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11.12.2025 à 20:07

« Nous devons nous préparer à une guerre d’une ampleur comparable à celle qu’ont connue nos grands-parents ou nos arrière-grands-parents » : le discours de Mark Rutte

Matheo Malik

« Nous sommes la prochaine cible de la Russie, et nous sommes déjà en danger. »

Depuis Berlin, le secrétaire général de l’OTAN a adressé un message d’une particulière gravité aux citoyens de l’Union.

Nous le traduisons.

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Texte intégral (2677 mots)

Bonjour, cher Johann, cher Detlef, cher Wolfgang, bonjour à tous. Merci pour cet accueil chaleureux, c’est toujours un plaisir d’être à Berlin.

Il y a un peu plus de 36 ans, lors d’une nuit désormais célèbre de novembre, le secrétaire général de l’OTAN de l’époque Manfred Wörner a sauté dans sa voiture et a roulé toute la nuit jusqu’à Berlin.

Dans la précipitation, il avait oublié d’informer son équipe à Bruxelles de sa destination.

Manfred rentrait chez lui en Allemagne pour se joindre à la foule qui célébrait la chute du mur de Berlin.

Aujourd’hui, un morceau du mur se trouve au siège de l’OTAN. Il s’agissait d’une barrière destinée à retenir les gens à l’intérieur et à empêcher les idées de passer ; maintenant, c’est un monument à la force de la liberté, un rappel du pouvoir de l’unité et une leçon qui nous enseigne que nous devons rester forts, confiants et déterminés. Car les forces obscures de l’oppression sont de nouveau en marche. Je suis ici aujourd’hui pour vous dire quelle est la position de l’OTAN et ce que nous devons faire pour empêcher une guerre avant qu’elle ne commence.

Nous devons être très clairs sur la menace : nous sommes la prochaine cible de la Russie, et nous sommes déjà en danger.

Lorsque je suis devenu secrétaire général de l’OTAN l’année dernière, j’ai averti que ce qui se passait en Ukraine pouvait également arriver aux pays alliés et que nous devions adopter un état d’esprit de guerre.

Cette année, nous avons pris des décisions importantes pour renforcer l’OTAN.

Lors du sommet de La Haye, les Alliés ont convenu d’investir 5 % du PIB annuel dans la défense d’ici 2035, d’augmenter la production de défense dans l’ensemble de l’Alliance et de continuer à soutenir l’Ukraine.

Mais ce n’est pas le moment de nous féliciter. 

Je crains que trop de gens ne se reposent tranquillement sur leurs lauriers, que trop de gens ne ressentent pas l’urgence de la situation, que trop de gens pensent que le temps joue en notre faveur.

Ce n’est pas le cas : c’est maintenant qu’il faut agir.

Les dépenses et la production d’équipements de défense des pays alliés doivent augmenter rapidement, nos forces armées doivent disposer de ce dont elles ont besoin pour assurer notre sécurité — et l’Ukraine doit disposer de ce dont elle a besoin pour se défendre, dès maintenant.

Nos gouvernements, nos parlements et nos citoyens doivent être unis dans cette lutte, afin que nous puissions continuer à protéger la paix, la liberté et la prospérité, nos sociétés ouvertes, nos élections libres et notre presse libre.

Nous devons tous accepter que nous devons agir dès maintenant pour défendre notre mode de vie.

Car cette année, la Russie est devenue encore plus effrontée, imprudente et impitoyable envers l’OTAN et l’Ukraine.

Pendant la guerre froide, le président Reagan avait mis en garde contre les « pulsions agressives d’un empire du mal ». Aujourd’hui, le président Poutine s’attelle à bâtir un nouvel empire.

Il jette toutes ses forces sur l’Ukraine, tuant des soldats et des civils, détruisant les refuges de l’humanité : maisons, écoles et hôpitaux.

Depuis le début de l’année, la Russie a lancé plus de 46 000 drones et missiles contre l’Ukraine. Elle produit probablement 2 900 drones d’attaque par mois, ainsi qu’un nombre similaire de leurres destinés à détourner l’attention des défenses aériennes.

En 2025, la Russie a produit environ 2 000 missiles de croisière et balistiques terrestres, ce qui la rapproche de son pic de production.

Tandis que Poutine tente de détruire l’Ukraine, il ravage également son propre pays. 

Depuis le début de la guerre en 2022, on dénombre plus de 1,1 million de victimes russes. Cette année, la Russie a perdu en moyenne 1 200 soldats par jour. Pensez-y : plus d’un million de victimes à ce jour, et 1 200 par jour, tués ou blessés, rien que cette année.

Poutine paie son orgueil avec le sang de son propre peuple — s’il est prêt à sacrifier ainsi les Russes ordinaires, que sera-t-il prêt à nous faire ?

Dans sa vision déformée de l’histoire et du monde, Poutine estime que notre liberté menace son emprise sur le pouvoir — et que nous voudrions détruire la Russie. 

Mais Poutine s’en charge très bien tout seul.

L’économie russe est désormais axée sur la guerre, et non sur la prospérité de son peuple. La Russie consacre près de 40 % de son budget à l’agression, et environ 70 % de toutes les machines-outils en Russie sont utilisées dans la production militaire. Les impôts augmentent, l’inflation a explosé et l’essence est rationnée.

Le prochain slogan de campagne présidentielle de Poutine devrait être : « Make Russia Weak Again. » 56 Bien sûr, ce n’est pas comme si des élections libres et équitables le dérangeaient.

Comment Poutine peut-il poursuivre sa guerre contre l’Ukraine ?

La réponse est simple : la Chine.

La Chine est la bouée de sauvetage de la Russie. Elle veut empêcher son allié de perdre en Ukraine.

Sans son soutien, la Russie ne pourrait pas continuer à mener cette guerre. Environ 80 % des composants électroniques essentiels des drones russes et d’autres systèmes sont par exemple fabriqués en Chine. Lorsque des civils meurent à Kiev ou à Kharkiv, la technologie chinoise est souvent présente dans les armes qui les ont tués.

N’oublions pas non plus que la Russie compte également sur la Corée du Nord et l’Iran dans sa lutte contre la liberté, pour ses munitions et son équipement militaire.

Jusqu’à présent, Poutine n’a joué le rôle de pacificateur que lorsque cela lui convenait, afin de gagner du temps pour poursuivre sa guerre.

Le président Trump veut mettre fin au bain de sang dès maintenant — et il est le seul à pouvoir amener Poutine à la table des négociations.

Mettons donc Poutine à l’épreuve : voyons s’il veut vraiment la paix ou s’il préfère que le massacre continue.

Il est essentiel que nous continuions tous à faire pression sur la Russie et à soutenir les efforts sincères visant à mettre fin à cette guerre.

Grâce au soutien de l’OTAN, l’Ukraine peut aujourd’hui se défendre, être en position de force pour garantir une paix juste et durable, et être en mesure de dissuader toute agression russe à l’avenir.

Des milliards de dollars de matériel militaire essentiel affluent en Ukraine, provenant des États-Unis et financés par les Alliés et les partenaires.

Il s’agit d’une puissance de feu que seule l’Amérique peut fournir ; nous le faisons dans le cadre d’une initiative de l’OTAN baptisée PURL.

Depuis son lancement cet été, PURL a fourni environ 75 % de tous les missiles destinés aux batteries Patriot de l’Ukraine et 90 % des munitions utilisées dans ses autres systèmes de défense aérienne.

Je tiens à remercier l’Allemagne et les autres Alliés pour leur soutien.

Le programme PURL permet à l’Ukraine de continuer à se battre et protège sa population. Je compte sur un plus grand nombre d’Alliés pour y contribuer et pour renforcer leur soutien à l’Ukraine de nombreuses autres manières.

Car nous devons renforcer l’Ukraine afin qu’elle puisse arrêter Poutine dans son élan.

Imaginez simplement que Poutine parvienne à ses fins : l’Ukraine sous le joug de l’occupation russe, ses forces pressant contre une frontière plus longue avec l’OTAN, et le risque considérablement accru d’une attaque armée contre nous.

Cela nécessiterait un changement véritablement gigantesque dans notre dissuasion et notre défense.

L’OTAN devrait augmenter considérablement sa présence militaire le long de son flanc oriental, et les Alliés devraient aller beaucoup plus loin et plus vite en matière de dépenses et de production de défense.

Dans un tel scénario, nous regretterions l’époque où 3,5 % du PIB consacrés à la défense nous paraissaient suffire.

Ce chiffre augmenterait considérablement, et face à cette menace imminente, nous devrions agir rapidement. Il y aurait des budgets d’urgence, des coupes dans les dépenses publiques, des perturbations économiques et une pression financière supplémentaire.

Dans ce scénario, des compromis douloureux seraient inévitables, mais absolument nécessaires pour protéger nos populations.

Ne l’oublions donc pas : la sécurité de l’Ukraine, c’est notre sécurité.

Les défenses de l’OTAN peuvent tenir pour l’instant. Mais avec son économie consacrée à la guerre, la Russie pourrait être prête à utiliser la force militaire contre l’OTAN d’ici cinq ans.

Elle intensifie déjà sa campagne secrète contre nos sociétés.

La liste des cibles de sabotage de la Russie ne se limite pas aux infrastructures critiques, à l’industrie de la défense et aux installations militaires. Des attaques ont été perpétrées contre des entrepôts et des centres commerciaux, des explosifs ont été dissimulés dans des colis, et la Pologne enquête actuellement sur des actes de sabotage contre son réseau ferroviaire.

Cette année, nous avons assisté à des violations flagrantes de l’espace aérien par la Russie. 

Qu’il s’agisse de drones au-dessus de la Pologne et de la Roumanie ou d’avions de chasse au-dessus de l’Estonie, de tels incidents mettent des vies en danger et augmentent le risque d’escalade.

Si nous pensons souvent au risque principalement en termes de flanc oriental, le rayon d’action de la Russie ne se limite pas à la terre ferme.

L’Arctique et l’Atlantique sont des voies supplémentaires, qui nous rappellent une fois de plus pourquoi cette Alliance est si cruciale depuis tant d’années, des deux côtés de l’Atlantique. 

Nous travaillons donc ensemble pour assurer la sûreté et la sécurité de tous les Alliés, sur terre, en mer et dans les airs. Nous avons renforcé notre vigilance, notre dissuasion et notre défense le long du flanc Est avec Eastern Sentry, et nous continuons à protéger nos infrastructures critiques en mer avec Baltic Sentry.

La réponse de l’OTAN aux provocations de la Russie a été calme, décisive et proportionnée, mais nous devons nous préparer à une nouvelle escalade et à une nouvelle confrontation.

Notre engagement indéfectible envers l’article 5 du Traité, selon lequel une attaque contre l’un est une attaque contre tous, envoie un message fort.

Tout agresseur doit savoir que nous pouvons riposter avec force, et que nous le ferons. C’est pourquoi nous avons pris des décisions cruciales à La Haye : en matière de dépenses de défense, de production et de soutien à l’Ukraine.

Nous constatons des progrès importants. Prenons l’exemple de la production de munitions : la production européenne d’obus d’artillerie de 155 millimètres a été multipliée par six par rapport à il y a deux ans.

J’ai visité cette année une nouvelle usine en Allemagne, à Unterlüß, qui prévoit de produire 350 000 obus d’artillerie par an.

L’Allemagne est en train de modifier en profondeur son approche de la défense et de l’industrie afin d’augmenter la production — et les investissements qu’elle consacre à ses forces armées sont extraordinaires. Environ 152 milliards d’euros sont prévus pour la défense d’ici 2029, soit 3,5 % de son PIB d’ici 2029.

L’Allemagne est une puissance de premier plan en Europe et une force motrice au sein de l’OTAN. Le leadership allemand est essentiel pour notre défense collective. Son engagement à assumer sa part équitable pour notre sécurité est un exemple pour tous les Alliés.

Nous devons être prêts. Car alors que ce premier quart du XXIe siècle touche à sa fin, les conflits ne se livrent plus à distance : ils sont à nos portes.

La Russie a ramené la guerre en Europe et nous devons nous préparer à une guerre d’une ampleur comparable à celle qu’ont connue nos grands-parents ou nos arrière-grands-parents.

Imaginez un conflit touchant chaque foyer, chaque lieu de travail, entraînant destruction, mobilisation massive, des millions de personnes déplacées, des souffrances partout et des pertes extrêmes.

C’est une pensée terrible.

Mais si nous tenons nos engagements, c’est une tragédie que nous pouvons éviter.

L’OTAN est là pour protéger un milliard de personnes, des deux côtés de l’Atlantique.

Notre mission est de vous protéger, vous, vos familles, vos amis et votre avenir.

Nous ne pouvons pas baisser la garde, et nous ne le ferons pas.

Je compte sur nos gouvernements pour respecter leurs engagements et pour aller plus loin et plus vite — car nous ne pouvons ni faiblir, ni échouer. 

