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Nous n’avons pas fini de sévir, toujours à contretemps. Il n’est pas de dissidence possible sans fidélité à ce qui nous a faits.

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26.10.2025 à 20:19

Folies d'Espagne. Ombres et lumières d'un anarchisme de guerre.

F.G.

Cet ouvrage est disponible en librairie ou peut être commandé auprès de L'échappée. En des temps déjà anciens, des êtres sont montés à l'assaut du ciel d'Espagne avec la force de résister au fascisme tout en jetant les bases d'un monde sans domination ni exploitation. Le souvenir de cette révolution espagnole de 1936, belle comme la radieuse déraison libertaire qui la porta, resurgit après la mort de Franco en 1975. Puis au cours des années 1980, il s'enlisa dans les sables de l'oubli (…)

- Nos livres
Texte intégral (1077 mots)

Cet ouvrage est disponible en librairie ou peut être commandé auprès de L'échappée.


En des temps déjà anciens, des êtres sont montés à l'assaut du ciel d'Espagne avec la force de résister au fascisme tout en jetant les bases d'un monde sans domination ni exploitation. Le souvenir de cette révolution espagnole de 1936, belle comme la radieuse déraison libertaire qui la porta, resurgit après la mort de Franco en 1975. Puis au cours des années 1980, il s'enlisa dans les sables de l'oubli d'une Espagne où la « transition démocratique » vers le tout-marché se fonda sur un accord entre une « droite » et une « gauche » pressées d'enterrer le vieux projet d'émancipation sociale et humaine dont le mouvement ouvrier espagnol, sous influence anarcho-syndicaliste, avait été l'indéniable artisan.

Folies d'Espagne s'intéresse aux ombres et lumières de l'activité anarchiste durant la guerre civile et dresse un panorama critique des succès et des échecs de cette révolution où, pour la seule fois dans l'histoire, du moins aussi massivement, un peuple en armes résista au fascisme tout en aspirant au communisme libertaire.

Composé à partir de recensions d'ouvrages parus le plus souvent en espagnol et inédits en français, ce recueil repose sur un suivi méthodique, et parfois polémique, des débats historiographiques qui agitèrent le post-franquisme.

TABLE

En guise de préambule.
Les organisations.
Les anarchistes dans la guerre d'Espagne : éléments de chronologie.
Variations sur une guerre sociale.
Délits de suite et résistances.
Varia.
Index des noms.


CITATIONS

● « L'histoire de l'anarchisme, même honnêtement écrite, et celle de l'anarchisme en révolution plus particulièrement, laisse toujours, ou presque, une impression de manque. La cause est évidente : c'est qu'à la traiter selon les seuls instruments statistiques et méthodes d'analyse des historiens, elle passe le plus souvent à côté de l'essentiel, ce tremblement collectif qui accouche d'un monde nouveau, cette émotion partagée d'une insurrection des esprits, cette croyance soudaine que la vie s'avance et qu'elle est bonne à prendre. Pour dire cela, il faut casser les moules et ne reculer devant aucune audace. »

● « On peut gloser sur l'illusion lyrique d'une époque que le triste temps présent rend si lointaine qu'elle prend des airs de légende. On peut y critiquer aussi cette part importante d'optimisme volontariste qu'elle portait en elle, ce goût immodéré pour la grandiloquence et la mystique révolutionnaire. Il n'empêche, ces éléments étaient bien constitutifs du rêve émancipateur. »

● « Augmentés jusqu'à devenir légendaires ou censurés jusqu'à se perdre dans les marais de l'oubli, les souvenirs des uns et des autres, entre trop-plein et non-dits, restituent pourtant la même part du rêve que la défaite a brisé : l' « exilé de l'extérieur » l'a cultivée jusqu'à l'obsession quand « l'exilé de l'intérieur », lui, l'a refoulée pour ne pas avoir à en rendre compte devant les bourreaux. L'un et l'autre l'ont fait pour tenir, pour continuer. En résistant, d'un côté, à l'oubli. En s'y abandonnant, de l'autre. Dans les deux cas, leur vie en dépendait. »

● « On comprend la détresse qui saisit ces combattants libertaires de la première heure, venus de partout “se brûler à l'air libre” (Louis Mercier) d'une révolution en marche, quand, au ressac d'une guerre en passe de devenir classique, ils eurent à choisir entre se faire soldats ou partir, le premier terme de l'alternative les obligeant à mutiler leur conscience, le second à abandonner leurs frères de combat. »

Paris, Éditions L'échappée, 2025, 384 p., 22 euros
Isbn : 978-23730917-4-8


ÉCHOS...

