11.07.2025 à 12:42
zelief
Abandonner l’Ukraine à la Russie de Poutine et Taïwan à la Chine de Xi sans broncher pourrait être la stratégie de Washington.
Pour les stratèges trumpistes, le monde n’a jamais été aussi sûr — sauf autour des États-Unis.
Dans un document d’une quarantaine de pages que nous traduisons et commentons pour la première fois en intégralité, deux auteurs proches du Pentagone de Trump articulent une doctrine qui entend peser sur le positionnement des États-Unis : de la Corée à l’Ukraine en passant par Taïwan, ils recommandent de se désengager presque partout.
L’article Après l’Ukraine, des experts américains appellent Trump à ne pas défendre directement Taïwan. Texte intégral de la proposition de Caldwell et Kavanagh est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Quatre ans pour revenir en arrière ? Rétablir la présence militaire américaine telle qu’elle était avant le 11 septembre au Moyen-Orient, et avant l’invasion russe de 2014 en Europe : ce sont les objectifs que fixent Jennifer Kavanagh et Dan Caldwell pour la revue globale de la posture des forces armées américaines (Global Posture Review) sous le mandat Trump.
Sur le continent européen, ils prônent notamment une réduction drastique de la présence de l’US Army, visant moins de 20 000 soldats américains présents — contre plus de 100 000 aujourd’hui — et une réduction de moitié de la puissance aérienne et navale.
De la même manière, ils défendent un retrait total des forces américaines d’Irak et de Syrie, mais aussi de Jordanie et du Koweït. En Europe comme au Moyen-Orient, ce sont pour eux les « alliés » des États-Unis dans la région qui devraient prendre en charge la sécurité, libérant ainsi les moyens américains pour un redéploiement, lui aussi limité, vers le théâtre indo-pacifique.
Au nom d’une doctrine America First poussée à l’extrême, les recommandations sont entièrement focalisées sur ce qui pourrait le plus directement toucher le territoire américain — en ce sens, ni la guerre de Poutine en Europe, ni la perspective d’une nucléarisation de l’Iran, pas plus que les mouvements insurrectionnels au Moyen-Orient ou la perturbation du trafic maritime en mer Rouge ne sont vus ou présentés comme des menaces.
Les moyens et l’attention devraient ainsi se concentrer uniquement sur deux théâtres, seules régions du monde réellement sous la menace : le sol américain et, dans un second temps, le Pacifique.
En apparence, ce discours « prioritizer » pourrait passer pour une forme radicale de l’isolationnisme, qui trouverait enfin, après Obama et après le retrait d’Afghanistan sous Biden, la fin définitive du cycle des guerre sans fin promis par Trump. Conséquence logique de cette nouvelle ère, la présence militaire américaine dans le monde — la « posture » des forces qui est au cœur de cet article (et que nous traduisons aussi pour certaines occurrences par « dispositif », par souci de clarté) — devrait être considérablement réduite, allant même jusqu’à un retrait total dans certaines régions.
Mais il faut aussi savoir lire ce document a contrario.
S’il n’exprime que l’opinion de ses auteurs, il laisse en fait une place réelle aux ambitions impériales plusieurs fois exprimées par Donald Trump et des membres de son administration, notamment en Europe.
Dans un paragraphe consacré à la protection de la « sécurité économique des États-Unis », on peut lire par exemple ceci : « nous partons du principe que les États-Unis ne procéderont à aucune nouvelle acquisition territoriale. » On sait que Trump poursuit l’objectif géopolitique d’une annexion du Groenland avec pour argument principal qu’il aurait une importance « vitale » pour les États-Unis. Aussi cette phrase qui en apparence écarte l’hypothèse d’une guerre d’agression est-elle suivie par une autre qui laisse en fait ouvert un grand nombre de scénarios : « Cela n’exclut pas la possibilité d’un renforcement de la posture militaire à des fins stratégiques essentielles. »
Si la ligne d’un retrait quasi-total en Europe et au Moyen-Orient au motif de la minimisation des menaces est cohérente avec un certain nombre de déclarations exprimées par Trump et son administration depuis janvier, le positionnement prôné dans le Pacifique constitue peut-être la rupture la plus étonnante.
Arguant que Taïwan serait une « petite île » sans importance stratégique — ailleurs dans le document, l’Ukraine est elle aussi présentée comme un « petit pays » — les auteurs affirment qu’il ne serait pas dans l’intérêt des États-Unis de défendre Taipei en cas d’invasion chinoise. Considérant que la Corée du Nord n’est pas une menace directe pour Washington, ils recommandent aussi de se retirer complètement de la péninsule en laissant Séoul assurer seule sa sécurité
Jennifer Kavanagh, qui n’a jamais directement travaillé dans l’administration américaine, a fait sa carrière en tant qu’experte de la sécurité et de la politique de défense des États-Unis au sein des think-tanks RAND Corporation et Carnegie Endowment for International Peace, avant de rejoindre Defense Priorities — un groupe de réflexion connu pour son orientation « restrainer » ou anti-interventionniste.
Dan Caldwell est une figure plus connue. Il était l’un des conseillers du secrétaire à la Défense Pete Hegseth, mis en lumière par l’Affaire Signal, qui avait rendue publique une conversation de très haut niveau préalable au lancement d’une attaque américaine contre les Houthis au Yémen. Dans ces messages, il était mentionné par Pete Hegseth comme étant le « meilleur point de contact » de son équipe pour participer à la coordination des opérations. Après cette affaire, il est mis en congé administratif, puis licencié en avril 2025.
Co-signer ce document serait peut-être une tentative de la part de Caldwell de conserver une certaine influence sur l’orientation de la politique militaire de l’administration Trump. Dans un Pentagone divisé et en proie au factionnalisme, Caldwell incarne une ligne proche de celle du Sous-secrétaire à la planification Elbridge Colby, en guerre notamment contre le CENTCOMM qu’il accuse depuis des années de dévorer les ressources capacitaires. Au milieu d’une « campagne anti-Colby » marquée au sein du mouvement MAGA, ce texte est également à comprendre comme un positionnement très ferme dans cette lutte bureaucratique interne.
En creux, ce rapport présente d’ailleurs une cartographie clef pour étudier les groupes de pensée qui structurent actuellement la réflexion doctrinale dans les cercles stratégiques américains : à côté de la très trumpiste Heritage Foundation, la RAND Corporation, Carnegie mais aussi le média War on the Rocks sont ici abondamment cités.
Alors que la Global Posture Review officielle de l’administration Trump n’est pas encore connue, Kavanagh et Caldwell font ici une proposition qui tente d’infléchir une ligne. Le site de publications, Defense Priorities, fait partie d’une nouvelle galaxie de think tanks anti-interventionnistes à Washington, en partie financés par les frères Koch. Comme le résume l’autrice sur X : « En attendant que le Pentagone achève sa Global Posture Review, Dan Caldwell et moi-même proposons nos propres recommandations pour aligner la présence militaire sur les intérêts américains. Nous soutenons qu’une réduction significative des forces à l’extérieur est possible et nécessaire. »
L’armée américaine est une puissance mondiale. En 2025, plus de 200 000 soldats, marins, Marines et aviateurs américains étaient déployés dans des centaines de bases militaires américaines à travers le monde 59.
Pour de nombreux décideurs politiques, cette puissance militaire déployée à l’étranger est un outil essentiel de la politique étrangère américaine. Les partisans d’une présence militaire américaine importante et active à l’étranger affirment que les troupes américaines opérant à l’étranger maintiennent la stabilité mondiale, rassurent les alliés, protègent le commerce international et préviennent les agressions qui menacent les intérêts américains 60. Ils affirment également que le personnel américain basé à l’étranger acquiert de l’expérience en travaillant avec des alliés et des partenaires, renforce l’interopérabilité et peut réagir plus rapidement aux crises que s’il était stationné aux États-Unis 61.
Les critiques de la présence militaire américaine dans le monde voient les choses différemment. Ils affirment que l’armée américaine est trop étendue et que les déploiements apportent peu d’avantages tout en créant des situations d’intrication qui risquent d’entraîner les États-Unis dans des guerres inutiles qui ne servent pas les intérêts américains 62. Ce groupe est plus sceptique quant à la valeur dissuasive des forces militaires américaines. Il fait valoir que, dans tous les cas, les États-Unis n’ont pas besoin d’une présence militaire déployée importante pour assurer leur sécurité, car ils sont entourés par de l’eau de part et d’autre et disposent de voisins faibles au nord et au sud 63.
De plus, dans presque tous les conflits futurs auxquels les États-Unis et leurs alliés pourraient être confrontés, ils protégeraient le statu quo et pourraient ainsi tirer parti des nombreux avantages de la guerre défensive — notamment des besoins réduits en matière de forces armées 64. Les critiques suggèrent qu’une importante protection américaine transforme les alliés et partenaires en profiteurs qui n’investissent pas suffisamment dans leur propre défense.
Outre ses avantages, ses risques et ses coûts, le dispositif militaire avancé des États-Unis peut être difficile à modifier. Une fois les forces envoyées à l’étranger, les États-Unis sont souvent lents à les rapatrier, même lorsque la menace ou la mission qui a motivé leur déploiement initial a pris fin. Il est donc fréquent que le nombre de forces américaines stationnées à l’étranger augmente avec le temps, la posture offensive de départ devenant peu à peu le nouveau statu quo. Cela peut rapidement conduire à un déséquilibre fondamental entre la présence militaire américaine et les intérêts stratégiques et de sécurité nationale des États-Unis.
Afin de peser ces différents facteurs et considérations, quand de nouveaux dirigeants arrivent au Pentagone à la suite d’un changement d’administration présidentielle, ils lancent généralement une Global Posture Review (GPR).
La GPR vise à porter un examen sur le positionnement géographique et le nombre des forces militaires américaines stationnées à l’étranger et à procéder à des ajustements sur la base d’une évaluation actualisée des menaces et de la lecture que la nouvelle administration fait des intérêts et des priorités des États-Unis.
Si les résultats de cette revue sont généralement classifiés, un résumé non classifié est habituellement publié, en particulier lorsque des changements majeurs sont prévus.
La dernière Global Posture Review a été publiée en novembre 2021, environ dix mois après l’entrée en fonction du président Joe Biden.
Pour de nombreux observateurs, la revue de 2021 a été une déception, car elle n’a pas répondu aux changements dans l’équilibre mondial des pouvoirs ni reflété les limites et les contraintes émergentes de la puissance militaire américaine. Après une forte médiatisation, le document concluait que le dispositif militaire américain était globalement conforme aux besoins et aux intérêts des États-Unis et ne recommandait que peu de changements majeurs 65. Plus important encore pour les détracteurs de la revue, l’équipe Biden n’a pas réussi à renforcer de manière notable la posture américaine en Asie, manquant ainsi l’un de ses premiers engagements politiques.
Comme sur les sujets économiques et sociaux, en matière militaire, c’est le rejet des politiques conduites par l’administration Biden qui semble avant tout faire converger les partisans de Trump. Elle est ici accusée de n’avoir pas poursuivi suffisamment le « pivot vers l’Asie » de l’armée américaine, pourtant initié par Obama dès les années 2010.
En dehors du GPR de Biden, au cours des quatre années de son mandat, le dispositif mondial des États-Unis est devenu plus lourd et plus déséquilibré.
Après son arrivée au pouvoir, l’administration a annulé le retrait de 12 000 soldats d’Allemagne qui avait été prévu sous la première administration Trump et a renforcé la présence américaine en Europe de 20 000 soldats supplémentaires après l’invasion russe de l’Ukraine 66. À la suite de l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023, Biden a lancé une série de mesures visant à renforcer le dispositif américain au Moyen-Orient, notamment en envoyant des moyens navals, de défense aérienne et des moyens aériens tactiques supplémentaires dans la région 67. Le Pentagone de Biden a également augmenté le nombre de soldats américains déployés en rotation en Afrique pour soutenir les opérations de contre-terrorisme et les missions de formation et d’aide 68.
En comparaison, les changements faits en Asie ont été mineurs. L’équipe Biden a signé l’accord AUKUS — qui ne modifiera le positionnement stratégique que sur le long terme —, a obtenu l’accès à quatre bases supplémentaires aux Philippines et a rendu permanents certains déploiements auparavant rotatifs en Corée du Sud 69.
Dans le cadre de la revue de son dispositif, l’administration Trump a l’occasion de réaligner l’empreinte militaire mondiale des États-Unis sur les intérêts nationaux américains, en corrigeant les erreurs commises sous Biden et les séquelles persistantes de la guerre mondiale contre le terrorisme.
Le présent rapport vise à aider les responsables du Pentagone à mener à bien leur Posture Review et à décider de la manière dont ils vont remodeler la posture militaire américaine au cours des quatre prochaines années. Il formule des recommandations en matière de positionnement stratégique qui sont conformes aux priorités déclarées de l’administration Trump en matière de sécurité nationale et qui servent les intérêts fondamentaux des États-Unis en réduisant les engagements militaires américains et en s’orientant vers une stratégie globale fondée sur la retenue (« restraint »).
Un peu sous la forme du Project 2025 de la Heritage Foundation — dont les travaux sont d’ailleurs cités par le rapport à plusieurs reprises — qui a considérablement orienté la direction des politiques de Trump pour son retour à la Maison Blanche en janvier 2025, ce rapport se donne pour objectif explicite d’être une feuille de route pour les officiels de l’administration en place.
Il se présente comme une synthèse entre les orientations des « prioritizers » — dont Elbridge Colby avait notamment formalisé la doctrine sous la première administration Trump — et des « restrainers », ou partisans d’une « stratégie de retenue », à savoir d’un désengagement militaire maximal des États-Unis dans le monde.
La section suivante du rapport présente les priorités qui ont guidé notre examen et nos recommandations, ainsi que nos hypothèses.
Nous consacrons ensuite une section à chacune des trois grandes régions — l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie — et une section aux autres missions mondiales. Dans chaque section, nous examinons la posture actuelle des États-Unis, puis les changements que nous recommandons et les raisons qui les motivent.
L’Afrique n’est pas inclue dans les « grandes régions », alors même que les intérêts des autres grandes puissances rivales des États-Unis (Russie, Chine) y sont en constante croissance.
Ce désintérêt manifeste pour le continent africain avait été assez caractéristique de la première administration Trump.
Nous concluons en résumant et en décrivant les implications des changements de posture que nous proposons pour la sécurité nationale des États-Unis.
Les orientations proposées dans le cadre de la Posture Review de 2025 devraient servir les intérêts vitaux des États-Unis et correspondre aux priorités de l’administration en matière de sécurité nationale. L’administration Trump a clairement indiqué que sa politique étrangère donnerait la priorité aux intérêts américains, viserait « la paix par la force » et adhérerait aux principes de réalisme et de retenue dans ses engagements à l’étranger 70.