Écoutez les sirènes retentir à travers l’Ukraine, regardez les corps retirés des décombres et pensez aux Ukrainiens qui pourraient s’endormir ce soir et ne pas se réveiller demain. Qu’est-ce qui sépare ce qui leur arrive de ce qui pourrait nous arriver ?

Seulement l’OTAN.

En tant que secrétaire général, c’est mon devoir de vous dire ce qui nous attend si nous n’agissons pas plus rapidement, si nous n’investissons pas dans la défense et si nous ne continuons pas à soutenir l’Ukraine.

Je sais que ce message est difficile à entendre à l’approche des fêtes de fin d’année, alors que nos pensées se tournent vers l’espoir, la lumière et la paix.

Mais nous pouvons puiser courage et force dans le fait que nous sommes unis au sein de l’OTAN, déterminés et conscients d’être du bon côté de l’Histoire.

Nous avons un plan, nous savons ce qu’il faut faire, alors agissons.

Nous le devons.

Merci.

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05.12.2025 à 01:05

Ukraine : comment les Européens voient-ils la fin de la guerre ?

Marin Saillofest

L’étude conduite par Destin Commun dans les quatre principales puissances militaires européennes (France, Royaume-Uni, Allemagne et Pologne) et aux États-Unis révèle les enseignements de la guerre en Ukraine tirés par les populations.

Dans un contexte de fortes inquiétudes quant à une contamination du retour de la guerre en Europe, les Européens sont unis sur des sujets clefs : refus d’un accord de paix défavorable à Kiev, besoin de renforcement des capacités de défense — et pertinence du concept de sécurité collective.

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Texte intégral (2302 mots)

1 — Le soutien à l’Ukraine demeure élevé, mais des signes de lassitude apparaissent

Le soutien à l’Ukraine est majoritaire au sein des pays européens 57. En France, les deux-tiers (68 %) des sondés estiment qu’il est important pour leur pays que Kiev défende sa souveraineté contre la guerre d’agression russe. On retrouve des chiffres similaires en Allemagne (66 %) et aux États-Unis (69 %). Au Royaume-Uni, 79 % des sondés sont en accord avec cette affirmation.

En Pologne, pays frontalier de l’Ukraine, le soutien de la population demeure fort « mais des signes de lassitude et d’ambivalence croissante sont de plus en plus visibles », selon le directeur général de More in Common Pologne, Adam Traczyk. Il explique : « Ces changements sont dus à la fois à la rhétorique anti-ukrainienne des politiciens d’extrême droite et aux critiques des conservateurs traditionnels, notamment du président Karol Nawrocki, qui estime que l’Ukraine n’a pas montré suffisamment de gratitude pour le soutien considérable apporté par la Pologne depuis le début de la guerre ».

En France aussi, derrière ce soutien majoritaire réside également une certaine fatigue. Celle-ci est particulièrement prononcée au sein de l’électorat du Rassemblement National, dont la moitié (50 %) estime que Paris en a « trop fait » dans son soutien à l’Ukraine. Ainsi, la part de sondés estimant que la France devrait immédiatement cesser d’apporter de l’aide à Kiev a augmenté de 2 points par rapport à la précédente vague de mars, passant de 22 à 24 %.

Cette lassitude vis-à-vis du soutien à l’Ukraine répond notamment à des questionnements économiques. Lorsqu’on demande aux Français s’ils seraient prêts à payer plus d’impôts sur le revenu ou bien que le pays contracte davantage de dette afin d’aider Kiev, 87 % et 76 % des sondés respectivement s’y opposent.

2 — Des inquiétudes grandissantes quant à un retour de la guerre

Si les pays d’Europe occidentale ont été relativement épargnés par les répercussions de la guerre russe contre l’Ukraine — bien que Moscou ait mené plusieurs dizaines d’attaques hybrides contre le continent depuis 2022 —, la crainte liée à l’émergence d’un conflit armé demeure majoritaire. Ainsi, 76 % des Français déclarent être inquiets quant à l’éclatement d’une guerre en Europe dans les prochaines années.

Ce climat semble être en partie alimenté par des déclarations récentes de responsables politiques et militaires. Lorsqu’on demande aux Français comment ils ont perçu les propos du chef d’état-major des armées Fabien Mandon, qui a déclaré le 18 novembre qu’il fallait que la France « accepte de perdre ses enfants » face à l’éventualité d’une guerre avec la Russie, 85 % des sondés disent les avoir trouvés « inquiétants », tandis que 73 % les considèrent « alarmistes ». Parmi les électeurs du Rassemblement National et de La France insoumise, 80 % les ont jugés « inacceptables ».

Ce sentiment d’insécurité est renforcé par les doutes des Européens quant aux capacités de leurs armées à les défendre face à la perspective d’une confrontation armée avec la Russie. Selon notre dernier sondage Eurobazooka réalisé par Cluster 17 et publié le 4 décembre, 69 % des Européens pensent que leur pays ne serait pas capable de se défendre militairement. En Belgique, en Italie et au Portugal, ce chiffre dépasse les 80 %, tandis qu’il est de 51 % en France.

3 — Les extrêmes droites face à la guerre

C’est au sein de l’électorat du Rassemblement National, et dans une moindre mesure de La France insoumise, que l’on trouve la plus grande proportion de positions favorables à la Russie. L’analyse comparative entre pays révèle que les électeurs du RN éprouvent moins de sympathie pour l’Ukraine que ceux de Reform UK au Royaume-Uni ou bien que les électeurs du Parti républicain aux États-Unis — mais nettement plus que ceux de l’AfD en Allemagne.

Bien que les deux-tiers (66 %) de la population française considèrent la Russie comme étant responsable de la guerre en Ukraine, 32 % des électeurs du Rassemblement National déclarent que l’Ukraine est la seule responsable du conflit (12 %) ou bien que cette responsabilité est partagée par les deux pays (20 %).

Ce point illustre une fracture au sein du spectre politique français entre les partisans des extrêmes et le reste de l’électorat. Celle-ci se révèle également sur la question de la cybersécurité.

Alors que 88 % des français estiment que leur pays est une cible prioritaire de la désinformation russe, une majorité d’électeurs de la France Insoumise (54 %) et une part importante des électeurs du Rassemblement National (48 %) pense que l’on a tendance à « exagérer » l’importance de la désinformation russe en France.

4 — Rejet du rôle joué par Trump dans les négociations et du plan de paix russo-américain

Seule une minorité d’Européens considère que Donald Trump a aidé l’Ukraine à se défendre contre la Russie. C’est en France et au Royaume-Uni que les sondés sont les plus critiques vis-à-vis des tentatives de négociation du président américain : respectivement 42 % et 43 % disent que celui-ci a freiné la capacité de l’Ukraine à se défendre.

Selon le directeur exécutif de More in Common UK, Luke Tryl, les Britanniques craignent qu’un accord précipité entre l’Ukraine et la Russie, négocié par l’intermédiaire des États-Unis, ne récompense l’agression russe et ne laisse l’Ukraine vulnérable. Tandis que la polarisation partisane en faveur de l’Ukraine « est prononcée sur le continent, tous les principaux électorats britanniques soutiennent l’Ukraine et estiment que la guerre est importante pour la Grande-Bretagne ».

De la même manière, le plan de paix de Trump pour l’Ukraine fait lui aussi l’objet d’un rejet massif par les Européens. Près de 60 % des sondés au Royaume-Uni (58 %), en Pologne (58 %) et en France (56 %) considèrent ainsi qu’une réduction de la taille des forces armées ukrainiennes ainsi qu’une limitation de leurs capacités serait « inacceptable ».

Les autres principales propositions portées conjointement par les États-Unis et la Russie — inscription dans la constitution de l’Ukraine d’un engagement à ne pas rejoindre l’OTAN, interdiction de stationnement de troupes de pays membres de l’Alliance atlantique sur le territoire ukrainien et reconnaissance des régions ukrainiennes occupées par Moscou comme étant russes — font elles aussi l’objet d’un rejet massif.

La directrice générale de Destin Commun, Laurence de Nervaux, estime que les Européens tout comme les Américains « partagent une grande lucidité quant aux intentions belliqueuses de la Russie et sont unis dans le refus des concessions qui figurent dans le plan de paix ». L’enquête montre ainsi que « de part et d’autre de l’Atlantique, les citoyens réaffirment l’importance de l’alliance transatlantique dans la période actuelle, se démarquant de l’attitude volatile de Donald Trump, mais appellent aussi de leurs vœux une évolution vers une plus grande autonomie stratégique de l’Europe ».

5 — Les sondés sont une majorité à considérer que la Russie violerait un cessez-le-feu

La franche opposition des Européens au plan de paix de Trump tient notamment au fait que ces derniers considèrent que la Russie ne tiendrait pas ses engagements pris dans le cadre d’un éventuel accord de cessez-le-feu. En France, 70 % des sondés disent qu’il est « peu » voir « pas du tout » probable que Moscou respecte un accord conclu avec l’Ukraine. Cette part est de 63 % en Allemagne et aux États-Unis, tandis qu’elle monte à 76 % au Royaume-Uni.

Les sondés partageant cet avis sont d’ailleurs plus nombreux qu’en mars, lors de la précédente vague du sondage, dans tous les pays étudiés : +6 points aux États-Unis et en Allemagne, +7 points en France et +8 points au Royaume-Uni.

Moscou a violé à plusieurs reprises des cessez-le-feu mis en place depuis le début du conflit. Ce fut notamment le cas en mars-avril, lorsque Moscou avait violé à 29 reprises en l’espace de deux semaines l’accord censé protéger les infrastructures énergétiques, puis en avril lors du week-end pascal. 

Ces « trêves », parfois déclarées unilatéralement par Poutine, comme à Pâques, visaient à envoyer un signal « d’ouverture » à Donald Trump lorsque celui-ci montrait des signes d’impatience quant à l’absence de volonté de son homologue russe à parvenir à une paix durable en Ukraine.

6 — Une victoire militaire en Ukraine encouragerait la Russie à élargir sa guerre à l’Europe

Le sondage conduit par Destin Commun révèle que 60 % des Français considèrent qu’il est probable que la Russie tente d’envahir d’autres pays européens au cours des prochaines années si elle réussit à s’emparer d’une part importante du territoire ukrainien. Tandis que cette part est similaire au Royaume-Uni (68 %) et aux États-Unis (63 %), cette est nettement plus faible en Allemagne, où une minorité (46 %) voit ce scénario comme étant probable.

En France, là encore, une minorité des électeurs de La France insoumise et du Rassemblement National (47 %) pensent qu’une réussite militaire russe en Ukraine serait susceptible d’encourager le Kremlin à revendiquer davantage de territoires appartenant à d’autres pays. 

La diplomatie russe ne cesse pourtant de mobiliser une rhétorique militariste menaçante pour les pays européens. Dans son numéro d’octobre, la revue La Vie internationale, publiée par le ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, présentait ainsi au public russe un article au titre éloquent : « Brûler jusqu’à la Manche ? Quelles garanties de sécurité efficaces à l’heure d’un affrontement historique entre la Russie et l’Occident ».

Comme le rappelait Sergueï Karaganov dans ces pages, pour le Kremlin et ses affidés « la guerre est dans les gènes des Russes ». Poutine parie définitivement sur une guerre éternelle et sans limites pour se maintenir au pouvoir indéfiniment.

7 — La sécurité collective de l’OTAN est toujours identifiée comme importante 

Face à une hostilité russe envers l’Europe reconnue par la majorité des Européens, ces derniers voient la défense collective comme une composante importante des capacités de défense du continent. Ainsi, les trois-quarts (75 %) des Français considèrent que l’OTAN est une organisation importante (26 %) voire essentielle (49 %) pour la défense du pays. Au Royaume-Uni et en Allemagne, ces niveaux sont encore plus élevés : 81 % et 84 % respectivement.

La part de sondés considérant que l’OTAN joue un rôle important pour la défense de leurs pays est moindre aux États-Unis, celle-ci atteignant 65 %. Depuis son retour au pouvoir, Donald Trump a porté atteinte à plusieurs reprises à l’Alliance atlantique, notamment en se positionnant comme un intermédiaire entre l’OTAN et la Russie dans les négociations autour de la guerre en Ukraine, plaçant les États-Unis comme un troisième parti neutre plutôt que l’une des forces majeures derrière l’alliance transatlantique.

Si la confiance en l’OTAN demeure élevée, les Européens veulent que l’Europe développe son indépendance en matière de défense. Cette part dépasse les 80 % au Royaume-Uni (85 %) et en France (82 %), tandis qu’elle est légèrement plus faible en Pologne (75 %). Les Américains eux-mêmes sont largement favorables à une autonomie européenne dans le domaine de la défense : 72 % soutiennent cette proposition, tandis que 28 % s’y opposent.

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26.11.2025 à 15:30

« Tout semble se passer exactement comme ce que j’avais décrit » : l’écrivain Carlo Masala sur le plan de paix pour l’Ukraine

Matheo Malik

C’est le livre dont tout le monde parle aujourd’hui — c’est le livre qui parle d’aujourd’hui.

