30.04.2025 à 18:00
L'extrême droite, ce n'est pas seulement l'extrême droite
Mona Chollet
Texte intégral (11087 mots)


« Maintenant, il n'y a plus qu'une intervention extraterrestre qui pourrait nous sauver », m'ont dit en plaisantant (enfin… je crois) deux personnes différentes, à quelques jours d'intervalle, peu après l'investiture de Trump, en janvier. Ce qui reflète bien l'état d'esprit de beaucoup.
Résumé des épisodes précédents. Nous nous trouvons dans un piège à deux mâchoires qui se referme de plus en plus sur nous. L'une des mâchoires est constituée des politiques néolibérales appliquées, depuis environ quarante-cinq ans, par tous les gouvernements successifs : en France, les socialistes et la droite, de Mitterrand à Macron en passant par Chirac, Sarkozy et Hollande ; aux États-Unis, l'establishment démocrate et le Parti républicain d'avant Trump, de Reagan à Bush. L'autre mâchoire est constituée des partis ouvertement néofascistes qui arrivent actuellement au pouvoir, ou qui souhaitent y accéder : le Parti républicain refaçonné par Trump aux États-Unis, le Rassemblement national en France, l'AfD en Allemagne...
Les premiers utilisent les seconds comme épouvantails afin de se faire élire (et loin de moi l'idée de condamner le vote pour le « moindre mal » : quand on est pris·e dans un piège, les manœuvres les plus désespérées pour essayer de le desserrer sont compréhensibles ; on se débat comme on peut). En créant des conditions de vie pourries pour la majorité de la population, en s'employant à dissoudre tous les ciments de la société (services publics, Sécu, assurance chômage, toutes formes de protection sociale), les premiers font le lit des seconds, puisqu'ils sèment un ressentiment, une amertume et une haine qui permettent de faire flamber le racisme, la xénophobie, le sexisme, l'homophobie, la transphobie, etc., et d'en faire des phénomènes politiques moteurs.
Le capitalisme s'est longtemps accommodé de la démocratie, mais c'est terminé
Il est de plus en plus clair que les mêmes intérêts sont derrière les deux mâchoires du piège : les petits et les gros poissons du capitalisme, à commencer par les Bolloré, Arnault, Stérin ici, et les Musk, Thiel, Bezos, Zuckerberg, etc., aux États-Unis. Ce constat devrait disqualifier pour toujours la conviction selon laquelle l'extrême droite représenterait et défendrait « le peuple » – conviction que l'on rencontre malheureusement encore, y compris à gauche, où elle s'exprime sous la forme d'une mauvaise conscience, ou d'un sentiment d'illégitimité à s'élever contre le RN parce qu'on serait « bourgeois·e », ce qui est franchement à hurler de rire.
Le capitalisme s'est longtemps accommodé de la démocratie – du moins quand la démocratie n'allait pas trop loin à son goût : le coup d'État contre le gouvernement de Salvador Allende au Chili en 1973 a montré ce qui arrivait dans ce cas –, mais c'est terminé. « Puisque le rêve néolibéral d'un marché encadré parfait et efficace a débouché sur le désastre [de la crise] de 2008 et s'est révélé incapable de redresser la productivité et la croissance, les gagnants de ce marché ont pris les choses en main et tentent de construire un monde soumis à leurs intérêts », écrivait Romaric Godin en février dernier, dans une longue et indispensable analyse, après l'entrée en fonction de Trump [1]. L'histoire se répète : comme le souligne Johann Chapoutot dans Les Irresponsables, l'exemple de la défunte République de Weimar montre que, en Allemagne, les possédants ont décidé de livrer le pouvoir aux nazis, ces derniers n'ayant certainement pas conquis le pouvoir par les urnes [2].
Romaric Godin met en garde contre l'illusion selon laquelle on pourrait échapper au fascisme en en remettant une couche de capitalisme néolibéral. Il insiste : « C'est bel et bien ce “capitalisme démocratique” qui a enfanté la monstruosité trumpo-muskienne. La sacro-sainte “économie de marché” qui, depuis quarante ans, est parée de toutes les vertus par les intellectuels à la mode est en réalité dans une crise permanente qui ne pouvait déboucher que sur une conclusion autoritaire et monopolistique. »
Cette bascule mettrait fin à des libertés auxquelles nous sommes si habitué·es que nous avons fini par les confondre avec un phénomène naturel
Ce qui menace la France, c'est donc une bascule qui – sur le modèle de ce qui se passe aux États-Unis – changerait radicalement l'univers social dans lequel nous évoluons ; qui mettrait fin à des libertés auxquelles nous sommes si habitué·es que nous avons fini par les confondre avec un phénomène naturel ; qui, probablement, affecterait nos vies à tous·tes, y compris celles et ceux parmi nous qui se fichent de la politique ; et qui frapperait de plein fouet les minorités et tous les groupes les plus vulnérables. Celles et ceux qui sont attaché·es à des causes progressistes, quelles qu'elles soient (écologie, antiracisme, féminisme, droits des personnes LGBT+, antivalidisme), risquent de voir disparaître le cadre qui leur permet de s'exprimer et d'exercer leur militantisme.
Bien sûr, ce ne serait pas une nouveauté totale. La démocratie qui risque aujourd'hui d'être mise au rebut a déjà été ignorée et bafouée à de multiples reprises quand elle ne donnait pas satisfaction. Le précédent le plus évident est peut-être l'épisode du référendum sur la Constitution européenne de 2005. Une intense campagne de la gauche, unitaire, créative et enthousiaste, avait permis de sensibiliser aux dangers de ce texte, qui visait à graver dans le marbre les politiques néolibérales. Le « non » l'avait emporté contre toute attente, malgré une campagne médiatique agressive en faveur du « oui ». Ce résultat démocratique avait été confisqué, rayé d'un trait de plume, puis joyeusement enterré et diffamé dans les médias dominants.
Une mobilisation dans laquelle les militant·es de gauche jettent toutes leurs forces, un résultat inespéré, un déni de démocratie, et un tir de barrage médiatique – avant et après – contre cette gauche « dangereuse » : le scénario de 2005 s'est répété à l'identique l'été dernier, lors des législatives anticipées, après les élections européennes et la dissolution décidée par Emmanuel Macron en faveur du RN. Le système politique et médiatique, tel qu'il se présente aujourd'hui, fait invariablement échouer les tentatives de sortir du piège par le haut.
(On pourrait aussi parler du référendum de juillet 2015 contre l'austérité en Grèce, à la suite duquel les Européen·nes, Allemagne en tête, ont tordu le bras d'Alexis Tsipras, le premier ministre de gauche d'alors, jusqu'à ce qu'il ignore le résultat du vote et applique les mesures que ses créanciers lui demandaient.)
Dans les urnes ou dans la rue, le système est totalement verrouillé
Et quand certain·es osent manifester pour protester contre leurs conditions de vie, comme l'ont fait les gilets jaunes, ils se heurtent à la répression la plus brutale : violences et mutilations policières, arrestations à tout-va [3]. L'immense mouvement de 2023 contre la « réforme » des retraites a lui aussi été purement et simplement ignoré. Bref, dans les urnes ou dans la rue, le système est totalement verrouillé.
Dans ce contexte terrifiant, où j'oscille, comme beaucoup, entre l'angoisse et le déni, j'avais envie de souligner trois phénomènes qui ne me semblent pas toujours assez pris en compte autour de moi, et qui contribuent fortement à nous enfoncer dans le piège, nous rendant vulnérables à une prise de pouvoir de l'extrême droite : 1) l'hostilité envers le militantisme ; 2) la sous-estimation de l'islamophobie [4] ; 3) le fourvoiement tragique sur la question palestinienne.
Parce que l'extrême droite, ce n'est pas seulement le RN : ce sont aussi toute l'atmosphère politique et les discours insidieux qui contribuent à son hégémonie, y compris dans des cercles qui s'en imaginent très éloignés, voire qui se vivent comme ses opposants. La radicalisation réactionnaire ne se cantonne pas à la droite et à l'extrême droite ; elle produit des effets dans l'ensemble de la société.
1) Le militantisme, cette faute de goût
Paru à l'automne dernier, le livre de Johan Faerber Militer. Verbe sale de l'époque est l'une des analyses les plus incisives et les plus clairvoyantes que j'aie lues sur la période actuelle. Faerber (cofondateur de la revue Collateral) y décrit les stratégies déployées pour salir le militantisme [5], pour le stigmatiser comme, au mieux, une faute de goût et, au pire, une menace. Il commence par analyser les discours ayant entouré deux épisodes : la manifestation écologiste contre les mégabassines à Saint-Soline et son hallucinante répression, en mars 2023 ; et la prise de parole de la cinéaste Justine Triet contre la réforme des retraites, à Cannes, en mai de la même année, dont il rappelle les commentaires orduriers qu'elle a suscités.
Selon la vision désormais admise, le militant est le fâcheux personnage qui « sort de l'excellence, conçue comme pondération et neutralité absolue, pour lamentablement s'aveugler en instrumentalisant son savoir à des fins partisanes inavouables », écrit Faerber.
Toute expression d'une conviction, d'une opinion qui va à l'encontre du consensus établi est perçue comme agressive, déplacée, excessive. Une connaissance me racontait déjà il y a dix ans que son entourage – milieu parisien cultivé – se montrait incommodé et choqué chaque fois qu'elle postait sur Facebook des articles reflétant ses convictions (souvent des dénonciations du racisme et de l'islamophobie), signe que la guerre idéologique menée à ce sujet portait ses fruits.
« Nous sommes dans ce temps noir de l'Après où on devient militant rien qu'en grinçant des dents »
Ce bannissement du militantisme est cohérent avec la nécessité de décourager toute velléité de sortir du piège que je décrivais plus haut. L'étiquette fourre-tout du « wokisme » permet de jeter l'opprobre, pêle-mêle, sur tout ce qui pourrait questionner un tant soit peu l'ordre dominant. Les militant·es cherchent à instaurer un espace réellement démocratique, à défendre les intérêts du plus grand nombre : c'est flagrant à la fois chez les écologistes qui luttent contre les mégabassines – c'est-à-dire contre la confiscation d'un bien commun, l'eau des nappes phréatiques, au service de l'agriculture industrielle – et dans la défense du système de retraite par répartition, pour reprendre les exemples qui ouvrent le livre de Faerber.

