20.08.2025 à 13:00
jechareton
« Nous apprécions la compréhension dont fait preuve l’administration Trump, à la différence des Européens. »
Décapiter la souveraineté ukrainienne reste l’objectif stratégique du Kremlin.
Mais pour le comprendre, il faut sortir du spectacle trumpiste et lire les paroles de Lavrov, que nous traduisons et commentons ligne à ligne.
L’article Lavrov et la diplomatie du bon flic — mauvais flic : traduction commentée du dernier entretien du ministre russe des Affaires étrangères est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Good cop — bad cop. Alors que Vladimir Poutine continue de charmer le président américain, qui adopte désormais les principales demandes russes dans ses déclarations officielles, alors qu’il se fait duper sur la question cruciale des garanties de sécurité, le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, rappelle explicitement la ligne dure du Kremlin.
Dans un entretien réalisé hier, le 19 août, pour la chaîne de télévision VGTRK et largement relayé dans l’espace médiatique russe, Lavrov fait savoir que la Russie continuait à réclamer la décapitation de la souveraineté ukrainienne, tout en temporisant sur la prochaine rencontre entre Poutine et Zelensky qu’il faut « préparer avec le plus grand soin ».
En jouant avec un formalisme juridique confusionniste, Lavrov cache la brutalité de la guerre d’agression menée par Russie et de ses crimes de guerre, tout en se servant de la fascination du président américain pour Poutine. À ce propos, l’ancien Premier ministre australien Malcolm Turnbull a récemment déclaré : « Quand vous voyez Trump avec Poutine, comme je l’ai vu à quelques reprises, il est comme un garçon de 12 ans qui arrive au lycée et rencontre le capitaine de l’équipe de football : « my hero, my hero has arrived. » ! » 7.
Mais le réel est là. Avec les exécutions massives dans des caves par le FSB, les mutilations, les décapitations et les amputations, ainsi que les tortures humiliantes et cruelles infligées aux prisonniers de guerre : couper une oreille à un prisonnier pour ensuite la lui faire manger 8.
Lavrov vient d’ailleurs de préciser un point que les lecteurs du Grand Continent connaissaient déjà : la promesse des garanties de sécurités qu’auraient obtenus les américains ne valent rien. Le ministre russes des Affaires étrangères insiste désormais sur la nécessité de faire de la Russie une des principaux garant de la sécurité de l’Ukraine. Alors seulement les garanties seraient « vraiment fiables » 9.
Sortir du spectacle trumpiste, implique de lire d’une manière critique les paroles de Lavrov que nous traduisons et commentons ligne à ligne.
J’estime qu’on a beaucoup exagéré l’importance de cette affaire. Il n’y a là rien d’inhabituel. Nous avons quantité de produits qui reprennent la symbolique soviétique et je n’y vois aucun sujet de honte. C’est toute une partie de notre vie, de notre histoire. C’est notre patrie, qui a désormais pris la forme de la Fédération de Russie, entourée d’anciennes républiques soviétiques qui sont autant de pays amis. Bien sûr, tout cela ne va pas sans conflits d’intérêts, mais c’est la vie.
La presse internationale a suffisamment glosé sur l’accoutrement du ministre russe des Affaires étrangères pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y ajouter de commentaire. On aurait toutefois pu s’interroger plus légitimement sur le choix d’un sweet-shirt URSS doublé d’une doudoune sans manches à l’occasion d’une réunion diplomatique au sommet, surtout après les remarques désobligeantes adressées par le journaliste Brian Glenn au président Zelensky — chef de guerre d’un pays en guerre — lorsqu’il s’est présenté dans le Bureau ovale sans costume.
Il me semble qu’on pourrait parler d’une mode, si vous voulez. Après le sommet d’Anchorage, j’ai vu des jeunes gens, étudiants à l’Université d’État de Moscou et dans d’autres établissements, arborer ces pulls. Mais il ne s’agit en aucun cas d’« impérialisme » ou d’une volonté de ressusciter un « mode de pensée impérial ». Ce dont il s’agit, c’est de notre histoire. Une histoire qu’il nous faut préserver, y compris avec le sens de l’humour.
Oui, mais sans en faire toute une histoire. Ils ont simplement dit qu’ils appréciaient cette « chemise », selon les mots du secrétaire d’État américain, Marco Rubio.
Elle était très bonne, comme le reflètent les déclarations faites par les présidents Vladimir Poutine et Donald Trump après les négociations. Les discussions ont été utiles.
Il était tout à fait clair que le président des États-Unis et son équipe cherchaient sincèrement à obtenir un résultat raisonnable, stable et durable. Tout le contraire, en somme, des Européens qui, au même moment, répétaient à qui voulait l’entendre qu’ils n’accepteraient qu’un cessez-le-feu, après lequel ils continueraient quand même à livrer des armes à l’Ukraine.
Les États-Unis et la Russie disposent désormais d’un nouveau terrain d’entente diplomatique et rhétorique, consistant à affirmer que seuls Donald Trump et Vladimir Poutine seraient déterminés à affronter les enjeux profonds de cette guerre et à parvenir à un accord raisonnable, minutieusement préparé, tandis que les Européens, va-t-en-guerre, hypocrites et inconscients, ne feraient qu’entraver ce processus.
Autre point important : le président des États-Unis et son équipe avaient clairement conscience du fait que ce conflit avait une série de causes concrètes et que les échanges entre dirigeants européens — lorsqu’ils assurent que la Russie a attaqué l’Ukraine sans y avoir été provoquée — ne pouvaient être que du bavardage enfantin. Passez-moi l’expression, je ne trouve pas d’autre manière de le dire : l’essentiel est surtout qu’ils continuent d’avancer les mêmes arguments aujourd’hui. Leur rencontre avec Trump à Washington, une fois que Zelensky y a été « convoqué », a confirmé qu’ils continuaient d’exiger un cessez-le-feu immédiat. C’est, du moins, la position de certains d’entre eux : ceux qui, comme le chancelier allemand Merz, soutiennent qu’il faut « faire pression » sur la Russie au moyen de sanctions. Aucun de ces « messieurs » n’a même mentionné la notion de « droits de l’Homme ».
« Mentionner une notion » est une chose. Assassiner 70 personnes dans des caves comme l’a fait le FSB depuis le début de la guerre, sous prétexte de coopération avec l’Ukraine ou de liens, avérés ou non, avec l’État islamique, en est une autre 10. De même que couper une oreille à un prisonnier et la lui faire manger 11. De même que découper les têtes et les mains de soldats ukrainiens tombés au combat 12. De même que battre un prisonnier de guerre avec une louche de service avant de distribuer une nourriture tachée de sang 13.
Pourtant, lorsqu’ils discutent de n’importe quel sujet de politique étrangère impliquant des pays dont la direction politique n’est pas de leur « camp » — le camp des néoconservateurs, des néolibéraux — comme le Venezuela, la Chine, la Russie ou même, désormais, la Hongrie, ils commencent immanquablement par exprimer des demandes de respect des droits de l’Homme dans le cadre de « l’ordre mondial fondé sur des règles ».
Avec cette accusation d’hypocrisie de l’Occident, prêt à utiliser tous les mécanismes du droit international à son avantage, nous retrouvons ici le cœur de la « doctrine Lavrov » exposée en avril 2025 et traduite dans nos pages.
Si vous vous repassez le film de tout ce qu’ils ont dit à propos de l’Ukraine au cours des années passées, vous ne rencontrerez jamais l’expression de « droits de l’Homme ». L’interdiction totale de la langue russe dans toutes les sphères d’activité humaine aurait, sans doute, pu soulever l’indignation de ces « défenseurs des principes démocratiques », mais non, il n’y a rien eu de tel. Le fait que ce soit le seul pays au monde à jeter l’interdit sur une langue, cela n’a l’air de scandaliser personne.
D’un autre côté, lorsqu’ils disent qu’il faudra sans doute s’accorder sur des échanges de territoires (l’un de leurs représentants l’a affirmé), ils oublient que c’est une question dont doit décider Zelensky lui-même. Deuxièmement, ils s’imaginent déjà déployer une opération de maintien de la paix, avec des forces armées sous casque bleu. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’ils confient les enjeux de garantie des droits de l’Homme à ce même « personnage », sous la direction duquel ont été adoptées toutes les lois restreignant les droits des russophones, sur le plan linguistique, éducatif ou encore en matière d’accès aux médias, sans parler des lois qui leur ont interdit de pratiquer leur propre religion en interdisant de facto l’Église orthodoxe canonique.
Ainsi, ils estiment que c’est précisément cet homme qui doit être chargé de mettre en œuvre les accords avec la Russie selon son bon vouloir. Personne ne s’est avisé de dire que ce serait peut-être une bonne idée, d’avant toute négociation, qu’il commence par abroger ces lois. Ne serait-ce qu’au nom de la Charte de l’ONU, qui stipule que le respect des droits de l’Homme doit être garanti indépendamment de tout critère de race, de sexe, de langue ou de religion.
Du point de vue de la langue et de la religion, l’Ukraine viole ouvertement la Charte de l’ONU. N’oublions pas ce que Zelensky a déclaré à Washington : il est prêt à négocier, mais sans discuter de questions territoriales, car la Constitution le lui interdit.
La Constitution ukrainienne affirme dans son article 2 que « la souveraineté de l’Ukraine s’étend sur l’ensemble de son territoire ». Cependant, le statut des « territoires ukrainiens temporairement occupés » (en l’occurrence, la Crimée), n’est pas un « vide juridique » : il est défini par la loi 1207-VII du 15 avril 2014. Il existe donc juridiquement une marge de négociation avec la Russie. En revanche, Volodymyr Zelensky n’ignore pas que céder « le Donbass » comme l’exige la Russie serait inacceptable pour la population et reviendrait à un suicide politique.
C’est un point intéressant puisque, aussi risible que cela puisse paraître, la Constitution ukrainienne, malgré les nombreuses lois qui interdisent la langue russe dans toutes les sphères de l’existence et de l’activité, exige encore aujourd’hui de l’État qu’il garantisse pleinement les droits du russe (évoqué séparément) et des autres minorités nationales [sic]. Puisqu’il est si attaché à sa Constitution, alors je lui suggère de commencer par ses premiers articles, où figure explicitement cette obligation.
L’article 10 de la Constitution ukrainienne définit bien l’ukrainien comme langue officielle, tout en garantissant le libre développement, l’usage et la protection de la langue russe ainsi que des autres langues parlées par les minorités nationales du pays. Cet article correspond bien à la réalité : le pays a une langue officielle, en usage dans l’administration, les écoles, les médias et les services, sans pour autant entraver l’usage du russe dans l’ensemble de la vie sociale.
Les innombrables vidéos dans lesquelles on entend des civils ukrainiens, terrorisés par des frappes de missiles ou de drones, ou forcés de quitter leur domicile par l’avancée de l’armée russe, s’exclamer en langue russe, confirment que l’enjeu de cette guerre n’a jamais été là.
Quant à la Charte des Nations unies invoquée par Lavrov, elle pose un principe général d’égalité, mais n’oblige aucun pays à reconnaître une langue minoritaire comme langue officielle.
Mais tout le monde sait depuis bien longtemps que ces obligations ont été glissées sous le tapis par une série de responsables (Ursula von der Leyen, Emmanuel Macron, Keir Starmer, Friedrich Merz et son prédécesseur Olaf Scholz). Évidemment, Joe Biden et son administration n’ont pas été les derniers à ignorer ou déformer toutes les réalités dont est issue la crise ukrainienne. Significativement, les délégués ukrainiens qui constituaient le groupe de soutien accompagnant Zelensky à Washington ce 18 août répétaient sans cesse qu’il fallait faire quelque chose, avancer sur le sujet, en réaction au fait que Donald Trump et son équipe, surtout après la rencontre en Alaska, avaient commencé à aborder bien plus en profondeur le règlement du conflit et à saisir qu’il fallait en éliminer les causes originelles — ce que nous avons toujours affirmé, à commencer par la voix du président Poutine.
L’une de ces causes originelles relève des enjeux de sécurité pour la Russie. Elle vient du fait que tous les engagements qui nous avaient été faits concernant l’extension de l’OTAN vers l’Est ont été systématiquement violés au cours des décennies passées, et de la manière la plus grossière. Le président russe Vladimir Poutine a noté à plusieurs reprises que ces promesses ont été suivies de cinq vagues d’élargissement de l’alliance. Certains allèguent que ces promesses étaient purement orales, mais c’est absolument faux : elles ont été posées par écrit sous la forme de déclarations politiques, signées au plus haut niveau, lors des sommets de l’OSCE de 1999 à Istanbul et de 2010 à Astana.
Les engagements pris à Istanbul et à Astana sont bel et bien du domaine des engagements politiques non contraignants (soft law), sans force d’obligation en droit international. En revanche, la Charte des Nations unies à laquelle Lavrov aime tant se référer dispose dans son article 2 que « les membres de l’Organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations unies ».
On y lit que la sécurité est un fait indivisible, que personne n’a le droit de renforcer sa sécurité au détriment des autres. Or, c’est précisément ce qu’a fait l’OTAN. Personne, aucun pays, aucune organisation n’a le droit de prétendre à une quelconque forme de domination dans l’espace de l’OSCE. À nouveau, c’est bien ce qu’ils ont fait. C’est donc se comporter de manière particulièrement fourbe que de prétendre que ces déclarations n’avaient été faites qu’oralement. Premièrement, les paroles ne s’envolent pas. Deuxièmement, il existe des confirmations écrites des résultats de ces négociations — des confirmations, surtout, signées au plus haut niveau.
Lorsque, à Washington, ces délégués ont soutenu qu’il fallait obligatoirement commencer par élaborer des garanties de sécurité pour l’Ukraine, et en même temps des garanties de sécurité pour l’Europe (comme l’ont dit le Premier ministre anglais Keir Starmer et d’autres), personne n’a mentionné la sécurité de la Russie, pas une seule fois. Alors que le document de l’OSCE que j’ai cité, élaboré par tous ses membres et adopté au consensus, exige que l’on conçoive la sécurité sous une forme qui convienne à tous.
