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11.12.2025 à 20:07

« Nous devons nous préparer à une guerre d’une ampleur comparable à celle qu’ont connue nos grands-parents ou nos arrière-grands-parents » : le discours de Mark Rutte

Matheo Malik

« Nous sommes la prochaine cible de la Russie, et nous sommes déjà en danger. »

Depuis Berlin, le secrétaire général de l’OTAN a adressé un message d’une particulière gravité aux citoyens de l’Union.

Nous le traduisons.

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Texte intégral (2677 mots)

Bonjour, cher Johann, cher Detlef, cher Wolfgang, bonjour à tous. Merci pour cet accueil chaleureux, c’est toujours un plaisir d’être à Berlin.

Il y a un peu plus de 36 ans, lors d’une nuit désormais célèbre de novembre, le secrétaire général de l’OTAN de l’époque Manfred Wörner a sauté dans sa voiture et a roulé toute la nuit jusqu’à Berlin.

Dans la précipitation, il avait oublié d’informer son équipe à Bruxelles de sa destination.

Manfred rentrait chez lui en Allemagne pour se joindre à la foule qui célébrait la chute du mur de Berlin.

Aujourd’hui, un morceau du mur se trouve au siège de l’OTAN. Il s’agissait d’une barrière destinée à retenir les gens à l’intérieur et à empêcher les idées de passer ; maintenant, c’est un monument à la force de la liberté, un rappel du pouvoir de l’unité et une leçon qui nous enseigne que nous devons rester forts, confiants et déterminés. Car les forces obscures de l’oppression sont de nouveau en marche. Je suis ici aujourd’hui pour vous dire quelle est la position de l’OTAN et ce que nous devons faire pour empêcher une guerre avant qu’elle ne commence.

Nous devons être très clairs sur la menace : nous sommes la prochaine cible de la Russie, et nous sommes déjà en danger.

Lorsque je suis devenu secrétaire général de l’OTAN l’année dernière, j’ai averti que ce qui se passait en Ukraine pouvait également arriver aux pays alliés et que nous devions adopter un état d’esprit de guerre.

Cette année, nous avons pris des décisions importantes pour renforcer l’OTAN.

Lors du sommet de La Haye, les Alliés ont convenu d’investir 5 % du PIB annuel dans la défense d’ici 2035, d’augmenter la production de défense dans l’ensemble de l’Alliance et de continuer à soutenir l’Ukraine.

Mais ce n’est pas le moment de nous féliciter. 

Je crains que trop de gens ne se reposent tranquillement sur leurs lauriers, que trop de gens ne ressentent pas l’urgence de la situation, que trop de gens pensent que le temps joue en notre faveur.

Ce n’est pas le cas : c’est maintenant qu’il faut agir.

Les dépenses et la production d’équipements de défense des pays alliés doivent augmenter rapidement, nos forces armées doivent disposer de ce dont elles ont besoin pour assurer notre sécurité — et l’Ukraine doit disposer de ce dont elle a besoin pour se défendre, dès maintenant.

Nos gouvernements, nos parlements et nos citoyens doivent être unis dans cette lutte, afin que nous puissions continuer à protéger la paix, la liberté et la prospérité, nos sociétés ouvertes, nos élections libres et notre presse libre.

Nous devons tous accepter que nous devons agir dès maintenant pour défendre notre mode de vie.

Car cette année, la Russie est devenue encore plus effrontée, imprudente et impitoyable envers l’OTAN et l’Ukraine.

Pendant la guerre froide, le président Reagan avait mis en garde contre les « pulsions agressives d’un empire du mal ». Aujourd’hui, le président Poutine s’attelle à bâtir un nouvel empire.

Il jette toutes ses forces sur l’Ukraine, tuant des soldats et des civils, détruisant les refuges de l’humanité : maisons, écoles et hôpitaux.

Depuis le début de l’année, la Russie a lancé plus de 46 000 drones et missiles contre l’Ukraine. Elle produit probablement 2 900 drones d’attaque par mois, ainsi qu’un nombre similaire de leurres destinés à détourner l’attention des défenses aériennes.

