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Nous n’avons pas fini de sévir, toujours à contretemps. Il n’est pas de dissidence possible sans fidélité à ce qui nous a faits...

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28.04.2025 à 09:06

Littérature noire et peste brune

F.G.

■ Jérôme LEROY LA PETITE FASCISTE La Manufacture de livres, 2025, 190 p. En mars 2018, le Front national tient son XVIe congrès à Lille. La fille du Borgne est réélue à la présidence du parti avec un score poutinien : 97,1% des voix. Dans la foulée, le Front devient Rassemblement un peu comme le crotale se débarrasse de son enveloppe. Histoire de tromper les imbéciles et les éditocrates, qui souvent sont les mêmes. En mars de la même année, le romancier Jérôme Leroy publie La Petite (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (2244 mots)


■ Jérôme LEROY
LA PETITE FASCISTE
La Manufacture de livres, 2025, 190 p.


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En mars 2018, le Front national tient son XVIe congrès à Lille. La fille du Borgne est réélue à la présidence du parti avec un score poutinien : 97,1% des voix. Dans la foulée, le Front devient Rassemblement un peu comme le crotale se débarrasse de son enveloppe. Histoire de tromper les imbéciles et les éditocrates, qui souvent sont les mêmes.

En mars de la même année, le romancier Jérôme Leroy publie La Petite Gauloise [1], un noir ristretto qui se déroule dans une « grande ville portuaire de l'Ouest » tombée dans l'escarcelle du Bloc Patriotique – émanation fictionnelle du FN/RN. La scène inaugurale où un flic arabe se fait dessouder par un képi facho de la municipale ne manque pas de sel – sur la plaie. Surtout qu'elle se déroule rue Jean-Pierre-Stirbois anciennement rue Émile-Pouget. C'est avec ce genre de clin d'œil topographique que Jérôme Leroy annonce la couleur de ses obsessions : la gangrène brune, la flétrissure démocratique, les nihilismes flingueurs et comme dernier refuge : le romantisme des poètes oubliés et des amours inachevés.

Sept ans plus tard, le romancier signe La Petite Fasciste qui n'est en rien la frangine de La Petite Gauloise, même si entre les deux paumées un genre de continuum sociologique pourrait être tracé. À treize ans, la Gauloise avait lu Rimbaud et depuis la prose du « petit pédé ardennais lui coul[ait] dans le sang ». Las, la comète aux semelles de vent l'avait laissée orpheline et désemparée face au bestiaire du monde. Si Rimbaud avait fini trafiquant d'armes dans le golfe d'Aden, la Gauloise signera l'épilogue de sa brève vie dans un Algéco de son lycée, une ceinture d'explosifs autour de la taille. Victoire de la barbarie ? Leroy affinait le legs de son personnage : son acoquinement avec des cramés du djihad n'était en rien le produit d'une adhésion à une quelconque martyrologie mais le précipité d'un chaos intérieur commandant une seule issue : celle de « partir en beauté »  fleur de carnage sur un monde désenchanté.

Passant du « fascisme » des barbus à celui des crânes rasés, Leroy continue de pétrir sa pâte polareuse avec comme unique toile de fond un banquet où des chacals opportunistes se partagent les derniers lambeaux de la social-démocratie. Saturne dévorant son fils, voyez Goya. Pour les profanes, rappelons que le genre littéraire qui nous intéresse ici est avant tout « instrument de critique sociale » [2]. Polysémique et argument commercial, l'étiquette « polar » entendue ici accuse toujours la société quand son pastiche conservateur (« thriller » ou « roman policier ») cherche à encabaner le ou la coupable. La matière première de la littérature noire, pour parler comme Manchette, ce sont les rapports de production, les appareils idéologiques et les charniers fumants du darwinisme social. Dans cette atomisation tous azimuts, les personnages font ce qu'ils peuvent. Comprendre : ils trimballent au mieux les nœuds de contradiction leur tenant lieu de squelette.

« Interdit aux non-blancs et aux chiens »

Ainsi, de même que la Gauloise kamikazée faisait semblant d'adhérer aux sourates massacreuses, Francesca Crommelynck, surnommée affectueusement par les siens « la petite fasciste », fait semblant d'adhérer au crédo paranoïaque et débilitant de l'extrême droite. C'est d'un œil dubitatif qu'elle évalue le bazar néo-païen de cette Nouvelle Droite, née dans le ressac des années 1970, « qui croit à la race aryenne indo-européenne, aux nymphes dans les fontaines, à l'énergie des menhirs autour desquels il convient de faire danser nues des vierges coiffées de couronnes de fleurs, aux légendes celtes et aux dieux de l'Olympe. Des genres de beatniks cryptonazis, si vous voulez ». L'héroïne de La Petite Fasciste est à l'image de l'époque : déracinée d'elle-même et charriée par une Histoire réduite à un présent obsidional. Elle fume du shit et lit Laforgue, cet autre poète du spleen. Elle a des lettres, une année passée en khâgne, mais surtout elle garde comme une blessure vivante la perte de son amour d'enfance : une gueule de Caucasien au sang pas très net, un certain Jugurtha Aït-Ahmed, un « joli garçon nourri de folklore communiste par son père docker, secrétaire de la section PCF de Frise ».

Frise est cette ville fictive du Nord où se passe l'action de La Petite Fasciste. À Frise va se jouer une « affaire » qui va entraîner « la chute de notre République ». À Frise, comme partout ailleurs dans un Hexagone au bord de la crise de nerfs et de la guerre civile, se profilent des élections où gauche molle et droite dure se tirent la bourre, tandis que l'extrême droite fait chauffer sa cote sondagière. Si l'Hexagone est sous haute tension, c'est qu'il est piloté par un avatar macronien dont on ne saura pas grand-chose à part qu'il est surnommé « Le Dingue » et qu'il multiplie les dissolutions comme Jésus les petits pains. Aucune portion du territoire n'est épargnée par la colère sociale : émeutes en banlieue, manifs dans les rues, ZAD dans les champs. Au-dessus de cette mêlée incandescente, le Bloc patriotique tend ses palangres et ses ZID (« zones identitaires à défendre »). La famille de Francesca Crommelynck est du sérail. Côté paternel, ça puise même jusqu'au fascisme historique de l'éphémère république de Salò. Quant à la mère, elle est secrétaire du Bloc patriotique de Frise. « Petite fasciste », Francesca l'est d'abord par le bain familial où seyants sont les bubons de la peste brune. Ainsi, quand elle ne s'embrume pas les neurones à coup de THC afghan, elle fait le coup de poing avec les Lions des Flandres, une bande de nervis dont le QG – « Le Bouclier » – est un bar identitaire « interdit aux non-blancs et aux chiens ».

Voilà pour le contexte narratif de cet « été brûlant », voilà pour une partie des protagonistes de ce texte court et rythmé, sublime et sans pitié. « Sans pitié » ne veut pas dire que le texte lorgne vers les giclées de raisiné – même si on meurt pas mal dans les romans de Leroy. « Sans pitié » signifie que Leroy, en digne continuateur des auteurs « behavioristes » (de Hammett à Manchette pour faire court), ne s'embarrasse pas de psychologie. Jamais esthétisées, violence et mort frappent comme dans la vraie vie : de manière sèche et imprévisible. Quant aux personnages, des plus troubles aux plus ignobles, ils ne sont que les acteurs involontaires de deux théâtres qui les dépassent : celui d'un moi intérieur inapaisable et celui d'une configuration sociale écrasante. S'ils ont des affres et des vieux rêves de gosse, c'est au lecteur d'en deviner les contours au gré de quelques-unes de leurs pensées distillées par l'auteur.

Briser les reins du fatal

Au lecteur, d'ailleurs, on souhaite bon courage car il se peut que rapidement il abandonne toute velléité de comprendre quoi que ce soit de la cartographie mentale des personnages. Les gens font l'histoire qui fait les gens. Il y a là un cycle fermé qui lie petits et grands ensembles, intimités blessées et prédations géopolitiques. Absence de fatalité, aussi, qui fait que même les salauds peuvent avoir leurs gestes de beauté dernière. Des fois ils calculent leur coup, des fois le démiurge Leroy le calcule pour eux et les fait bifurquer. Leroy souffle le froid et le chaud : maître dans l'art de l'ironie froide et distanciée, il peut quelques pages plus loin tout miser sur l'amour improbable d'un homme et d'une femme : « Ils sont aussi heureux l'un que l'autre dans ces chambres luxueuses, impersonnelles, où ils baisent sans être entravés par des preuves de leurs vies passées. » Historiquement, le polar croit à la puissance consolatrice du coup de foudre. Si ça ne fait pas une révolution, ça peut briser les reins du fatal et le lecteur, bluffé dans sa sombre prémonitoire, se tape la cuisse en s'exclamant : « L'amour, sans déconner ! »

Car des fois Leroy déconne. Comme quand il insère en épigraphe des strophes de variétés (« Besoin de rien, envie de toi ») ou qu'il modifie dans ses fictions quelques-unes des trognes de notre trombinoscope politicard. Une vieille habitude qu'il a prise depuis la publication du Bloc en 2011 [3] où la fille du Borgne était incarnée par l'ambitieuse Agnès Dorgelles, autre blonde déjà aux portes du pouvoir, dans un pays bordélisé par des émeutes de quartier. Par ces petits arrangements avec le réel, Leroy créé des points de tension qui décalent le lecteur dans l'appréciation de son environnement. Il pousse les curseurs de la radicalisation, l'uchronie hystérique c'est son truc. Son infernal talent. Alors, sous les arêtes soudain acérées de notre malheur collectif, craque le vernis d'un storytelling qui ne bluffe plus personne. Obligé de côtoyer les méprisables combinards de la chose publique et les mercenaires de la guerre civilisationnelle, le lecteur mesure tout ce qu'un « destin national » contient de viles contingences, de frustrations sexuelles et de blessures narcissiques. Avec parfois d'étonnantes progressions : dans Le Bloc, un des personnages tutoyés devient fasciste à cause « d'un sexe de fille » ; dans La Petite Fasciste, c'est la passion folle qui noie de ses sécrétions intimes les flambeaux de la rage ethnoraciale.