Le vice-président J. D. Vance a déclaré aux diplômés de l’Académie navale en mai 2025 : « Nous revenons à une stratégie fondée sur le réalisme et la protection de nos intérêts nationaux fondamentaux… Cela ne signifie pas que nous ignorons les menaces, mais que nous les abordons avec discipline et que lorsque nous envoyons [l’armée américaine] en guerre, nous le faisons avec des objectifs très précis en tête. » 71
Trump et son équipe pour la sécurité nationale ont défini les intérêts américains de manière plus restrictive que ses prédécesseurs récents. L’administration a clairement indiqué que la sécurité intérieure était la priorité numéro un, devant les menaces et les missions à l’étranger 72. Elle a également établi une distinction claire entre les intérêts des États-Unis et ceux de leurs alliés (même proches) et adopté une vision différente de celle de l’administration Biden quant aux menaces auxquelles les États-Unis sont confrontés. Elle a, par exemple, accepté une évaluation plus favorable de la menace conventionnelle que représente la Russie pour les États-Unis et a dépriorisé les opérations contre les groupes terroristes qui ne peuvent pas frapper directement le territoire américain 73.
Pour la présidence impériale de Donald Trump, la remise au centre du territoire américain est constamment explicitée.
Cette priorisation de la « sécurité intérieure » se traduit notamment par le déploiement des forces armées directement sur le territoire, en particulier dans la lutte contre l’immigration, avec des emplois inédits comme on a pu le constater à Los Angeles.
Les recommandations contenues dans ce rapport reflètent notre évaluation de la manière dont l’administration peut utiliser les changements de posture pour poursuivre ses objectifs.
D’une manière générale, nous recommandons au Pentagone de revoir la posture des États-Unis afin de la rendre plus cohérente avec une stratégie globale réaliste et modérée, qui réorienterait les engagements militaires américains d’une pérennisation de la primauté mondiale des États-Unis vers le maintien d’équilibres de pouvoir favorables dans des régions clés.
En pratique, cela impliquerait que les alliés assument davantage de responsabilités dans les rôles de défense de première ligne, tandis que la présence militaire mondiale des États-Unis serait réduite et se concentrerait sur la défense des intérêts fondamentaux des États-Unis et le soutien aux alliés 74.
Afin de faire progresser cette vision de politique étrangère, nous définissons quatre priorités principales en matière de sécurité nationale qui guident nos recommandations de posture.
— Défendre le territoire national : L’administration a fait de la défense du territoire national sa priorité absolue, y compris la défense de l’espace aérien et des côtes des États-Unis, ainsi que de leurs frontières nord et sud. Les décisions prises par les États-Unis en matière de positionnement stratégique national et international doivent soutenir cet objectif, en garantissant que des forces et des ressources suffisantes sont disponibles pour la défense des États-Unis, de leurs côtes et de leur espace aérien 75.
L’idée que les États-Unis pourraient manquer de ressources militaires (« scarcity of resources ») pour défendre leur territoire, ou être à même d’assurer leurs enjeux stratégiques, car ils se sont focalisés sur l’Europe ou le Moyen-Orient sans en avoir les moyens est notamment développée par Elbridge Colby, l’actuel Sous-secrétaire à la Défense chargé de la planification, dès 2021 dans The Strategy of Denial. C’est Colby qui aurait été à l’origine de l’arrêt des livraisons d’armes à l’Ukraine — une décision depuis renversée par Trump.
— Empêcher l’émergence d’un hégémon régional en Asie, en Europe ou au Moyen-Orient : Afin de maintenir un équilibre des pouvoirs favorable dans les régions clés du monde, les États-Unis devront empêcher l’émergence d’une puissance hégémonique régionale rivale en Eurasie, c’est-à-dire d’un État capable d’accumuler une prépondérance de puissance en Asie, en Europe ou au Moyen-Orient et d’utiliser cette puissance pour contester ou restreindre les intérêts américains 76.
En Europe et au Moyen-Orient, les perspectives d’émergence d’une nouvelle puissance régionale dominante sont lointaines. En Asie, la Chine n’a pas encore trouvé la voie vers l’hégémonie régionale, mais elle dispose d’une puissance suffisante pour empêcher les États-Unis de maintenir leur domination exclusive dans la région. Les États-Unis devraient adopter une posture qui renforcent leur capacité à contrebalancer la puissance de leurs rivaux régionaux, en particulier la Chine 77. Cela pourrait inclure le renforcement de la présence militaire américaine dans des endroits stratégiques tels que le Japon, le long de la deuxième chaîne d’îles en Asie, ou dans des points d’étranglement maritimes clés au Moyen-Orient ou en Europe du Nord.
Taïwan n’est pas mentionnée dans ce paragraphe, mais la menace chinoise sur ce territoire est suggérée en creux dans la mention de la « stratégie de chaîne d’îles ». Formalisée pour la première fois pendant la guerre de Corée, cette stratégie américaine visant d’abord à contenir l’Union soviétique est aujourd’hui réactivée face à la Chine.
— Transfert de responsabilité vers les alliés et les partenaires : Même s’ils poursuivent une stratégie d’équilibre des pouvoirs, les États-Unis devraient exiger de leurs alliés et partenaires qu’ils assument une plus grande responsabilité, voire la responsabilité totale, de leur propre défense.
Cela nécessitera de transférer aux alliés la charge de la défense qui pèse actuellement sur les États-Unis et de ne maintenir les forces américaines que là où elles sont nécessaires pour garantir et protéger les intérêts américains. Les États-Unis devraient être en mesure de réduire leur présence militaire à l’étranger à mesure qu’ils se déchargent de leurs responsabilités, parfois de manière significative.
Les États-Unis n’ont pas besoin que leurs alliés aient déjà rattrapé leur retard avant de se retirer, mais ils devraient proposer aux alliés un calendrier clair et transparent pour leur retrait. La nature et l’ampleur du transfert de responsabilités peuvent varier selon les régions 78.
— Protéger la sécurité économique des États-Unis : La sécurité économique est un élément essentiel de la sécurité nationale et les États-Unis devraient être prêts à utiliser leur puissance militaire, y compris leur présence avancée si nécessaire, pour protéger l’accès des États-Unis aux voies navigables et aux ressources naturelles essentielles.
Outre ces priorités, nous adoptons une série d’hypothèses pour orienter notre Posture Review.
Premièrement, nous partons du principe que le budget du Pentagone restera globalement inchangé. La première proposition de budget « allégé » de Trump prévoyait un budget pratiquement inchangé pour le ministère de la Défense, et même si le « reconciliation bill » — s’il est adopté — accordera à l’armée 150 milliards de dollars supplémentaires répartis sur cinq ans, il devrait s’agir d’une augmentation ponctuelle 79.
Deuxièmement, nous ne prenons en considération que les changements qui peuvent être réalisés au cours du mandat de Trump afin de garantir que nos recommandations sont réalistes et tiennent compte des défis bureaucratiques et des contraintes de bande passante. Après tout, une administration ne peut pas tout faire. Outre le temps nécessaire pour prendre les décisions et les mettre en œuvre, des enjeux logistiques existent, tels que la nécessité de trouver des locaux pour les forces redéployées de l’étranger vers les États-Unis et de démanteler les unités qui sont complètement supprimées.
Enfin, nous partons du principe que les États-Unis ne procéderont à aucune nouvelle acquisition territoriale. Cela n’exclut pas la possibilité d’un renforcement de la posture militaire à des fins stratégiques essentielles, mais exclut le type de renforcement qui serait nécessaire si les États-Unis décidaient d’étendre leurs frontières.
La mention explicite de l’absence d’une acquisition territoriale par les États-Unis au cours des quatre prochaines années, formulée comme une hypothèse plutôt que comme un postulat évident, tend à confirmer que cette option est en fait véritablement envisagée. En effet, la distinction opérée par les auteurs et l’évocation d’un « renforcement de la posture militaire à des fins stratégiques essentielles » laisse ouverte la possibilité d’une mobilisation des forces militaires pour atteindre des objectifs déjà clairement et régulièrement énoncés par Trump — comme l’annexion d’une partie du territoire d’un proche allié au Groenland.
La présence militaire américaine actuelle en Europe comprend environ 90 000 soldats et aviateurs, ainsi que sept escadrons de chasse et leurs unités de soutien, des moyens de renseignement, de surveillance et de reconnaissance, et une présence navale qui inclut cinq destroyers basés à Rota, en Espagne.
L’Allemagne accueille actuellement environ 39 000 militaires et un escadron de chasse, ce qui représente la plus forte concentration de forces américaines sur le continent européen. Les forces américaines sont également basées en Italie (13 000 militaires et deux escadrons de chasse), en Roumanie (5 000), en Pologne (14 000) et au Royaume-Uni (10 000 et quatre escadrons de chasse). Les États-Unis maintiennent également des déploiements rotatifs plus modestes dans les États baltes. D’autres renforcements sont prévus à court terme, notamment le déploiement en février 2026 d’une force opérationnelle interarmées (MDTF) de 500 personnes et d’un sixième destroyer de la marine. Cette présence a parfois été complétée par des groupes aéronavals en mer Méditerranée 80.
Bien sûr, cette posture est nettement inférieure à celle de la guerre froide, lorsque les États-Unis disposaient de centaines de milliers de soldats basés en Europe, mais elle représente une augmentation considérable par rapport aux quelques 60 000 soldats présents dans la région en 2013, avant la première invasion de l’Ukraine par la Russie.
Sous Biden, environ 20 000 soldats supplémentaires de l’armée américaine ont été déployés dans la région, ainsi que des forces aériennes supplémentaires, à la suite de l’invasion totale de l’Ukraine par la Russie en 2022. Cette présence renforcée reste largement maintenue dans la région à ce jour.
La posture actuelle des États-Unis en Europe pose quatre problèmes majeurs.
Premièrement, elle est trop importante au regard d’une évaluation objective des menaces provenant de la région. La présence militaire américaine en Europe a toujours été motivée principalement par la menace perçue que représente la Russie (à l’origine l’Union soviétique) pour les alliés de l’OTAN et pour les États-Unis eux-mêmes. Les forces avancées stationnées ont donc généralement eu un double rôle : dissuader et défendre contre les attaques visant les alliés ; former un périmètre de sécurité empêchant la Russie de représenter une menace directe pour les États-Unis.
Cependant, l’attitude de la Russie en Ukraine suggère qu’elle ne représente pas une menace militaire conventionnelle significative pour les États-Unis et qu’elle ne constitue qu’une menace modérée pour les alliés de l’OTAN 81. Bien sûr, cette menace varie à travers le continent européen, étant plus aiguë pour les États les plus proches de la Russie sur le flanc oriental de l’OTAN. Compte tenu de la lenteur de ses progrès en Ukraine — un petit pays qui lutte, en manque d’armes — il est peu probable que la Russie puisse, par exemple, mener une campagne capable de prendre le contrôle de vastes portions du territoire européen avant d’être stoppée par les forces européennes.
Grâce aux avantages de la guerre défensive, notamment la possibilité de préparer le terrain à l’avance avec des barrières et des champs de mines, d’exploiter les avantages géographiques pour la surveillance et le déploiement des forces, et d’utiliser des technologies peu coûteuses comme les drones pour limiter les progrès de l’adversaire, l’Europe dispose probablement aujourd’hui (même avant le réarmement) des capacités militaires nécessaires pour empêcher des gains militaires russes importants si Moscou attaquait un membre de l’OTAN 82. Une vision lucide de la menace russe suggère que les États-Unis n’ont pas besoin d’une présence importante pour garantir leur propre sécurité ou celle de l’Europe.
Ces paragraphes déroulent un argumentaire supposé justifier un retrait américain de l’Europe sans mettre en jeu l’alliance transatlantique.
La référence de la résistance de l’Ukraine (« petit pays en manque d’armes ») comme preuve d’une surestimation de la menace russe, alors que l’Ukraine a justement besoin des armements américains pour se battre, peut difficilement être considéré comme un argument solide. La représentation comme un pays faible et de petite taille reprend des éléments de langage du Kremlin : l’Ukraine est le pays à la plus grande superficie sur le territoire européen et son armée est aujourd’hui unanimement considérée comme l’une des plus performantes au combat.
En amoindrissant, enfin, l’intensité de la guerre d’Ukraine, les auteurs présentent la Russie de Poutine comme une menace inexistante pour les États-Unis et « modérée » pour les Européens et les pays de l’OTAN.
Deuxièmement, la présence militaire actuelle des États-Unis est disproportionnée par rapport à leurs intérêts en Europe. Les États-Unis ont longtemps utilisé leur présence militaire pour empêcher l’émergence d’une hégémonie européenne, protéger leurs intérêts économiques en Europe et renforcer leur influence sur leurs alliés européens. Aujourd’hui, il n’est pas certain qu’une présence importante en Europe aide Washington à atteindre ces objectifs.
Le risque de voir émerger une hégémonie européenne est faible, avec ou sans la présence des forces américaines. Il semble peu probable qu’un pays européen puisse établir une position dominante dans la région compte tenu des divisions internes, et tout aussi peu probable que la Russie puisse se battre pour obtenir une large sphère d’influence en Europe. Dans le même temps, rien ne prouve qu’une présence militaire importante soit le meilleur moyen, voire le seul, de protéger les intérêts économiques des États-Unis en Europe ou qu’elle offre aux décideurs politiques le levier qu’ils recherchent. Les dirigeants européens agissent de manière indépendante sur de nombreuses questions politiques, malgré la forte présence militaire américaine.
Troisièmement, la présence militaire américaine en Europe encourage les alliés des États-Unis à sous-investir et à profiter du système, laissant Washington payer la facture de la sécurité européenne, alors même qu’une Europe riche et technologiquement avancée a les moyens de se défendre 83.
Non seulement cet arrangement expose les États-Unis au risque d’être entraînés dans les guerres et les crises sécuritaires européennes même si leurs propres intérêts ne sont pas en jeu, mais il les oblige à dépenser des ressources limitées d’une manière qui n’est pas toujours conforme à leurs intérêts fondamentaux. Dès le premier jour, l’administration Trump a clairement indiqué qu’elle attendait de l’Europe qu’elle dépense et fasse davantage dans le domaine de la sécurité afin que les États-Unis puissent dépenser et faire moins, l’objectif étant que l’Europe assume l’entière responsabilité de sa propre sécurité. Cela serait préférable pour les États-Unis, car cela permettrait de préserver leurs ressources et de réduire les risques, mais cela serait également préférable pour l’Europe, qui serait ainsi autonome sur le plan géopolitique.
Enfin, une présence militaire importante en Europe absorbe des ressources qui sont nécessaires dans des théâtres d’opérations plus prioritaires, notamment en Asie, où les États-Unis font face à leur plus grand concurrent, et sur le territoire américain 84. Une présence militaire importante en Europe a donc un coût d’opportunité élevé compte tenu des autres engagements et priorités militaires des États-Unis.
Dans certains cas, ces arbitrages sont directs. Chaque soldat déployé en Europe est un soldat qui ne peut pas être utilisé dans les missions de l’administration pour défendre le territoire national. Chaque système de défense aérienne ou escadron de chasseurs déployé en Europe est un système ou un escadron qui n’est pas immédiatement disponible en cas de crise en Asie.
D’autres arbitrages sont indirects. Les dollars dépensés pour les capacités de guerre terrestre principalement destinées au théâtre européen, par exemple, ne peuvent pas être investis dans de nouveaux navires et sous-marins nécessaires pour soutenir les opérations dans la région indo-pacifique.
L’existence de ces arbitrages augmente le coût d’opportunité des actifs et des capacités déployés en Europe et souligne l’importance de redimensionner l’engagement américain en Europe afin de l’adapter aux menaces actuelles et aux intérêts des États-Unis.
