21.11.2025 à 12:27
Matheo Malik
En annexe du plan en 28 points des États-Unis inspiré des exigences de la Russie de Poutine, Washington aurait présenté à l’Ukraine un mémorandum sur les « garanties de sécurité » que la communauté transatlantique pourrait offrir à Kiev en cas de nouvelle attaque russe.
Nous le traduisons.
L’article Ukraine : le texte des « garanties de sécurité » offertes par les États-Unis à Kiev est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Le texte en 28 points discuté avec Poutine et proposé par Trump dans le dos des Européens est accompagné d’un autre projet d’accord que les États-Unis auraient soumis à l’Ukraine selon Axios.
Dans ce document, Washington s’engage à offrir des garanties de sécurité « inspirées des principes » de l’article 5 du traité de l’OTAN.
En plus de l’Union et de l’OTAN, les États-Unis envisageraient que ces garanties soient portées par la France et le Royaume-Uni — puissances dotées de l’arme nucléaire membres de l’OTAN — ainsi que l’Allemagne et la Pologne
Nous traduisons le texte ci-dessous.
Ce cadre établit les conditions d’un armistice entre l’Ukraine et la Fédération de Russie et fournit une garantie de sécurité inspirée des principes de l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord, adaptée aux circonstances de ce conflit et aux intérêts des États-Unis et de leurs partenaires européens.
1 — Les États-Unis affirment qu’une attaque armée importante, délibérée et soutenue menée par la Fédération de Russie au-delà de la ligne d’armistice convenue sur le territoire ukrainien sera considérée comme une attaque menaçant la paix et la sécurité de la communauté transatlantique. Dans un tel cas, le président des États-Unis, dans l’exercice de ses pouvoirs constitutionnels et après consultation immédiate avec l’Ukraine, l’OTAN et les partenaires européens, déterminera les mesures nécessaires pour rétablir la sécurité. Ces mesures peuvent inclure le recours à la force armée, une assistance en matière de renseignement et de logistique, des actions économiques et diplomatiques, ainsi que d’autres mesures jugées appropriées. Un mécanisme d’évaluation conjoint avec l’OTAN et l’Ukraine évaluera toute violation alléguée.
2 — Les membres de l’OTAN, notamment la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Pologne et la Finlande, affirment que la sécurité de l’Ukraine fait partie intégrante de la stabilité européenne et s’engagent à agir de concert avec les États-Unis pour répondre à toute violation caractérisée, garantissant ainsi une posture dissuasive unie et crédible.
3 — Le présent cadre entre en vigueur dès sa signature et reste valable pendant dix ans, renouvelable d’un commun accord. Une commission de surveillance conjointe dirigée par les partenaires européens et à laquelle participent les États-Unis veillera au respect des dispositions.
Signataires : Ukraine, Fédération de Russie, États-Unis d’Amérique, Union européenne, OTAN
L’article Ukraine : le texte des « garanties de sécurité » offertes par les États-Unis à Kiev est apparu en premier sur Le Grand Continent.
21.11.2025 à 08:41
Ramona Bloj
En préparant un plan de paix en 28 points — inspiré de celui pour Gaza — sans aucune participation de l’Ukraine ni des pays européens, Washington accepte toutes les exigences maximalistes du Kremlin.
Nous le traduisons et le publions en version intégrale.
L’article Le plan de Trump et Poutine en 28 points pour mettre fin à la guerre en Ukraine (texte intégral) est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Le document — que les États-Unis affirment pouvoir encore faire évoluer — reprend les principales exigences maximalistes formulées par la Russie depuis le printemps 2022.
Si celles-ci étaient acceptées par Kiev, elles équivaudraient à une capitulation pure et simple d’un pays souverain.
Au-delà des points concernant le renoncement de l’Ukraine à adhérer à l’OTAN, la réduction de la taille de son armée — limitée à 600 000 militaires — et la reconnaissance de facto, au niveau international, des territoires illégalement occupés comme étant russes, le plan prévoit plusieurs mesures liées à l’intégration de la Russie dans l’économie mondiale — notamment son retour à la table du G7, qui redeviendrait alors le G8 — ainsi qu’une amnistie pour Vladimir Poutine, visé depuis 2023 par un mandat d’arrêt international pour crimes de guerre.