Il s'agit donc d'inverser la réalité, de diaboliser les défenseur·euses de l'intérêt général en les présentant comme une menace pour la société : « Le militant est l'ennemi intérieur : telle est, invincible, la conclusion à laquelle la néfaste fable médiatique entend conduire à marche forcée l'opinion publique », observe Faerber. « Comme si celles et ceux qui avertissent du danger formaient le danger même que chacun se devait de redouter. »
Logiquement, plus le piège se referme sur nous et plus les oreilles du pouvoir deviennent chatouilleuses, plus son niveau de tolérance baisse, plus il devient prompt à déceler une intolérable subversion dans les propos les plus timides. La dystopie que nous redoutons est déjà là, estime Faerber : « Nous sommes dans ce temps noir de l'Après où on devient militant rien qu'en grinçant des dents. » Tandis que, en face, la violence verbale des réactionnaires, déguisée en « liberté d'expression », ne connaît plus aucune limite : logorrhées racistes, appels au meurtre, apologies d'un génocide...
Être accusé·e de « militantisme », c'est se retrouver exclu·e du « camp de la Raison » – « qui n'est qu'un cercle de notables », glisse Faerber. On retrouve là la ligne de démarcation créée depuis toujours pour discréditer les dominé·es et tous·tes celles et ceux qui, délibérément ou non, défient l'ordre établi : qu'on pense à la construction du masculin « raisonnable » et du féminin « hystérique ».
Au nom de la « nuance »
Pour mieux asseoir sa prétendue légitimité, pour mieux se présenter comme un recours fiable, rationnel et pondéré, pour donner l'illusion d'un « recul éthique de bon aloi », d'un « magistère de la sagesse », le camp réactionnaire invoque à tout-va la « nuance », présentée comme une « issue heureuse et morale » au militantisme, observe Faerber [6]. Caroline Fourest a ainsi placé sous le signe de la « nuance » son entreprise de torpillage du mouvement #MeToo [7]. Car il s'agit évidemment d'une escroquerie totale, qui n'a rien à voir avec la complexité réelle des choses : le but est simplement de défendre l'ordre établi (en l'occurrence, l'ordre sexiste) contre les attaques qu'il subit.
Sous couvert de « nuance », faire la promotion intensive du livre antiféministe d'une figure soi-disant féministe permet à certains médias d'avoir le beurre et l'argent du beurre, de faire la guerre au féminisme sans assumer leur profond sexisme. L'entourloupe était la même en 2003 lors de la sortie de Fausse route, pamphlet antiféministe d'Elisabeth Badinter déjà déguisé en ouvrage « féministe nuancé ».
Le livre de Faerber saisit parfaitement un air du temps diffus. Si vous êtes agacé·e par des personnes que vous percevez comme trop « militantes », si vous vous sentez agressé·e par des opinions progressistes que vous jugez trop tranchées, trop véhémentes, tant dans votre entourage que dans le débat public, ou si vous êtes vous-même militant·e et que vous avez l'impression de produire cet effet autour de vous (ou les deux à la fois : ce n'est pas forcément exclu), vous êtes sans doute victime de cette atmosphère idéologique. Mieux vaut le savoir.
2) Le moteur de la fascisation en cours, c'est l'islamophobie
Si les autrices que je viens d'évoquer, Fourest et Badinter, peuvent passer pour féministes alors qu'elles sont des réactionnaires virulentes (pour le dire poliment), c'est uniquement parce qu'elles sont islamophobes. Et si cette confusion peut s'imposer, au point qu'il va de soi aux yeux d'une foule de gens – sans même qu'ils le conscientisent, parfois – qu'« islamophobe » et « féministe » sont des synonymes, c'est parce que, martelés depuis vingt-cinq ans, les bobards de l'islamophobie sont devenus des évidences qu'on n'interroge même plus.
En témoignent tous ces mots détournés de leur sens, frelatés, qu'on entend sans cesse, comme « laïcité » (un devoir de neutralité de l'État à l'égard des religions transformé en arme de guerre contre les musulman·es), « communautarisme » (comment rendre des personnes responsables de l'ostracisme qu'elles subissent, en inversant la réalité, ou leur reprocher les stratégies qu'elles peuvent mettre en place pour résister au racisme), « prosélytisme » (mot dégainé dès qu'un·e musulman·e a l'audace de respirer)…
Des millions de Français·es ou d'étranger·es, des personnes infiniment diverses, sont ramené·es à quelques clichés grossiers, survivance du mépris et de l'ignorance coloniales. La méconnaissance et les préjugés produisent un phénomène de compression de la réalité, accréditant l'idée selon laquelle les Arabes et les musulman·es – deux catégories elles-mêmes abusivement confondues – seraient tous·tes les mêmes. Sur les réseaux sociaux, l'extrême droite assume ouvertement cette logique aberrante, et répète en ricanant « Pas d'amalgame » chaque fois qu'un crime est commis par un non-Blanc.
Un racisme tantôt policé, tantôt virulent, assumé – et normalisé
Toutes les formes de racisme sont également graves et condamnables. Mais, à gauche, la volonté – sur laquelle il n'y a pas à revenir – de rester ferme sur ce principe ne devrait pas nous empêcher de distinguer les formes d'embrigadement et d'instrumentalisation des différents racismes dans le processus de fascisation en cours, sous peine de tomber dans le piège tendu par la droite et l'extrême droite.
C'est l'islamophobie qui est le fer de lance de ce processus de fascisation. C'est elle qui est institutionnalisée, accréditée, naturalisée par l'écrasante majorité de la classe politique et par une bonne partie des médias, où règne un racisme tantôt policé, tantôt virulent, assumé – et normalisé.
C'est l'islamophobie qui donne lieu à la fabrication nationale d'un phénomène de bouc émissaire. Les traits qu'on ne veut pas voir dans la part blanche de la société, à commencer par le sexisme et l'antisémitisme, sont reportés sur les musulman·es. Il semble aller de soi pour tout le monde qu'ils sont tous·tes sexistes et antisémites, et qu'ils sont les seul·es à l'être, ou que, en tout cas, ils le sont nettement plus que les autres. (Mais ce phénomène de bouc émissaire fonctionne tous azimuts, de sorte qu'on peut aussi très bien les rendre responsables d'une banale pénurie d'œufs ou d'huile.)
Grâce à ce tour de passe-passe, l'antisémitisme blanc est rendu invisible y compris quand il s'étale en plein jour de la manière la plus éclatante. Quand une personnalité blanche parmi les plus puissantes du monde fait un salut nazi devant la Maison Blanche, par exemple. Ou quand, en France, la bimbeloterie nazie se met à dégringoler de l'armoire dès que la presse a l'idée d'enquêter un peu sur les candidat·es RN aux législatives de l'été 2024. Ou quand, de manière moins spectaculaire, un ministre de l'intérieur – Gérald Darmanin – publie un livre dans lequel il affirme que la politique de Napoléon « s'intéressa à régler les difficultés touchant à la présence de dizaine de milliers de juifs en France. Certains d'entre eux pratiquaient l'usure et faisaient naître troubles et réclamations ».
Ne pas cautionner le torpillage de la gauche, qui, s'il réussit, précipitera la société dans un chaos violent et nuira à toutes les minorités, juif·ves compris·es
La vigilance sur l'antisémitisme ne doit pas se relâcher. Parce que nous savons bien qu'il existe encore dans toute la société. Et parce que la revendication du judaïsme par Israël, afin d'en faire un bouclier pour son entreprise exterminatrice, favorise les amalgames : elle expose les juif·ves à des actes de violence inspirés par la colère immense que suscitent un génocide et l'impunité sans fin dont il semble jouir. Mais l'antisémitisme n'est pas aujourd'hui une politique d'État, et ses « thèses » ne sont pas une évidence dans la plupart des esprits censément éclairés de France et de Navarre, comme c'est le cas pour l'islamophobie.
Et, sans être parfaite sur ce sujet – en étant même parfois d'une désinvolture désespérante –, la gauche, que ses adversaires bombardent d'accusations d'antisémitisme pour la discréditer, ne porte pas un projet antisémite ; elle porte même le projet inverse. Il faut être complètement pervers·e pour voir de l'antisémitisme dans sa défense du droit des Palestinien·nes à vivre. Le projet antisémite, c'est l'extrême droite qui le porte, même si elle tente aujourd'hui de le dissimuler par stratégie. (Qu'on doive rappeler de telles évidences en dit long sur la panade dans laquelle nous nous trouvons.)
Il faut relever ces imperfections de la gauche. Mais sans cautionner la stratégie infamante d'une bonne partie de la classe politique et médiatique à son égard [8] – stratégie qui, si elle réussit, portera au pouvoir l'extrême droite, précipitera la société dans un chaos violent et nuira à toutes les minorités, juif·ves compris·es. Sans perdre de vue le rôle central de l'islamophobie dans la fascisation actuelle de l'Occident. Or le risque est grand de ne même plus voir l'islamophobie (sauf si on la subit, évidemment...), parce qu'on en est soi-même imprégné·e, si peu que ce soit – ce qui, franchement, ne serait pas étonnant, vu l'intensité et l'ancienneté du matraquage.
L'anticléricalisme se marie très bien avec le vieux complexe de supériorité colonial, de même qu'il s'est longtemps très bien marié avec la misogynie
Ce combat devrait enfin être pris au sérieux par toutes les personnes qui ne veulent pas voir l'extrême droite au pouvoir. Il est désespérant, quand on relaie une information sur une discrimination islamophobe, de s'entendre encore répondre, par des gens qui se considèrent comme progressistes, des formules affligeantes du genre « Ni Dieu ni maître », « religion opium du peuple », etc. Visiblement l'anticléricalisme se marie très bien avec le vieux complexe de supériorité colonial, de même qu'il s'est longtemps très bien marié avec la misogynie (les femmes à qui on refusait le droit de vote parce que ces idiotes allaient forcément voter comme leur curé leur dirait de le faire).
On pouvait penser que ces gens ouvriraient enfin les yeux face à un meurtre raciste. Mais non. Après l'assassinat d'Aboubakar Cissé, le 25 avril, j'ai partagé sur Facebook un entretien avec Abdallah Zekri, recteur de la mosquée Sud-Nîmes et vice-président du Conseil français du culte musulman (CFCM). Dans les commentaires, quelqu'un a réagi en citant un extrait d'Imagine de John Lennon : « And no religion too… » (Donc : « Imagine un monde sans religion ».) De même, sur BlueSky, quelqu'un me suggère : « Peut-être faudrait-il tout “simplement” [sic] abolir les religions ? Ça ne rend ni heureux, ni intelligent, ni conscient des enjeux majeurs. » (Apparemment le gars pense qu'il s'y connaît en « intelligence » et en « conscience des enjeux majeurs ».)
Franchement, c'est insupportable. C'est du victim blaming. C'est du nombrilisme borné et lâche déguisé en progressisme. Essayez seulement d'imaginer ce que vous penseriez de personnes qui auraient réagi en ces termes dans les années 1930, face à l'exacerbation de l'antisémitisme : oui. Voilà. Grandissez un peu, soyez à la hauteur. On n'a plus le temps pour autant de bêtise.
Je remets ici un extrait d'un texte que j'avais écrit en 2013 (et que j'aurais bien ressorti tel quel, si les piques contre Charlie Hebdo ne me faisaient pas rétrospectivement mal au cœur) :
« Inutile de faire remarquer au religiophobe qu'il vit dans un pays où on devrait se rappeler à quoi peut mener la stigmatisation d'individus sur des bases ethnico-religieuses, et de lui suggérer que la possibilité de se trouver à nouveau dans un processus de constitution d'un bouc émissaire à l'échelle nationale et internationale pourrait peut-être mériter cinq minutes de réflexion sur ce qu'il dit et la façon dont il le dit : non, il ne veut pas réfléchir à ce qu'il dit. Car ce danger est tout à fait dérisoire par rapport à la défense de son droit à CRITIQUER LES RELIGIONS. Et puis, il estime que c'est ridicule, ces points Godwin permanents. Quoi ? On retrouve des têtes de porc dans des mosquées, une tête de sanglier dans une poussette ? Des enfants subissent des brimades à la cantine ? Des croix gammées sont taguées sur la façade des salles de prière ? Des gens se font insulter et tabasser ? Bon, peut-être, mais ce sont des gens qui n'existent que dans un recoin extrêmement reculé de sa conscience. Tellement reculé qu'ils existent à peine, en fait ; et donc, ce qui leur arrive ne saurait être très grave. D'ailleurs, pour ce qu'il entrevoit d'eux, ce ne sont pas des gens tout à fait nets, il faut bien le dire. Ils sont religieux, c'est-à-dire qu'ils entraînent la patrie des Lumières vers les gouffres d'irrationalité dont elle a eu tant de peine à s'extraire : il ne manquerait plus qu'on se fatigue à les défendre. »
C'est bien l'intégrisme catholique qui était en embuscade depuis le début derrière le faux nez d'une pseudo-laïcité
Ces réflexes pavloviens à base d'« opium du peuple » sont d'autant plus exaspérants que les laïcard·es anarchistes ou « de gauche » (autant « de gauche » que je suis reine d'Angleterre), qui, avec leur finesse légendaire, ont abondamment traité les personnes dénonçant l'islamophobie d'« idiot·es utiles des islamistes » ces vingt-cinq dernières années, ne voient même pas qu'eux-mêmes ont été les idiot·es utiles des catholiques intégristes (Bolloré et Stérin en tête). C'est aussi clair en France [9] qu'aux États-Unis : la stigmatisation des musulman·es a fait le lit de l'extrême droite, et, avec elle, du fondamentalisme chrétien.
C'est bien ce dernier qui était en embuscade depuis le début derrière le faux nez d'une pseudo-laïcité. Celles et ceux qui semblent vouloir à tout prix s'accrocher à leurs schémas de pensée paresseux et qui refusent de s'élever clairement contre l'islamophobie se tirent aussi une balle dans le pied, à moins bien sûr qu'ils soient enthousiastes à l'idée de vivre dans une société bigote et autoritaire.
Insupportable aussi d'entendre dire que l'interdiction du voile dans un nombre croissant d'espaces, ou la perte du contrat d'un lycée privé musulman avec l'État, seraient de bonnes choses, seraient « toujours ça de pris », au nom du féminisme / de la défense de l'école publique. NON. Il ne peut rien sortir de bon de décisions motivées par l'islamophobie.
Il n'existe aucune formule magique qui permet de transformer du racisme en féminisme. Il est indigne de prendre pour argent comptant un « féminisme » qui n'est qu'un prétexte. C'est du fémonationalisme, un sport national depuis la mise sur orbite médiatique de la coquille vide « Ni putes ni soumises », il y a vingt-deux ans [10]. L'interdiction du voile relève d'un interventionnisme paternaliste et stigmatisant qui ne ciblera jamais l'ensemble des femmes (personne n'a jamais proposé d'interdire les talons hauts, que je sache – et heureusement, d'ailleurs). Revoyez vos préjugés condescendants sur les femmes qui portent le foulard. Fichez-leur la paix. Dénoncez les discriminations, les injustices et le « deux poids, deux mesures » [11].
Il faut rappeler que, historiquement, l'accusation de sexisme a aussi été mobilisée dans le discours antisémite institutionnel. L'abbé Grégoire, dans son Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs, en 1788, y consacrait plusieurs pages. Il écrivait : « Un autre obstacle à leur réforme [leur intégration], c'est le peu d'estime qu'ils [les juifs] ont toujours eu pour les personnes du sexe [les femmes]. » Il ajoutait : « La considération pour les personnes du sexe est la mesure du progrès d'une nation dans la vie sociale », et citait la prière que les hommes juifs prononcent pour bénir Dieu qui ne les a pas faits femmes [12].
Les religions sont sexistes dans la mesure où les hommes le sont ; pas l'inverse
Bien sûr que l'intégrisme musulman existe, comme l'intégrisme chrétien ou juif. Mais on peut être ferme face aux manifestations d'intégrisme sans tomber dans les fantasmes paranoïaques d'invasion ou de submersion (comme le dit le chercheur Hamza Esmili, « l'islamophobie est une théorie du complot [13] » – comme l'antisémitisme, d'ailleurs). Et, là encore, comme chez les chrétien·nes et les juif·ves, l'intégrisme ne dit rien sur « les musulman·es » en général. Il existe de multiples interprétations d'une religion, chaque fidèle y adhère d'une manière qui lui est propre, de sorte qu'il existe aussi des musulman·es – ou des chrétien·nes, ou des juif·ves – pratiquant·es qui sont ouvert·es et progressistes, et aussi peu sexistes qu'on peut l'être dans cette société. De même, il existe des athées qui sont violemment misogynes et oppressifs.
La haine des femmes peut s'exprimer avec une force maximale en l'absence de tout arrière-plan religieux. Le sexisme et la misogynie existent indépendamment des religions, même si celles-ci peuvent les théoriser. Les religions sont sexistes dans la mesure où les hommes le sont ; pas l'inverse. Attention aussi au biais qui amène à n'identifier ou à ne suspecter le sexisme que lorsqu'il s'exprime sous une forme culturelle codée comme « étrangère », et à le sous-estimer, ou même à ne pas le voir, quand il s'exprime sous des traits culturels familiers.
Islamophobie, Palestine : les mêmes signaux de complaisance envoyés derrière les molles condamnations formelles
Les islamophobes prétendent parfois que « l'islamophobie ne tue pas ». C'est évidemment grotesque (et odieux ; on verra si on l'entend un peu moins après le meurtre d'Aboubakar Cissé). Elle tue des gens qui, avec leur concours actif, ont été si bien déshumanisés que leurs vies sont considérées comme insignifiantes. Elle tue des gens dont ils se moquent [14].
D'ores et déjà, d'ailleurs, le meurtre d'Aboubakar Cissé donne lieu aux mêmes esquives, aux mêmes contorsions politiques et médiatiques que celles observées depuis un an et demi au sujet des horreurs sans limite infligées aux Palestinien·nes. Ce sont les mêmes signaux de complaisance envoyés derrière les molles condamnations formelles.
Ici, en France, l'islamophobie s'assume de manière de plus en plus ouverte – en témoigne cette intention de la ministre de l'éducation de faire appel de la décision du tribunal administratif de Lille rétablissant le contrat d'association avec l'État du lycée musulman Averroès. Et, de plus en plus, la complicité avec ce qui se passe là-bas, avec la destruction de la Palestine, loin d'être révoquée ou dénoncée, est elle aussi assumée et même revendiquée. La répression visant les personnes qui se révoltent contre les crimes israéliens – y compris en France – ne dit pas autre chose.
3) Palestine, l'erreur d'aiguillage moral
Présenté comme une fidélité à la mémoire de la Shoah alors qu'il en est la trahison absolue, le soutien à l'apartheid israélien restera comme le levier qui aura permis aux sociétés européennes et américaine d'embrasser à nouveau le pire en toute bonne conscience.
Il était impossible de créer un État exclusivement juif sur une terre où vivaient déjà des musulman·es et des chrétien·nes sans que ces populations déjà présentes deviennent des gêneuses. Et donc, sans qu'elles soient opprimées, régulièrement massacrées, puis, comme on le voit depuis un an et demi, liquidées (l'idée semblant être de les exterminer autant que possible, puis d'expulser les survivant·es). Diabolisation, déshumanisation : s'il est absurde de comparer des crimes historiques terme à terme, ce sont bien les mêmes mécanismes qui ont permis la Shoah [15], et c'est à ces mécanismes que nous devrions réagir ; c'est cela qui devrait éveiller notre vigilance. Quand vous êtes témoin des stratagèmes rhétoriques utilisés pour rendre acceptable le sort fait aux Palestinien·nes, soyez assuré·es que, dans leur grande majorité, nos grands-parents ou arrière-grands-parents européen·nes d'ascendance chrétienne trouvaient tout aussi sensées les raisons qu'on avançait à leur époque pour arrêter, déporter et tuer les juif·ves d'Europe.
Samuel Zygelbojm, mai 1943 : « La responsabilité du crime d'extermination totale des populations juives de Pologne (...) pèse indirectement sur l'humanité entière, sur les peuples et les gouvernements des nations alliées qui n'ont, jusqu'ici, entrepris aucune action concrète pour arrêter ce crime »
L'indifférence au crime est absolument la même. Le 22 avril dernier, pour commémorer le soulèvement du ghetto de Varsovie, le collectif Tsedek a publié un extrait de la dernière lettre de Samuel Zygelbojm, élu au conseil municipal de Varsovie et dirigeant du Bund en exil, peu avant son suicide dans les dernières heures de l'insurrection du ghetto de Varsovie en mai 1943.
Zygelbojm écrivait : « La responsabilité du crime d'extermination totale des populations juives de Pologne incombe en premier lieu aux fauteurs du massacre, mais elle pèse indirectement sur l'humanité entière, sur les peuples et les gouvernements des nations alliées qui n'ont, jusqu'ici, entrepris aucune action concrète pour arrêter ce crime (...). Par ma mort, je voudrais, pour la dernière fois, protester contre la passivité d'un monde qui assiste à l'extermination du peuple juif et l'admet. (…) En regardant passivement ce meurtre de millions de personnes sans défense – des enfants torturés, des femmes et des hommes –, ils sont devenus les complices de cette responsabilité. » Tsedek rappelle que treize mille juif·ves furent tué-es par les Allemands dans le cadre de la liquidation du ghetto, et près de soixante mille déporté·s vers les centres de mise à mort.
La défense jusqu'au-boutiste d'Israël accélère « l'orwellisation du débat public »
Défendre le fort plutôt que le faible, l'occupant plutôt que l'occupé, et, désormais, le génocidaire plutôt que le génocidé, comme le font la quasi-totalité des gouvernements occidentaux (le soutien à Israël étant évidemment lié à des intérêts géopolitiques et économiques, à des affinités idéologiques, etc.), c'est mettre le monde à l'envers. Pour désigner ce « monde à l'envers », la condamnation dont ils font l'objet depuis toujours alors qu'ils sont structurellement victimes, les Palestinien·nes utilisent parfois l'image d'un de leurs plats, la maqlouba, qui doit être retourné au terme de la cuisson.

Cette erreur d'aiguillage moral est commise par certain·es de manière cynique, et par d'autres en toute bonne foi. Mais le choix de soutenir l'oppresseur plutôt que l'opprimé devient de plus en plus difficile à maintenir au fur et à mesure que la monstruosité de ce qu'Israël inflige aux Palestinien·nes devient plus difficile à dissimuler. En fait, la couverture du crime craque de partout. Il exige donc une répression de plus en plus forte, dont Mahmoud Khalil et les autres étudiant·es pro-palestinien·nes jeté·es dans les geôles de Louisiane par la police de Trump font les frais de manière spectaculaire.

En interdisant de nommer et de condamner ce que nous avons sous les yeux – l'étouffement et la boucherie quotidienne d'un peuple, la destruction d'une terre et d'une société –, en imputant la « haine » non à celles et ceux qui commettent un génocide, mais à celles et ceux qui le dénoncent [16], la défense jusqu'au-boutiste d'Israël accélère l'orwellisation de notre monde.
Que ce soit dans un, dix ou cent ans, il faudra bien un jour remettre le monde à l'endroit
Cette répression n'aura jamais raison. (Et c'est probablement ce qui la rend aussi dangereuse, car cela l'oblige à la fuite en avant.) Il est tout simplement impossible que le racisme, le colonialisme et l'extermination deviennent un jour vertueux. Et c'est valable y compris si on récuse le terme « génocide » : comme le disait l'écrivain gazaoui Mosab Abu Toha sur Facebook le 27 avril (juste avant que son compte soit suspendu), « arrêtez le génocide. Et si ce mot ne vous convient pas, très bien, alors arrêtez cette chose que vous refusez d'appeler un génocide ». Quel que soit le nom que l'on donne à l'abomination qui se déroule en Palestine, rien ne pourra jamais la justifier. Il faudra bien le reconnaître un jour. Que ce soit dans un, dix ou cent ans, il faudra bien un jour remettre le monde à l'endroit.
Les pays occidentaux soutiennent la partie qui incarne leurs pires aspects, leurs pires démons, et cela les oblige à assumer une immoralité qui, un jour, finira bien par devenir intenable. Ou alors, cela voudra dire que l'Occident a définitivement sombré dans la barbarie ; ce sera « la fin de notre espèce », répète carrément le journaliste britannique Owen Jones – sur la brèche depuis un an et demi pour la Palestine – en conclusion de plusieurs de ses vidéos. La seule question, c'est combien d'horreurs il faudra encore, et quelle quantité de répression violente de celles et ceux qui les dénoncent.
« C'est bien triste ce qui se passe en Palestine, mais il y a aussi des problèmes ici », me disait quelqu'un sur Facebook. Mais la Palestine n'est pas (seulement) une réalité éloignée. Parce que ce génocide est commis avec la complicité active ou passive de notre gouvernement et de nos médias ; mais aussi parce qu'il est utilisé pour attaquer encore davantage les libertés et l'État de droit ici. Le soutien à Israël – État dont on nous martèle ad nauseam le caractère prétendument « démocratique » – et la répression folle qu'il implique ont accru un grand coup l'atmosphère crépusculaire qui avait depuis longtemps commencé à tomber sur notre démocratie. Et les justifications, ouvertes ou insidieuses, de la sauvagerie déployée là-bas menacent d'ensauvager notre propre réalité.
Wafa Abdel Rahman : « Si une action criminelle reste impunie, cela s'appliquera au reste du monde »
Récemment interrogée par Mediapart, Wafa Abdel Rahman, activiste et directrice de l'ONG féministe Filastiniyat, déclarait : « Ce qui se déroule à Gaza ne concerne pas seulement les Gazaouis et les Palestiniens, mais aussi vous, le monde occidental. (…) Si les criminels gagnent à Gaza, ils gagneront en France. Ils ont déjà gagné aux États-Unis. Il vous faudra alors dire adieu aux droits humains, aux droits des LGBTQ, à tous les droits pour lesquels nous avons travaillé et lutté. Vous serez attaqués et réprimés. Aujourd'hui, vous ne pouvez pas parler de la Palestine et du génocide, mais demain, vous ne pourrez pas parler de la corruption de votre gouvernement. Vous ne pourrez pas parler du démantèlement du système de santé s'il se produit à un moment donné. Ce que le monde doit comprendre, c'est que si une action criminelle reste impunie, cela s'appliquera au reste du monde. Il suffit de créer un précédent pour que cela devienne la norme [17]. »

En outre, ce que l'armée israélienne fait à Gaza, ce n'est pas seulement affamer et déchiqueter des gens, détruire toutes leurs structures de santé (et tuer le personnel médical), les priver de tous les biens élémentaires, les torturer physiquement et psychologiquement en les déplaçant sans cesse, en les bombardant y compris dans de prétendues « zones sûres », etc. C'est aussi détruire leurs lieux de vie, les raser, les transformer en tas de décombres (et bombarder jusqu'aux bulldozers qui permettent de déblayer ces décombres), effacer leur caractère et leur identité, les rendre invivables. Avec le projet – bien résumé par l'atroce clip diffusé par Trump – d'en faire une pure ressource valorisable, que ce soit en termes de promotion immobilière ou d'exploitation du gaz offshore. Une « valorisation » dont les colonies israéliennes en Cisjordanie, défigurant le paysage avec leur architecture carrée et standardisée [18], donnent déjà une bonne idée.
Analysant ce « mélange de génocide et d'écocide », Vijay Kolinjivadi et Asmaa Ashraf parlent de Gaza comme d'une « zone de sacrifice » : un terme emprunté à la critique de l'extractivisme [19] qui désigne les territoires ravagés par l'industrie minière, au mépris des populations qui y vivent, de leur santé, de leurs liens avec le lieu. Bien que les situations ne soient évidemment pas entièrement comparables, ils voient dans la destruction de la Palestine (la Cisjordanie étant en voie de subir le même sort) la préfiguration d'opérations qui risquent de se multiplier avec l'aggravation de la catastrophe climatique.
Ils écrivent : « L'avenir pourrait bien voir de nouveaux exemples d'un tel anéantissement du tissu social et écologique des lieux, dans un ultime effort pour continuer à extraire du profit et éliminer les “populations excédentaires” – mais avec moins de prétentions éclairées à la morale, au respect des droits humains et aux solutions “gagnant-gagnant”. Ces actes d'anéantissement seront plutôt présentés comme des situations où des vainqueurs “civilisés” triomphent de “méchants” barbares (selon les termes de l'ancien candidat démocrate à la vice-présidence des États-Unis, Tim Walz) – déshumanisant des populations innocentes dont le sacrifice sera jugé nécessaire au maintien d'un ordre mondial agonisant et totalement catastrophique [20]. »