Le concept des « tradeoffs » — arbitrages, ou compromis — est un argument clé pour le groupe des « prioritizers » : postulat d’un manque de ressources de l’armée américaine, qui seraient aujourd’hui « absorbées » par l’Europe, il implique une redistribution vers les théâtres essentiels — le territoire national et l’Asie.
Une révision de la posture américaine en Europe serait guidée par quatre principes.
Premièrement, et avant toute chose, l’objectif de cette révision serait de passer d’une architecture de sécurité régionale centrée sur les États-Unis à une architecture de sécurité dirigée par les États membres de l’Union européenne. Pour y parvenir, il faudrait maintenir en Europe uniquement les forces américaines nécessaires à la sauvegarde des intérêts des États-Unis et transférer toutes les autres responsabilités aux alliés et partenaires.
Cette transition devrait avoir lieu même si l’Europe n’est pas en mesure de remplacer immédiatement les capacités militaires américaines redéployées, mais elle devra probablement se faire progressivement — non pas pour faciliter la tâche de l’Europe, mais pour donner au Pentagone le temps de prendre des décisions en matière de rotation, de stationnement et de structure des forces, alors qu’un grand nombre de soldats américains rentrent au pays. Toutefois, l’un des premiers changements à apporter consiste à transférer les rôles de défense de première ligne aux alliés européens, laissant aux États-Unis le soin de se concentrer sur les capacités de soutien au combat et les rôles défensifs.
Deuxièmement, les changements de posture viseraient à libérer les ressources actuellement basées en Europe qui pourraient être importantes dans une guerre indo-pacifique ou pour défendre le territoire national. Cela pourrait inclure la défense aérienne, certaines ressources navales, des escadrons de chasseurs et même des unités terrestres nécessaires pour soutenir le déploiement actuel de l’armée à la frontière américaine.
Troisièmement, reconnaissant que toute campagne militaire menée contre la Russie en Europe serait défensive, les changements de posture devraient viser à exploiter l’avantage du défenseur dans la guerre moderne.
Outre la réduction des effectifs nécessaires à une campagne réussie, l’accent mis sur les opérations défensives et les avantages défensifs réduirait le besoin et l’utilité de certains types de systèmes offensifs tels que les armes de frappe à longue portée et les avions de combat avancés. Au lieu de déployer ces moyens en Europe, la posture révisée des États-Unis serait principalement composée de forces de soutien, notamment logistiques, de soutien, de renseignement et de maintenance, ainsi que de certaines forces terrestres plus lourdes capables de servir de périmètre défensif.
Enfin, une posture révisée devrait tenir compte de la valeur des ressources et du personnel basés en Europe pour la projection de puissance dans d’autres théâtres, par exemple les activités de renseignement et de reconnaissance en mer Noire ou les opérations de réponse aux crises au Moyen-Orient.
Les changements de posture que nous recommandons pour l’Europe réduiraient en fin de compte le nombre de forces terrestres d’environ 30 000 hommes et les forces aériennes et navales de moitié par rapport à leurs niveaux actuels. Cela ramènerait la posture militaire américaine dans la région à son niveau de 2013, c’est-à-dire à ce qu’était la présence militaire américaine en Europe avant la première invasion de l’Ukraine par la Russie en 2014.
Cela ne devrait pas être le point final du retrait militaire américain en Europe.
Au cours de la prochaine décennie, à mesure que l’Europe renforcera ses capacités de défense, la présence militaire américaine dans la région devrait encore diminuer, pour atteindre peut-être quelque 20 000 soldats au sol et une présence aérienne et navale réduite. Mais les changements décrits ici constituent des objectifs réalistes pour les quatre prochaines années.
En ce qui concerne les forces terrestres, nous recommandons de retirer trois brigades de combat (BCT) (soit environ 5 000 personnes par BCT, y compris la BCT elle-même et les forces de soutien associées) d’Europe et de les renvoyer aux États-Unis, y compris la brigade de combat en Roumanie et soit deux BCT de Pologne, soit une de Allemagne et une de Pologne. Il resterait alors deux BCT stationnées en Europe, dont la 173e brigade aéroportée stationnée en Italie.
En outre, nous recommandons de retirer une brigade d’aviation de combat (CAB), le quartier général de la division situé en Roumanie et les forces de soutien associées. Il convient de noter que ces changements mettraient également fin à la contribution américaine au renforcement de la protection des forces dans les États baltes, qui provient généralement des BCT stationnées en Pologne et en Allemagne.
Parmi ces forces, les unités en rotation pourraient être retirées rapidement. Une fois rentrées au pays, elles ne seraient tout simplement pas remplacées. Le retrait des unités basées en permanence en Europe prendrait plus de temps, car il faudrait trouver de l’espace dans les bases américaines pour le personnel associé, à moins que ces unités ne soient entièrement supprimées afin de réduire la structure des forces de l’armée. Cela pourrait se faire plus rapidement, mais même dans ce cas, le personnel restant devrait être réaffecté.
La logique qui sous-tend ces changements est simple.
Premièrement, la volonté des États-Unis de transférer de responsabilité exige que les alliés européens prennent l’initiative de leur propre défense, notamment en ce qui concerne les opérations de combat terrestre et la défense de la frontière Est de l’OTAN. Le retrait immédiat des unités de combat terrestre américaines incite et pousse l’Europe à prendre le relais et à combler cette lacune en constituant ses propres brigades de combat et en ajustant son dispositif collectif dans les États membres de l’OTAN situés en première ligne.
Deuxièmement, comme déjà indiqué, l’administration Trump a correctement évalué que la Russie ne représente guère une menace directe pour les intérêts américains, et qu’elle ne représente certainement pas une menace plus grande pour les intérêts américains qu’en 2014. Ni la première ni la deuxième invasion de l’Ukraine par la Russie n’ont changé la nature ou l’ampleur de la menace conventionnelle que la Russie fait peser sur le territoire américain, et les inquiétudes accrues concernant la menace russe pour l’Europe – qui ont motivé l’envoi de 20 000 soldats supplémentaires sous la présidence de Joe Biden – auraient dû se dissiper après les performances médiocres de la Russie sur le champ de bataille. Il est donc peu logique que les États-Unis maintiennent cinq brigades de combat en Europe, d’autant plus que toute opération militaire américaine sur le continent européen serait probablement de nature défensive.
Outre le retrait des brigades de combat et d’aviation, nous recommandons d’annuler le déploiement prévu en février 2026 de la MDTF et de ses capacités de missiles à portée intermédiaire en Allemagne. Ce déploiement n’est pas conforme à l’évaluation de la menace russe par l’administration Trump ni à sa volonté de réduire le rôle des États-Unis dans la sécurité européenne. La MDTF et ses missiles à longue portée ne constituent pas des capacités défensives et sont plus susceptibles de provoquer la Russie que de la dissuader, car ils sont capables de frapper profondément à l’intérieur du territoire russe. Si l’intention des États-Unis est de se retirer d’Europe et de laisser l’Europe gérer sa propre défense, il n’est guère logique de déployer en même temps dans la région une nouvelle plate-forme de missiles agressive et déstabilisante.
En ce qui concerne les forces aériennes, nous recommandons de réduire le nombre d’escadrons de chasse américains basés en Europe de sept à quatre, pour revenir au niveau de 2014 environ. Lors d’une audition devant le Congrès en mai 2025, des responsables de l’armée de l’air ont annoncé leur intention de retirer deux escadrons de chasseurs F-15 du Royaume-Uni et de les renvoyer aux États-Unis pour une période de repos et de remise en état. Cette décision reflète probablement les efforts du Pentagone pour retirer d’Europe des moyens qui pourraient être nécessaires en Asie, afin de leur donner le temps d’être réparés et modernisés si nécessaire.
L’armée de l’air n’avait alors pas précisé ce qui remplacerait les escadrons de F-15. Selon nos recommandations, ils ne seraient pas remplacés et le personnel associé serait également retiré, ne laissant que les deux escadrons de F-35 et divers éléments de soutien au Royaume-Uni, ainsi qu’environ 7 500 militaires. En plus de ce changement, nous recommandons de retirer un escadron de chasseurs F-16 d’Italie. Il resterait alors quatre escadrons de chasseurs au total en Europe. Nous réduirions également de 50 % les unités de soutien aérien (maintenance, avions ravitailleurs, etc.), qui seraient rapatriées aux États-Unis où elles pourraient être préparées pour de futurs déploiements si nécessaire.
Comme dans le cas des forces terrestres, le niveau actuel de la puissance aérienne américaine déployée en Europe dépasse largement les besoins. Non seulement les pays européens disposent de leurs propres avions de combat, mais plusieurs d’entre eux ont procédé à des achats importants afin d’élargir leur flotte d’avions à réaction américains et européens à court terme.
Au contraire, les États-Unis devraient réduire leur puissance aérienne déployée en Europe par rapport à 2014. Non seulement la menace russe est restée largement inchangée du point de vue américain, mais les États-Unis ne sont plus engagés dans des opérations de grande envergure contre l’État islamique et n’ont plus besoin d’utiliser les bases aériennes européennes pour projeter leur puissance au Moyen-Orient dans la même mesure. Si les inquiétudes liées à la guerre entre Israël et l’Iran peuvent entraîner une augmentation temporaire de la puissance aérienne américaine en Europe, zone de transit vers le Moyen-Orient, ces forces devraient elles aussi être rapatriées dès que la situation se stabilisera.
La puissance navale américaine en Europe devrait également être réduite de moitié, passant des six destroyers actuellement prévus à Rota aux trois destroyers qui y étaient basés avant 2014. Le renforcement de la présence navale américaine au cours de la dernière décennie visait à renforcer les défenses antimissiles balistiques de l’Europe après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, mais même si des défenses aériennes supplémentaires étaient nécessaires à un moment donné, une attaque aérienne russe contre l’Europe semble aujourd’hui très improbable.
De plus, les moyens de défense aérienne font partie des capacités les plus rares de l’arsenal américain et des systèmes qui seraient les plus essentiels dans un conflit indo-pacifique. La réduction du déploiement de la puissance navale américaine à trois destroyers libérerait des ressources pour les opérations américaines dans le théâtre indo-pacifique, qui est davantage prioritaire.
Outre l’ajustement du nombre de destroyers déployés en Europe, nous recommandons de réduire les déploiements futurs prévus de groupes aéronavals en mer Méditerranée. Le nombre de partenaires américains bordant cette zone maritime (Espagne, France, Italie et Turquie) montre clairement l’importance de la puissance navale alliée dans la région. Il s’agit là d’une occasion unique de réaliser un transfert de responsabilités. Ces alliés devraient être capables d’assurer la sécurité dans cette zone maritime stratégique avec un soutien américain nettement inférieur.
Dans tous les cas, puisque les États-Unis dépendent peu du commerce transitant par le canal de Suez, ils seraient relativement à l’abri de perturbations éventuelles. Ce changement augmenterait la disponibilité des porte-avions pour des opérations ailleurs, notamment en Asie, ou pour la modernisation et les réparations en vue de besoins futurs.
Dans l’ensemble, les réductions que nous recommandons pour la présence américaine en Europe seraient donc les suivantes :
Ensemble, ces changements réduiraient la présence globale des États-Unis en Europe de 40 à 50 % en quatre ans et ramèneraient la posture américaine à son niveau d’avant 2014. Les ajustements que nous recommandons permettraient de transférer une part importante de la charge vers les alliés, de maintenir des ressources essentielles en matière de renseignement et de projection de puissance, de redéployer des capacités très demandées qui pourraient être nécessaires en Asie ou pour la défense du territoire national, et de mieux aligner les engagements des États-Unis en Europe sur le niveau et le type de menace que représente la Russie pour les intérêts américains.
Les réductions prévues pourraient se faire de manière progressive, certaines unités de combat terrestre et aériennes quittant immédiatement le continent européen et d’autres se retirant ultérieurement selon un calendrier convenu. Toutefois, les États-Unis ne devraient pas attendre que l’Europe soit en mesure de remplacer les capacités américaines avant de mettre en œuvre les changements décrits ici.
Le dispositif militaire américain au Moyen-Orient est aujourd’hui moins important qu’il ne l’était pendant les guerres en Irak et en Afghanistan, mais reste largement disproportionné par rapport aux intérêts américains dans la région.
Cela est particulièrement vrai après le renforcement des forces américaines dans la région à la suite de l’attaque du Hamas du 7 octobre, de la campagne de bombardements américains contre les Houthis au Yémen qui a suivi et, plus récemment, de la guerre entre Israël et l’Iran, au cours de laquelle les États-Unis ont apporté un soutien défensif à Israël et mené des frappes offensives contre l’Iran.
À l’heure actuelle, les États-Unis ont déployé près de 40 000 soldats au Moyen-Orient, ainsi que des avions et des navires de guerre. L’administration Trump a déjà commencé à retirer une partie des 2 000 soldats basés en Syrie, mais n’a pas encore annoncé un retrait complet 85. La présence de 2 500 soldats en Irak devrait également être réduite à la suite d’un accord avec le gouvernement irakien. Si l’accord annoncé est mis en œuvre comme prévu, il ne resterait plus que quelques centaines de soldats à Erbil d’ici la fin 2026 86.
Ailleurs, la présence militaire américaine est encore plus importante. Les États-Unis ont 13 500 soldats au Koweït, 5 000 aux Émirats arabes unis, environ 3 000 en Arabie saoudite, environ 10 000 au Qatar, 3 000 en Jordanie et environ 9 000 à Bahreïn, où est basée la cinquième flotte de la marine américaine. En plus de ces effectifs, les États-Unis maintiennent généralement quatre ou cinq escadrons de chasseurs, certains basés en permanence dans la région et d’autres à tour de rôle. Depuis les attaques du 7 octobre, les États-Unis ont également renforcé leur défense aérienne dans la région, en envoyant plusieurs batteries Patriot supplémentaires et deux systèmes de défense antimissile THAAD (Terminal High Altitude Area Defense) en Israël, chacun accompagné d’une centaine de militaires.
En outre, les États-Unis maintiennent généralement au moins un groupe aéronaval (Carrier Strike Group) dans la mer Rouge ou le golfe Persique. Après le 7 octobre, cette présence a été renforcée, à certains moments, par un autre CSG afin de soutenir les opérations contre les Houthis. Pendant un certain temps, les États-Unis ont également déployé un navire amphibie du Corps des Marines, l’USS Wasp, dans l’est de la Méditerranée, où sont également basés, à certains moments, des CSG supplémentaires. Quatre navires de combat littoral (LCS) et un navire de lutte contre les mines (MCM) sont également basés dans la base navale de Bahreïn 87.
Le problème le plus fondamental de la posture actuelle des États-Unis au Moyen-Orient est qu’elle est beaucoup trop importante au regard des intérêts américains en jeu.
Bien que la région soit en proie à l’instabilité et aux conflits, il existe peu de menaces directes pour la sécurité nationale des États-Unis. Ces derniers mois, l’attention s’est principalement portée sur la menace supposée que représente le programme nucléaire iranien pour les États-Unis et leurs partenaires régionaux. Les partisans d’une présence américaine importante au Moyen-Orient affirment qu’elle est nécessaire pour dissuader l’Iran de frapper directement Israël ou de cibler d’autres actifs et intérêts américains. Elle permettrait également d’apporter une menace militaire crédible à l’appui des efforts diplomatiques visant à freiner le programme nucléaire iranien.