Dans le cadre de ce plan, l’Ukraine recevrait des garanties de sécurité — sans troupes de l’OTAN sur son sol mais sans beaucoup plus de détails — et les États-Unis seraient compensés en retour.
L’Europe, qui n’a pas participé à l’élaboration de ce plan — alors même que celui-ci limite le rôle marginal que devrait jouer l’Union dans cette paix en accueillant l’Ukraine dans son marché —, se retrouverait à en assumer une grande partie du coût : les actifs russes gelés, majoritairement détenus dans des pays européens, seraient utilisés principalement par les États-Unis (100 milliards de dollars servant à financer leurs efforts de reconstruction et d’investissement en Ukraine, Washington récupérant 50 % de ces bénéfices).
Le reste des fonds serait placé dans un véhicule d’investissement russo-américain, tandis que l’Europe « ajouterait » en plus 100 milliards de dollars.
La mise en œuvre de ce plan devrait être assurée par un Conseil de paix, sous la supervision de Donald Trump.
La souveraineté de l’Ukraine sera confirmée.
2 — Un accord de non-agression complet et exhaustif sera conclu entre la Russie, l’Ukraine et l’Europe. Toutes les ambiguïtés des 30 dernières années seront considérées comme réglées.
3 — Il est attendu que la Russie n’envahisse pas les pays voisins et que l’OTAN ne s’étende pas davantage.
Selon le journaliste du Guardian Luke Harding, cet extrait serait l’un de ceux qui posent question sur l’auteur du texte. L’anglais « it is expected » est un russisme calqué de « ожидается », laissant à penser que certaines parties du plan pourraient avoir été directement traduites du russe.
4 — Un dialogue sera organisé entre la Russie et l’OTAN, avec la médiation des États-Unis, afin de résoudre toutes les questions de sécurité et de créer les conditions propices à une désescalade, dans le but de garantir la sécurité mondiale et d’accroître les possibilités de coopération et de développement économique futur.
5 — L’Ukraine bénéficiera de garanties de sécurité fiables.
6 — La taille des forces armées ukrainiennes sera limitée à 600 000 personnes.
7 — L’Ukraine accepte d’inscrire dans sa constitution qu’elle ne rejoindra pas l’OTAN, et l’OTAN accepte d’inclure dans ses statuts une disposition stipulant que l’Ukraine ne sera pas admise à l’avenir.
8 — L’OTAN accepte de ne pas stationner de troupes en Ukraine.
9 — Des avions de combat européens seront stationnés en Pologne.
10 — Garantie américaine :
11 — L’Ukraine est éligible à l’adhésion à l’Union européenne et bénéficiera d’un accès préférentiel à court terme au marché européen pendant que cette question est examinée.
12 — Un ensemble de mesures mondiales puissantes pour reconstruire l’Ukraine, comprenant notamment, mais sans s’y limiter :
a. La création d’un Fonds de développement ukrainien destiné à investir dans les secteurs à forte croissance, notamment les technologies, les centres de données et l’intelligence artificielle.
b. Les États-Unis coopéreront avec l’Ukraine pour reconstruire, développer, moderniser et exploiter conjointement les infrastructures gazières ukrainiennes, y compris les gazoducs et les installations de stockage.
c. Efforts conjoints pour réhabiliter les zones touchées par la guerre en vue de la restauration, de la reconstruction et de la modernisation des villes et des zones résidentielles.
d. Développement des infrastructures.
e. Extraction de minéraux et de ressources naturelles.
f. La Banque mondiale mettra au point un programme de financement spécial pour accélérer ces efforts.
13 — La Russie sera réintégrée dans l’économie mondiale :
a. La levée des sanctions sera discutée et convenue par étapes et au cas par cas.
b. Les États-Unis concluront un accord de coopération économique à long terme pour le développement mutuel dans les domaines de l’énergie, des ressources naturelles, des infrastructures, de l’intelligence artificielle, des centres de données, des projets d’extraction de métaux rares dans l’Arctique et d’autres opportunités commerciales mutuellement avantageuses.
c. La Russie sera invitée à rejoindre le G8.