Ce dédain du droit international et de ces promesses, si souvent trahies alors qu’elles ont été données ou même couchées sur le papier, on la ressent encore aujourd’hui dans la manière dont ces messieurs abordent la crise ukrainienne actuelle. Sans ce respect des intérêts de la Russie en matière de sécurité, sans un respect plein et entier du droit des personnes russes et russophones vivant en Ukraine, il ne saurait être question d’un accord durable, puisque ce sont justement là les causes qu’il faut éliminer afin de régler le conflit.
Je le répète : le sommet en Alaska nous a permis de constater la sincérité de l’administration américaine lorsqu’elle se dit soucieuse de terminer le conflit, non pas dans le but de préparer à nouveau l’Ukraine à la guerre, comme cela a été le cas après les accords de Minsk, mais bien dans l’idée que cette crise ne se reproduise plus jamais et que soient garantis les droits légitimes de tous les États situés dans cette partie du monde, ainsi que de tous les peuples qui y vivent.
Ils ont fait preuve d’une compréhension qui s’est encore confirmée hier lors de la conversation téléphonique entre Vladimir Poutine et Donald Trump, qui a contacté le dirigeant russe pour lui faire exposer le déroulement des échanges avec Volodymyr Zelensky et son « groupe de soutien européen ».
On pourrait avancer d’autres parallèles historiques.
Après la Seconde Guerre mondiale, la Finlande a bénéficié pendant de longues décennies des conditions idéales pour assurer sa croissance économique, la résolution de ses problèmes sociaux et le bien-être de sa population, et ce en grande partie grâce aux livraisons d’hydrocarbures russes, et plus largement à sa collaboration avec l’URSS puis la Fédération de Russie, sur fond notamment d’activités très lucratives des entreprises finlandaises sur notre territoire. Tous les bénéfices que la Finlande a retirés des relations particulières qu’elle entretenait avec notre pays, particulières au sens où la Finlande avait adopté une position de neutralité, ont été littéralement « jetés aux ordures » du jour au lendemain.
D’où la réflexion qui suit. En 1944, la Finlande, qui combattait du côté de l’Allemagne hitlérienne, du régime nazi, dont les divisions militaires se sont rendues coupables de nombreux crimes de guerre, a signé des accords territoriaux avec l’Union soviétique. Le président finlandais Alexander Stubb y a fait référence récemment. Je le connais bien, il a été ministre des Affaires étrangères par le passé. Et donc, la Finlande avait signé un accord de neutralité perpétuelle du pays, stipulant que l’Union soviétique, ni la Finlande n’intégrerait jamais de structure dirigée contre l’autre partie contractante. Où cette promesse s’est-elle envolée ? La structure que la Finlande vient d’intégrer est justement une structure qui considère la Russie comme un ennemi. Si le président finlandais fait référence aux modifications territoriales survenues au sortir de la Seconde Guerre mondiale, alors, oui, c’est l’un de ses résultats. Les remodelages territoriaux sont souvent un moment inévitable des processus de retour à la paix. Les exemples en sont légion.
Dans ce cas précis, je tiens à le préciser : nous n’avons jamais évoqué la nécessité de nous emparer d’un quelconque territoire. La Crimée, le Donbass, la Novorossia n’ont jamais été pour nous un objectif territorial, à aucun moment. Notre objectif a toujours consisté à protéger les populations russes qui ont vécu sur ces terres pendant des siècles, qui les ont découvertes et mises en valeur, qui ont versé leur sang pour elles. En Crimée comme dans le Donbass, ils ont fondé des villes comme Odessa, Nikolaïev, beaucoup d’autres encore, des ports, des usines.
Les exemples choisis par Lavrov sont tout à fait parlants, puisque Odessa et « Nikolaïev » ne se trouvent pas en Crimée, et encore moins dans le Donbass. Les oblasts d’Odessa et de Mykolaïv sont plus à l’ouest de celui de Kherson, revendiqué par la Russie, qui sépare l’Ukraine de la Crimée illégalement occupée. Cette référence, d’apparence anodine, confirme que la Russie considère bel et bien des villes plus à l’Ouest (Odessa est à une cinquantaine de kilomètres de la frontière moldave) comme des villes « russes ».
Tout le monde connaît le rôle qu’a joué Catherine II pour le développement de ces terres. De même, tout le monde sait comment elles se sont retrouvées, d’abord au sein de la RSS d’Ukraine, puis dans l’Ukraine indépendante, sur le fondement de la Déclaration de souveraineté nationale adoptée par les autorités de Kiev en 1990. Cette déclaration stipulait clairement que l’Ukraine serait à jamais un État non nucléaire, neutre et non aligné. Ces engagements ont servi de base à la reconnaissance internationale de l’indépendance de l’État ukrainien.
Si le régime de Zelensky renonce aujourd’hui à tous ces engagements en évoquant l’arme atomique, une entrée dans l’OTAN et un abandon de la position de neutralité du pays, alors les dispositions qui fondaient la reconnaissance de l’Ukraine en tant qu’État indépendant doivent disparaître du même coup. Il faut bien en avoir conscience. Dans le cas contraire, cela signifiera que les principes du droit international s’effacent une fois de plus devant les fameuses « règles » que l’Occident revendique, qu’il n’a énoncées nulle part, mais qu’il invente d’un coup à l’autre pour approuver ou condamner, selon le cas, des situations rigoureusement identiques. Mais cela ne se passera plus ainsi.
Depuis la révision constitutionnelle de 2019, l’article 85, alinéa 5, de la Constitution ukrainienne dispose effectivement que la Rada (Parlement ukrainien) met en œuvre la trajectoire stratégique de l’État en vue de la pleine adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne et à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord. Or, dans ce passage clef de l’entretien, Lavrov transforme ce choix souverain d’orientation stratégique en un motif de remise en cause de la souveraineté même de l’Ukraine. La Russie se trouve ainsi placée en juge et gardienne autoproclamée des engagements originels associés à l’indépendance ukrainienne, ce qui est une manière de priver le pays de toute autonomie et de confirmer, s’il en était encore besoin, que l’objectif du Kremlin a toujours été et reste encore aujourd’hui l’annihilation de la souveraineté politique de son voisin, par tous les moyens à sa disposition, de la diplomatie à la guerre ouverte.
Une fois encore, je tiens à dire que la compréhension dont a fait preuve l’administration américaine, contrairement aux Européens, est des plus précieuses. Elle s’est montrée soucieuse d’aller sincèrement jusqu’au cœur des problèmes et de régler les motifs originels de cette crise que l’Occident, alors mené par Joe Biden et son administration, a créée de toutes pièces en Ukraine afin d’utiliser le pays comme un instrument de dissuasion, de pression sur la Russie, et de nous infliger, comme ils le disent, une « défaite stratégique ».
Le carburant, ça n’est jamais gratuit. Qu’on le paye en liquide ou non, cela n’a aucune importance : ce sont des dépenses que doit toujours prendre à ses frais le pays dont la direction, avec la délégation correspondante, se rend dans un autre État.
Nous n’avons pas abordé la question des sanctions. De nombreux experts et responsables politiques russes ont indiqué à plusieurs reprises que la levée des sanctions pouvait avoir des effets négatifs : elle pourrait donner à certains secteurs de notre économie l’illusion que nous allons surmonter tous les enjeux en retournant aux mécanismes conçus et appliqués au tournant des années 1990-2000. Beaucoup d’observateurs estiment que cela réduirait tous nos acquis à néant, des acquis évidents, par exemple, au niveau du renforcement de notre souveraineté technologique, puisque nous avons désormais besoin de nous appuyer sur nos propres technologies dans une série de domaines dont dépend notre sécurité militaire, économique et alimentaire. Sans fermer la porte à toute perspective de coopération, nous devons absolument éviter de retomber dans la dépendance, qui créait un vrai déficit au niveau de certains biens et technologies absolument vitaux. En somme, il me semble que le processus est aujourd’hui beaucoup plus assuré, beaucoup plus prometteur, qu’il ne l’était il y a encore six mois de cela, à la fin du mandat de Biden.
En soulignant les bénéfices supposés que la Russie tirerait des sanctions, Lavrov reprend la rhétorique russe de « La guerre éternelle ». Bien que formulée explicitement dans cadre de la guerre informationnelle, cette rhétorique est également le résultat d’une économie russe désormais dépendante de l’économie de guerre. Comme l’ont montré plusieurs sociologues et spécialistes dans ces pages, le thème de la guerre éternelle est de plus en plus présent en Russie. Dans un entretien accordé à la revue, Sergueï Karaganov, l’un des architectes de la géopolitique du Kremlin, est allé jusqu’à revendiquer d’une manière positive que « la guerre est dans les gènes des Russes ».
Nous ne sommes hostiles à aucun format de travail, ni bilatéral, ni trilatéral, comme l’a dit plus d’une fois le président russe Vladimir Poutine.
L’objectif du président russe consiste effectivement à faire reconnaître son pays comme une puissance capable de traiter en égale avec les États-Unis. Au lendemain du sommet en Alaska, la chaîne de télévision Pervyj Kanal s’est immédiatement réjouie de ce retour en force de la Russie sur la scène internationale en tant que « superpuissance » (sverkhderžava).
La seule chose qui compte, c’est que tous ces formats, « 1+1 », « 1+2 » et autres formats multilatéraux — lesquels sont très divers, y compris dans le cadre de l’ONU — ne servent pas à ce que, le lendemain matin ou le soir même, on bavarde dans les journaux, à la télévision ou sur les réseaux sociaux pour faire échouer les négociations ou en tirer profit à des fins de propagande. Leur seule ambition doit être de préparer des rencontres au sommet, pas à pas, progressivement, en commençant par des rencontres entre experts avant de passer par toutes les étapes nécessaires. C’est l’unique approche sérieuse et l’unique approche que nous serons toujours prêts à soutenir. Il faut toujours accorder le plus grand soin lorsque l’on prépare des échanges impliquant les hauts dirigeants de plusieurs États.
Comme vous ne l’ignorez pas, il y a été invité. Le président Poutine a confirmé cette invitation après la conférence de presse en Alaska. Si je me souviens bien, le président Trump a répondu que ce serait « très intéressant ». Cela sera intéressant pour tout le monde.
L’article Lavrov et la diplomatie du bon flic — mauvais flic : traduction commentée du dernier entretien du ministre russe des Affaires étrangères est apparu en premier sur Le Grand Continent.
18.08.2025 à 07:20
Ramona Bloj
Les avancées technologiques posent un problème structurel aux armées : le recrutement et la motivation de l'infanterie.
Comment convaincre une société mûre, libre et qui aspire à la démocratie de s’enrôler dans une guerre d’attrition déshumanisante ?
En étudiant minutieusement la guerre en Ukraine, l'un des officiers les plus brillants de l'armée française, qui écrit sous pseudonyme pour plus de liberté dans son propos, propose une nouvelle étude — à lire pour se préparer.
L’article Des drones ou des hommes : le problème de l’infanterie dans la guerre contemporaine est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, le Grand Continent a permis à plusieurs millions de personnes de comprendre l’évolution du front diplomatique et tactique — ainsi que les transformations stratégiques les plus profondes et leurs effets pour nos systèmes politiques. Si ce travail, mené par une revue indépendante, vous a été utile, nous vous invitons à vous abonner
Sur le fond d’une situation tactique qui semble enlisée, avec des avancées russes incrémentales, les nouvelles récentes d’une supposée percée vers Dobropillia ont paru constituer des ruptures majeures, faisant craindre un retour à la guerre de mouvement en faveur de Moscou.
Pourtant, ce n’est pas la première fois ces derniers mois que des éléments légers russes parviennent à s’infiltrer relativement profondément derrière les lignes ukrainiennes. Déjà, en avril dans le secteur de Toretsk et fin juillet au sud de Pokrovsk, de petits contingents russes avaient brièvement atteint des avancées inhabituellement profondes.
Comme cela a été largement expliqué 14, ces phénomènes sont des conséquences directes de la transformation du front, qui n’est plus une ligne continue de tranchées fortement défendues qui se font face mais une bande poreuse de zones contestées, pouvant faire plusieurs dizaines de kilomètres de large par endroits. Sa défense repose sur un maillage de positions défensives plus ou moins éparses, entre lesquelles les drones assurent l’essentiel de la couverture. À la faveur d’une météo favorable ou d’une erreur localisée des défenseurs, il est donc possible pour des éléments légers de passer inaperçus et d’avancer relativement loin, sans pour autant constituer une percée exploitable, en raison de l’absence de vecteurs lourds.
Si cette évolution est, d’une part, une conséquence des évolutions technologiques dans le conflit – il faut moins d’hommes pour tenir un front –, elle est aussi et surtout une adaptation forcée aux énormes tensions sur les effectifs des deux côtés, en particulier au sein de l’infanterie.
Or à moyen terme, ces problèmes de ressources humaines et les dynamiques qui les sous-tendent risquent de jouer un rôle croissant dans l’orientation de la trajectoire future du conflit. Ils sont également porteurs d’enseignements précieux pour les autres armées européennes qui cherchent à monter en puissance face à la menace russe.
Ces mêmes évolutions technologiques, qui rendent son emploi moins concentré, ont en effet accentué le déséquilibre de force entre l’infanterie et les autres armes sur le champ de bataille. Cela se traduit, quoique dans des modalités différentes, par une infanterie qui fait défaut des deux côtés : en quantité du côté ukrainien et en qualité du côté russe. Du fait de sa plus grande attrition au combat et des difficultés conséquentes pour motiver des personnes de qualité à y servir volontairement, les deux armées peinent à constituer des masses de combat nombreuses et bien formées.