Mais ces arguments sont trompeurs.
Si un Iran doté de l’arme nucléaire n’est pas idéal, il ne représente toutefois pas une menace existentielle pour les États-Unis, car Téhéran ne dispose d’aucun vecteur capable d’atteindre le territoire américain 88. Israël peut avoir une vision différente de la menace que représente un Iran nucléaire, mais les intérêts d’un partenaire des États-Unis, qui possède lui-même l’arme nucléaire et bénéficie d’une aide militaire importante de la part des États-Unis, ne devraient pas être le seul moteur de la position américaine dans la région.
La question de l’Iran divise le camp trumpiste, entre partisans de « la paix par la force » favorables à une neutralisation de l’arme nucléaire iranienne et partisans d’une politique America First qui rejettent toute implication américaine dans le conflit entre Israël et l’Iran.
Enfin, aucune approche militaire, à l’exception d’une invasion et d’une occupation totale de l’Iran, ne peut éliminer définitivement la voie vers l’arme nucléaire pour l’Iran. Comme on l’a vu ces dernières semaines, les frappes contre les sites nucléaires du pays peuvent retarder le programme sans le détruire, permettant à l’Iran de le reconstituer et même de l’accélérer au fil du temps 89. Il y a également peu d’éléments indiquant que la présence militaire américaine dans la région influence les calculs des dirigeants iraniens en ce qui concerne le programme nucléaire du pays ou sa stratégie militaire régionale plus large 90. En fait, la présence militaire américaine au Moyen-Orient crée plutôt des vulnérabilités et des risques pour les États-Unis. C’est uniquement parce que ces forces sont déployées dans toute la région que les missiles iraniens constituent une menace directe pour les États-Unis.
Au-delà de l’Iran, les intérêts américains au Moyen-Orient sont tout aussi limités.
Les États-Unis ne dépendent pas fortement des routes commerciales qui traversent la région et, bien qu’ils soient affectés par les perturbations du transport maritime régional qui influent sur les prix du pétrole, les chocs suffisamment graves pour provoquer des hausses de prix importantes sont rares. La région du Moyen-Orient abrite un grand nombre d’acteurs terroristes non étatiques, mais aucun ne représente une menace significative pour le territoire américain 91. La plupart des défis auxquels la région est confrontée nécessitent des solutions politiques plutôt que militaires, et celles-ci ne peuvent venir que des acteurs locaux.
Certains éléments de la posture militaire américaine au Moyen-Orient sont des vestiges du passé, notamment les opérations menées par les États-Unis pendant la période qui a suivi la guerre froide et les deux décennies de guerre en Irak et en Afghanistan. Après son invasion de l’Irak en 2003, les États-Unis comptaient jusqu’à 150 000 soldats rien qu’en Irak, et d’autres étaient déployés dans toute la région. Les forces restantes en Irak, en Syrie et, dans une certaine mesure, en Jordanie sont autant de vestiges résiduels de cette posture. Même avec de nouvelles missions, les forces américaines restantes dans ces régions contribuent à un déséquilibre entre les engagements et les intérêts des États-Unis 92.
Un deuxième problème lié à la posture actuelle au Moyen-Orient est qu’elle expose les forces américaines aux attaques des groupes insurgés et aux munitions iraniennes, tout en créant un risque imminent et inutile d’enlisement dans des guerres qui ne sont pas dans l’intérêt des États-Unis.
Avec autant de forces basées au Moyen-Orient, les États-Unis sont naturellement impliqués dans tout incident d’instabilité ou conflit qui se produit.
En fin de compte, la principale menace que l’Iran représente pour les États-Unis est celle qui pèse directement sur les forces américaines basées au Moyen-Orient, et non sur le territoire américain lui-même. Lorsque Israël et l’Iran ont lancé leurs frappes de missiles en 2024, on a craint que les forces américaines ne soient prises entre deux feux, ce qui aurait nécessité une intervention militaire américaine plus importante. Et de fait, les forces américaines ont été la cible de tirs de roquettes et de missiles lancés par des groupes militants de la région, qui ont fait plusieurs morts.
Les petites concentrations de forces américaines en Irak et en Syrie sont particulièrement vulnérables, car elles ne disposent souvent pas de la protection aérienne nécessaire. Le risque d’imbroglio et la vulnérabilité des forces américaines sont réapparus ces dernières semaines, cette fois à une échelle plus grande et plus sérieuse, alors que l’Iran et Israël s’échangent des salves de missiles. Après que les États-Unis ont frappé des cibles nucléaires iraniennes, l’Iran a riposté en tirant des missiles sur la base aérienne d’Al-Udeid au Qatar. Il n’y a pas eu de victimes, mais cette attaque a rappelé que la présence des forces américaines dans la région est autant un risque et un fardeau qu’un avantage 93.
Un troisième problème lié à la position des États-Unis au Moyen-Orient est qu’elle encourage le parasitisme et l’aléa moral.
Comme dans d’autres régions, la forte présence militaire américaine a permis aux alliés et partenaires régionaux de sous-investir dans leur propre défense, convaincus que les États-Unis interviendraient pour gérer toute crise susceptible de se produire. Lorsque les Houthis ont perturbé le trafic maritime dans la mer Rouge avec des attaques de missiles, par exemple, les États-Unis n’ont reçu que peu d’aide des États de la région ou des marines européennes dans leur campagne pour rétablir la liberté de navigation, alors que ces alliés et partenaires dépendent beaucoup plus que les États-Unis du trafic maritime dans les voies navigables de la région 94.
L’aléa moral — qui traduit l’expression « moral hazard » — est un concept habituellement mobilisé en économie pour désigner les modifications de comportement d’un acteur lorsqu’il est couvert d’un risque particulier.
Le terme fait ici référence à Israël, dont la garantie de protection américaine pousserait le pays à prendre davantage de risques que ce qu’il devrait en réalité se permettre au vu de ses capacités militaires.
Des préoccupations similaires existent sur le fait que la forte présence américaine dans la région encourage à la prise de risque par Israël.
Lorsque Israël a décidé de lancer ses frappes contre des cibles nucléaires et militaires iraniennes, il savait que les États-Unis lui apporteraient au moins un soutien défensif, voire une aide offensive. Sans ce filet de sécurité, Jérusalem aurait peut-être fait des choix différents.
Enfin, se pose la question des arbitrages régionaux.
Bon nombre des systèmes et une grande partie du matériel, notamment les avions, les navires, les systèmes de défense aérienne et les stocks de munitions actuellement présents au Moyen-Orient, seraient également nécessaires en cas de guerre en Asie. Tant qu’ils sont déployés au Moyen-Orient, ils ne peuvent pas être rapidement transférés vers une zone de crise dans la région indo-pacifique 95. Dans le cas des munitions, une fois utilisées, leur remplacement prend des mois, voire des années. Les déploiements prolongés et l’usure causée par le climat rigoureux du Moyen-Orient signifient que l’équipement nécessite de longues périodes de repos et de remise en état après son retour aux États-Unis. Plus encore que la forte présence américaine en Europe, l’engagement militaire continu des États-Unis au Moyen-Orient constitue un frein à la capacité des États-Unis à prendre les engagements nécessaires en Asie.
Une posture révisée au Moyen-Orient, mieux alignée sur les intérêts américains, réduirait la présence militaire américaine afin de refléter la portée limitée de ces intérêts et la nature restreinte des menaces régionales. Pour ce faire, quelques changements spécifiques seraient nécessaires.
Tout d’abord, une posture régionale révisée renverrait aux États-Unis, ou dans la région indo-pacifique, selon les besoins, les forces aériennes et navales supplémentaires et les moyens de défense aérienne déployés sur le théâtre des opérations après le 7 octobre 2023. Elle annulerait les mesures récentes visant à « préparer le théâtre » pour la campagne désormais terminée contre les Houthis ou la guerre récemment conclue avec l’Iran. Ces mesures permettraient de recalibrer la posture régionale afin de l’adapter au niveau actuel de la menace, qui n’est pas clairement plus élevé qu’avant octobre 2023, tout en soutenant la désescalade régionale et en transférant la responsabilité de la défense de la région à des partenaires tels qu’Israël et les États amis du golfe Persique.
Outre le retour aux niveaux de forces d’avant octobre 2023, une posture révisée au Moyen-Orient viserait quatre autres domaines de réduction.
Premièrement, elle mettrait fin aux déploiements hérités des guerres post-11 septembre. Vingt-quatre ans après le 11 septembre, il n’y a tout simplement aucune raison de maintenir ces éléments du dispositif.
Deuxièmement, elle retirerait les forces américaines des zones où elles sont les plus vulnérables aux attaques de groupes militants et où le risque de s’engager dans une guerre coûteuse et inutile est le plus élevé. La récente escalade régionale n’a fait que rendre ce type de retrait plus urgent afin d’améliorer la protection des forces et de réduire l’exposition des États-Unis.
Troisièmement, cela permettrait de redéployer les ressources et les capacités pouvant contribuer à la dissuasion et à la défense dans la région indo-pacifique, soit directement en Asie, soit d’abord sur le territoire américain.
Enfin, cela permettrait de saisir les opportunités de transférer une partie des responsabilités en matière de sécurité régionale afin que les forces américaines n’interviennent que lorsque les intérêts nationaux fondamentaux sont en jeu. Cela impliquerait notamment de confier aux partenaires régionaux le rôle de premier plan dans la défense des domaines aérien et maritime.
Tout en réduisant ses effectifs, les États-Unis souhaiteront toutefois conserver la capacité de réagir à une crise qui affecterait leurs intérêts. Le maintien d’une partie de leur puissance aérienne et navale dans la région, ainsi que des déploiements rotatifs vers la base militaire de Diego Garcia, devraient permettre de répondre à cette exigence.
La première série de changements recommandés pour le dispositif au Moyen-Orient vise à mettre fin aux déploiements post-11 septembre et à retirer les forces militaires américaines des zones où elles sont les plus vulnérables. Nous recommandons de réduire à zéro les forces militaires américaines en Syrie et de maintenir le retrait prévu de la plupart des forces américaines d’Irak en 2025. Ces forces sont parmi les plus directement et fréquemment menacées par les groupes militants de la région (y compris ceux associés à l’Iran), de sorte que leur retrait réduira considérablement le risque de pertes humaines parmi les militaires américains et la possibilité d’une implication involontaire dans une guerre régionale. Le retrait complet du personnel américain de Syrie et d’Irak marquerait également la fin des déploiements liés aux guerres post-11 septembre et aux campagnes contre l’État Islamique.
Les critiques diront que ces changements ouvrent la voie à une recrudescence des insurrections, mais les groupes insurgés du Moyen-Orient ne constituent pas une menace pour les États-Unis.
Ni les vestiges de l’EI, ni les autres groupes présents en Irak ou en Syrie ne sont en mesure de viser le territoire américain. À ce stade, les vestiges de ces insurrections sont mieux et plus efficacement traités par les partenaires régionaux, notamment les forces locales en Syrie, en Irak et en Turquie, plutôt que par le personnel militaire américain. Si cela s’avère absolument nécessaire, les États-Unis peuvent recourir à des frappes « au-delà de l’horizon » (ou à longue portée) pour cibler les principaux chefs des groupes insurgés ou leurs stocks militaires 96.
Une fois ces forces retirées de Syrie et d’Irak, deux autres retraits deviennent possibles.
Premièrement, sans forces à soutenir en Syrie, une partie de la présence militaire américaine en Jordanie peut être retirée. La base américaine Tower 22, où trois soldats américains ont trouvé la mort en 2024, peut être fermée, et le nombre de soldats stationnés à la base aérienne de Muwaffaq Salti en Jordanie peut être réduit à environ 1 000.
Ensuite, une fois que le nombre de soldats américains en Irak aura été réduit, les 13 500 militaires basés au Koweït pourront également être retirés, car ils ne seront plus nécessaires pour soutenir ou défendre ceux déployés en Irak. Compte tenu des liens de longue date entre les États-Unis et le Koweït, cette dernière mesure pourrait s’avérer difficile sur le plan politique, mais la réalité est que, sans troupes en Irak et avec une présence américaine nettement réduite dans la région, les fonctions logistiques et de soutien au Koweït ne sont plus nécessaires.
Enfin, la base aérienne d’Al-Udeid devrait également être fermée. Si une petite partie des 10 000 soldats et avions qui s’y trouvent actuellement pourraient être transférés ailleurs dans la région, par exemple à la base aérienne Prince Sultan en Arabie saoudite, la plupart seraient renvoyés aux États-Unis. La récente guerre aérienne entre Israël et l’Iran a en effet mis en évidence la vulnérabilité d’Al-Udeid en cas de conflit. Non seulement elle a été prise pour cible par des missiles iraniens, mais la plupart de ses avions ont dû être transférés ailleurs pour leur sécurité 97.
Au total, ces mesures permettraient de retirer près de 25 000 soldats américains du Moyen-Orient.
La deuxième série de changements recommandés consisterait à retirer les moyens aériens et de défense aérienne déployés en renfort au Moyen-Orient après le 7 octobre. Cela ne devrait probablement se faire qu’après le rétablissement d’un équilibre plus stable au Moyen-Orient, étant donné que des moyens de défense aérienne supplémentaires pourraient être nécessaires pour protéger les bases américaines en cas de reprise des hostilités. Mais dès que cela sera possible, ces moyens devraient être renvoyés aux États-Unis pour être réparés ou redéployés vers des sites américains vulnérables en Asie et ailleurs.
Deux escadrons de chasseurs déployés en renfort dans la région doivent être remplacés à l’été 2025 et ne devraient pas être remplacés. Les États-Unis devraient également retirer l’escadron d’A-10 déployé sous la présidence de Joe Biden et tous les autres avions déployés dans la région lors du renforcement de juin 2025, lorsque Israël a lancé sa guerre préventive contre l’Iran. Cela réduirait à seulement deux le nombre d’escadrons de chasseurs et d’attaque dans la région (laissant également les drones de reconnaissance et les drones létaux positionnés dans la région).
Les forces de soutien des unités redéployées, y compris environ la moitié du total des avions ravitailleurs et des unités de maintenance actuellement dans la région ou dans des bases voisines, peuvent également rentrer aux États-Unis. Les défenses aériennes envoyées dans la région après le 7 octobre 2023 devraient également être retirées. Cela inclurait les deux THAAD basés en Israël, car Israël dispose de l’un des systèmes de défense aérienne les plus avancés et les plus sophistiqués au monde. Les systèmes Patriot supplémentaires déployés dans la région devraient être renvoyés aux États-Unis ou, pour ceux qui ont été retirés de Corée du Sud, renvoyés en Asie.
Des changements devraient être apportés à la puissance navale américaine dans la région.