14 — Les fonds gelés seront utilisés comme suit : 100 milliards de dollars provenant des actifs russes gelés seront investis dans les efforts menés par les États-Unis pour reconstruire et investir en Ukraine. Les États-Unis recevront 50 % des bénéfices de cette opération. L’Europe ajoutera 100 milliards de dollars afin d’augmenter le montant des investissements disponibles pour la reconstruction de l’Ukraine. Le reste des fonds russes gelés sera investi dans un véhicule d’investissement américano-russe distinct qui mettra en œuvre des projets communs dans des domaines spécifiques. Ce fonds aura pour objectif de renforcer les relations et d’accroître les intérêts communs afin de créer une forte incitation à ne pas revenir au conflit.
15 — Un groupe de travail conjoint américano-russe sur les questions de sécurité sera créé afin de promouvoir et de garantir le respect de toutes les dispositions du présent accord.
16 — La Russie inscrira dans sa législation sa politique de non-agression envers l’Europe et l’Ukraine.
17 — Les États-Unis et la Russie conviendront de prolonger la validité des traités sur la non-prolifération et le contrôle des armes nucléaires, y compris le traité START I.
18 — L’Ukraine accepte d’être un État non nucléaire conformément au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires.
19 — La centrale nucléaire de Zaporijjia sera mise en service sous la supervision de l’AIEA, et l’électricité produite sera répartie à parts égales entre la Russie et l’Ukraine — 50/50.
20 — Les deux pays s’engagent à mettre en œuvre des programmes éducatifs dans les écoles et la société visant à promouvoir la compréhension et la tolérance des différentes cultures et à éliminer le racisme et les préjugés :
a. L’Ukraine adoptera les règles de l’Union européenne en matière de tolérance religieuse et de protection des minorités linguistiques.
b. Les deux pays conviendront d’abolir toutes les mesures discriminatoires et de garantir les droits des médias et de l’éducation ukrainiens et russes.
c. Toute idéologie et activité nazies doivent être rejetées et interdites.
21 — Territoires :
a. La Crimée, Louhansk et Donetsk seront reconnues comme russes de facto, y compris par les États-Unis.
b. Kherson et Zaporijia seront gelées le long de la ligne de contact, ce qui signifiera une reconnaissance de facto le long de la ligne de contact.
c. La Russie renoncera aux autres territoires convenus qu’elle contrôle en dehors des cinq régions.
d. Les forces ukrainiennes se retireront de la partie de l’oblast de Donetsk qu’elles contrôlent actuellement, et cette zone de retrait sera considérée comme une zone tampon démilitarisée neutre, internationalement reconnue comme territoire appartenant à la Fédération de Russie. Les forces russes n’entreront pas dans cette zone démilitarisée.
22 — Après s’être mises d’accord sur les futurs arrangements territoriaux, la Fédération de Russie et l’Ukraine s’engagent à ne pas modifier ces arrangements par la force. Aucune garantie de sécurité ne s’appliquera en cas de violation de cet engagement.
23 — La Russie n’empêchera pas l’Ukraine d’utiliser le Dniepr à des fins commerciales, et des accords seront conclus sur le libre transport des céréales à travers la mer Noire.
24 — Un comité humanitaire sera créé pour résoudre les questions en suspens :
a. Tous les prisonniers et corps restants seront échangés sur la base du principe « tous pour tous ».
b. Tous les détenus civils et otages seront libérés, y compris les enfants.
c. Un programme de réunification familiale sera mis en œuvre.
d. Des mesures seront prises pour soulager les souffrances des victimes du conflit.
25 — L’Ukraine organisera des élections dans 100 jours.
26 — Toutes les parties impliquées dans ce conflit bénéficieront d’une amnistie totale pour leurs actions pendant la guerre et s’engagent à ne faire aucune réclamation ni à examiner aucune plainte à l’avenir.
27 — Cet accord sera juridiquement contraignant. Sa mise en œuvre sera surveillée et garantie par le Conseil de paix, présidé par le président Donald J. Trump. Des sanctions seront imposées en cas de violation.