Chez Jérôme Leroy, l'abîme est une instabilité permanente : les choses tiennent jusqu'à ce qu'elles ne tiennent plus – ou bien elles tiennent juste grâce à la force brute des gardes prétoriennes et des loups aux portes de Paris. Ce qui revient au même. En contrepoids de ce clair-obscur gramscien où « surgissent les monstres », la mélancolie reste une inépuisable ressource. Il y a les vieux noms qui ont fait l'Histoire des vaincus : Louise Michel, Charles Delescluze, Victor Serge. Leroy les ressuscite et les colle à des couennes de tueurs ou de paillasses corrompues. Histoire de dire que même avilis et récupérés par les moches propagandes, ils sont toujours là, aux aguets de la prochaine brise qui viendra du grand large où s'écument les espérances. Après le noir des nuits, l'aube recommencée telle une mer en allée avec le soleil. Illumination rimbaldienne : « Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace. » Révélée à elle-même, Francesca Crommelynck largue les amarres : « Les dieux du réchauffement climatique sont indifférents à nos agitations microscopiques. Les dieux, dit Héraclite, considèrent comme jeux d'enfants les opinions des hommes. C'est ce que lit et relit la petite fasciste, qui est de moins en moins petite fasciste, dans son anthologie de la Pléiade consacrée aux présocratiques. »

Sébastien NAVARRO


[1] La Manufacture de livres, 2018.

[2] Philippe Corcuff, Polars, philosophie et critique sociale, avec des dessins de Charb, Textuel, 2013.

[3] Le Bloc, Gallimard (Série noire), 2011.

21.04.2025 à 08:25

Digression sur un naufrage

F.G.

On l'avait vue, la caste journalistique et sa cohorte d'éditorialistes, faire la fine bouche devant les massacres de la population civile de Gaza, s'aligner sur les éléments de langage de l'état-major de l'armée « la plus morale du monde », minorer systématiquement les chiffres des victimes palestiniennes au prétexte qu'ils venaient du ministère de la Santé gazaoui, censurer hystériquement le moindre intervenant de plateau qui osait évoquer un « génocide » possible ou, pour le moins, une « (…)

- Digressions...
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On l'avait vue, la caste journalistique et sa cohorte d'éditorialistes, faire la fine bouche devant les massacres de la population civile de Gaza, s'aligner sur les éléments de langage de l'état-major de l'armée « la plus morale du monde », minorer systématiquement les chiffres des victimes palestiniennes au prétexte qu'ils venaient du ministère de la Santé gazaoui, censurer hystériquement le moindre intervenant de plateau qui osait évoquer un « génocide » possible ou, pour le moins, une « intention » ou une « logique génocidaire » en action, s'embourber dans une indécente propagande pro-Netanyahu, jeter le discrédit sur les avis de la Cour pénale internationale, traiter d' « islamiste » quiconque s'éloignait de l'alignement obligatoire sur le camp du Bien israélien. Engluée dans sa bêtise propagandiste, soumise à son inculture colossale, aveuglée par ses partis pris civilisationnels, elle avait simplement oublié, la caste, d'ouvrir les yeux sur une évidence aveuglante : le crime, lui, se voyait. Sur la base de la bonne foi, mais surtout des nombreuses images relayées par les Gazaouis eux-mêmes.


Et puis la « trêve » est intervenue le 19 janvier 2025, sous la forme d'un cessez-le-feu censé ouvrir la première phase, en trois actes, d'un accord entre Israël et le Hamas. Plus ou moins imposée par Trump – mais l'administration Biden aurait fait la même chose –, elle a permis la libération de 30 otages israéliens vivants et le transfert de 8 dépouilles contre la libération de centaines de prisonniers palestiniens. Interrompue unilatéralement le 17 mars par Netanyahu, l'offensive israélienne a repris dans la nuit du 17 au 18 provoquant, à Gaza, la mort de 400 personnes, dont plus d'un tiers était des femmes et des enfants [1].

S'il fallait un exemple, un de plus mais sans doute le plus flagrant, du discrédit dans lequel a mérité de sombrer la caste journalistique, son traitement de la situation à Gaza depuis, comme elle dit, la « rupture de trêve » – sans préciser qui l'a rompue – fera cas d'école [2] : un traitement infamant d'une population gazaouie déshumanisée, voire animalisée, dont le sort semble importer bien moins aux chroniqueurs des radios et télés publiques et privées du PAF que celui des otages « mis en danger » – sans préciser là non plus la responsabilité de Netanyahu en la matière ; une hiérarchisation de « l'information » reléguant le sort des Palestiniens en queue de peloton au prétexte que mieux vaut ouvrir un journal radio ou télévisé sur un rendez-vous téléphonique entre Trump et Poutine sur lequel on ne saura rien que sur une énième destruction massive sur laquelle on sait tout puisque Tsahal s'en vante et que ses hauts faits sont relayés sur tous les réseaux sociaux ; un cadrage des points de vue, enfin, qui toujours part des Israéliens – et particulièrement de ceux qui expriment dans la rue leur inquiétude pour les derniers otages – pour, en dernier ressort, réalimenter infiniment la pompe à mensonges et à fantasmes qui tend à faire de chaque Palestinien un complice ou un sympathisant du Hamas. Une authentique indignité.


La question, dès lors, vient d'elle-même. Il faudra quoi, quoi de plus que les quelque 50 000 noms et visages de Gazaouis effacés du monde des vivants – dont plus de la moitié étaient des femmes et des enfants – et les quelque 100 000 blessés ou estropiés à vie pour que, en évoquant leur sort, Le Monde parle enfin de « massacres », caractérisation qu'il avait pourtant employée sans faillir, et justement, pour qualifier le crime de guerre commis par la branche militaire du Hamas le 7 octobre 2023 ayant provoqué la mort de 1 200 Israéliens, hommes, femmes et enfants, et faisant quelque 5 000 blessés. C'est ce mécanisme du « deux poids-deux mesures », de la « double pensée » comme disait Orwell, du « double standard » comme on dit désormais, qui est intolérable, immoral, insultant pour quiconque est doté de raison, non pas partisane, mais simplement humaine.

Il faudra quoi, de même, pour que la caste médiatique dominante se souvienne et revendique enfin comme leurs les 232 journalistes palestiniens ciblés par les logiciels d'Intelligence artificielle de Tsahal et assassinés pour avoir fait leur travail de journalistes depuis le début de l'offensive israélienne. Cinq fois plus qu'au Vietnam ou en Afghanistan sur toute la durée de ces sales guerres impérialistes !

Il faudra quoi, enfin, pour que pointe sous les claviers ou dans les reportages médiatiques un chouïa d'indignation au vu des ambulances mitraillées, des « cuisines communautaires » bombardées, de la volonté clairement exterminatrice de l'État israélien sous capture fasciste d'affamer, en bloquant toute aide alimentaire, une population civile dans son entièreté. On me dira que c'est trop demander ou trop attendre. Possible, mais je ne me résigne pas à admettre que la décence ordinaire ait reculé à ce point dans les consciences soumises d'une profession qui, avant de devenir caste, avait su se ranger, au nom de la vérité simplement factuelle et en certaines occasions, dans le seul camp qui pouvait être le sien : celui de la critique des puissances massacreuses et d'une indépendance d'esprit revendiquée. Le naufrage, sur ce point, est total, ou presque, car il convient toujours, surtout au bord du gouffre, de saluer le courage des journalistes indépendants qui, individuellement ou collectivement, sauvent l'honneur en résistant encore à la dénaturation de la « vérité objective », celle qui atteste qu'un crime est un crime, un massacre un massacre et une logique génocidaire le fondement d'un génocide en cours.


C'est à l'esprit d'Orwell, celui de 1984, qu'il faut toujours revenir pour traquer les « vérités alternatives », en révéler les fondements, dévoiler les objectifs de la novlangue qui les soutient, celle qui postule que « la guerre c'est la paix », que « la liberté c'est l'esclavage » et « que l'ignorance c'est la force ». C'est encore à partir d'Orwell qu'il faut saisir les glissements sémantiques de notre dernier demi-siècle et ses nouvelles déclinaisons néo-libérales – « l'égalité, c'est l'inégalité », « le marché, c'est le monopole », « la réforme, c'est la contre-réforme » –, pour ne citer que quelques-unes de ses sentences validées par un esprit du temps tout acquis à un relativisme fondé sur l'idée que la « vérité objective » n'aurait jamais existé.

« La liberté est la liberté de dire, pointait Orwell, que deux et deux font quatre. Si cela est accordé, tout le reste suit. » Or, c'est cela même, cette évidence, ce truisme, cet axiome que le discursif néo-libéral – sa novlangue – et la déconstruction postmoderne ont largement contribué à corroder. Vint un temps, en effet, dont nous sommes encore, où, émancipés d'une évidence mathématique, de nouveaux clercs attestèrent, du haut de leurs chaires, que deux et deux pouvait faire cinq, ou six, ou sept ou plus. Parce que la liberté, comme le théorisa Richard Rorty (1931-2007), philosophe, historien des idées, progressiste de gauche et héraut de ce relativisme en marche, ne serait rien d'autre, vue à partir de ce prisme, que « de croire ce qu'on [veut] croire sans qu'aucun critère absolu ne soit en mesure de normer le désir de croyance », comme le nota Renaud Garcia dans son Désert de la critique [3]. Partant de là, tout est possible, mais d'abord le pire : « le mensonge c'est la vérité », « l'émigré c'est un profiteur » et « le dérèglement climatique c'est un canular ».