S’écartant de la pratique consistant à maintenir presque toujours un CSG (ou deux) dans le golfe Persique ou la mer Rouge, nous recommandons de réduire les déploiements de CSG dans la région. Compte tenu des intérêts limités des États-Unis au Moyen-Orient, le déploiement massif de forces navales dans la région n’a guère d’intérêt. Les preuves quant à l’effet dissuasif de la présence navale sont pour le moins mitigées, et les coûts l’emportent généralement sur les avantages 98. À tout le moins, les États-Unis sont confrontés à peu de menaces réelles susceptibles d’être dissuadées par une démonstration de leur puissance navale.
Le programme nucléaire iranien restera une source de préoccupation, mais il n’est pas certain que la présence d’un porte-avions au large de ses côtes influence les calculs de Téhéran en matière d’enrichissement nucléaire. De plus, les États-Unis étant peu dépendants du commerce transitant par le Moyen-Orient, une présence navale américaine constante n’est pas nécessaire pour garantir leurs intérêts économiques.
C’est également un cas où le transfert de responsabilité est logique. Les États-Unis ont de nombreux partenaires dans la région qui disposent de leurs propres forces navales robustes, souvent équipées d’armes américaines de pointe. Il semble raisonnable qu’après des décennies de soutien américain, ils assument une plus grande part de la responsabilité de la sécurité maritime de la région, si de telles mesures sont nécessaires pour garantir leur propre sécurité physique et économique. Ils n’ont guère d’intérêt à le faire tant que les États-Unis disposent d’un porte-avions à proximité. Dans tous les cas, les destroyers américains basés à Rota pourraient être déployés dans le golfe Persique et les CSG eux-mêmes sont très mobiles et pourraient être déployés dans la région si le niveau de menace l’exigeait.
Pour remplacer les forces que nous recommandons de retirer, nous suggérons de maintenir un sous-marin de classe Ohio armé de manière conventionnelle et équipé de missiles de croisière Tomahawk dans et autour de la région du golfe Persique à des fins de dissuasion et pour répondre à une crise si nécessaire. Les États-Unis ont utilisé le déploiement de l’USS Georgia à l’automne 2024 à cette fin 99. À l’avenir, un sous-marin de classe Ohio pourrait servir de moyen relativement discret pour signaler la volonté des États-Unis de répondre aux attaques visant les forces américaines ou portant atteinte aux intérêts américains au Moyen-Orient.
Avec les déploiements rotatifs à Diego Garcia et les forces aériennes et navales restant aux Émirats arabes unis, au Qatar, à Bahreïn et en Arabie saoudite, les États-Unis disposeraient toujours d’une puissance de feu et d’une présence plus que suffisantes pour réagir rapidement en cas de crise si nécessaire. Il s’agit toujours d’une présence militaire américaine importante dans une région qui revêt une importance directe limitée pour les intérêts américains. La posture recommandée ici ne devrait donc pas être une fin en soi, mais plutôt le début d’un retrait progressif des forces américaines dans la région.
Dans l’ensemble, selon nos recommandations, la posture au Moyen-Orient serait modifiée comme suit :
La présence militaire finale serait environ trois fois moins importante qu’aujourd’hui et serait concentrée dans un nombre plus restreint de pays et dans des endroits où le personnel américain peut être protégé de manière adéquate. Tout aussi important, les changements recommandés permettraient le redéploiement de la puissance aérienne et navale et des moyens de défense aérienne qui pourraient jouer un rôle important en cas d’urgence en Asie de l’Est.
Même ceux qui souhaitent voir une réduction de la présence et du rôle militaires américains à l’étranger s’accordent généralement à dire que, de toutes les régions du monde, l’Asie est celle où les États-Unis ont les intérêts les plus importants en jeu et où ils sont confrontés à leur concurrent le plus féroce, la Chine. Néanmoins, des changements dans la posture américaine pourraient contribuer à sécuriser ces intérêts plus efficacement et avec moins de risques d’escalade militaire involontaire ou d’enlisement dans la guerre.
Les États-Unis ont déjà une présence militaire importante en Asie. Les États-Unis stationnent environ 28 500 militaires en Corée du Sud, principalement des soldats et des aviateurs ; 55 000 militaires au Japon ; une présence tournante aux Philippines qui compte en moyenne environ 3 000 militaires ; 500 instructeurs militaires à Taïwan ; environ 2 500 militaires en rotation en Australie ; et 9 700 militaires à Guam, ainsi que des effectifs moins importants ailleurs le long de la deuxième chaîne d’îles.
En outre, l’armée prévoit de déployer une MDTF dans la région. Cinq sous-marins nucléaires américains sont basés à Guam et un CSG est basé au Japon. Un CSG supplémentaire opère généralement dans la région indo-pacifique. Les États-Unis disposent également d’une importante flotte d’avions en Asie, dont huit escadrons de chasse de l’armée de l’air américaine (quatre au Japon et quatre en Corée du Sud, dont un « super escadron » de 31 appareils), un escadron de F-35 de l’USMC basé à la base aérienne d’Iwakuni et les quatre escadrons de F/A-18 associés au CSG basé au Japon 100.
Certains estiment que la présence actuelle des États-Unis en Asie serait trop limitée pour dissuader efficacement l’agression chinoise ou préparer de manière crédible la défense de leurs alliés.
Les partisans d’une plus grande retenue dans la politique étrangère américaine s’inquiètent davantage du fait que la posture actuelle est trop offensive et trop proche des frontières chinoises, dans des endroits où le personnel et les ressources américains ont peu de chances de survivre en cas de conflit et où ils sont plus susceptibles de provoquer une escalade que de dissuader l’agression chinoise 101.
De ce point de vue, la posture militaire actuelle des États-Unis en Asie présente un certain nombre de lacunes.
Premièrement, elle accorde trop peu d’attention au risque d’équilibre entre adversaires et de spirales d’escalade. Ces dernières années, les États-Unis ont renforcé leur puissance militaire dans la région indo-pacifique, près des côtes chinoises, notamment avec le système de missiles Typhon aux Philippines et l’envoi de 500 instructeurs à Taïwan 102. Plutôt que de favoriser la dissuasion, ces mesures poussent la Chine à équilibrer ou à contrebalancer plus rapidement les initiatives militaires américaines. Il en résulte une course aux armements et un risque accru de guerre. Compte tenu du coût extrêmement élevé de toute guerre avec la Chine, les mesures susceptibles d’entraîner une escalade de la part de cette dernière doivent être examinées avec prudence et généralement évitées. La modernisation rapide de l’armée chinoise a déjà fait pencher la balance militaire en sa faveur dans la région.
Deuxièmement, la posture actuelle des États-Unis est trop concentrée sur un petit nombre de sites, dont beaucoup seraient très vulnérables aux attaques de missiles chinois en cas de conflit, par exemple le sud-ouest du Japon. Si l’armée américaine s’efforce déjà de répartir cette posture sur un plus grand nombre de sites, elle se heurte néanmoins à plusieurs contraintes. Celles-ci incluent les difficultés d’accès militaire et la réticence de certains partenaires régionaux à accueillir des forces terrestres américaines ou à autoriser des opérations d’urgence sur leur territoire. Ce défi est particulièrement aigu le long de la première chaîne d’îles, où le Pentagone a généralement concentré ses efforts 103. Les États-Unis devront élargir le champ de leurs recherches s’ils souhaitent disperser leurs forces et accroître leur résilience et leur capacité de survie.
Troisièmement, comme dans d’autres théâtres, le parasitisme des alliés et partenaires des États-Unis reste un problème 104. Bien que la Corée du Sud ait consacré davantage de dépenses à la défense que de nombreux alliés des États-Unis, elle continue de dépendre des États-Unis pour certaines capacités clefs de soutien au combat. Pour le Japon et les Philippines, compter sur le soutien militaire américain pour assurer leur sécurité nationale est le plan A, et selon certains, il n’y a pas de plan B. Pendant des décennies, le Japon n’a consacré que 1 % de son PIB à la défense, convaincu que tout déficit ou lacune serait comblé par les États-Unis.
Taïwan, bien que n’étant pas un allié officiel des États-Unis, en est venu à considérer que le soutien des États-Unis en cas d’attaque de l’île par la Chine est plus ou moins assuré 105. Bien que le Japon et Taïwan aient augmenté leurs dépenses de défense ces dernières années, aucun des deux pays n’a fait suffisamment d’efforts compte tenu des défis sécuritaires auxquels ils sont confrontés. Les États-Unis se sont montrés trop disposés à assumer la charge supplémentaire, maintenant ainsi une architecture de sécurité régionale centrée sur leur propre rôle, ce qui renforce leur domination. Cet arrangement est à la fois coûteux pour les États-Unis (d’autant plus que la puissance militaire de la Chine s’accroît) et risque de les entraîner dans une guerre qui ne sert pas leurs intérêts fondamentaux.
Enfin, la posture actuelle des États-Unis en Asie ne tire pas suffisamment parti des avantages défensifs considérables qu’offre le théâtre maritime indo-pacifique, au-delà des avantages traditionnels de la guerre défensive. Le Japon, les Philippines et, dans une certaine mesure, même Taïwan sont très faciles à défendre grâce à ce que l’on appelle la « stratégie du porc-épic », axée sur les mines navales et terrestres, les missiles anti-navires, la défense aérienne et l’artillerie à courte portée 106. Même si les États-Unis n’offraient qu’un soutien limité, voire aucun soutien, la Chine aurait beaucoup de mal à s’emparer de certaines parties du Japon ou des Philippines si ces derniers adoptaient cette stratégie relativement peu coûteuse et réalisable.
Les auteurs cherchent ici à concilier plusieurs visions et débats qui agitent les milieux stratégiques américains sur l’attitude à adopter dans le Pacifique et autour de Taïwan. La principale différence vis-à-vis du théâtre européen est que la menace, en l’occurrence, n’y est pas minimisée. Toutefois, la conclusion tirée par Kavanagh et Caldwell est que les alliés de Washington dans la région profiteraient en fait du soutien américain — le terme de « parasitisme », utilisé plus haut pour décrire l’attitude des Européens, est ainsi employé à propos de la Corée du Sud.
La « stratégie du porc-épic » évoquée pour défendre Taïwan a été élaborée il y a plusieurs années par des stratèges américains pour dissuader la Chine d’envahir l’île.
Avec les investissements appropriés, même Taïwan pourrait faire réfléchir la Chine à deux fois avant d’attaquer. En tirant mieux parti des avantages de la guerre défensive dans les environnements maritimes grâce à ses investissements dans le domaine de la posture et à son soutien aux alliés régionaux, les États-Unis pourraient réduire leur empreinte régionale sans affaiblir leur force de dissuasion.
Les lacunes décrites ci-dessus peuvent être comblées en rééquilibrant la posture américaine dans la région indo-pacifique, notamment en modifiant les types et les emplacements des forces.
Une posture américaine révisée en Asie devrait s’articuler autour de trois principes.
Premièrement, les États-Unis devraient transférer à leurs alliés et partenaires dans la région la responsabilité première de leur propre sécurité, en conservant un rôle de soutien et en garantissant, si nécessaire, leurs intérêts fondamentaux. Le Japon, les Philippines, Taïwan et la Corée du Sud devraient être encouragés à œuvrer rapidement à leur autonomie en matière de défense, et les États-Unis devraient ajuster leur présence militaire pour pousser les pays dans cette direction.
En particulier, les États-Unis devraient concentrer davantage leurs investissements militaires dans la région sur le soutien au combat et les capacités de soutien pouvant opérer à distance. Il reviendrait alors à leurs partenaires de déployer leurs propres forces en première ligne en cas de conflit. Cela signifierait, par exemple, que les forces japonaises assumeraient la responsabilité principale de la défense d’Okinawa.
Deuxièmement, la posture américaine en Asie devrait exploiter les avantages de la guerre défensive, en particulier ceux liés à l’environnement maritime de la région. En s’appuyant sur une stratégie de défense en profondeur, les États-Unis pourraient opérer en grande partie à partir de la deuxième chaîne d’îles en utilisant des armes à longue portée, des bombardiers à longue portée et des sous-marins.
Afin d’exploiter au mieux les possibilités défensives de la région, les États-Unis devraient investir dans le renforcement des ports, des bases et des aérodromes, tant américains qu’alliés et se concentrer sur la maximisation de la capacité de survie à long terme des ressources déployées en première ligne. Enfin, ils doivent donner la priorité au déploiement de systèmes de défense aérienne et d’autres moyens de protection des forces dans l’ensemble du théâtre d’opérations.
Troisièmement, la nouvelle posture américaine en Asie devrait mettre l’accent sur l’équilibre régional plutôt que sur la domination. Compte tenu de la puissance militaire croissante de la Chine, il est de plus en plus irréaliste pour les États-Unis de maintenir une position hégémonique en Asie. Il est toutefois tout à fait plausible que les États-Unis équilibrent la puissance chinoise et l’empêchent d’acquérir une position hégémonique 107. Pour ce faire, il faudra veiller à ce qu’au moins le Japon et probablement les Philippines restent souverains et hors de l’orbite chinoise.
La géographie de la région rend ces deux tâches réalisables grâce à des investissements stratégiques dans la position américaine à des endroits clés de la région, notamment le nord du Japon et la deuxième chaîne d’îles. Une approche équilibrée ne nécessite toutefois pas une défense militaire directe de Taïwan par les États-Unis, car cette petite île ne modifierait pas de manière significative l’équilibre des pouvoirs 108.
Ce passage est l’un des plus durs sur la position prônée par le document vis-à-vis de Taïwan : si les auteurs admettent ici qu’il est prioritaire pour les États-Unis d’empêcher la Chine de dominer le Japon et les Philippines, ils soutiennent explicitement que Washington ne devrait pas soutenir Taïwan — qualifiée de « petite île » comme l’Ukraine était présentée plus haut comme un « petit pays » — en cas d’invasion par Pékin. Si cette ligne n’exprime pas la position américaine, elle rejoint celle de la Russie que Xi Jinping avait exprimée à l’occasion de sa dernière rencontre avec Poutine dans laquelle il affirmait avoir le soutien total du maître du Kremlin pour annexer Taïwan.
Dans l’ensemble, une révision de la posture militaire américaine en Asie conforme aux principes énoncés ci-dessus permettrait de retirer certaines forces du théâtre des opérations et d’en redéployer d’autres vers des emplacements nouveaux, plus faciles à défendre. Ce réajustement transférerait une part importante de la responsabilité aux alliés et partenaires, tout en déplaçant le centre de gravité de la posture régionale américaine de la première chaîne d’îles vers la deuxième.
Une posture américaine révisée en Asie réduirait considérablement le nombre de forces américaines déployées en Corée du Sud, rendant à Séoul la responsabilité principale de la défense du pays. Cela reflète à la fois les priorités et les capacités militaires des États-Unis. Comme l’a déclaré Elbridge Colby, actuel sous-secrétaire à la défense chargé de la politique, en mai 2024, « le fait fondamental est que la Corée du Nord ne constitue pas une menace principale pour les États-Unis ». Par conséquent, selon lui, « la Corée du Sud va devoir assumer la responsabilité principale, voire écrasante, de sa propre défense contre la Corée du Nord, car [les États-Unis] ne disposent pas d’une armée capable de combattre la Corée du Nord et d’être ensuite prête à affronter la Chine » 109. La Corée du Sud dispose d’un avantage militaire conventionnel significatif sur son voisin du nord et devrait donc être en mesure de se défendre efficacement même sans le soutien des États-Unis, si ce n’est immédiatement, du moins à court terme.