28 — Une fois que toutes les parties auront accepté ce mémorandum, le cessez-le-feu prendra effet immédiatement après le retrait des deux parties vers les points convenus pour commencer la mise en œuvre de l’accord.
L’article Le plan de Trump et Poutine en 28 points pour mettre fin à la guerre en Ukraine (texte intégral) est apparu en premier sur Le Grand Continent.
09.11.2025 à 19:00
Matheo Malik
Notre manière de décrire et de raconter la guerre en Ukraine est empreinte de réflexes, d’habitudes de langage, d’imprécisions — qui proviennent souvent de l’influence du filtre russe sur nos représentations.
Mais entre une rigueur scientifique inatteignable et les mots de la propagande, sommes-nous condamnés à errer dans une zone grise ?
L’article Comment parler de l’Ukraine en guerre ? Enquêtes sur la zone grise est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Le langage, dans les situations de guerre plus encore que dans d’autres, n’est jamais neutre, qu’il soit tenu par l’une des parties ou — ce qui a été moins étudié — par des observateurs extérieurs. Nous nous proposons ici d’avancer quelques remarques sur la manière dont le discours a pris en charge, à trente ans d’intervalle, les deux guerres de Bosnie et d’Ukraine, en rappelant d’abord la propagande des agresseurs avant d’étudier comment il peut arriver à des commentateurs moins impliqués, sans pour autant tomber dans le mensonge, de recourir à des expressions problématiques.
Le langage des agresseurs a été, dans l’un et l’autre cas, sans surprise. Il visait à contester la réalité de l’agression, soit en niant purement et simplement son existence, soit en la transformant en opération défensive.
L’une des manipulations langagières utilisées couramment par les nationalistes serbes dans la description des événements des années 1990 a consisté à remplacer les noms désignant les différentes parties par des termes impropres chargés de lourdes connotations négatives. Ainsi les Croates étaient-ils souvent appelés des « Oustachis » — nom renvoyant aux fascistes croates alliés des nazis entre 1940 et 1945 — et les Bosniaques des « Turcs » — ce dernier terme qualifiant la population des Slaves islamisés d’une Bosnie longtemps intégrée à l’Empire ottoman. Le discours de guerre des agresseurs se nourrissait ainsi d’une reprise de références historiques plus ou moins lointaines et se voulant stigmatisantes 63. Cette substitution nominale présentait un double avantage. Elle était d’abord dévalorisante en assimilant les parties en présence à des groupes politiques ou à des pays qui s’étaient illustrés à un moment de leur histoire par leur violence de masse.
Mais elle visait aussi, plus subtilement, à inscrire les guerres en cours dans un temps long.
Pensées à l’échelle de l’Histoire, celles-ci cessent de constituer un événement isolé pour ne plus être qu’une étape dans un affrontement mené à l’échelle de l’Europe depuis les traités de Westphalie (1648), voire depuis le XVIe siècle et l’avancée des Ottomans dans les Balkans et en Hongrie. Un historien a même pu noter que la ligne de front dans les guerres de l’ex-Yougoslavie reprenait les frontières stabilisées par le « système westphalien » 64.
Ainsi le recours insistant à un autre terme qualifiant les Bosniaques, celui de « Musulmans » — appellation choisie par Tito pour désigner une « nationalité » et non une religion, d’où la majuscule — permettait-il de la même manière de situer la lutte menée à leur encontre dans le cadre transhistorique du combat de l’Europe chrétienne contre l’Empire ottoman, opposition devenue très récemment, dans la pensée d’extrême-droite, celle de l’Europe contre le monde islamique.
Ces qualifications de l’ennemi avaient pour enjeu la transformation de l’agression en « guerre défensive », ce qui permettait, selon une antienne remontant au thomisme médiéval, d’en faire une « guerre juste ».
