe pas. » Il s’agit bien sûr pour lui de résister au discours définissant l’identité essentiellement par la sexualité et d’étayer sa critique des catégories sexuelles, notamment homosexuelles, telles qu’elles se sont construites au XIXe siècle. Cependant, j’ai eu la surprise de découvrir que la phrase « le vrai sexe n’existe pas », Foucault la recopie dans un manuel de médecine sur les « intersexes » – le terme sera préféré à « hermaphrodites », jugé trop mythologique, à partir des années 1950. On connaît la façon de travailler du philosophe, en prenant des notes sur toutes sortes de documents, dont des traités médicaux et des documents juridiques. Cette phrase devenue célèbre est donc initialement celle d’un chirurgien, spécialiste de la chirurgie plastique, Louis Ombrédanne !

“L’histoire de Jean-Baptiste, né Anne, en couple avec une femme après avoir été réassigné homme, c‘est aussi celle d’un procès du proto-mariage homosexuel”

 

Que veut dire ce grand professeur en annonçant dans les années 1950 que “le sexe n’existe pas” ?

Il écrit au moment où l’on commence à pratiquer l’intervention chirurgicale sur des personnes intersexuées pour les conformer plutôt à l’un ou l’autre sexe, en faisant une vaginoplastie ou une pénoplastie. Le débat portait sur le fait de savoir si ces interventions étaient définitives – elles sont très contestées aujourd’hui encore parmi les intersexes parce qu’elles interviennent très tôt, sans que le sujet ait son mot à dire. À l’époque, la question se posait uniquement entre médecins, certains considérant que ces interventions déviaient du vrai sexe naturel, qu’elles étaient artificielles. Louis Ombrédanne prend la parole pour dire : « Cessez avec votre histoire de vrai sexe, le vrai sexe n’existe pas. » La vision médicale donnait au sexe trois significations, selon une doctrine qui a toujours cours : les caractères primaires, que sont les organes génitaux ; les caractères secondaires, que sont toutes les formes du corps, hormis les organes génitaux, comme la poitrine ou la pilosité ; les caractères tertiaires, ce sont les tendances libidinales, le désir, des comportements classés plutôt de l’ordre du féminin ou masculin. Les critères du sexe sont donc dispersés. C’est ainsi que pour ce médecin, « le vrai sexe n’existe pas ». Il est amusant de voir comment Foucault utilise cela – sans dire d’où cela vient – pour le tirer dans un tout autre sens, vers le refus de l’assignation à une identité, indexée sur une sexualité qui dicterait toute notre existence.

 

Qu’est-ce qui, dans l’histoire de Jean-Baptiste Grandjean, né Anne, vous a semblé relever d’un bon scénario de cinéma ?

Suivre ce personnage balloté entre différents genres, qui essaye de mener sa vie malgré ces changements et cette incertitude, voire en en jouant, m’a paru suffisamment étonnant. Ensuite, j’y ai vu une similitude frappante avec les débats assez violents que nous avons pu avoir autour du mariage pour tous, il y a une dizaine d’années. Le procureur le dit : « De son hermaphrodisme, Grandjean n’est pas responsable, c’est une maladie de la nature. Mais il s’est marié avec une femme, or les médecins disent que c’est plutôt un hermaphrodite femme. C’est un profanateur du mariage. » Il y a là un procès du proto-mariage homosexuel. Ce discours religieux sur le mariage a peu évolué, même si l’Église est beaucoup moins prescriptrice des normes juridiques. Mais l’idée que le mariage homosexuel pouvait être un signe de l’avènement de l’Antéchrist, Benoît XVI l’a soutenue.

“L’idée, c’est d’échapper au film purement historique, à la présentation d’un cas très spécial du passé au profit d’échos théoriques plus contemporains”

 

La question est autant celle de la prétendue “monstruosité” de Grandjean que la peur du dérèglement des mœurs sociales.

Sur plan juridique, assurément, le procureur craint la décadence des mœurs. Mais, plus largement, socialement – Foucault le dit, d’ailleurs –, la question du monstre et de la monstruosité ressort de façon ambivalente. J’ai intégré cette scène dans le film, où des aristocrates voyeurs viennent visiter Grandjean en prison, avec un mélange de répulsion et de fascination pour le « monstre », qui peut quasiment être vu comme un être supérieur, une figure mythique ou divine. J’ai aussi emprunté l’idée de cette séquence à Elephant Man de David Lynch, quand des visiteurs viennent observer le « monstre ». En discutant avec des personnes intersexes aujourd’hui, j’ai appris qu’elles pouvaient ressentir la même forme de curiosité malsaine à leur égard. Une des personnes que j’avais contactées pour le casting était ainsi très méfiante, parce qu’elle me disait avoir été beaucoup contactée pour des films pornographiques.