Dans ce contexte, il semble logique de réduire la présence militaire américaine dans la péninsule, y compris les forces terrestres et aériennes. Cela est également logique car Séoul n’a pas offert aux États-Unis un accès illimité à ses bases pour intervenir ailleurs dans le théâtre des opérations en cas de conflit. Les forces restantes en Corée du Sud pourraient être mises à l’écart en cas de guerre régionale.
Nous recommandons de retirer de Corée du Sud toutes les unités de combat terrestre qui ne sont pas liées à la sécurité des bases, ainsi que les unités de transmission, de renseignement et de commandement de l’armée, et certaines de leurs unités de soutien et de maintenance associées. Cela permettrait de retirer la majeure partie de la 2e division d’infanterie de la péninsule, y compris les unités de combat rotatives et les unités d’aviation de combat de l’armée de terre. En outre, les États-Unis devraient réduire leur puissance aérienne basée en Corée du Sud, en rapatriant deux escadrons de chasseurs depuis ses bases américaines. Outre les avions de combat, environ un tiers des unités de maintenance aérienne et d’autres unités de soutien, ainsi que le personnel correspondant, pourraient également être rapatriés aux États-Unis.
La préconisation d’un désengagement total de la Corée du Sud au motif que le régime de Pyongyang ne serait pas une « menace fondamentale » pour la sécurité américaine constituerait là encore un renversement brutal.
Au total, cela réduirait de plus de 50 % la présence militaire américaine en Corée du Sud, laissant environ 10 000 personnes ainsi que deux escadrons de chasse (dont un super escadron plus important) et des forces de soutien. Le personnel au sol restant serait principalement chargé du soutien, de la logistique et de la maintenance, laissant aux forces sud-coréennes la responsabilité des opérations de combat en cas de crise dans la péninsule.
À terme, la présence américaine en Corée du Sud devrait être encore réduite, avec le retrait des avions de combat restants et de la plupart des forces terrestres, en particulier si la Corée du Sud continue de limiter la capacité des États-Unis à utiliser leurs moyens de défense en Corée pour faire face à d’autres crises régionales. Une partie du personnel chargé du soutien et de la maintenance pourrait rester si la Corée du Sud autorise l’utilisation de ses bases comme centres logistiques ou de réparation.
En ce qui concerne le Japon, nos recommandations visent principalement à accroître la capacité de survie et la résilience des forces américaines et à transférer la plupart des responsabilités en matière de dissuasion et de défense de première ligne au Japon lui-même. Parmi toutes les forces présentes au Japon, celles basées à Okinawa sont les plus sensibles sur le plan politique et les plus vulnérables en cas de conflit avec la Chine.
Okinawa n’étant qu’à 500 miles de la côte chinoise, certains experts affirment qu’en cas de guerre pour Taïwan, Pékin agirait rapidement pour attaquer les bases américaines situées là-bas afin de neutraliser les avions, détruire les munitions et creuser des cratères sur les pistes disponibles, dans le but de rendre plus difficile l’intervention des États-Unis aux côtés de Taïwan. Pour cette raison, on peut se demander si les avions et autres systèmes situés à Okinawa seraient en mesure d’apporter leur contribution en cas de guerre avec la Chine et, même si tel était le cas, dans quelle mesure et dans quel délai.
Ces préoccupations mises à part, environ 26 000 soldats sont actuellement stationnés à Okinawa, dont 18 000 marines et 8 000 aviateurs, ainsi que 75 % des bases militaires américaines au Japon. Dans le cadre d’un accord conclu en 2012 avec le gouvernement japonais, les États-Unis se sont engagés à retirer environ 9 000 marines d’Okinawa, dont 5 000 seront envoyés à Guam et 4 000 retourneront aux États-Unis 110.
Alors que les inquiétudes concernant l’agression militaire chinoise s’intensifient, certaines pressions s’exercent non seulement pour annuler ce transfert, mais aussi pour augmenter le nombre de soldats – peut-être en ajoutant une MDTF de l’armée de terre – et élargir les types d’armes déployées dans les îles du sud-ouest du Japon 111.
Nos recommandations vont dans le sens inverse. Nous recommandons de procéder rapidement au transfert de 5 000 marines à Guam et de 4 000 soldats aux États-Unis, afin d’achever cette opération d’ici 2027. Nous maintiendrions les 3e et 12e régiments maritimes littoraux, ainsi que les forces de soutien et de logistique nécessaires à Okinawa, soit un total d’environ 9 000 personnes. Dans le même temps, nous transférerions l’un des deux escadrons de chasse basés à Kadena vers la base aérienne de Misawa ou Yokota, toutes deux situées plus au nord du Japon, et annulerions les futurs déploiements rotatifs à Kadena. Cela laisserait environ 14 000 soldats américains à Okinawa (un peu plus de la moitié des effectifs actuels) et faciliterait la fermeture de certaines bases de l’île.
Les détracteurs diront que cela affaiblit la dissuasion, mais cela n’est pas certain. Comme indiqué précédemment, les forces américaines stationnées à Okinawa ont peu de chances de survivre. Si certaines forces terrestres pourraient résister à une première vague d’attaques chinoises, la plupart des grandes plateformes aériennes, des lanceurs de missiles, des dépôts de ravitaillement et autres ressources seraient rapidement détruits. Le retrait de la majeure partie des forces loin des côtes chinoises peut accroître la résilience des États-Unis et leur capacité à réagir en cas de crise en protégeant le personnel et les ressources dès les premiers jours d’un conflit 112.
Tout retrait des forces américaines d’Okinawa devrait être compensé par un renforcement du déploiement des forces japonaises. Cela correspond à l’attente selon laquelle les alliés assument la responsabilité de leur défense de première ligne. Si cela se produit, il n’y aura aucun changement dans la posture défensive du Japon, seulement un transfert des forces assurant cette dissuasion ou cette défense. Cette mesure serait conforme aux souhaits des habitants d’Okinawa eux-mêmes, qui souhaitent depuis longtemps le retrait ou au moins la réduction de la présence militaire américaine sur l’île.
En dehors d’Okinawa, la posture américaine au Japon resterait globalement inchangée. Les États-Unis conserveraient par exemple leur groupe aéronaval basé à Yokosuka et leur escadre de transport aérien à la base aérienne de Yokota.
Dans le reste de la région indo-pacifique, les changements de posture américaine seraient limités, à trois exceptions notables près. Premièrement, alors que les États-Unis ne maintiennent actuellement qu’une petite présence rotative aux Philippines, ils ont récemment déployé leur système Typhon et envisagent de déployer des systèmes supplémentaires dans la région, y compris dans le sud-ouest du Japon 113. La présence continue de ce système est provocante pour la Chine, même si le Pentagone interprète les plaintes chinoises comme la preuve que le système complique la prise de décision chinoise comme prévu.
Compte tenu du risque d’escalade que représente la présence, près des côtes chinoises, de systèmes capables de frapper profondément à l’intérieur du territoire chinois, nous recommandons de ne pas envoyer de systèmes supplémentaires au-delà de celui déjà déployé, que ce soit aux Philippines ou au Japon. L’équilibre entre dissuasion et escalade est délicat, et Washington devrait éviter toute initiative susceptible de pousser la Chine à renforcer plus rapidement ses capacités militaires ou à intensifier ses activités dans la zone grise de la région. La présence continue d’un système Typhon prouve sa viabilité, mais des systèmes supplémentaires risquent d’avoir un rendement décroissant.
Deuxièmement, les États-Unis auraient déployé 500 soldats sur l’île de Taïwan en tant que formateurs. Cette mesure est non seulement provocatrice, mais elle va à l’encontre des engagements pris par le passé de ne pas baser de forces américaines sur l’île 114. Les États-Unis devraient tirer les leçons de leurs erreurs en Europe, où les révisions constantes des engagements pris envers la Russie de ne pas élargir l’OTAN et de ne pas baser de forces de l’OTAN le long de la frontière russe ont contribué à la guerre actuelle en Ukraine.
Les programmes de formation militaire fournis par les États-Unis ont un bilan désastreux en matière de renforcement des capacités militaires de leurs partenaires 115. Si cette formation est vraiment nécessaire, elle peut être dispensée aux États-Unis. Nous recommandons donc que ce personnel soit retiré de Taïwan.
Enfin, bien que Trump ait semblé quelque peu ambivalent à l’égard de l’AUKUS en général, compte tenu de la pression qu’il exercera sur la base industrielle de défense américaine, cet accord présente l’avantage d’augmenter le nombre de sous-marins déployés en avant-garde dans la région Asie-Pacifique. Les États-Unis devraient exploiter les termes de l’accord et transférer trois sous-marins actuellement basés en dehors de la région INDOPACOM (c’est-à-dire hors d’Hawaï) vers des ports australiens, comme le permet l’accord 116. De tous les équipements, les sous-marins seront parmi les plus utiles en Asie, compte tenu de leur furtivité, de leur portée et de leur charge utile en missiles.
De plus, si la Chine a largement atteint la parité avec les États-Unis en termes de flotte de surface, les États-Unis conservent un avantage dans le domaine sous-marin. Un nombre plus important de sous-marins déployés en avant-garde pourrait entraîner des besoins supplémentaires en personnel de maintenance et de soutien américain basé en Australie.
Dans l’ensemble, la posture finale à la suite des changements que nous recommandons en Asie comprendrait :
Cette posture réduirait d’environ 22 000 le nombre de personnel dans la région, les réductions provenant de Corée du Sud. Le Japon verrait environ 9 000 soldats partir, mais beaucoup d’entre eux seraient transférés à Guam ou ailleurs le long de la deuxième chaîne d’îles plutôt que de retourner aux États-Unis. Les soldats japonais prendraient le relais de la défense de première ligne à Okinawa, la posture dans la préfecture étant réduite de moitié environ.
Bien que la plupart des forces de la deuxième chaîne d’îles soient affectées à Guam, il serait plus logique que le Pentagone les répartisse plus largement, par exemple à Palau, aux Îles Marshall et ailleurs. Dans cette optique, la posture américaine en Asie se recentrerait sur la deuxième chaîne d’îles, serait mieux répartie et renforcée dans le domaine sous-marin, avec l’ajout de sous-marins supplémentaires appartenant aux États-Unis et basés dans la région.
La grande majorité du dispositif américain déployé à l’étranger est couverte par l’examen des trois régions déjà évoquées (Asie, Moyen-Orient et Europe), mais un GPR complet tiendrait également compte du dispositif et des missions dans d’autres régions. Les États-Unis accueillent de petits déploiements à des fins de formation en Amérique latine et en Amérique du Sud, mais ceux-ci sont généralement de durée limitée. Toutefois, compte tenu de l’objectif de l’administration Trump de maintenir l’accès au canal de Panama tout en empêchant une puissance hostile d’en prendre le contrôle, certains engagements supplémentaires en Amérique latine pourraient être envisagés, éventuellement sur une base rotative.
L’administration Trump a également indiqué qu’elle avait l’intention de maintenir ses déploiements pour soutenir la défense des frontières, notamment les 10 000 soldats en service actif le long de la frontière sud et plusieurs LCS déployés dans le golfe du Mexique, ainsi que les moyens de la garde côtière.
L’administration Trump a exprimé l’urgence d’étendre sa présence dans la région arctique, en particulier au Groenland. Trump lui-même a déclaré vouloir acheter ou posséder le Groenland. L’exploitation des avantages de l’île en matière de sécurité nationale pourrait être réalisée à moindre coût en augmentant les investissements économiques et en rétablissant davantage d’anciennes bases américaines sur l’île, utilisées pour la dernière fois pendant la guerre froide 117. Ces bases pourraient être occupées par une petite présence rotative. Elles pourraient également servir à des opérations spécialisées dans l’espace ou sous l’eau, ou comme centres logistiques et de maintenance pour les avions et les navires de transit. Quoi qu’il en soit, ces projets impliqueraient principalement des investissements dans les infrastructures et ne nécessiteraient pas de changements significatifs dans le dispositif militaire.
Les États-Unis maintiennent également une présence non négligeable en Afrique, principalement pour des missions de formation et d’assistance aux forces africaines menant des opérations de lutte contre le terrorisme et l’insurrection. Ces déploiements sont pour la plupart des opérations héritées de la guerre mondiale contre le terrorisme. En Somalie, par exemple, les forces américaines soutiennent le personnel militaire somalien qui combat Al-Shabab 118. Les États-Unis disposent d’une base permanente à Camp Lemonnier, à Djibouti, ainsi que d’une base de drones à proximité, qui accueillent ensemble environ 5 000 personnes 119. Les États-Unis opèrent également depuis l’île de l’Ascension et des bases avancées situées ailleurs sur le continent, notamment au Kenya 120.
Nous recommandons que les opérations militaires américaines en cours en Afrique soient en grande partie mises fin et que les troupes soient redéployées aux États-Unis. Il existe peu de preuves que les missions de formation et d’assistance fonctionnent comme prévu. Les missions de formation américaines ne contribuent généralement pas à améliorer les compétences des forces étrangères et, bien qu’elles soient ostensiblement destinées à pousser les armées partenaires vers l’autosuffisance, elles n’atteignent que rarement, voire jamais, cet objectif 121. La présence des forces américaines ne renforce pas non plus la stabilité régionale et ne contribue pas à mettre fin aux conflits de longue date 122.
Les groupes terroristes semblent tout aussi actifs aujourd’hui qu’au début de la guerre mondiale contre le terrorisme, il y a 25 ans. Ces missions exposent les forces américaines à des risques et les empêchent de se concentrer sur leur rôle de soutien, car elles les entraînent dans les affaires politiques locales ou dans des opérations antiterroristes 123. Elles ont également tendance à gaspiller des ressources pour des objectifs et des tâches qui sont secondaires par rapport aux intérêts fondamentaux des États-Unis. Des groupes tels qu’Al-Shabab ne constituent pas une menace directe pour le territoire américain ni même pour les intérêts américains à l’étranger 124.
Un retrait quasi total des forces militaires américaines d’Afrique marquerait une fois pour toutes la fin des guerres post-11 septembre et serait cohérent avec les changements opérés au Moyen-Orient. La plupart des bases américaines dans la région pourraient également être fermées.
Une fois les activités militaires américaines réduites sur le continent, les forces et les moyens déployés dans des bases permanentes, comme à Djibouti, seraient moins nécessaires. Si les États-Unis souhaitaient conserver une certaine capacité de surveillance, ils pourraient maintenir leur base de drones à Djibouti, ainsi que les MQ-9 et le personnel de soutien qui y est stationné.
Les détracteurs diront que si les États-Unis se retirent de leurs opérations en Afrique, leurs concurrents, tels que la Chine et la Russie, pourraient s’y engouffrer. Il s’agit là d’une justification déplorable pour maintenir les forces américaines déployées dans des situations risquées et dépenser les ressources des États-Unis. Les États-Unis ont peu ou pas d’intérêts en matière de sécurité nationale dans la région et devraient fonder leur politique sur la protection et la défense de ces intérêts, indépendamment de ce que les autres pays décident de faire.