En 2025, la Russie a produit environ 2 000 missiles de croisière et balistiques terrestres, ce qui la rapproche de son pic de production.

Tandis que Poutine tente de détruire l’Ukraine, il ravage également son propre pays. 

Depuis le début de la guerre en 2022, on dénombre plus de 1,1 million de victimes russes. Cette année, la Russie a perdu en moyenne 1 200 soldats par jour. Pensez-y : plus d’un million de victimes à ce jour, et 1 200 par jour, tués ou blessés, rien que cette année.

Poutine paie son orgueil avec le sang de son propre peuple — s’il est prêt à sacrifier ainsi les Russes ordinaires, que sera-t-il prêt à nous faire ?

Dans sa vision déformée de l’histoire et du monde, Poutine estime que notre liberté menace son emprise sur le pouvoir — et que nous voudrions détruire la Russie. 

Mais Poutine s’en charge très bien tout seul.

L’économie russe est désormais axée sur la guerre, et non sur la prospérité de son peuple. La Russie consacre près de 40 % de son budget à l’agression, et environ 70 % de toutes les machines-outils en Russie sont utilisées dans la production militaire. Les impôts augmentent, l’inflation a explosé et l’essence est rationnée.

Le prochain slogan de campagne présidentielle de Poutine devrait être : « Make Russia Weak Again. » 57 Bien sûr, ce n’est pas comme si des élections libres et équitables le dérangeaient.

Comment Poutine peut-il poursuivre sa guerre contre l’Ukraine ?

La réponse est simple : la Chine.

La Chine est la bouée de sauvetage de la Russie. Elle veut empêcher son allié de perdre en Ukraine.

Sans son soutien, la Russie ne pourrait pas continuer à mener cette guerre. Environ 80 % des composants électroniques essentiels des drones russes et d’autres systèmes sont par exemple fabriqués en Chine. Lorsque des civils meurent à Kiev ou à Kharkiv, la technologie chinoise est souvent présente dans les armes qui les ont tués.

N’oublions pas non plus que la Russie compte également sur la Corée du Nord et l’Iran dans sa lutte contre la liberté, pour ses munitions et son équipement militaire.

Jusqu’à présent, Poutine n’a joué le rôle de pacificateur que lorsque cela lui convenait, afin de gagner du temps pour poursuivre sa guerre.

Le président Trump veut mettre fin au bain de sang dès maintenant — et il est le seul à pouvoir amener Poutine à la table des négociations.

Mettons donc Poutine à l’épreuve : voyons s’il veut vraiment la paix ou s’il préfère que le massacre continue.

Il est essentiel que nous continuions tous à faire pression sur la Russie et à soutenir les efforts sincères visant à mettre fin à cette guerre.

Grâce au soutien de l’OTAN, l’Ukraine peut aujourd’hui se défendre, être en position de force pour garantir une paix juste et durable, et être en mesure de dissuader toute agression russe à l’avenir.

Des milliards de dollars de matériel militaire essentiel affluent en Ukraine, provenant des États-Unis et financés par les Alliés et les partenaires.

Il s’agit d’une puissance de feu que seule l’Amérique peut fournir ; nous le faisons dans le cadre d’une initiative de l’OTAN baptisée PURL.

Depuis son lancement cet été, PURL a fourni environ 75 % de tous les missiles destinés aux batteries Patriot de l’Ukraine et 90 % des munitions utilisées dans ses autres systèmes de défense aérienne.

Je tiens à remercier l’Allemagne et les autres Alliés pour leur soutien.

Le programme PURL permet à l’Ukraine de continuer à se battre et protège sa population. Je compte sur un plus grand nombre d’Alliés pour y contribuer et pour renforcer leur soutien à l’Ukraine de nombreuses autres manières.

Car nous devons renforcer l’Ukraine afin qu’elle puisse arrêter Poutine dans son élan.

Imaginez simplement que Poutine parvienne à ses fins : l’Ukraine sous le joug de l’occupation russe, ses forces pressant contre une frontière plus longue avec l’OTAN, et le risque considérablement accru d’une attaque armée contre nous.