Le moment Gaza, ce moment qui dure et conduit inexorablement à l'écrasement planifié d'un peuple abandonné et exténué, est révélateur de l'état déliquescent d'un monde naufragé où la barbarie progresse et où, de même que le doit international, tout sens commun semble en voie de disparition. Le séisme cognitif qui le caractérise est le signe évident d'un effondrement de la raison commune, celle qui fonde, sur la base de l'analyse du réel, la conviction que nous sommes confrontés – à Gaza comme en Cisjordanie – à une entreprise de destruction massive fondée sur une conviction mortifère : eux ou nous. Rarement sans doute, cette logique ne s'est exprimée dans l'histoire avec une telle clarté. Et pourtant, à de rares exceptions près, la caste médiatique a décidé de ne rien voir des enjeux que ce massacre méthodique des Palestiniens induit pour l'humanité entière à un moment de l'histoire où partout progressent le plus odieux suprématisme et la plus sauvage loi du plus fort.

Don't look up semble être devenu, désormais, le credo de ceux qui sont payés pour voir et pour révéler. Daniel Schneidermann évoqua, à propos de la couverture médiatique, en 1933, de l'arrivée au pouvoir des nazis , une « catastrophe professionnelle » où l'évitement était une manière de ne pas voir. Il y a de cela, évidemment, dans le naufrage informationnel dominant d'aujourd'hui, mais il y a pire : un alliage d'inculture majuscule, de médiocrité sans limites et de mauvaise foi avérée – celle-là même dont atteste, sur les plateaux du néant, la réitérante (et paralysante) accusation d'antisémitisme proférée ad nauseam, chaque fois qu'un intervenant s'insoumet au discours dominant, par des éditorialistes qu'on ne savait pas, jusqu'à des temps récents, si scrupuleux sur la question. Notamment dans les écuries bolloréennes.

Mais qu'a donc à voir l'antisémitisme avec la dénonciation d'une logique génocidaire visant à l'éradication des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie ? Par quel processus confusionnel peut-on arriver à une telle conclusion absurde ? Par quel réductionnisme du cogito peut-on faire de Benjamin Netanyahu, Bezalel Smotrich et Itamar Ben Gvir des représentants tout juste extrémistes d'une légitime cause juive et a contrario soupçonner d'antisémitisme les nombreux Juifs qui, de par le monde, sur les campus et dans les manifs, refusent qu'on les assimile de près ou de loin à ces criminels de guerre. Le seul espoir qui demeure, pour que recule l'antisémitisme que le philosémitisme colonial des partisans du Grand-Israël charrie plus que tout, c'est que ce trio finisse devant un Tribunal international et les falsificateurs qui les ont soutenus dans les poubelles de l'Histoire.

Freddy GOMEZ


[1] Cette « trêve » fut par ailleurs rompue à diverses reprises par Israël, les bombardements – provoquant la mort de plus de 200 personnes – n'ayant jamais totalement cessé. En outre, à partir de 2 mars, fut décrété un blocage de toute entrée de nourriture et d'aide humanitaire.

[2] On lira, avec profit, à ce sujet, sur Lundi Matin « Massacres à Gaza : l'indécence des médias français ».

[3] Pour aggraver le cas de Rorty, on ajoutera que, dans Contingence, ironie et solidarité (1989), l'auteur ne semble retenir de la scène de 1984 où O'Brien torture Winston pour lui faire admettre que deux doigts plus deux doigts pouvaient faire cinq doigts, que « l'habileté d'O'Brien à mettre en lambeaux les esprits humains et à les reconstruire à neuf en les façonnant à sa guise » (p. 244 de l'édition Armand Colin de 1993). Commentant ce jugement de Rorty, Renaud Garcia note à juste titre, dans son Désert de la critique : déconstruction et politique (L'échappée, 2021, p. 122), qu'il livre « une définition correspondant assez bien au geste de la déconstruction ».

14.04.2025 à 09:00

Embardées géopolitiques

F.G.

Il semble que l'on pourrait décrire la dynamique historique contemporaine, non plus comme cela se faisait jusque récemment sous une forme linéaire, mais comme une sorte de poupée russe dont les figurines les plus intérieures ont commencé à se dissoudre patiemment les unes après les autres depuis déjà pas mal de temps, même si ce processus n'est guère trop perceptible si l'on ne considère que la figurine la plus extérieure. Cette dynamique construit des poupées extérieures en même temps que (…)

- En lisière
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Il semble que l'on pourrait décrire la dynamique historique contemporaine, non plus comme cela se faisait jusque récemment sous une forme linéaire, mais comme une sorte de poupée russe dont les figurines les plus intérieures ont commencé à se dissoudre patiemment les unes après les autres depuis déjà pas mal de temps, même si ce processus n'est guère trop perceptible si l'on ne considère que la figurine la plus extérieure. Cette dynamique construit des poupées extérieures en même temps que se fissurent, se lézardent, se dissolvent les poupées intérieures.

Ainsi lorsque l'on essaie de décrire le présent le plus immédiat comme une sorte de répétition des phénomènes totalitaires qui ont émergé dans la première moitié du XXe siècle, l'on s'enferme, s'enferre, dans une logique linéaire (même s'il s'agit ici d'une forme tout à fait régressive) de l'histoire, logique dont il s'agit précisément de sortir. Le problème, c'est que c'est justement cette forme téléologique de l'histoire qui nous interdit de comprendre les enjeux magistraux auxquels nous sommes désormais confrontés. Certes, à regarder dans le rétroviseur, ce qui semble se rapprocher analogiquement le plus des tensions fantastiques qui nous agressent fait quelque part penser à cette période charnière qui englobe les deux guerres mondiales [voir, par exemple Récidive 1938, de Michael Fœssel].

Ce parti-pris téléologique considère ainsi que l'histoire de la modernité est synonyme de renforcement linéaire de la domination capitaliste, renforcement qui constitue le mantra idéologique du temps, mais aussi le cadre de référence incontournable et obligatoire de toute compréhension du monde. Or il me semble que toute l'histoire de ce monde depuis le début du XXe siècle peut être lue comme un démenti cinglant de cette téléologie, comme un éloignement de plus en plus marqué de ce qui se révèle être l'utopie de la modernité classique, incarnée par la dynamique issue de la Révolution française.

Pour reprendre l'image de la poupée russe, chaque crise historique rajoute une figurine extérieure à la précédente (« institutionnalise » une nouvelle strate historique), mais, en même temps, fragilise les poupées les plus intérieures (augmentant les contradictions entre les différentes strates institutionnelles sur le temps long). Or, que peut-on remarquer ? C'est que, très généralement, les forces sociales et sociétales instituées cherchent à répondre à la crise en revendiquant une intangibilité et une intemporalité des poupées originelles quand bien même ce sont celles qui sont les plus fragilisées…

Ainsi, à la crise de la modernité classique s'est rajoutée la couche particulière des totalitarismes associant dirigismes économique et idéologique, puis la couche du keynésianisme associée à la social-démocratie et la couche du néolibéralisme associée au postmodernisme. Une nouvelle strate se constitue sous nos yeux. Chaque couche s'appuie sur une relation particulière entre les couches internes et les couches externes, chaque couche interne projetant une cohérence particulière sur les couches externes : depuis la crise majeure de la modernité classique au début du XXe siècle, la tension entre les niveaux internes et externes n'a fait que s'approfondir. C'est pourquoi faire référence à un « retour » d'une phase « fasciste » revient en fait à gommer l'approfondissement de la contradiction historique au profit d'un mouvement de type pendulaire qui a pour principale caractéristique de déhistoriciser, en la masquant, une dynamique infiniment plus large, plus profonde et plus grave.

En effet, les mouvements fondamentalistes – sous ma plume aussi bien religieux ou politiques que marchands – ne se contentent pas seulement de tenter de réactiver une couche plus profonde de la mémoire historique, ils articulent une fiction « originelle » avec une projection matérialiste techniquement équipée avec les dernières innovations en cours : la page du néolibéralisme est ainsi tournée en même temps que celle du postmodernisme, et s'incarne aussi bien dans les dystopies transhumanistes de l'homme augmenté que dans les délires néo-impérialistes activés par des Trump ou des Poutine. Ces derniers puisent certes aux références totalitaristes anciennes pour justifier leurs volontés de puissance – ou peut-être, plus précisément, pour masquer l'effondrement des outils institués de leur ancienne puissance –, mais cela ne veut pas dire pour autant que ces références anciennes soient des grilles de lecture tout à fait pertinentes pour décrire ce qui se passe vraiment (en particulier parce que ces approches invisibilisent les oppositions contemporaines à ces dynamiques, oppositions qui, dans leur forme contemporaine, ne pouvaient pas exister qualitativement dans leur format ancien, et qui doivent donc, pour le monde immédiat, être encore pour l'essentiel considérés comme relevant de l'informel).