● « La révolution espagnole entre rêve libertaire et tragique défaite », une recension de Jean-Jacques Bedu publiée, le 26 septembre 2025, sur le site site « Mare Nostrum, une Méditerranée autrement »

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● « Guerre d'Espagne, guerre sociale », une recension de Sébastien Navarro publiée sur notre site le 20 octobre 2025.

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● « Comme un athénée libertaire au fil des pages », une recension de Francis Pian publiée dans Le Monde libertaire du 18 octobre 2025.

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20.10.2025 à 09:08

Guerre d'Espagne, guerre sociale

F.G.

■ Freddy GOMEZ FOLIES D'ESPAGNE Ombres et lumières d'un anarchisme de guerre L'échappée, « Dans le feu de l'action », 2025, 384 p. « Je n'écris que pour être relu. » Walter Benjamin, Conversation avec André Gide. Disons, par commodité, que c'était il y a un peu plus de trente ans. Disons que j'avais la vingtaine et que je sortais, très tardivement, de l'œuf. Soit d'une longue adolescence et d'un milieu familial modeste où régnait un désert tant culturel que politique. Disons, enfin, qu'il (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (2962 mots)


■ Freddy GOMEZ
FOLIES D'ESPAGNE
Ombres et lumières d'un anarchisme de guerre

L'échappée, « Dans le feu de l'action », 2025, 384 p.

« Je n'écris que pour être relu. »
Walter Benjamin, Conversation avec André Gide.

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Disons, par commodité, que c'était il y a un peu plus de trente ans. Disons que j'avais la vingtaine et que je sortais, très tardivement, de l'œuf. Soit d'une longue adolescence et d'un milieu familial modeste où régnait un désert tant culturel que politique. Disons, enfin, qu'il y eut cette fondamentale rencontre avec un couple d'amis qui me fit bifurquer et entrevoir les rivages du continent Anarchie – et de sa fille aînée : la Révolution espagnole. Avouons, surtout, que de cette grande fresque humaine je ne comprenais pas grand-chose et que, pétrifié par mon inculture, je me décidai à y remédier en lisant tout ce qui me tomberait sous la main. Mon premier achat fut aussi hasardeux que malheureux, un poche intitulé sobrement La Guerre d'Espagne d'un certain Guy Hermet [1]. Fier de ma trouvaille, je le présentai à mes amis qui grimacèrent : pas sûr que je trouve là-dedans matière à penser les enjeux soulevés par ces trois années de guerre civile. Pas sûr non plus que j'y rencontre la Révolution...

Des années plus tard, je l'ai revisité sommairement ce bouquin édité en mars 1989. Il suinte la posture mandarinale et l'académisme aux ordres où la guerre civile espagnole se résume ainsi : dans son tortueux chemin vers l'unité nationale et la démocratie libérale, l'Espagne s'est déchirée au cours d'une séquence vue comme le « rattrapage dramatique [d'un] retard historique ». Avec comme malheureux corollaire, ces excès commis par les « extrémistes de gauche comme de droite »… L'historien Hermet semble voir dans la visée libertaire un exotisme à la fois perché et terrifiant ; en Aragon, « l'hégémonie des courants les plus illuminés de l'anarchisme y fait que la propriété et la monnaie s'y trouvent purement et simplement abolies en mains endroits ». Dans cette « mutation sociale un peu trop forcée », règne ici un « puritanisme moral assez hallucinant » tandis qu'ailleurs, dans le Sud andalou par exemple, des « nouveaux bandits de grand chemin deviennent les gardes civils qui ont pris le maquis et survivent en volant alentour ». Selon Hermet, « l'exubérance révolutionnaire assez terrifiante des anarchistes » a tout fait pour saper le rempart républicain antifasciste. Pire : « Le règne des milices ouvrières ne fait pas obstacle ou participe même à la furie meurtrière qui frappe l'Espagne dite loyaliste pendant les premiers mois de la guerre civile. » Surtout, Hermet-le-pieux semble particulièrement hanté par l'« holocauste » antireligieux – la « plus grande hécatombe anticléricale avec celle de la France révolutionnaire puis du Mexique d'après 1911 » – auquel il consacre de nombreuses pages. Voilà pour le topo circonstancié de ce spécialiste de l'histoire des démocraties et des populismes. Voilà pour cette mise en bouche qui aurait pu, alors, me vacciner contre l'« extrémisme anarchiste ». Fort heureusement la suite a été toute autre.