Roaa Shamallakh : « L'endroit même qui abritait mon histoire et mon identité est perdu, enseveli sous des couches de décombres »
Ce ne sont pas seulement des familles entières, avec leurs histoires, leurs espoirs, qui sont rayées de la surface de la Terre à Gaza : ce sont aussi des lieux, avec leurs écosystèmes, leur patrimoine culturel, leurs singularités, tout ce qui les rend uniques, hospitaliers, attachants et accueillants, la trace qu'ils portent d'un façonnage humain, d'une culture, d'une histoire. En janvier, l'autrice gazaouie Roaa Shamallakh (réfugiée en Égypte) en témoignait dans un article :
« Aujourd'hui, l'endroit même qui abritait mon histoire et mon identité est perdu, enseveli sous des couches de décombres et sous un contrôle militaire froid et indifférent. Les arbres qui nous protégeaient autrefois du soleil d'été sont désormais écrasés et leurs racines sont coupées. Ma chambre, où le soleil couchant peignait les murs de teintes dorées, n'existe plus. Il ne s'agit pas seulement de la destruction d'un lieu ; c'est la destruction de la mémoire, du foyer, de la famille et de l'histoire.
Cet effacement n'est pas une simple conséquence de la guerre ; c'est un effort calculé pour trancher les liens entre les gens et leur terre, pour nous dépouiller de notre identité, afin que nous devenions des victimes sans visage et sans nom [21]. »
De même, dans une interview à Democracy Now (ci-dessous), l'autrice palestinienne-américaine Sarah Aziza raconte le moment où son père, alors adolescent, est revenu à Gaza durant après des années d'exil en Arabie saoudite : « Il vivait déjà dans un environnement arabophone, mais quand il a entendu à nouveau le dialecte gazaoui, quand il a senti l'odeur de la mer… Son corps s'est souvenu de l'expérience de la mer d'une manière dont il ne savait peut-être même pas qu'il la portait en lui. Il m'a décrit la vivacité de ses sensations, de ce sentiment de familiarité : “Je suis avec les miens.” Il avait envie de courir vers tous les gens qui l'entouraient, de leur prendre la main et de leur dire : “Je suis l'un d'entre vous.” »
C'est aussi cela qui est en jeu en Palestine : le droit de vivre en paix dans ce monde, sur sa terre, y compris quand on n'est pas du bon côté de la barrière impériale.
« La nuit tombe, écrit encore Johan Faerber. Elle grandit mais il faut militer, c'est-à-dire envers et contre tout trouver sous les gravats meubles le seul et unique synonyme possible qui, finalement, se donne pour le verbe “militer”, celui qui, enfin, le préservera de toute saleté : continuer. »
[1] Romaric Godin, « Contre le trumpisme et ses avatars, passer à l'offensive », Mediapart, 13 février 2025.
[2] Johann Chapoutot, Les Irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ?, Gallimard, Paris, 2025.
[3] Cf. Pierre Bonneau, « “On nous appelait les prisonniers politiques” : des gilets jaunes incarcérés racontent », Basta !, 16 janvier 2020.
[4] J'ai commencé l'écriture de ce texte avant le meurtre islamophobe d'Aboubakar Cissé, le 25 avril, dont on espère au moins qu'il va provoquer un sursaut.
[5] Il en donne cette définition : le militant est « celui qui s'engage corps et âme afin de faire valoir une thèse en cherchant les moyens pacifiques et politiques de la faire connaître au plus grand nombre. Minoritaire par définition, le militant n'aspire qu'à la massification de ce en quoi il croit. En ce sens, le militant aspire définitivement à la connaissance démocratique, en tant qu'elle n'est toujours pas mise en œuvre : son horizon semble toujours être une démocratie qui adviendrait enfin à elle-même ».
[6] Cf. aussi Nidal Taibi, « Du sens de la nuance », Le Monde diplomatique, mai 2022.
[7] Cf. « Caroline Fourest, finaliste du prix Femina : le vertige du backlash anti-MeToo », Le Nouvel Obs, 4 novembre 2024.
[8] Cf. Pauline Perrenot, Les Médias contre la gauche, Agone, Marseille, 2025.
[9] Cf. « “Laïcité” ? “Communautarisme” ? Un gouvernement de la Manif pour tous », Contre-attaque, 23 septembre 2024.
[10] Cf. Kaoutar Harchi, « Marlène Schiappa, le fémonationalisme et nous », Ballast, 6 août 2020 ; Pierre Tevanian, « Ni putes ni soumises, ou la parole confisquée », Les mots sont importants, 20 juin 2007.
[11] Cf. « Bétharram-Averroès : analyse d'un deux-poids deux-mesures abyssal », Arrêt sur images, 21 mars 2025.
[12] Cité par Esther Benbassa, « Le président Chirac en nouvel abbé Grégoire », La République face à ses minorités. Les juifs hier, les musulmans aujourd'hui, Mille et une nuits, Paris, 2004.
[13] Marie Turcan, « “On a toujours vu les musulmans comme des coupables en puissance, plutôt que des victimes potentielles” », Mediapart, 29 avril 2025.
[14] À écouter : « “Le racisme a tué mon frère” », un documentaire de Charlotte Bienaimé, Arte Radio, janvier 2025.
[15] Cf. Pierre Tevanian, « Affaire de “l'étoile jaune” : comparer n'est pas un crime », Middle East Eye, 14 novembre 2019.
[16] On peut d'ailleurs penser que la haine concentrée sur Rima Hassan s'explique à la fois par la diabolisation du militantisme dont parle Johan Faerber et par la haine spécifique visant les Palestinien·nes.
[17] Gwenaëlle Lenoir, « “Les journalistes de Gaza sont des héroïnes” », Mediapart, 16 avril 2025.
[18] Cf. Eyal Weizman et Rafi Segal (dir.), Une occupation civile. La politique de l'architecture israélienne, Les Éditions de l'Imprimeur, Besançon, 2004.
[19] Vivement recommandés à ce sujet : Anna Bednik, Extractivisme, Le Passager clandestin, Lorient, 2016 ; Celia Izoard, La Ruée minière au XXIe siècle. Enquête sur les métaux à l'ère de la transition, Seuil, Paris, 2024.
[20] Vijay Kolinjivadi et Asmaa Ashraf, « Palestine against an eco-apartheid world », Mondoweiss, 17 novembre 2024.
[21] Roaa Shamallakh, « The Gaza ceasefire will not cure the wounds of genocide », Mondoweiss, 15 janvier 2025.
Merci à Akram Belkaïd.
Bibliographie
Politique
Johan Faerber, Militer. Verbe sale de l'époque, Autrement, Paris, 2024.
Sébastien Fontenelle, Macron et l'extrême droite. Du rempart au boulevard, Massot-Blast, Paris, 2023.
Islamophobie - racisme
Rachida Brahim, La race tue deux fois. Une histoire des crimes racistes en France (1970-2000), Syllepse, Paris, 2021.
Thomas Deltombe, L'Islam imaginaire. La construction médiatique de l'islamophobie en France, 1975-2005, La Découverte, Paris, 2005.
Hamza Esmili, La Cité des musulmans. Une piété indésirable, Éditions Amsterdam, Paris, 2025.
Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le "problème musulman", La Découverte, Paris, 2016.
Pierre Tevanian, La Haine de la religion. Comment l'athéisme est devenu l'opium du peuple de gauche, La Découverte, Paris, 2013.
Reza Zia-Ebrahimi, Antisémitisme et Islamophobie. Une histoire croisée, Éditions Amsterdam, Paris, 2021.
Israël - Palestine
Mahmoud Darwich, Palestine mon pays. L'affaire du poème (avec la participation de Simone Bitton, Ouri Avnéri et Matitiahu Peled), Éditions de Minuit, Paris, 1988 ; La Palestine comme métaphore. Entretiens, Actes Sud, Arles, 1997.
Alain Gresh, Israël, Palestine. Vérités sur un conflit (édition actualisée après le 7 octobre 2023), Fayard, Paris, 2024 ; Palestine. Un peuple qui ne veut pas mourir, Les Liens qui libèrent, Paris, 2024.
Meriem Laribi, Ci-gît l'humanité. Gaza, le génocide et les médias, Éditions Critiques, Paris, 2025.
Ilan Pappé, Le Nettoyage ethnique de la Palestine [2006], La Fabrique, Paris, 2023.
Edwy Plenel, Palestine, notre blessure, La Découverte, Paris, 2025.
Philippe Rekacewicz et Dominique Vidal, Palestine-Israël. Une histoire visuelle, Seuil, Paris, 2024.
Edward W. Said, La Question de Palestine, Actes Sud, Arles, 2010.
Elias Sanbar, Dictionnaire amoureux de la Palestine, Plon, Paris, 2010.
Dominique Vidal, Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron, Libertalia, Montreuil, 2018.
Michel Warschawski, Sur la frontière, Stock, Paris, 2002.
09.11.2024 à 13:16
La danse de la dystopie et de l'utopie
Mona Chollet
Texte intégral (3042 mots)


« Pour les quinze ans de sa fille, Younès avait annoncé à l'hôpital qu'il suspendait ses activités pour six mois. Ça n'avait pas posé problème : la pénurie de soignant-es était depuis longtemps terminée. Avec la mise en place de la semaine de trois jours et la revalorisation des salaires offerts aux métiers essentiels, le secteur du soin était devenu attractif et Younès avait pu être remplacé ; et puis, les fonctions syndicales qu'il avait occupées dans sa jeunesse lui avaient permis de cumuler tellement de points de temps libre qu'il aurait pu partir trois ans s'il l'avait voulu. Ainsi, après plusieurs mois de préparation ayant surtout consisté à rafistoler du matériel de seconde main (tente, sacs de couchage, matelas et vêtements légers), père et fille avaient quitté Nantes à vélo et rejoint Kiev en quelques semaines. »
Après un premier volume sur le même modèle l'année dernière, les éditions La Mer Salée ont demandé à des auteurs-ices d'imaginer comment, dans vingt ans, le monde pourrait avoir changé pour le meilleur, et publient le résultat sous le titre « Les Utopiennes – Bienvenue en 2044 ». Parmi les textes qui m'ont le plus touchée, celui de Camille Teste, intitulé « Le Temps libéré », dont est extrait le paragraphe ci-dessus [1]. J'ai failli fondre en larmes en le lisant, ce qui est sans doute un bon indice de mon niveau de désespoir politique.
« L'espoir radical est un ingrédient fragile ; souvenez-vous, nos imaginaires projettent, autorisent, créent la réalité : ils alimentent notre sentiment d'impuissance, nos peurs, ou bien nourrissent notre joie et notre détermination »
L'éditorial de la revue propose une ligne de conduite qui me paraît d'une justesse absolue, même si je ne me sens pas du tout capable de l'adopter (un jour, peut-être, la sagesse viendra) : « Gardez-vous d'alimenter les pires scénarios même si c'est pour les dénoncer ; pas une once de publicité. Préservez votre lumière. L'espoir radical est un ingrédient fragile ; souvenez-vous, nos imaginaires projettent, autorisent, créent la réalité : ils alimentent notre sentiment d'impuissance, nos peurs, ou bien nourrissent notre joie et notre détermination. Si difficile que soit notre époque, ne lâchez rien : réjouissez-vous. »
En fin de volume, un manifeste intitulé « Avis de mobilisation générale – Rejoignez le camp de l'espoir radical » enfonce le clou : « Affronter l'obscurité, en parler, la fait gonfler, l'impose comme l'imaginaire référent, jetant son ombre sur les autres. Alors, lumiluttons, défendons l'option lumineuse, avec la même vigueur, la même légitimité qui anime nos indignations. »
Que s'est-il passé entre 2024 et 2044 ? Dans son texte, Camille Teste ne dit à aucun moment comment ce monde pacifié qu'elle décrit est devenu réalité ; et, à vrai dire, peu importe : on prend. La contribution de Juliette Quef, intitulée « Chora, là où naît l'information libre », imagine qu'une révolution s'est produite à la suite d'un soulèvement des cols blancs, « gangrenés par la perte de sens, l'écoanxiété et l'accélération du monde » – une hypothèse intéressante.
Mais je l'avoue : avec la catastrophe mondiale que représente la seconde élection de Donald Trump aux États-Unis mardi dernier [2], j'ai encore plus de mal à imaginer qu'un changement de société puisse advenir – s'il doit advenir – autrement que sur les ruines d'un monde capitaliste qui sera allé au bout de sa logique, jusqu'à la combustion, avec toute la violence que cela implique ; autrement que par cet « effondrement », lent ou rapide, qui suscite tant de fantasmes depuis quelques années. Il faut à tout prix continuer à travailler à un avenir qui verrait la fin de la malédiction capitaliste et suprémaciste en nous épargnant une déflagration générale, mais il devient vraiment difficile de ne pas lorgner du côté des scénarios les plus sombres.
Plusieurs séries télévisées récentes ont mis en scène cet effondrement qui nous hante, à commencer par celle de Canal Plus qui porte précisément ce titre. Je pense aussi à Revolution (2012), moins connue en France, efficace quoique un rien kitsch et bourrine. Mais celle qui m'a touchée au cœur, c'est Station Eleven.
Je l'ai vue à sa sortie, en 2021, et elle m'a impressionnée au point d'éclipser dans mon esprit le roman de l'autrice canadienne Emily St. John Mandel dont elle est tirée, et que j'avais pourtant adoré. Je l'aime encore plus après l'avoir regardée une nouvelle fois, ces dernières semaines, en compagnie de quelqu'un à qui j'avais envie de la montrer (et à qui cet article est dédié). Cette fois, elle m'est clairement apparue comme un chef-d'œuvre. S'il fallait lister les séries qu'on aime pour des raisons sans doute très personnelles, en dehors des grands classiques dont tout le monde, ou presque, reconnaît le génie (The Wire, Mad Men, etc.), Station Eleven trônerait au sommet de mon panthéon, à égalité avec The Marvelous Mrs. Maisel. Dans Numerama, Marcus Dupont-Besnard parlait d'ailleurs de cette adaptation comme d'un « joyau d'une beauté saisissante à tout point de vue », et estimait qu'elle n'avait « pas eu la mise en avant qu'elle méritait » [3].
« Station Eleven est un radeau de sauvetage »
La série met en scène un monde où, en deux semaines, une pandémie de grippe foudroyante tue 99% de l'humanité. Elle fait des allers-retours constants entre l'avant – les jours qui ont précédé ou suivi la catastrophe – et l'après – le monde dans lequel les survivant-es ont recréé un semblant de société, vingt ans plus tard. Tout au long de ses dix épisodes, elle orchestre un ballet de personnages complexes, inoubliables, qui échappent à tous les stéréotypes. Certains succomberont à la grippe, tandis que d'autres s'en sortiront et seront amenés à se recroiser, habités par le souvenir de leurs morts – qu'ils ont parfois en commun.
Entre la dystopie et l'utopie, Station Eleven ne choisit pas. La série est terrifiante à beaucoup d'égards, mais elle n'est jamais désespérante ; parce que, ici, il y a un après. Un après qui n'est ni idéal ni cauchemardesque. Il est, simplement, avec ses beautés autant qu'avec ses aspects sombres. La vie se réorganise, cahin-caha, dans les ruines de la civilisation capitaliste : un aéroport perdu au milieu de nulle part devient le lieu de résidence définitif de passager-ères qui y étaient en transit ; une grande surface est transformée en maternité...
« Tout n'est pas rose dans ce futur de bric et de broc, écrivait le critique de Télérama Pierre Langlais en 2022. Il y a des menaces, des peurs, le souvenir traumatique de la pandémie ; mais Station Eleven cherche la lumière, le côté “positif” de ces lendemains de tragédie. » Il concluait : « Faut-il vraiment s'infliger Station Eleven en plein Covid ? Plus que jamais, oui ! » [4] Et Marcus Dupont-Besnard confirmait : « Dystopique ? Déprimant ? Station Eleven n'est certes pas un bonbon feel good, mais elle ne répond en rien à de tels qualificatifs démoralisants. Tout au contraire, Station Eleven est un radeau de sauvetage. »
Les survivant-es de la grippe sont évidemment changé-es à jamais ; elles et ils deviennent autres, et l'un des mérites de la série comme du roman est de montrer l'amplitude inouïe que peut prendre une destinée humaine, les ressources que nous sommes capables de mobiliser, au point de faire tenir plusieurs vies en une. La façon dont passé et présent résonnent, se répondent, se juxtaposent, s'entremêlent plus qu'ils ne se succèdent, tant dans la biographie intime d'une personne que dans les relations qu'elle entretient avec d'autres, est ici magnifiquement rendue.
Comme si l'imaginaire dans lequel baignent les êtres humains les engloutissait, les englobait entièrement
Âgée de huit ans lorsque la pandémie éclate, Kirsten Raymonde (interprétée par deux incroyables actrices, Matilda Lawler et Mackenzie Davis), devenue une jeune femme, rejoint la Symphonie itinérante, une caravane d'acteurs qui joue Shakespeare en se déplaçant en cercle (ce que ses membres appellent « la roue ») dans la région du lac Michigan.
Sans rien éluder des difficultés matérielles que rencontrent les survivant-es, ni de la violence qui éclate inévitablement entre eux, Station Eleven se distingue aussi des autres scénarios post-apocalyptiques par la place essentielle que l'imaginaire conserve pour ses protagonistes. Emily St. John Mandel dit avoir pensé, en écrivant son roman, à ces mots entendus dans Star Trek – Voyager : « Parce que survivre ne suffit pas [5]. » Ainsi, la série s'ouvre sur une représentation du Roi Lear dans le monde d'avant, dans un théâtre de Chicago, et se clôt sur une (extraordinaire) représentation de Hamlet dans le monde d'après.
Une bande dessinée éditée à compte d'autrice, à quelques exemplaires seulement, quelques jours avant l'arrivée de la grippe, devient une sorte d'évangile dans le monde d'après, suscitant chez ses lecteurs-ices une fascination qui peut aller, chez certain-es, jusqu'à une forme d'intégrisme. Elle est signée d'une femme nommée Miranda Carroll (Danielle Deadwyler), qui y a travaillé fiévreusement durant des années, et ce très beau personnage – double d'Emily St. John Mandel elle-même – illustre bien la portée que peut avoir une œuvre d'art lorsqu'elle procède d'une nécessité viscérale. (L'évangile du nouveau monde est donc l'œuvre d'une femme noire, même si la série est bien trop fine – contrairement à moi – pour insister lourdement sur ce symbole.)