De fait, l’infanterie est probablement, de toutes les armes et composantes, celle qui a le moins évolué depuis la Première Guerre mondiale et l’invention du fusil-mitrailleur, ou, au moins, depuis la Seconde, avec l’arrivée de l’infanterie mécanisée et des armes antichar 15. Certains manuels ou doctrines de combat à pied de la première moitié du XXe siècle sont d’ailleurs toujours à la pointe de ce qui se fait aujourd’hui (en particulier pour le combat de haute intensité, le combat de tranchées, etc.).
Toutes les innovations dont elle a pu bénéficier depuis (transmissions, équipements optiques, vision nocturne, etc.) n’ont fait, au mieux, qu’étendre à la marge son champ d’action géographique et temporel sans bouleverser fondamentalement ses capacités ou ses vulnérabilités. Ainsi, tout le champ de bataille se transforme autour d’elle, devenant plus « transparent », plus « intelligent » et plus « létal », mais l’infanterie n’a évolué qu’incrémentalement dans ses capacités d’agression et, surtout, de protection.
Les évolutions technologiques ont accentué le déséquilibre de force entre l’infanterie et les autres armes sur le champ de bataille — cela se traduit par une infanterie qui fait défaut des deux côtés : en quantité du côté ukrainien et en qualité du côté russe.
Robert-Henri Berger
Si, dans les conflits passés, la tranchée offrait un abri relatif contre l’artillerie qui tombait au hasard, aujourd’hui, une bombe aérienne ou un obus moderne peut frapper précisément une position aussi fortifiée soit-elle et la réduire en cendres. Si le camouflage et la dispersion fournissaient une certaine invisibilité à l’infanterie sur le terrain, aujourd’hui la vision thermique et les drones omniprésents permettent de passer au crible le champ de bataille et les drones kamikazes sont en nombre suffisant pour pourchasser même les fantassins isolés.
Comme c’est elle qui effectuait l’essentiel des tâches de combat de première ligne, l’infanterie a toujours été l’arme subissant le plus de pertes en proportion de ses effectifs engagés 16. Symétriquement, le nombre de pertes infligées à l’ennemi par de l’armement d’infanterie a toujours été, historiquement, assez faible dans les guerres conventionnelles 17. La situation actuelle de vulnérabilité extrême et d’impuissance relative n’est donc pas à proprement parler nouvelle : l’infanterie meurt beaucoup, mais tue peu.
Cependant, les taux de pertes qui semblent être observés en Ukraine aujourd’hui, en particulier du côté russe, sont exceptionnellement élevés, même pour les standards historiques de l’infanterie. Si l’on en croit les enquêtes en source ouvertes, l’espérance de vie d’un fantassin fraîchement arrivé sur une portion chaude du front est sans commune mesure avec les conflits récents 18. Il faudrait remonter probablement à la Première Guerre mondiale pour trouver des taux de pertes similaire — avoisinant les 100 % pour certaines unités 19. De plus, les nouvelles modalités tactiques du front étendu rendent les conditions de combat particulièrement difficiles : insalubrité, absence de ravitaillement, impossibilité d’évacuer les blessés et les morts.
La situation actuelle de vulnérabilité extrême et d’impuissance relative n’est donc pas à proprement parler nouvelle : l’infanterie meurt beaucoup, mais tue peu.
Robert-Henri Berger
Enfin, et surtout, les moyens d’action d’un fantassin contre ces nouvelles menaces sont particulièrement limités. Contre les drones FPV, par exemple, peu de techniques à sa disposition semblent réellement fonctionner (tirs directs à l’arme longue, brouilleurs individuels, etc.) et la fuite reste la plus efficace, mais avec une chance de succès assez aléatoire 20. Ce type d’aléa a toujours fait partie de la guerre – la trajectoire d’une balle de mousquet ou d’un obus d’artillerie pouvait décider de la vie ou de la mort – mais des adaptations tactiques permettaient de s’en affranchir dans une certaine mesure. À ce jour, de telles adaptations n’ont pas encore été réellement trouvées pour une grande partie des menaces émergentes du champ de bataille moderne.
Avec une espérance de vie en première ligne si faible et un combat tellement inégal contre des menaces omniprésentes, il est naturel que ceux qui ont le choix privilégient une autre spécialité, ne laissant dans l’infanterie de ligne que les moins chanceux, ou ceux qui ne parviennent pas à déserter.
Cette aversion pour le métier de fantassin est, enfin, probablement encore accentuée par l’omniprésence d’images du front sur les réseaux sociaux, qui rendent cette réalité douloureusement visible, y compris pour de potentielles recrues.
Si l’infanterie a presque toujours été perçue dans les armées comme la composante la moins prestigieuse, d’autres composantes étant vues comme plus techniques (artillerie, aviation, marine) ou plus nobles (cavalerie), sa prééminence numérique lui assurait toujours une priorité élevée dans le recrutement. De plus, l’accès aux autres branches étant souvent limité à une élite – sociale ou de qualification – le choix d’une potentielle recrue se limitait souvent à cette arme.
Or dans les armées modernes, où le nombre de spécialistes et de personnels de soutien a tendance à augmenter, les potentielles recrues peuvent aspirer en plus grand nombre à d’autres fonctions plus valorisantes. Ainsi, même en temps de guerre, les problèmes de recrutement et de désertion sont très différents d’une spécialité à l’autre. Les unités de pilotes de drones par exemple, ou les formations d’élites aux missions valorisantes, sont souvent moins en difficulté que les unités d’infanterie de ligne.
Là encore, la comparaison de la guerre en Ukraine avec la Première Guerre mondiale est instructive. En effet, comme on l’a vu, c’est de ce conflit que les circonstances matérielles et psychologiques du conflit se rapprochent le plus, de même que les taux d’attrition des troupes de mêlée. Or en 1914, dans un contexte politique marqué à gauche par le socialisme pacifiste et internationaliste, les pays européens comme la France, n’ont eu, contre leurs propres attentes, aucune difficulté à mobiliser les masses pour la guerre 21. De même, tout au long du conflit, les problèmes de désertion ont été limités à l’année 1917, notamment à la suite des offensives du printemps, perçues comme inutilement sanglantes.
De nombreuses armées occidentales contemporaines mettent en place des campagnes de recrutement axées sur le développement personnel et la découverte de soi.
Robert-Henri Berger
Aujourd’hui, alors que tous les mouvements structurés antimilitaristes et pacifistes ont disparu, les armées ont du mal à recruter, qu’il s’agisse de celles d’Europe de l’Ouest en paix ou de celles en guerre en Ukraine. Outre la plus grande visibilité du front et de ses réalités, une autre cause plus profonde semble être à l’origine de ces changements : la transformation du rapport des individus au service de la nation en général, et au métier des armes en particulier.
Dans les armées post-modernes des pays occidentaux, les institutions sont de plus en plus confrontées, comme les entreprises privées, à un individualisme croissant des recrues qui, de plus en plus, s’engagent ‘pour elles-mêmes’ et ce que l’armée peut leur apporter et moins pour la défense d’une nation ou de valeurs. Cela ne signifie pas pour autant que la notion de service est totalement absente, mais elle est conditionnée au fait que l’activité soit valorisante pour la personne en tant qu’individu, et qu’elle lui permette de se développer sur les plans personnel et professionnel.
Ainsi, de nombreuses armées occidentales ont accepté cet état de fait et ont essayé de l’exploiter à leur avantage, en mettant en place des campagnes de recrutement axées sur le développement personnel et la découverte de soi. On peut notamment penser à la célèbre campagne de l’armée américaine qui, dès les années 1980, appelait ses futures recrues à « Be all you can be ! » ou, plus récemment, à l’armée de terre française avec son slogan « Devenez vous-même ».
Une telle communication, qui invite à rejoindre les forces armées pour découvrir ses limites et vivre une « expérience », semble fonctionner sur la jeunesse actuelle, si l’on en croit la prolifération de ce type de campagnes. Cependant, ce nouveau type de soldat accorde une grande importance à son agence en tant qu’individu et à son aventure personnelle au sein de la machine qu’est l’organisation militaire. Or ces attentes peuvent souvent être déçues face à la réalité souvent monotone et rébarbative du métier de militaire.
C’est exactement la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui l’armée ukrainienne. Comment motiver une population largement occidentalisée dans ses modes de vie et ses aspirations à rejoindre des forces armées qui n’ont guère d’expériences positives à offrir ?
Robert-Henri Berger
Plus encore, une motivation fondée sur de tels principes atteint vite ses limites quand l’expérience proposée par les armées consiste à passer des semaines au fond de tranchées insalubres, en permanence exposé et presque sans défense à des machines tueuses. Il n’est donc pas surprenant que les nouveaux héros de la guerre moderne soient les pilotes de drones FPV, une discipline qui repose largement sur la prouesse individuelle du pilote et dans laquelle les meilleurs peuvent devenir de véritables célébrités.
C’est exactement la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui l’armée ukrainienne. Comment motiver une population largement occidentalisée dans ses modes de vie et ses aspirations à rejoindre des forces armées qui n’ont guère d’expériences positives à offrir ? Ce phénomène explique également en grande partie la différence de difficulté de recrutement entre les armées russe et ukrainienne : la première peut se permettre de recruter de force des masses plus ou moins coopératives pour mener des attaques suicides, tandis que la seconde doit parvenir à constituer une armée d’individus libres et consentants pour mener une guerre d’attrition deshumanisante.
Ainsi, dans les écarts de capacités de recrutement entre les deux belligérants, la différence démographique n’explique pas tout. Selon les renseignements ukrainiens, la Russie arriverait à atteindre voire à dépasser son objectif de recruter 30 000 à 40 000 nouveaux soldats par mois 22, ce qui lui permet d’augmenter lentement mais sûrement la taille de ses forces armées. Côté ukrainien, les 17 000 à 24 000 recrues mensuelles ne suffiraient semble-t-il pas à compenser les nombreuses désertions, conduisant dans l’ensemble à une stagnation, voire à une baisse des troupes disponibles 23. Cette divergence des résultats obtenus s’explique aussi par des différences dans les cultures d’organisation et les types de personnes recrutées.
D’une part, le système de génération de force russe repose largement sur la pauvreté endémique d’une grande partie de sa population et sur la faible mobilité géographique qui limite ses perspectives économiques. Ainsi, des primes d’engagement conséquentes et des salaires élevés, qui peuvent transformer profondément la vie d’un foyer, suffisent à faire accepter les privations et les risques inhérents à un engagement dans l’armée 24.
Dans les écarts de capacités de recrutement entre les deux belligérants, la différence démographique n’explique pas tout.
Robert-Henri Berger
De plus, ces couches de la population russe, habituées à vivre dans une société rigide et autoritaire, gangrenée par le banditisme et la corruption, sans recours face à l’arbitraire de l’État, s’adaptent plus facilement à un contexte militaire post-soviétique marqué par la brutalité de la hiérarchie et le mépris pour la vie humaine. L’exemple des recrutements en prison est à ce titre éloquent. Les sévices qui semblent être la norme dans les prisons russes sont tels que le traitement inhumain des fantassins peut paraître une alternative attirante à un détenu, ou même à un accusé susceptible de le devenir. Presque exclusivement tournées vers les minorités ethniques et les périphéries du territoire, ces campagnes de recrutement ignorent largement la population occidentalisée et mobile des grands centres urbains 25.
Ce système de recrutement, bien qu’il tire profit des avantages comparatifs russes, ne peut fonctionner que dans le cadre extrêmement rigide et brutal hérité de l’Armée rouge. Il a toutefois également, comme les premières années de la guerre l’ont montré, grandement limité les capacités d’évolution et d’adaptation de l’armée russe, qui nécessitent un niveau d’autonomie plus élevé des échelons tactiques inférieurs. Ainsi, les forces armées n’ont pu rattraper l’avantage ukrainien en matière de drones qu’en créant une nouvelle structure, Rubicon, qui fonctionne de manière parallèle aux forces traditionnelles et semble développer une culture organisationnelle plus souple et plus intelligente 26.
Les forces armées ukrainiennes, quant à elles, se trouvent dans une situation symétrique. Disposant au début du conflit d’une culture et d’une organisation similaires à celles des Russes, ses forces armées ont subi une transformation radicale par l’afflux massif de volontaires issus de la société civile, qui ont apporté de nouvelles idées et méthodes. C’est ce renouvellement organisationnel profond qui a rendu possibles les succès tactiques initiaux et la floraison d’innovations dans tous les domaines du champ militaire qui ont marqué les premières années du conflit.
Or, face à l’attrition impitoyable d’une guerre d’usure et confrontée aux difficultés croissantes de recrutement, l’armée ukrainienne est tentée de revenir aux anciennes méthodes de l’Armée rouge, tant en matière de tactique sur le terrain que de politique de recrutement 27. Pourtant, cette entreprise semble vouée à l’échec d’emblée et risque même de lui coûter la guerre.
En effet, bien qu’elles aient tenté de mettre en place les mêmes mécanismes d’incitation financière que leurs homologues russes, les forces armées ukrainiennes n’ont pas obtenu des résultats comparables 28. De fait, la population du pays dispose plus largement des moyens d’émigrer vers des opportunités économiques en Europe ou dans le monde. Elle est aussi plus exposée aux valeurs post-héroïques et aux modes de fonctionnement européens. Pour un jeune ukrainien que l’on souhaiterait attirer dans les forces, les incitations économiques seules ne suffiront pas à le faire rejoindre une organisation à laquelle il ne fait plus confiance et dont il ne partage pas les valeurs.
Face à l’attrition impitoyable d’une guerre d’usure et confrontée aux difficultés croissantes de recrutement, l’armée ukrainienne est tentée de revenir aux anciennes méthodes de l’Armée rouge, tant en matière de tactique sur le terrain que de politique de recrutement.