Ce que nous avons sous les yeux n'est pas le dernier avatar d'un nouveau palier dans la domination capitaliste du monde : après l'effondrement de la modernité classique dans la dynamique des deux guerres mondiales et sa mutation en une postmodernité qui chercha ses marques durant la seconde moitié du XXe siècle, nous avons aujourd'hui à faire face à l'effondrement de la postmodernité elle-même. C'est une erreur manifeste de chercher à comprendre le moment présent comme l'expression d'un triomphe du néolibéralisme : bien au contraire, nous assistons à son échec manifeste, à l'effondrement de la croyance en une articulation nécessairement positive entre cohésion politique et cohésion économique, entre cohésion étatique et cohésion capitaliste (que même les néo-libéraux revendiquaient). La relativisation généralisée du réel qui caractérisait le postmodernisme s'effondre aujourd'hui sur lui-même dans une négation de la réalité elle-même. Quand vérités et mensonges ne relèvent plus que du régime aléatoire de l'opinion et que, par ailleurs, même la notion d'opinion publique s'est dissoute dans celle des seules opinions individuelles.

La crise contemporaine peut ainsi être comprise comme une désarticulation supplémentaire entre logique étatique et logique capitaliste : ce que nous avons sous les yeux, c'est en effet le constat que ces deux logiques ne tirent plus dans la même direction, ce qui ouvre un boulevard à une emprise majeure des logiques mafieuses sur fond de dérégulation conjointe des cohérences étatiques et économiques et de globalisation extra-étatique. Ce point est à souligner : la globalisation capitaliste ne relève désormais plus d'un inter-nationalisme – comme le suppose le postulat d'une gestion étatique des divers capitalismes nationaux –, mais bien d'une autonomisation anti-étatique. Ce processus se signale par un effondrement des cohérences nationales, effondrement qui se manifeste en premier lieu à travers le développement des fondamentalismes politiques, marchands et religieux, pour son versant visible, et par la recherche d'un nouveau rapport à une réalité (supra-étatique ?) devenue insaisissable par la perte de ses repères traditionnels hérités, pour son dialectique versant informel.

Ce qui explique d'abord la situation présente, ce n'est pas en premier lieu une efficacité idéologique, même techniquement suréquipée, de la part des oligarchies mafieuses, mais l'effondrement des référentiels historiques hérités qui ne sont plus en phase avec la réalité effectivement produite par le développement historique : la clé de lecture repose sur un retard manifeste des intelligences théorique et pratique telles qu'héritées des dynamiques passées et le monde qui aura été effectivement produit par elles et qui le débordent.

Ce que je veux souligner, c'est que la fonction idéologique des logiques mises en œuvre par ces nouvelles oligarchies n'est pas tant de mettre sous le boisseau des alternatives qui existeraient armées de pied en cap et qu'il suffirait de mettre en pratique « si tous les humains de bonne volonté voulaient bien se donner la main », mais seulement d'occuper, pour ainsi dire au moindre coût, le terrain historique qui se transforme en friche désarticulée et insalubre, malheureusement terreau principal de leur survie. Loin de moi l'idée de nier l'effarant suréquipement des forces de domination et de contrôle social, mais d'un autre côté il n'y a d'histoire humaine possible que parce que les représentations instituées du monde ont jusqu'à présent toujours fini par être en retard sur la réalité effective – ce qui n'est cela dit un gage de rien quant aux temps éventuellement à venir, et c'est bien pourquoi la passivité ne peut pas être une option.


Les totalitarismes anciens se sont construits sur le développement et le contrôle de la puissance de l'État, alors que les néo-totalitarismes qui se profilent cherchent à se construire sur le démantèlement néo-libertarien de l'État au profit de logiques de contrôles activées par des oligopoles déterritorialisés (privés par définition) : même les guerres sont en cours de privatisation au moins partielles, avec de plus en plus d'« armées privées » (cf. aux USA, en Russie, en Chine…).

Les totalitarismes anciens reposaient sur une « exportation » de la puissance des États concernés, quand les néo-totalitarismes récents reposent sur une logique territoriale de type mafieuse, considérée comme base arrière de repli dans l'optique d'une stratégie de prédation.

Autre point à souligner : les totalitarismes anciens étaient antireligieux, quand les néo-totalitarismes contemporains, que je préfère qualifier de fondamentalismes, se revendiquent ouvertement d'une divinité. Les similitudes ne doivent pas masquer les profondes différences ; je dirais même que l'accent mis sur ces similitudes est finalement un moyen de sous-évaluer la profonde originalité et spécificité historiques du développement des fondamentalismes. En effet, le fait d'essayer d'inscrire ces fondamentalismes dans la logique ancienne des fascismes revient surtout à s'interdire de comprendre le changement radical des contextes historiques ; c'est continuer à essayer de se revendiquer d'une continuité historique dont la remise en cause est pourtant au cœur de la redéfinition du présent. Ce qui se passe sous nos yeux est la conséquence d'une remise en question de l'ensemble de la dynamique historique caractéristique du XXe siècle, dont effectivement les totalitarismes sont un moment essentiel et incontournable : les dynamiques qui sous-tendaient le développement des totalitarismes au début du XXe siècle ne sont pas celles qui structurent le développement des fondamentalismes du début du XXIe siècle, quand bien même on pourrait déceler des similitudes superficielles : cela ne signifie aucunement que la situation présente n'est pas au moins aussi grave qu'alors, voir probablement bien pire. Et c'est bien parce que cette situation est potentiellement bien plus grave que la référence un peu trop facile aux totalitarismes d'antan devient problématique : paradoxalement, cela peut revenir à atténuer la gravité et l'intensité de la crise contemporaine, et à invisibiliser la bifurcation en cours hors des sentiers balisés et cartographiés.


Il a été souligné par maints observateurs que Poutine ou Trump, mais également leurs homologues turc, persan, israélien ou encore chinois (dans une moindre mesure) cherchaient à réactiver idéologiquement, au moins en partie, des logiques ressortissant aux impérialismes d'avant 1914 : cela signifie que tous ces acteurs, en particulier, mais ils ne sont évidemment pas les seuls, cherchent à s'abstraire des dynamiques historiques constitutives du siècle écoulé parce qu'ils ne les comprennent pas, en soulignant dans le même mouvement que chercher à contrer ces dynamiques américaine ou russe au nom des cohérences historiques qu'ils rejettent – c'est-à-dire maintenir une grille d'analyse qui repose sur une continuité du temps capitaliste relève également d'une forme de déni de ces dynamiques contemporaines qui, précisément parce qu'elles sont de facto en panne, permettent leur rejet antihistorique par certains acteurs. Pour le dire autrement, je pense que les fondamentalismes actent une rupture effective du temps historique, mais seulement négativement. C'est la raison pour laquelle ils sont si populaires, et également la raison pour laquelle les hérauts de la continuité historique sont, eux, devenus inaudibles, en particulier à gauche de l'échiquier politique puisque leur vision progressiste de l'histoire relève de leur ADN culturel.

Il est fondamental de noter que les réponses poutinienne ou trumpiste s'adressent à des problématiques les plus contemporaines, mais qui restent sans solutions dans le cadre des référentiels historiques hérités et institués : la montée généralisée des fondamentalismes politiques et religieux – qui est généralement traduite médiatiquement, et superficiellement, comme un développement des extrêmes droites – est d'abord la première face, la plus facile et la plus simpliste, d'une tentative de trouver des réponses aux impasses du présent en puisant au passé, un passé nécessairement mythifié, plutôt que d'emprunter la face inverse, dialectiquement plus exigeante et incertaine, d'un véritable dépassement. Le point central pour comprendre cette contradiction est bien de partir d'une situation bloquée par absence de perspectives encore rationnellement crédibles, d'une situation résultant d'un échec manifeste du cadre institué hérité (et ce, quelles qu'en soient les variantes). C'est parce que nous sommes devant un mur tout à fait manifeste d'incompréhensions de la situation réelle que les pseudo-solutions fondamentalistes peuvent s'exprimer. Je ne pense pas du tout que les fondamentalismes cherchent à « sauver le système » : au contraire ils sont une tentative de contournement de la problématique de son effondrement, en s'accrochant aux quelques branches idéologiques qui traînent encore…

Je dirais que les références activées par les fondamentalismes nous donnent indirectement la mesure de la période historique à reconsidérer : elles sont le thermomètre inversé des cohérences historiques en faillite. Par rapport au moment présent, le vertige négatif qu'incarnent les fondamentalismes (politiques, marchands et religieux) est l'envers du saut positif qu'il nous faut accomplir pour tenter de résoudre la crise qui secoue notre existence la plus immédiate et vis-à-vis de laquelle les solutions normalisées, et désormais éculées, sont disqualifiées.

De la même manière que les fondamentalismes nous permettent de définir en creux une échelle temporelle de la crise historique, leur développement rhizomique sur un plan spatial nous donne un indice de l'échelle géographique de l'espace en crise : on constate immédiatement que tant les découpages temporels que géographiques traditionnels qui structuraient nos sociétés sont concernés. À partir du même principe, on peut considérer que la diversité des milieux socio-culturels concernés par cette sensibilisation aux thèses fondamentalistes nous donne la profondeur de la désarticulation des rapports socio-économiques.

Pour utiliser le langage de Koselleck [1], l'espace d'expérience et l'horizon d'attente tels que le monde institué présent en a hérité sont devenus irréconciliables, et c'est leur antagonisme devenu désormais radical qui apporte la clé de lecture de la crise multiforme du présent. Cet antagonisme est traité sur le plan idéologique par les tentatives de réaligner soit l'un soit l'autre sur le terme restant, quand l'approche révolutionnaire consiste dans la nécessaire redéfinition simultanée des deux (avec ce que cela implique de part d'inconnu et d'indéfini, de jeu historique).

Nous ne pouvons pas sous-estimer que tout processus historique est de nature biface : il se lit toujours nécessairement, et contradictoirement, dans une dynamique de continuité et de rupture – ce qui ne veut pas dire qu'elles sont de même intensité. Cela signifie que toute interprétation qui s'appuie unilatéralement et exclusivement sur l'une ou l'autre se fourvoie. C'est cette double nature qui permet les basculements et les retournements de tendances.