Depuis quelques jours, tout se passe comme si nous vivions page après page le début inquiétant du récit géopolitique de Carlo Masala La Guerre d’après. La Russie face à l’Occident (Grasset).

Mais que se passe-t-il maintenant ?

Entretien.

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Texte intégral (4793 mots)

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Les États-Unis et la Russie ont élaboré la semaine dernière un plan de paix en 28 points, sans impliquer les Ukrainiens et les Européens. Dans votre livre, vous envisagiez l’après-guerre au terme d’un plan de paix très avantageux pour la Russie : en quoi celui dont on discute présentement en diffère-t-il ?

Le plan en 28 points initialement présenté par Steve Witkoff était un plan de capitulation : il récompensait l’agresseur pour son agression. Si vous examinez le contenu de ce plan, vous constaterez que les souhaits passés de la Russie, tant en ce qui concerne l’Ukraine que l’OTAN et l’architecture de sécurité européenne, y sont exaucés

Nous ne connaissons pas l’étendue des modifications qui ont été apportées à ce plan. Les pourparlers de Genève semblent avoir permis des progrès au sujet des garanties de sécurité, de la protection des infrastructures critiques et de la reconstruction de l’économie ukrainienne ; mais la version originale était une sorte de nouveau traité de Versailles — sauf que cette fois-ci c’est la victime qui serait punie au lieu de l’agresseur.

Carlo Masala, La Guerre d’après. La Russie face à l’Occident, Paris, Grasset, 2025, 176 pages.

Votre livre est paru en mars 2025 en Allemagne ; depuis, les choses ont évolué très rapidement. Si vous deviez le republier aujourd’hui, que modifieriez-vous ? Inversement, sur quels points estimez-vous que les événements vous ont donné raison ?

S’il fallait publier mon livre aujourd’hui, je n’y changerais rien : tout semble se passer exactement comme ce que j’avais décrit.

Dans ce livre, j’ai mentionné une paix de Genève — les actuels pourparlers de paix se déroulent… à Genève.

Le plan en 28 points correspond exactement à ce que j’avais envisagé : la Russie obtient ce qu’elle veut, tandis que l’Ukraine n’obtient aucune garantie de sécurité ferme.

Si ce plan était adopté, je pense que la mobilisation des sociétés européennes pour dissuader la Russie diminuerait — exactement comme je l’envisageais.

Un aspect peu discuté de ces pourparlers est la perspective, présente dans le plan en 28 points, de réintégrer la Russie au G8. Il est difficile de croire que les sociétés européennes s’accorderaient à fournir de grands efforts pour se réarmer si, dans le même temps, la Russie était acceptée dans l’un des principaux forums multilatéraux en matière économique et politique.

La Russie ne pourrait être traitée comme un membre à part entière par le G8, tout étant considérée comme une menace par l’OTAN : cette situation mènerait à des impossibilités et les opinions publiques ne l’accepteraient pas ; des débats et des discussions ne manqueraient pas de surgir pour savoir si les sommes colossales dépensées pour le réarmement de nos forces sont vraiment nécessaires.

Dans un scénario que vous écririez pour l’avenir immédiat, sur la base de la situation actuelle, diriez-vous que les Européens sont confrontés à un danger concret de guerre ?

Je pense qu’à moyen terme, la Russie tentera de tester la détermination de l’OTAN à invoquer l’article 5.

Bien que la Russie soit imprévisible, il est peu probable qu’elle lance une attaque à grande échelle contre un pays de l’OTAN comme la Pologne ou les pays baltes. Le risque que l’OTAN invoque alors l’article 5 serait trop élevé et les Russes ne peuvent pas déterminer s’ils gagneraient ce type de guerre contre l’OTAN ; ce serait un pari.

En revanche, les Russes pourraient tout à fait procéder à un test limité — en s’emparant d’une ville ou d’une île comme Spitsbergen, créant ainsi des troubles dans l’Arctique.

C’est là la faiblesse de mon scénario : si 5 000 drones provenant d’un navire quelque part en mer du Nord survolaient un pays membre de l’OTAN puis disparaissaient, l’OTAN invoquerait-elle vraiment l’article 5 ? Je ne le pense pas.

Ce type de test à petite envergure de la détermination de l’OTAN reste donc tout à fait probable.

Pour la Russie, un test limité pourrait s’avérer beaucoup plus efficace pour conquérir le territoire de l’OTAN qu’un projet à grande échelle.

Carlo Masala

Pourquoi avoir choisi de situer les événements décrits dans votre livre en 2028 ?

Lorsque j’ai écrit le livre, 2029 était considérée comme l’année où les forces russes seraient prêtes à envahir un pays membre de l’OTAN : j’ai donc imaginé que si Vladimir Poutine ou un dirigeant russe voulait tester l’OTAN, il n’attendrait pas le moment que tout le monde anticipe. D’un point de vue stratégique et logique, agir plus tôt prendrait tout le monde par surprise ; c’est pourquoi j’ai avancé la date à 2028.

Le scénario que j’ai élaboré étant très dense dans le temps, il me fallait une date précise. 

J’ai donc choisi mon anniversaire, le 27 mars, comme jour de l’attaque.

Un scénario dans lequel l’Ukraine remporte la guerre est-il selon vous envisageable ? Si oui, à quoi pourrait ressembler le chemin vers la victoire ? 

Cela dépend de ce qu’on entend par « victoire ».

Si vous entendez par « victoire » que les Ukrainiens seront capables de repousser les forces russes par des moyens militaires, je n’ai jamais cru que cela fût possible.

Cependant, je pense qu’il est toujours possible que l’économie russe souffre trop lourdement des sanctions et maintenant des frappes en profondeur des Ukrainiens contre l’industrie pétrolière et gazière russe.

Il y a maintenant deux guerres d’usure en cours. 

L’une est menée contre les forces ukrainiennes dans le Donbass en raison du manque d’effectifs de l’Ukraine par rapport à la Russie — l’autre contre l’économie russe. La question est de savoir qui tombera d’épuisement le premier : les Ukrainiens sur le champ de bataille ou les Russes sur le terrain économique.

Je ne peux pas juger de ce qui est le plus probable ni quelles seraient les conséquences pour la Russie d’un effondrement économique, mais cela pourrait changer le calcul russe en termes de gains et de pertes liés à cette guerre. Les négociations avec les Russes pourraient se dérouler de manière totalement différente de ce qui prévaut aujourd’hui ; pour l’instant, ils sont toujours convaincus de pouvoir gagner cette guerre.

Quel rôle devraient jouer l’Union et ses États membres pour éviter le scénario que vous décrivez dans votre livre ?

Tout d’abord, il faudrait immédiatement faire bien plus pour aider les Ukrainiens, par exemple en leur donnant des avoirs russes gelés pour qu’ils achètent des armes sur le marché mondial et investissent davantage dans leur industrie de défense pour augmenter la production de missiles balistiques. À ce titre, les Ukrainiens disposent déjà de deux nouveaux types de missiles, le Flamingo et le Neptune.

Ensuite, afin d’éviter une guerre ou un test politique de la Russie contre l’OTAN, nous devons adopter une approche en trois volets.

Le premier, le réarmement de nos forces armées, est déjà en cours.

Le deuxième, dans lequel j’estime que nous sommes encore trop peu avancés, est la communication, c’est-à-dire la nécessité de faire passer le message à la Russie, par tous les moyens disponibles, que l’OTAN est prête à défendre le moindre centimètre carré de son territoire contre toute attaque.

La présence de la Russie au Mali nous rappelle qu’elle considère le globe terrestre comme un unique théâtre d’opérations.

Carlo Masala

La dissuasion se joue autant avec des chars, des avions de combat et des frégates qu’avec des moyens psychologiques.

Même avec des forces adéquates, tout signe de faiblesse sera interprété comme une réticence à utiliser vos armes. Par exemple, la réticence de certains pays européens à discuter de la présence de leurs troupes en Ukraine après un cessez-le-feu indique aux Russes qu’ils ne sont pas prêts à les combattre s’ils osaient attaquer à nouveau l’Ukraine.

Dans le même temps, tous les responsables politiques, de Macron à Merz ou Starmer, expliquent à leur opinion publique combien la sécurité de l’Ukraine est importante pour l’avenir de la sécurité européenne.

Mais sans la volonté d’envoyer des troupes sur le terrain en Ukraine, quel signal est envoyé à Moscou et aux pays baltes ? Si ces responsables ne sont pas prêts à combattre les Russes en Ukraine, pourquoi seraient-ils prêts à les combattre dans les pays baltes ? Ce sont là les risques associés à un message peu clair pour les Russes.

Enfin, le troisième point est que plus on s’éloigne de Moscou, moins les sociétés sont résilientes et moins elles sont disposées à payer le prix qui accompagne le réarmement de nos forces armées et la confrontation potentielle avec la Russie.

Or une société résiliente est la condition préalable pour que les forces armées puissent défendre un pays. Sans le soutien de la société, aucun président ou Premier ministre ne déploiera longtemps ses forces dans une situation de guerre.

Dans votre livre, vous écrivez que la Russie remporterait la guerre si elle pouvait conserver les territoires qu’elle occupe actuellement, ce qui serait le cas pour une grande partie du Donbass selon le plan de paix proposé par les États-Unis. Pourquoi considérez-vous ce paramètre comme un tournant décisif ?

Si la Russie peut conserver tous les territoires qu’elle a conquis, que l’Ukraine n’obtient aucune garantie de sécurité et que Moscou n’a à faire de compromis sur aucun point avec un gouvernement ukrainien affaibli, alors c’est une victoire russe.

Si la Russie obtient le Donbass, mais doit en même temps se retirer, disons, de Zaporijia ou de Kherson, cela serait considéré comme une forme de compromis. Bien qu’asymétrique, la Russie y gagnant plus que les Ukrainiens, ce type d’accord permettrait d’éviter que les Russes ne le perçoivent comme une victoire.

Le plan en 28 points initialement présenté par Steve Witkoff était un plan de capitulation : il récompensait l’agresseur pour son agression.

Carlo Masala

Dans votre scénario, la présence militaire russe au Mali joue un rôle crucial dans le succès des opérations de Moscou après la guerre en Ukraine. Pourquoi ?

Les soldats et généraux français, allemands ou britanniques à qui j’ai parlé se concentrent sur le flanc Est et sur la manière d’y dissuader la Russie. Ils oublient souvent que la Russie, tout comme la Chine, considère le globe comme un seul et même théâtre.

Si la Russie veut provoquer l’OTAN sur son flanc Est, elle commencera à nous déstabiliser ailleurs.

L’Europe est terrifiée par l’immigration clandestine. Les Russes provoquent déjà certaines tensions, mais s’ils commençaient à susciter un flux d’immigration clandestine en provenance d’Afrique subsaharienne ou d’autres régions d’Afrique, l’attention de l’Union européenne serait immédiatement détournée. Comme l’Union ferait tout son possible pour mettre fin à ce type de vague migratoire, elle ne se soucierait plus de son flanc Est. 

Il en va de même pour les États-Unis : si les Chinois créaient des perturbations en mer de Chine méridionale, les Américains seraient immédiatement distraits, car ils se sentiraient obligés d’intervenir militairement pour dissuader d’autres pays, ouvrant ainsi la voie à la Russie pour agir sur le flanc Est.

La présence de la Russie au Mali nous rappelle qu’elle considère le globe comme un unique théâtre d’opérations alors que les Européens, même au sein de l’OTAN, continuent de discuter séparément de l’Afrique du Nord, de l’Afrique subsaharienne, de l’Arctique, du flanc oriental ou de la mer de Chine méridionale — sans voir le lien entre ces différents théâtres.

Dans quelle mesure la Zeitenwende allemande a-t-elle trouvé sa place dans votre scénario ?

La Zeitenwende allemande est un élément crucial : à l’heure actuelle, l’Allemagne est le seul pays européen à avoir résolu les problèmes financiers liés au réarmement grâce à la réforme du frein à l’endettement passée au Bundestag juste avant l’entrée en fonction de Friedrich Merz 58.

Pendant ce temps, la France est au bord de la faillite tandis que la Grande-Bretagne et l’Italie ont d’énormes difficultés à financer leurs forces armées. Parmi les grandes puissances européennes, la Pologne est le seul pays à suivre la voie de Berlin. 

Cependant, le « changement d’époque » ne fait pas l’unanimité en Allemagne. Entre les problèmes d’infrastructure, les lacunes de notre système éducatif et un système de retraite au bord de l’effondrement, les gens se demandent pourquoi les sommes colossales consacrées à la défense ne sont pas utilisées pour moderniser leur pays. Une fois qu’un cessez-le-feu sera conclu en Ukraine, je m’attends à ce que ce débat éclate en Allemagne — d’autant plus que nous sommes actuellement en train de réduire les prestations sociales, ce qui est très impopulaire.

La décision de réduire les prestations sociales tout en dépensant des sommes folles pour les forces armées ne peut se justifier que par une menace extérieure ; si les gens ne voient pas cette dernière, ils commenceront à se demander si cette politique est judicieuse.

L’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord est-il encore pertinent ? 