Cette bande dessinée s'intitule… Station Eleven. Il n'est pas innocent que le titre du roman comme de la série soit celui d'une fiction qui circule parmi ses personnages. Comme si l'imaginaire dans lequel baignent les êtres humains les engloutissait, les englobait entièrement ; comme s'il était plus vrai, plus décisif que leur réalité même. Un écho aux mots célèbres de Shakespeare dans La Tempête : « Nous sommes de l'étoffe dont sont faits les songes, et nos petites vies sont cernées de sommeil. »
Ces deux caractéristiques de l'existence des survivant-es – un quotidien haletant, dangereux, où les dures nécessités de la subsistance occupent une place conséquente ; et, en même temps, une capacité intacte à se livrer à la rêverie – se retrouvent dans la structure même de la série. Station Eleven est une production pleine de suspense et de surprises, brillamment scénarisée. Mais, avec ses images ensorcelantes et ses dialogues ciselés, elle peut aussi apparaître comme un très long poème, tant visuel que littéraire (il faut d'ailleurs absolument la voir en version originale pour ne rien perdre de la sublime déclamation des acteurs-ices). À ce titre, de même qu'on peut vouloir lire et relire de la poésie juste pour le plaisir de l'enchantement, pour les effets qu'elle produit sur notre système, cette série me semble pouvoir supporter des visionnages infinis.
[1] Camille Teste anime le podcast Encore Heureux, auquel j'ai eu le plaisir de participer il y a quelques semaines ; elle est l'autrice de Politiser le bien-être.
[2] Même si je suis de celles et ceux qui considèrent que Kamala Harris a fait une campagne à la fois paresseuse et odieuse et qu'elle ne méritait pas de gagner. Cf. par exemple Adam Johnson, « Democrats Chose to Back a Genocide and Turn Right Over Defeating Trump », In These Times, 6 novembre 2024.
[3] Marcus Dupont-Besnard, « Regardez Station Eleven, le joyau dont vous avez aussi besoin si vous aimez The Last of Us », Numerama, 4 février 2023.
[4] Pierrick Allain et Pierre Langlais, « Sérierama : Station Eleven, et si le monde d'après n'était pas un cauchemar ? », Télérama, 13 octobre 2022.
[5] Cité par Sonia Sarfati, « Emily St. John Mandel : viser les étoiles, toucher le cœur », La Presse, 23 août 2016.
Les Utopiennes - Bienvenue en 2044, La Mer Salée, Rezé, octobre 2024.
Sur le sujet du temps libéré, lire absolument les deux romans d'Hadrien Klent Paresse pour tous et La vie est à nous (Le Tripode, Paris, 2021 et 2023).
Emily St. John Mandel, Station Eleven [2014], traduit de l'anglais (Canada) par Gerard De Cherge, Rivages Poche, 2016.
Station Eleven, minisérie créée par Patrick Somerville et réalisée par Hiro Murai, HBO Max, 2021.
14.10.2024 à 19:53
Le génocide invisible
Mona Chollet
Texte intégral (9640 mots)

« Tu es restée bien silencieuse le 7 octobre. » Quelques semaines après l'attaque du Hamas contre des soldats et des civils israéliens, il y a un an, une de mes connaissances racontait sur Facebook avoir reçu ce message d'une amie. Je n'ai pas échappé non plus à ce flicage de l'expression de la sympathie pour les victimes israéliennes, la mienne ayant été jugée trop tardive. Horrifiée, je l'étais ; mais j'étais aussi tétanisée, et désespérée.
Tétanisée, parce que je voyais combien le choc provoqué par le massacre du Hamas était immédiatement instrumentalisé, y compris par une surenchère d'allégations mensongères – « bébés décapités », « femme enceinte éventrée », « bébé placé dans un four » –, afin de mieux exciter la soif de vengeance. Il a été utilisé pour justifier les bombardements sur Gaza, qui ont commencé dès le 7 octobre, puis ce qui n'allait pas tarder à devenir le génocide du peuple palestinien. Israël a « transformé le traumatisme en arme de guerre », comme Naomi Klein vient de le décrire dans un article époustouflant [1].
Et désespérée, parce que je comprenais brusquement une chose : la justice pour les Palestiniens, que ne cessaient d'attendre – sans doute naïvement – toutes les personnes qui, comme moi, suivent avec attention la situation en Israël-Palestine depuis trente ans ou plus, cette justice ne viendrait jamais.
Les bombardements sur Gaza et la décimation de familles entières, en particulier en 2008-2009 et en 2014 ; la répression de la Grande marche du retour, en 2018, au cours de laquelle les snipers israéliens, en plus de tuer 223 manifestants, ont pulvérisé des rotules à la chaîne ; le meurtre d'Ahmad Erekat, en 2020, et tant d'autres exécutions sommaires ; l'assassinat de la journaliste Shireen Abu-Akleh, en mai 2022, puis l'attaque de son convoi funéraire par la police israélienne, qui a presque renversé son cercueil (Abu-Akleh était chrétienne) [2] ; Nora Sub Laban expulsée de sa maison de famille à Jérusalem, en juillet 2023, après des années de bataille judiciaire, et l'emménagement immédiat de colons qui ont jeté les meubles dans la rue et accroché des drapeaux israéliens aux fenêtres : rien de tout cela – pour ne citer que quelques faits marquants – n'avait ému l'opinion ou la classe politique.
Absente au cours des années précédentes, l'émotion du grand public a déferlé comme une vague le 7 octobre, puis elle a aussitôt reflué, alors que la descente aux enfers définitive des Palestiniens commençait.
Que l'humanité et la sacralité de la vie ne soient accordées, sur un même territoire, qu'à une partie de la population est un scandale qui n'en finit plus de me bouleverser. Le découpage minutieux par lequel les médias et les dirigeants occidentaux distinguent les victimes dignes d'être pleurées de celles qui ne méritent pas une seconde d'attention me fait penser à ces vieilles photos de l'URSS sur lesquelles la censure effaçait soigneusement les contours des dignitaires tombés en disgrâce.
C'est d'autant plus révoltant que cela brouille totalement la réalité du rapport de forces. On en vient à avoir l'impression que ce ne sont pas les Palestiniens qui sont sous la botte, opprimés, dépossédés, expulsés et tués depuis des décennies, mais les Israéliens. Une amie qui a fait ses études en Allemagne me racontait qu'une autre étudiante lui avait un jour dit très sérieusement : « Tout de même, les Palestiniens ont envahi Israël. » D'où, aussi, les comparaisons aberrantes entre Israël et l'Ukraine – alors qu'Israël est dans le rôle de la Russie (à cette différence près que la Palestine, territoire occupé et morcelé, n'est pas un État souverain comme l'Ukraine).

Depuis un an, celles et ceux qui continuent de suivre la situation en Palestine, essentiellement à travers les journalistes palestiniens présents sur les réseaux sociaux, voient tous les jours des images qui leur retournent l'estomac. Tous les jours, tous les jours, tous les jours : les immeubles pulvérisés ; les enfants blessés allongés sur le sol d'un hôpital ; les corps vivants ou morts coincés sous les décombres ; les blessés dont les bras ou les jambes pendent, presque détachés du reste de leur corps ; les cadavres alignés dans des linceuls, les proches hagards de douleur ; les cohortes d'estropiés [3] ; la jubilation mauvaise des soldats israéliens pillant et saccageant les intérieurs de familles déplacées ou tuées ; les enfants agonisants, squelettiques, en raison du blocus sur la nourriture et l'eau annoncé par le ministre de la défense israélien Yoav Gallant dès le 9 octobre 2023. Je reste aussi hantée par les images, vues à deux reprises, d'enfants au visage intact, mais à la boîte crânienne explosée, béante, complètement vide. Et enfin, ce matin, les images insoutenables de Palestiniens prisonniers des flammes après le bombardement d'abris de fortune installés dans la cour de l'hôpital Al-Aqsa.
Au cours de l'année écoulée, Israël a commis à Gaza l'équivalent d'un massacre du 7 octobre chaque semaine
En octobre, le journaliste Wael Al-Dahdouh apprenait en direct, pendant qu'il travaillait, la mort de sa femme et de deux de ses enfants (en décembre, il a vu son cameraman, Samer Abu Daqqa, mourir à ses côtés, puis, en janvier, il a perdu un autre fils, Hamza Al-Dahdouh, également journaliste). En novembre, il y a eu la vieille femme tuée par un sniper alors qu'elle tenait la main de son petit-fils, le petit Taim Abd Al-Aati, qui agitait un drapeau blanc. Ce même mois, les cadavres décomposés des bébés prématurés de l'hôpital Al-Nasr, que le personnel a été forcé d'abandonner dans leurs couveuses par l'armée israélienne.
En janvier, le meurtre de Hind Rajab, six ans, qui a vu les siens mourir autour d'elle quand leur voiture a été prise pour cible par un char, et qui a supplié les secours de venir la sauver avant d'être à son tour tuée, de même que deux ambulanciers qui tentaient de l'atteindre. (En avril, les étudiants de l'université Columbia à New York, qui occupaient leur campus, ont renommé le Hamilton Hall « Hind's Hall » en son honneur ; c'est également le titre que le rappeur américain Macklemore a donné à sa chanson en soutien au mouvement étudiant pour la Palestine.)
En février, le corps de Sidra Hassouna, petite fille de sept ans, accroché au mur sur lequel il avait été projeté par la déflagration. Le « massacre de la farine », quand l'armée israélienne a ouvert le feu sur les Palestiniens affamés par le blocus qui se pressaient autour d'un convoi d'aide alimentaire, tuant au moins 118 d'entre eux. À l'hôpital Nasser, un prisonnier, Jamal Abu Al-Ola, envoyé par les soldats, les mains liées, pour dire aux patients et au personnel d'évacuer, puis abattu sous les yeux de sa mère. En mars, Razan Muneer Arafat, onze ans, dans un fauteuil roulant, pleurant à chaudes larmes ses jambes perdues.
En mai, le cadavre sans tête d'Ahmad Al-Najar, dix-huit mois, décapité quand l'armée israélienne a bombardé des tentes de personnes déplacées à Rafah, faisant quarante-cinq victimes, la plupart brûlées vives. En juin, le massacre de Nuseirat, lorsque des soldats israéliens ont tué plus de 270 civils palestiniens pour libérer quatre otages – une opération fêtée comme un « grand succès » dans les chancelleries et les médias occidentaux.
En juillet, Muhammed Bhar, jeune homme atteint du syndrome de Down, déchiqueté par un chien de l'armée ; les soldats l'ont laissé agoniser, en empêchant ses proches de lui porter secours. En août, le journaliste Ismail Al-Ghoul, dans sa voiture visée par un tir de drone, vêtu de son gilet « presse », la tête arrachée – tué avec son cameraman Rami Al-Rifi, ce qui portait alors à 165 le nombre de journalistes tués à Gaza en moins d'un an. En septembre, un fœtus sanguinolent tiré des décombres d'un immeuble. Un père embrassant le pied arraché de sa petite fille – tout ce qu'il restait de son corps. Un soldat rigolard fumant une cigarette tandis qu'une mosquée brûle dans son dos. Une effarante accumulation de crimes de guerre, qu'Al-Jazeera a tenté de répertorier dans un documentaire récent [4].
Au cours de l'année écoulée, selon les calculs de Joseph Confavreux dans un article de Mediapart, Israël a commis à Gaza l'équivalent d'un massacre du 7 octobre chaque semaine [5]. Et pourtant… Rien de tout cela ne semble s'être imprimé dans les esprits des gens autour de nous – pas plus que tout ce qui a précédé ne s'y était imprimé. Pour tout le monde, seul existe le massacre du 7 octobre en Israël.
Cette insensibilité explique la grossièreté de ces intervieweurs occidentaux qui reçoivent des Palestiniens endeuillés, ayant perdu plusieurs membres de leur famille (parfois des dizaines), et qui leur lancent d'un seul souffle : « Toutes mes condoléances, est-ce que vous condamnez le meurtre de civils par le Hamas ? » Un sommet d'obscénité a été atteint ce 7 octobre avec l'interview sur BFMTV du journaliste Rami Abou Jamous, qui témoigne chaque semaine sur Orient XXI de l'enfer qu'est devenu Gaza. Il n'a été interrogé que sur le Hamas et le 7 octobre [6]. On parle d'un homme épuisé et traumatisé, dont – pour ne citer qu'un exemple – la belle-sœur a été grièvement blessée par un quadricoptère (un petit drone) qui l'a poursuivie jusque sous sa tente de déplacée [7].
Arwa Mahdawi : « Les mêmes personnes qui nous sommaient de désavouer la violence salivent sur notre mort et célèbrent le meurtre à une échelle inimaginable »
Au fil des mois, déjà, on avait pu mesurer l'ampleur du « deux poids, deux mesures ». Les massacres, les viols [8] : au vu de l'indignation générale soulevée, à juste titre, quand des Israélien·nes en ont été victimes, on avait pu en déduire, naïvement, que ces crimes étaient condamnables en eux-mêmes. Mais l'indifférence, voire l'approbation, rencontrées quand des Palestinien·nes en sont victimes à leur tour nous force à en déduire que ce qui est réellement terrifiant, ce n'est pas d'être violé·e, décapité·e, massacré·e : c'est de l'être par des Arabes. Les mêmes personnes qui s'étranglaient d'indignation à l'idée que le Hamas se soit attaqué à des civils reprennent sans sourciller la rhétorique raciste des « boucliers humains » ou des « victimes collatérales » concernant les morts palestiniens.
Des témoignages de viols au moyen de barres de métal brûlantes et d'autres objets émanent de la prison israélienne de Sde Teiman - information enterrée tout à la fin d'un article du New York Times [9]. Pourtant, quand, fin juillet, dix soldats ont été arrêtés pour avoir violé en réunion un prisonnier – lequel a été hospitalisé –, viol dont la vidéo a fuité, des manifestants d'extrême droite, parmi lesquels des ministres, ont pris d'assaut la prison pour les faire libérer. Le ministre Itamar Ben-Gvir a clamé que tout était permis, même le viol, face à l'ennemi palestinien. Son collègue Bezalel Smotrich a exigé une enquête, non pas sur le viol lui-même, mais sur la fuite de la vidéo. Les soldats ont finalement été libérés, et l'un d'eux a été invité sur les plateaux de télévision pour se défendre [10].

L'idée selon laquelle les crimes du 7 octobre justifient une vengeance aveugle, cruelle, sans limite, sur toute une population (soit exactement ce qui était condamnable dans l'attaque du 7 octobre elle-même), a normalisé les discours sanguinaires, voire génocidaires. La Une jubilante du New York Post après l'attaque des bipeurs au Liban, alors que cette attaque a fait des milliers de victimes civiles, qui ont eu des bras, des yeux arrachés, au point que les hôpitaux libanais ont été débordés par l'afflux des blessés, l'illustre bien. De même que la décomplexion des appels au meurtre sur les plateaux de télévision français. « Qu'ils crèvent tous. Israël fait le travail de l'humanité ici », a par exemple osé déclarer Louis Sarkozy sur LCI le 26 septembre.
« Nous, Palestiniens, n'avons pas le droit d'ouvrir nos bouches sans que quelqu'un nous demande de dénoncer la violence et de condamner le Hamas. Puis on nous ordonne de la fermer et de rester silencieux tandis que les mêmes personnes qui nous sommaient de désavouer la violence salivent sur notre mort et célèbrent le meurtre à une échelle inimaginable », écrit la journaliste palestinienne-américaine Arwa Mahdawi [11].
Lina Mounzer : « Nos quartiers ne sont pas des endroits où nous avons joué, grandi, élevé des enfants et rendu visite à des amis : ce sont des “bastions” »
Une analyse de la presse américaine publiée par le média indépendant The Intercept en janvier dernier a montré que des termes chargés d'émotion, comme « massacre » ou « horrible », étaient réservés aux victimes israéliennes [12]. On observe le même phénomène dans la presse française, par exemple avec ce titre du Monde : « 7 octobre 2023 : une journée atroce, une année tragique » (5 octobre 2024 ; c'est moi qui souligne). L'atrocité, ce sont les crimes du Hamas, et eux seuls ; ce qui a suivi est simplement « tragique » – autrement dit : ce n'est réellement la faute de personne. L'analyse de The Intercept mettait aussi en lumière la façon dont les journaux américains multiplient les contorsions pour éviter de nommer le perpétrateur israélien, ce qui produit des titres en forme de haïkus étranges, dont l'insurpassable et énigmatique « Lives ended in Gaza » – « Des vies ont pris fin à Gaza » –, dans le New York Times (2 mars 2024).
Ancienne responsable du bureau du New York Times à Jérusalem, Jodi Rudoren assume ce choix lexical : « Il y a eu un massacre le 7 octobre. Des atrocités ont été commises. Elles étaient barbares. La réponse a été… intense [sic], elle a impliqué beaucoup de mort, de destruction et de déplacement, mais je ne suis pas sûre que “massacre”, “atrocités” et “barbare” soient des termes appropriés, en tout cas pas pour la guerre dans son ensemble (…). Vous parlez de deux choses très différentes, qui nécessitent des adjectifs différents [13]. » Je l'avoue, ces mots, et la décontraction avec laquelle ils sont prononcés, me donnent envie de hurler. Le post du dessinateur libanais Mazen Kerbaj (ci-dessous) traduit, je crois, l'état d'esprit de beaucoup.