Ainsi, il n'est pas possible de considérer que ce monde basculerait « simplement » dans une phase réactionnaire : l'intensification du développement des fondamentalismes n'exprime pas un processus historique au premier degré, mais doit être lue comme une réaction particulière à un processus historique global bien plus large qui suscite en retour ce moment fondamentaliste. Ce dernier n'est donc qu'un aspect de la problématique historique en cours. L'erreur à ne pas commettre est de chercher à comprendre ces fondamentalismes comme des réponses réactivées à des conflictualités politico-sociales déjà existantes, en sous-entendant que des forces instituées seraient alors « battues » dans le cadre d'une conflictualité balisée – du type « la guerre des classes existe, et c'est nous qui la gagnons »… Il me semble que l'essor des fondamentalismes exprime au contraire le revers d'une déréalisation des conditions héritées de la conflictualité historique. Les fondamentalismes répondent, du moins cherchent à répondre, à une bifurcation qui a déjà eu lieu, même si c'est finalement pour la nier.

On peut signaler également le dramatique appauvrissement intellectuel, conceptuel, culturel des fondamentalismes, et leur mise au ban de la complexité du réel qui se traduit par le rejet de toutes les ambiguïtés qui font le socle du vivant et de toutes ses diversités, rejet opéré à l'aune d'un prétendu « bon sens » toujours univoque, vidé de toute profondeur temporelle comme spatiale. Alors que la crise du capitalisme et de la société globalisée se manifeste par une uniformisation réductrice et un effondrement des diversités, tant culturelles que biologiques, c'est comme si les fondamentalismes politiques, marchands, religieux faisaient de la surenchère simplificatrice : ce n'est pas pour rien que la tronçonneuse est devenu l'outil symbolique de la négation du réel. Appauvrissement du monde et développement concomitant de l'intolérance vont ainsi de pair : l'intolérance est d'abord un mécanisme idéologique de défense contre le doute et le questionnement, une conjuration contre le foisonnement et l'ouverture du réel. Ce n'est pas non plus un hasard si la « sécurité » est devenue un concept idéologique cardinal pour les fondamentalismes, le sésame qui évacue par magie l'ambiguïté créatrice de l'altérité, la possibilité de se confronter positivement à l'inconnu, au non-maîtrisé, à la part aléatoire de toute existence.

L'IA (intelligence artificielle) et le transhumanisme tels qu'ils sont portés par les fondamentalistes pourraient passer pour contradictoires avec la charge progressiste que certains leur prêtent encore, mais un personnage comme Musk montre bien qu'il y a une identité profonde entre ces dérives technologistes et les fondamentalismes : la fiction d'une sécurité absolue par les machines, qui sont idéalement-idéologiquement appelées à fournir des réponses toutes prêtes et formatées à toutes les questions existentielles des humains, qu'elles concernent le corps ou l'intellect, en les libérant de ce qui devient pour eux le fardeau de donner un sens à leur vie, nécessairement faible, imparfaite, limitée, aléatoire, brouillonne, inexprimée, nuancée, contradictoire, indécidable, polysémique, impure, etc., toutes caractéristiques insupportables aux fondamentalismes.

Si une des conditions de la guerre est la simplification radicale des enjeux idéologiques, nous sommes effectivement mal barrés. Car, si un phénomène semble se développer, c'est bien celui d'une simplification drastique des enjeux de la diversité et de la complexité possiblement positive de l'existence générée par cette diversité. Les fondamentalismes sont ainsi devenus des monocultures idéologiques faisant écho aux monocultures agricoles et industrielles qui appauvrissent et laminent partout le vivant – dont la spécificité première est, du moins était, le foisonnement anarchique de la différenciation active. Ainsi, ce n'est pas la différence et la variété qui sont fondamentalement conflictuelles, mais au contraire le monolithisme, l'univoque, l'absolu, le dogme, la pureté, la perfection. Les sociétés humaines ont toujours cherché à codifier la gestion des ambiguïtés ; ce ne sont que les régimes autoritaires et totalitaires qui ont cherché à les extirper au maximum.

Les fondamentalismes contemporains ne font pas exception à ce constat. La différence avec les totalitarismes du début du XXe siècle, c'est que, quand ces derniers structuraient peu ou prou la conflictualité sociale autour de propositions autoritaires inversées, les fondamentalismes d'aujourd'hui s'élaborent face à une liquéfaction des rapports établis au monde. De plus, quand les totalitarismes anciens reposaient sur des excroissances du nationalisme, les fondamentalismes actuels sont une réponse particulière à l'inadéquation des espaces nationaux face à la mondialisation : rien d'étonnant, donc, si les fondamentalismes sont également des néo-impérialismes qui cherchent par un changement d'échelle à contrecarrer la tendance adverse positive qui réinterroge les fondamentaux d'un nouvel universalisme hors des carcans nationaux. Quand bien même cette tâche pourrait sembler insurmontable.

LOUIS
Colmar, mars 2025.
Texte repris du blog « En finir avec ce monde »




14.04.2025 à 08:59

Ailleurs et autrement

F.G.

Les éditions L'échappée ont opportunément publié, à la suite de la disparition d'Annie Le Brun (1942-2024), un précieux ouvrage d'entretiens avec elle. Avec cette heureuse initiative – ce bel hommage, en vérité –, L'échappée nous permet de revenir sur « cette voix unique » qui ouvrit la perspective de n'être jamais prise pour un écrivain ni d'avoir jamais projeté de faire œuvre. « J'ai écrit, précise-t-elle, seulement pour savoir où j'allais ». Et perdus que nous sommes dans le brouillard (…)

- Marginalia
Texte intégral (882 mots)


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Les éditions L'échappée ont opportunément publié, à la suite de la disparition d'Annie Le Brun (1942-2024), un précieux ouvrage d'entretiens avec elle. Avec cette heureuse initiative – ce bel hommage, en vérité –, L'échappée nous permet de revenir sur « cette voix unique » qui ouvrit la perspective de n'être jamais prise pour un écrivain ni d'avoir jamais projeté de faire œuvre. « J'ai écrit, précise-t-elle, seulement pour savoir où j'allais ».

Et perdus que nous sommes dans le brouillard de plus en plus dense de cette très basse époque, il est bon de s'égarer en sa compagnie dans la lecture de Sade, de Jarry, d'Hugo ou de Breton. Ou encore dans celle du Trop de réalité (Gallimard, « Folio essais », 2005), son ouvrage sans doute le plus connu. Impérative lecture, oserais-je, quitte à se laisser prendre par le vertige de ses mots pour en ressortir ragaillardis et heureux d'avoir mis nos pas maladroits dans les siens. Car, disons-le, avec Annie Le Brun, nous sommes en présence d'un caractère singulier dont la force même nous console des turpitudes communes auxquelles nous nous plions bon an mal an. Pour survivre, y compris socialement.

L'équilibre précaire de notre progression sur une ligne de crête affutée comme une lame de rasoir, rend familier l'abîme ouvert par le désir qui fascine tant. D'un inconfort vivifiant, l'exploration de ce monde inconnu qui nous habite autant que nous l'habitons, gagne en vitalité et surtout stimule notre audace, dans le sens où se laisser inspirer par « cette force de séduction qui nous relie à l'altérité » nous emporte, de mots en images, vers des nécessités qui ne sont réductibles ni à l'une ni à l'autre, mais crée un mouvement, une dialectique pleine de mystères et si chère à notre coeur. Là où « notre respiration sensible se manifeste », ajoute Annie Le Brun.

« Les mots surgissant pour dire ce qui ne peut être montré et les images paraissant pour donner forme à ce qui ne peut être dit », de la toile à la page et inversement. Dans une intimité partagée, le petit miracle de la lecture et de la contemplation ne doit pas être pris à la légère et son invite négligée. Une divagation d'explorateur disponible pour toutes sortes d'aventures, visuelles, charnelles, olfactives, gustatives, en volume et en relief, d'imaginaire à imaginaire, comme on donne la main à un ami qui chemine à vos côtés lors d'un passage difficile particulièrement escarpé. Ce qui n'a pas de prix.

Il ne s'agit pas, vous l'aurez compris, d'avoir le dernier mot, contrairement au culte de la servitude et à la pratique familière des simulacres qui réduisent à rien ou presque rien « la soudaine et stupéfiante lumière » qui parfois éclaire l'ombre du désir. Cette ombre, elle nous fascine pour peu que l'on ne soit pas totalement décervelé, sans volonté et sans désir.

Avec la « culture » [sic] Power Point, l'écrasement de la signification et l'insensibilisation qui s'en suit se traduisent toujours par une banalisation de la forme et une neutralisation du fond. Face aux maillages très serrés qui, du marketing au management, se nourrissent d'injonctions et d'ignorance, est-il encore possible de se faufiler dans ces chemins de traverses, de s'abandonner à l'insistant désir de voir s'élargir l'horizon ? Il faut y croire car, pour nous évader, du « trop de réalité », il n'est d'autre moyen de transport que le « désir », cette lumière du désir qui « change tout ». Il y a quelque chose de vertigineux, dit Annie Le Brun, dans l'émulation des errants divagant entre les mots et les images.

En guerre contre les idéologies, Annie Le Brun nous réjouit, tant son cheminement nous prend résolument à rebrousse-poil. Le « monde de la culture », l' « art contemporain » sont désormais l'objet d'un culte aveugle qui privilégie la forme narcissique d'une volonté telle qu'elle s'inscrit dans un marché qui enrôle l'imaginaire dans un « process ».