Sous l’administration Trump, l’article 5 a déjà subi de lourds revers.

Quelle est la force de l’article 5 si une administration américaine n’exclut pas une attaque militaire pour s’emparer d’une partie du territoire d’un autre membre de l’OTAN, comme le Groenland danois ? 

La proposition en 28 points soutient que les États-Unis serviront de médiateur dans un dialogue entre l’OTAN et la Russie. 

Mais si les États-Unis ne se considèrent pas comme un membre de l’OTAN, mais comme un médiateur impartial entre la Russie et l’OTAN, quelle est alors la fonction de l’Alliance ?

Pete Hegseth a prononcé un discours à Bruxelles le 12 février dernier pour dire que les États-Unis ne sont plus le principal garant de la sécurité de l’Europe : cette déclaration, avec les autres points évoqués, montre que pour les États-Unis, l’OTAN perd de sa pertinence ; l’article 5 est donc remis en question, du moins dans le domaine conventionnel.

Il y a maintenant deux guerres d’usure en cours. L’une est menée contre les forces ukrainiennes dans le Donbass — l’autre contre l’économie russe.

Carlo Masala

La réflexion stratégique sur les scénarios géopolitiques futurs est une tâche essentielle pour la planification en matière de sécurité et de défense. Pourquoi les dirigeants occidentaux actuels semblent-ils souvent surpris ou perplexes face à la naissance de conflits malgré l’existence de ce type de travaux prospectifs ?

Les hommes politiques ont naturellement tendance à croire que les choses ne seront jamais aussi graves que prévu.

Il est également très problématique politiquement de se préparer à des événements simplement parce qu’ils pourraient se produire puisqu’il faut souvent dépenser d’importantes sommes d’argent uniquement pour les éviter alors qu’en fin de compte, il est difficile de prouver qu’une politique a empêché quelque chose de se produire.

C’est le paradoxe de la prévention : quelle que soit la somme d’argent mobilisée pour prévenir la prochaine pandémie par exemple, rien ne prouve que ces mesures auront un effet préventif.

Les hommes politiques hésitent donc à prendre ce type de mesures, car ils doivent ensuite les justifier devant leurs électeurs. 

Or aussi pénible que cela soit, il est difficile de prouver que le réarmement est la raison pour laquelle les Russes n’attaquent pas. En parallèle, les forces armées sont formées à envisager les pires scénarios, à s’y préparer et à espérer qu’ils ne se concrétiseront jamais.

Dans le cas spécifique de l’Allemagne — qui est le seul sur lequel je suis habilité à m’exprimer — les hommes politiques ont extrêmement peur de créer un climat de panique. 

Comme le reste du continent, le pays est confronté à une sorte de guerre hybride, avec des drones russes survolant les aéroports et certaines installations militaires ; mais les dirigeants allemands sont très réticents à dire à la population que, du point de vue russe, il s’agit d’une forme de guerre.

Ces dirigeants minimisent donc ces événements car ils craignent de paniquer l’opinion publique.

Quels éléments ont été pour vous les plus difficiles à prendre en compte et à prévoir dans l’élaboration de votre scénario ?

Tout ce qui relève de la dynamique interne à l’OTAN a été difficile à prendre en considération dans l’écriture de mon livre, car j’ai choisi d’explorer une seule hypothèse là où, bien sûr, il y aurait pu en avoir plusieurs. Je ne peux pas exclure que la discussion entre les alliés prenne avec le temps une autre direction, mais c’est quelque chose que j’ai dû laisser de côté.

Par exemple, je suis presque certain que si les Russes devaient conquérir une ville en Estonie, les Estoniens commenceraient immédiatement à les combattre, probablement rejoints par les Polonais et les pays nordiques.

Mais mon propos portait sur un scénario politique axé sur l’OTAN et sa non-intervention, en raison des intentions qu’a présentement la Russie de la démanteler.

Certains scénarios potentiels de résistance ont donc dû être laissés de côté.

Cela pourrait constituer une critique légitime de mon livre.

Plus on s’éloigne de Moscou, moins les sociétés sont disposées à payer le prix qui accompagne le réarmement des forces armées et la confrontation potentielle avec la Russie. 

Carlo Masala

Quelles étaient vos intentions en écrivant ce livre ?

J’ai écrit ce livre dans le contexte du débat euro-américain autour d’un scénario couramment admis dans lequel la Russie ne serait pas prête à envahir un État membre de l’OTAN avant 2029.

La plupart des gens discutaient alors de la possibilité que la Russie envahisse un membre de l’OTAN : certains soutenaient à juste titre que, compte tenu des difficultés auxquelles elle est confrontée en Ukraine, elle n’oserait jamais le faire.

En m’insérant dans ce débat, j’ai essayé d’introduire une autre façon d’envisager la question : pour tester l’article 5, il n’est pas nécessaire de mener une invasion à grande échelle avec six divisions de chars traversant le Bélarus et franchissant la frontière polonaise pour tenter de conquérir Varsovie. 

Au contraire, un test limité pourrait s’avérer beaucoup plus efficace pour conquérir le territoire de l’OTAN qu’un projet à grande échelle.

Il est intéressant de noter qu’il y a quelques semaines, le chef sortant des services de renseignement extérieurs allemands a été le seul à déclarer disposer de preuves selon lesquelles certains cercles à Moscou ne croient plus à l’article 5 et souhaiteraient le tester par le biais d’une attaque militaire limitée, probablement en Estonie.

C’est la bonne manière d’aborder le problème.

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26.11.2025 à 06:00

Une fuite explosive révèle la profondeur du rapprochement Trump – Poutine (texte intégral)

Gilles Gressani

Dans la nuit, Bloomberg a publié la transcription d'un échange confidentiel entre l’émissaire de Donald Trump, Steve Witkoff, et Youri Ouchakov, l'un des principaux conseillers diplomatiques de Vladimir Poutine.

Nous traduisons et commentons ce document important, qui révèle la portée du rapprochement entre la Maison-Blanche et le Kremlin — aux dépens de l'Ukraine.

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Texte intégral (2513 mots)

L’organisation interne du cabinet du second mandat de Donald Trump se distinguait, jusqu’ici du premier sur deux points : peu de fuites dans la presse, et quasiment aucun départ. Avec l’accélération du rapprochement avec la Russie, les premières grandes révélations ont commencé à émerger dans les médias.

Dans cet enregistrement daté du 14 octobre, deux conseillers des présidents russe et américain, les diplomates Steve Witkoff et Youri Ouchakov, se félicitent des avancées récentes et envisagent d’organiser un appel direct entre leurs dirigeants, afin de préparer la rencontre prévue à la Maison-Blanche avec le président Zelensky, quelques jours plus tard.

Ils discutent également d’un éventuel plan de paix : Witkoff évoque un format en « 20 points » qui semble avoir inspiré le cadre du traité — largement défavorable à l’Ukraine — que la Maison-Blanche tente actuellement d’imposer à Zelensky. Il laisse entendre que la position américaine serait favorable à des concessions territoriales substantielles de la part de l’Ukraine, à condition de pouvoir les présenter sous une lumière plus « positive », et propose même au conseiller du président russe que Vladimir Poutine flatte le président américain en le traitant d’homme de paix.

Par son ton, sa forme et son contenu, l’échange révèle une proximité inédite entre la Maison-Blanche et un régime qui, à ce jour, reste engagé dans une guerre d’agression sur le sol européen, contre un allié des États-Unis. Cette coordination informelle, de plus en plus assumée, même dans des positions officielles, ne laisse plus beaucoup de doutes sur la position politique de l’administration Trump.

Reste désormais à savoir quelle sera la position des membres du Parti républicain, que ce soit au Congrès ou au Sénat. Ce qui se joue, à cet égard, relève à la fois de la dynamique géopolitique et de la politique interne : le Parti se rangera-t-il sans réserve derrière la ligne de convergence avec Moscou imposée par la Maison-Blanche, ou ces révélations, suggérant une compromission qui aurait pu provoquer un scandale d’État en d’autres temps, suffiront-elles à susciter une résistance ?

De droite à gauche  : Yuri Ushakov, conseiller présidentiel russe, Vladimir Poutine et Steve Witkoff, lors d’une réunion le 11 avril à Saint-Pétersbourg.

14 octobre 2025

Steve Witkoff Salut, Youri.

Youri Ouchakov Oui, Steve, salut, comment vas-tu ?

Steve Witkoff Bien, Youri. Comment vas-tu ?

Youri Ouchakov Ça va. Félicitations, mon ami.

Steve Witkoff Merci.

Youri Ouchakov Tu as fait un excellent travail. Vraiment, un excellent travail. Merci beaucoup. Merci, merci.

La veille de cet appel, le 13 octobre 2025, s’était tenu un sommet international pour la paix à Gaza — le Gaza Peace Summit — à Sharm-el-Sheikh (Égypte), organisé dans le cadre de la trêve annoncée le 9 octobre. Ce sommet, largement médiatisé, a permis de mettre en scène le rôle prépondérant du président américain dans le processus de cessez-le-feu et de négociation d’un plan de paix. Steve Witkoff, en tant qu’envoyé spécial des États-Unis au Moyen-Orient, avait joué un rôle clef dans cette négociation, aux côtés du gendre du président américain, Jared Kushner.

Steve Witkoff Merci, Youri, merci pour ton soutien. Je sais que ton pays l’a soutenu, et je t’en remercie.

Youri Ouchakov Oui, oui, oui. Oui. Tu sais, c’est pour cela que nous avons suspendu l’organisation du premier sommet russo-arabe.

En mai 2025, le président russe, Vladimir Poutine, avait officiellement annoncé qu’un premier sommet Russie-Monde arabe serait organisé le 15 octobre 2025. Plusieurs dirigeants de pays arabes avaient été invités. À l’approche de la date prévue, le sommet a été reporté : selon le Kremlin, de nombreux chefs d’État arabes n’avaient pas confirmé leur présence. Selon Youri Ouchakov, ce report permettrait de laisser le champ libre aux efforts diplomatiques américains pour la mise en œuvre du plan de paix au Moyen-Orient, notamment autour de Gaza.

Steve Witkoff Oui.

Youri Ouchakov Oui, parce que nous pensons que tu fais le vrai travail, là-bas, dans la région.

Steve Witkoff Eh bien, écoute. Je vais te dire quelque chose. Je pense, je pense que si nous pouvons résoudre l’affaire Russie-Ukraine, tout le monde sautera de joie.

Youri Ouchakov Oui, oui, oui. Oui, tu n’as qu’un seul problème à résoudre. [Rires]

Steve Witkoff Lequel ?

Youri Ouchakov La guerre russo-ukrainienne.

Steve Witkoff Je sais ! Comment on règle ça ?

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Youri Ouchakov Mon ami, je voudrais juste ton avis. Penses-tu que ce serait utile, si nos chefs parlaient au téléphone ?

Steve Witkoff Oui, je pense que oui.

Youri Ouchakov Tu penses que oui. Et quand penses-tu que ce serait possible ?

Steve Witkoff Je pense que dès que vous le proposerez, mon gars est prêt à le faire.

Youri Ouchakov D’accord, d’accord.

Steve Witkoff Youri, Youri, voici ce que je ferais. Ma recommandation.

Youri Ouchakov Oui, s’il te plaît.

Steve Witkoff J’appellerais pour simplement réitérer que vous félicitez le président pour cet accomplissement, que vous l’avez soutenu, que vous respectez le fait qu’il soit un homme de paix et que vous êtes vraiment heureux d’avoir vu cela arriver. Je dirais ça. Je pense qu’à partir de là, l’appel sera très bon.

L’insistance sur l’image de Donald Trump comme « homme de paix » est devenue un véritable mantra de la diplomatie mondiale. Loin d’être anecdotique ou grotesque, plusieurs chefs d’État et de gouvernement s’appuient sur cet élément pour obtenir des concessions ou des arbitrages favorables, allant avant le 10 octobre — date de l’annonce du prix Nobel à l’activiste vénézuélienne María Corina Machado — jusqu’à appuyer la candidature du président américain à ce prix.

Parce que — laisse-moi te dire ce que j’ai dit au Président. J’ai dit au Président que vous — que la Fédération de Russie a toujours voulu un accord de paix. C’est ma conviction. Je lui ai dit que je le croyais. 

L’idée selon laquelle la Russie « a toujours voulu un accord de paix » semble être une déclaration sortie de la plus simple propagande poutinienne. Elle est évidemment largement contredite par les actions et les prises de position officielles du Kremlin. Depuis le début de l’invasion à grande échelle, en février 2022, la Russie mène une guerre d’agression pour conquérir et contrôler des territoires ukrainiens. Les conditions posées pour tout cessez-le-feu ou toute négociation sont punitives et inacceptables pour Kiev, témoignant d’un objectif maximaliste, de capitulation et de perte de souveraineté de l’Ukraine. Les bombardements d’infrastructures civiles et les crimes commis contre les populations témoignent d’une stratégie de terreur, incompatible avec une volonté de paix.