 

En dehors de vos recherches sur le Fonds Foucault, avez-vous mené un travail d’enquête auprès des personnes intersexes ?

Peut-être pas de manière aussi systématique ou scientifique que j’aurais pu ou dû, mais j’ai rencontré effectivement des personnes intersexes, qui ont aussi relu le scénario et qui m’ont fait des remarques précieuses, confiant cette crainte du regard d’autrui ou d’être démasquées.

“Ce personnage, perçu comme un ‘monstre’ par des aristocrates voyeurs dans le film, peut quasiment être vu comme un être supérieur, une figure mythique ou divine”

 

Le film s’achève sur un retournement du stigmate, alors qu’Anne se maquille outrageusement en femme pour rejoindre une scène – sans que l’on sache si elle est de théâtre ou sociale. Est-ce une façon de souligner que le genre est une performance, au sens théâtral, comme le dit Judith Butler ?

Je me disais qu’il fallait revoir le personnage après son procès en appel. Cependant, comme le dit Foucault, ces vies des « hommes infâmes », sans gloire, une fois qu’elles sont sorties du projecteur des pouvoirs – judiciaires et médicaux, en l’occurrence –, personne ne sait ce qu’elles deviennent. Mon père m’a dit qu’elle pourrait sortir du film comme une « queen triomphante », ce qui m’a paru assez beau. Cela renvoie effectivement à la théorie de la « performance de genre » de Judith Butler, qui s’était emparé de la figure deBarbin et des drag queens, c’est-à-dire des gens qui surjouent le genre. Il s’agissait d’un clin d’œil visuel aux femmes magnifiques qui marchent au ralenti chez Wong Kar-wai et, en même temps, de montrer que Grandjean pouvait jouer maintenant sur la scène de son choix. L’idée, c’est d’échapper au film purement historique, à la présentation d’un cas très spécial du passé au profit d’échos théoriques plus contemporains.

 

Pour finir, comment s’articulent chez vous le cinéma et la philosophie ?

J’ai déjà réalisé quelques courts-métrages et un moyen-métrage, Augustine, qui s’inspirait d’une histoire scientifique, puisqu’il se passait à la Salpêtrière et s’intéressait à la patiente hystérique de Charcot. Je n’ai pas tant d’imagination pure et ces histoires exhumées des archives sont un bon support pour créer. Je retrouve là Foucault, et sa façon d’aller chercher des histoires, qui ne sont pas issues de la grande histoire ni de l’histoire des grands, mais plutôt des vies à l’écart des normes. Ce sont des miroirs romanesques, plaisants à raconter et qui peuvent susciter une réflexion.

 

Un jour fille, réalisé par Jean-Claude Monod, avec Marie Toscan, Isild Le Besco, Yannick Renier, Iris Bry, Thomas Scimeca, Thibault de Montalembert, André Marcon et François Berléand. Durée : 1h30. Au cinéma depuis le 8 mai 2024.

“Un jour fille” : la vie extraordinaire de Jean-Baptiste Grandjean, né Anne, intersexe du XVIIIe siècle

07.05.2024 à 17:13

Vivons-nous dans une simulation, comme l’imagine Pierre Niney dans cette vidéo ?

hschlegel

Vivons-nous dans une simulation, comme l’imagine Pierre Niney dans cette vidéo ? hschlegel

Une récente vidéo de Pierre Niney et du vidéaste Loris Giuliano a été vue plus de 3 millions de fois en quatre jours. Questionné sur son éventuelle croyance en Dieu, à la fin de leur entretien, l’acteur a fait une réponse singulière : « Je pense plus volontiers que nous vivons dans une simulation ». D’où vient cette idée ? 

[CTA2]


 

Vivons-nous dans une simulation ? L’hypothèse est à la fois très ancienne et très moderne. Tout dépend ce que l’on entend par « vivre dans une simulation ». Si l’idée, mise en lumière par la trilogie Matrix, d’une simulation informatique à laquelle nos esprits seraient connectés n’a pu voir le jour avant l’avènement du numérique, elle s’enracine dans une interrogation millénaire : le monde tel que nous le percevons est-il une illusion ? Existe-t-il « vraiment », ou n’est-il rien d’autre qu’un simulacre, une chimère sans existence en dehors de notre conscience ? La vie est-elle, comme le dira Calderón dans un passage célèbre, « un songe » ?