Liquider les utopies d'hier

« Illuminés », « hallucinant », « holocauste »… Quelles sont donc ces « folies d'Espagne » capables de pousser un observateur de la chose politique du gabarit de Hermet dans des débordements aussi outranciers ? Une piste ? Hermet est un habitué des colonnes de Catholica, revue de réflexion politique et religieuse. Une inclinaison toute légitime mais qui conditionne quelque peu sa vision des hommes et de leurs combats. Malgré ses sources chiffrées et sa cuirasse honoris causa reconnue par ses pairs de l'Alma Mater madrilène, l'historien reste un idéologue. Petit soldat pour qui l'Histoire est un fléchage, souvent accidenté, mais forcément ascensionnel où l'ordre et la raison, souvent du côté des puissants, s'affrontent dans un combat sans cesse rejoué à la déraison des masses bestialisées ou manipulées. Une fois purgés ces moments de « folies » meurtrières, les passions s'éteignent et se sédimentent ; alors sur un charnier encore tiède, les vainqueurs promeuvent un esprit de concorde à la faveur d'un grand pardon œcuménique – ou d'un business plan planétaire. « Au lendemain de la mort de Franco, écrit Freddy Gomez, la “transition démocratique” naquit d'un pacte négocié par une gauche institutionnelle soucieuse d'entrer dans le jeu politique et par une droite toujours franquiste, mais désireuse de ne pas en sortir. […] Deux ans après la mort de Franco, les commentateurs fascinés du modèle espagnol pouvaient ainsi s'extasier : la guerre était enfin finie. Et de fait, elle l'était, ce pacte impliquant, sinon le silence, comme on l'a dit abusivement, du moins l'oubli des anciennes querelles et, plus encore, du côté des historiens, une approche résolument objectivée de l'histoire contemporaine de l'Espagne. » Approche résolument objectivée aurait pu être écrit en italique tant son format responsable et dépassionné cache une charge : celle visant à liquider les utopies d'hier afin de les rendre indisponibles pour les combats d'aujourd'hui. Privé de mémoire, un peuple est un poisson rouge qui tourne en rond. Pour les requins de la pire espèce, c'est alors open-bar.

Mémoire donc ! Mémoire surtout ! Mais laquelle ? Celle, espagnole, de 1936-1939 est un canevas d'une densité remarquable. Elle fut la raison première pour laquelle la revue À contretemps existât, du début des années 2000 jusqu'en 2014 sous sa forme papier, puis sous ce format numérique dans lequel ces lignes apparaissent. Au lecteur, on ne fera pas l'affront de présenter son principal animateur : Freddy Gomez. On se permettra juste de souligner la position, assez cocasse, du soussigné attaché à son tour à recenser… une collection de recensions.

La recension est un drôle d'exercice critique : objet à la fois autonome et lié au texte auquel elle se réfère. Elle est susceptible de provoquer sa propre mise en abîme d'où naitra une nouvelle recension. Nous y sommes, au cœur d'une boucle rétroactive constituée d'un échantillon de 35 longues notes de lecture rassemblées en un recueil au titre inquiétant : Folies d'Espagne : ombres et lumières d'un anarchisme de guerre. Ça commence par un « tombeau », celui de Durruti, et ça se termine par une « imposture », celle de Jorge Martínez Reverte, « commentateur journalistique et essayiste approximatif ». Autant dire que le ton est donné : celui d'une balistique précise et affûtée passant au crible le bref été révolutionnaire, les années de guerre, la lutte antifranquiste et la transition démocratique. Un peu moins de quatre décennies donc où Freddy Gomez pèse et soupèse une multitude d'enchaînements circonstanciels, entre embrasements collectifs et choix tactiques, qui vit une partie du peuple espagnol, sur ses terres ou depuis l'exil, tenter de dépasser l'historique fatalité de son assujettissement.