Cela nécessiterait un changement véritablement gigantesque dans notre dissuasion et notre défense.

L’OTAN devrait augmenter considérablement sa présence militaire le long de son flanc oriental, et les Alliés devraient aller beaucoup plus loin et plus vite en matière de dépenses et de production de défense.

Dans un tel scénario, nous regretterions l’époque où 3,5 % du PIB consacrés à la défense nous paraissaient suffire.

Ce chiffre augmenterait considérablement, et face à cette menace imminente, nous devrions agir rapidement. Il y aurait des budgets d’urgence, des coupes dans les dépenses publiques, des perturbations économiques et une pression financière supplémentaire.

Dans ce scénario, des compromis douloureux seraient inévitables, mais absolument nécessaires pour protéger nos populations.

Ne l’oublions donc pas : la sécurité de l’Ukraine, c’est notre sécurité.

Les défenses de l’OTAN peuvent tenir pour l’instant. Mais avec son économie consacrée à la guerre, la Russie pourrait être prête à utiliser la force militaire contre l’OTAN d’ici cinq ans.

Elle intensifie déjà sa campagne secrète contre nos sociétés.

La liste des cibles de sabotage de la Russie ne se limite pas aux infrastructures critiques, à l’industrie de la défense et aux installations militaires. Des attaques ont été perpétrées contre des entrepôts et des centres commerciaux, des explosifs ont été dissimulés dans des colis, et la Pologne enquête actuellement sur des actes de sabotage contre son réseau ferroviaire.

Cette année, nous avons assisté à des violations flagrantes de l’espace aérien par la Russie. 

Qu’il s’agisse de drones au-dessus de la Pologne et de la Roumanie ou d’avions de chasse au-dessus de l’Estonie, de tels incidents mettent des vies en danger et augmentent le risque d’escalade.

Si nous pensons souvent au risque principalement en termes de flanc oriental, le rayon d’action de la Russie ne se limite pas à la terre ferme.

L’Arctique et l’Atlantique sont des voies supplémentaires, qui nous rappellent une fois de plus pourquoi cette Alliance est si cruciale depuis tant d’années, des deux côtés de l’Atlantique. 

Nous travaillons donc ensemble pour assurer la sûreté et la sécurité de tous les Alliés, sur terre, en mer et dans les airs. Nous avons renforcé notre vigilance, notre dissuasion et notre défense le long du flanc Est avec Eastern Sentry, et nous continuons à protéger nos infrastructures critiques en mer avec Baltic Sentry.

La réponse de l’OTAN aux provocations de la Russie a été calme, décisive et proportionnée, mais nous devons nous préparer à une nouvelle escalade et à une nouvelle confrontation.

Notre engagement indéfectible envers l’article 5 du Traité, selon lequel une attaque contre l’un est une attaque contre tous, envoie un message fort.

Tout agresseur doit savoir que nous pouvons riposter avec force, et que nous le ferons. C’est pourquoi nous avons pris des décisions cruciales à La Haye : en matière de dépenses de défense, de production et de soutien à l’Ukraine.

Nous constatons des progrès importants. Prenons l’exemple de la production de munitions : la production européenne d’obus d’artillerie de 155 millimètres a été multipliée par six par rapport à il y a deux ans.

J’ai visité cette année une nouvelle usine en Allemagne, à Unterlüß, qui prévoit de produire 350 000 obus d’artillerie par an.

L’Allemagne est en train de modifier en profondeur son approche de la défense et de l’industrie afin d’augmenter la production — et les investissements qu’elle consacre à ses forces armées sont extraordinaires. Environ 152 milliards d’euros sont prévus pour la défense d’ici 2029, soit 3,5 % de son PIB d’ici 2029.

L’Allemagne est une puissance de premier plan en Europe et une force motrice au sein de l’OTAN. Le leadership allemand est essentiel pour notre défense collective. Son engagement à assumer sa part équitable pour notre sécurité est un exemple pour tous les Alliés.

Nous devons être prêts. Car alors que ce premier quart du XXIe siècle touche à sa fin, les conflits ne se livrent plus à distance : ils sont à nos portes.