Et je pense que la question — le problème — est que nous avons deux nations qui ont du mal à trouver un compromis, et quand elles y parviendront, nous aurons un accord de paix. Je pense même qu’on pourrait établir une sorte de plan de paix en 20 points, comme nous l’avons fait pour Gaza. Nous avons créé un plan Trump en 20 points pour la paix, et je me dis que nous pourrions faire la même chose avec vous. Mon point est le suivant…

Youri Ouchakov D’accord, d’accord, mon ami. Je pense que ce point pourrait être discuté par nos dirigeants. Hé, Steve, je suis d’accord avec toi, qu’il le félicitera, qu’il dira que M. Trump est un véritable homme de paix, etc. Il le dira.

Steve Witkoff Mais voici ce qui serait incroyable.

Youri Ouchakov D’accord, d’accord.

Steve Witkoff Et si, et si… écoute-moi bien…

Youri Ouchakov Je vais en parler à mon patron, et je reviendrai vers toi. D’accord ?

Steve Witkoff Oui, parce que, écoute ce que je dis. Je veux juste que tu dises, peut-être simplement que tu dises cela au président Poutine, parce que tu sais que j’ai le plus grand respect pour le président Poutine.

Youri Ouchakov Oui, oui.

Steve Witkoff Peut-être qu’il dira au président Trump : « Tu sais, Steve et Youri ont discuté d’un plan très similaire, un plan de paix en 20 points, et cela pourrait être quelque chose qui pourrait faire bouger un peu les choses ; nous sommes ouverts à ce genre d’idées — à explorer ce qu’il faudra pour parvenir à un accord de paix. »

Maintenant, entre toi et moi, je sais ce qu’il faudra pour obtenir un accord de paix : Donetsk, et peut-être un échange de territoires quelque part. Mais je dis, au lieu de parler comme ça, parlons de manière plus positive, car je pense que nous allons arriver à un accord. Et je pense, Youri, que le président me laissera beaucoup d’espace et de latitude pour parvenir à un accord.

Par son impréparation, Steve Witkoff avait commis plusieurs erreurs majeures dans la préparation du sommet Russie–États-Unis d’Anchorage. En sous-estimant l’ampleur des prétentions territoriales russes sur l’Ukraine, il semble ici envisager d’instaurer une logique de traité secret, dans laquelle le marketing de la paix permettrait de forcer l’Ukraine à se plier.

Youri Ouchakov Je vois…

Steve Witkoff Donc, si nous pouvons créer l’opportunité que, après cela, j’ai parlé à Youri et que nous avons eu une conversation, je pense que cela pourrait mener à de grandes choses.

Youri Ouchakov D’accord, ça me semble bien.

Steve Witkoff Et voici une autre chose : Zelensky vient à la Maison-Blanche vendredi.

Youri Ouchakov Je le sais. [En ricanant]

Vendredi 17 octobre, le président ukrainien Zelensky s’est en effet rendu à la Maison-Blanche pour demander, sans succès, un soutien militaire accru, notamment des missiles Tomahawk à longue portée, fabriqués aux États-Unis.

Steve Witkoff Je vais aller à cette réunion parce qu’ils veulent que j’y sois, mais je pense que, si possible, nous devrions avoir l’appel avec ton patron avant cette réunion de vendredi.

La prudence diplomatique semble complètement absente : Witkoff affirme sans ambiguïté que les États-Unis sont prêts à se coordonner au plus haut niveau pour préparer la visite d’un chef d’État allié avec un pays qui mène depuis plusieurs années une guerre dévastatrice contre son peuple et son sol.

Youri Ouchakov Avant, avant — oui ?

Steve Witkoff Correct.

Youri Ouchakov D’accord, d’accord. J’ai compris ton conseil. Donc, j’en parle à mon patron, et ensuite, je reviens vers toi, d’accord ?

Le 16 octobre, un appel téléphonique de plus de deux heures a eu lieu entre Trump et Poutine. Les deux présidents avaient convenu d’un nouveau sommet à Budapest, après celui d’Anchorage — ce sommet a été par la suite annulé en raison du manque d’intérêt russe et de l’absence de la moindre concession de la part du Kremlin.

Steve Witkoff D’accord, Youri, je te parle bientôt.

Youri Ouchakov Très bien, très bien. Merci beaucoup. Merci.

Steve Witkoff Au revoir.

Youri Ouchakov Au revoir.

[Fin de l’appel]

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25.11.2025 à 16:19

Économie russe : pourquoi les sanctions n’ont-elles pas détruit l’industrie de Poutine ?

guillaumer

Après plus de trois ans de sanctions contre Moscou, il faut se rendre à l’évidence : l’effondrement de l’industrie russe n’a pas eu lieu.

En frappant les usines sur le territoire ennemi, l'Ukraine pratique des « sanctions par drones » — seule manière efficace de déjouer le système de cannibalisation industrielle de la Russie de Poutine.

Esfandyar Batmanghelidj analyse les raisons d'une résilience.

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Texte intégral (4594 mots)

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En février 2022, alors que les dirigeants américains et européens imposaient de vastes sanctions économiques à la Russie à la suite de l’invasion de l’Ukraine, ils s’engageaient à écraser l’économie russe, en particulier l’industrie.

Alors que la guerre approche de son quatrième anniversaire, de nouvelles sanctions continuent d’être imposées aux grandes entreprises russes.

Les mesures prises contre les géants pétroliers Lukoil et Rosneft, qui font désormais l’objet de sanctions secondaires américaines, marquent une nouvelle phase importante dans cette offensive.

Si l’économie russe n’a pas été anéantie, les prévisions budgétaires, les projections de croissance et les enquêtes de confiance des entreprises indiquent toutes que l’augmentation progressive de la pression économique commence à poser des problèmes aigus aux décideurs politiques russes.

Ce ralentissement tardif de l’économie avait été annoncé : Maria Shagina a été l’une des premières analystes à redéfinir les attentes 59 quant aux résultats que la coercition économique pourrait obtenir en Russie. Dans un article publié en 2023, elle suggérait qu’avec le temps, l’économie russe serait confrontée à une « érosion lente » due aux sanctions. Confirmant sa thèse, les décideurs politiques russes sont aujourd’hui confrontés aux limites structurelles inhérentes au « keynésianisme militaire » qui a temporairement stimulé la croissance du pays face au durcissement des sanctions.

C’est pourtant trop peu — et trop tard.

Lors d’une récente table ronde 60, l’historien Niall Ferguson — qu’on ne peut pas accuser d’être sensible à la propagande de Moscou — a déclaré que « le régime de sanctions a complètement échoué » à modifier le cours de la guerre. Il a ensuite qualifié 61 le plan en 28 points du président Trump pour mettre fin à la guerre de « base raisonnable pour des négociations ».

En privé, les responsables occidentaux admettent que les armes économiques ne peuvent pas faire pencher la balance dans une guerre d’usure : l’économie russe est trop importante et l’économie ukrainienne trop faible pour que les sanctions aient un impact sur le champ de bataille.

Bien qu’elle n’ait entrepris qu’une militarisation partielle de l’économie, la production industrielle russe reste robuste et les usines du pays continuent de produire des armes et des munitions. Il faudrait un effondrement spectaculaire de la production industrielle pour égaliser les chances avec l’Ukraine. Aujourd’hui, certes, la production se contracte 62 dans les deux tiers des sous-secteurs manufacturiers russes. Pour autant, cette contraction ne présage pas un effondrement.

Les raisons d’une résilience

Comme l’a récemment fait valoir Alexandra Prokopenko 63, « le paradoxe de l’économie de guerre russe est qu’elle est à la fois forte et fragile ».

La mobilisation décentralisée des capacités industrielles, impliquant aussi bien les géants publics que les petites entreprises privées, repose sur la réorganisation réussie des chaînes d’approvisionnement afin de maintenir les stocks nécessaires de matières premières et, surtout, de biens d’équipement.

La principale adaptation a consisté en un passage rapide et décisif des fournisseurs industriels européens aux fournisseurs chinois. En 2021, seulement 30 % des importations russes de biens d’équipement provenaient de Chine. L’année dernière, ce chiffre était de 75 %. Une certaine dépendance à l’égard des pièces et équipements européens persiste ; néanmoins, lorsque ces biens ne sont pas disponibles directement, ils peuvent être achetés en tant qu’importations parallèles via des pays tiers.

Le recours aux sanctions a été une stratégie irréaliste, permettant aux gouvernements occidentaux d’éviter un véritable engagement politique et militaire en faveur de la victoire ukrainienne.

Esfandyar Batmanghelidj

Une adaptation secondaire a vu les entreprises russes se lancer dans une industrialisation par substitution des importations. En général, cette substitution 64 est « technologiquement régressive », ce qui signifie que les produits contenant davantage de pièces locales sont généralement moins performants ou de moindre qualité. Il est difficile d’évaluer l’ampleur de la régression technologique, car la qualité et la sophistication des produits finis ne sont pas mesurées dans les statistiques de production ; sur le front cependant, la Russie dépend de plus en plus de drones de faible technologie et de véhicules militaires soviétiques remis à neuf, ce qui reflète les limites technologiques de l’économie de guerre.

Compte tenu de la volonté de sacrifier les technologies les plus avancées, il n’est pas surprenant que les entreprises industrielles russes aient réussi à développer de nouvelles chaînes d’approvisionnement et à maintenir leur production. De nombreux intrants manufacturiers sont petits, relativement bon marché et produits dans de nombreux pays. Les sanctions et les contrôles à l’exportation ne peuvent ainsi pas limiter de manière décisive l’accès de la Russie à ces biens intermédiaires.

La production industrielle ne dépend cependant pas uniquement des intrants : les biens d’équipement sont la colonne vertébrale de toute économie industrialisée. Peu importe que l’entrepôt d’une entreprise soit rempli de pièces si un équipement essentiel, tel qu’une machine CNC ou une presse hydraulique, tombe en panne et ne peut être réparé ou remplacé.

En ce sens, la question de savoir si une économie industrielle est confrontée à la « lente érosion » des sanctions dépend principalement de la relation entre la disponibilité des biens d’équipement, l’entretien de ceux déjà acquis et la production industrielle. Si les sanctions compromettent la capacité du pays visé à réparer ou à renouveler ses biens d’équipement — les machines, les véhicules, les outils et les bâtiments utilisés pour produire des biens —, la production industrielle diminuera inévitablement au fil du temps.

L’« érosion lente » d’une économie sanctionnée : le cas iranien

Cette relation est clairement illustrée par l’impact des sanctions sur le stock de capital en Iran.

L’imposition de sanctions financières et énergétiques majeures en 2012, puis leur réimposition en 2018, ont constitué deux chocs pour l’économie iranienne qui ont dégradé le stock de capital du pays. Les sanctions ont été associées à une baisse importante de la formation de capital fixe.

Dans l’ensemble, les sanctions créent une incertitude macroéconomique, déclenchent l’inflation et augmentent le coût du capital, autant de facteurs qui entravent l’investissement 65. En Iran, la formation brute de capital fixe a stagné depuis l’imposition de sanctions importantes et reste inférieure de 40 % à son pic de 2012. Comme l’a averti un récent éditorial 66 publié dans le principal journal financier iranien, « la diminution de la formation de capital fixe est un signal d’alarme pour les perspectives de croissance économique dans les années à venir ».

Outre leur impact sur l’investissement, les sanctions ont également limité la disponibilité des biens d’équipement, ce qui signifie que même les entreprises iraniennes disposant de liquidités à investir peuvent avoir du mal à accroître leur capacité de production. Si ces entreprises se sont tournées vers des fournisseurs industriels chinois plutôt qu’européens à la suite des sanctions, même les fabricants chinois de machines et d’équipements restent réticents à traiter avec des clients iraniens 67.

Ces contraintes ont conduit à une situation surprenante où il est moins coûteux de construire une nouvelle usine en Iran que d’acheter une installation industrielle existante ; les investisseurs paient un supplément pour éviter l’incertitude et les retards liés à l’achat et à l’importation de nouvelles machines industrielles et parcourent le pays à la recherche de machines à acheter sur le marché secondaire.

Lorsque les sanctions occidentales n’ont pas réussi à affaiblir les usines russes, l’Ukraine a cherché à les détruire : c’est là une approche plus réaliste.

Esfandyar Batmanghelidj

Il faut noter qu’à la suite des chocs liés aux sanctions de 2012 et 2018, la baisse des importations de biens d’équipement en Iran a été plus forte que celle de la production industrielle. En 2004, à l’apogée de l’industrialisation iranienne, la valeur totale des importations de biens d’équipement équivalait à 14 % de la valeur de la production industrielle. En 2024, cette proportion est tombée en dessous de 5 %. En maximisant leur production sans réparer, remplacer ou moderniser de manière adéquate leurs machines industrielles, les entreprises iraniennes ont en fait accéléré la dépréciation de leur stock de capital.