Quoi qu’il en soit, la réalité est que des pays comme la Russie et la Chine poursuivent déjà leurs propres objectifs en Afrique et continueront de le faire, indépendamment de l’action militaire américaine dans la région. Comme le montre le cas du Niger, où les États-Unis ont été expulsés du pays après avoir donné à ses dirigeants un ultimatum leur demandant de choisir entre les États-Unis et la Russie, les nations africaines sont de moins en moins intéressées par le choix entre des grandes puissances protectrices 125. Les États-Unis ont peut-être des intérêts économiques ou diplomatiques dans la région, mais ceux-ci peuvent être poursuivis à l’aide d’outils non militaires.
Enfin, l’armée américaine, en particulier la marine, consacre beaucoup de temps à des missions de présence et à des opérations de « liberté de navigation » (FONOP) afin d’affirmer le droit des États-Unis de voler, de naviguer et d’opérer partout où le droit international le permet 126. Les preuves quant à l’effet dissuasif des missions de présence navale sont mitigées, mais il est certain qu’elles mobilisent les forces armées et épuisent les troupes et le matériel 127.
De même, il n’est pas certain que les opérations de liberté de navigation aient un autre effet que celui d’irriter les alliés et les adversaires. S’il peut être utile de disposer d’un CSG en Asie et s’il est important que les forces américaines puissent opérer dans des voies navigables stratégiques étroites, nous recommandons aux États-Unis de réduire considérablement leurs ressources consacrées à la présence navale et aux exercices de liberté de navigation, en limitant les déploiements de CSG et en réduisant le nombre de FONOP dans le monde.
Les changements recommandés dans notre examen contribueraient grandement à réaligner la posture militaire américaine sur les intérêts des États-Unis, même si des réductions supplémentaires dans toutes les régions devraient être possibles à plus long terme, en particulier au Moyen-Orient et en Europe, où les États-Unis pourraient à terme viser à réduire leur présence à quelques milliers de forces de soutien.
Les changements recommandés ici permettraient d’atteindre un certain nombre d’objectifs, dont plusieurs sont prioritaires pour l’administration Trump.
— Transfert de responsabilité vers les alliés : Les alliés et les partenaires seraient invités à assumer une part beaucoup plus importante de leur propre défense, y compris le rôle de premier plan dans les opérations de défense de première ligne, les États-Unis jouant principalement un rôle de soutien. Le nombre de forces américaines déployées dans des endroits où elles sont vulnérables et exposées diminuerait, le personnel américain étant déployé là où cela est essentiel pour protéger les intérêts américains.
— Équilibre plutôt que domination : Les changements de posture recommandés ici placent les États-Unis dans un rôle d’équilibrateur, capable d’empêcher la montée en puissance d’hégémons régionaux en Europe ou en Asie, mais pas en mesure de maintenir l’hégémonie américaine. Il s’agit d’une stratégie moins coûteuse et plus durable qui protège les intérêts américains avec un risque de guerre moindre.
— Exploiter les avantages défensifs : Les changements de posture proposés ici reconnaissent que les États-Unis et leurs alliés seront en position défensive dans la plupart des situations et qu’ils ont tout intérêt à choisir une posture qui exploite l’avantage du défenseur. Des décisions judicieuses concernant les types et les emplacements des déploiements avancés des États-Unis et les investissements dans les bons systèmes (et encourager les partenaires à faire de même) peuvent réduire les besoins en forces des États-Unis et accélérer l’autonomie des alliés en matière de défense.
— Conserver les ressources pour les missions et les régions prioritaires : Les ajustements recommandés dans le présent rapport prévoient le retrait des forces terrestres, aériennes et navales américaines ainsi que des moyens de défense aérienne du Moyen-Orient et d’Europe, afin de les libérer pour des missions en Asie et pour défendre le territoire national. Si la plupart des systèmes et des unités redéployés retourneront aux États-Unis plutôt que d’être déployés à l’étranger, cela permettra néanmoins une période de repos et de remise en état qui renforcera la capacité de réaction des États-Unis.
— Prévenir l’enlisement et la guerre : Les changements de posture recommandés dans cette étude éloignent les forces américaines des frontières de leurs adversaires et des endroits où elles sont les plus vulnérables ou pourraient être utilisées comme déclencheurs pour entraîner les États-Unis dans des conflits inutiles (par exemple, près des côtes chinoises ou le long de la frontière russe). Nous recommandons également de retirer la plupart des missiles terrestres à portée intermédiaire des endroits où ils peuvent atteindre l’intérieur des frontières adverses et de mettre plutôt l’accent sur les investissements défensifs, la répartition des forces et la résilience.
Les changements recommandés ramèneraient la présence américaine dans plusieurs régions à des niveaux plus bas, sur la base d’une évaluation réaliste des menaces actuelles. Ils ramèneraient la posture des forces en Europe à son niveau d’avant 2014, partant du principe que la menace que représente aujourd’hui la Russie pour les États-Unis n’est pas plus grande qu’avant son invasion initiale de l’Ukraine.
Nous suggérons également de ramener la posture au Moyen-Orient à son niveau d’avant 2023 et de mettre fin à ce qui reste des déploiements post-11 septembre au Moyen-Orient et en Afrique. En Asie, nous nous concentrons sur le transfert des charges, les investissements défensifs et la résilience de la posture avancée des États-Unis, dans le but de sécuriser les intérêts américains tout en réduisant les tensions autour des principaux points chauds du détroit de Taïwan et de la mer de Chine méridionale.
Dans toutes les régions, ces mesures doivent être prises en premier lieu et non en dernier recours. Les objectifs décrits ici sont pertinents pour les quatre années du mandat de l’administration Trump et permettront aux États-Unis d’aligner leur présence mondiale sur leurs intérêts et leurs ressources.
Toutefois, d’autres changements seront nécessaires en parallèle. À terme, l’Europe, le Moyen-Orient et la Corée du Sud devraient être en mesure de se défendre avec un soutien minimal des États-Unis, et le Japon devrait assumer une plus grande part de sa propre sécurité.
Ces changements ne rendront pas les États-Unis moins sûrs. Au contraire, ils renforceront leur sécurité en concentrant les ressources sur des priorités clés, notamment la défense du territoire national et la réduction des risques d’enchevêtrements inutiles ou d’escalade.
Une dernière question à examiner est celle du calendrier. Si les États-Unis n’ont pas besoin de consulter leurs alliés au sujet de ces changements ni d’attendre qu’ils soient « prêts », ils doivent toutefois faire preuve de franchise et de transparence quant aux ajustements qu’ils envisagent d’apporter et au calendrier prévu. La plupart de ces changements devraient se faire par étapes, afin de permettre aux alliés de s’adapter et d’assurer une transition en douceur pour le personnel américain qui rentre au pays. Les États-Unis peuvent utiliser des déclarations claires, des exercices militaires et des engagements diplomatiques pour signaler à leurs adversaires que ces changements de posture ne sont pas un signe de désintérêt ou de faiblesse, mais visent plutôt à améliorer la position stratégique des États-Unis à l’échelle mondiale.
L’article Après l’Ukraine, des experts américains appellent Trump à ne pas défendre directement Taïwan. Texte intégral de la proposition de Caldwell et Kavanagh est apparu en premier sur Le Grand Continent.
02.07.2025 à 16:09
Matheo Malik
Depuis le début de la guerre, la Russie de Poutine assène en boucle un élément de langage : les Ukrainiens seraient « néonazis ».
Si la présence de certains combattants ultranationalistes dans les rangs ukrainiens est un fait avéré, le « capital symbolique » payé de leur sang n’a jamais trouvé de traduction politique.
Quelle est réellement l’influence de ce courant en Ukraine ?
Anna Colin Lebedev et Bertrand de Franqueville ont pu s’entretenir pendant des centaines d’heure avec eux — ils font le point sur cette question ultrasensible.
L’article Les ultranationalistes de la guerre d’Ukraine : mythe et réalité face à la propagande de Poutine est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Le sujet de l’ultranationalisme en Ukraine est de ceux qui reviennent régulièrement dans l’espace médiatique, lestés de sous-entendus.
L’Ukraine, dont la vie politique est bouleversée par la guerre, n’a pas pu organiser d’élections nationales depuis le début de l’invasion russe en février 2022.
Même si cette interruption de cycle est parfaitement légale, en l’absence de scores électoraux, il est difficile aujourd’hui — surtout vu de l’extérieur — de saisir l’équilibre des différentes forces dans le champ politique. C’est avant tout une question de politique interne, mais qui ne manque pas de susciter dans nos pays des discours sur l’illégitimité du pouvoir en place ou sur des soubassements nationalistes du régime ukrainien qui seraient « cachés » pour ne pas ternir l’image de la résistance. L’origine de cette attention à l’ultranationalisme ou aux cycles électoraux n’est pas un effet de notre curiosité pour la politique ukrainienne : il se nourrit des tentatives répétées de Moscou de présenter le système politique ukrainien comme corrompu et notamment gangrené par des néonazis.
Même si nos sociétés ont appris à maintenir une certaine distance critique vis-à-vis des sujets proposés par Moscou, celui-ci revient régulièrement.
Que l’on ne s’y trompe pas : poser la question est légitime et nécessaire.
Mais pour commencer à y répondre, il est moins utile de recenser et compter des cas d’individus arborant des tatouages et patchs néonazis que de regarder des dynamiques collectives de structuration des mouvements politiques extrêmes dans ces dernières décennies et leur évolution en contexte de guerre.
Si l’on remonte à la période post-indépendance des années 1990, on constate que les extrémismes — notamment ceux situés à droite de l’échiquier politique — ont certes gagné en visibilité, mais sont restés relativement marginaux.
Cette visibilité s’est accrue dans les années 2000, notamment avec l’émergence plus marquée du parti Svoboda dans le paysage politique qui a cherché à « lisser » son image radicale. Malgré cette progression, ces groupes sont demeurés minoritaires. C’est à partir de 2014, avec la révolution de Maïdan et le déclenchement de la guerre dans le Donbass, que leur insertion dans la société s’est renforcée. Des mouvements comme Patriotes d’Ukraine, qui formaient l’aile paramilitaire d’un parti politique appelé Assemblée sociale nationale, étaient déjà structurés autour de pratiques et d’expériences rappelant un univers martial. En 2014, ces groupes ont immédiatement vu dans le déclenchement de la guerre dans le Donbass une occasion de mettre en œuvre ce savoir-faire dans la défense du pays.
En effet, face à une armée régulière en difficulté, ils ont mobilisé leur capital militant — qu’il s’agisse de formations, d’expériences de terrain ou de pratiques violentes — et l’ont converti en engagement militaire au service de l’État ukrainien. Un peu plus tard, ces groupes ont acquis une réputation d’efficacité sur le terrain, par exemple à Marioupol, où ils n’étaient pas les seuls à combattre, mais étaient particulièrement visibles. Cela s’est ajouté très tôt à un désir d’améliorer les compétences des soldats en cherchant à faire appel à des formateurs expérimentés. Ce succès a contribué à renforcer leur image de groupes organisés, capables et combatifs, face à une armée nationale perçue comme lente, inefficace, et marquée par un héritage soviétique.
La méfiance à l’égard de l’armée ukrainienne, qui passait pour peu réactive et peu apte à assurer la protection de ses membres, a renforcé l’attrait de ces unités dites « d’élite », notamment aux yeux des volontaires souhaitant s’engager dans la défense du pays.
En se concentrant exclusivement sur la dimension militaire, le régiment Azov s’est peu à peu dépolitisé.
Bertrand de Franqueville
Dans les entretiens avec les combattants que j’ai pu conduire au cours des années de guerre dans le Donbass, la motivation à rejoindre des unités comme Azov reposait en effet largement sur cette réputation de compétence et de cohésion, et parfois sur des marqueurs symboliques de discipline, comme l’interdiction stricte de consommer de l’alcool. L’armée nationale qui était seulement en train de se réorganiser et de se réformer était perçue comme dépassée par les événements, voire archaïque.
La réputation d’Azov ne tenait donc pas principalement à son orientation idéologique — les volontaires ne s’y engageaient pas parce qu’ils partageaient nécessairement une idéologie nationaliste — mais parce que le régiment apparaissait comme une unité militaire de qualité. C’est ce qui a permis à Azov de constituer un capital symbolique fort, utilisé par la suite dans son développement dans l’espace civil.
Le capital symbolique acquis au combat a été récupéré par d’anciens membres du régiment qui ont essayé de réinvestir le champ politique en s’appuyant sur leur prestige militaire.
C’est le cas, par exemple, d’Andriy Biletsky, fondateur du régiment, qui a ensuite fondé en 2016 le Corps national (Natsionalny Korpus), branche politique issue du mouvement Azov.
Mais progressivement, une distinction claire s’est établie entre la branche militaire et la branche politique du mouvement. Les individus les plus politisés, dont l’expérience militaire avait perdu son sens une fois éloignés du front, ont cherché à prolonger leur engagement sous une autre forme, en rejoignant par exemple le Corps national. Cette séparation a donné lieu à deux trajectoires : d’un côté, ceux qui restaient dans le régiment Azov et se définissaient comme militaires professionnels ; de l’autre, ceux qui quittaient l’armée pour se consacrer à la politique ou qui réintégraient la vie civile.
Cette bifurcation a eu un effet important sur l’idéologie de la branche militaire. En se concentrant exclusivement sur la dimension militaire, le régiment Azov s’est peu à peu dépolitisé.
L’adhésion au régiment ne relevait plus d’un engagement idéologique explicite, mais d’un choix opérationnel. Les nouvelles recrues cherchaient à servir l’Ukraine dans des unités perçues comme performantes. Cela ne signifie pas que les combattants n’avaient aucune opinion politique ou engagement personnel ; mais il s’est instauré une distinction nette entre l’engagement militaire, vu comme relevant de la sphère professionnelle, et l’engagement politique, considéré comme appartenant à l’espace civil.
Alors qu’on pouvait s’attendre après 2014 à une montée en puissance, notamment dans le champ électoral des groupes politiques issus de la nébuleuse Azov, elle n’a pas eu lieu. Le champ politique, divisé avant 2014 entre des partis qui regardaient plutôt vers l’Ouest, et d’autres plutôt vers la Russie, s’est reconstruit autour de clivages qui n’étaient pas plus des clivages droite-gauche. Si les combattants avaient une légitimité dans le jeu politique — les vétérans de tous bords que j’interrogeais s’amusaient des campagnes de séduction dont ils faisaient l’objet de la part des hommes politiques à l’approche de chaque échéance électorale — leur poids politique a été en définitive modeste. Surtout, le groupe vétéran ne se résumait absolument pas à ses franges plus radicales.
Il est fondamental de distinguer la présence de ces groupes dans les mobilisations actives de la société et leur influence réelle dans le champ politique.
Entre 2014 et 2022, alors que des élections ont bien eu lieu en Ukraine, les partis d’extrême droite n’ont pas su transformer leur rôle dans la révolution du Maïdan ni leur participation au conflit du Donbass en succès électoraux. Ils sont restés essentiellement des mouvements de rue, occupant une place très marginale sur la scène institutionnelle, ne faisant qu’autour de 2 %, tous mouvements confondus, aux élections de 2019. Par ailleurs, le nombre de combattants ayant accédé à des postes politiques, notamment comme députés à la Rada, est resté relativement faible au regard de la présence de la guerre dans l’espace public.