Les théoriciens de la simulation font en général remonter cette idée jusqu’à Platon. La célèbre « Caverne », dont le philosophe raconte l’allégorie dans La République, n’est-elle pas un genre de simulation ? Les hommes enchaînés y vivent dans l’illusion : ils prennent les ombres des objets projetés sur les murs pour ces objets eux-mêmes. L’image sert à Platon pour opposer deux ordres : le monde sensible, où nous n’avons affaire qu’à l’ombre évanescente, éphémères, des choses ; et le monde intelligible, celui des Idées, des formes, dont les « choses » sensibles ne sont que des images imparfaites et fugaces. Tout l’enjeu, pour Platon, c’est à l’instar des êtres humains « pris dans la matrice », de « mourir au sensible » pour entrer dans le monde intelligible. On voit bien, cependant, la différence avec Matrix : la trilogie n’oppose pas illusion du sensible et réalité de l’intelligible ; le monde réel est lui aussi un monde sensible, mais un monde où les choses sensibles existent « réellement », où leur apparaître s’adosse à un soubassement subsistant par soi. Les choses sensibles réelles ne sont pas de simples images fabriquées par la machine. D’autre part, ce qui sert de fondement réel à l’illusion pour Platon, c’est une forme idéale qui « ressemble » tout de même à l’illusion, puisque celle-ci est un genre de copie qui « participe » à l’Idée de la chose. Dans Matrix, le fondement réel n’a rien à voir avec le simulacre : les humains branchés n’ont évidemment pas affaire à l’apparaître de la machine, mais à un flot d’images produit arbitrairement par l’interface – des apparences sans aucune inhérence avec la « chose en soi ».

L’autre grand jalon historique de l’hypothèse de la simulation est un autre sommet de la tradition philosophique : Descartes. Dans ses Méditations métaphysiques (1641), il montre qu’à bien y réfléchir, nous aurions de bonnes raisons de penser que nous vivons dans une illusion totale. Nos sens nous trompent bien souvent. L’apparence des objets est fréquemment trompeuse. Elle change selon notre état, selon la lumière, etc. L’expérience du rêve, d’autre part, nous montre l’incroyable capacité de notre esprit à produire de toutes pièces une autre réalité. Pourquoi le monde que nous expérimentons dans la veille ne serait-il pas lui aussi un rêve produit par notre psychisme ? Le doute pointait déjà, des siècles plus tôt, à l’autre bout du monde, sous la plume de Tchouang Tseu : rêvé-je que je suis un papillon, ou suis-je un papillon qui rêve que je suis un homme ? Je pourrais enfin, ajoute Descartes, être systématiquement trompé par un « mauvais génie », qui offre à ma perception des simulacres n’ayant aucune réalité substantielle. On pourrait facilement en venir à douter que quoi que ce soit existe : que rien n’ait finalement la substantialité du réel. Ce sera, dans une certaine mesure, la thèse radicalement idéaliste et « immatérialiste » de Berkeley, pour qui il n’est aucune réalité en dehors de la perception. Descartes, depuis cette position de doute, retrouvera au contraire une forme de réalisme. Si tout cogitatum, tout contenu de conscience est douteux, le fait que « je pense » (cogito), lui, n’est pas douteux. Condition de la pensée, le cogito est une évidence, une certitude indubitable de ce qu’au moins une chose existe « en soi », réellement, indépendamment du fait d’être pensée ou perçue. Ce qui ne règle cependant pas le problème de la réalité de mes perceptions. Je pourrais bien exister, mais vivre dans un fantasme continu. Il faudra alors à Descartes un autre argument – fouillant en moi, je trouve quelque chose que je n’ai pu moi-même engendrer, quelque chose qui par conséquent doit me venir d’une extériorité : l’idée d’infini. Cette idée me confère la certitude de Dieu, d’un Dieu infini, donc infiniment bon. Il est impensable que ce Dieu infiniment bon m’est fait de telle sorte que je fantasme sans arrêt le monde, ou qu’il ne cesse de me tromper en présentant à mon esprit des illusions. Par conséquent, les choses que je perçois doivent exister elles aussi.