Éxécutif « stalino-républicain »

Pour qui s'intéresse de près ou de loin à cette guerre sociale, ces Folies d'Espagne constituent une somme incontournable. Les habitués du titre À contretemps le savent : la plume de Freddy Gomez est redoutable. Par son savoir, précis jusque dans les plis les plus serrés de la grande fresque libertaire, par son art de mettre au jour et de problématiser des angles morts souvent douloureux, par son expression qui chemine entre art du portrait au ras des chairs et poétique crépusculaire. Par cette habileté, fort rare au demeurant, consistant à manier subjectivisme situé et objectivisme critique. Chroniquant un ouvrage de Francisco Carrasquer, ancien milicien de la colonne Durruti devenu essayiste et traducteur, et donc porteur de la mémoire révolutionnaire espagnole, Freddy Gomez le complimente pour son « habile juxtaposition de la connaissance et du sensible ». On ne croit pas se tromper en indiquant que la plume gomézienne trempe dans le même encrier.

Une précision d'importance : si la plupart des livres auxquels se réfèrent les recensions compilées ici ont été édités en espagnol, il n'est absolument pas nécessaire de les avoir lus pour en tirer la substantifique moelle. Les textes de Freddy Gomez sont à prendre comme autant de petits essais s'attachant à travailler les nœuds les plus complexes et douloureux de ce qui se révéla être, pour les anarchistes, un « conflit immédiat et définitif entre utopie et principe de réalité ».

Appuyer et creuser là où ça fait mal. Non par sadisme mais parce que c'est précisément dans ces plaies du passé mal cicatrisées – ou trop rapidement refermées – que se nichent les scories encore chaudes et encombrantes de ce que fut cet « anarchisme de guerre ». Guerre tous azimuts, ouverte ou bien larvée, frontale ou traître : contre l'ennemi fasciste, l'allié républicain de circonstance, l'épurateur stalinien.

À partir du moment où la dynamique libertaire se nourrit de l'irréductible intuition que rien de bon pour le peuple n'adviendra tant que le pouvoir (politique, économique, coercitif, etc.) n'aura pas été aboli, elle s'expose irrémédiablement à une multiplicité d'ennemis mortels provenant de l'ensemble du spectre politique. En période de guerre, cette loi d'airain ne peut que porter son fer jusqu'à l'incandescence.

Une des leçons les plus cuisantes de ces Folies d'Espagne tient à l'impitoyable diagnostic que ce livre pose : si le bloc bourgeois préférera toujours Hitler au Front populaire, les circonstances pourront amener son avatar – « le bloc républicain » – à miser sur Staline pour balayer le risque de contagion anarchiste. Ainsi de l'exécutif « stalino-républicain » étouffant méthodiquement les conquêtes de la révolution libertaire et liquidant dans un même élan les militants marxistes révolutionnaires et antistaliniens du POUM. 1937 fut une terrible année de purge, en Russie comme en Espagne.

L'antifascisme, une abstraction absolue

Si l'agenda révolutionnaire classique implique, dans son moment inaugural, une lutte contre l'État et la classe des possédants, que faire lorsque le conflit armé est déclenché, non par les révolutionnaires, mais par les fascistes ? Que faire quand la révolution se déploie dans les seuls espaces libérés par la déroute étatique ? Que faire lorsque les « rebelles » sont les bruns et que les anars se voient objectivement contraints de défendre l'ordre légal défaillant ? Dès le départ, l'« anarchisme de guerre » espagnol s'est vu placé en situation révolutionnaire comme on l'est devant un fait accompli. Tout est allé vite : le 17 juillet 1936, les putschistes se soulèvent au Maroc espagnol ; deux jours après, à Barcelone et Madrid, les militaires sont défaits. En Catalogne, la CNT et la FAI engagent la mise sur pied de milices antifascistes tandis que la terre est reprise par les paysans et l'industrie collectivisée. La guerre et la révolution, la guerre ou la révolution : en cet été 1936, ce tellurique diptyque est source de passions euphorisantes, mais aussi d'inquiétants vertiges.