Une autre pratique de la propagande nationaliste serbe a consisté en effet à inverser les responsabilités dans le déclenchement de la guerre : il s’agissait de les attribuer à ceux qui avaient voulu l’éclatement de la fédération yougoslave, dont les nationalistes serbes se considéraient les défenseurs selon une dialectique paradoxale qui les faisait mêler sans solution de continuité la « défense du peuple serbe » et la « défense de la Yougoslavie » — une contradiction que l’on retrouvera en partie dans le discours russe sur l’Ukraine. Dès lors qu’il s’agit d’un combat millénaire qualifié de « guerre sainte », la chronologie et la nature des faits importaient peu, comme le montraient, selon Belgrade, la prétendue présence sur le terrain de nombreux « moudjahidines » et la référence obsessionnelle à la défaite serbe contre les Ottomans à Kosovo Polje (le 15 juin 1389 !), transformée en événement fondateur.
Ainsi les médias de Belgrade ou de Pale — bourgade située sur les hauteurs de Sarajevo et pseudo-capitale des « Serbes de Bosnie » —, mais aussi ceux de Zagreb, parlaient-ils toujours, même à propos d’opérations militaires planifiées par leur armée, de « défense contre l’agression », formule présentant l’assaillant comme une victime, l’emploi systématique de termes défensifs inversant la lecture morale de la confrontation.
Des mécanismes de propagande proches se laissent identifier aujourd’hui dans le discours russe à propos de l’Ukraine, à commencer par le fait de considérer les habitants de ce pays comme des Russes, en niant leur identité, et d’affirmer que la Russie ne fait que se défendre, qui plus est « contre des nazis », en ressuscitant là encore une histoire lointaine, mais très fortement présente dans la culture politique russe.
Il semble cependant que l’on soit monté d’un cran dans le langage utilisé par l’agresseur, car ce ne sont pas quelques mots isolés qui sont ici en cause, mais l’ensemble d’un discours structuré, assimilable à une novlangue qui n’est pas sans faire penser à celles qu’ont étudiées Victor Klemperer pour le nazisme 65 ou Henri Locard pour les Khmers rouges 66.
Dans son petit Vocabulaire du poutinisme 67, Michel Niqueux a ainsi identifié pas moins de quarante expressions problématiques régulièrement utilisées par Poutine, ses proches ou les intellectuels dont ils se réclament, et contribuant à substituer à la réalité de la guerre une réalité alternative.
L’expression la plus connue est évidemment celle d’ « opération militaire spéciale ».
Elle est employée en particulier dans le message télévisé de Poutine annonçant le déclenchement de la guerre le 24 février 2022 : son but est « protéger les personnes qui ont été soumises à des abus, à un génocide par le régime de Kiev pendant huit ans. » Et à cette fin, poursuit-il, « nous chercherons à démilitariser et à dénazifier l’Ukraine, à traduire en justice ceux qui y ont commis de nombreux crimes sanglants contre des civils, y compris des citoyens de la Fédération de Russie » 68.
Qu’il soit question de « dénazifier » l’Ukraine dans la déclaration du 24 février n’est pas anodin. Les différents termes de cette langue de substitution sont connectés les uns aux autres en un réseau sémantique serré permettant de construire deux récits simultanés, l’un portant sur la guerre en Europe, l’autre, plus large, sur le rôle de la Russie dans le monde et dans l’histoire.
Le premier récit visant à justifier l’intervention repose sur la présentation du gouvernement ukrainien comme infiltré par des nazis, cette lutte s’inscrivant dans le prolongement de la Seconde Guerre mondiale, appelée « Grande guerre patriotique » par les Russes — d’où les références récurrentes à Staline. Il s’agit donc d’assurer la protection des populations russophones, Ukrainiens et Russes formant un seul peuple historique — « civilisation russe », « monde russe ».
Mais le rôle de la Russie ne doit pas se limiter à chasser les « nazis » d’Ukraine.
Comme le montrent un certain nombre d’entrées du Vocabulaire (« conservatisme », « désoccidentalisation », « idée russe », « majorité mondiale », etc.), sa mission serait — à un niveau plus élevé et quasiment métaphysique — de lutter contre la dérive morale de l’Occident, qui a négligé les « valeurs traditionnelles » de la foi chrétienne, en particulier en cessant de privilégier la famille et en accordant du crédit aux thèses LGBT+.