L’argument est fort. Mais les progrès de la technique font prendre au problème une autre tournure. Au fond, Descartes n’envisage que deux cas d’illusion totale : soit celui d’un Moi qui produirait d’emblée, en vertu de sa constitution propre, une réalité fantasmatique ; soit celui d’un être tout-puissant qui serait l’auteur de l’illusion. Le développement rapide de l’informatique ouvre une autre possibilité : celle que d’autres êtres (d’autres hommes, ou d’autres espèces avancées techniquement) créent eux-même un dispositif de simulation emprisonnant une multitude de consciences dans un univers parallèle, fictif. Descartes ne pouvait évidemment pas avoir cette idée. Elle connaît aujourd’hui un intérêt croissant, portée par certaines figures emblématiques comme le physicien Nick Bostrom. La position de Bostrom, en réalité, est moins tranchée qu’on le dit souvent. Il l’exprime notamment dans « The Simulation Argument » (2003) [lire notre article]. Le propos s’articule autour d’une alternative. Parmi ces trois propositions, l’une d’entre elles seulement est vraie : 1) Aucune civilisation ne peut atteindre un niveau technologique permettant de créer une réalité simulée. 2) Aucune civilisation ayant atteint la capacité de créer une réalité simulée n’en a effectivement produit (par souci éthique, pour utiliser autrement la puissance de calcul, etc.). 3) Il est quasi certain que des entités telles que nous vivent dans une simulation. Pour Bostrom, ni 1) ni 2), ni même l’alternative 1) ou 2) n’a une probabilité de 100%, loin de là. Donc, la proposition 3) est loin d’être impossible, et il est bien possible que nous vivions dans une simulation. Ne pas admettre cette hypothèse, c’est ne pas admettre que nous pourrions nous-mêmes un jour mettre en œuvre des réalités simulées. Difficile à entendre, vu les progrès extrêmement rapides, en matière de réalisme mimétique, des univers virtuels. La chose est particulièrement flagrante dans le jeu vidéo : la petite taille des univers numériques contrebalance la puissance de calcul nécessaire à la génération d’un monde de plus en plus réaliste. Le métavers est encore à la traîne sur ce point. Mais nous identifions son manque de réalisme par comparaison avec la réalité ; serions-nous capable de douter de la réalité si nous y avions toujours vécu et que nous n’avions aucun élément de comparaison ? L’argument de la simulation, en tout cas, a suscité et suscite toujours de vifs débats. Si l’on ne peut exclure cette hypothèse, demeure ouverte la question de savoir comment, potentiellement immergés en son sein sans avoir jamais rien connu d’autre, nous pourrions la prouver ou l’infirmer !

07.05.2024 à 17:00

La presse et la poudre : sur la rhétorique militaire d’Emmanuel Macron

hschlegel

La presse et la poudre : sur la rhétorique militaire d’Emmanuel Macron hschlegel

Dans un entretien à The Economist, Emmanuel Macron a réitéré ses propos sur le possible envoi de troupes étrangères en Ukraine en cas de percée forte de l’armée russe. Quel poids donner à ces paroles immédiatement dénoncées comme « dangereuses » par le Kremlin ? Le décryptage de Nicolas Tenaillon, professeur de philosophie et spécialiste de rhétorique. 

[CTA2]


 

En première analyse, on peut penser que la menace évoquée par le président français relève de l’aveu de faiblesse. Les Russes avancent sur le front, l’aide militaire promise aux Ukrainiens tarde à arriver. Il faut gagner du temps. Alors faute d’armes, on s’en remet aux mots : prévenir publiquement de manière plus ou moins explicite que la France et ses alliés européens ne laisseront pas Kiev tomber aux mains du Kremlin sans intervenir sur le terrain, c’est espérer faire hésiter l’adversaire d’aller toujours plus loin.

Seulement, les mots ne sont que des mots. Lorsque les Romains, lors des guerres puniques, inscrivaient sur leurs balles de fronde en plomb (glandes plumbae) des invectives comme « tu trembles » (tremas), l’ennemi carthaginois ne recevait pas seulement un message mais d’abord un projectile mortel. Or les mots de Macron sur la « question légitime » d’envoi de troupes en Ukraine n’ont évidemment pas cette portée : menacer dans la presse, ce n’est pas faire parler la poudre. Mais pourquoi alors Dimitri Peskov, le porte-parole de Poutine, s’est-il senti obligé de répondre à ce qui pourrait n’être qu’une bravade ? Le silence n’aurait-il pas été davantage efficace plutôt que d’entrer dans un jeu de défis mutuels ?