On a observé en Ukraine une forme de dissociation entre la structuration du champ politique et celle du champ militaire. Certes, l’engagement dans la guerre pouvait constituer une clef d’entrée dans le champ politique, l’aura ou la légitimité liée à un engagement militaire peut effectivement être revendiquée, mais elle ne détermine pas, à elle seule, l’accès aux responsabilités politiques. Le champ politique ukrainien ne se réduit pas aux questions militaires, et demeure organisé autour d’enjeux propres – sociaux, économiques, idéologiques – qui préexistaient à la guerre.
Alors qu’on pouvait s’attendre après 2014 à une montée en puissance dans le champ électoral des groupes politiques issus de la nébuleuse Azov, elle n’a pas eu lieu.
Anna Colin Lebedev
Après 2022, on aurait pu s’attendre à un rétrécissement de la politique autour des questions liées à la guerre.
Non, le débat politique reste ouvert sur d’autres thèmes. Après une première période où toute la vie politique s’était concentrée sur la question de la survie de l’Ukraine, la société a compris que la guerre serait inscrite dans une temporalité longue. Dans ces conditions, la société ne peut pas se permettre de faire l’impasse sur des sujets politiques et sociaux.
Malgré l’apparente « union sacrée » née de la guerre, qui s’est traduite par une mise entre parenthèses des élections et un soutien massif au pouvoir en place, on observe toujours une persistance des divisions politiques et du débat.
Même aujourd’hui, on constate que l’opposition veille à préserver un pluralisme politique et à garantir un maintien de débat public.
Cela vaut pour les mouvements politiques extrêmes : en dépit de l’adhésion de leurs militants à la nécessité de défendre le pays, l’extrême droite et l’extrême gauche demeurent divisées selon des lignes idéologiques traditionnelles, indépendantes de la question militaire.
Par ailleurs, ce que les chercheurs et les ONG ont observé au cours des années de guerre dans le Donbass, c’est plutôt une tendance à la diminution des crimes xénophobes et antisémites. Ces actes n’étaient certes pas inexistants, mais il n’y a pas eu d’augmentation corrélée à une montée du patriotisme ou à la diffusion de l’idée nationale ukrainienne.
Cela dit, certains groupes politiques d’extrême droite, très radicaux, ont mené des actions violentes contre des minorités — qu’il s’agisse de minorités sexuelles, de personnes LGBTQ+, ou encore de populations roms.
Mais ces agressions tendent plutôt à délégitimer leurs auteurs dans une société qui désapprouve de plus en plus ces actes de violence extrajudiciaire, même lorsque ceux qui les commettent peuvent se prévaloir d’un passé militaire héroïque.
Si des organisations paramilitaires civiles comme la Droujyna nationale (Natsionalni Droujyny), issues des milieux d’extrême droite, ont pu exister pendant la période de la guerre dans le Donbass, leurs dérives ont été rapidement critiquées dans la société.
L’année 2022 marque une rupture profonde.
Toute la société ukrainienne se trouve alors engagée dans la guerre — il n’existe plus véritablement de forces politiques ou de segments de la population qui en soient restés en dehors. Cela a provoqué un retour vers l’armée de nombreux militants d’extrême droite qui avaient quitté le champ militaire pour s’impliquer dans des mouvements politiques. Andriy Biletsky, par exemple, incarne ce retour en prenant le commandement de la Troisième brigade d’assaut, issue d’Azov.
Ces individus étaient expérimentés, formés, et conscients de la probabilité d’une reprise des hostilités à grande échelle. Leur réengagement militaire ne relevait pas d’un hasard : ils avaient toujours envisagé cette éventualité et étaient prêts à reprendre les armes en cas de nécessité.
Dès les premiers jours de l’invasion à grande échelle en 2022, des groupes issus du Corps national se sont reformés en unités combattantes. Ils ont participé à la défense de Kyiv et aux combats jusqu’à forger la Troisième brigade d’assaut. Ce retour massif au combat s’inscrit dans un mouvement plus large : une très grande partie de la société ukrainienne a pris les armes, bien au-delà des cercles nationalistes. Même à gauche, où l’on trouvait auparavant beaucoup de postures pacifistes ou antimilitaristes, de nombreux militants ont estimé qu’il s’agissait désormais d’une question de survie, et qu’il n’était plus possible de rester en retrait.
Mais comme en 2014, il faut distinguer les profils politiques des combattants des logiques de fonctionnement des brigades.
Cette remobilisation d’anciens militants d’extrême droite dans l’armée se fait en effet dans un contexte où l’engagement militaire est beaucoup plus massif : les effectifs sont bien plus importants qu’en 2014, et les nouvelles recrues sont très diverses, socialement et politiquement.
Tout comme en 2014, beaucoup de volontaires qui rejoignent Azov ou la Troisième brigade d’assaut le font parce qu’ils recherchent des unités perçues comme efficaces et professionnelles, commandées par des vétérans expérimentés et formés au combat, attentives à la gestion des recrues.
L’image d’un leadership fiable, qui ne sacrifie pas inutilement ses soldats, joue un rôle clef dans ce choix, et Andriy Biletsky a su capitaliser dessus. L’image de ces unités a été renforcée par une campagne médiatique extrêmement bien menée, voire même une émergence d’une sous-culture propre à la Troisième brigade.
Cette importance de la confiance dans une unité et un commandant est un des effets d’une certaine autonomie laissée aux unités militaires ukrainiennes, non seulement dans le combat, mais aussi dans la construction de leur identité que dans l’organisation de la formation ou du recrutement. À cet égard, on peut se poser la question des contours de cette identité des bridages, et le rôle qu’y joue l’idéologie. Autrement dit, les brigades dont la généalogie renvoie aux mouvements de droite extrême, diffusent-elles cette idéologie dans leur manière de faire la guerre ?
La réponse qu’on peut donner est pour l’instant partielle, et il faudrait conduire d’autres enquêtes de terrain.
On voit cependant que dans des unités comme la Troisième brigade d’assaut, l’idéologie n’est pas absente des pratiques quotidiennes. Elle est par exemple clairement visible dans la récitation rituelle de la « Prière du nationaliste ukrainien », texte qui ne comporte pas en lui-même d’appels extrémistes, mais qui était un texte de référence des mouvements nationalistes ukrainiens du XXe siècle. En revanche, à ce jour, il me semble que l’on n’observe pas, dans les actions de la brigade, de pratiques violentes telles que des attaques contre des civils sur des critères ethniques ou nationaux. La posture anti-russe est bien sûr très présente — dans toute la société ukrainienne comme dans les forces armées — mais il s’agit d’une hostilité d’ordre politique, non ethnique.
Le crédo politique est « L’Ukraine avant toute chose », mais pas « L’Ukraine aux Ukrainiens ». Cela se comprend d’autant mieux que les profils mixtes, multilingues, ou d’origine russe sont très nombreux en Ukraine et dans les unités combattantes.
La guerre n’est pas perçue en termes ethniques, mais bien comme un conflit entre nations.
Bertrand de Franqueville
On peut aussi rappeler que dès les débuts d’Azov, de nombreux combattants russes ou géorgiens ont été intégrés, et que la langue de communication au sein de l’unité était majoritairement le russe, simplement pour des raisons pratiques. L’ennemi n’est pas vu comme « le Russe » au sens ethnique, mais comme l’agresseur national.
L’un de mes enquêtés m’a un jour confié que les Ukrainiens ethniques pro-russes vivant en Russie, sont désormais perçus comme des ennemis en raison de leur adhésion au discours du pouvoir russe. Cela montre que la guerre n’est pas perçue en termes ethniques, mais bien comme un conflit entre nations : l’Ukraine se défend face à une agression étrangère.
Cette grille de lecture nationale est très largement partagée, aussi bien dans la société que dans les forces armées ukrainiennes. C’est une vision que j’ai retrouvée dans de nombreuses unités, y compris à l’extrême gauche.
Cela étant dit, un enjeu persistant pour l’Ukraine, notamment sur la scène internationale, concerne certaines références historiques problématiques.
En effet, le maintien parmi les figures de référence des personnalités issues des mouvements ultranationalistes du XXe siècle, comme Stepan Bandera, continue de susciter des controverses. Or pour certains Ukrainiens très actifs aujourd’hui dans la défense du pays, et dont les trajectoires politiques s’inscrivent dans cette généalogie nationaliste, il est inconcevable de renoncer à de telles figures. Ils les considèrent comme des symboles de la lutte pour l’identité nationale, des repères essentiels et légitimes à leurs yeux.
Le pouvoir ukrainien, aujourd’hui, semble peu disposé à exiger de ses combattants, notamment ceux liés à des milieux nationalistes, des gestes de repentance ou un renoncement symbolique à ces figures historiques.
L’usage des symboles relève autant d’un réflexe identitaire ou émotionnel que d’une lecture politique structurée. Ce sont des marqueurs de ralliement, de résistance ou d’unité, dont le sens peut évoluer selon les circonstances. Même des personnes peu politisées peuvent les adopter, parfois simplement pour s’adapter à un contexte social ou culturel, sans en percevoir toutes les dimensions historiques. C’est ce décalage entre le symbole et sa charge historique qui rend la situation si difficile à appréhender, notamment dans une période où l’Ukraine lutte pour sa survie et mobilise toutes les ressources de son récit national.
La figure de Bandera est mobilisatrice pour de nombreux Ukrainiens car elle incarne la lutte pour l’indépendance, en particulier face à une Russie qui, historiquement, a diabolisé cette figure dans son récit national. Ce personnage a ainsi été transformé en symbole négatif par l’historiographie soviétique, et cette stigmatisation continue aujourd’hui dans le discours russe. En réaction, des Ukrainiens se réapproprient cette figure, parfois de manière provocatrice. Dès 2014, on voyait, par exemple, des combattants d’origine juive arborer des t-shirts avec l’inscription « judéo-bandériste », un slogan volontairement paradoxal qui visait à défier les accusations russes. Cette réappropriation symbolique ne signifie pas pour autant une adhésion consciente et complète à l’idéologie historique portée par Bandera.
Oui : ce phénomène touche aussi par exemple des slogans comme « Gloire à l’Ukraine, gloire aux héros », dont l’ancrage dans l’histoire ultranationaliste est souvent ignoré. Aujourd’hui, ces expressions sont largement reprises dans des contextes très éloignés de leur sens d’origine.
Il faut en effet éviter de projeter une lecture trop homogène ou trop idéologisée sur la population ukrainienne.
Pour penser cette question, on pourrait pour commencer se demander quelle a été la place des combattants dans le champ politique entre 2015 et 2022, dans les années de guerre enlisée : elle était plutôt modeste.
Cependant, je me demande si, dans l’Ukraine de demain, au vu de l’intensité de la guerre, mais aussi de l’importance du positionnement stratégique face à la Russie, désormais perçue comme une menace durable, le capital combattant ne serait pas facilement convertible en capital politique.
Ce capital combattant, c’est-à-dire la légitimité conférée par l’expérience du combat, pourrait devenir un des principaux leviers d’accès au pouvoir. C’est ce raisonnement qui a également motivé des groupes situés à l’extrême gauche à s’impliquer militairement dès 2022 : ils savaient que leur légitimité politique future passerait aussi par leur participation à l’effort de guerre.
Cependant, il reste difficile de prédire l’importance qu’auront ces groupes dans l’après-guerre.
Cela dépendra de leur capacité à se reconvertir dans le champ civil et il n’est pas certain que la pratique de la violence comme mode d’action politique soit reconnue légitime.
D’autant que l’après-guerre ne sera pas uniquement structuré par les enjeux de sécurité ou de défense, mais aussi — et peut-être surtout — par les attentes sociales, économiques et politiques de la population. Or les mouvements issus du champ militaire risquent de buter sur ces attentes, qu’ils ont parfois peu intégrées. Rien ne garantit, donc, que ce discours militaire et nationaliste trouvera un écho massif dans l’Ukraine de demain.
Enfin, il faut garder à l’esprit qu’un pays sortant d’un conflit de cette ampleur peut aussi exprimer une forme de lassitude face au discours militaire omniprésent, et aspirer à un retour à la normalité, à la reconstruction et à une forme de paix sociale. Dans ce contexte, l’extrême droite devra trouver le moyen de capter ces aspirations, ce qui n’est pas gagné.
Cela étant, une autre inquiétude revient souvent dans nos débats lorsqu’on évoque la place des nationalistes dans l’armée ukrainienne : la possibilité qu’ils s’appuient sur une base large de vétérans — potentiellement traumatisés, insatisfaits ou en rupture — pour nourrir des mouvements protestataires, voire insurrectionnels.
C’est ce qu’avait bien compris le Corps National : sa force a été de créer un espace de reconversion pour les vétérans, en leur proposant une continuité dans l’engagement, sous une autre forme — politique cette fois. Ils ont su mobiliser cette base. Mais il est important de noter que tous les vétérans ne se sont pas retrouvés dans cette orientation. Certains ont quitté le mouvement, en désaccord avec ses choix politiques. Car les anciens combattants ne forment pas un bloc homogène : ils conservent leur propre agentivité, leurs attentes, leurs désillusions aussi. Cela souligne que cette question de la reconversion politique des combattants ne concerne pas que l’extrême droite, mais traverse l’ensemble du spectre idéologique.
Il y a une dynamique que nous avons observée entre 2015 et 2022, et dont on peut se demander si elle ne va pas se reproduire à la fin de cette phase de guerre de haute intensité. Lorsque le sentiment de résistance nationale devient largement partagé dans la société, il cesse d’être l’apanage de certains courants politiques, notamment ceux situés à l’extrême droite. Dans ce contexte, ces mouvements perdent une partie de leur spécificité, et leur différenciation passe alors par une radicalité politique accrue – une radicalité qui, justement, ne trouve pas nécessairement d’écho dans la population. Ce n’est pas la dimension xénophobe, extrémiste ou anti-LGBT qui est validée par la société, mais bien l’idée de nation, de patrie, de défense collective, rendue légitime par l’agression russe. Ce socle patriotique est aujourd’hui largement accepté en Ukraine.
J’ai même rencontré des militants de gauche, voire d’extrême gauche, qui partagent cette posture défensive. Leur discours ne se revendique pas nécessairement d’un vocabulaire nationaliste explicite, mais ils reconnaissent la nécessité de défendre le pays, parfois au nom d’une simple survie collective. Il s’agit d’un nationalisme défensif, perçu comme un mal nécessaire : il ne s’agit pas d’exclure ou de dominer, mais de se protéger. Ce discours de défense traverse aujourd’hui l’ensemble du spectre politique ukrainien. Le résultat, c’est que l’extrême droite ne peut plus revendiquer le monopole du patriotisme ou de la défense nationale. Elle est en quelque sorte « désexceptionnalisée » sur ce terrain. Et dans ce nouveau contexte, son extrémisme risque de dissoner avec l’état d’esprit général. Ce serait une forme de marginalisation similaire à celle observée après l’indépendance de l’Ukraine, lorsque le discours nationaliste avait cessé d’être exclusivement associé à l’extrême droite.
L’article Les ultranationalistes de la guerre d’Ukraine : mythe et réalité face à la propagande de Poutine est apparu en premier sur Le Grand Continent.