Dans un article brillant, l'autrice libanaise Lina Mounzer a parfaitement décrit le désespoir que l'on peut ressentir devant ces yeux qu'aucune souffrance palestinienne ou libanaise ne semble assez grande pour dessiller. « Nos quartiers ne sont pas des endroits où nous avons joué, grandi, élevé des enfants et rendu visite à des amis : ce sont des “bastions”, écrit-elle. Les corps de nos hommes ne sont pas les poitrines bien-aimées contre lesquelles nous nous appuyons, ni les mains que nous tenions ou par lesquelles nous étions tenus, ni les bras forts qui nous portaient, ni les lèvres douces qui nous embrassaient pour nous souhaiter une bonne nuit. Ce sont des “suspects”, des “militants”, des “terroristes”, et leur mort est toujours justifiable parce qu'ils sont des hommes et nos hommes sont mauvais, et c'est comme ça que ça a toujours été, c'est comme ça que nous avons toujours été pour eux. »
Elle observe : « L'Occident cherche à préserver l'image de sa propre humanité en effaçant complètement la nôtre. Comment peuvent-ils être coupables de meurtre si ceux qu'ils tuent ne sont que des “terroristes” ou des “animaux humains” ? En fait, non seulement ils ne sont pas coupables de meurtre, mais ils sont des héros qui nettoient le monde. Je ne sais pas quel langage il est possible d'employer avec des gens qui ne vous verront jamais comme un être humain. Qui entendront toujours un animal braire lorsque vous parlez. » [14]
Le soutien massif à Israël dans un paysage politique et médiatique français qui penche de plus en plus nettement vers l'extrême droite – une évolution très loin de se cantonner aux médias Bolloré – n'a guère de quoi étonner. Nous avons globalement quitté la normalité (si relative qu'elle ait pu être) : il faut rappeler que, depuis quelques mois, nous ne vivons plus en démocratie. Cela implique de s'exposer à quelques désagréments quand on a la mauvaise idée de vouloir plaider la cause des Palestiniens. Dernier cas en date : celui de Yannis Arab, doctorant en histoire et auteur de plusieurs ouvrages sur la Palestine, arrêté et perquisitionné par la gendarmerie le 8 octobre pour « apologie du terrorisme ».
Pour ma part, j'y suis résignée. Ce que peuvent penser de moi des gens qui défendent un génocide m'est complètement indifférent. Ma seule préoccupation est désormais de ne pas décevoir ou trahir celles et ceux – chrétien·nes, juif·ves, musulman·es, athées ou croyant·es – dont je partage la sensibilité sur ce sujet. Comme l'écrit encore Lina Mounzer, le niveau de violence mis en œuvre par Israël dès octobre 2023 était « si bouleversant qu'il a immédiatement divisé le monde en deux : entre ceux qui savaient ce qui se passait et ceux qui le niaient ».
Les anglophones ont un acronyme pour cela : PEP, ou « progressive except for Palestine » – « progressiste, sauf sur la Palestine »
Ce qui est réellement douloureux, cependant, c'est de se heurter aux mêmes préjugés, au même hermétisme, chez des journalistes et des personnalités de gauche, dont on se sent politiquement proche, que l'on estime, avec qui l'on est par ailleurs d'accord sur à peu près tout. Les anglophones ont un acronyme pour cela : PEP, ou « progressive except for Palestine » – « progressiste, sauf sur la Palestine ».
Ainsi, dans une interview à Télérama, en avril, à l'occasion de la publication de son livre sur le choc du 7 octobre, l'avocat Arié Alimi expédiait en quatre lignes la question des agissements de l'armée israélienne à Gaza : « Soyons clairs, je suis aussi révolté par une forme d'insensibilité à ce qui est en train de se passer à Gaza ; par le fait qu'aujourd'hui, il y a un risque plausible de génocide – et de plus en plus de traces laissent penser qu'un jour cette qualification sera retenue [15]. » Pardon, mais si on pense sincèrement qu'un génocide risque de se dérouler, cela ne justifierait-il pas d'en faire son sujet principal ?
De même, plus récemment, dans sa critique du livre remarquable de Didier Fassin, Une étrange défaite, qu'elle disqualifie d'un « Bof », Valérie Lehoux reproche à l'auteur d'user de procédés malhonnêtes pour « mieux affirmer que le drame gazaoui est un génocide – il est tout à fait possible que la justice le reconnaisse un jour comme tel – qu'il est honteux de ne pas arrêter ». Elle aussi admet donc l'hypothèse d'un génocide… mais, à nouveau, entre tirets, sans en tirer aucune conséquence [16]. Un génocide est donc moins grave qu'un massacre ?
La conviction profonde selon laquelle il est moins grave de s'en prendre à des colonisés qu'à des colons
Autre exemple, qui me semble révélateur des hésitations d'une gauche par ailleurs impeccable sur tant de sujets. Dans l'article de Joseph Confavreux déjà cité plus haut, et par ailleurs excellent, quelques lignes me font sursauter : « Certes, d'un point de vue anthropologique, le théâtre de la cruauté déployé par le Hamas durant les massacres d'octobre dernier n'est pas similaire, terme à terme, avec les actes commis par l'armée israélienne depuis un an. »
Je me frotte les yeux. Si la mutilation de dix enfants par jour en moyenne, les parents tués devant leurs enfants et inversement, l'agonie durant des heures ou des jours sous les décombres d'un immeuble (des milliers de cadavres y sont ensevelis), les enfants visés à la tête par des snipers [17], les civils désarmés poursuivis et pulvérisés par des tirs de drone, le fait de priver toute une population d'eau et de nourriture (mais aussi de produits d'hygiène, de sorte que les maladies de peau se propagent), de diffuser ses crimes de guerre sur TikTok avec des musiques entraînantes, ne relèvent pas également d'un « théâtre de la cruauté », et cette fois à l'échelle de tout un peuple, j'aimerais vraiment savoir comment il faut les qualifier.
Quelques jours après la parution de l'article, ce passage a été modifié. On lit désormais : « Les façons de mettre à mort, les projets plus larges dans lesquels les meurtres s'inscrivent, l'intentionnalité de tuer des civils, la volonté d'effrayer et/ou d'éliminer une population sont aussi à prendre en compte. Tout ne se mesure pas avec le décompte macabre des cadavres. » J'avoue que j'y perds mon latin. Faut-il en déduire que l'armée israélienne n'a pas de « projet plus large » ? Qu'elle n'a pas de volonté de « tuer des civils » ou « d'effrayer et/ou d'éliminer une population » ? Que tous ces crimes relèvent d'une touchante maladresse ?
Difficile de ne pas déceler ici la conviction profonde selon laquelle il est moins grave de s'en prendre à des colonisés qu'à des colons. Cela me rappelle ce que m'avait raconté il y a quelques mois l'une de mes amies, qui est algérienne et qui enseigne dans une université américaine. Alors qu'elle évoquait le cas d'un colon violemment battu lors d'une révolte au XIXe siècle en Algérie, ses étudiants s'étaient mis à pousser des exclamations horrifiées. Exaspérée, elle leur avait lancé : « Mais enfin, je viens de vous parler d'enfumades et d'autres atrocités, et vous n'avez pas bronché ! »
Une incapacité à renoncer à l'image vertueuse d'Israël
L'indulgence irréelle manifestée envers l'armée israélienne procède aussi, je crois, d'une réticence persistante à renoncer à l'image d'Israël comme un État vertueux, peuplé de gens cultivés, progressistes, démocrates, humanistes, en refusant de voir que ces Israéliens, s'ils existent bien, sont aujourd'hui une toute petite minorité, dans un pays que des décennies de racisme institutionnalisé et d'impunité internationale ont mené au fanatisme, avant que le 7 octobre le radicalise encore davantage.
Ainsi, beaucoup de gens veulent croire que les manifestations parfois massives contre le gouvernement Netanyahou qui se déroulent en Israël ces temps-ci concernent aussi les crimes commis à Gaza, alors que ce n'est pas le cas. « Netanyahou est peut-être méprisé par la moitié de la population, mais sa guerre contre Gaza ne l'est pas, et, selon des sondages récents, une majorité substantielle d'Israéliens pensent que sa riposte est appropriée, voire qu'elle n'est pas allée assez loin », écrivait Adam Shatz en juin [18].
Partout s'exprime cette « obsession de la symétrie » que Joss Dray et Denis Sieffert pointaient déjà il y a plus de vingt ans [19]. Si on dit un peu de mal des Israéliens, alors on s'empresse d'en dire aussi des Palestiniens pour faire bonne mesure ; si on dit un peu de bien des Palestiniens, alors on s'empresse d'en dire aussi des Israéliens. On ne manque pas de souligner qu'un deuil est toujours une tragédie, qu'une vie vaut une vie, que chaque vie est précieuse, que « les chiffres ne disent pas tout », en renvoyant à leur supposée mesquinerie ceux qui pointent la folle disproportion du bilan des victimes entre le camp de l'occupé et celui de l'occupant.
Est-il vraiment si difficile d'appeler à l'arrêt des massacres, au lieu d'aligner des propos creux sur « la valeur de chaque vie », « l'empathie » ou « la paix » ?
Oui, bien sûr, sur le plan intime et privé, c'est vrai : un deuil est toujours une tragédie. Mais on ne devrait pas se servir de cette vérité pour occulter une réalité politique. Cette réalité n'est pas celle de « deux peuples qui se déchirent depuis très longtemps pour une même terre sans qu'on y comprenne grand-chose », comme on l'entend si souvent, mais celle d'un État qui pratique le nettoyage ethnique et le massacre depuis sa création, qui occupe un autre peuple militairement et qui s'emploie actuellement à le rayer de la surface de la Terre sans rencontrer aucun frein.
À l'heure où j'écris, le massacre continue imperturbablement à Gaza ; la Cisjordanie est elle aussi à feu et à sang ; le tourbillon de souffrances infligées à la Palestine s'étend au Liban ; Israël bombarde Beyrouth, rase des villages entiers au Sud-Liban, attaque les casques bleus de l'ONU. Est-il vraiment si difficile d'appeler à l'arrêt de tout cela, au lieu d'aligner des propos creux sur « la valeur de chaque vie », « l'empathie » ou « la paix » ? Comme le rappelait Rob Grams, rédacteur en chef adjoint de la revue Frustration, sur X, l'empathie pour les otages israéliens est « tout à fait présente, médiatique, officielle. Celle pour les Palestiniens est criminalisée ». Est-il si difficile de le souligner ? « Pourquoi Gaza a-t-elle disparu derrière des sophismes, des approximations, des murmures désolés ? », interroge à raison l'écrivain palestinien Karim Kattan.
« Mourir en un seul morceau est devenu un luxe à Gaza »
Même si l'on s'en tient au plan intime et privé, ces déclarations bien-pensantes négligent une autre différence de taille. Les Israéliens qui ont perdu un proche l'année dernière ont la possibilité de vivre leur deuil, qui est respecté et partagé dans tout l'Occident et au-delà. (Même les soldats d'une armée génocidaire sont honorés dans les médias occidentaux comme des héros.) Les Palestiniens, traumatisés par des deuils multiples, obligés d'assurer quotidiennement leur survie, n'en ont pas les moyens. Certains n'ont pas de corps à pleurer : leurs proches ont disparu dans une prison, ou sont restés ensevelis sous les décombres de leur immeuble. Parfois, ils sont contraints de rassembler leurs restes dans des sacs en plastique. (Cette année, on a aussi vu, en mars, le garçon qui transportait dans son sac à dos le corps de son petit frère.)
Parmi les enfants rencontrés à Gaza par la journaliste et écrivaine Susan Abulhawa (toujours dans le documentaire d'Al-Jazeera), certains lui ont confié qu'ils voulaient mourir, mais qu'ils espéraient seulement rester entiers. « Mourir en un seul morceau est devenu un luxe à Gaza », confirme Mariam Mohammed Al Khateeb [20]. Le 25 septembre, l'armée israélienne – qui a par ailleurs ravagé plusieurs cimetières, à Gaza mais aussi au Liban – a envoyé à Gaza un camion contenant des dizaines de corps, sans aucun document permettant de les identifier. Les proclamations vertueuses sur la valeur égale des vies, auxquelles je n'ai rien à redire, me semblent un peu vaines si on ne commence pas par dénoncer cette situation.
L'Orient vu comme un espace abstrait, insignifiant, appropriable ; comme une annexe de la scène européenne
L'image bienveillante d'Israël que conservent beaucoup de gens à gauche procède pour une large part du fait qu'ils transposent telle quelle la réalité de l'oppression historique subie par les juifs en Europe dans le contexte du Proche-Orient [21]. Par là, ils reproduisent à leur insu la désinvolture du rapport colonial à une terre étrangère, l'habitude de la traiter comme un espace abstrait, insignifiant, appropriable ; comme une annexe de la scène européenne.
C'est cette désinvolture qu'Edward Saïd, dans L'Orientalisme, mettait en exergue chez Lamartine lors de son voyage en Orient, entrepris en 1833. L'écrivain français envisageait ce voyage comme un « grand acte de [s]a vie intérieure » : il s'agissait de projeter des fantasmes, plutôt que de rencontrer une autre réalité. Saïd observe : « Ses pages sur la pensée arabe, sur laquelle il disserte avec une confiance suprême, ne laissent paraître aucune gêne quant à son ignorance totale de la langue. »
Le voyageur s'enthousiasme : « Cette terre arabe est la terre des prodiges, tout y germe, et tout homme crédule ou fanatique peut y devenir prophète à son tour. » Il traite l'Orient comme une « province personnelle », selon les mots de Saïd, qui résume plus loin : « La Palestine était considérée – par Lamartine et par les premiers sionistes – comme un désert vide qui attendait de fleurir ; les habitants qu'il pouvait avoir n'étaient, pensait-on, que des nomades sans importance, sans véritable droit sur la terre et, par conséquent, sans réalité culturelle ou nationale. »
Après avoir toujours clamé que la Palestine n'existait pas, certains colons israéliens affirment aujourd'hui que « le Liban n'existe pas » et rêvent d'y implanter des colonies. L'automne dernier, peu après le 7 octobre, j'ai encore été effarée par la façon dont des gens pouvaient discuter, sur X, du pays arabe où il conviendrait d'expulser les Palestiniens. Il ne leur venait pas à l'idée, visiblement, que les Palestiniens étaient chez eux sur leur terre. Cela me donnait une furieuse envie d'envoyer mes interlocuteurs vivre sous une tente dans une banlieue de Turin ou de Copenhague – au hasard ; après tout, tous ces gens sont des Européens, ce sont plus ou moins les mêmes, non ?
Croire qu'on peut réparer l'écrasement d'un peuple en cautionnant l'écrasement d'un autre
Ainsi, en espérant réparer l'écrasement d'un peuple, nos amis de gauche pro-israéliens cautionnent, sans même s'en apercevoir, l'écrasement d'un autre. Dans un livre saisissant, l'universitaire américain d'origine palestinienne Saree Makdisi souligne ce fait qui dit tout : depuis le Mémorial de Yad Vashem, à Jérusalem, dédié aux victimes de la Shoah, on aperçoit les ruines du village palestinien de Deir Yassin, théâtre d'un massacre en avril 1948, lors de la fondation de l'État d'Israël, qui vit l'expulsion de quelque 750 000 Palestiniens [22] – la Nakba, ou « catastrophe », toujours en cours, aujourd'hui plus que jamais.
« Si des juifs avaient simplement voulu vivre en Palestine, cela n'aurait pas été un problème, écrivait soixante-dix ans après, en 2018, la juriste palestinienne-américaine Noura Erakat. En fait, juifs, musulmans et chrétiens avaient coexisté pendant des siècles dans tout le Moyen-Orient. Mais les sionistes voulaient la souveraineté sur une terre où d'autres gens vivaient. Leur ambition requérait non seulement la dépossession et le déplacement des Palestiniens en 1948, mais aussi leur exil forcé, leur effacement juridique et le déni qu'ils aient jamais existé [23]. »
Comme le remarque Saree Makdisi, les innombrables élus démocrates américains qui clament leur attachement à un État « juif et démocratique » oublient – ou feignent d'oublier – la contradiction contenue dans cette formule : soit Israël est un État juif, qui, pour se maintenir comme tel, doit opprimer, expulser, tuer, et dans ce cas il n'a rien de démocratique ; soit il est réellement démocratique, et alors il doit accorder les mêmes droits et les mêmes libertés aux populations musulmanes et chrétiennes présentes sur son sol.

Si la vision vertueuse d'Israël persiste à gauche, c'est aussi en raison des stratégies de relations publiques mises en œuvre par cet État afin de dissimuler son racisme structurel, que détaille Saree Makdisi dans son livre. Il raconte notamment comment, dès 1948, sous l'égide du Fonds national juif (FNJ), Israël a planté des arbres afin de recouvrir les ruines des villages palestiniens détruits – stratégie qui continue aujourd'hui avec les villages bédouins dans le Néguev.
Kamala Harris en 2017 : « Quand je me suis rendue en Israël pour la première fois, j'ai vu que l'ingéniosité israélienne avait réellement fait fleurir le désert »
Le paysage naturel palestinien, avec ses oliviers, ses figuiers de barbarie et ses citronniers, a été éradiqué à coup d'herbicides et remplacé par des monocultures de conifères qui donnent à certains lieux des allures de paysage alpin. Depuis 1967, environ 800 000 oliviers ont été déracinés sur les territoires occupés cette année-là (ces derniers temps, cependant, la tendance est à l'appropriation plutôt qu'à la destruction) [24]. Et quand un hôte de marque arrive dans le pays, on l'invite à planter un arbre : un geste pacifiste, écologiste, humaniste, dont personne ne songerait à questionner l'innocence.
C'est peu dire que cette stratégie de séduction fonctionne. En 2017, lors d'une conférence de l'American Israel Public Affairs Committee (Aipac), Kamala Harris déclarait : « Ayant grandi dans la baie de San Francisco, je me souviens avec tendresse de ces boîtes du Fonds national juif que nous utilisions pour collecter les dons afin de planter des arbres pour Israël. Des années plus tard, quand je me suis rendue en Israël pour la première fois, j'ai vu les fruits de ces efforts, et que l'ingéniosité israélienne a réellement fait fleurir le désert. »
Le livre de Saree Makdisi vient de paraître, mais il a été écrit avant le 7 octobre 2023. Dans sa conclusion, l'auteur observe que, « à l'époque des Trump, Bolsonaro, Duterte, Modi et cie », les autorités israéliennes semblent estimer qu'elles peuvent abandonner leurs campagnes de communication destinées à se concilier le public occidental progressiste, et assumer désormais ouvertement leur racisme. Ce que confirment les bonnes relations entre Netanyahou et Trump – qui, durant son mandat, fit déplacer l'ambassade américaine de Tel Aviv à Jérusalem, un geste hautement symbolique.
De fait, en persistant dans leur soutien à Israël, Joe Biden et Kamala Harris ignorent le tournant pro-palestinien de plus en plus marqué qui s'opère dans l'électorat démocrate, tandis que la droite, et en particulier la droite évangélique, violemment islamophobe (et antisémite !), s'affirme, elle, comme fanatiquement pro-israélienne. Il est dommage, alors, que tant de progressistes français s'accrochent encore à leur sympathie pour Israël. Sympathie qui est d'ailleurs le pire service à rendre y compris à Israël lui-même, enfermé dans une spirale sans issue de haine et de folie destructrice.
« Nous avons découvert l'étendue de notre déshumanisation, à tel point qu'il n'est plus possible de fonctionner dans le monde de la même façon »
Cela ne m'amuse pas particulièrement de critiquer mes amis politiques. Mais je le fais parce que je crois que nous avons besoin de serrer les rangs. Le génocide en Palestine opère aussi comme une scène sur laquelle se joue, par procuration, le passage à l'acte d'un racisme anti-Arabes qui travaille à peu près toutes les sociétés occidentales. Avec l'afflux de doubles nationaux dans l'armée israélienne, la Palestine semble être devenue le stand de tir de tous les islamophobes de la Terre. En soutenant le carnage (ce génocide est américain au moins autant qu'israélien), les dirigeants occidentaux envoient aussi un clair message d'abandon, pour ne pas dire plus, à leurs citoyens d'origine arabe.
« Le niveau de traumatisme créé chez les Palestiniens-Américains par la normalisation du meurtre de leurs proches a laissé une communauté en lambeaux », écrit le journaliste Azad Essa [25]. « C'est comme être dans une relation abusive avec le monde », témoigne Nada al-Hanooti, qui vit à Dearborn, la ville américaine (dans le Michigan) où cette communauté est le plus présente [26]. Lina Mounzer lui fait écho : « Demandez à n'importe quel·le Arabe quelle prise de conscience a été la plus douloureuse cette année, et il ou elle vous répondra : nous avons découvert l'étendue de notre déshumanisation, à tel point qu'il n'est plus possible de fonctionner dans le monde de la même façon [27]. »
La hantise de beaucoup – et notamment de Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens – semble être que la violence déchaînée, en plus de détruire la Palestine, ne s'arrête ni aux limites de ce territoire, ni à celles des communautés arabes. La légitimation d'un tel degré de barbarie devrait inquiéter tout le monde. Et rend d'autant plus urgente une clarification des positions de la gauche.
[1] Naomi Klein, « How Israel has made trauma a weapon of war », The Guardian, 5 octobre 2024.
[2] Forensic Architecture et Al-Haq, « Mort de Shireen Abu Akleh : comment l'armée israélienne a sciemment exécuté une journaliste », Mediapart, 22 septembre 2022.
[3] Cf. Kaoutar Harchi, « Israël-Palestine : handicaper est une politique coloniale », L'Humanité, 3 septembre 2024.
[4] « Investigating war crimes in Gaza », Al Jazeera English, 3 octobre 2024.
[5] Joseph Confavreux, « Crimes israéliens, complicité occidentale », Mediapart, 30 septembre 2024.
[6] Cf. Daniel Schneidermann, « BFM : Victime palestinienne, accusez-vous ! », Arrêt sur images, 10 octobre 2024.
[7] Rami Abou Jamous, « “Apparemment, on n'a pas le droit de rêver ici” », Orient XXI.info, 29 août 2024. Le 12 octobre 2024, au prix Bayeux Calvados-Normandie des correspondants de guerre, trois trophées ont été décernés à Rami Abou Jamous – une première en trente-et-une éditions.
[8] Sur la question des violences sexuelles commises le 7 octobre, lire l'enquête publiée en avril par le quotidien israélien Haaretz : Liza Rozovsky, « 15 Witnesses, Three Confessions, a Pattern of Naked Dead Bodies. All the Evidence of Hamas Rape on October 7 », Haaretz, 18 avril 2024.
[9] « Inside the Base Where Israel Has Detained Thousands of Gazans », The New York Times, 6 juin 2024.
[10] Cf. Simon Speakman Cordall, « 'Everything is legitimate' : Israeli leaders defend soldiers accused of rape », Al-Jazeera, 9 août 2024.
[11] Arwa Mahdawi, « As a Palestinian living in the US, I have lost friends, job opportunities – and my faith in humanity », The Guardian, 6 octobre 2024.
[12] Article traduit ici : Adam Johnson et Othman Ali, « La couverture de la guerre de Gaza par le New York Times et d'autres grands journaux a fortement favorisé Israël, selon une analyse », Agence Médias Palestine, 9 janvier 2024.
[13] « Inside Western media's reporting on Gaza », « The Listening Post », Al-Jazeera English, 5 octobre 2024.
[14] Lina Mounzer, « A Year of War Without End », The Markaz Review, 4 octobre 2024.
[15] Valérie Lehoux, « L'avocat Arié Alimi : “Je sais que l'antisémitisme existe à gauche, mais le savoir n'a rien à voir avec l'éprouver” », Télérama, 7 avril 2024.
[16] Valérie Lehoux, « “Une étrange défaite, consentement à l'écrasement de Gaza”, essai peu convaincant de Didier Fassin », Télérama, 5 septembre 2024.
[17] Chris McGreal, « Une guerre pas comme les autres : des médecins affirment que des enfants ont été pris pour cible par des snipers israéliens à Gaza », The Guardian via Agence Médias Palestine, 2 avril 2024.
[18] Adam Shatz, « Israël dans l'abîme de Gaza », Orient XXI, 24 juin 2024.
[19] Joss Dray et Denis Sieffert, La Guerre israélienne de l'information. Désinformation et fausses symétries dans le conflit israélo-palestinien, La Découverte, « Sur le vif », Paris, 2002.
[20] Mariam Mohammed Al Khateeb, « The luxury of death », We Are Not Numbers, 10 juin 2024.
[21] Qualifier le massacre du 7 octobre en Israël de massacre antisémite, ou de pogrom, relève de la même logique. À ce sujet, lire le texte de Tsedek !, « 7 octobre : un massacre antisémite ? », 12 février 2024.
[22] Saree Makdisi, Tolerance Is a Wasteland : Palestine and the Culture of Denial, University of California Press, 2024.
[23] Noura Erakat, « Palestinians have no choice but to continue the struggle », The Washington Post, 16 mai 2018.
[24] Cf. également l'article d'Aïda Delpuech, « En Israël, l'arbre est aussi un outil colonial », Le Monde diplomatique, octobre 2024 ; et Rob Goyanes, « The Ecological War on Gaza », Jewish Currents, 9 septembre 2019.
[25] Azad Essa, « 'I call my brother knowing he won't pick up' : The anguish felt by Palestinian Americans over Gaza », Middle East Eye, 5 octobre 2024.
[26] Yasmine El-Sabawi, « 'Unlike anything' : A year of collective grief for Palestinians in the West over Gaza », Middle East Eye, 7 octobre 2024.
[27] Lina Mounzer, « A Year of War Without End », art. cit.
25.06.2024 à 09:48
L'éléphant dans la pièce
Mona Chollet
Texte intégral (5814 mots)