La Russie a ramené la guerre en Europe et nous devons nous préparer à une guerre d’une ampleur comparable à celle qu’ont connue nos grands-parents ou nos arrière-grands-parents.

Imaginez un conflit touchant chaque foyer, chaque lieu de travail, entraînant destruction, mobilisation massive, des millions de personnes déplacées, des souffrances partout et des pertes extrêmes.

C’est une pensée terrible.

Mais si nous tenons nos engagements, c’est une tragédie que nous pouvons éviter.

L’OTAN est là pour protéger un milliard de personnes, des deux côtés de l’Atlantique.

Notre mission est de vous protéger, vous, vos familles, vos amis et votre avenir.

Nous ne pouvons pas baisser la garde, et nous ne le ferons pas.

Je compte sur nos gouvernements pour respecter leurs engagements et pour aller plus loin et plus vite — car nous ne pouvons ni faiblir, ni échouer. 

Écoutez les sirènes retentir à travers l’Ukraine, regardez les corps retirés des décombres et pensez aux Ukrainiens qui pourraient s’endormir ce soir et ne pas se réveiller demain. Qu’est-ce qui sépare ce qui leur arrive de ce qui pourrait nous arriver ?

Seulement l’OTAN.

En tant que secrétaire général, c’est mon devoir de vous dire ce qui nous attend si nous n’agissons pas plus rapidement, si nous n’investissons pas dans la défense et si nous ne continuons pas à soutenir l’Ukraine.

Je sais que ce message est difficile à entendre à l’approche des fêtes de fin d’année, alors que nos pensées se tournent vers l’espoir, la lumière et la paix.

Mais nous pouvons puiser courage et force dans le fait que nous sommes unis au sein de l’OTAN, déterminés et conscients d’être du bon côté de l’Histoire.

Nous avons un plan, nous savons ce qu’il faut faire, alors agissons.

Nous le devons.

Merci.

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05.12.2025 à 01:05

Ukraine : comment les Européens voient-ils la fin de la guerre ?

Marin Saillofest

L’étude conduite par Destin Commun dans les quatre principales puissances militaires européennes (France, Royaume-Uni, Allemagne et Pologne) et aux États-Unis révèle les enseignements de la guerre en Ukraine tirés par les populations.

Dans un contexte de fortes inquiétudes quant à une contamination du retour de la guerre en Europe, les Européens sont unis sur des sujets clefs : refus d’un accord de paix défavorable à Kiev, besoin de renforcement des capacités de défense — et pertinence du concept de sécurité collective.

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Texte intégral (2302 mots)

1 — Le soutien à l’Ukraine demeure élevé, mais des signes de lassitude apparaissent

Le soutien à l’Ukraine est majoritaire au sein des pays européens 58. En France, les deux-tiers (68 %) des sondés estiment qu’il est important pour leur pays que Kiev défende sa souveraineté contre la guerre d’agression russe. On retrouve des chiffres similaires en Allemagne (66 %) et aux États-Unis (69 %). Au Royaume-Uni, 79 % des sondés sont en accord avec cette affirmation.

En Pologne, pays frontalier de l’Ukraine, le soutien de la population demeure fort « mais des signes de lassitude et d’ambivalence croissante sont de plus en plus visibles », selon le directeur général de More in Common Pologne, Adam Traczyk. Il explique : « Ces changements sont dus à la fois à la rhétorique anti-ukrainienne des politiciens d’extrême droite et aux critiques des conservateurs traditionnels, notamment du président Karol Nawrocki, qui estime que l’Ukraine n’a pas montré suffisamment de gratitude pour le soutien considérable apporté par la Pologne depuis le début de la guerre ».

En France aussi, derrière ce soutien majoritaire réside également une certaine fatigue. Celle-ci est particulièrement prononcée au sein de l’électorat du Rassemblement National, dont la moitié (50 %) estime que Paris en a « trop fait » dans son soutien à l’Ukraine. Ainsi, la part de sondés estimant que la France devrait immédiatement cesser d’apporter de l’aide à Kiev a augmenté de 2 points par rapport à la précédente vague de mars, passant de 22 à 24 %.