Robert-Henri Berger
Avec un recrutement par conséquent très dépendant du volontariat et un système de coercition militaire beaucoup moins développé, l’armée ukrainienne doit donc impérativement réparer le lien de confiance avec la société civile : confiance d’une part dans sa compétence en tant qu’outil de défense mais confiance aussi dans la valeur qu’elle accorde à chacun de ses soldats.
Si cette contrainte supplémentaire qui s’impose à la partie ukrainienne peut sembler un désavantage dans la conduite du combat, elle est indispensable pour qu’elle puisse espérer tenir l’effort de guerre dans la durée. Elle constitue aussi sa meilleure chance de remporter le conflit à long terme, en conservant la flexibilité et l’inventivité qui ont fait sa force jusqu’à présent.
Bien qu’en d’autres termes, et avec un degré d’urgence moindre, ces mêmes problèmes se posent aussi pour une grande partie des autres armées européennes. Qu’il s’agisse des armées françaises, allemandes ou anglaises, les difficultés de recrutement sont presque partout au sommet des priorités des décideurs militaires et les causes du désamour pour l’institution y sont souvent similaires.
Ainsi, en France par exemple, une proportion importante de jeunes recrues dénonce son contrat au cours de la première année, lorsque la réalité du métier à l’intérieur de l’institution ne correspond pas à leurs attentes 29. Pour les armées britanniques, la situation est similaire avec les départs volontaires avant le terme du contrat représentant la principale cause d’érosion des effectifs dans toutes les branches 30.
Si les causes de ces départs sont multiples et difficiles à déterminer précisément, l’impact sur la vie de famille figure souvent en tête de liste. Il est à noter que ces personnes quittent des institutions qu’elles avaient initialement rejointes de leur propre chef. Les institutions militaires aiment attribuer ces départs à une supposée fragilité des jeunes générations plus versatiles que leurs aînées. Une explication moins arrangeante serait qu’elles n’y ont pas trouvé le sens et les valeurs qu’elles y cherchaient. De ce point de vue, une part de responsabilité peut être imputée aux cultures d’organisation, parfois très déconnectées de la société, avec des valeurs et des rapports humains qui ne correspondent plus aux normes.
Changer la culture d’une organisation est notoirement difficile, en particulier en situation de guerre. Toute critique est d’emblée suspectée de subversion ennemie et accusée de saper le moral des troupes. Pourtant, face à la nécessité, les Ukrainiens ont expérimenté des solutions innovantes pour tenter de lutter contre la dérive autoritaire et bureaucratique de leur armée.
En France une proportion importante de jeunes recrues dénonce son contrat au cours de la première année, lorsque la réalité du métier à l’intérieur de l’institution ne correspond pas à leurs attentes.
Robert-Henri Berger
Outre des améliorations dans la formation initiale des recrues et leurs conditions de vie, les réformes ukrainiennes ont surtout visé à atténuer, voire à contourner, les instincts de contrôle bureaucratique qui rigidifient la structure de l’armée et la rendent aliénante pour les soldats qui y servent, surtout en situation de vie ou de mort.
L’une des premières mesures prises par l’armée ukrainienne pour pallier le grand nombre de désertions, dès le courant de l’année 2024, a été d’offrir une amnistie aux militaires ayant déserté leur unité, à condition qu’ils rejoignent les forces armées dans un délai prescrit. Cette mesure a été mise à profit par un nombre significatif de soldats qui avaient quitté leur poste pour des raisons familiales ou pour échapper à un chef tyrannique 31.
Dans le même esprit, l’armée ukrainienne a mis en place une plateforme numérique permettant aux soldats de demander à changer d’unité, Army+. Fonctionnant de manière rapide et dématérialisée, dans une guerre où les téléphones portables sont utilisables jusque sur le front, cet outil permet aux soldats de contourner la bureaucratie et les blocages de leurs supérieurs pour soumettre leur demande.
Bien que des conditions s’appliquent aux demandes et que toutes ne soient pas acceptées, cet outil permet néanmoins de donner un exutoire à l’une des frustrations les plus courantes dans les forces armées : celle d’être sous les ordres d’un chef inhumain ou incompétent. Cela introduit également une certaine concurrence entre les chefs et les unités, qui peuvent être exposés si une proportion trop importante de leurs hommes demande à être transférée.
Une autre initiative intéressante de ce point de vue a été la mise en place de la plateforme Brave 1 Market qui rémunère les destructions ennemies par des points utilisables pour effectuer ensuite des achats de matériel 32. Inspiré des logiques du jeu vidéo, cette plateforme permet ainsi au soldat sur le terrain de se sentir acteur du succès de son unité tout en lui donnant les moyens d’améliorer sa situation et de se motiver pour le combat. En raccourcissant et en objectivant la boucle de remontée d’expérience et d’innovation, elle permet également de contourner les processus d’acquisition militaires extrêmement lourds et lents, qui sont particulièrement frustrants pour les unités de terrain qui ont constamment besoin de matériel adapté aux dernières évolutions.
Beaucoup de ces changements, en apparence simples, seraient impensables dans les armées occidentales en temps de paix. Le fait que l’Ukraine soit capable de les mettre en œuvre en temps de guerre est à son crédit. Cependant, de telles adaptations organisationnelles n’ont par nature que des portées limitées si l’on ne s’attaque pas également à la culture profonde de l’organisation.
Les autres armées occidentales, et européennes en particulier, avec leurs castes de vieux généraux qui rejettent l’innovation en fustigeant une jeunesse molle et peu patriotique, feraient bien également de prendre note de ces évolutions.
Robert-Henri Berger
Or pour changer la culture, il faut souvent changer les personnes qui la portent au sein de la structure, ce qui est un terrain hautement sensible pour toute institution. De ce point de vue, les récents cas de protestation publique de jeunes officiers ukrainiens prometteurs ne sont pas rassurants 33. Pourtant, les forces armées ukrainiennes ne pourront pas faire l’économie d’un renouvellement plus franc de leur personnel de commandement, par exemple en accélérant les avancements pour mettre en avant des officiers plus jeunes ayant fait leurs preuves dans le conflit.
Les autres armées occidentales, et européennes en particulier, avec leurs castes de vieux généraux qui rejettent l’innovation en fustigeant une jeunesse molle et peu patriotique, feraient bien également de prendre note de ces évolutions.
L’exemple des transformations lancées dans l’armée allemande est particulièrement éloquent.
Pour des raisons historiques évidentes, les armées avaient très mauvaise réputation au sein de la population et ne parvenaient pas à attirer les meilleures recrues, ce qui les plongeait dans un cercle vicieux. Les scandales liés à la présence de symboles néonazis dans les casernes, survenus au cours des années 2010, ont encore accentué cette déconnexion apparente avec le reste de la société.
Pourtant, depuis le début de l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine, des figures militaires ont pris plus de place dans le débat public, avec de relativement jeunes chefs qui ont su créer une image positive dans les médias – Général Freuding devenu une sensation internet. Allant de pair avec une politique d’investissement ambitieuse, ces changements ont aboutis sur la première moitié de 2025 aux meilleurs chiffres de recrutement de la Bundeswehr depuis de nombreuses années 34.
C’est aux armées de s’adapter aux ressources humaines dont elles disposent pour atteindre leur objectif de défense nationale. Trop d’institutions ont tendance à considérer les potentiels candidats à l’engagement comme une population étrangère à sélectionner et transformer pour qu’elle se conforme à une culture militaire fantasmée et déconnectée, sans aucune utilité pour la guerre à mener.
Or quand la guerre devra être menée, elle le sera avec les soldats dont l’armée dispose, et non avec ceux qu’elle voudrait avoir.
L’article Des drones ou des hommes : le problème de l’infanterie dans la guerre contemporaine est apparu en premier sur Le Grand Continent.
16.08.2025 à 14:22
Ramona Bloj
Le sommet Trump-Poutine marque-t-il le retour, dans l’histoire contemporaine, de la diplomatie secrète ?
Lors d'une conférence de presse écourtée, Vladimir Poutine a livré un discours de manipulation : en réitérant subtilement sa volonté de poursuivre la guerre jusqu’à la vassalisation totale de l’Ukraine, il n'a obtenu de Donald Trump qu’accolades et compliments : « Notre relation est fantastique. »
Nous publions la première traduction commentée ligne à ligne du discours de Vladimir Poutine pendant la conférence de presse d’hier soir tenue à Anchorage, en Alaska.
L’article Vladimir Poutine ou la manipulation de Donald Trump : le discours intégral d’Anchorage est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Comme on pouvait s’y attendre, le sommet qui s’est tenu en Alaska ce 15 août n’a été rien d’autre que ce que son intitulé laissait présager : une rencontre entre Vladimir Poutine et Donald Trump, qui marque la fin de l’isolement diplomatique de la Russie en Occident. L’ancien président Dmitri Medvedev a salué l’événement, sans élans d’enthousiasme ou d’optimisme déplacé, comme « le rétablissement d’un mécanisme complet de rencontre au sommet entre la Russie et les États-Unis. Calmement, sans ultimatums ni menaces. » 35.
La presse pro-Kremlin a accordé à l’événement une attention à la hauteur de son unique résultat, tournant au contraire en dérision « l’état de folie proche du pur délire » qui s’est emparé des médias occidentaux, selon les mots de Maria Zakharova, porte-parole du ministère des Affaires étrangères 36.
L’un des commentaires les plus enflammés est venu de l’agence de presse Ria Novosti, dans un article publié « à chaud » — à deux heures du matin, heure de Paris 37. On y lisait une annonce grandiloquente du retour du « grand style » en politique internationale :
« On a le sentiment que, ces dernières années, l’Occident en général et les États-Unis ont purement et simplement oublié ce qu’était le grand style dans la haute politique. Un petit entre-soi minable dans un décor de salle des fêtes d’école, des conversations de couloir entre dirigeants de grandes puissances sur des chaises pliantes, des chuchotements et des petites intrigues. À vrai dire, cette simplification, cette banalisation, cette vulgarisation du style de la politique occidentale est directement liée à la nullité des dirigeants européens et américains, ce qui, en retour, influence directement la nature de leurs décisions et de leurs actions. […] Cette nuit, le monde a été témoin de la renaissance du grand style en politique internationale, exécuté par deux superpuissances. C’était beau, élégant et significatif ».
Comme nous le traduisons ci-dessous, les premiers mots de Vladimir Poutine à Donald Trump ont été : « Bonjour, cher voisin. Je suis ravi de vous voir en bonne santé et bien vivant ». C’est là sans doute un choix rhétorique pertinent, mais nous sommes loin de la prose de Talleyrand, des codes de la diplomatie classique et, surtout, d’une quelconque élégance. Diplomatiquement, ce sommet a surtout été l’occasion pour Donald Trump de démontrer l’ampleur de sa maladresse.
Après s’être emporté à plusieurs reprises contre Vladimir Poutine, il lui a littéralement déroulé le tapis rouge, confirmant ainsi la légitimité politique de son homologue, qui reste un dictateur et un usurpateur d’élections, visé par un mandat d’arrêt pour crimes de guerre de la Cour pénale internationale, et ce, après avoir adressé à la Russie une série d’ultimatums dont le non-respect n’a provoqué aucune forme de représailles.
Monsieur le président, Mesdames, Messieurs,
Nos échanges se sont déroulés dans une atmosphère constructive et un esprit de respect mutuel. Ces discussions ont été à la fois substantielles et utiles.
Je souhaiterais remercier une fois encore mon homologue américain pour sa proposition de venir en Alaska. Il était tout à fait logique d’organiser cette rencontre ici, puisque nos deux pays, bien que séparés par plusieurs océans, sont en réalité de proches voisins. Lorsque nous sommes descendus des avions, j’ai salué le président en lui disant : « Bonjour, cher voisin. Je suis ravi de vous voir en bonne santé et bien vivant ». À mon sens, c’est le genre de déclaration amicale de bon voisinage que l’on peut se faire entre nous. En réalité, la seule chose qui nous sépare est le détroit de Béring, et encore, il y a là deux îles — l’une américaine, l’autre russe — distantes de seulement quatre kilomètres. Nous sommes donc de proches voisins, c’est un fait.
Il est également important de rappeler qu’une partie significative de l’histoire commune de la Russie et des États-Unis est liée à l’Alaska, une histoire émaillée de nombreux événements positifs. Aujourd’hui encore, cette région abrite un remarquable héritage culturel datant de l’époque de l’Amérique russe : des églises orthodoxes et plus de 700 toponymes d’origine russe.
C’est aussi en Alaska qu’ a vu le jour, dans le courant de la Seconde Guerre mondiale, la légendaire liaison aérienne destinée à l’envoi d’avions de combat et d’autres équipements au titre du programme de prêt-bail. Malgré les dangers et la difficulté de ce parcours au-dessus d’immenses étendues de glace, les pilotes et les techniciens de nos deux pays ont fait tout ce qui était en leurs moyens pour rendre possible la victoire. Ils ont risqué et, plus d’une fois, sacrifié leur vie au nom de la victoire commune.
Je viens justement de me rendre dans la ville de Magadan, en Russie, où se dresse un monument en hommage aux pilotes russes et américains, orné des bannières de nos deux pays. Je sais qu’il existe un monument analogue à seulement quelques kilomètres d’ici, dans un cimetière militaire où reposent les pilotes soviétiques qui ont perdu la vie en accomplissant leur mission héroïque. Nous sommes reconnaissant aux autorités et aux citoyens américains pour le soin et le respect qu’ils accordent à la mémoire de ces héros.
Voilà qui semble digne et noble.
Nous n’oublierons jamais ces autres moments de l’histoire où nos deux pays ont triomphé ensemble de leurs ennemis communs, s’apportant aide et soutien dans un esprit de fraternité guerrière et de solidarité entre alliés. Je suis convaincu que cet héritage commun nous permettra de rétablir et d’approfondir des relations égalitaires et mutuellement avantageuses, même dans les conditions les plus difficiles de cette nouvelle phase.