« L'antisémitisme de gauche connaît une résurgence incontestable et il est instrumentalisé pour décrédibiliser le Nouveau Front populaire » : quelle consternation – et quelle déception, aussi –, à la lecture de cette tribune de l'avocat Arié Alimi et de l'historien Vincent Lemire, qui soutiennent le Nouveau Front populaire comme la corde soutient le pendu, en entérinant l'idée qu'il serait réellement antisémite [1].
Encore plus désastreux : une autre tribune, signée par une cinquantaine d'intellectuels et d'universitaires (dont l'historienne féministe Michelle Perrot, hélas), prétend qu'« une partie de la gauche radicale a disséminé un antisémitisme virulent et subverti les valeurs qu'elle prétend défendre [2] ».
Accablement total, aussi, devant cet éditorial du Monde intitulé « L'antisémitisme de droite ou de gauche, un même poison » [3], qui renvoie dos à dos les forces progressistes de ce pays et un parti cofondé par un ancien Waffen-SS.
Difficile de le dire mieux que Caroline De Haas dans l'émission spéciale de Mediapart, le 11 juin dernier : « Il ne faut pas qu'on se mente : la gauche n'est pas parfaite. Sur l'antisémitisme, ce n'est pas parfait ; sur le racisme, ce n'est pas parfait ; sur les violences sexistes et sexuelles, ce n'est pas parfait du tout. Mais, très sincèrement, moi, le 8 juillet au matin, je préfère batailler avec Jean-Luc Mélenchon, ou avec François Ruffin, ou avec Clémentine Autain, qui seront au gouvernement, pour leur dire “faites mieux”, plutôt que de batailler avec l'extrême droite. (…) Je préfère ne pas lâcher Clémentine Autain [présente avec elle sur le plateau] que m'approcher de Jordan Bardella. » Un appel à la raison malheureusement bien peu entendu, ce que nous risquons tous de payer d'un prix incalculable.
Que le feu roulant des accusations d'antisémitisme vienne des médias Bolloré, ce n'est pas étonnant, puisque le programme économique de lutte contre les inégalités du Nouveau Front populaire, si raisonnable soit-il, et le soutien à la Palestine d'une partie de ses composantes, ne peuvent que révulser le milliardaire et ses laquais. Au Royaume-Uni, il y a quelques années, le dirigeant travailliste Jeremy Corbyn avait subi le même traitement pour les mêmes raisons et avait dû démissionner [4]. Mais que d'autres médias, ou des personnalités censées être progressistes, aient l'irresponsabilité de s'y joindre, c'est désespérant.
Enfermez le génocide des Palestiniens dans la boîte de l'« électoralisme », et voilà que l'énormité de l'événement, sa monstruosité, son poids dans la conscience du monde, disparaissent comme par magie
Si La France insoumise (LFI) subit une telle campagne de diffamation, c'est donc parce qu'elle dénonce avec constance, depuis des mois, le génocide qui se déroule en Palestine. Parler d'« antisémitisme » ou de « haine des juifs » pour cette raison ne traduit qu'une chose : le mépris abyssal pour la vie des Palestiniens, dont l'extermination – une population soumise à une famine organisée et bombardée avec une régularité impitoyable, des lignées familiales entières rayées de la surface de la Terre [5] – est apparemment un non-événement absolu. Sous un abord vertueux, les accusations d'antisémitisme ne sont ici que le paravent d'un racisme anti-Arabes inouï, racisme qui s'exprime autant de manière inconsciente, par la condescendance et la paresse intellectuelle, que par une revendication active.
S'élever contre un génocide perpétré sous nos yeux avec la complicité (idéologique, politique, militaire [6]) de la France : on aurait pu penser que c'était là un devoir absolu, une question d'honneur. Au lieu de cela, même des commentateurs de bonne foi parlent d'une démarche « électoraliste » ou « communautariste » de la part de LFI. Enfermez le génocide des Palestiniens dans la boîte de l'« électoralisme », et voilà que l'énormité de l'événement, sa monstruosité, son poids dans la conscience du monde, disparaissent comme par magie.
Pour nos éditorialistes, l'annihilation d'un peuple arabe ne saurait évidemment émouvoir que d'autres Arabes ; si on est d'extraction plus digne, on est censé s'en moquer (heureusement, les inlassables manifestations qui se déroulent dans le monde entier, jusqu'en Corée du Sud, attestent que ce n'est en rien le cas). Au passage, cela démontre l'efficacité des catégories mentales créées par vingt ans de matraquage islamophobe, ainsi que leur évolution de plus en plus délirante : désormais, « communautariste » [7] en est venu à signifier « qui considère les Arabes comme des êtres humains ». Certains reprochent même à LFI une « obsession » pour Gaza : être « obsédé » par le meurtre de quelques dizaines de milliers de sauvages, quelle drôle d'idée, en effet.

Si des individus veulent prendre prétexte des événements en Palestine pour exprimer leur violence et leur haine, ils n'ont pas besoin de LFI
Imputer à la LFI la responsabilité du viol, accompagné de paroles antisémites en lien avec la situation en Palestine, d'une fillette de douze ans à Courbevoie [8] le 15 juin, comme l'ont fait les macronistes, est d'une mauvaise foi totale. Si des individus veulent prendre prétexte des événements en Palestine pour exprimer leur violence et leur haine, ils n'ont pas besoin de LFI. Les images sont partout ; elles inondent les réseaux sociaux. On l'a beaucoup dit : ce génocide est le premier à être diffusé en direct à la fois par ses victimes – les journalistes palestiniens, au péril de leur vie – et par ses bourreaux – les soldats israéliens qui filment leurs crimes [9] et en font des vidéos rigolardes.
Gaza transformée en paysage lunaire, rendue inhabitable pour au moins une génération [10] ; les carnages quotidiens, les blessés que les secours tentent (parfois en vain) de dégager des décombres de leur immeuble, les cohortes d'amputés, les civils marchant paisiblement sur un chemin et pulvérisés par un drone, les personnes déplacées brûlées vives par les bombardements sur leurs tentes, les enfants au crâne fracassé ou mourant de malnutrition, la grand-mère visée par un sniper alors qu'elle marchait en tenant la main de son petit-fils, les prisonniers amaigris et hagards après leur libération, les 274 civils massacrés pour libérer quatre otages israéliens [11] : tout cela, le monde entier le voit.
Que faudrait-il faire, dès lors, pour empêcher les amalgames antisémites ? Imposer un black-out total sur ces atrocités afin qu'elles se poursuivent tranquillement à huis clos – dans la lignée de ce que fait déjà le gouvernement israélien en interdisant l'accès des journalistes internationaux à Gaza ? Cette voie est totalitaire. Mais ce n'est probablement pas ce détail qui arrêtera nos gouvernements, si le génocide doit se poursuivre. Aux États-Unis, la classe politique rêve ouvertement d'interdire TikTok, réseau sur lequel le soutien aux Palestiniens est le plus massif (sur Facebook et Instagram, la censure de Meta [12] veille). Un pas que le gouvernement français, lui, a déjà franchi en mai en Nouvelle-Calédonie, dans un autre contexte colonial.
Il y a quelques mois, incrédule devant la surenchère dans l'horreur apparemment infinie des crimes perpétrés jour après jour à Gaza, j'avoue avoir pensé que le soutien occidental ne pouvait pas durer, que c'était intenable, que politiciens et journalistes allaient forcément ouvrir les yeux, reconnaître leur erreur, faire marche arrière. Puis j'ai compris ma naïveté. Nos dirigeants et leurs relais médiatiques ne lâcheront jamais le gouvernement israélien. Ils ont choisi le jusqu'au-boutisme dans leur complicité, quelles qu'en soient les conséquences, quitte à nous entraîner dans un désastre généralisé. Et cela implique une répression sans faille de toute opposition.
Le journaliste Murtaza Hussain l'observait en mai dans un article pour The Intercept : longtemps, dans les cercles diplomatiques américains, on disait que le monde arabe ne pouvait pas avoir la démocratie parce que ce serait mauvais pour Israël ; désormais, les États-Unis non plus ne peuvent pas l'avoir [13]. En témoigne le traitement réservé aux étudiants qui se sont mobilisés pour un cessez-le-feu à Gaza – matraqués, tabassés, diffamés, inscrits sur des listes noires par certains employeurs – et, plus largement, à toutes les personnes qui s'indignent de l'oppression des Palestiniens, et qui perdent souvent leur emploi. Le recul des libertés est déjà bel et bien là. Le soutien à Israël fait office d'accélérateur de la fascisation qui travaillait de longue date les sociétés américaine et européennes. Toujours est-il que, pour l'instant, en attendant des mesures plus drastiques pour nous en empêcher, nous voyons.
Ce ne sont pas ceux qui dénoncent les crimes israéliens qui alimentent l'antisémitisme : ce sont ceux qui les couvrent et les justifient
Les amalgames antisémites ou racistes sont toujours de la faute de celles et ceux qui les pratiquent. Il n'est pas question d'exonérer les deux jeunes violeurs de Courbevoie de la responsabilité de leurs actes – ce que feraient presque, pourtant, les commentateurs si prompts à accuser LFI. Mais il est certain que la guerre à Gaza souffle sur les braises de l'antisémitisme [14], créant un contexte très dangereux.
Cependant, ce ne sont pas ceux qui dénoncent les crimes israéliens qui alimentent l'antisémitisme : ce sont ceux qui les couvrent et les justifient. Ce sont eux qui s'acharnent à maintenir à tout prix l'équivalence entre Israéliens et juifs, et vice-versa. « Quand on entend des membres du gouvernement, des membres de la majorité présidentielle, de la droite dite républicaine, parler toute la journée d'antisémitisme, ce qu'ils font, c'est qu'ils mettent en permanence les juifs au milieu de l'espace de discussion. Et c'est quelque chose qui finit par être fragilisant », disait la productrice Judith Lou Lévy sur le plateau de Mediapart le 18 juin. De même, assimiler l'antisionisme à de l'antisémitisme, afin d'interdire la dénonciation de la politique israélienne, c'est faire coïncider à toute force sionisme et judaïsme, à rebours de l'histoire et encore plus du présent.

Car cette équivalence est éminemment contestable. Des organisations juives de seize pays viennent de réaffirmer leur « attachement à la justice pour les Palestiniens ». Désormais, le soutien des Américains juifs à Israël paraît bien entamé : nombre d'entre eux ont organisé des mobilisations spectaculaires pour un cessez-le-feu, ou ont participé aux campements de solidarité avec Gaza dans les universités [15]. Le journaliste Aaron Gell juge très probable que, aux États-Unis, la désolidarisation ait atteint un point de non-retour [16]. En 2013, déjà, une étude du Pew Research Center [17] affirmait que, dans le pays, le soutien à Israël était proportionnellement plus fort chez les protestants évangéliques que chez les juifs. De même, en France, ce soutien s'exprime dans tout le spectre politique et médiatique : il est déterminé par le fanatisme colonial et le racisme anti-Arabes, et non par la confession.
Les soutiens d'Israël ont absolument besoin d'insister sur la prétendue dimension religieuse. Car, sans elle, l'écrasement des Palestiniens apparaît dans toute sa nudité insupportable
De très nombreux Palestiniens le répètent : c'est une situation coloniale, pas un conflit religieux. Sarah Katz, qui est française et juive, a vécu deux ans à Gaza sans entendre ne serait-ce qu'une remarque douteuse. Le poète et auteur Remi Kanazi le disait encore récemment sur X : « Les Palestiniens ne résistent pas parce que les Israéliens sont juifs. Les Palestiniens résistent parce que les Israéliens sont des colons, et que l'État institutionnalise l'occupation militaire, l'apartheid et le nettoyage ethnique. La question, c'est la colonisation de peuplement, pas la religion de ceux qui la mènent. » (On parle ici de la résistance de la société civile, on ne parle pas du Hamas.)
Cela devrait tomber sous le sens. Mais les soutiens d'Israël – sans même parler du gouvernement israélien lui-même – ont absolument besoin d'insister sur la supposée dimension religieuse. Car, sans elle, la prétention de cet État à l'innocence s'écroule. Sans elle, l'écrasement des Palestiniens apparaît dans toute sa nudité insupportable.
« Le point de fascination de la bourgeoisie occidentale, c'est l'image d'Israël comme figure de la domination dans l'innocence. (…) Dominer sans porter la souillure du Mal est le fantasme absolu du dominant. Car “dominer en étant innocent est normalement un impossible. Or Israël réalise cet impossible et en offre le modèle aux bourgeoisies occidentales” », écrivait Frédéric Lordon en avril, citant une conversation avec l'écrivaine Sandra Lucbert [18].
Cette revendication d'innocence repose sur une essentialisation des juifs pas moins raciste que l'habituelle diabolisation antisémite : ils ne seraient pas, comme les autres êtres humains, capables de toute la gamme du bien et du mal, susceptibles d'être autant victimes que bourreaux (ou ni l'un ni l'autre, fort heureusement), mais ils seraient toujours innocents, quoi qu'ils fassent.
Selon ce postulat aberrant, parce qu'ils ont été, au cours de leur histoire, victimes du plus grand des crimes, ils seraient toujours des victimes, indépendamment de tout contexte réel, et seraient constitutivement incapables de commettre le mal. Cette conviction est si forte que les images venues de Palestine depuis des décennies ont été impuissantes à l'ébranler, alors même qu'elles ne cessaient de démontrer son inanité (prévisible).
Cela explique les épisodes orwelliens auxquels nous assistons, par exemple quand, en octobre dernier, au début du bain de sang à Gaza, des défenseurs américains des Palestiniens ont manifesté devant une usine d'armement israélienne dans le New Hampshire : sur X, une sénatrice de cet État a dénoncé cette action comme antisémite. S'ils sont israéliens, les marchands d'armes sont des agneaux sans défense.
Naomi Klein : « Le sionisme est une fausse idole qui a trahi toutes les valeurs juives »
Ainsi, l'insistance sur la religion de l'occupant israélien autorise la prolongation infinie de crimes qui, sans cela, auraient été stoppés depuis longtemps ; et, de surcroît, elle expose et met en danger les juifs du monde entier, en menaçant sans cesse d'activer l'antisémitisme présent dans les sociétés occidentales.
On m'objectera peut-être que de nombreux juifs ont un attachement religieux sincère et de bonne foi à Israël, en plus, bien souvent, de liens familiaux et affectifs avec ce pays. Et c'est vrai. Mais rien ne pourra leur épargner le dilemme qu'ils vont devoir affronter tôt ou tard (et je parle ici de leur âme et conscience ; il n'est pas question de prétendre qu'il y aurait une obligation de prise de position publique).
L'État d'Israël a échoué à réaliser son projet, c'est-à-dire à devenir un refuge sûr pour les juifs. À partir du moment où il a estimé que cette sécurité impliquait de dominer et de spolier un autre peuple, sans même parler de la corruption morale que génère une telle entreprise, il devait s'assurer que la porte du cachot était bien fermée, et que les opprimés étaient bien privés de toute possibilité de vengeance. Malgré tous les efforts investis en ce sens, avec la construction du mur de séparation en Cisjordanie, de la clôture militarisée de Gaza et du Dôme de fer (qui arrête la plupart des roquettes lancées depuis l'enclave), le 7 octobre a démontré que c'était impossible. (D'où le mot d'ordre génocidaire « Finissez-les » qui circule actuellement en Israël et aux États-Unis.)
En outre, cet État est devenu indéfendable sous sa forme actuelle. On ne peut désormais plus le soutenir sans assumer d'adhérer à un projet colonialiste, raciste et génocidaire. « Le sionisme est une fausse idole qui a trahi toutes les valeurs juives », déclarait l'essayiste canadienne Naomi Klein dans un discours intitulé « Nous avons besoin d'un exode du sionisme », prononcé dans les rues de New York en avril dernier [19]. La légitimité de la présence juive en Palestine est incontestable. La dépossession et le massacre des habitants d'autres confessions – musulmans et chrétiens –, la destruction de la société palestinienne, sont injustifiables.
Aimé Césaire : « Il faudrait d'abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l'abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis »
Ces lignes saisissantes d'Aimé Césaire (Discours sur le colonialisme, 1950) ont beaucoup circulé ces derniers mois : « Il faudrait d'abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l'abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu'il y a eu au Viêt-nam une tête coupée et un œil crevé et qu'en France on accepte, une fillette violée et qu'en France on accepte, un Malgache supplicié et qu'en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s'opère, une gangrène qui s'installe, un foyer d'infection qui s'étend et qu'au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et “interrogés”, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l'Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l'ensauvagement du continent. »
Commettre un génocide, ou le justifier, ou l'accepter, implique toujours de déshumaniser la victime afin de faire apparaître son meurtre comme une broutille, voire comme un service rendu à l'humanité. Ce fut le cas lors de la Shoah – La Zone d'intérêt, le puissant film de Jonathan Glazer, l'a encore rappelé récemment. Quand les sociétés qui ont été autrices ou complices du génocide prennent conscience de l'humanité des victimes, quand cette éclipse de la morale prend fin, le réveil est terrible. Ce réveil adviendra-t-il un jour pour les Palestiniens ? Pour le moment, la période est si noire, le racisme si banalisé en Occident, qu'on a du mal à l'imaginer.