La stratégie de la peur, déjà chez Platon

À bien lire l’interview de Macron, on s’aperçoit que la menace évoquée s’inscrit dans un discours de dramatisation de la situation : « L’Europe peut mourir ». Cette « mort » peut être « beaucoup plus brutale qu’on ne l’imagine », a-t-il dit. Il se pourrait bien alors que la rhétorique militaire du président ne s’adresse pas tant à la Russie qu’aux nations européennes. Il s’agirait moins de menacer l’armée russe que de faire peur à ceux qui croient qu’en se repliant sur le nationalisme et en abandonnant les Ukrainiens à leur sort, tout danger futur serait écarté.

Cette stratégie de la peur n’est pas nouvelle. Elle a même des antécédents philosophiques. Dans « Qu’est-ce que l’autorité ? » (article repris dans La Crise de la culture, 1954-68), Hannah Arendt remarquait que Platon l’utilisait déjà pour faire admettre le bien-fondé de sa cité idéale, confiée à un philosophe-roi. Il n’hésitait pas en effet à la fin de La République à effrayer ceux qui doutaient de sa théorie politique en leur promettant un destin funeste, destin que décrit le mythe de la transmigration des âmes sur lequel s’achève le livre.

Le risque d’une innocuité de la parole

Toutes choses égales par ailleurs, le président français utiliserait dialectiquement le risque d’une défaite ukrainienne pour alerter sur la nécessité de renforcer l’Union européenne, comprise comme idéal politique. Ce faisant, sa prise de parole ne s’inscrit plus dans la rhétorique d’une campagne militaire mais dans celle d’une campagne électorale. Le renouvellement du Parlement de Bruxelles en juin prochain aurait pour enjeu rien de moins que la survie de ses pays membres. Et la réponse de Moscou s’expliquerait par le souci de continuer à diviser l’Europe, à l’heure où il lui est plus facile de menacer par des mots que de financer les partis nationalistes anti-européens placés sous une observance accrue depuis le début du conflit. Mais est-ce là tout l’enjeu des propos tenus la semaine dernière ?

Dans son Essai sur la philosophie de la guerre (1976), Alexis Philonenko soutient que « la visée fondamentale de la guerre consiste à évincer l’autre du champ du discours ». Être vaincu, c’est être réduit au silence. Les mots sont bel et bien des armes : pouvoir les énoncer, c’est prouver qu’on existe. Seulement, à l’âge de la sur-médiatisation des conflits, leur usage est devenu délicat. Ils peuvent lasser, ne plus être entendus à force d’être répétés. Aussi doivent-ils être utilisés avec précaution s’ils veulent faire mouche. Était-ce bien le cas dans l’entretien accordé par Macron à The Economist, et dans la réponse du Kremlin ?

Une volonté moins belliqueuse qu’il n’y paraît ?

Le président français dit précisément que, s’agissant de la possibilité d’envoi de troupes étrangères, « s’il y avait une demande ukrainienne – ce qui n’est pas le cas aujourd’hui –, on devrait légitimement se poser la question ». Et le porte-parole du Kremlin dénonce de son côté une « tendance » dangereuse à évoquer cette possibilité. Ce qui domine dans ces deux discours adverses, n’est-ce pas une certaine retenue ?

Certes, c’est là le propre du langage diplomatique : il explicite rarement une menace de manière directe. Mais ne peut-on accorder que tacitement, aucun des deux camps ne veut rentrer dans cette « montée aux extrêmes » (De la guerre, 1832) dans laquelle Clausewitz voyait la logique propre de la guerre et dont il pensait que seuls les politiques – contre les militaires – pouvaient l’arrêter ? De là à dire que les échanges de la semaine dernière peuvent davantage rassurer qu’inquiéter parce qu’ils viseraient à un retour au langage politique, condition de la paix, serait sans doute naïf. Mais on peut penser que l’emploi de certaines tournures de langage manifeste une volonté moins belliqueuse qu’il n’y paraît.

Ainsi la rhétorique de Macron n’est sans doute pas, comme certains le lui reprochent, celle d’un va-t-en-guerre, mais plutôt d’un politique qui n’hésite pas à jouer sur ce que Spinoza appelait les « passions tristes » – comme la peur – pour tenter de fédérer une Europe qu’il sent menacée peut-être plus de l’intérieur que depuis ses frontières et dont il aimerait, à tort ou à raison, se faire le porte-parole.

La presse et la poudre : sur la rhétorique militaire d’Emmanuel Macron
6 / 10
  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Monde Diplomatique
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
  CULTURE / IDÉES 1/2
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  IDÉES 2/2
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Goodtech.info
Quadrature du Net
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
  Pas des sites de confiance
Brut
Contre-Attaque
Korii
Positivr
Regain
Slate
Ulyces
🌓