Le tiers de l’allocution de Vladimir Poutine a été consacré à des digressions géographiques et historiques sur l’Alaska. On se souvient qu’en février 2024, le président russe avait inondé le journaliste Tucker Carlson de considérations sur l’histoire longue de la Russie, depuis l’arrivée de Riourik, premier prince de Novgorod, en 862. On se souvient également de son essai de 2021, De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens, dans lequel il avançait déjà la thèse des deux peuples historiquement « frères », thèse qu’il a une fois encore reprise à Anchorage. Cette habitude est caractéristique du style néo-poutinien : parler longuement de tout et de n’importe quoi, pourvu que l’on parvienne à ses fins — en l’occurrence, cimenter des relations personnelles et cordiales avec Donald Trump, en transposant l’amitié historique entre les États-Unis et la Russie à l’amitié actuelle entre leurs dirigeants respectifs. Quant à savoir si Vladimir Poutine comptait impressionner son homologue par cet étalage de faits pourtant bien connus, personne d’autre que lui et ses proches conseillers ne le sait.
Nul n’ignore qu’aucune rencontre russo-américaine au sommet n’a eu lieu depuis plus de quatre ans, ce qui représente un délai particulièrement long. Au cours de cette période, nos relations bilatérales ont traversé des moments difficiles, au point, disons-le sans détour, de tomber à leur niveau le plus bas depuis la fin de la Guerre froide. Cela au détriment de nos deux pays et du monde dans son ensemble.
Il était évident que cette trajectoire devait être rectifiée tôt ou tard, qu’il fallait sortir de la confrontation pour ouvrir un nouveau dialogue. De ce point de vue, l’heure était mûre pour une rencontre personnelle entre chefs d’États — à condition, bien sûr, de s’y préparer avec sérieux et minutie, ce qui a effectivement été le cas.
Nous retrouvons ici la thèse classique de la bonne entente, ou à défaut, de l’équilibre entre les grandes puissances, dont découlerait mécaniquement celui du reste des relations internationales. C’est la raison pour laquelle de nombreux observateurs s’inquiétaient ces derniers jours, laissant le champ libre aux abstractions historiques, de voir le sommet de l’Alaska devenir un « nouveau Yalta », annonciateur d’un démembrement arbitraire de l’Ukraine ou prélude à un « partage du monde » entre les États-Unis, la Russie et la Chine. Au vu des résultats de ces négociations, nous n’en sommes pas encore là.
Le président Trump et moi-même avons établi un excellent contact direct. Nous échangeons fréquemment et ouvertement par téléphone. Nous avons reçu à plusieurs reprises M. Witkoff, l’envoyé spécial du président des États-Unis. Nos collaborateurs respectifs maintiennent eux aussi des contacts réguliers, de même que les responsables de nos ministères des Affaires étrangères.
Comme chacun le sait et le comprend parfaitement, l’une des questions centrales a été celle des enjeux liés à l’Ukraine. Nous sommes conscients de la détermination de l’administration américaine et, en particulier, du président Trump, à contribuer au règlement du conflit ukrainien, ainsi que de son désir personnel d’en saisir la nature et les causes profondes.
J’ai déclaré plus d’une fois que les événements en Ukraine étaient directement liés à certaines menaces fondamentales pour notre sécurité nationale. Par ailleurs, nous avons toujours considéré — et considérons encore — le peuple ukrainien, comme je l’ai rappelé en de nombreuses occasions, comme un peuple frère, aussi étrange que cela puisse paraître dans les circonstances actuelles. Nous partageons les mêmes racines et tout ce qui se passe aujourd’hui représente pour nous une véritable tragédie, une douleur immense. C’est pourquoi la Russie est sincèrement désireuse de mettre un terme à cette situation.
Cependant, nous sommes convaincus qu’un règlement stable et durable du conflit ukrainien suppose de supprimer les causes profondes de cette crise, dont j’ai parlé plus d’une fois, de prendre en compte toutes les aspirations légitimes de la Russie et de rétablir un équilibre juste dans le domaine de la sécurité à l’échelle de l’Europe et même du monde dans son ensemble.
Selon le correspondant du Wall Street Journal, Yaroslav Trofimov, l’« équilibre juste dans le domaine de la sécurité à l’échelle de l’Europe » devrait être compris au-delà de l’Ukraine. Pour la Russie, il impliquerait le retrait des forces de l’OTAN des pays baltes, de Pologne et de Roumanie.
Je partage l’avis du président Trump, qui l’a souligné aujourd’hui : la sécurité de l’Ukraine doit elle aussi être garantie. Cela ne fait aucun doute et nous sommes prêts à y travailler.
Dans le langage de Poutine, les « causes profondes de cette crise » sont la « nazification » de l’élite politique ukrainienne, les velléités d’indépendance du pays, le « génocide » du « peuple russe » du Donbass et les tracés frontaliers soviétiques erronés. Dans le même ordre d’idées, le fait de « garantir la sécurité de l’Ukraine » n’est pas rassurant, car cela signifie la rendre à la nation dont elle a toujours fait partie : la Russie.
Nous voulons croire que la compréhension dont nous avons fait preuve nous permettra d’avancer vers cet objectif et ouvrira la voie à la paix en Ukraine.
Nous comptons également sur le fait que tout cela sera accueilli de manière constructive, tant à Kiev que dans les capitales européennes, et qu’aucun obstacle ne sera dressé, qu’aucune provocation ni intrigue en coulisses ne viendra compromettre les progrès entrepris.
Avec l’arrivée de la nouvelle administration américaine, le commerce bilatéral s’est déjà relancé. Pour l’heure, tout cela reste assez symbolique, mais nous parlons tout de même d’une hausse de 20 %. Ce que je veux dire par là, c’est que nous disposons d’un large éventail de possibilités pour engager ce travail conjoint.
Il est évident que le partenariat économique et les investissements russo-américains ont encore un potentiel énorme. Nos deux pays ont beaucoup à s’offrir mutuellement dans les secteurs du commerce, de l’énergie, du numérique, des hautes technologies et de l’exploration spatiale.
Dans son long discours du 18 mars 2025 au congrès annuel de l’Union des industriels et des entrepreneurs de Russie, Vladimir Poutine a déjà évoqué les conditions politiques et économiques d’un retour des entreprises occidentales sur le marché russe. Trois semaines plus tôt, il avait déjà proposé aux entreprises américaines de s’implanter sur le marché russe des terres rares, bien plus important que celui de l’Ukraine, en raison des réserves présentes dans les environs de Mourmansk, en Kabardino-Balkarie, vers Irkoutsk, ainsi qu’en Yakoutie et en Touva. Cette déclaration avait suscité l’ire de la blogosphère nationaliste et militariste russe.
La coopération dans l’Arctique et la reprise des contacts interrégionaux, notamment entre l’Extrême-Orient russe et la côte Ouest des États-Unis, figurent parmi les priorités du moment.
Dans l’ensemble, il est essentiel, et même nécessaire, que nos deux pays tournent la page et reprennent leur coopération. Symboliquement, non loin d’ici, à la frontière de la Russie et des États-Unis, comme je l’ai dit, passe le fuseau horaire qui marque la limite entre hier et aujourd’hui. J’espère que nous pourrons en faire de même sur le plan politique.
Je tiens à remercier M. Trump pour le travail accompli ensemble, pour l’atmosphère de bienveillance et de confiance qui a entouré nos échanges. L’essentiel, c’est que les deux parties soient réellement disposées à obtenir des résultats. Nous constatons que le président des États-Unis a une idée très claire de ce qu’il entend accomplir, qu’il est sincèrement attaché à la prospérité de son pays, tout en reconnaissant l’existence des intérêts nationaux de la Russie.
Je compte sur le fait que l’entente manifestée aujourd’hui servira de base au règlement du problème ukrainien, mais aussi à la restauration de relations économiques pragmatiques entre la Russie et les États-Unis.
En conclusion, je voudrais rappeler ceci : je me souviens qu’en 2022, lors de mes derniers échanges avec l’administration précédente, je m’étais efforcé de convaincre mon ancien homologue américain qu’il fallait à tout prix éviter de créer une situation susceptible d’entraîner de lourdes conséquences sur le plan militaire. J’avais clairement indiqué que ce serait une grave erreur.
Aujourd’hui, nous entendons le président Trump déclarer : « Si j’avais été président, il n’y aurait pas eu de guerre » — et je pense qu’il en aurait effectivement été ainsi. Je peux l’affirmer au vu des relations que j’ai nouées avec lui, des relations globalement excellentes, professionnelles et fondées sur la confiance. J’ai toutes les raisons de croire que, si nous poursuivons sur cette voie, nous pouvons mettre un terme au conflit en Ukraine — et le plus tôt sera le mieux.
La fin du discours rappelle la formule préférée du président américain, avec laquelle il conclut chacune de ses communications sur son réseau Truth Social : « Thank you for your attention to this matter ! »
Je vous remercie pour votre attention.
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27.07.2025 à 14:12
Gilles Gressani
Depuis jeudi 24 juillet, la Thaïlande et le Cambodge s'affrontent sur leur frontière.
Comment comprendre cette escalade ?
Quels sont les principaux facteurs de tension ?
Quelle est la position des gouvernements de Bangkok et de Phnom Penh ?
Michel Foucher, l'un des principaux spécialistes de la géographie des frontières, signe une analyse en cinq points du grand contexte de cette crise géopolitique et de ses possibles solutions.
L’article Thaïlande — Cambodge : cinq points sur la géopolitique d’une frontière explosive est apparu en premier sur Le Grand Continent.
L’explosion des tensions entre la Thaïlande et le Cambodge ce jeudi 24 juillet couvait depuis le début de l’année autour de quelques zones frontalières dont le tracé est mal délimité — secteurs de Prasat Ta Muen Thom, puis du Triangle d’Émeraude — et dans un contexte de surenchère politique 38.
En février, des soldats et des civils cambodgiens ont escaladé les ruines d’un temple contesté datant de l’empire khmer, Prasat Ta Muen Thom, et ont entonné un chant patriotique. Ils ont été confrontés à des soldats thaïlandais, qui s’opposaient à cette revendication implicite de souveraineté cambodgienne. Plusieurs vidéos de l’affrontement ont circulé sur les réseaux sociaux, attisant les sentiments nationalistes dans les deux pays.
Après l’incendie le 1er mai d’un pavillon commémorant la zone des trois frontières, l’attention s’est ensuite tournée vers le Triangle d’émeraude, où se rejoignent le Cambodge, le Laos et la Thaïlande. Les autorités thaïlandaises ont cherché à étouffer les rumeurs selon lesquelles les troupes cambodgiennes auraient déclenché l’incendie, déclarant publiquement que l’origine du feu était innocente.
Mi-mai, l’armée thaïlandaise a signalé que les troupes cambodgiennes creusaient des tranchées dans la zone contestée, mais qu’elles avaient accepté de se retirer à la suite de discussions entre les commandants locaux. Le 28 mai, un affrontement a coûté la vie à un lieutenant cambodgien dans la même zone, connue en Thaïlande sous le nom de Chong Bok et au Cambodge sous le nom de Mom Bei.
Le 23 juin, en réponse à une série de restrictions mutuelles, les autorités thaïlandaises ont ordonné la fermeture complète des points de passage frontaliers, sans préciser de date de réouverture.
Le 23 juillet, soit la veille du début des hostilités, le gouvernement thaïlandais a accusé le Cambodge d’avoir posé de nouvelles mines terrestres à la frontière, causant des incidents graves (dont la perte d’une jambe) à au moins deux militaires thaïlandais le 16 juillet.
Convoquée à la suite de l’escarmouche mortelle du 28 mai, une réunion de la Commission mixte des frontières Cambodge-Thaïlande s’est tenue le 14 juin à Phnom Penh afin de discuter des questions frontalières. Cette réunion à huis clos a été coprésidée par Lam Chea, ministre cambodgien chargé des affaires frontalières, et par Prasas Prasasvinitchai, ancien ambassadeur de Thaïlande au Cambodge et conseiller pour les affaires frontalières auprès du ministère thaïlandais des Affaires étrangères 39.
Le Premier ministre cambodgien Hun Manet a déclaré dans un message publié vendredi 13 juin qu’il s’agissait de la première réunion de cette commission après une interruption de 12 ans. Il a indiqué qu’à cette occasion, son pays aurait invité la Thaïlande à saisir la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye à propos de quatre zones frontalières contestées, à savoir Mom Bei, le temple Ta Moan Thom, le temple Ta Moan Tauch et le temple Ta Krabei.
« Je voudrais réitérer à mes compatriotes que, même si la Thaïlande refuse ou reste silencieuse, le Cambodge agira de manière unilatérale », a déclaré Hun Manet, précisant que le ministère cambodgien des Affaires étrangères enverrait une lettre officielle à la CIJ le 15 juin concernant le différend ayant trait à ces quatre régions 40.
Mardi 2 juillet, une délégation d’experts internationaux est arrivée au Cambodge afin de discuter du dépôt de plaintes devant la CIJ. Le professeur Jean-Marc Sorel a été le conseiller juridique du Cambodge dans le cadre de la procédure devant la CIJ concernant la zone entourant le temple de Preah Vihear. Il a rencontré le premier ministre cambodgien dès son arrivée pour discuter de la poursuite du processus devant mener à un règlement du différend frontalier devant la CIJ 41. « Le professeur Jean-Marc Sorel était un membre important de l’équipe de conseillers juridiques et d’avocats qui a aidé le Cambodge à gagner le procès concernant l’interprétation de la décision de la CIJ de 1962 relative au temple de Preah Vihear en 2011-2013 », a déclaré le premier ministre cambodgien.
Hun Manet a ajouté que le gouvernement cambodgien restait déterminé à porter l’affaire devant la CIJ : « Le Cambodge est déterminé à porter devant la CIJ les différends frontaliers concernant les temples de Ta Moan Thom, Tamoan Toch et Ta Krabei ainsi que la région de Mom Bei afin de trouver une solution pacifique et fondée sur le droit international ».