Un clivage radical traverse les sociétés occidentales : d'un côté, ceux dont la tranquillité n'est en rien troublée par ce crime ; de l'autre, ceux qui ont retenu les leçons de l'histoire et qui, horrifiés, se mobilisent pour Gaza. « Votre silence sera étudié par vos petits-enfants », clament leurs pancartes. Une lucidité partagée par ceux qui, en France, ces dernières semaines, ont manifesté contre l'extrême droite avec le slogan « L'histoire nous regarde ».
Il faut se rendre à l'évidence : en dépit des efforts de ces manifestants, la promesse de l'après-seconde guerre mondiale, « Plus jamais ça », est une nouvelle fois trahie. Nous recommençons ; nous sommes en train de recommencer, à la fois en cautionnant un nouveau génocide et, très probablement, en portant l'extrême droite au pouvoir. Nos sociétés sont toujours incapables d'enrayer ces engrenages. C'est un échec collectif terrible.
L'« ensauvagement » dont parlait Césaire nous menace aujourd'hui. Concentrez-vous sur le seul danger réel. Ne vous laissez pas avoir par les calomnies contre LFI : votez pour le Nouveau Front populaire. Il est minuit moins une.
[1] « Arié Alimi et Vincent Lemire : “L'antisémitisme de gauche connaît une résurgence incontestable et il est instrumentalisé pour décrédibiliser le Nouveau Front populaire” », Le Monde, 20 juin 2024.
[2] « “Une partie de la gauche radicale a disséminé un antisémitisme virulent et subverti les valeurs qu'elle prétend défendre” », Le Monde, 21 juin 2024.
[3] « L'antisémitisme de droite ou de gauche, un même poison », Le Monde, 22 juin 2024.
[4] Cf. Daniel Finn, « Antisémitisme, l'arme fatale », Le Monde diplomatique, juin 2019.
[5] « Les bombardements à Gaza ont décimé des familles palestiniennes entières », Associated Press, 17 juin 2024.
[6] « En pleine guerre à Gaza, la France équipe des drones armés israéliens », Disclose, 17 juin 2024.
[7] Cf. Sylvie Tissot, « Qui a peur du communautarisme ? Réflexions critiques sur une rhétorique réactionnaire », Les mots sont importants, 28 octobre 2019.
[8] Rémi Dupré, « Trois adolescents de 12 à 13 ans mis en examen à Courbevoie, accusés de viol et de violences antisémites », Le Monde, 19 juin 2024 ; Robin D'Angelo et Thibaud Métais, « Après l'affaire du viol à Courbevoie, le camp présidentiel s'en prend à Jean-Luc Mélenchon : “Chacun doit se souvenir des mots qui ont été prononcés” », Le Monde, 20 juin 2024.
[9] « Israeli soldiers post distressing content out of Gaza », CNN, 20 février 2024.
[10] « Gaza conflict has caused major environmental damage, UN says », The New Arab, 18 juin 2024.
[11] Shrouq Aila, « Inside the Nuseirat Massacre : This Is the Carnage I Saw During Israel's Hostage Rescue », The Intercept, 10 juin 2024.
[12] « Meta : censure de contenus pro-palestiniens », Human Rights Watch, 21 décembre 2023.
[13] Murtaza Hussain, « They Used to Say Arabs Can't Have Democracy Because It'd Be Bad for Israel. Now the U.S. Can't Have It Either », The Intercept, 8 mai 2024.
[14] Elle souffle aussi sur les braises du racisme anti-Arabes. En plus de gonfler les voiles de tous les partis d'extrême droite islamophobes d'Occident, la situation au Proche-Orient encourage les passages à l'acte individuels. Après le meurtre d'un petit garçon près de Chicago en octobre, puis les tirs sur trois étudiants dans le Vermont en novembre, en mai, une femme a essayé de noyer les deux enfants d'un couple américain d'origine palestinienne dans une piscine au Texas.
[15] Cf. Sarah Emily Baum, « Jewish Students Are Bringing Their Faith to University Pro-Palestine Protests », Teen Vogue, 26 avril 2024.
[16] Aaron Gell, « Has Zionism Lost the Argument ? », The New Republic, 3 mars 2024.
[17] Michael Lipka, « More white evangelicals than American Jews say God gave Israel to the Jewish people », Pew Research Center, 3 octobre 2013.
[18] Frédéric Lordon, « La fin de l'innocence », La pompe à phynance, Les blogs du Diplo, 15 avril 2024.
[19] Naomi Klein, « We need an exodus from Zionism », The Guardian, 24 avril 2024, traduit sur le site de l'Union juive française pour la paix (UJFP).
26.05.2024 à 22:50
Julie Quéré : « Je n'ai pas pensé mon combat comme féministe. Je sauvais ma peau »
Julie Quéré
Texte intégral (5837 mots)

« Pas du tout le genre de gars à inviter dans un talk-show consensuel et feutré. C'est un colosse ventru, rugueux, hirsute. Un sac à bière avec une trogne dionysiaque. Un mélange de Bérurier et de Bukowski. Un gibier de choix pour les ligues de vertu informelles qui surveillent notre société. » C'est en ces termes que le journaliste François Caviglioli décrivait, en 2005, le cinéaste Jean-Claude Brisseau, accusé d'avoir fait subir à des dizaines d'actrices des « essais » pornographiques. Quatre d'entre elles avaient porté plainte. Ce procès, douze ans avant #MeToo, fut la première grande affaire de violences sexuelles à éclater dans le cinéma français.
Ces lignes de Caviglioli, comme bien d'autres de celles que l'on pouvait alors – et que l'on peut encore – lire dans la presse, synthétisent la façon dont le milieu culturel et médiatique a naturalisé et légitimé la prédation des Grands Artistes. Ce que ce milieu appelle « érotisme », c'est un monologue complaisant, d'une misogynie virulente ou sournoise, dans lequel les actrices, réduites à des poupées aguicheuses, sont instrumentalisées cyniquement ; une vision assimilée à l'Art, avec le prestige et l'autorité incontestable que cela suppose, et imposée au public. « L'un des meilleurs cinéastes français », assénait d'emblée Antoine de Baecque dans Libération, avant de donner la parole à Brisseau sur une page et demie pour qu'il se défende [1] ; seul un petit encart, signé d'un autre journaliste, détaillait les plaintes [2].
Comme les autres, l'article de Caviglioli niait complètement les rapports de pouvoir à l'œuvre : « Certaines [des actrices « auditionnées »] se prennent au jeu, d'autres non. Question de tempérament, de tabous, d'humeur. » [3] À la mort du cinéaste, en 2019, Libération publiait une nécrologie signée Camille Nevers qui parlait d'une « œuvre impitoyable et magnifique qu'on n'a pas fini de réhabiliter », et qui brocardait « les faux nez du féminisme quand il sert d'alibi vertueux aux trissotins et aux tricoteuses » [4].
« Il y a un grand mouvement contre les hommes non homosexuels en ce moment », analysait finement Brisseau un an avant sa mort, après l'éclatement de #MeToo. La journaliste Karelle Fitoussi, qui le rencontrait pour Paris Match, écrivait : « Le règne des béni-oui-oui l'inquiète. Cette période où tout un chacun peut devenir juge virtuel et mélanger, dans un même gloubiboulga de hashtags, véritables affaires d'agressions et chasse aux sorcières, le sidère. » Il tempêtait : « On est en plein maccarthysme ! En plein hitlérisme ! À la limite d'un régime fascisant ! » [5]
À l'époque de son procès, le seul tort qu'il admettait était de « ne pas avoir fait signer de décharges aux actrices avant chaque essai. C'est sans doute ma naïveté, ma coupable innocence », soupirait-il dans son entretien avec Antoine de Baecque. Dans cette même veine de victimisation de l'agresseur, en novembre 2005, une pétition de soutien à l'« artiste blessé », signée par le gratin du cinéma et de la critique, avait été lancée [6].
Première à avoir porté plainte contre Brisseau, en 2001, Noémie Kocher a pris la parole publiquement [7] au cours des dernières années, et surtout des derniers mois, lors de la grande vague de remise en question initiée par les témoignages de Judith Godrèche et d'autres actrices contre Benoît Jacquot.
Condamné en 2005 pour les faits commis à l'encontre de deux des quatre plaignantes seulement, Brisseau a été reconnu coupable en appel, en décembre 2006, d'agression sexuelle (en réalité, un viol) sur une troisième. Cette plaignante, c'est Julie Quéré, qui, elle, ne s'est pas exprimée publiquement. Étant entrée en contact avec elle par hasard, je lui ai demandé si elle souhaitait le faire. Elle m'a alors confié le texte qui suit, pour lequel je la remercie de tout cœur. [M. C.]
I — De la violence du rire
Raconter la violence, ne rien taire et dire, en réaction à la pression des temps que nous traversons. Je doute. Que se passe-t-il quand on remue la boue ? Je m'exécute pourtant. Écrire. Ce dont je me souviens. La mémoire a effacé beaucoup, une protection qu'elle me fait. J'écris, plus rien à craindre, hormis peut-être de moi-même.
En 2002, pendant quelques mois, j'ai fait le trajet entre la Basse-Normandie et Paris pour venir passer des « essais » avec le réalisateur Jean-Claude Brisseau. Ma tante, une actrice, me l'a présenté, il était de ses amis. J'étais en confiance. Je suis allée dîner chez lui. Sa femme, la monteuse de ses films, était là. Il préparait un long-métrage sur le désir féminin. J'étais étudiante aux Beaux-Arts et je travaillais sur l'érotisme dans l'art. J'avais vu quelques-uns de ses films. Ça m'intéressait. J'avais vingt ans et je ne connaissais pas grand-chose de la fabrication d'un film. Il n'avait pas de scénario. Il voulait que les comédiennes qu'il choisirait soient ses coscénaristes, qu'elles lui racontent leurs fantasmes.
Je ne sais plus combien d'« essais » pornographiques j'ai passé. Quatre, cinq peut-être. Dans des appartements ou des chambres d'hôtel, après m'être (fait) saoulée au bar, de vin et de ces paroles de réalisateur de cinéma d'auteur, cultivé, intelligent, à la fragilité redoutablement efficace. Les « essais », toujours avec d'autres comédiennes, pendant lesquels il se masturbait derrière son caméscope pour « faire sortir la tension, l'excitation et pouvoir se concentrer ». J'évitais de regarder. Je faisais ce qu'il me disait. Coucher avec les filles, fermer les yeux, ouvrir la bouche. Aucun plaisir. Et pas de jeu – pas du jeu, mais le faire quand même. Pourquoi ? Et pourquoi y retourner alors que c'était dégueulasse ? Pour avoir un rôle ? Oui, sans doute. J'ai dû rencontrer trois ou quatre comédiennes. Je ne me souviens que de Claude [une autre plaignante] et d'une blonde aux longs cheveux ondulés. Ni leurs noms, ni leurs visages.
Un soir, après des heures d'« essais », il a voulu continuer seul avec moi, dans un hôtel. Je n'ai pas eu la force de dire non. Je me souviens du regard de pitié du garçon de la réception me prenant pour une pute. Dans la chambre, Brisseau n'a même pas fait semblant de brancher la caméra. « Pas la peine. » Il s'est allongé à côté de moi. Il a dit : « T'inquiète pas, je ne te pénétrerai pas, j'ai trop peur des maladies. » Il a mis son doigt dans mon sexe. J'ai simulé la jouissance pour que ça s'arrête le plus vite possible. Je ne pensais à rien d'autre que fuir. J'avais froid. Je suis rentrée en taxi chez ma tante, à travers la nuit de décembre.
Comme il me le demandait, je ne parlais à personne de ce que nous faisions lors des « essais », me contentant de dire, si on m'interrogeait, que ça se passait bien.
Quelques jours plus tard, ma tante m'apprend qu'il ne peut plus me contacter directement car une plainte a été portée contre lui et que la police va sans doute m'appeler pour que je témoigne à mon tour. Je pense : « Okay, c'est pas grave, tout va bien, je ne dirai rien. » Je le protège.
Les flics me convoquent.
L'interrogatoire avec le policier chargé de l'enquête est la première délivrance. Il me fait comprendre que nous ne sommes pas trois ou quatre comédiennes à passer des « essais », mais des dizaines, que cela dure depuis des années. Il cite les paroles de Brisseau (que j'ai oubliées), les mêmes pour toutes les filles. Un système. Une organisation bien rodée. Toujours pareil. Le flic dit qu'on me reconnaît facilement sur les bandes à cause de mon tatouage. Je m'effondre. Je parle. Je dis ma vérité. Sur ses conseils, devant son air satisfait de trouver un crime dans les faits de mon témoignage, je porte plainte.
Le lendemain, le producteur m'appelle pour me dire que j'ai le rôle. Il ne sait pas encore que j'ai parlé.
Je raconte tout à ma tante et mon oncle. Ils rient. Ils se moquent de moi.
Je rencontre une avocate, commise d'office. Je fais une demande d'aide juridictionnelle. Je ne sais plus quand je rencontre pour la première fois Noémie [Kocher] et Véronique [H.], les actrices à l'origine de la plainte ayant provoqué l'enquête, mais nous ne nous fréquentons pas. Je suis seule, avec Claude.
Le jour de la confrontation avec Brisseau, devant la juge d'instruction, arrive. Il est assis derrière moi. Il s'énerve, il invective. Je suis pétrifiée. La juge décide de requalifier le viol en agression sexuelle. Il échappe ainsi aux assises. Était-ce plus facile de me défendre avec la notion d'agression ou l'a-t-elle simplement protégé ? Je m'interroge toujours...
Brisseau a continué de faire passer des « essais » à des comédiennes. J'ai fait ma vie en me protégeant du cinéma
J'ai rencontré, à l'époque, des journalistes, et des personnalités du cinéma m'ont appelée. Du voyeurisme surtout. Une pétition pour défendre l'artiste blessé, avec des grands noms du cinéma, enflamme la presse ; une contre-pétition (initiée par la Maison du film court) lui fait face. Et moi, j'essaye de me débattre au milieu de tout ça.
Au procès, salle comble. Des journalistes partout. Ma tante est là pour soutenir Brisseau. (Je ne les ai jamais revus.) Il est reconnu coupable de harcèlement sexuel et d'escroquerie sur Noémie et Véronique, mais Claude et moi sommes déboutées. La chèvre et le chou d'un procès médiatique. Contenter aussi le pauvre coupable, au détriment de la vérité.
Je fais appel du jugement. Pas Claude, qui ne peut plus suivre psychologiquement. Une comédienne et un comédien m'aident à trouver une avocate dans un grand cabinet qui « se paye » du prestige de plaider dans une affaire médiatique.
Procès, intérieur jour, deuxième. C'est pas du cinéma. La salle est vide. Brisseau n'est pas là. Je témoigne encore. Raconter les faits, la honte qui va avec. Et je vois de la compréhension dans les yeux de la juge. Mon avocate aussi fait bien son boulot. Nous gagnons.
Brisseau a continué de faire passer des « essais » à des comédiennes, jusqu'à sa mort en 2019. Il a continué de faire des films qui justifient sa façon de faire. J'ai fait ma vie en me protégeant du cinéma, sans transcender cette histoire dans une forme artistique. Pas trouvé l'art et la manière d'en faire quelque chose de beau ou qui élève. Pas d'envie pour ce sujet-là.
II — Rire est le propre de la femme
Retour sur un texte destiné à Libération (et qui n'a jamais été publié), écrit d'un trait le 3 janvier 2007 en réaction à un article de Louis Skorecki.
* * *
« Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera. » Ouf ! Aujourd'hui c'est mercredi, jour des enfants et du cinéma. Je me gondole déjà. 3 janvier 2007. Nouvelle année, nouvelle vie. Ce matin, je me dis : « Chouette, c'est aujourd'hui que sort le film de Laurent Achard Le Dernier des fous. » J'ouvre Libé, qui lui consacre presque deux pages. Mais je m'arrête net, devant ma potée bavaroise dans le troquet de la Mouff'. Parce que juste à gauche de l'article, y a un truc qui me concerne aussi, et, égoïstement, je le lis en premier. C'est la note de Louis Skorecki sur le film Noce blanche [8]. Je ne suis pas surprise, oh, non ! Je crois même que je ris du bout des lèvres. Parce que depuis cinq ans, le réalisateur dudit film est entré dans ma vie. Et je file la métaphore, je pèse mes maux, j'avale un peu de chou. Je lis donc, entre parenthèses dans le texte : « Riez, mégères, les vagues charrieront vos cadavres. » C'est bizarre, je me sens un peu visée, je ris à en crever.
Avec mes copines chipies, on l'appelait « pervers pépère ». Mais depuis un mois, je lui préfère le surnom de « Grand Méchant B. » Faut bien rire un peu.
Je me marrais bien quand j'avais vingt ans… D'ailleurs, qu'est-ce qu'on s'est poilées pendant les « essais »… Mais la nuit où je me suis retrouvée entre les mains du grand méchant B., là, ce n'était pas pour de rire. Tiens, en cherchant dans le Robert, je jaunis de trouver ce proverbe : « Qui a besoin de feu, avec le doigt il le va querre. » Mais je m'égare…
Aux larmes aussi devant le policier pendant ma déposition, et aux éclats de me rendre compte que je me suis fait avoir comme une gamine. Tout ça m'a permis de rire de bon cœur avec ma tante Risette (Rosette, pardon !), une amie du Grand Méchant B., qui me l'a gentiment présenté. Je finis ma potée. À en faire pipi dans sa culotte, devant la juge et devant le Grand Méchant B. pendant la confrontation. Je me suis tordue pendant toutes les années d'attente et d'enquête. Je pouffais avec ma psy ! Quand un ami m'a suggéré, un matin, que le Grand Méchant B., en fait, me connaissait depuis longtemps déjà, depuis Le Rayon vert d'Éric Rohmer – j'avais deux ans, j'étais la petite fille blonde qui court à poil dans le jardin d'une autre de mes tantes à Cherbourg (où je suis née) : il avait trouvé le mot pour rire. C'est pour ça, la mer, c'est mon élément, alors oui, qu'elles m'emportent les vagues, qu'elles se moquent aussi, qu'elles me mènent en bateau ou en baleine…
Je n'ai pas oublié mes rêves. J'y travaille, même
Je me suis bien bidonnée, aussi, le jour du procès devant le tribunal, vous l'avez vu, vous y étiez, ma tante aussi, d'ailleurs, est venue soutenir son ami. Mais c'est vrai, j'oubliais que « plus on est de fous, plus on rit… ». Et je sais que de me voir débouter, y en a qui riaient sous leurs capes. J'attaque la mousse au chocolat. Sans rire, j'étais flattée d'apprendre qu'un des personnages du film Les Anges exterminateurs (pour lequel je passais les « essais » rigolos) s'appelle Julie. Film du reste que je ne suis pas allée voir, faut pas pousser mémé dans les orties. Cette expression me boyaute, c'est bête…
Mais c'est seule avec les avocats que, à gorge déployée, je riais le jour du procès en appel. Vous n'y étiez pas. Le Grand Méchant B. non plus, d'ailleurs… Et ma tante ? À se tenir les côtes.
Mais là, j'avoue, le jour où je me suis vraiment dilaté la rate, c'est quand j'ai envoyé par mail à Libération (Louis Skorecki, Antoine de Baecque et aux pages « Rebonds »), entre autres, ce qui suit :
« Objet : Affaire Brisseau : suite et fin…
Je souhaitais vous informer de cette décision de justice, afin qu'éventuellement votre journal la relaye, et surtout afin de pouvoir exprimer ma reconnaissance aux personnes qui nous ont soutenues dans cette affaire qui aura duré près de cinq ans.
Suite à la procédure en appel à l'encontre de Jean-Claude BRISSEAU, la 10e Chambre du tribunal correctionnel de Paris a déclaré le 6 décembre 2006 que
« à la différence des premiers juges, [la Cour] considère que les faits d'agressions sexuelles reprochés à BRISSEAU Jean-Claude sur la personne de QUÉRÉ Julie sont établis » et que
« les éléments constitutifs du délit d'atteinte sexuelles avec menace, violence, contrainte ou surprise sur la personne de Julie QUÉRÉ […] avec cette circonstance que les faits ont été commis par une personne ayant abusé de l'autorité conférée par ses fonctions, commis courant décembre 2002 sont réunis à l'encontre de BRISSEAU Jean-Claude, fait prévus et punis par les articles 222-22, 222-27, 222-28, 2228-44, 222-45 et 222-47 du Code pénal […] Condamne BRISSEAU Jean-Claude à payer à QUÉRÉ Julie, partie civile, les sommes de 4 000 euros au titre de son préjudice moral et 1 000 euros au titre de l'article 475-1 du Code de procédure pénale ».
Commentaire de Me Fanny Colin, avocate de la partie civile : « La sanction pour Brisseau n'est que financière, mais elle est l'expression de ce que la Cour l'a reconnu coupable des faits. »
Je reste à votre disposition pour de plus amples renseignements. Merci de me contacter si vous souhaitez donner suite. Cordialement, Julie Quéré. »
Je me suis rie de ne pas avoir de réponse. Du moins de Libé, parce que Didier Jacob, du Nouvel Observateur, en a fait état sur son blog. C'est le seul.
Ce matin, était-ce une réponse ? Je n'aime pas ce dicton qui dit « Rira bien… » Bon, il est 18 h 30, je passe chez vous déposer ceci et je file au [cinéma le] Saint-André des Arts, Le Dernier des fous y passe à 20 h 10. Histoire de me « détacher de moi-même dans le noir… » et de faire une entrée le jour de la sortie du film de Laurent Achard. Ce matin, je n'aurais pas eu besoin de menaces de mort (de rire) pour aller au cinéma, de toute façon. Je n'ai pas oublié mes rêves. J'y travaille, même.
Nouvelle année, … Laissez-moi rire. Dans quelques jours, j'aurai vingt-cinq ans et encore des dents de lait. La vie me sourit. Et, aujourd'hui, j'arrive encore à rire aux anges.
***
Ce texte, cette réponse à la violence et à l'injustice, volontairement non retouché, est peut-être indigeste dans l'accumulation compilatoire des proverbes, qui révèle l'écœurement, mon état d'alors. Mais j'ai toujours aimé les dictons populaires. La réaction épidermique, le rire jaune, cette ironie que je n'aime pas, était ma seule défense face à l'agressivité qui, malgré la « justice » passée, continuait. J'étais déjà échaudée depuis cet autre article-là (un parmi d'autres). Parce que même si les pratiques dont il parle sont courantes, connues et protégées dans le cinéma, à l'image de notre société, nous en avons été les victimes, conditionnées à une acceptation de ces violences par des siècles de complicité avec le patriarcat et les jeux des rapports de force et de pouvoir.
Alors que j'ai quatorze ans, ma tante m'invite à prendre le thé avec Éric Rohmer. Elle me demande de mettre une jupe. J'y suis allée en jean
Je reviens maintenant sur le parcours de celle que je suis devenue, avec cette expérience malheureuse, une épreuve inéluctable de ma vie de femme, un abîme dont il faut sortir pour aspirer à « vivre bien ».
III — Rire comme acte émancipateur
Mona Chollet me propose d'écrire pour son blog. Elle me dit « le problème d'amnésie dans le féminisme, que nous sommes souvent desservies par l'effacement des combats passés ». Et j'y trouve un endroit de justesse, l'espace où ma parole peut reprendre maintenant. Que dire désormais, au milieu de ce flot continu, de cette nécessité qui se fait jour où plus aucun·e ne doit se taire, où « la parole se libère » ? S'il y a vingt ans Internet et les réseaux sociaux existaient déjà, le combat mené alors n'a pas pris la résonance qu'il suscite aujourd'hui. Question d'époque et de temps.
Alors que j'ai quatorze ans, ma tante m'invite à venir prendre le thé avec Éric Rohmer, dans son bureau des Films du Losange. Avant de nous y rendre, elle me demande de mettre une jupe. J'y suis allée en jean. J'avais la détermination de ma rébellion adolescente.
À vingt ans, je ne me souciais pas du féminisme, élevée dans la classe moyenne supérieure, affranchie par une approche intellectuelle bourgeoise (pléonasme ?) ; je le prenais pour acquis. J'étais libre dans mon ignorance et je me pensais libre.
Cette histoire, la manipulation et le viol, je l'ai dite au tribunal et aux journalistes. Celle qui fut relatée dans la presse fut différente. La violence à notre encontre infusait dans les médias et dans le monde du cinéma. Qui doit se justifier ? Et comment ? J'ai déployé une force vive pour aller à la rencontre de ceux qui ne voyaient en nous que des actrices prêtes à coucher pour un rôle. L'énergie de la révolte, de la colère, m'a permis de tenir et m'a reconstruite, autant que la décision de la justice de me reconnaître comme victime. Un mauvais rôle, limité et limitant. Le besoin de reconnaissance jouxte celui de sortir de ce statut, et peut-être faire de son combat une cause commune, universelle.
La parole venait aussi de l'amour que je portais à un homme, pour lequel je voulais avoir la tête haute, pouvoir me sentir propre. Il m'a soutenue. Ils n'étaient pas nombreux. La conscience de lutte, de résistance, je l'ai réellement découverte à ce moment-là, dans les récits de sa famille bretonne communiste et ses figures de femmes courageuses, respectées. Nana, née en 1899, la grand-mère paternelle, petite et « raide comme un coup de trique », à la bonté et la force exemplaires, qui faisait la galette de blé noir sur le billig dans l'âtre. Pierrette, la mère, une femme joyeuse qui fredonne Piaf ou Fréhel. Bonniche à quatorze ans qui, après son mariage et deux enfants en étant concierge à Paris, deviendra travailleuse sociale en banlieue. Le temps des manifs, où les femmes tenaient le haut du pavé. Je voulais être digne d'elles et ne pas le décevoir, lui.
Je me suis donc réparée grâce à ces femmes que je n'ai jamais connues, dans le regard d'un homme (je devrais aussi réfléchir à ça) et au contact de l'histoire des luttes. De l'autre côté - ma famille, simplement dire que le viol arrive au même âge que celui de ma mère, incestée trente ans auparavant, et qu'elle a non-dit jusqu'au moment où je l'ai questionnée, parce que je sentais que quelque chose m'échappait. Héritage des violences transgénérationnelles. Ma mère, une femme cultivée, n'a pas jugé utile de me transmettre ni ce qu'elle avait subi ni l'enseignement du féminisme. Et je n'ai pas pensé comme tel mon combat de l'époque. Je sauvais ma peau. Cela fait une grande différence, entre la lutte conscientisée, politisée, et le simple instinct de survie.
Ici, dans mon histoire, c'est encore la victime qui se place dans la position de compréhension de l'agresseur. C'est elle qui fait le travail nécessaire à l'acceptation du mal et qui agit pour la reconstruction
Le réveil actuel doit être, je l'espère, un fondement sur lequel les femmes peuvent s'appuyer, sur lequel on ne devrait plus revenir, une construction inscrite dans nos mémoires et que l'on essaie de transmettre à nos enfants. Je veux croire que tous les chemins ne mènent pas à la violence. Je veux croire que la parole peut être un outil. Une arme pour se défendre. Parole entendue, martelée. Que les agresseurs sachent que nous ne laisserons plus rien passer. Ne plus avoir honte, ni peur. Ce combat durera tant que le patriarcat existe... L'éviter ou laisser faire serait rajouter de la honte au malheur.
La part de monstruosité que nous portons chacun·e m'interroge encore. Ni meilleur·e ni pire qu'un·e autre, s'en rendre compte oblige à essayer de faire autrement, un peu mieux... Quelle volonté faut-il pour ne pas succomber au monstre de soi-même ? Quelle lucidité permet d'y faire face et de ne pas le laisser faire en nous, avant que d'entraîner l'autre dans ses gouffres ? La compréhension permet de replacer l'humain dans son entier et de pouvoir faire la part des choses au moment de dire que celui-ci est coupable. L'Homme, quelles que soient sa fonction, son statut, et d'où qu'il vienne, est avant tout un individu qui, au moins dans nos sociétés, est l'égal de l'autre, et, à ce titre, doit rendre des comptes quand il s'agit de nuire à autrui.
Ici, dans mon histoire, c'est encore la victime qui se place dans la position de compréhension de l'agresseur. C'est elle qui fait le travail nécessaire à l'acceptation du mal et qui agit pour la reconstruction. N'y a-t-il pas là encore injustice et double peine ? Je m'interroge sur la capacité des prédateurs à assumer leurs fautes et à les reconnaître, sur la complicité, le laisser-faire. Sur la facilité du déni, où la noirceur de l'âme flirte avec le profit. Comprendre, défaire les mécanismes, les mettre au jour, pouvoir ainsi prévenir et protéger. Se protéger. La reconstruction ne peut avoir lieu qu'après la reconnaissance. Devant les failles de la justice, on peut trouver de l'aide dans des associations qui sont nombreuses [9] et font un travail remarquable. Aujourd'hui, à leur contact, je reprends espoir. Ne pas être seul·e. Je m'apaise enfin, dans le sentiment d'appartenir à un tout, imparfait mais conscient, et qui essaye d'œuvrer via une pratique (dé)constructive. Être ensemble, à côté, en écho, des sœurs et frères de lutte – des camarades.
Depuis cette histoire, j'ai vécu – l'amour, le chagrin, les enfantements, la poésie, le doute, le cinéma, la perte des idéaux, la fuite, la maladie, le travail, le silence, les espoirs torturés, la renaissance, et fait beaucoup de pas qui s'effacent dans le sable. Aujourd'hui, j'ai encore quelques dents de lait... Rire, je le veux – réussir à être une joie ou un rayon de soleil pour quelques-un·es que j'aime, quelque chose d'éphémère et précieux, dire sans trop se regarder au risque de se taire, pour mettre du sens sur l'individuel qui sert le collectif, écrire, faire ce qui donne de la force, agir, qui poursuit la bataille sans fin vers la lumière.
[1] Antoine de Baecque, « “C'est un procès en perversité” », Libération, 11 février 2005.
[2] Fabrice Tassel, « “L'alibi de la recherche esthétique” ». Un autre article signé Dominique Simonnot devait sauver un peu l'honneur : « La caméra lubrique de Brisseau », 4 novembre 2005.
[3] François Caviglioli, « Les étranges castings de Jean-Claude Brisseau » (pas en ligne), Le Nouvel Observateur, 3-9 novembre 2005.
[4] Camille Nevers, « Brisseau périlleux », Libération, 12 mai 2019. Lire aussi Emmanuelle Walter, « Mort de Brisseau : oublis, embarras et déchirements de la presse », Arrêt sur images, 16 mai 2019.
[5] Karelle Fitoussi, « Jean-Claude Brisseau est mort, Paris Match l'avait rencontré », Paris Match, 12 mai 2019.
[6] Lire à ce sujet « La preuve par Céline et Julie ? », Les mots sont importants, 18 mars 2024.
[7] Cf. en particulier : Doan Bui, « Affaire Brisseau : le jour où l'actrice Noémie Kocher a brisé l'omerta sur le harcèlement », Le Nouvel Obs, 20 octobre 2017 ; Lénaïg Bredoux, « Noémie Kocher, victime de Brisseau : “On a tellement été niées” », Mediapart, 20 novembre 2019 ; Nassira El Moaddem, Adèle Bellot et Antoine Streiff, « Violences sexuelles dans le cinéma : “Nous, médias, avons été partie prenante de ce système” », Arrêt sur images, 16 février 2024 ; Mathilde Blottière, « “C'est bouleversant” : vingt ans après avoir brisé le silence, l'actrice Noémie Kocher réagit au #MeToo français », Télérama, 27 février 2024 ; Mathieu Magnaudeix et Marine Turchi, « #MeToo dans le cinéma : “C'est une révolution, ils ne peuvent plus l'empêcher” », Mediapart, 12 février 2024 (émission en accès libre).
[8] Noce blanche, film de Jean-Claude Brisseau (1989) avec Vanessa Paradis et Bruno Cremer. « La mère de Vanessa Paradis a rapporté “un incident”, selon l'ordonnance de renvoi, au cours du tournage. Jean-Claude Brisseau avait demandé à l'actrice, alors qu'elle était mineure, de se masturber devant lui et sa compagne. Vanessa Paradis s'était plainte de subir un harcèlement moral. » (Fabrice Tassel, « “L'alibi de la recherche esthétique” », Libération, 11 février 2005.)
[9] Association européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail (AVFT), Association Des Acteur.ices (ADA), Actrices & Acteurs de France Associés (AAFA), #MeTooMedia... Je ne cite que celles dont je suis proche.
Merci à Philippe Rivière (M. C.).
08.03.2024 à 14:54
« Histoire d'un secret », une mémoire de l'avortement clandestin
Mona Chollet
Texte intégral (1824 mots)