On ne s’étonnera pas alors de rencontrer au détour du Vocabulaire des entrées comme celle de « Satan », l’expression « satanisme » étant devenue un lieu commun dans le discours de Poutine comme dans celui de l’Église orthodoxe russe pour qualifier « l’occidentalisme », selon une autre dénomination assez vague mais, non sans quelque paradoxe, extrêmement clivante et surtout très idéologique, et justifier en conséquence qu’une sorte de « guerre sainte » soit menée contre ce monde « corrompu » 69.
Ce recours des agresseurs à un langage de propagande n’a rien d’original.
Plus intéressants sont les discours tenus par des commentateurs réputés « neutres », en tout cas qui ne sont pas explicitement engagés dans la défense de l’un des camps. Nous ne nous trouvons plus ici dans le cas de mensonges purs et simples, encore moins de censures, mais d’approximations langagières souvent involontaires.
Parmi les expressions entendues à l’époque de la guerre en ex-Yougoslavie figurait celle de « belligérants », visant à désigner les différents participants, à savoir les Bosniaques, les Croates et les Serbes, en les regroupant sous un vocable unique. Que cette expression, régulièrement employée par les médias, apparaisse comme critiquable pourrait surprendre puisqu’elle décrit objectivement la réalité. Les peuples en question étaient bien en train de se faire la guerre et l’expression (bellum gerere) est étymologiquement adéquate. Le problème est que son utilisation conduit à une forme d’indifférenciation. En mettant en avant un point commun indiscutable — les deux nations se battent —, elle oblitère le fait que l’une a agressé l’autre.
Source d’indifférenciation, l’expression « belligérants » est de surcroît porteuse de connotations, identifiables dans d’autres expressions de l’époque, tendant à suggérer qu’il s’agissait d’une « guerre civile ». À la prendre à la lettre, cette dernière expression n’est pas non plus inappropriée, puisque la lutte opposait les citoyens d’un même État, qu’on l’appelle Yougoslavie, Croatie ou Bosnie-Herzégovine. Mais, outre qu’elle conduit elle aussi à confondre agresseur et agressé, elle suggère une idée de complexité, que l’on retrouvait dans nombre de formules, au point que l’on pourrait parler d’une véritable rhétorique de la complexité.
L’idée qu’une guerre est complexe — ce qui est indiscutable 70 — tend à réduire la responsabilité des parties en jetant le doute sur les explications proposées.
Combien de fois n’avons-nous pas entendu, quand nous mettions en cause le gouvernement nationaliste de la Serbie, des remarques comme « c’est plus compliqué que cela » ? Cette même idée de complexité tend par ailleurs à dissuader d’intervenir, ou du moins incite à le faire avec prudence. Si la situation est complexe, si les responsabilités ne se situent pas toutes du même côté, il convient d’y réfléchir à deux fois avant de s’engager.
On notera que cette rhétorique de la complexité était sous-tendue par une certaine forme de temporalité suggérant que l’antagonisme en cause était ancien, datant de plusieurs décennies, voire de plusieurs siècles. En témoignaient le recours à l’adjectif « ancestral » ou, plus important, cette autre expression beaucoup entendue à l’époque, celle de « conflit inter-ethnique », doublement problématique.
Outre que la notion d’ethnie — dont des linguistes ont montré qu’elle s’était peu à peu substituée à celle de race, devenue inacceptable — doit être maniée avec précaution, elle n’avait de toute manière guère de sens dans l’ex-Yougoslavie où les distinctions entre les diverses composantes d’un peuple unique se sont faites pour l’essentiel sur des différences religieuses 71. Par ailleurs, parler d’un conflit interethnique contribue à l’essentialiser. L’expression tend à suggérer l’idée de haines à la fois anciennes et irrationnelles, qu’il est vain d’essayer de comprendre tant elles sont ancrées depuis des millénaires dans l’inconscient des peuples en cause 72.
Pour ces mêmes raisons, la notion de « purification ethnique » n’a pas toujours été maniée avec la prudence nécessaire.
Créée au XIXe siècle par l’écrivain Vuk Karadzic, elle désigne le fait de séparer des « ethnies » en chassant d’un territoire un groupe considéré comme indésirable. En ce sens, elle correspondait bien à une réalité concrète, mais tendait dans le même temps à valider la notion contestable d’ « ethnie », en reprenant le langage et les fantasmes des agresseurs.