Cette réalité montre comment les sanctions peuvent induire des périodes de pression pour l’industrie qui, à terme, conduisent à un déclin permanent de la production industrielle. Les récentes pénuries d’électricité en Iran sont peut-être l’exemple le plus visible de ce phénomène : la production d’électricité n’a pas réussi à suivre la demande croissante précisément parce que les sanctions empêchent les autorités iraniennes de moderniser les centrales électriques 68 et le réseau du pays.

Comment l’industrie russe se maintient

L’exemple iranien montre clairement qu’à long terme, les sanctions peuvent avoir un impact négatif sur la production industrielle en accélérant la pression sur le secteur industriel et en compromettant le renouvellement du stock de capital. Mais qu’en est-il de la situation en Russie ? L’industrie russe est-elle également sous pression ?

Les importations russes de biens d’équipement ont diminué à la suite des sanctions : elles ont totalisé 69 milliards de dollars en 2024, soit une baisse de 33 % par rapport à leur niveau de 2021. De plus, en 2008, lors d’un boom des investissements alimenté par un supercycle des matières premières, la valeur totale des importations de biens d’équipement représentait un peu moins de 20 % de la valeur de la production industrielle ; en 2024, cette proportion était tombée à un peu plus de 10 %, ce qui représente une baisse significative, mais reste plus du double de la proportion observée en Iran.

Dans l’ensemble, la compression des importations de biens d’équipement ne semble pas avoir freiné de manière significative la formation de capital fixe. Stimulée par l’augmentation des dépenses publiques après l’invasion, la formation de capital fixe en Russie a atteint des niveaux qui n’avaient plus été observés depuis 2013, juste avant l’imposition des sanctions contre la Crimée et la chute des prix mondiaux du pétrole.

Ces dynamiques suggèrent que l’industrie russe n’est pas encore sujette à de grandes pressions : le maintien de la production à son niveau actuel ne contribue pas à la dégradation du stock de capital, car la Russie reste globalement capable d’importer des biens d’équipement et de mobiliser des investissements.

Alors que le gouvernement russe réduit ses dépenses en réponse au durcissement des sanctions, la formation de capital pourrait en pâtir. Comme en Iran, un plus grand nombre d’entreprises industrielles russes pourraient commencer à ressentir la « lente érosion » des sanctions, car celles-ci et les difficultés économiques qui en découlent rendent difficile la réparation ou le remplacement des équipements industriels et des véhicules.

Les responsables occidentaux ne doivent cependant pas supposer que ce processus, même s’il s’accélère, pourrait changer le cours de la guerre en Ukraine.

En effet, la Russie est l’un des rares pays où le développement économique s’est accompagné d’une dépréciation spectaculaire 69.

L’État russe a hérité de l’immense « patrimoine matériel » de l’économie soviétique, mais une grande partie de la base industrielle soviétique n’était pas compétitive ou, comme dans le cas des usines d’armement, superflue. L’histoire de la reprise économique post-soviétique de la Russie est ainsi centrée sur la lutte pour une utilisation plus efficace et efficiente des immobilisations.

Selon les données du Service fédéral des statistiques, le taux d’utilisation des capacités de la Russie était de 61 % en septembre 2025, soit une baisse de seulement 6 points de pourcentage par rapport à son pic de 2008. À titre de comparaison, le taux d’utilisation des capacités en Allemagne est actuellement de 76 % : en d’autres termes, la capacité budgétaire du gouvernement est une contrainte beaucoup plus pressante sur la production industrielle russe que l’utilisation des immobilisations.

Des leçons pour l’Europe

Cela pose deux défis sans doute insurmontables aux décideurs politiques occidentaux qui cherchent à utiliser les sanctions pour écraser la production industrielle russe.

Premièrement, la durée de vie des actifs industriels est généralement longue, ce qui signifie que les sanctions peuvent être très lentes à produire leurs effets. La durée de vie standard d’une centrale électrique est de 30 ans, celle d’une cimenterie de 20 ans, celle d’une aciérie de 15 ans et celle d’une usine de production d’équipements électriques de 10 ans. Comme le montre clairement l’expérience des entreprises industrielles iraniennes, la durée de vie des actifs peut être prolongée dans le but de maximiser leur utilisation et leur production. La formation de capital fixe iranienne est en berne depuis des années, mais la production d’acier reste à des niveaux historiquement élevés.

Deuxièmement, non seulement les décideurs politiques peuvent trouver des moyens de maintenir la production avec des équipements vieillissants, en particulier s’ils acceptent un certain degré de régression technologique, mais ils peuvent également redistribuer les ressources et concentrer leurs efforts de contournement des sanctions afin de stimuler les secteurs stratégiques. Il devient de plus en plus difficile pour les décideurs politiques russes de faire fonctionner leur machine de guerre ; mais tant que la production de guerre restera une priorité, il est peu probable que les sanctions puissent créer une pression suffisante sur l’industrie pour nuire à la production, en particulier si le gouvernement reste disposé à consacrer davantage de ressources budgétaires à la production industrielle.

Les responsables occidentaux admettent que les armes économiques ne peuvent pas faire pencher la balance dans une guerre d’usure.

Esfandyar Batmanghelidj

Comme l’a fait remarquer Prokopenko, s’il serait politiquement risqué pour Poutine de réemployer des biens de l’économie civile aux fins de l’économie de guerre 70 — en somme, de cannibaliser la première —, il conserve la capacité de « militariser davantage l’économie [russe] en convertissant davantage d’industries civiles pour répondre aux besoins de la production militaire, en construisant de nouvelles usines et en attirant davantage de personnes vers l’industrie de la défense grâce à des salaires plus élevés, des exemptions de conscription et des campagnes de recrutement élargies 71 ».

Depuis le début de la guerre en Ukraine, les responsables occidentaux ont considéré l’arme économique comme un exemple de ce que Clausewitz appelait « une solution parfaite et complète, exempte de toute réaction ».

À cet égard, le recours aux sanctions était une stratégie irréaliste, qui a en fait permis aux gouvernements occidentaux d’éviter un véritable engagement politique et militaire en faveur de la victoire ukrainienne.

Alors que les Occidentaux peinaient à admettre les limites évidentes de leurs politiques de sanctions, les dirigeants ukrainiens ont pris les choses en main, lançant récemment une campagne audacieuse de frappes de drones visant des raffineries, des usines, des ports et des voies ferrées situés au cœur de la Russie.

Zelensky a qualifié ces frappes militaires de « sanctions par drones », inversant habilement la logique des sanctions occidentales pour souligner que la force militaire est le seul moyen d’imposer une véritable pression économique à la Russie 72.

Lorsque les sanctions occidentales n’ont pas réussi à affaiblir les usines russes, l’Ukraine a cherché à les détruire : c’est là une approche plus réaliste.

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24.11.2025 à 19:00

« La Corée du Nord est en mesure de détruire des cibles aux États-Unis et en Europe » : Joel S. Wit décrypte les bombes de Pyongyang

Matheo Malik

Alors que la Corée du Nord poursuit son programme nucléaire, les négociations pour son désarmement sont au point mort.

En trente ans, les États-Unis ont voulu endiguer la menace nord-coréenne par tous les moyens — ils doivent aujourd’hui reconnaître leur échec.

Joel S. Wit a participé activement aux négociations et signe un ouvrage de référence sur le sujet — il analyse pour le Grand Continent les raisons d’une impasse diplomatique.

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Texte intégral (6356 mots)

Que sait-on des capacités nucléaires et balistiques dont dispose aujourd’hui la Corée du Nord ? Est-elle en mesure de frapper avec des armes nucléaires le territoire américain ou le territoire européen ?

Joel S. Wit Si les experts peuvent diverger sur certains aspects techniques, tout responsable gouvernemental américain ou européen doit partir du principe que la Corée du Nord est en mesure de détruire des cibles aux États-Unis et en Europe.

Les dirigeants occidentaux doivent se préparer à cette éventualité. 

Les scénaristes le font déjà : vous avez peut-être vu le récent film House of Dynamite. Dans cette fiction, le missile qui se dirige vers Chicago provient des environs de la Corée du Nord — même si le nom de ce pays n’est jamais explicitement prononcé. Cela reflète la réalité avec laquelle nous devons désormais composer : les missiles nord-coréens sont capables de parcourir de très longues distances en très peu de temps.

Cette situation n’était pas inévitable. Vous rappelez le succès remporté par l’administration Clinton, qui avait obtenu la signature d’un accord-cadre sur le nucléaire avec la Corée du Nord en 1994. 

Au début des années 1990, lorsque le président Clinton était au pouvoir, la Corée du Nord n’avait pas encore produit de combustibles nucléaires. Elle était sur le point de le faire, mais elle ne disposait ni de matières premières, ni de bombes, et ses missiles avaient une portée très courte. À ce moment-là, le terrain était propice à un accord diplomatique, que nous avons conclu en 1994.

Il s’agissait d’un accord de dénucléarisation. 

La Corée du Nord devait renoncer à tout ce qui était lié à son programme nucléaire. En échange, nous promettions de lui fournir deux nouveaux réacteurs qui ne pourraient pas produire de matières pour fabriquer des bombes, et du mazout pour faire fonctionner leurs centrales électriques. En outre, les États-Unis acceptaient d’engager un processus visant à améliorer leurs relations avec la Corée du Nord.

Pour nous c’était donc un bon accord : nous mettions fin à leur programme nucléaire qui, selon les estimations de nos services de renseignement, aurait permis de produire jusqu’à 100 armes nucléaires d’ici la fin de la décennie 1990. L’accord était également bon pour eux, car à ce moment-là, la Corée du Nord souhaitait améliorer ses relations avec Washington et était prête à renoncer à son programme nucléaire pour atteindre cet objectif.

Pourtant, l’administration de George W. Bush n’a pas concrétisé ces promesses — préférant adopter une posture de confrontation avec Pyongyang plutôt que de poursuivre sur la voie diplomatique. 

Tout le monde connaît la posture de l’administration Bush en matière de politique étrangère. Elle s’est exprimée lors de l’invasion de l’Irak et de l’Afghanistan, mais aussi dans le cas de la Corée du Nord.

L’administration Bush ne croyait pas aux négociations. Elle croyait en la puissance américaine et en notre capacité à forcer les autres pays à renoncer à leurs intérêts nationaux. La manière dont elle a traité la Corée du Nord en est un excellent exemple.

Lorsque l’administration Bush est arrivée au pouvoir, la plupart des hauts fonctionnaires qui la composaient pensaient que l’accord-cadre de 1994 était une grave erreur ; d’abord pour une raison idéologique — il avait été négocié avec un régime malfaisant — mais aussi parce que les Nord-Coréens menaient des activités nucléaires qu’ils n’auraient pas dû entreprendre.

Les Nord-Coréens jouaient secrètement avec l’idée de produire de l’uranium enrichi pour fabriquer des armes nucléaires ; nous l’avons découvert à la fin de l’administration Clinton et avons élaboré un plan pour les en empêcher. Bien sûr, ce n’est pas le vice-président Al Gore qui a remporté l’élection, mais George Bush, et les efforts nord-coréens se sont poursuivis sans être contrariés.

Kim Jong-un s’est montré beaucoup plus déterminé que son père à se doter d’un arsenal.

Joel S. Wit

Que s’est-il passé alors ?

En 2002, le programme avait progressé, et les néoconservateurs de l’administration Bush ont décidé de poser un ultimatum aux Nord-Coréens : mettre fin au programme nucléaire ou subir les conséquences de leur obstination.

Ces néoconservateurs n’ont pas proposé une voie médiane, qui aurait consisté à confronter les Nord-Coréens à leurs violations de l’accord de 1994, à exiger qu’ils y mettent un terme et à leur imposer des inspections pour s’en assurer. Or s’il y a une chose que les Nord-Coréens détestent, ce sont les ultimatums ; ils l’ont donc naturellement rejeté, en proposant toutefois de renégocier l’accord de 1994. L’administration Bush a rejeté cette offre.

Lorsque les Nord-Coréens ont finalement décidé de relancer leur programme nucléaire, l’administration Bush n’a pas su réagir, car elle n’avait rien anticipé. Ce n’est qu’au cours du second mandat de George Bush, qui a débuté en 2003, qu’il s’est décidé à essayer de négocier un nouvel accord, reprenant celui qu’il avait rejeté.

À la fin de son mandat, aucun accord n’avait été conclu. Lorsqu’il a quitté ses fonctions, la situation était devenue très confuse.

Barack Obama a pour sa part adopté une politique de « patience stratégique » à l’égard de la Corée du Nord — qui s’est avérée tout aussi inefficace.

Obama a hérité de ce gâchis.

Avant qu’il ne remporte l’investiture démocrate, lors d’un débat avec Hillary Clinton, il avait déclaré qu’il allait tendre la main aux dictateurs étrangers. Mais il ne l’a jamais vraiment fait avec la Corée du Nord.

Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, les Nord-Coréens ont eu du mal à passer de décennies de confrontation à la mise en place d’une coopération avec les États-Unis ; ils ont continué à tester leurs armes, au cas où la diplomatie ne fonctionnerait pas. Ainsi, lorsque Obama est entré en fonction, la Corée du Nord a procédé à des essais d’armes de destruction massive, ce qui a convaincu le président américain de ne même pas essayer de conclure des accords.