Freddy Gomez résume ainsi le casse-tête des acteurs de l'époque : « Cette révolution se présenta, dès le début, sous la configuration étrange d'une résistance à un coup d'État militaire antirépublicain. Autrement dit, elle n'eut pas la forme prévue par les anarchistes d'une levée en masse pour l'émancipation sociale, mais celle d'un soulèvement populaire aux motivations aussi contradictoires que pouvaient l'être, d'une part, la défense d'une légitimité démocratique mise à mal par des putschistes et, de l'autre, la croyance que l'écrasement des croisés de l'ordre nouveau n'avait de sens que si elle permettait de subvertir l'ordre démocratique ancien. »

C'est dans un texte intitulé Monologue intérieur sur une révolution empêchée encensant le livre Ascaso y Zaragoza du déjà cité Francisco Carrasquer que Freddy Gomez examine l'échec que la révolution anarchiste semble s'auto- administrer alors que les vents de l'Histoire lui sont, pour une rare fois, favorables : « Il faut en convenir : quand il était possible de lui porter le coup de grâce, l'anarchisme décida, par peur du vide et par crainte de lui-même, de perfuser la République bourgeoise agonisante. Au nom d'une abstraction absolue : l'antifascisme, cette machine à faire voler le front de classe. Ce piège, nul ne niera que la direction de la CNT se l'est tendue toute seule, car seule elle était en mesure de décider de la route à suivre. » Bien entendu, ce jugement sera plus tard nuancé par le fait que la CNT, irrégulièrement implantée sur le territoire espagnol, ne s'est peut-être pas sentie d'un poids suffisant pour continuer à jouer la partition révolutionnaire. Mais peu importe, au fond, et rien n'empêche les méninges d'imaginer a posteriori un autre scénario. Plutôt que d'envoyer quatre ministres cautionner le gouvernement de Largo Caballero et d'accepter la militarisation des milices en octobre 1936, la CNT, notamment en Catalogne, aurait pu adopter une forme de soutien critique au gouvernement de la République, mais sans s'y rallier institutionnellement. En agissant de la sorte, de manière autonome en somme, elle eût été, à ce moment-là et vu sa force combattante, en état d'exiger des armes pour ses milices et la reconnaissance de ses nombreuses collectivités agraires. Seul un positionnement de ce type aurait pu l'autoriser à mener de front la guerre et la révolution, mais surtout à éviter les compromissions, les trahisons et les saloperies à venir, du genre de celles qu'incarnèrent ces « tribunaux spéciaux de la République » où, particulièrement « efficaces en matière de geôles clandestines et d'exécutions sommaires », les mercenaires staliniens du Service d'investigation militaire (SIM), s'en donnèrent à cœur joie, sous couvert d'antifascisme, dans la répression des révolutionnaires.

Démythifier, toujours

S'il n'est pas question, dans ces Folies d'Espagne, de distribuer de bons ou de mauvais points, l'agencement de ces recensions comme une suite de chroniques permet d'éclairer, sous de multiples focales, « l'extraordinaire complexité de la révolution espagnole » et de ses suites, mais aussi de démythifier la geste romantique anarchiste, de démythifier certains de ses héros combattants (de Durruti à… Rouillan), de démythifier des lectures de l'Histoire par trop galvanisantes ou simplistes (par exemple, des élites révolutionnaires promptes à collaborer avec l'État républicain et, a contrario, une base pure et spontanée ; ou encore « cette merde programmatique du marxisme-léninisme militarisé »). Démythifier, en somme, pour faire de l'histoire à hauteur d'hommes – parce que, paradoxalement, c'est quand l'Historie s'accélère, et qu'elle place des gens ordinaires dans des circonstances extraordinaires, que les historiens aux ordres vont tenter de la figer en un récit souvent borgne et appauvri. Il convient alors de ne pas leur laisser la main.