À propos de ces expressions inappropriées, on notera le cas singulier du mot « génocide », dont on sait combien il est aujourd’hui l’objet de controverses 73. Alors qu’il n’est pas encore approprié au moment où l’emploie le journaliste Roy Gutman en 1993 74, il le deviendra deux ans plus tard après le massacre de Srebrenica (11-17 juillet 1995).
On voit comment les expressions les plus banales employées par des personnes de bonne foi — comme « belligérants » ou « conflit interethnique » — peuvent être porteuses de connotations lourdes d’imaginaire et qui ne sont pas sans conséquence au moment de prendre des décisions militaires.
Car, au-delà de ces connotations, c’est un véritable récit inconscient qui circulait dans les médias à l’époque de la guerre en ex-Yougoslavie.
Même s’il n’était jamais formulé directement et s’il convenait de le reconstituer à partir d’éléments linguistiques disséminés, il suggérait que les pays occidentaux avaient affaire à des peuples qui s’étripaient depuis des siècles pour des raisons obscures et qu’il convenait d’être prudents avant de se mêler à ces rivalités. Et ce d’autant plus que les commentateurs se considéraient comme étrangers à cette histoire et à sa rationalité, et revendiquaient une forme d’incompréhension radicale rendant difficile tout jugement éthique et politique 75.
Trente ans après la guerre en ex-Yougoslavie, on retrouve dans les commentaires sur la guerre en Ukraine des points communs avec l’univers du langage de l’époque, mais aussi des différences notables.
On laissera ici de côté le discours de certains responsables politiques situés à l’extrême-gauche et à l’extrême-droite, qui soutiennent la Russie de manière plus ou moins affichée et utilisent eux aussi l’ambiguïté du langage pour proférer des contre-vérités.
Plus intéressantes sont les déclarations malencontreuses de commentateurs de bonne foi.
Inappropriées, à l’évidence, sont ainsi toutes les expressions, fréquentes dans les médias, donnant à penser que la guerre entre la Russie et l’Ukraine aurait commencé le 24 février 2022.
En disant qu’une agression aurait eu lieu à cette date, on affirme, là encore, quelque chose de juste, mais au prix d’un mensonge par omission considérable, dont on comprend qu’il choque les Ukrainiens puisque c’est en 2014 que la Russie s’est emparée de la Crimée et a appuyé l’insurrection « séparatiste » dans le Donbass.
Ce n’est pas un hasard si les agressés ont souvent recours à l’expression « invasion à grande échelle » pour cette deuxième étape de la guerre en 2022, marquée par un niveau de moyens et une intensité inconnus en Europe depuis 1914.
Mais le terme de « guerre » est-il lui-même approprié ? L’idée n’est évidemment pas de lui substituer celui d’ « opération militaire spéciale », comme le voudrait Vladimir Poutine et comme il l’impose en Russie sous peine de prison, mais de constater qu’il peut être lourd d’ambiguïtés et contribuer, comme l’expression « belligérants », à indifférencier les acteurs.
Pour cette raison, il serait peut-être plus opportun d’utiliser une expression comme « guerre d’agression », laquelle aurait pour bénéfice de rappeler que si les deux pays sont bien en train de s’affronter à l’instant de la description, il demeure deux inégalités foncières que le langage devrait tenter de prendre en compte, à savoir que l’un a agressé l’autre et que la victime, sauf à disparaître, ne peut se permettre de perdre la guerre.
« Guerre » nous paraît en tout cas plus approprié que « conflit », expression également source d’indifférenciation, qui lui est souvent substituée, et revient à gommer toute la dimension militaire en insistant sur le désaccord entre les parties. Il existe certes un conflit entre les Russes et les Ukrainiens, mais nul ne songerait à utiliser ce terme pour décrire par exemple une agression dans la rue.
Une autre question est celle de savoir comment articuler « guerre » et « Ukraine » dans les syntagmes qui les associent. Valentin Omelyantchyk s’est ainsi interrogé sur les différentes manières de combiner les deux mots sans fausser la réalité. Si aucune expression n’est ici véritablement inappropriée, il note que le substantif « Ukraine » « joue tour à tour le rôle de circonstance, d’objet et de sujet dans la mise en scène liée à l’action supposée par le verbe » 76.