Avec ses grands airs, l'art, qu'il soit ersatz d'imaginaire dans un monde qui s'enlaidit ou version adaptée à la nécrologie de la quête d'une créativité sans aura (Walter Benjamin), signe, par la conformité de ses ambitions, l'expression d'un échec éternellement réinventé.

Jean-Luc DEBRY
Collias, avril 2025.

07.04.2025 à 09:53

À la recherche du temps gagné

F.G.

■ Jorge VALADAS ITINÉRAIRES DU REFUS Chandeigne et Lima, « Brûle-frontières », 2025, 272 p. « Sur le terrain vague de la mémoire, écrivit Pierre Drachline, poussent ces herbes folles que l'on nomme, à défaut d'un mot plus précis, des souvenirs. » La mémoire, il l'a fidèle, Jorge Valadas, et précis les souvenirs, même les plus lointains. Au point qu'à lire ces Itinéraires du refus, on se trouve subitement plongé dans les siens propres avec, en tête, une idée perturbante : de quel bois (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (3278 mots)


■ Jorge VALADAS
ITINÉRAIRES DU REFUS
Chandeigne et Lima, « Brûle-frontières », 2025, 272 p.


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« Sur le terrain vague de la mémoire, écrivit Pierre Drachline, poussent ces herbes folles que l'on nomme, à défaut d'un mot plus précis, des souvenirs. » La mémoire, il l'a fidèle, Jorge Valadas, et précis les souvenirs, même les plus lointains. Au point qu'à lire ces Itinéraires du refus, on se trouve subitement plongé dans les siens propres avec, en tête, une idée perturbante : de quel bois est-il fait, ce bougre, pour exhumer des souvenirs de ce long et volatil temps de l'enfance avec une telle aisance et précision ? Car il semble se rappeler de tout, Valadas, de la couleur d'un ciel, d'un parfum de sa mère, d'une douceur pâtissière d'un jour de gloire, de sa lecture précoce de Walter Scott, de ses tout premiers refus, du Lisbonne des années 1950 et 1960 – dont il dresse un tableau pointilliste et saisissant de vérité à partir des souvenirs tenaces de ce qu'il percevait, enfant puis adolescent, de l'air oppressant qu'on y respirait.

Il est vrai que Jorge Valadas a visiblement intégré tout jeune cette tribu d'êtres têtus qui, dès qu'ils les ont entendus et assimilés, habitent « les mots de Liberté et de Révolution » comme pièces essentielles d'un puzzle en construction permanente. Dès lors, dans leurs imaginaires vagabonds, ils sont toujours là, prêts à servir, comme balises inspirantes. Le reste est affaire de ténacité, de culture, de pratique et de quête des lointains. « Les choses – écrit-il – cherch[aient] leur place dans mon esprit. » En 1956, c'est à Budapest que les mots « liberté » et « révolution » prennent forme et sens. Un peuple s'y soulève contre le Parti dit communiste, occupe les usines, crée des conseils ouvriers, ouvre la voie de sa propre émancipation. Les chars de l'Armée rouge la refermeront. Par anticommunisme, le pouvoir salazariste soutient les Hongrois. Le petit Jorge a onze ans quand il se rend, en compagnie de son père, un homme d'ordre et de morale plutôt favorable au régime, à sa première manifestation. Pour protester contre la tuerie de Budapest, précisément. C'est l'idée de « Liberté » – avec majuscule – qui anime le gamin, cette liberté que les chars russes ont écrasée. Cela dit, au fond de lui-même, il sent bien que les salazaristes qui ont organisé ce rassemblement, et qui se veulent, par anticommunisme, les porte-voix des insurgés, n'ont, en matière de liberté, aucune leçon à donner à personne. Son père semble le penser aussi, mais en silence.


De chapitre en chapitre, la plume alerte de Jorge Valadas nous entraîne dans un voyage au long cours relevant tout à la fois du parcours d'apprentissage, de la pérégrination esthétique, de l'aventure humaine, de l'expérimentation politique et de l'appel du large. Tout cela, avec la claire volonté de faire en sorte que ce road movie existentiel échappe aux effets négatifs du passage du temps, dont le plus ravageur est sans soute de figer l'ancienne mémoire dans le poncif, le convenu ou le nostalgique. Ce pari, car c'en est un, Jorge Valadas le tient du début à la fin de ces Itinéraires, ce qui ne l'empêche pas, au gré des pages, de manier la mélancolie comme elle doit l'être, c'est-à-dire comme un sentiment qui pense… À ce pèlerinage de Fatima, par exemple, où, enfant, il s'est senti « immergé dans un monde laid, terrible, méchant », un univers de « peur » forgeant à jamais en lui un « refus définitif des situations de masse, de cette dissolution de l'individu dans la foule, de l'irrationnel devenu force collective », mais aussi la conviction que cette « peur » majuscule de la religiosité ne pouvait « se surmonter que par le travail de l'imaginaire ». Il n'en manque pas d'imagination, le jeune Jorge. Il s'exerce à l'aiguiser lors de ses séjours d'été sur l'île d'Abódora (du Potiron), dans l'Algarve. Ce « temps d'un présent immobile où le futur n'a pas encore sa place », il le vit dans le bonheur de la découverte et du saisissement du sentiment du désir, mais aussi dans la lecture de livres d'histoire, forcément avalisés par la censure salazariste, où toujours le gamin s'identifie aux « infidèles pourchassés » plutôt qu'aux « chevaliers chrétiens » qui les traquent. Le pli est pris, en somme. « Hors des normes », et pour longtemps.


« Le sens de la vraie vie, note Jorge Valadas en se remémorant la sienne propre, est dans le pas de côté ». C'en est un, et comment, de s'inscrire, en septembre 1963, à l'École navale d'Alfeite, sur l'autre rive du Tage. L'appel du large, là encore. L'expérience tient pourtant de l'épreuve, du moins au début : bizutage, humiliations, l'infâme panoplie de vexations dont sait faire preuve la gente militaire. Le jeune homme en tire une leçon : faire le « maximum du minimum » pour éviter de se faire remarquer. Utile principe de survie, il est vrai, quand on a compris « qu'en face nous avons des nuls et des lâches ». Mais la résistance à la bêtise galonnée exige parfois un pas de plus, collectif cette fois, pour marquer la frontière. Il se fait, au cours d'un exercice militaire stupidement ordinaire, dans un acte d'insubordination caractérisée : un refus de crapahuter, un sit-in dans la nuit et une réponse toute prête, décidée collectivement, pour l'aube qui vient toujours : « Arrêtez-nous, menottez-nous ! Nous refusons de jouer le jeu. » Les gradés n'en feront pas un plat. La résistance est donc possible. Plus tard, mi-janvier 1966, c'est la découverte de l'Afrique. Amarrage au port de Bissau – en Guinée « portugaise », comme disent les officiels. Une semaine – le temps de découvrir l'horreur de la guerre coloniale – et une image traumatisante : un groupe d'hommes à moitié nus, couchés à même le sol, le regard vide ; « des terroristes », dit l'officier de service ; ils viennent d'être torturés, détruits. « Jusqu'à ce moment précis, écrit l'auteur, la guerre coloniale était fondue dans le paysage, tenue à distance, masquée par la végétation luxuriante. À partir de ce moment, elle fait une entrée concrète dans nos vies. Je pense à Joseph Conrad, nous étions au cœur des ténèbres. » Ce qui se noue chez lui à cet instant précis, c'est une certitude : refuser cette sale guerre. Sa décision de déserter est prise, irrévocable. Il choisit le chemin de l'exil en juillet 1967.


Mais c'est difficile de partir parce qu'il y a la famille, à qui, pense-t-il, il doit la vérité. Son père s'effondre. Il anticipe les conséquences que l'acte de son fils pourrait avoir sur sa propre carrière de professeur et menace de le dénoncer à la police. « Il n'en est pas question ! », dit la mère. Fermement. Le lendemain, elle accompagne son fils à la gare et, sur le quai, lui murmure cette phrase inoubliable pour lui : « Si c'est pour ton bonheur, alors je veux que tu partes ; n'oublie pas de nous écrire. »

Le cap, c'est Paris. Un petit hôtel à Montmartre ; une connaissance, Françoise, militante anticolonialiste ; une démarche sans succès place Kossuth, siège du PC, pour voir s'il peut être assisté ; des déambulations incessantes dans la Ville-Lumière ; des petits boulots alimentaires ; une découverte renversante : celle de l'excellente revue portugaise d'opposition et d'orientation marxiste anti-autoritaire, Cadernos de circunstáncia, au sous-titre alléchant pour l'exilé qu'il est devenu : « Analyse et documents sur la vie portugaise [1]. Ils compteront beaucoup dans sa vie.


Au ressac de Mai-68, c'est un retour « au temps qui ne fait que passé », comme dit un poème surréaliste. Un tunnel qu'illumine, cela dit, la fierté d'avoir été de l'aventure et d'y avoir tenu sa place dans le maelström d'une vie enfin digne d'être vécue. Le retour à la normale, pour Jorge, c'est d'abord la quête d'un faux passeport – que lui fournira José Hipólito dos Santos, un disciple portugais du génial faussaire Adolfo Kaminsky [2] –, une activité salariée, des cours pour étudiants étrangers à Sciences Po – « un désastre ! » – et la conviction définitivement acquise que Georges Navel avait raison, dans son inoubliable Travaux, de postuler que, tous comptes faits, il valait toujours mieux opter pour « l'apprentissage en autodidacte ».