Pendant huit ans, l’administration Obama a donc en effet adopté une approche de « patience stratégique », qui consistait à faire pression sur la Corée du Nord afin qu’elle revienne à la table des négociations et accepte les conditions américaines. Cela n’a pas fonctionné : en huit ans, l’arsenal de la Corée du Nord est passé d’une poignée de missiles pouvant seulement atteindre le Japon et de quelques armes nucléaires, à un arsenal capable de détruire des villes américaines.

Ce fut donc un échec cuisant. Un responsable de la Maison-Blanche m’a confié que l’administration Obama était passée par les cinq étapes du deuil dans ses relations avec la Corée du Nord : elle a commencé par le déni et a fini par l’acceptation. À la fin de son mandat, Obama s’est décidé à négocier un accord, mais le temps a manqué pour y parvenir.

Derrière la « patience stratégique » prônée par Barack Obama, il y avait l’espoir de parvenir à faire s’effondrer de l’intérieur le régime nord-coréen. Pourquoi cela n’a-t-il pas fonctionné ? Comment expliquer la résilience de cette dictature ?

Obama semblait effectivement croire que le régime nord-coréen pourrait s’effondrer.

En 2015, il a souligné le rôle que les médias avaient joué dans le déclenchement des Printemps arabes. Il pensait que la même chose pourrait arriver en Corée du Nord.

Cette théorie était défendue à l’époque par les néoconservateurs, qui ne voulaient pas parler avec la Corée du Nord et espéraient donc qu’elle s’effondre et disparaisse d’elle-même, afin que nous n’ayons plus à nous en occuper. 

La politique d’Obama à l’égard de Pyongyang s’est donc résumée à une « diplomatie coercitive ». L’idée était que, soumise à une pression suffisamment forte, principalement par le biais de sanctions, la Corée du Nord finirait par se sentir obligée de revenir à la table des négociations et de conclure des accords avec les États-Unis. Le problème, c’est que ces sanctions n’ont jamais été appliquées sérieusement.

De plus, la Corée du Nord est bien plus résistante que la plupart des gens ne le pensent. Les experts qui, comme moi, ont l’habitude de s’y rendre, de discuter avec des Nord-Coréens, de travailler avec eux et qui connaissent bien leur histoire, savent que ce régime n’est pas fragile, contrairement à ce que l’on croit généralement. Ce n’est pas l’Union soviétique. Il est très résistant et capable de faire face à la pression extérieure.

Il n’est donc pas surprenant que la Corée du Nord n’ait pas cédé à la diplomatie coercitive d’Obama. À la fin de son deuxième mandat, Washington a dû reconnaître cette réalité.

Tout responsable gouvernemental américain ou européen doit partir du principe que la Corée du Nord est en mesure de détruire des cibles aux États-Unis et en Europe.

Joel S. Wit

La mort de Kim Jong-il et l’arrivée au pouvoir à Pyongyang de son fils Kim Jong-un en 2011 a-t-elle marqué une inflexion dans la conduite nord-coréenne des discussions sur le nucléaire ?

Le passage de relais a surtout marqué un tournant important dans le développement de l’arsenal nucléaire et balistique nord-coréen. Kim Jong-un est très différent de son père.

Kim Jong-il poursuivait lentement son programme d’armement nucléaire et balistique. Il effectuait des essais peu fréquents de missiles à longue portée et d’engins nucléaires. Kim Jong-un s’est montré beaucoup plus déterminé à se doter d’un arsenal, ce qui est devenu très clair à la fin du mandat d’Obama, lorsqu’il a multiplié les essais d’armes. 

Dans le même temps, il a mené une diplomatie très active tout au long du second mandat d’Obama. À plusieurs reprises, les Nord-Coréens ont clairement indiqué qu’ils étaient prêts à discuter. Malheureusement, pendant une grande partie du second mandat, l’administration Obama n’a pas voulu engager de discussions. Les États-Unis avaient d’autres priorités en matière de politique étrangère et n’ont pas répondu positivement à ces initiatives.

Kim a donc décidé de poursuivre son programme nucléaire selon sa propre version de la « diplomatie coercitive », afin d’obtenir une réponse positive. À la fin du mandat d’Obama, les Nord-Coréens ont intensifié leurs essais nucléaires et balistiques. Cela a finalement convaincu l’administration Obama qu’elle devait conclure un accord. Le problème c’est qu’en 2016, c’est Donald Trump — et non Hillary Clinton — qui a remporté les élections…

Durant son premier mandat, Trump a tenté de rouvrir sérieusement la voie de la négociation avec Kim Jong-un. Pourquoi cela n’a-t-il pas fonctionné ?

La première élection de Donald Trump a été une bonne chose pour la reprise des négociations avec la Corée du Nord.

Trump était ouvert à l’idée d’un sommet et cela correspondait exactement à ce que voulaient les Nord-Coréens. Or comme Kim Jong-un était la seule personne en Corée du Nord à pouvoir accepter la dénucléarisation du pays, cela avait beaucoup de sens.

L’engagement de Kim Jong-un dans les négociations est souvent minimisé, mais je pense pouvoir affirmer clairement qu’il était sérieux : les dirigeants nord-coréens successifs, Kim Il-sung, Kim Jong-il et Kim Jong-un, ont toujours nourri l’espoir de moderniser leur économie, mais n’ont jamais pu y parvenir en raison du poids des dépenses militaires.

Juste avant le sommet de Hanoï, au début de l’année 2019, Kim Jong-un a prononcé son habituel discours du Nouvel An. Il y a fait allusion à de futures initiatives pour la nouvelle année : en tête de liste figurait l’amélioration des relations avec les États-Unis, mais également l’objectif de modernisation économique, de réduction des dépenses militaires et de réorientation des ressources économiques vers le développement de l’économie civile.

Ce discours a bien sûr été largement relayé par les médias nord-coréens. Il ne s’agissait pas d’un discours destiné uniquement aux étrangers, mais également à son peuple. C’est un élément important qui, selon moi, échappe à la plupart des analystes : bien que les sommets avec Trump aient échoué, Kim Jong-un était sérieux lorsqu’il s’est engagé sur la voie des négociations.

La Chine et la Russie soutiennent désormais pleinement la Corée du Nord ; elles n’appuient ni les sanctions existantes, ni l’imposition de nouvelles.

Joel S. Wit

Si les deux parties étaient prêtes à négocier sincèrement un accord, pourquoi les négociations ont-elles échoué ?

Le sommet de Hanoï en février 2019 et celui qui s’est tenu dans la zone coréenne démilitarisée (DMZ) le 30 juin 2019 ont tous deux été des désastres.

Celui de Hanoï, d’abord, aurait pu être un énorme succès.

Lors des négociations qui ont précédé le sommet entre l’envoyé spécial américain Stephen Biegun et les Nord-Coréens, un projet de document d’environ dix pages a été rédigé. Ce document proposait une résolution de presque toutes les questions qui avaient été discutées entre les États-Unis et la Corée du Nord depuis le début des années 1990 — allant de l’établissement de relations diplomatiques à la négociation d’un traité de paix.

Seules deux questions principales restaient à régler : l’une concernait le processus de dénucléarisation, l’autre la levée des sanctions. C’était à Trump et Kim de décider de l’échange entre la dénucléarisation nord-coréenne et la levée des sanctions américaines et internationales contre la Corée du Nord. C’était tout à fait logique : les grandes questions sont généralement résolues par les dirigeants eux-mêmes lors des sommets.

Kim Jong-un est arrivé avec une position de départ forte : il n’accepterait de démanteler que la principale installation nucléaire nord-coréenne connue, située à Yongbyon, et non les autres installations nucléaires dont nous connaissions l’existence. En échange de quoi, il exigeait que les États-Unis et les Nations unies lèvent toutes les sanctions contre la Corée du Nord. Trump n’a pas accepté cette proposition.

Trump ne poussait pas pour autant en faveur d’un prétendu « grand accord » de dénucléarisation de la Corée du Nord. Il était prêt à accepter un petit accord, mais pas celui proposé par Kim. Le président américain a proposé d’accepter le démantèlement de Yongbyon, mais en échange d’une levée partielle des sanctions. Il n’envisageait de lever toutes les sanctions qu’en échange de la fermeture des autres installations.

La première réaction de Kim a été de rejeter la proposition ; les pourparlers ont donc été suspendus et Trump a voulu quitter le sommet plus tôt que prévu, en voulant passer à autre chose. Donald Trump n’est pas réputé pour sa patience et Anthony Fauci l’a sur ce point comparé un jour à un enfant de maternelle : on le surnomme « l’homme des deux minutes ».

Or pendant ce temps, Stephen Biegun rencontrait un proche collaborateur de Kim Jong-un dans un couloir et les négociations progressaient. Trump est cependant passé devant eux en sortant, ce qui a mis fin aux discussions ; tout le monde a dû ainsi suivre le président, car ils ne pouvaient pas rester en arrière dès lors qu’il avait manifesté son intention de partir.

Les discussions de couloir n’auraient peut-être pas résolu les questions en suspens, mais elles avaient permis de progresser. On peut se demander ce qui se serait passé si Trump était resté jusqu’à la fin du sommet.

Lorsque le Air Force One a décollé de Hanoï, la première chose que Trump a faite a été d’appeler le président sud-coréen Moon Jae-in, qui avait régulièrement rencontré Kim Jong-un et entretenait de bonnes relations avec lui. Trump lui a demandé de contacter Kim pour savoir comment il se sentait.

Kim était manifestement très en colère, d’après quelques échos ; Trump a demandé à Moon d’appeler Kim Jong-un, à plusieurs reprises. Il a donc peut-être compris qu’il n’avait pas bien agi en quittant la table des négociations.

Si les dirigeants nord-coréens ont toujours nourri l’espoir de moderniser leur économie, ils n’ont jamais pu y parvenir en raison du poids des dépenses militaires.

Joel S. Wit

Certains ont accusé John Bolton d’être responsable de ce raté.

John Bolton, un néoconservateur issu de l’administration Bush, s’est effectivement efforcé de faire annuler l’accord conclu par Clinton en 1994 et détestait l’idée même de dialoguer avec les Nord-Coréens. Il préférait recourir à des moyens militaires pour traiter avec eux. Toutefois, l’idée que Bolton aurait influencé le président Trump pour qu’il quitte la table des négociations est un mythe. 

Bolton n’a pas vraiment participé à la prise de décision pendant la majeure partie de la période qui a précédé les sommets de Trump. Il a été écarté par le secrétaire d’État, Mike Pompeo, et Stephen Biegun, qui travaillait pour le premier. Bolton a été tenu à l’écart du sommet ; dans les Mémoires qu’il a publiées en 2020, il explique que toutes les suggestions qu’il a faites au président Trump ont été rejetées d’emblée.

En fait, Trump avait la bonne approche : commencer par un petit accord, puis avancer pas à pas vers la dénucléarisation. John Bolton détestait cette manière de faire. Après quelques mois, après une accalmie et alors qu’il était devenu très clair que Kim Jong-un n’était pas satisfait, Trump a tweeté qu’il était à Tokyo et a invité Kim à le rencontrer dans la zone démilitarisée. Étonnamment, la rencontre a eu lieu quelques jours plus tard.

Mais cette deuxième rencontre, en juin 2019, s’est également soldée par un échec.

Lors de cette rencontre, il est apparu une fois de plus que Kim Jong-un n’était pas satisfait de ce qui s’était passé à Hanoï. Il l’a clairement fait savoir à Trump lors d’une séance privée. 

À la fin de la réunion, les deux hommes ont pourtant convenu de relancer les pourparlers entre Stephen Biegun et le négociateur nord-coréen, ce qui constituait une évolution positive.

Lors de sa rencontre avec Kim, Trump a promis d’annuler un prochain exercice militaire conjoint entre les armées américaine et sud-coréenne ; malgré cela, après la fin de la rencontre, l’exercice a tout de même eu lieu.

Nous avons désormais accès aux lettres privées de Kim à Trump et il est clair que Kim Jong-un était furieux. Lorsque Biegun a finalement rencontré les Nord-Coréens cet automne-là, la réunion n’a duré qu’une journée. La pandémie de Covid a marqué la fin de la politique d’engagement de l’administration Trump à l’égard de la Corée du Nord.

D’un côté, Trump s’est engagé dans la voie de la négociation avec la Corée du Nord, allant même jusqu’à rencontrer Kim Jong-un ; de l’autre, il a mis fin à l’accord sur le nucléaire (JCPOA) qui avait été trouvé avec l’Iran par son prédécesseur. N’est-ce pas une contradiction ?

Une anecdote amusante circule à propos de la rencontre entre Trump et Obama dans le Bureau ovale, pendant le moment de passation après les élections de 2016.

Tout le monde s’attendait à ce que cette rencontre soit un désastre tant les deux hommes se détestaient. Pourtant, lors de cette rencontre, Trump a de manière assez cocasse approuvé toutes les initiatives prises par Obama en matière de politique intérieure et étrangère.