En 1962, la Cour internationale de justice a jugé que le temple de Preah Vihear se trouvait sur le territoire relevant de la souveraineté du Cambodge et que la Thaïlande devait retirer toutes ses forces stationnées sur place. La Cour a également affirmé que cet arrêt conférait au Cambodge la souveraineté non seulement sur le temple, mais aussi sur le promontoire sur lequel il est construit. Elle a également indiqué que la Thaïlande devait se retirer de l’ensemble de la zone environnante, et pas seulement de la structure du temple. Lors des audiences de 2013, Jean-Marc Sorel a fait valoir que l’arrêt de la CIJ de 1962 reconnaissait implicitement la souveraineté du Cambodge sur le temple et ses environs, sur la base de cartes historiques et de l’acceptation préalable de la Thaïlande 42.
Le secrétaire général de l’Académie royale du Cambodge, Yang Peou, se dit confiant quant à l’expertise et aux capacités de Sorel pour aider le Cambodge à saisir la CIJ de ces nouvelles affaires. « La Thaïlande a le droit de déclarer si elle accepte la décision de la Cour, mais le Cambodge a tout de même poursuivi la procédure judiciaire, car il estime qu’il est impossible de régler le différend de manière bilatérale, compte tenu des nombreuses violations du protocole d’accord de 2000 survenues au cours des deux dernières décennies. » 43
La Thaïlande sait qu’elle n’a en effet aucune possibilité de gagner et cherche donc à éviter de se présenter devant la Cour, tout en continuant de faire perdurer sa prétention aussi longtemps qu’elle le pourra. Le Cambodge a naturellement le réflexe inverse.
« La décision de la Thaïlande de ne pas accepter la compétence obligatoire de la Cour internationale de justice (CIJ) reflète la position mûrement réfléchie de ce pays, selon laquelle tout moyen de résolution des différends entre États doit être exercé en tenant dûment compte du contexte spécifique de chaque affaire, de la nature de la situation et des intérêts souverains en jeu », a déclaré le ministère thaïlandais des Affaires étrangères dans un communiqué publié le lendemain de la saisine de la CIJ par le Cambodge 44.
Selon lui, le recours à un tiers n’est pas toujours propice au maintien de relations amicales entre les États, en particulier dans des domaines sensibles comportant des dimensions historiques, territoriales ou politiques complexes. Si des progrès ont été réalisés dans la délimitation des frontières avec le Laos et le Vietnam (respectivement 86 % et 84 % du processus achevés), les négociations bilatérales avec la Thaïlande sont au point mort. Le Cambodge accuse la Thaïlande d’utiliser une carte dessinée unilatéralement qu’il rejette fermement, la qualifiant de source des différends actuels et passés.Rappelons que le statut de la CIJ fait partie intégrante de la Charte des Nations unies. Par conséquent, tous les États membres de l’ONU reconnaissent, par défaut, la juridiction de la CIJ, sauf s’ils ont émis une réserve ou exclu expressément sa compétence. Dans l’affaire du Temple de Preah Vihear, la Thaïlande a attrait à sa juridiction n’ayant fait ni réserve ni dénonciation expresse avant que le Cambodge introduise cette affaire à la Cour. Après sa « défaite » prononcée par l’arrêt de la Cour en 1962, le roi thaïlandais en personne a prononcé une déclaration affirmant que son pays n’était absolument pas d’accord avec cette décision, mais qu’en tant qu’État civilisé, il allait l’appliquer. C’était la première expression d’une longue série de déclarations thaïlandaises s’inscrivant dans la théorie du persistent objector 45. Immédiatement après la déclaration royale, le gouvernement thaïlandais a dénoncé sa déclaration d’acceptation obligatoire de la juridiction de la CIJ.
L’histoire du Cambodge et de la Thaïlande est intimement liée, marquée par un sentiment de mépris et d’admiration réciproques. Elle est marquée par des différends profonds et amers dont les Khmers et les Thaïlandais se souviennent et ne peuvent oublier de génération en génération. Les bas-reliefs d’Angkor Wat témoignent ainsi de la lutte entre les Siamois et les Khmers.
Historiquement, la Thaïlande et le Cambodge se sont disputé une petite partie de leur frontière terrestre de 817 km, en particulier la zone autour du temple de Preah Vihear, que les Thaïlandais appellent Phra Viharn. Les origines de ce différend remontent au XXe siècle, à l’époque de la domination coloniale française, lorsque la Thaïlande (alors le Siam) a signé un traité délimitant les frontières septentrionales entre les deux pays. Entre 1941 et 1953, période durant laquelle le Cambodge était sous domination française, la région a changé de mains à de nombreuses reprises.
Rappelons que sans la mission archéologique française (l’École française d’Extrême-Orient) qui a découvert les ruines d’Angkor, puis sans le protectorat français qui a au sens propre protégé le Cambodge, ce pays aurait été conquis par la Thaïlande et le Vietnam. Durant l’occupation japonaise, la Thaïlande avait d’ailleurs annexé les provinces de Battambang et de Siem Reap, où se trouvent les ruines d’Angkor. Ces provinces ont été restituées sous la pression française en 1945.
Après l’indépendance, les troupes thaïlandaises ont occupé la région en 1954. En réponse, le Cambodge a porté le différend devant la Cour internationale de justice (CIJ) qui, en 1962, a statué en faveur du Cambodge. C’est le deuxième facteur de tensions. Ce dernier a permis de cristalliser au plus haut point ce sentiment charnel et répulsif entre les deux peuples. Car comme il s’agit d’un des grands classiques de la jurisprudence internationale, affaire du Temple de Preah Vihéar, (mais aussi récente avec la décision de 2013) de la CIJ, il lui donne un écho planétaire, ce qui enrage encore davantage les populations des deux côtés de la frontière qui ne veulent pas perdre la face devant le monde entier qui, pensent-elles, les regarde.
La Thaïlande n’a pas accepté l’arrêt de la CIJ, contestant l’interprétation de la carte de 1907 présentée comme preuve. La Thaïlande a notamment soutenu qu’elle n’avait jamais reconnu officiellement la carte de 1907, même si elle avait été utilisée pendant une longue période, et a affirmé que l’arrêt de la CIJ ne s’appliquait qu’aux terrains immédiats des temples, et non à la région frontalière au sens large. En 2013, à la demande du gouvernement cambodgien, la CIJ a réitéré son arrêt de 1962, soulignant la souveraineté du Cambodge sur l’ensemble du complexe des temples et exhortant la Thaïlande à retirer ses troupes de la région.
La question de la frontière refait surface régulièrement, provoquant des ruptures diplomatiques entre les deux pays. Le différend a resurgi lorsque le Cambodge a tenté d’inscrire le temple de Preah Vihear sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, d’abord en 2008, puis en 2011, année au cours de laquelle des affrontements entre les troupes des deux pays ont causé la mort d’une quarantaine de personnes.
Un troisième facteur est le jeu de la politique nationale. Puisque la question des frontières rassemble profondément les populations, les dirigeants politiques utilisent ce moment d’unité à des fins politiques internes, comme lors des élections, ou pour dépasser des crises politiques, comme celle que connaît actuellement la Thaïlande, où le gouvernement est faible et menacé à la suite de la suspension de la Première ministre. L’ancien premier ministre Hun Sen — ayant dirigé depuis 1985 — est coutumier des interférences dans la politique intérieure thaïlandaise 46.
Même si l’on ne parle plus aujourd’hui du Temple de Preah Vihear, mais de quatre autres lieux, la question juridique principale est la suivante : les traités de 1904 et 1907, signés par la France et la Thaïlande, sont-ils valables ? Ces traités ont non seulement permis de délimiter la frontière terrestre entre les deux pays (le Cambodge a récupéré toute la province de Siem Reap, qui signifie d’ailleurs « le Siam vaincu », et celle de Battambang), mais aussi le tracé maritime entre ces pays.
Très soucieuse de ne pas voir se consolider une prescription acquisitive des territoires qu’elle réclame (les provinces de Siem Reap et de Battambang), la Thaïlande exprime régulièrement et méthodiquement sa puissance publique sur ces territoires contestés, conformément à la théorie du persistent objector, et ce depuis 1962, date à laquelle la Cour internationale de justice avait déclaré que le Cambodge était en droit d’invoquer les traités de 1904 et de 1907.
D’une part, même si ces traités avaient été signés par la France, celle-ci agissait au nom du Cambodge, qui n’avait jamais cessé d’exister, car il n’était pas une colonie, mais un protectorat. D’autre part, même si ces traités avaient été conclus sous la contrainte de la force navale française, ils restaient valables, car à cette époque, la violence n’était pas contraire au droit.
Les problèmes liés aux frontières doivent être considérés comme des questions techniques (tracés, cartographie de référence, accords antérieurs, bonnes pratiques et précédents de règlement) et traités comme tels, avec l’appui d’experts 47. Il est donc essentiel de les dépolitiser, car les opinions publiques sont binaires et rétives à la complexité sur ces sujets.
Ce nouveau recours à la CIJ marque un changement par rapport à la position traditionnelle du Cambodge, qui privilégie une politique de négociation pacifique fondée sur le principe de l’uti possidetis juris, afin d’éviter le recours à la CIJ, le cas de Preah Vihar constituant une exception. Il avait convenu que l’arrêt de la CIJ en 2013 constituait un cas d’espèce et que son application avait été reportée d’un commun accord, en raison de la situation politique en Thaïlande. Sur le fond, il faudra bien que les deux pays négocient même après un éventuel arrêt de la CIJ qui serait défavorable pour la Thaïlande.
Bangkok peut mettre en avant la nécessité d’une relation apaisée et rappeler que, en tant que membres de l’ASEAN, les deux pays sont liés par un traité d’amitié et de coopération les engageant à régler pacifiquement leur conflit. La Malaisie, qui assurera la présidence de l’ASEAN en 2025, pourrait être impliquée, même si le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures est une règle.
Les mécanismes existants pour les négociations bilatérales devraient permettre de trouver un compromis plus fiable. En vertu d’un protocole d’accord de 2000, la Commission mixte des frontières est chargée de procéder conjointement au relevé et à la délimitation de la frontière terrestre. Cette commission, qui est censée se réunir au moins une fois par an, mais qui ne l’a pas fait depuis 2012, s’est réunie à Phnom Penh les 14 et 15 juin. Toutefois, le Cambodge a insisté pour ne pas discuter des quatre zones litigieuses figurant dans sa requête devant la Cour internationale de justice (CIJ). L’organe a toutefois prévu une réunion extraordinaire en septembre 48.
Au-delà de l’utilisation optimale de cette commission, les deux parties doivent saisir toutes les occasions d’apaiser les tensions et d’éviter les malentendus. Le Comité général des frontières, créé en 1995 pour permettre des échanges ministériels sur la sécurité des frontières, et le Comité régional des frontières, chargé de faciliter les discussions entre les commandants militaires locaux, devraient se réunir aussi souvent que nécessaire. La réunion du Comité régional des frontières, initialement prévue les 27 et 28 juin, a été annulée.
Un premier geste de bonne volonté de la part de Bangkok serait d’arrêter la construction d’une copie d’Angkor Wat dans la province de Buri Ram, frontalière du Cambodge.
Un autre geste serait de rouvrir les quinze postes frontaliers, lieux d’un intense commerce licite (5 milliards de dollars en 2024, avec un excédent de 3 milliards pour la Thaïlande) ; on compte environ un demi-million de travailleurs cambodgiens en Thaïlande (plus des saisonniers), qui souhaitent rester sur place malgré les appels d’Hun Sen à rentrer. Pour l’instant, il est impératif que les deux parties s’abstiennent de toute action ou déploiement susceptible d’entraîner une escalade et des affrontements militaires imprévus. Les risques de nouveaux combats, qui seraient préjudiciables aux deux parties, sont évidents et devraient inciter les décideurs à rétablir le statu quo ante à la frontière. Les zones contestées sont petites et sans importance, si ce n’est qu’elles constituent des symboles sacrés de la patrie dans l’imaginaire nationaliste des deux pays 49.
L’article Thaïlande — Cambodge : cinq points sur la géopolitique d’une frontière explosive est apparu en premier sur Le Grand Continent.
25.07.2025 à 18:00
jechareton
Alors que les projecteurs sont braqués sur les drones et les pipelines, la Russie déploie discrètement depuis une décennie une autre arme — moins bruyante mais tout aussi puissante.
En arsenalisant l’aide alimentaire aux pays les plus pauvres, Moscou organise un système « dés-occidentalisé » d’allégeances.
En intégrant l’agriculture dans sa politique étrangère, l’Union a les moyens de contre-attaquer.
L’article Face à la géopolitique alimentaire de la Russie : une stratégie européenne est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Ces dix dernières années, la Russie a discrètement mais résolument développé, puis systématiquement consolidé, un pouvoir qui renforce considérablement son influence à l’échelle mondiale.
Bien que cette forme d’influence dissimulée fasse rarement la une, le « pouvoir alimentaire » russe touche directement des centaines de millions de personnes à travers la planète. Moscou fait en effet de la nourriture une arme dans sa guerre d’agression contre l’Ukraine et l’utilise comme un puissant levier géopolitique, notamment dans des régions fragiles comme le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord, l’Afrique subsaharienne ou certaines parties de l’Asie du Sud. La Russie exploite la dépendance de ces régions pour renforcer son influence géopolitique, contraindre leurs élites et compenser ses faiblesses économiques et militaires.