Cette lassitude vis-à-vis du soutien à l’Ukraine répond notamment à des questionnements économiques. Lorsqu’on demande aux Français s’ils seraient prêts à payer plus d’impôts sur le revenu ou bien que le pays contracte davantage de dette afin d’aider Kiev, 87 % et 76 % des sondés respectivement s’y opposent.

2 — Des inquiétudes grandissantes quant à un retour de la guerre

Si les pays d’Europe occidentale ont été relativement épargnés par les répercussions de la guerre russe contre l’Ukraine — bien que Moscou ait mené plusieurs dizaines d’attaques hybrides contre le continent depuis 2022 —, la crainte liée à l’émergence d’un conflit armé demeure majoritaire. Ainsi, 76 % des Français déclarent être inquiets quant à l’éclatement d’une guerre en Europe dans les prochaines années.

Ce climat semble être en partie alimenté par des déclarations récentes de responsables politiques et militaires. Lorsqu’on demande aux Français comment ils ont perçu les propos du chef d’état-major des armées Fabien Mandon, qui a déclaré le 18 novembre qu’il fallait que la France « accepte de perdre ses enfants » face à l’éventualité d’une guerre avec la Russie, 85 % des sondés disent les avoir trouvés « inquiétants », tandis que 73 % les considèrent « alarmistes ». Parmi les électeurs du Rassemblement National et de La France insoumise, 80 % les ont jugés « inacceptables ».

Ce sentiment d’insécurité est renforcé par les doutes des Européens quant aux capacités de leurs armées à les défendre face à la perspective d’une confrontation armée avec la Russie. Selon notre dernier sondage Eurobazooka réalisé par Cluster 17 et publié le 4 décembre, 69 % des Européens pensent que leur pays ne serait pas capable de se défendre militairement. En Belgique, en Italie et au Portugal, ce chiffre dépasse les 80 %, tandis qu’il est de 51 % en France.

3 — Les extrêmes droites face à la guerre

C’est au sein de l’électorat du Rassemblement National, et dans une moindre mesure de La France insoumise, que l’on trouve la plus grande proportion de positions favorables à la Russie. L’analyse comparative entre pays révèle que les électeurs du RN éprouvent moins de sympathie pour l’Ukraine que ceux de Reform UK au Royaume-Uni ou bien que les électeurs du Parti républicain aux États-Unis — mais nettement plus que ceux de l’AfD en Allemagne.

Bien que les deux-tiers (66 %) de la population française considèrent la Russie comme étant responsable de la guerre en Ukraine, 32 % des électeurs du Rassemblement National déclarent que l’Ukraine est la seule responsable du conflit (12 %) ou bien que cette responsabilité est partagée par les deux pays (20 %).

Ce point illustre une fracture au sein du spectre politique français entre les partisans des extrêmes et le reste de l’électorat. Celle-ci se révèle également sur la question de la cybersécurité.

Alors que 88 % des français estiment que leur pays est une cible prioritaire de la désinformation russe, une majorité d’électeurs de la France Insoumise (54 %) et une part importante des électeurs du Rassemblement National (48 %) pense que l’on a tendance à « exagérer » l’importance de la désinformation russe en France.

4 — Rejet du rôle joué par Trump dans les négociations et du plan de paix russo-américain

Seule une minorité d’Européens considère que Donald Trump a aidé l’Ukraine à se défendre contre la Russie. C’est en France et au Royaume-Uni que les sondés sont les plus critiques vis-à-vis des tentatives de négociation du président américain : respectivement 42 % et 43 % disent que celui-ci a freiné la capacité de l’Ukraine à se défendre.

Selon le directeur exécutif de More in Common UK, Luke Tryl, les Britanniques craignent qu’un accord précipité entre l’Ukraine et la Russie, négocié par l’intermédiaire des États-Unis, ne récompense l’agression russe et ne laisse l’Ukraine vulnérable. Tandis que la polarisation partisane en faveur de l’Ukraine « est prononcée sur le continent, tous les principaux électorats britanniques soutiennent l’Ukraine et estiment que la guerre est importante pour la Grande-Bretagne ».