Cette différence grammaticale n’est pas sans effet.
« Guerre en Ukraine » laisse ouverte la question des acteurs impliqués ; « Guerre d’Ukraine » les fait apparaître de façon symétrique en leur donnant le rôle d’objets et en conférant un statut décisif à l’espace où se joue l’affrontement ; « Ukraine en guerre » les présente de manière asymétrique en confiant à « Ukraine » le rôle de sujet.
Omelyantchyk montre ainsi que « chacune de ces expressions ouvre un espace sémantique médiatique propre reflétant les positions des protagonistes » 77.
En fait, comme nous l’ont fait remarquer justement plusieurs collègues ukrainiens, toute expression limitant le territoire de l’agression à l’Ukraine est de toute façon insuffisante, en donnant le sentiment que le projet de conquête impériale du président russe s’arrêterait aux limites de ce pays et qu’il s’agirait donc avant tout d’un différend sur les frontières.
Or comme l’ont compris tardivement les pays de l’Union européenne en soutenant clairement l’Ukraine — et comme le montre la description de l’idéologie poutinienne dans le lexique de Niqueux —, cette agression n’est que la première étape d’un projet beaucoup plus vaste, celui de la reconstitution de l’empire soviétique — on sait que Poutine considère que sa désagrégation a été la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle — voire de celui de Pierre le Grand — sa grande référence historique car elle marque l’affirmation d’une logique impériale proprement russe.
L’expression la plus appropriée serait donc celle de « guerre d’agression de la Russie contre l’Europe ».
Plus rigoureuse que les autres, elle est évidemment inutilisable en raison de sa longueur. Mais les expressions plus brèves qu’il nous arrive à tous d’utiliser pour commenter cette guerre risquent d’avoir pour effet de donner crédit à une version faussée ou partielle de l’Histoire.
Car comme pour l’ex-Yougoslavie, certaines de ces interventions sont soutenues par un récit inconscient, perceptible notamment derrière les déclarations de responsables politiques se présentant officiellement comme neutres, alors que l’étude de leur discours permet pour le moins d’en douter.
Ainsi quand, de retour de la Place Rouge où il a assisté au défilé « antinazi » du 9 mai aux côtés de Poutine, le président du Brésil Lula qualifie d’ « absurde » la guerre en Ukraine 78, il profère à la fois une évidence — quelle guerre, sous un certain angle, ne l’est pas ? — et un mensonge par omission en oubliant de rappeler que la Russie a attaqué l’Ukraine, que celle-ci est contrainte de se défendre et qu’il existe donc des raisons parfaitement identifiables de la guerre et de ses développements.
Mais surtout, la formule « absurde » s’inscrit dans le prolongement de déclarations de Donald Trump, dont celle comparant les Ukrainiens et les Russes à de jeunes enfants se battant dans un bac à sable.
Le récit, ici, n’est plus celui de la complexité de luttes ancestrales comme dans le cas de l’ex-Yougoslavie, il repose sur la métaphore des chicaneries de l’enfance, avec pour double corollaire que l’objet des disputes est sans intérêt et que, les acteurs n’étant pas accessibles à la raison, il est peut-être vain de chercher à intervenir 79.
*
Contrairement à la propagande, ces impropriétés de langage sont souvent involontaires. Il nous arrive à tous d’y recourir. Elles n’auraient guère de conséquences si elles ne servaient de supports, on le voit, à une représentation fantasmatique des événements, susceptible de jouer à l’heure des décisions politiques.
Pour qualifier ce langage intermédiaire entre un discours totalement rigoureux, sans doute utopique, et celui de la propagande, on pourrait aller jusqu’à parler d’une zone grise, au sens où l’entendait Primo Levi.
Une zone où se mêlent approximations, omissions et stéréotypes, et où les mots employés — qui ne sont ni vrais ni faux — contribuent cependant à altérer le réel et à influer sur l’action.
L’article Comment parler de l’Ukraine en guerre ? Enquêtes sur la zone grise est apparu en premier sur Le Grand Continent.