Je republie ici un article (écrit pour le magazine suisse Femina à la sortie du film, en 2003) sur le magnifique documentaire de Mariana Otero Histoire d'un secret.

C'était à la fin des années 1960, dans un petit village de Bretagne. On avait d'abord dit aux deux fillettes : « Votre maman est partie à Paris. » Mais Clotilde n'est jamais revenue, et elles ont fini par comprendre qu'elle était morte. « D'une appendicite », leur a-t-on dit : il leur a bien fallu se satisfaire de cette explication. Les fillettes ont grandi. Leur père, Antonio, fils de républicains espagnols réfugiés en France, ne leur parlait jamais de leur mère, sinon pour leur répéter qu'elle avait été une femme et une peintre extraordinaire – le jeune couple s'était rencontré aux Beaux-Arts, à Rennes. Les tableaux de Clotilde étaient enfermés dans un placard, et ses affaires personnelles, dans un coffre posé au milieu du salon. Sur les photos de famille où figuraient plusieurs visages féminins, Mariana, la cadette, âgée de quatre ans à sa mort, était incapable de reconnaître le sien.
Entrée à l'école du Théâtre national de Strasbourg, Isabel, l'aînée, est devenue comédienne : on l'a découverte dans Derborence, le film de Francis Reusser, en 1984. Aujourd'hui, elle apparaît régulièrement dans des séries policières à la télévision. Mariana, elle, est devenue réalisatrice de documentaires. La première n'a eu de cesse d'interroger sa propre histoire, ce qui l'a amenée à entamer une psychanalyse. La seconde, au contraire, lui a tourné le dos pour s'intéresser surtout, de par son métier, à la vie des autres. Vers la fin de son analyse, Isabel, mère d'une petite fille, a connu une période où, bien qu'ayant une contraception, elle tombait enceinte, et devait subir des avortements à répétition. Sur les conseils de son analyste, elle a alors demandé à son père s'il y avait eu des avortements dans la famille.
Antonio lui a répondu par la négative. Mais, un soir, quelque temps plus tard, il a invité ses filles au restaurant. Et là, alors qu'elles avaient toutes deux la trentaine, elles ont enfin su de quoi était réellement morte leur mère : d'une septicémie consécutive à un avortement clandestin pratiqué sur elle-même. Le jeune couple tirait le diable par la queue, elle ne voulait pas de troisième enfant à ce moment-là, elle voulait peindre. Ses derniers mots ont été : « Et ce bateau, où est-ce qu'il va ? » Elle avait vingt-huit ans.
Mariana Otero : « Je voulais créer un espace commun entre l'intimité du spectateur et la mienne, entre son imaginaire et le mien »
Pour Isabel, la révélation du secret est la dernière pièce qui manquait à son puzzle. Mariana, en revanche, voit l'édifice de sa vie sérieusement bousculé. Elle imagine, bouleversée, la détresse et la solitude dans lesquelles sa mère est partie, sans avoir pu dire adieu aux siens. Il lui faudra encore dix ans (entre-temps, elle aura eu un petit garçon) avant de réaliser Histoire d'un secret. « On sent bien, dans le film, observe-t-elle, qu'Isabel est plus dans la légèreté, et moi dans la gravité. Par rapport à moi, elle est à un autre moment de l'histoire. »
Sur l'écran, les tableaux de Clotilde Vautier, parmi lesquels beaucoup de superbes nus féminins, charnus et éclatants de vie, réapparaissent en pleine lumière, enfin exhumés. Circulant au milieu d'eux, une restauratrice, à qui la réalisatrice s'est bien gardée de dire qu'il s'agissait de l'œuvre de sa mère, analyse finement la technique de l'artiste. Mariana filme ses conversations avec sa sœur, avec son père, avec son oncle et sa tante, avec sa grand-mère, avec les anciens modèles et amis de Clotilde…
Une réparation symbolique ? Oui. Une thérapie ? Surtout pas. Intimiste et chaleureux comme un tableau de sa mère, nimbé d'une atmosphère poétique, romanesque, le film de Mariana Otero réussit à rendre palpable la présence des disparus, des absents, et atteint à ce fragile point d'équilibre où l'expérience la plus personnelle devient ce qu'il y a de plus partageable. Si elle ne savait jamais ce qui allait surgir des scènes avec ses proches avant de les tourner, elle avait en revanche minutieusement préparé le cadre, travaillant sur la lumière, le décor, la place occupée par chacun… « Ma hantise, explique-t-elle, c'était de faire un film de famille. Je voulais créer un espace commun entre l'intimité du spectateur et la mienne, entre son imaginaire et le mien. Je voulais qu'il s'y retrouve, qu'il puisse projeter ses propres secrets, ses propres fantômes, ses propres silences. Pour cela, il fallait absolument éviter le naturalisme, l'improvisation. »
Sorti en France en octobre 2003, le film a reçu un accueil ému de la critique et du public. « J'ai fait environ quatre-vingts projections-débats, et j'ai pu constater que les gens s'étaient vraiment approprié le film. Certaines femmes revenaient le voir en emmenant leur fille, ou leur mère, ou leur sœur… Parfois, il leur permettait de se dire des choses qu'elles ne s'étaient jamais dites : c'est une histoire qui relance d'autres histoires. Même celles qui n'ont jamais subi d'avortement, ou qui n'ont pas perdu leur mère, sont touchées, parce qu'elles aussi cherchent comment concilier leur désir de s'accomplir en tant que femmes et leur désir d'être mères. Les hommes, eux, s'identifient à mon père… »

Le film fait aussi ressurgir toute une histoire collective dont on se rend compte qu'elle était passée à la trappe. Devant la caméra de Mariana Otero, la gynécologue Joëlle Brunerie-Kaufmann, militante historique de la lutte pour le droit à l'avortement, évoque ses souvenirs de jeune interne : les femmes qui arrivaient à l'hôpital dans des états épouvantables, qui se faisaient engueuler, et qu'on renvoyait chez elles, tant que c'était possible, encore enceintes ; les jeunes médecins que l'on terrorisait en leur rappelant ce qu'ils risquaient s'ils les aidaient à avorter… Et puis toutes celles qui en mouraient, donc, et sur qui pèse un lourd silence.
Lorsque Mariana Otero l'a contacté pour son film, le gynécologue de Clotilde lui a d'abord conseillé, raconte-t-elle, de « ne pas remuer la merde » : « Il prétendait que le cas de ma mère était unique à Rennes, ce qui est évidemment impossible. » Comment expliquer que les jeunes générations, aujourd'hui, aient l'impression que les histoires d'avortements clandestins remontent au XIXe siècle, ou, à la limite, à la dernière guerre, alors qu'elles datent d'il y a moins de trente ans ? « Je crois qu'avec l'arrivée de la pilule, en 1969, puis la légalisation de l'avortement en 1975 [le cas de la Suisse, où la libéralisation des pratiques a devancé celle de la loi, est plus compliqué], on a surtout eu envie de profiter de la liberté sexuelle incroyable dont on disposait tout d'un coup, et plus tellement de parler du passé. Si bien que toute cette histoire a été occultée, et qu'aujourd'hui, on voit les tabous revenir en force. »
Histoire d'un secret est en effet sorti dans un contexte critique : alors en discussion à l'Assemblée nationale, l'amendement Garraud, qui, depuis, a été rejeté, prévoyait d'instaurer un « délit d'interruption de grossesse », passible d'un an de prison, lorsque celle-ci avait été provoquée par une négligence ou une maladresse : une manière de conférer au fœtus le statut juridique d'une personne. « Et moi qui croyais avoir fait un film sur le passé… », grimace la réalisatrice. En France, les femmes ont de plus en plus de mal à exercer leur droit à l'IVG, car de nombreux médecins invoquent la clause de conscience pour refuser de pratiquer un acte jugé « peu gratifiant ».
« Je suis invitée bientôt à montrer mon film à des étudiants en médecine, dit Mariana Otero, j'espère que cela pourra faire un peu bouger les choses… Mais il est évident que nous sommes en nette régression. En discutant avec le public, j'ai fini par comprendre que l'on faisait une confusion. Si une IVG est toujours douloureuse, c'est parce qu'elle oblige à regarder sa vie en face : c'est le moment où on se rend compte que son compagnon, contrairement à ce qu'on croyait, n'est pas prêt à assumer la paternité, par exemple ; ou alors, qu'on approche de la quarantaine et qu'on laisse peut-être passer sa dernière chance de donner la vie… Mais, au lieu de ça, les gens s'imaginent que si on souffre, si on doit souffrir, c'est parce qu'on commet un crime ! Il faudrait discuter davantage de cette question : en quoi, exactement, un avortement est-il un choix difficile ? Comme on n'en parle pas, les militants anti-avortement progressent sur le terrain psychologique, intérieur, et cela, c'est très inquiétant. »
Histoire d'un secret, documentaire (1h 35min) de Mariana Otero, avec Jean-Jacques Vautier, Thérèse Vautier, Isabel Otero. Le film est disponible en VOD.
Voir aussi la fiche de Clotilde Vautier sur le site de l'association AWARE (Archives of Women Artists, Research and Exhibitions).
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