En dépit de ses bonnes paroles, Trump s’est méticuleusement attaché pendant son mandat à détruire tout ce qu’Obama avait accompli — y compris l’accord avec l’Iran.

D’après ce qu’affirme John Bolton dans ses Mémoires, mais aussi d’autres sources, Trump voulait conclure son propre accord avec l’Iran. Il était ouvert à l’idée de rencontrer les dirigeants iraniens et a poursuivi cet objectif très discrètement pendant son mandat.

Cela explique en grande partie ce qui s’est passé avec l’accord de 2015 : étant donné que Trump voulait conclure son propre accord avec l’Iran, il devait éliminer celui d’Obama. Cela faisait partie de sa stratégie de « diplomatie coercitive ».

Tout le monde s’attendait à une escalade des tensions si l’accord avec l’Iran était violé ; Trump interviendrait alors, organiserait un sommet, conclurait un accord et, avec un peu de chance, obtiendrait son prix Nobel…

Durant toutes ces années, quel rôle ont joué la Chine et la Russie dans le bras de fer entre la Corée du Nord et les États-Unis sur la question nucléaire ?

Pendant des années, Pékin et Moscou ont soutenu le principe des négociations.

Cela a été vrai pendant la majeure partie de la période dont nous parlons, des années 1990 à 2020.

Durant cette période, la Russie n’a toutefois pas joué un rôle crucial. L’Union soviétique était autrefois un acteur important dans la péninsule coréenne, mais après son effondrement, la Fédération de Russie avait d’autres questions à traiter. Elle soutenait la diplomatie, mais ne faisait pas grand-chose de plus.

La Chine, en revanche, a été un acteur important en raison de ses liens économiques avec la Corée du Nord. Sans revenir sur le détail de trente ans d’histoire, il y a eu des moments où la Chine a fortement soutenu la diplomatie et d’autres, lorsque les États-Unis ont voulu accroître la pression sur la Corée du Nord par des sanctions, où elle a résisté — craignant que la Corée du Nord ne s’effondre et que cela ne provoque le chaos à ses frontières. La politique chinoise a donc beaucoup oscillé pendant trente ans.

À la fin du mandat d’Obama, alors que les programmes balistique et nucléaire nord-coréens devenaient clairement de plus en plus puissants, les Chinois ont soutenu des sanctions pour tenter d’imposer des contraintes à l’économie nord-coréenne. Si les Chinois ont intensifié leur pression, celle-ci n’a pourtant jamais atteint le niveau souhaité par l’administration Obama. Sous la présidence de Trump, Pékin a également soutenu des sanctions plus sévères à certains moments.

Cela contraste fortement avec la situation actuelle. La Chine et la Russie soutiennent désormais pleinement la Corée du Nord ; elles n’appuient ni les sanctions existantes, ni l’imposition de nouvelles. De plus, la Russie a développé une relation très étroite avec la Corée du Nord, ce qui, à mon avis, a un impact énorme sur l’avenir de l’Asie du Nord-Est.

Comment l’échec américain à endiguer le nucléaire nord-coréen a-t-il été vécu en Corée du Sud ? Séoul a-t-il encore confiance dans le parapluie américain ? 

Il était tout à fait prévisible qu’à mesure que la puissance des missiles et le stock d’armes nucléaires de la Corée du Nord augmenteraient — menaçant les villes américaines — les Coréens du Sud commenceraient à douter de la capacité des États-Unis à protéger leur pays.

En tant qu’Européens, vous savez déjà tout de la question de la dissuasion élargie : on se demande en Europe si les États-Unis exposeraient New York pour pouvoir atteindre Moscou. Les Sud-Coréens ont commencé à se poser les mêmes questions que les Européens : les États-Unis seraient-ils prêts à mettre leurs villes en danger pour protéger la Corée du Sud ?

À la fin du mandat de Park Geun-hye, les Sud-Coréens ont discrètement approché l’administration Obama pour savoir si Washington serait prêt à redéployer des armes nucléaires dans la péninsule coréenne. Entre les années 1950 et 1980, les États-Unis disposaient de centaines d’armes nucléaires tactiques en Corée du Sud, qui ont ensuite été retirées. L’administration Park pensait que leur redéploiement renforcerait la dissuasion vis-à-vis de la Corée du Nord.

S’il existe une perspective de diplomatie sérieuse, la seule voie à suivre est de réduire le risque de guerre nucléaire.

Joel S. Wit

L’administration Obama a refusé. Indépendamment de la réponse apportée à cette demande, celle-ci était le symptôme d’un doute croissant quant à la fiabilité du parapluie nucléaire américain.

Sous l’administration Biden, Washington a pris un certain nombre de mesures pour tenter de rassurer les Sud-Coréens, en organisant chaque année des séminaires à leur intention pour leur expliquer le fonctionnement de la dissuasion nucléaire américaine. Des réunions régulières entre les responsables gouvernementaux américains et sud-coréens ont également été organisées, mais les doutes ont continué à grandir, si bien que la question du lancement d’un programme destiné à doter le pays de ses propres armes nucléaires est de plus en plus débattue en Corée du Sud.

Tous ces signes montrent que, malgré une situation apparemment normale en surface, les choses empirent en profondeur.

Si les discussions publiques sur la fabrication par la Corée du Sud de ses propres armes nucléaires sont rares aujourd’hui, elles avaient lieu sous le précédent président sud-coréen, Yoon Suk-yeol, récemment destitué ; pourtant, si l’on parle moins du sujet, les doutes quant au parapluie nucléaire de Washington ne sont pas moins présents.

L’un des points importants pour le futur a trait à la promesse du président Trump d’aider la Corée du Sud à construire un sous-marin à propulsion nucléaire. 

Séoul n’a pas besoin d’un tel appareil et c’est une question de prestige ; la question sera surtout de savoir si la Corée du Sud aura accès à de l’uranium hautement enrichi ou à du plutonium, voire sera autorisée à en produire.

Le plutonium et l’uranium enrichi sont en effet deux matières nécessaires à la propulsion d’un sous-marin nucléaire, mais qui peuvent aussi être utilisées pour fabriquer une bombe. Il est donc possible que ce programme de sous-marins rapproche les Sud-Coréens de la possibilité de fabriquer leur propre bombe — ce qui constituerait une situation très dangereuse pour Pyongyang.

Comment avez-vous compris les récentes déclarations de Donald Trump annonçant une reprise des essais nucléaires américains ?

Je ne pense pas qu’il savait ce qu’il disait : il répondait simplement à Vladimir Poutine. Trump ne comprend pas la différence entre tester réellement un dispositif nucléaire et ce dont parlaient les Russes — à savoir disposer de missiles à propulsion nucléaire. 

Le secrétaire à l’Énergie, qui est responsable des essais nucléaires, a déclaré que les États-Unis n’avaient pas l’intention de reprendre les essais nucléaires. Je ne sais pas si et comment cette question sera résolue, mais je doute sérieusement que nous reprenions les essais nucléaires, à moins que la Russie ou la Chine ne décident de le faire demain.

Je ne sais cependant ce que feraient les États-Unis si la Corée du Nord reprenait les siens.

Un accord similaire au JCPOA serait-il envisageable avec la Corée du Nord ?

À l’heure actuelle, un tel accord ne serait pas possible — mais c’était l’objectif en 2019.

Si un accord avait été conclu, l’ensemble du site de Yongbyon serait aujourd’hui démantelé. En effet, les discussions prévoyaient la désinstallation du réacteur qui produisait le plutonium et de l’usine de retraitement qui aurait séparé le plutonium du combustible nucléaire irradié ; de même, les installations d’enrichissement d’uranium de Yongbyon auraient été démantelées.

Il existait d’autres installations suspectes qui auraient pu produire des combustibles nucléaires pour des bombes à hydrogène ; celles-ci auraient subi le même sort.

Ç’aurait été un travail de grande envergure, car il aurait ensuite fallu passer à d’autres installations dans le pays : le tout aurait été inspecté par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

Est-ce qu’une solution militaire telle que les États-Unis et Israël l’ont pratiquée en Iran cet été aurait été ou est encore envisageable en Corée du Nord ?

Dès 2014, le président Obama a ordonné au Pentagone d’élaborer un plan visant à détruire les armes de la Corée du Nord avant qu’elles ne puissent quitter le sol nord-coréen, grâce à une frappe préventive.

Trump a affirmé qu’il prévoyait de déclencher une guerre, mais Obama voulait simplement avoir un plan.

Le problème, c’est qu’en 2014, le Pentagone est revenu vers Obama en lui expliquant qu’il pouvait détruire une grande partie des armes, mais pas toutes — et que le fait d’en manquer certaines signifiait mettre en danger des villes américaines.

En outre, il était très probable qu’en cas de frappes américaines, la Corée du Nord riposterait contre la Corée du Sud et le Japon, probablement avec des armes nucléaires et certainement avec des milliers de pièces d’artillerie capables de frapper Séoul — une ville de plusieurs millions d’habitants.

Lorsque les responsables du Pentagone lui ont expliqué les conséquences d’une frappe préventive américaine en Corée du Nord, Obama fut très mécontent. Il se demandait comment ils avaient pu trouver Oussama ben Laden et le tuer tout en n’étant pas capables de trouver et détruire les missiles mobiles nord-coréens.

Je suppose que le Pentagone a depuis continué à planifier une frappe préventive, mais le problème est que l’arsenal nord-coréen et le nombre d’installations se sont développés au cours de la dernière décennie. Il est probable que le Pentagone donnerait la même explication au président Trump si celui-ci souhaitait déclencher une guerre.

La situation en Iran était très différente. Bien qu’il puisse y avoir certaines installations dont les États-Unis n’ont pas connaissance, Washington sait où se trouvent les principales. De toute évidence, l’Iran n’est pas en mesure de s’en prendre aux États-Unis ni d’atteindre les villes américaines. Il pourrait s’en prendre à Israël, comme nous l’avons vu, mais sans grande efficacité. 

Une frappe préventive contre la Corée du Nord ne me semble donc pas possible.

La Russie et la Chine sont les principaux alliés de la Corée du Nord : les États-Unis ont donc besoin de leur soutien pour entamer des discussions avec Pyongyang.

Joel S. Wit

À défaut de pouvoir l’annihiler, que peuvent faire les États-Unis aujourd’hui pour limiter la menace nucléaire nord-coréenne ?

On parle d’un nouveau sommet entre Trump et Kim — cela ne me semble pas très judicieux.

Pourquoi ?

La Corée du Nord est très différente aujourd’hui de ce qu’elle était en 2019.

À l’époque, Kim Jong-un était sérieux dans son engagement, dans sa volonté de conclure un accord et d’améliorer ses relations avec les États-Unis. Aujourd’hui, je ne vois aucun signe indiquant qu’il souhaite sérieusement conclure le type d’accords qu’il souhaitait à l’époque.

Kim Jong-un est dans une position beaucoup plus forte.

Il a deux nouveaux alliés, la Russie et la Chine.

Il a retiré la question de la dénucléarisation de la table des négociations et modernisé ses forces conventionnelles ainsi que ses industries de défense.

Kim a également adopté une politique très hostile envers la Corée du Sud.

Pour toutes ces raisons, je pense qu’il est risqué de traiter avec lui.

Et du côté américain, qu’est-ce qui a changé ?

Je ne suis pas sûr que le président Trump comprenne à quel point la Corée du Nord est différente aujourd’hui par rapport à 2019 ; il veut peut-être simplement reprendre là où il s’était arrêté ; de plus, il n’a pas de conseillers qui connaissent bien le sujet.

Trump pense en savoir plus que quiconque sur Kim Jong-un ; il l’a déclaré publiquement. 

C’est pourquoi je l’imagine très bien se rendre à une rencontre, commettre des erreurs et conclure des accords qui ne servent ni nos intérêts nationaux ni ceux de la Corée du Sud. Il pourrait ainsi accepter de retirer les troupes américaines de Corée du Sud ou d’en réduire le nombre, ce qui, à mon avis, serait une erreur à l’heure actuelle.

S’il existe une perspective de diplomatie sérieuse, la seule voie à suivre est de réduire le risque de guerre nucléaire.

Pourtant, aujourd’hui, la dénucléarisation n’est pas à l’ordre du jour. 

Je ne dis pas que nous devrions accepter que la Corée du Nord devienne puissance nucléaire. 

Au contraire, nous pouvons et nous devons continuer à dire publiquement que nous ne sommes pas satisfaits de leurs armes nucléaires et que nous allons continuer à œuvrer pour les réduire et, à terme, les éliminer.

Mais pour réduire le risque de guerre nucléaire — ce qui est la meilleure solution présentement — il existe un certain nombre de mesures. Le problème, c’est que je ne suis pas sûr qu’elles soient possibles à mettre en œuvre sans le soutien de la Russie et de la Chine, principales alliées de la Corée du Nord.

Les États-Unis ont donc besoin de leur soutien pour entamer des discussions avec Pyongyang.

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