L'exil, le sentiment de l'exil, sa dimension existentielle sont au centre de ce livre, qui explore toutes les phases par lesquelles passe l'exilé : la fierté d'avoir atteint son but ; la sensation de solitude qu'il génère ; la rage qui en résulte ; la blessure qu'on en retire et que jamais rien ne guérit, pas même le retour à l'étrangère terre première. Car exilé on l'est et on le reste à jamais, pour soi et pour les autres. Un être venu d'ailleurs et dont l'ailleurs est dans la tête. « Se sentir étranger à tout et à tous, note Jorge Valadas, procure une immense fatigue », une fatigue à double entrée en réalité : celle qui émane d'une obligation à fuir et celle qui provient du sentiment que cette fuite obligée a doté l'exilé d'une « richesse intérieure » augmentée. La surmonter, cette fatigue, c'est parvenir à « s'exiler de l'exil » pour retisser un lien possible avec le pays d'origine, en sachant qu'on n'en sera jamais vraiment parce que, quelque part, on se sentira toujours comme étant d'une partance et d'un retour, ou plutôt de ce mouvement, du mouvement. Un homme aux semelles de vent, en somme.

Ça tombe bien parce que Jorge Valadas aime les voyages. C'est ainsi que, doté de son faux-vrai passeport et d'un visa délivré sans problème par l'Ambassade américaine de Paris, il décide, en septembre 1970, accompagné de son amie Jackie, étudiante à l'Université de Pennsylvanie, de traverser l'Atlantique. Sur les conseils de Ngo Van, il y rencontrera, à Boston, le grand Paul Mattick [3], théoricien du communisme de conseils, mais aussi son fils –Paul Jr., digne héritier politique de son père – qui deviendra un ami proche.


L'exil, encore, mais en sens contraire cette fois… Sur le chantier où il travaille comme électricien, Jorge apprend par deux collègues portugais, déserteurs eux aussi, que, ce 25 avril 1974, les jeux sont faits : « Le régime est tombé ; ils viennent de l'annoncer à la radio ». Dès lors, l'appel du retour se fait irrésistible. Le 3 mai, il prend le Sud-Express à Austerlitz, via Lisbonne, accompagné d'un copain du Mouvement du 22 mars de Nanterre. À la frontière, aucune police ne contrôle aucun papier. « Lisbonne vit dans la liesse », écrit-il. Et la liesse, il faut en profiter parce que, généralement, elle s'estompe vite. Ce qui l'enthousiasme, lui, c'est que le mouvement des grèves et occupations prend vite, qu'il s'auto-organise à la base : des comités de travailleurs, d'habitants, de soldats poussent comme mille fleurs dans le printemps lisboète. De quoi avoir le cœur et la tête en liesse, même quand on connaît la capacité des bureaucraties de toutes sortes, mais surtout du Parti communiste, à confisquer à celles et ceux qui les ont acquises, leurs plus belles victoires.

« Un soir, écrit Jorge Valadas, je croise à Lisbonne un copain d'exil de Paris. Il déambule un peu perdu. Le nom des rues, le numéro des trams, la géographie de la ville, il a tout oublié. Lui, qui avait vécu toute sa vie à Lisbonne, erre dans les rues comme s'il avait débarqué à Buenos Aires. Inconsciemment, me dit-il, il avait rayé la ville de sa tête. » Le retour d'exil, c'est toujours comme ça : le cœur balance entre bonheur et tristesse. Et c'est bien normal, le bonheur parce qu'on a été d'un endroit et la tristesse parce qu'on n'en est plus, qu'on est définitivement d'ailleurs. Au mieux on a toujours une tête qui dit quelque chose au bistrotier du coin de sa rue, mais pas davantage. La césure est faite, et elle est définitive. Reste la famille : le visage radieux de sa mère, malade, respire le bonheur en voyant son fils ; son père et sa sœur sont moins expansifs, même si on les sent heureux. Mais rien n'y fait, là encore, on n'est plus d'ici, ni de cet espace, ni de ses anciennes habitudes, ni même de sa chambre. « Ce que je ressens terriblement, écrit Jorge Valadas, est la distance aux autres, une séparation, un mur, un mur infranchissable. » Il lui faudra donc rompre une fois encore, et cette fois-ci avec l'illusion d'un retour au pays de l'enfance. C'est un choix qui rend triste, dit-il, mais qui suscite une sensation apaisante de calme intérieur. « Lisbonne est à nouveau une pensée, une sensation, une lumière très blanche », note-t-il. Un ailleurs, en somme. L'exil, ce sera toujours une absence de lieu et le lieu d'une présence.


On ne fera qu'évoquer, parce qu'on préfère laisser le lecteur les découvrir, les deux chapitres finaux – « La lumière de la vie » et « Réconciliation attendue » – où il est question de la fin de vie de la mère et du père de l'auteur. L'émotion qui s'en dégage y est difficilement communicable tant elle est liée aux mots qui la portent. L'un des chapitres est précédé d'une citation de B. Traven, cet exilé définitif. Elle dit : « Il faut savourer la vie tant qu'elle dure et en tirer le plus possible, car la mort est en nous depuis l'instant de notre naissance. » La vie, elle bruisse à chaque page de ce livre qui s'attache à restaurer, dans un mouvement permanent, la mémoire des douleurs et des plaisirs, intrinsèquement mêlées.

À son auteur, Jorge Valadas, et en hommage à ce que la lecture de ce livre nous offre, cette phrase d'un ami qui résumait sa vie ainsi : « J'ai vécu des jours de merveille que l'inquiétude attisa toujours. » C'est ce que j'ai ressenti, je dois dire, en lisant ces superbes Itinéraires du refus.

Freddy GOMEZ


[1] Cette excellente revue fit paraître sept numéros de novembre 1967 à mars 1970, tous édités à Paris.] » ; des amitiés qui se tissent ; ce Mai-68 qui couve et qu'il ne ratera pas. Quand éclate l'événement, Jorge et son copain Charly – un sosie de Bakounine – travaillent pour une association liée à la mouvance de la gauche laïque dont le siège est rue de Trévise, à deux pas des Folies Bergère qui, une fois occupées par son personnel, deviendront, « dans une ambiance de gaîté et de liberté », leur Quartier Général. Et puis il y a Censier, la fac occupée, une « caverne d'Ali Baba » où l'on croise, au comité étudiants-ouvriers, des « êtres d'une générosité et d'une force exceptionnelle », mais aussi quelques « bolchos bordiguistes » qui font froid dans le dos. C'est là, dans cette agora de la liberté de parole sans rivages, que Jorge rencontre deux personnages essentiels : Ngo Van et Paco Gomez [[Sur Ngo Van, lire, de José Fergo, "L'homme du Mékong et la terre promise » et, sur Paco Gomez, « Portrait d'un homme réservé », toujours de José Fergo).

[2] Sur ce faussaire de génie, nous renvoyons à « Un expert en modestie » (Monica Gruszka).

[3] Lire Paul Mattick, La Révolution fut une belle aventure : des rues de Berlin en révolte aux mouvements radicaux américains (1918-1934), L'échappée, 2013. Cet ouvrage est annoté par Charles Reeve (Jorge Valadas).

31.03.2025 à 10:28

Digression sur la merde ambiante

F.G.

On étouffe, c'est clair qu'on étouffe, chaque jour, chaque matin, au premier jet informationnel qu'on prend dans la gueule. On étouffe de colère, d'indignation. Comme jamais, sans doute. Les doses d'infamie que les médias nous injectent ont un effet paralysant évident. Non seulement, ils nous déforment au lieu de nous informer, mais ils se livrent à leur exercice quotidien de désinformation avec un enthousiasme qui défie la raison. Mollo, entends-je dans les tribunes : « Il y a média et (…)

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On étouffe, c'est clair qu'on étouffe, chaque jour, chaque matin, au premier jet informationnel qu'on prend dans la gueule. On étouffe de colère, d'indignation. Comme jamais, sans doute. Les doses d'infamie que les médias nous injectent ont un effet paralysant évident. Non seulement, ils nous déforment au lieu de nous informer, mais ils se livrent à leur exercice quotidien de désinformation avec un enthousiasme qui défie la raison. Mollo, entends-je dans les tribunes : « Il y a média et média ! » Tu l'as dit bouffi, mais il y a surtout média et médié. Et le médié subit toujours le média, comme le paysan la loi du Marché des industries de l'empoisonnement de la terre, l'ouvrier celle du « où tu bosses à mes conditions où je te jette », l'étudiant celle du silence académique sur Gaza sous menace – s'il le transgresse – de sanction administrative et l'émigré, l'Autre, notre frère, celle du délit perpétuel de sale gueule. Basta du survol objectivé quand l'abjection nous pète à la gueule et que, chaque matin, l'infocom publique et privée la relaie, sur le ton du proc, du docte, voire du badin, à grands coups d'approximations, de fausses vérités et de sentences de café du commerce. Ras-le-bol de cette mafia de commentateurs tout-terrain qui, depuis une bonne décennie, a transformé l'information en réceptacle à mensonges, en conteneur à bassesses et en piège à cons. Ça déborde de partout.


Moi, mon truc, je l'avoue, c'était plutôt, France-Cul. Parce que je suis service public, que France-Info m'a toujours gonflé et que France-Inter s'est couché, depuis le référendum de 2005 (qu'elle a perdu, comme Sarkozy), devant tous les mirages du néo-libéralisme cannibale et technophile, cette courroie de transmission du trumpisme, du « libertarianisme » et du post-fascisme.