Le « front antifasciste » mue interminablement. Il était là hier, il sera là demain. Le temps d'une peur commune tout à fait légitime, il agglomère les résistances – issues pourtant de camps historiquement antagonistes. Passée l'épreuve du barrage « républicain », un mélange d'hébétude et d'amertume s'empare, immanquablement, des castors les plus radicaux. L'impression que si le mal a été neutralisé, tout reste pourtant à faire. Inlassablement. Comme si, encore une fois, le coche avait été loupé. S'il est un intérêt majeur de ces Folies d'Espagne – et de la Révolution qu'elles ont servie –, c'est de nous permettre de renouer avec « la claire conscience, un temps exprimée avec force par ses combattants les plus aguerris, que fascisme et République devaient être balayés pour que tombent leurs chaînes ».

La gageure paraît d'autant plus béante que, vue depuis notre sale époque ensablée, jamais l'utopie n'a paru aussi éloignée. Raison de plus pour garder le cap. En temps de guerre comme en tant de paix – l'autre nom de la guerre sociale.

Sébastien NAVARRO


[1] Guy Hermet, La Guerre d'Espagne, Points-Histoire, 1989.

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13.10.2025 à 09:51

1358 : la Grande Jacquerie

F.G.

■ En ces temps maudits, celui qui préside aux destinées du pays – un pauvre type au demeurant, mais singulièrement ignominieux – est l'exemple même d'un personnage d'Ancien Régime. Son horizon est identique : enrichir les riches en appauvrissant les pauvres – ceux « qui ne sont rien ». La détestation qu'il suscite, il s'en fout. Il est à l'Élysée pour jouir de sa puissance, et il veut y rester le plus longtemps possible. En retour, dans les profondeurs du pays, une vague montante de colères (…)

- Jacqueries et luttes paysannes
Texte intégral (2165 mots)


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■ En ces temps maudits, celui qui préside aux destinées du pays – un pauvre type au demeurant, mais singulièrement ignominieux – est l'exemple même d'un personnage d'Ancien Régime. Son horizon est identique : enrichir les riches en appauvrissant les pauvres – ceux « qui ne sont rien ». La détestation qu'il suscite, il s'en fout. Il est à l'Élysée pour jouir de sa puissance, et il veut y rester le plus longtemps possible. En retour, dans les profondeurs du pays, une vague montante de colères logiques inspire, année après année, des soulèvements tout aussi logiques. Sous les crachats incessants des valets de plume du capital et la violence de la terrible répression que le pouvoir lui réserva, le mouvement des Gilets jaunes de 2018-2019 fut sans doute un cas paradigmatique d'irruption sociale sauvage au long cours. Depuis, comme émancipées de leurs réserves, fréquentes ont été les résistances désencadrées, intempestives, imaginatives, combatives qui, même intégrées par défaut au décorum syndical et à ses grand-messes, ont tenté d'ouvrir la voie à autre chose. Car c'est ailleurs que tout se joue, dans l'indiscernable s'entend. Bien sûr, il y a des ratés, nombreux, mais ce qui monte, semble-t-il, c'est une évidente aspiration à la dé-domestication des formes de lutte et à un retour de l'action directe.

On se souvient que, compulsant leurs notes, des experts diplômés dissertèrent à foison sur la caractérisation la plus appropriée pour rattacher les Gilets jaunes à quelque chose. Et, absurdement, « jacquerie » revint souvent sous leur plume. Absurdement, car, si la majorité des Gilets jaunes étaient de province, ils n'étaient pas paysans – contrairement aux « Jacques » – et qu'ils revendiquaient, avec force et conviction, leur refus de l'étiquetage. Bien sûr, leur âpreté au combat les désignaient naturellement, aux yeux des cadors de l'expertise, comme forcément régressifs et assurément sauvages. Autrement dit, le retour de cette appellation était une manière de les ramener à leur condition de gueux. Car telle était bien leur intention.

À bien y penser, c'est sûrement cela qui, chez nous, fut à l'origine d'un désir d'aller voir ce qu'il y avait derrière ces « jacqueries », désir qui se concrétise aujourd'hui avec l'ouverture de cette nouvelle rubrique : « Jacqueries et luttes paysannes ». Comme pour « Sous les pavés la grève », nous puiserons abondamment », pour l'alimenter, aux textes publiés dans les excellentes revues d'histoire populaire que furent Le Peuple français (1971-1980) et Gavroche (1981-2011), deux exemples inégalés de mise en avant du rôle et de l'importance des luttes sociales dans l'histoire.