L’Europe et ses alliés disposent des moyens nécessaires pour désarmer la machine de guerre russe en Ukraine et contribuer à la sécurité humaine ainsi qu’à la stabilité mondiale, dans un contexte où près de 300 millions de personnes souffrent d’insécurité alimentaire aiguë, où 36 pays font face à des crises alimentaires prolongées et où 37,7 millions d’enfants sont gravement malnutris. Ils doivent prendre conscience que l’alimentation constitue un instrument de coercition silencieux mais redoutablement efficace, et une source majeure d’influence pour la Russie.
Comme l’a clairement affirmé Dmitri Medvedev, ancien président russe, début 2022 : l’alimentation est « l’arme silencieuse » de la Russie.
Il leur faut donc élaborer une véritable stratégie pour « désarmer » une Russie qui exploite sans scrupule la vulnérabilité des autres à des fins impérialistes, et pour reprendre toute leur place dans le système alimentaire mondial.
La Russie déploie et combine habilement divers leviers de pouvoir pour renforcer son influence face à « l’Occident collectif ».
Il y a le pouvoir militaire, avec ses chars, drones et missiles, qui sèment mort et destruction, tandis que le Kremlin tente toujours, en vain, de restaurer son emprise sur l’Ukraine. Il y a le pouvoir informationnel de la propagande et de la désinformation. Il y a le pouvoir commercial lié aux matières premières, notamment le pétrole, qui représente 26 % des exportations russes 50.
La Russie est si dépendante du pétrole que chaque baisse d’un dollar du prix du baril lui coûte 2 milliards de dollars de recettes.
Une forme de pouvoir souvent sous-estimée et que la Russie a développée et déploie de manière stratégique est le « pouvoir alimentaire ». Il s’agit d’une forme asymétrique et souvent invisible de guerre économique, où la nourriture n’est pas seulement considérée comme une marchandise mais comme un atout stratégique, un « sharp power » par excellence : opaque, coercitif et manipulateur.
Affûtée au fil des ans, cette arme est aujourd’hui employée de façon stratégique dans des régions où la gouvernance vacille, les économies sont fragiles et la faim bien réelle. Elle permet alors à Moscou de contraindre ses partenaires vulnérables à lui accorder les avantages qu’elle exige.
Le rôle croissant de la Russie dans le commerce mondial des céréales n’est pas une simple conséquence des forces du marché. Il découle d’un système de dépendance qu’elle entretient soigneusement dans plusieurs des pays les plus touchés par l’insécurité alimentaire. La Russie bâtit ainsi une relation unilatérale avec ces partenaires vulnérables, exploitant une asymétrie là où la géoéconomie traditionnelle privilégie normalement les bénéfices mutuels.
L’essor du pouvoir alimentaire russe a été en partie facilité par le retrait progressif de l’Europe de la scène agricole mondiale.
Ondřej Ditrych et Tomáš Petříček
Le recours au pouvoir alimentaire par la Russie est insidieux.
Il illustre aussi les limites structurelles auxquelles Moscou se heurte dans un monde de plus en plus marqué par la compétition géopolitique. Pour pallier ses faiblesses militaires et économiques ou pour contourner les obstacles, le Kremlin exploite avec opportunisme les vulnérabilités des autres. Wagner (puis l’Africa Corps) ou la flotte fantôme en sont des exemples manifestes.
De même, en usant de son pouvoir alimentaire, la Russie n’hésite pas à cibler les faiblesses les plus criantes des sociétés du Sud pluriel : la faim, l’instabilité, la dépendance.
Cette approche désordonnée, que l’on pourrait qualifier de « bricolage », n’est cependant pas un signe de force, mais bien un aveu de faiblesse. Il faut en prendre pleinement conscience et œuvrer à désarmer la Russie. C’est ce que propose en détail un récent rapport 51 de l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne, fondé sur une analyse approfondie des vulnérabilités de Moscou à travers différentes régions et domaines
À l’image de sa guerre de l’information, la Russie se sert de son pouvoir alimentaire pour exercer une influence géopolitique bien supérieure à ses capacités limitées.
Comment en est-on arrivé là ?
Cette situation est le résultat de décisions politiques délibérées de Moscou, destinées à renforcer sa position et à faire de l’alimentation une arme.
Cela passe aussi par la destruction, tout aussi calculée, de la production agricole ukrainienne et la perturbation de ses exportations vers les marchés mondiaux. La réalité, c’est que l’essor du pouvoir alimentaire russe a été en partie facilité par le retrait progressif de l’Europe de la scène agricole mondiale.
La Russie est aujourd’hui le premier exportateur mondial de blé. Pourtant, au milieu des années 2000, elle n’occupait encore « que » la cinquième place, avec moins de 11 millions de tonnes exportées. Le Kremlin avait toutefois bien mesuré le potentiel stratégique d’un secteur agricole alors sous-performant.
Profitant de conditions agricoles favorables, Moscou a mis en place un système visant à la fois à accroître la production de céréales et à renforcer le contrôle des exportations.
La Russie démontre ainsi qu’avec le blé, comme avec les armes, elle peut réorienter les allégeances, faire taire les critiques dans les enceintes internationales et déplacer le centre de gravité de l’influence, loin de l’Europe, des États-Unis ou de l’ONU, vers les BRICS+.
Ondřej Ditrych et Tomáš Petříček
Dès la seconde moitié des années 2000, l’État a ainsi pris progressivement la main sur les exportations céréalières russes. La Russie a aussi su exploiter le choc des prix alimentaires et la crise humanitaire provoqués par la flambée des cours en 2007-2008 pour s’ériger en champion de la sécurité alimentaire. En 2016, sa production céréalière a dépassé le niveau soviétique (avant 1991), plaçant la Russie au rang de premier exportateur mondial. Une position qu’elle maintient depuis, en volume sinon en valeur.
La Russie a alors commencé à utiliser cette position comme un véritable levier géopolitique, surtout après le lancement de son invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022. Moscou a massivement pillé 52 la production agricole des territoires occupés et ciblé les infrastructures agricoles dans les zones qu’elle ne contrôle pas. Elle a également bloqué les ports ukrainiens de la mer Noire, jusqu’à ce que la stratégie maritime innovante de Kiev réduise considérablement la capacité de la flotte russe dans la région à menacer le transport commercial.
Si la Russie a subi d’importants revers sur le théâtre maritime de la guerre, elle a cependant réussi à renforcer sa position de puissance céréalière depuis 2022.
Les exportations de blé ukrainien vers l’Afrique subsaharienne ont chuté, passant de 10 % du total des exportations à seulement 3 %. Les exportations vers l’Afrique du Nord ont diminué de près de 20 %. Dans ce contexte, la Russie a agressivement étendu son influence, en fournissant des céréales à prix réduit, voire en faisant don de céréales à certains pays d’Afrique, tels que le Burkina Faso, le Mali ou la Somalie. Bien que ces livraisons 53, compte tenu de leur volume global, aient eu peu d’impact sur les pénuries alimentaires aiguës sur le continent (le Soudan ayant notamment été exclu, par exemple), la liste des bénéficiaires comprend notablement des régimes alliés de la Russie.
Cette apparente générosité n’a rien d’un acte de charité. Il s’agit d’une stratégie géopolitique destinée à cultiver l’influence russe dans des régions où son poids économique classique — commerce, investissements, coopération industrielle — reste limité, voire inexistant. Elle compense aussi la perte de capacité 54, causée par la guerre en Ukraine, à vendre un autre atout stratégique qui avait permis à Moscou de tisser des relations de dépendance avec ses partenaires les plus fragiles : les armes.
Dans un contexte de rivalité géopolitique mondiale de plus en plus vive, l’Occident a largement sous-estimé l’usage croissant que la Russie fait de l’alimentation comme instrument d’influence.
Ondřej Ditrych et Tomáš Petříček
La Russie démontre ainsi qu’avec le blé, comme avec les armes, elle peut réorienter les allégeances, faire taire les critiques dans les enceintes internationales et déplacer le centre de gravité de l’influence, loin de l’Europe, des États-Unis ou de l’ONU, vers les BRICS+.
Ce modèle se révèle particulièrement efficace dans les systèmes politiques fragiles, les autocraties et les régimes hybrides, où Moscou peut offrir des avantages matériels aux élites tout en renforçant sa propre légitimité grâce à l’approvisionnement en denrées de base. Conseils politiques et paramilitaires, manipulations de l’information et pouvoir alimentaire se conjuguent alors pour produire un effet cumulatif, même là où la Russie n’aurait normalement guère de chances face à la concurrence géopolitique.
Dans un contexte de rivalité géopolitique mondiale de plus en plus vive, l’Occident a largement sous-estimé l’usage croissant que la Russie fait de l’alimentation comme instrument d’influence.
La guerre en Ukraine, tout comme les revers subis par l’Europe et les États-Unis au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et au Sahel au cours des quinze dernières années, soulignent pourtant l’urgence pour l’Occident de réaffirmer son rôle dans la sécurité alimentaire mondiale et de mobiliser ses moyens de manière plus stratégique. Après tout, l’Union, l’Ukraine, l’Australie, les États-Unis et le Canada totalisent à eux seuls près des trois quarts des exportations mondiales de blé.
Prenons l’exemple de l’Union européenne, qui représente 14 % de ces exportations mondiales 55 : elle dispose d’atouts comparatifs uniques, avec ses vastes terres arables, son expertise agronomique de pointe, ses infrastructures performantes et une politique agricole commune (PAC) solide.
Pourtant, son potentiel pour peser sur la scène mondiale reste largement inexploité. Sa propre puissance alimentaire est, en quelque sorte, en sommeil.
Pour inverser la tendance et contribuer de manière significative à la stabilité et au développement mondiaux tout en contrant les agissements malveillants de la Russie, l’Europe doit repenser l’alimentation comme un outil de politique étrangère.
Ondřej Ditrych et Tomáš Petříček
Comment la réactiver et comment l’Union peut-elle contribuer à la renaissance de la puissance alimentaire de l’Occident ?
Aujourd’hui, la politique agricole de l’Union reste essentiellement tournée vers ses propres besoins, ce qui pose un véritable problème. La PAC et la récente stratégie « de la ferme à la table », bien qu’elles se concentrent à juste titre sur la durabilité et la qualité des aliments, n’ont pas pris la mesure de l’importance stratégique de la production alimentaire.
Au moment même où ses rivaux utilisent l’abondance de leur production agricole comme une arme, l’Europe a choisi de limiter sa production à long terme. Elle semble avoir oublié que son climat, ses sols et son savoir-faire ne lui permettent pas seulement de subvenir à ses propres besoins, mais aussi de constituer un pilier essentiel de la stabilité, de la sécurité et de l’accessibilité alimentaire à l’échelle mondiale.
En reléguant l’agriculture et les denrées alimentaires au second plan de l’imaginaire politique et géopolitique, et en les traitant comme de simples questions réglementaires ou compensatoires plutôt que comme des enjeux stratégiques, l’Europe a ouvert un espace aux acteurs sans scrupules, comme la Russie, qui n’ont pas hésité à exploiter la négligence des Européens face aux préoccupations réelles du reste du monde.
Pour inverser la tendance et contribuer de manière significative à la stabilité et au développement mondiaux tout en contrant les agissements malveillants de la Russie, l’Europe doit repenser l’alimentation comme un outil de politique étrangère.
Pour cela, elle doit adopter une approche plus stratégique et intégrer pleinement l’agriculture et les agriculteurs parmi ses instruments d’influence internationale. Elle devrait renouer avec son rôle légitime de puissance agricole, capable non seulement de nourrir ses propres citoyens, mais aussi de stabiliser les régions voisines sans instaurer de dépendances ni d’allégeances forcées. Il lui faut aussi reconnaître la contribution essentielle des agriculteurs et des producteurs alimentaires européens à son soft power, plutôt qu’à une logique de hard power.
C’est ainsi que les Européens pourront désarmer la Russie, mobiliser leur propre puissance au service du bien commun et garantir qu’aucun pays n’ait à choisir entre souveraineté et famine.
L’Union pourrait commencer par mettre en place une initiative européenne commune de diplomatie alimentaire.
Celle-ci viserait à coordonner les exportations agricoles, à renforcer la confiance dans le commerce grâce à une transparence accrue et à mettre en place des mécanismes de réponse rapide face aux crises alimentaires dans les régions les plus vulnérables. Une telle initiative permettrait d’aligner la PAC, la coopération au développement, les instruments commerciaux et l’aide humanitaire dans un cadre stratégique cohérent. Elle pourrait aussi articuler cette nouvelle approche alimentaire avec la future stratégie européenne d’adaptation au changement climatique, attendue l’an prochain, ainsi qu’avec la nouvelle stratégie pour la mer Noire 56, qui prévoit notamment la création d’un centre régional de sécurité maritime.
Cette nouvelle approche pourrait en outre mettre en avant le lien entre l’alimentation, l’eau et l’énergie tout en renforçant le soutien ciblé à la production agricole et alimentaire dans les régions partenaires.
En Afrique du Nord, au Sahel et dans le Caucase du Sud, l’Union ne devrait pas se contenter de fournir des céréales. Elle doit également investir dans la production locale, partager son expertise agricole et aider à bâtir des systèmes alimentaires plus résilients et diversifiés. Les Européens pourraient ainsi exploiter tout le potentiel de leur « diplomatie bleue », en intensifiant la coopération stratégique pour répondre aux besoins croissants en eau et en irrigation des pays partenaires, tant dans l’agriculture que dans l’industrie alimentaire. La Stratégie pour la résilience dans le domaine de l’eau 57, adoptée en juin par la Commission, offre d’ailleurs une opportunité de rapprocher diplomatie alimentaire et diplomatie bleue.
Il ne s’agit pas d’une aide, mais d’un partenariat stratégique visant à créer une résilience mutuelle et à limiter l’attrait du chantage exercé par Moscou. L’objectif principal de la stratégie alimentaire européenne ne devrait pas être d’accroître ses parts de marché à l’étranger, mais de tirer parti des alliances internationales et proposer de meilleures offres qui contribuent à plus de stabilité et de justice au niveau mondial. Cela signifie élever l’alimentation au rang de priorité géopolitique au même titre que la sécurité, l’énergie et les infrastructures numériques tout en comblant les lacunes créées par la fin de l’USAID.