Un temps, France-Cul, m'était donc apparue, dans le domaine de l'information banale, disons, comme une sorte de moindre mal. La chaîne assumait un chouïa de hauteur de vue, une petite différence de ton, un zeste d'impertinence – surtout culturelle. Et puis, comme tout passe et trépasse, Guillaume Erner, l'inamovible responsable de « sa matinale » depuis désormais dix ans, aussi à l'aise dans ses pantoufles que convaincu de son talent d'animateur, a si bien compris ce qu'était le pluralisme que, pour un Rancière invité une fois tous les cinq ans, on s'y tape tous les matins, en style décalé, la Voix de son Maître, que le patron sert avec, disons, constance depuis au moins 2019, date à laquelle le Prince, empêtré dans la « crise des Gilets jaunes », lui avait demandé, excusez du peu, de modérer un « Grand débat des idées » auquel se prêtèrent sans honte soixante-quatre intellectuels de cour (ou de jardin). Et Erner s'exécuta, trop content de coacher le Gotha de l'intellect.

Aujourd'hui, France-Cul., c'est out pour moi ! Même si l'excellent Johann Chapoutot est passé à une de ces récentes « matinales » pour présenter, devant un Erner dubitatif et parfois agacé, son dernier livre, Les Irresponsables [1], où il explique par quels mécanismes, à devoir choisir entre Hitler et le Front populaire, l'extrême centre allemand opta, entre mars 1930 et janvier 1933, pour la croix gammée contre le drapeau rouge. En précisant que, sans cet apport de respectabilité, il n'est pas dit que les nazis aient pu prendre le pouvoir. Ça fait écho, non, à une certaine actualité, disons « glissante » ?


Le thème de cette digression – « la merde ambiante » – m'est venu à la lecture du très touchant texte d'une amie récemment paru sur « Lundi Matin » : Évacuation de la Gaîté lyrique : « la merde ambiante se propage ». Cette merde ambiante, elle nous sature le quotidien. Les usines à vidange du purin informationnel, il faut les chercher du côté des médias déjà fascisés de Bolloré [2], marchand de malheur en Afrique et promoteur de l' « union des droites » en France. Dans le reste du paysage médiatique, public comme privé, de BFM à TF1 et de LCI à France 2, la contagion thématique extrême-droitarde opère jour après jour. Au point que, quand un Apathie rappelle la violence de la France dans la colonisation de l'Algérie, on le dépose sur le champ. Apathie, vous vous rendez compte, ce si fidèle serviteur de l'ordre jupitérien quand les Gilets jaunes le perturbaient ! La merde ambiante, elle est aussi là, dans cette capitulation en rase campagne de la quasi-entièreté d'une profession ramenée à n'être plus que chien couché devant ce cauchemar postfasciste qui monte et qu'elle alimente quotidiennement en se faisant, par exemple, le porte-copie fidèle d'un pathogène Retailleau, le plus sinistre « républicain » qu'on ait jamais connu… depuis Darmanin-la-Matraque. C'est dire si la crapulerie se duplique à grande vitesse.


Dans cette merde ambiante, la « reprise » de la Gaîté lyrique par la police restera un exemple d'ignominie partagée par toutes les composantes de l'Ordre politico-policier-administratif parisien. Résumons sans trahir. Des mômes, mineurs sans papiers ayant dû fuir la misère comme on fuit la mort quand elle menace ; des mômes qui – informés de l'expulsion imminente du théâtre qu'ils occupaient pour exiger de l'État ou de la Mairie de Paris des conditions d'hébergement dignes dans l'attente que leur dossier de reconnaissance comme mineurs isolés soit examiné par l'autorité administrative – ont d'eux-mêmes décidé de vider les lieux ; des mômes, remplis de fierté pour ce qu'ils ont accompli de grand, d'énorme : défier l'autorité sur le plan de la morale publique, des principes et des droits humains, s'auto-organiser en collectif, être capables d'occuper un théâtre et de l'habiter pendant trois mois, à 400, dans des conditions difficiles, le lieu n'étant pas prévu pour cela ; des mômes qui, dans cette nuit froide du 18 mars 2025, au lieu de se disperser, décident, serrés les uns contre les autres sur les marches du théâtre, d'attendre l'arrivée des flics ; des mômes que, dans la nuit, rejoignent leurs nombreux soutiens, celles et ceux qui se sont battus pour eux, et continueront de le faire ; des mômes qui, à 5 h 30 du matin, voient débarquer un demi-millier de flics et cinq camions de pompiers ; des mômes qui, trois heures durant, subissent une nasse très longue dans un silence et un calme impressionnant ; des mômes qui, au lever du soleil, reprennent leurs slogans et font résonner leurs tambours ; des mômes qui, contrairement aux assurances données par la socialiste Hidalgo, édile de la Ville-lumière, voient les flics charger sans sommation, matraquer, gazer à bout portant, viser les yeux ; des mômes livrés à la chasse à l'homme, poussés dans des paniers à salade, là et ailleurs, à Pont-Marie, à l'Hôtel de Ville, à la Bastille, partout où ils ont imaginé des bases de repli possibles ; des mômes malheureux, brisés, livrés à eux-mêmes et à la terrorisation policière, au harcèlement, à la volonté flicarde de leur casser le moral et les côtes et, pour plusieurs d'entre eux, bien atteints, d'être pris en main par les seuls pompiers, mais sans que jamais ne soit donné le moindre ordre de transfert vers un hosto.

Voilà, c'est ça quand la merde déborde parce que toutes les autorités s'y mettent : l'État voyou qui a refusé toute solution de relogement ou même d'hébergement provisoire, renvoyant la balle à la Mairie de Paris ; Hidalgo, faisant de même mais en sens inverse, et qui a menti sur divers plateaux en présentant comme « majeurs » des jeunes que les services autorisés reconnaissent principalement comme mineurs ; Najat Vallaud-Belkacem, enfin, présidente de France terre d'asile, qui se déclare solidaire des mineurs isolés, tout en les soumettant à des procédures éprouvantes et sans espoir d'aboutir.

Le reste est à l'avenant : les jeunes étant en procédure de recours de minorité, les soixante interpellations opérées sont scandaleuses, et illégales les vingt-cinq obligations à quitter le territoire (OQTF, le sigle préféré de Retailleau). Quant à vouloir les expédier à Rouen quand leur dossier est traité en région parisienne, c'est kafkaïen. À moins que la logique administrative française, dont la perversion est avérée depuis belle lurette chaque fois qu'il s'agit d'emmerder un étranger, un émigré, un réfugié ou un apatride, s'applique, dans le cas de ces mineurs isolés, avec assez de lenteur et embrouilles, pour qu'à la fin le mineur devenu majeur rentre enfin dans la case prévue à son endroit : « expulsé ». Avec un coup de tampon rouge !

Aujourd'hui, pour ces mômes, c'est retour à la case départ : la rue, la galère, la traque. Aux dernières nouvelles, Retailleau a ordonné l'évacuation du campement de fortune que certains jeunes avaient établi sur les quais de Seine. Une honte !

Je ne sais pas vous, amis lecteurs, mais moi j'ai un peu le moral dans les chaussettes. Et quand il descend si bas, c'est toujours mauvais signe. Il est vrai que, ces temps-ci, on n'a pas été aidé par le cours des choses, par la marche accélérée du monde vers l'abîme. Bien sûr il faut résister à l'accablement, puiser au passé des anciennes révoltes, garder le cœur chaud et la tête froide, cultiver encore et toujours la flamme d'un possible retournement de situation. Bien sûr…, mais, ce qui résonne en moi, ce soir, sur le point de conclure cette digression, c'est une phrase d'un ami philosophe, Américo Nunes, disparu en 2024 : il disait qu'il fallait être « au cœur des ravages du réel du mensonge pour comprendre en quoi il est toujours déconcertant ». Déconcertant… C'est le qui mot convient le mieux, sans doute, à ce qui pointe un peu partout, à ce qui fait « esprit » du temps, au non-maîtrisable par la raison raisonnante, à la folie ambiante, au réel ravagé d'un monde qui, peut-être, court vers l'abîme. Et nous y pousse.

Il est possible que Trump passe ou trépasse, que Musk soit renversé par l'infini mouvement du Capital quand il sera contrarié par sa déraison patente ou que, lassé de voir ses Tesla cramer et ses actions en bourse chuter, il nous lâche enfin la grappe en réinvestissant son blé dans le segment des nains de jardin, par exemple. Tout est possible, même le moins probable. Mais le plus déconcertant, dans les ravages du réel, c'est la vitesse à laquelle les consciences se corrompent, les réflexes s'amenuisent, les repères se perdent, les repositionnements opèrent, la vie se recroqueville.

C'est sur ce terrain qu'il faut penser, tenir, résister, lutter. Ce terrain, c'est celui de la préfiguration, à nos échelles, d'un autre monde qui serait l'exact contraire de celui, atroce, qui suinte des discours guerriers des Trump, Musk, Poutine, Netanyahu, Van der Leyen ou Macron. Aux docteurs Folamour du Capital et de la Guerre, il faut opposer une détermination fondée sur quelques principes : le refus de la guerre, le rejet de la haine de l'Autre, la refonte d'un monde écologiquement et socialement vivable et, pour y parvenir, la fraternité active, indispensable, entre tous les dépossédés.

D'une certaine manière, dans le froid d'une nuit de fin d'hiver, la lutte exemplaire des « mineurs isolés » parisiens de la Gaîté lyrique a ouvert le chemin. Contre la merde ambiante et tous ses porte-voix, sur tous sujets, et pour ne pas mourir d'asphyxie, il faut l'amplifier, cette résistance.

Freddy GOMEZ


[1] Johann Chapoutot, Les Irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ?, Gallimard, NRF-Essais, 2025. Le podcast de cette émission est curieusement introuvable sur le site de France-Cul. No comment !

[2] CNews, le JDD, JDNews, Europe 1, Sud Radio, Valeurs actuelles et Frontières sont propriétés de Bolloré.

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