Bonne lecture !

– À contretemps –




La Jacquerie de 1358, qui devait par la suite prêter son nom à toutes les révoltes paysannes du Moyen Âge, fut une insurrection brève, mais d'une ampleur remarquable, puisqu'elle embrasa la plus grande partie de la France du Nord. Elle s'inscrivait dans la série des grands soulèvements agraires qui secouèrent toute l'Europe au XIVe siècle : néo-pastoureaux (1320), révolte des Flandres (1323-1328), tuchiens (1363), travailleurs anglais (1381).

Au moment où elle se déclenche, la France traverse la période la plus noire de la guerre de Cent Ans. Et, pour bien comprendre la nature de ce mouvement, il faut prendre en considération la condition paysanne de l'époque.

Pour les paysans, le XIVe siècle est synonyme de guerre, de persécution, de peste et de famine. Il y a d'abord la guerre de Cent Ans, avec son cortège de villages pillés, rançonnés, brûlés, auquel succèdent, en temps de paix, les ravages des soudards sans travail, groupés dans les Grandes Compagnies, qui volent, tuent, violent et pillent sur leur passage.

La persécution est, de plus, le fait des seigneurs français qui accablent leurs serfs de corvées, banalités, tailles et services de toutes sortes. Ces abus se complètent d'un avilissement systématique du paysan, ramené constamment au rang de bête par !es railleries, grossièretés et bassesses du noble.

Le « vilain » doit en outre se battre contre la lèpre et surtout la peste, qui sévissent à l'état endémique, tandis que les variations climatiques le réduisent à la famine, au point de le pousser à détacher les corps suspendus au gibet pour se nourrir. En 1358, la Picardie, pourtant riche, n'a pas été labourée depuis deux ans.

Pour finir, après les défaites répétées de la chevalerie française devant la « piétaille » anglaise, Jean le Bon, roi de France, tombe entre les mains de ses adversaires. L'événement fait grand bruit. Les paysans n'ont, bien entendu, aucune envie de venir au secours des nobles, qui sont leurs plus directs ennemis. De plus, de tous ces événements, ils tirent une leçon qui réveille leur ardeur : les seigneurs, qu'ils craignaient tant hier encore, se sont montrés lâches et incapables au combat ; ils ne sont pas invincibles ; ils ont livré leur roi.

La révolte des bourgeois parisiens, dirigée par Étienne Marcel, va, indirectement, mettre le feu aux poudres. Inquiets des conséquences possibles de ce mouvement et se sentant de plus en plus isolés, les nobles réunissent, le 4 mai 1358, les États du Vermandois, et appellent les paysans à prendre les armes contre Paris. Ceux-ci entendirent l'appel, mais, c'est pour retourner, le moment venu, leurs armes contre la noblesse.

La révolte commence le 18 mai 1358, à Saint-Leu-d'Esserant, sur les bords de l'Oise, en aval de Creil. Ce jour-là, un convoi de ravitaillement, dirigé par neuf chevaliers, est attaqué par les paysans. Complètement pris de court, les nobles n'ont pas le temps de se défendre et sont égorgés.

Le premier pas franchi, il n'est plus question de reculer, car, de toute façon, la répression s'annonçait implacable. En dix jours, la révolte se répandit à travers le nord de la France : la Picardie, le Santerre, l'Amiénois, le Vermandois, le Laonnois, l'Île-de-France, la Brie, la Champagne, le Gâtinais, le Hurepoix, le Perthois, la Haute-Normandie prirent successivement les armes, et quelques bandes se formèrent dans des régions avoisinantes.

Le recrutement de l'insurrection est assez hétérogène. La masse des révoltés est bien entendu formée de miséreux, mais les chefs appartiennent à des catégories sociales plus favorisées : commerçants, prêtres, clercs, fonctionnaires royaux, gros laboureurs.