L’arrêt de l’aide humanitaire américaine a gravement affecté les projets de développement agricole dans le voisinage oriental de l’Union — une région de plus en plus contestée. Impactant, entre autres, plusieurs projets de développement agricole en Arménie, où la dépendance à l’égard des importations alimentaires russes reste élevée 58.
Pour désarmer la Russie dans le domaine alimentaire mondial, il faut renforcer la connectivité et investir dans les chaînes de valeur alimentaires.
L’initiative Global Gateway devrait donc inclure les systèmes alimentaires comme l’un des piliers de l’infrastructure de connectivité stratégique. Parallèlement, l’Union doit se concentrer sur la mise en œuvre de sa nouvelle stratégie pour la mer Noire, en partenariat notamment avec la Turquie, qui a joué un rôle clé dans l’initiative céréalière de 2022, afin de sécuriser l’acheminement maritime des céréales ukrainiennes vers les marchés internationaux.
La PAC devrait être pensée à la fois comme un levier d’autonomie stratégique pour l’Union et comme un investissement dans son arsenal stratégique. Dans un monde où les chaînes d’approvisionnement sont perturbées et où l’interdépendance devient une arme, la capacité à produire et exporter des denrées alimentaires est aussi cruciale que la fabrication de semi-conducteurs ou le traitement des terres rares. De la même manière que les Européens parlent de relocaliser les industries critiques, ils devraient investir dans la production d’engrais, la logistique alimentaire, l’innovation agricole et une meilleure gestion de l’eau pour l’agriculture. Autant de domaines qui peuvent nourrir des partenariats avec des pays tiers, tout en réduisant la dépendance vis-à-vis d’adversaires — Russie comprise — et en soutenant les efforts de réindustrialisation à l’échelle nationale.
L’alimentation est l’un des meilleurs investissements que les Européens puissent réaliser aujourd’hui — tant pour leur propre sécurité que pour contrer l’influence néfaste de la Russie dans ce domaine et pour relancer leur capacité à améliorer les conditions de vie dans le monde entier.
L’article Face à la géopolitique alimentaire de la Russie : une stratégie européenne est apparu en premier sur Le Grand Continent.
15.07.2025 à 14:30
Matheo Malik
« Une révolution militaire se déploie sous nos yeux. »
Pour le spécialiste des politiques de défense Louis Gautier, l’actualisation de la revue stratégique acte un changement d’époque qui appelle des choix structurants.
Écrire cette nouvelle page doit passer par un alignement doctrinal européen.
L’article Revue nationale stratégique 2025 : les armées françaises entrent dans un nouveau cycle est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Elle s’inscrit dans une démarche rationnelle de vigilance et d’adaptation de notre politique de défense.
Entre 2022 et aujourd’hui, la guerre en Ukraine est venue bouleverser les conditions de sécurité en Europe, tandis que notre retrait du Sahel signalait un aggiornamento nécessaire de notre politique d’interventions extérieures. Par ailleurs, d’autres conflits — à Gaza, au Liban, contre l’Iran — mettent en lumière une révolution militaire qui se déploie sous nos yeux.
La robotisation du champ de bataille, l’usage massif des algorithmes et de l’IA sont en train de changer l’art de la guerre.
On assiste aussi à l’arsenalisation de l’espace et au déplacement des déterminants de supériorité vers la très haute altitude. Avec le déploiement des applications quantiques, beaucoup de dispositifs de sûreté et de sécurité pourront bientôt être percés.
[Le texte intégral de la revue nationale stratégique]
Cette révolution militaire qui donne une prime à l’initiative et à la fulgurance favorise la logique des actions préemptives.
Elle accélère la remise en cause des normes internationales encadrant le recours à la force par les États et débride le passage à l’acte.
À cela s’ajoute pour les Européens le double défi que posent l’attitude belliqueuse de la Russie et le délitement de leur système d’alliance centré sur l’OTAN. Face aux actions hostiles de Moscou contre nos sociétés et au trouble que crée une politique américaine erratique, les Européens doivent rétablir des rapports de forces favorables.
Ce changement d’époque implique une révision en profondeur de nos options stratégiques et de notre modèle d’armée.
2017, 2022, 2025 : les exercices se répètent mais l’époque va plus vite. La portée de cette troisième revue stratégique tient moins dans la pertinence des diagnostics et des constats que dans les choix structurants qu’elle appelle.
Il s’agit de rééquilibrer par un réengagement stratégique des poussées contraires et de s’opposer à des menaces hybrides qui se multiplient.
Une révolution militaire se déploie sous nos yeux.
Louis Gautier
Ce terme désigne des menées agressives qui se situent en deçà ou à la limite du seuil des actions militaires mais qui peuvent les compléter au besoin. Aujourd’hui, ce mode opératoire va au-delà des opérations traditionnelles de guerre secrète concomitantes ou préparatoires à un conflit. Le but n’est plus seulement l’infiltration et le sabotage de dispositifs militaires ou industriels d’un État ennemi mais, en dehors même d’un conflit déclaré, de s’en prendre à la société toute entière pour « incapaciter » ses réactions voire ses forces morales. Mêlant cyberattaques, actions de longue main contre des infrastructures critiques ou les réseaux de communication, la désinformation, les rétorsions économiques, il s’agit de graduer la pression pour déstabiliser un pays cible, en perturbant son bon fonctionnement et en semant la discorde.
Le but est de contraindre par l’intimidation et de façon coercitive — sans forcément en venir aux mains, sans avoir à tirer un coup de fusil.
Se protéger.
Nous devons durcir nos réseaux, renforcer la résilience de nos infrastructures critiques et être en mesure de mobiliser la société civile en cas de crise grave. La coordination public-privé, à cet égard, est essentielle pour détecter et neutraliser les menaces avant qu’elles ne se produisent.
Le premier objectif est bien de contribuer à rétablir un rapport de force favorable aux Européens sur leur continent, dans ses périphéries et sur ses voies d’approvisionnement.
Au-delà du nucléaire, la priorité doit donc être donnée aux moyens de supériorité stratégiques — en particulier, les satellites militaires, les missiles et les flottes de combat. C’est la clef de tous les autres choix. Cela implique de définir avec nos partenaires, en premier lieu les Britanniques et les Allemands, une posture commune de protection et de dissuasion tant conventionnelle que nucléaire. C’est à quoi tend d’ailleurs, pour les aspects nucléaires, la récente déclaration franco-britannique de Northwood.
C’est de bon sens : on ne peut pas envisager une extension de la couverture à d’autre pays de notre dissuasion sans quelques prérequis.
Tout d’abord, pour les pays européens qui sont demandeurs de cette protection, la réaffirmation d’une communauté de destin entre eux. Ensuite la convergences des postures. Enfin, en pratique, une coordination dans la durée des moyens stratégiques des pays concernés — spatiaux, antimissiles et missiles à long rayon d’action.
La dissuasion nucléaire est en quelque sorte le toit d’une possible maison commune. Elle suppose au départ cependant des fondations doctrinales partagées et des murs porteurs constitués de moyens conventionnels centraux mutualisés.
La portée de cette troisième revue stratégique tient moins dans la pertinence des diagnostics et des constats que dans les choix structurants qu’elle appelle.
Louis Gautier
Cela passe, bien sûr, par la mobilisation de financements supplémentaires.
Mais il est primordial aussi de conforter l’industrie de défense européenne afin qu’elle soit performante sur le plan des développements technologiques et de la production des matériels.
Or sur ce point, le bât blesse, en particulier en France, en raison de commandes trop irrégulières pour nourrir sans à-coup les chaînes de fabrication : l’outil industriel a besoin de prévisibilité et de continuité pour améliorer ses processus internes.
Le troisième levier passe par la rationalisation indispensable des panoplies militaires européennes pour combler des carences collectives, éviter des duplications inutiles, mutualiser les investissements.
Enfin, même si l’on s’écarte du domaine des programmes strictement militaires, la question des réseaux de communication et de l’autonomie numérique des Européens mérite d’être traitée sans tarder. Il est essentiel de prendre en compte dans un effort global le développement des infrastructures souveraines en matière de cloud, de satellites et d’IA, afin de ne pas se placer dans la dépendance de fournisseurs extérieurs actionnant à des fins de pression le bouton « off » à la première divergence d’intérêt.
C’est aussi l’une des leçons de la guerre d’Ukraine.
C’est en tout cas difficile.
Notre pays est dans une passe étroite pour ses finances publiques.
Vu son endettement et les déficits, le réglage des comptes publics s’avère une quadrature du cercle pour les prochains exercices. Il faut être attentif à ce que les arbitrages budgétaires rendus et les efforts demandés aux Français soient compris et acceptés. C’est une condition du maintien du consensus national sur les questions de défense qui, pour notre pays, est un bien précieux.
La fixation des crédits militaires pour les années à venir s’inscrit dans un contexte budgétaire particulièrement tendu marqué par l’impératif de réduire nos déficits publics.
Certes, les nouvelles règles européennes adoptées en 2025 offrent un peu de marge de manœuvre pour les dépenses de défense, mais elles ne modifient ni les exigences des marchés financiers ni le coût du refinancement de notre dette.
Dans ce cadre contraint, il faut assurer la progression des dotations en loi de finance initiale, telle qu’annoncé par le président de la République, soit le franchissement entre 2025 et 2027 d’une marche de près de 14 milliards d’euros — ce n’est pas rien !
Il faut ensuite veiller à ce que les crédits militaires soient intégralement consommés, sans gels ni reports. Du côté des armées, cela suppose aussi la maîtrise des appels d’offres et des marchés : pour les militaires, ce qui compte, ce sont les crédits de paiement effectifs ; pour les industriels, ce sont les engagements des carnets de commandes.
La dissuasion nucléaire est en quelque sorte le toit d’une possible maison commune.
Louis Gautier
Pour atteindre plus facilement les paliers prévus à l’horizon 2030/2035, le recours à un emprunt communautaire à l’échelle de l’Union est envisageable.
Un financement mutualisé de l’ordre de 450 milliards d’euros, réparti au prorata des budgets nationaux, couvrirait à titre indicatif plus d’un quart de l’effort de défense français sur la prochaine décennie. Si cette solution est une piste sérieuse, elle reste encore hypothétique.
Avec la guerre d’Ukraine et le retrait du Mali, nous sommes d’ores et déjà entrés dans un troisième cycle de la politique de défense de la France sous la Ve République.
Les opérations extérieures n’ont plus la même priorité — mais ce troisième cycle cherche cependant encore sa direction.
Si l’adaptation en profondeur de notre modèle d’armée est une nécessité, il faut prendre garde de ne pas obérer l’efficacité d’un outil militaire qui doit rester prêt à l’emploi.
Non, elle ne l’est pas. Au cours de la Ve République, la politique militaire de notre pays a déjà connu deux grands cycles impliquant la mue de nos armées.
L’armée de la guerre froide qui reposait depuis 1960 sur le triptyque dissuasion, conscription, primat de l’indépendance est ainsi devenue, à partir de 1991, une armée d’intervention répondant à trois injonctions : projection extérieure, professionnalisation et inscription dans l’Union et l’OTAN.
Ce qu’il importe d’écrire aujourd’hui, c’est le scénario structurant pour les armées et leurs contrats opérationnels.
Pour moi, ce scénario structurant découle de ce que doit être, en termes de systèmes centraux — satellite, dissuasion nucléaires, missiles de longue portée … —, de moyens conventionnels du haut du spectre et de capacités robustes de combat, notre contribution à la sécurité collective en Europe.
Vis-à-vis de certains pays, l’évolution des intentions hostiles suppose d’anticiper par des opérations de pénétration plus systématiques ce que seraient nos répliques en cas de passage à l’acte.
Louis Gautier
Nos armées, traditionnellement réparties en Terre, Air et Mer, doivent aussi faire évoluer des modes d’organisation encore trop cloisonnés et la programmation de leurs équipements pour tirer le meilleur parti d’une technologie qui intègre désormais tous les espaces, toutes des dimensions et qui, avec les drones, s’affranchit de plus en plus des contraintes de milieux.
Face aux logiques d’intimidation et de chantage, notamment exercées par des menaces hybrides, il convient aussi de renforcer, comme je l’ai déjà indiqué, la protection de nos réseaux et infrastructures de sécurité.
Enfin, il faut changer de logiciel : la France est une puissance pacifique qui n’entend pas faire en premier l’usage de la force. Néanmoins, vis-à-vis de certains pays, l’évolution des intentions hostiles suppose d’anticiper par des opérations de pénétration plus systématiques ce que seraient nos répliques en cas de passage à l’acte. La prise de gages devrait s’avérer dissuasive.
Afin de retrouver de l’agilité en Europe, en Afrique dans l’Océan Indien et l’Asie Pacifique, il faut mettre en place de nouveaux partenariats.
Des épaulements en particulier sont à trouver ou à renforcer en ce qui concerne nos forces de présence, nos déploiements et nos modes d’action extérieure.
Dans l’avenir, la France pourrait en effet devoir prêter main forte à un allié, intervenir dans ses Outre-mer, assurer le secours de ses ressortissants ou s’interposer.
Au delà de 2026 et 2027 — qu’elle contribue à sanctuariser au plan budgétaire — le succès de cette revue stratégique se mesurera à la réalisation de quatre objectifs déterminants : l’évolution de notre modèle d’armée dans le sens de l’accroissement de sa robustesse ; la rapidité de mise en œuvre des programmes d’armement ; l’émergence de partenariats européens et internationaux structurants ; et le renforcement tangible de nos capacités spatiales, cyber et de notre indépendance numérique.
L’article Revue nationale stratégique 2025 : les armées françaises entrent dans un nouveau cycle est apparu en premier sur Le Grand Continent.