Le nombre des Jacques est impossible à déterminer. Chaque canton constitue ses propres groupes dont les effectifs varient de 30 à 1 000 paysans armés. La colonne la plus importante rassemble 6 000 hommes. Les dirigeants sont mal connus, car leurs noms furent oubliés des chroniqueurs de l'époque, qui travaillaient exclusivement au service des nobles. Pourtant, un nom se détache, celui de Guillaume Calle, issu d'une famille de paysans aisés. La révolte est assez anarchique à son début, et Calle doit surmonter l'indiscipline des Jacques. Mais l'organisation semble plus poussée que Maurice Dommanget ne le laisse entendre [1]. Calle devait être doté de responsabilités militaires, judiciaires et administratives et être soutenu par des groupes de révoltés organisés au niveau des paroisses.

Cela dit, les formes d'action des révoltés sont à la mesure des niveaux d'oppression et d'avilissement qui, depuis si longtemps, leur sont imposés. Ils brûlent nombre de châteaux, pillent les biens nobiliaires, massacrent des chevaliers et leurs familles. Autant de gestes qui contribuent à donner à cette révolte son autre nom, celui de « l'Effroi » [2]. Malgré tout, indique Gérard Walter [3], les massacres ne furent pas aussi nombreux que certains chroniqueurs le rapportèrent. Beaucoup de nobles s'étant, en effet, réfugiés dans les villes, seuls leurs châteaux, symboles d'oppression, furent le plus souvent jetés à bas.

Malgré son ampleur, la Jacquerie ne dure guère plus de quinze jours, et ce pour une bonne raison : la révolte paysanne contre les nobles et l'insurrection bourgeoise contre le pouvoir royal ne savent pas s'unir, malgré le soutien que quelques villes, comme Meaux et Senlis, apportent au mouvement des campagnes. La grande bourgeoisie urbaine, qui profite du système, se refuse, elle, à faire cause commune avec la paysannerie.

Ce que les Jacques remettent en cause, c'est le noble local, l'individu qui les opprime directement. Ils n'ont pas encore pris conscience que leur ennemi quotidien fait partie d'un système global qu'il faudrait, pour vaincre, remettre en cause dans son entièreté. Il faut noter que les Jacques ne se sont pas attaqués non plus à l'Eglise en tant qu'institution directement liée à leur exploitation, mais qu'ils se sont contentés de malmener les curés et les moines qui s'opposaient à eux.

Pour toutes ces raisons, le mouvement échoue rapidement, et la principale colonne des Jacques est écrasée dans une bataille contre les nobles, près de Clermont-en-Beauvaisis, le 10 juin 1358. Cette bataille relève incontestablement d'une erreur de jugement des Jacques, qui auraient dû refuser la lutte en terrain découvert, exercice dans lequel excellaient leurs adversaires.

La réaction des nobles dépassa en sauvagerie tout ce que les paysans avaient pu faire. Ce fut la revanche d'une classe qui avait tremblé pour sa domination et qui entendait faire payer ses « effrois ». 1 500 Jacques furent massacrés à Poix, 800 près de Roye, 300 furent brûlés vifs dans un monastère, 1 000 furent exterminés à Gaillefontaine. À Meaux, 7 000 Jacques furent égorgés, « ainsi que bêtes », tandis que la ville brûla pendant quinze jours. Le comble du massacre fut atteint en Picardie où 20 000 paysans, « fautifs » ou innocents, furent tués par les nobles français, aidés de leurs comparses belges. À cette répression physique, il faut ajouter des impôts écrasants destinés à reconstruire les châteaux détruits.

Sur ces monceaux de cadavres, la noblesse rétablit son système d'exploitation et de terreur. Tout le problème posé par les Jacques restait entier. Comme le prouvèrent les révoltes successives des paysans français au cours des trois siècles qui suivirent.

Michel LUSSAC
Le Peuple français, n° 3, juillet-septembre 1971, pp. 14-15.


[1] Dans La Jacquerie, in : Bulletin du Syndicat national des instituteurs, n° 60, mai 1958 (numéro spécial).

[2] Le nom de « Jacques » provient, lui, de la veste portée par les paysans.

[3] In : Histoire des paysans de France, Flammarion, 1963

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