De la même manière, le plan de paix de Trump pour l’Ukraine fait lui aussi l’objet d’un rejet massif par les Européens. Près de 60 % des sondés au Royaume-Uni (58 %), en Pologne (58 %) et en France (56 %) considèrent ainsi qu’une réduction de la taille des forces armées ukrainiennes ainsi qu’une limitation de leurs capacités serait « inacceptable ».

Les autres principales propositions portées conjointement par les États-Unis et la Russie — inscription dans la constitution de l’Ukraine d’un engagement à ne pas rejoindre l’OTAN, interdiction de stationnement de troupes de pays membres de l’Alliance atlantique sur le territoire ukrainien et reconnaissance des régions ukrainiennes occupées par Moscou comme étant russes — font elles aussi l’objet d’un rejet massif.

La directrice générale de Destin Commun, Laurence de Nervaux, estime que les Européens tout comme les Américains « partagent une grande lucidité quant aux intentions belliqueuses de la Russie et sont unis dans le refus des concessions qui figurent dans le plan de paix ». L’enquête montre ainsi que « de part et d’autre de l’Atlantique, les citoyens réaffirment l’importance de l’alliance transatlantique dans la période actuelle, se démarquant de l’attitude volatile de Donald Trump, mais appellent aussi de leurs vœux une évolution vers une plus grande autonomie stratégique de l’Europe ».

5 — Les sondés sont une majorité à considérer que la Russie violerait un cessez-le-feu

La franche opposition des Européens au plan de paix de Trump tient notamment au fait que ces derniers considèrent que la Russie ne tiendrait pas ses engagements pris dans le cadre d’un éventuel accord de cessez-le-feu. En France, 70 % des sondés disent qu’il est « peu » voir « pas du tout » probable que Moscou respecte un accord conclu avec l’Ukraine. Cette part est de 63 % en Allemagne et aux États-Unis, tandis qu’elle monte à 76 % au Royaume-Uni.

Les sondés partageant cet avis sont d’ailleurs plus nombreux qu’en mars, lors de la précédente vague du sondage, dans tous les pays étudiés : +6 points aux États-Unis et en Allemagne, +7 points en France et +8 points au Royaume-Uni.

Moscou a violé à plusieurs reprises des cessez-le-feu mis en place depuis le début du conflit. Ce fut notamment le cas en mars-avril, lorsque Moscou avait violé à 29 reprises en l’espace de deux semaines l’accord censé protéger les infrastructures énergétiques, puis en avril lors du week-end pascal. 

Ces « trêves », parfois déclarées unilatéralement par Poutine, comme à Pâques, visaient à envoyer un signal « d’ouverture » à Donald Trump lorsque celui-ci montrait des signes d’impatience quant à l’absence de volonté de son homologue russe à parvenir à une paix durable en Ukraine.

6 — Une victoire militaire en Ukraine encouragerait la Russie à élargir sa guerre à l’Europe

Le sondage conduit par Destin Commun révèle que 60 % des Français considèrent qu’il est probable que la Russie tente d’envahir d’autres pays européens au cours des prochaines années si elle réussit à s’emparer d’une part importante du territoire ukrainien. Tandis que cette part est similaire au Royaume-Uni (68 %) et aux États-Unis (63 %), cette est nettement plus faible en Allemagne, où une minorité (46 %) voit ce scénario comme étant probable.

En France, là encore, une minorité des électeurs de La France insoumise et du Rassemblement National (47 %) pensent qu’une réussite militaire russe en Ukraine serait susceptible d’encourager le Kremlin à revendiquer davantage de territoires appartenant à d’autres pays. 

La diplomatie russe ne cesse pourtant de mobiliser une rhétorique militariste menaçante pour les pays européens. Dans son numéro d’octobre, la revue La Vie internationale, publiée par le ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, présentait ainsi au public russe un article au titre éloquent : « Brûler jusqu’à la Manche ? Quelles garanties de sécurité efficaces à l’heure d’un affrontement historique entre la Russie et l’Occident ».

Comme le rappelait Sergueï Karaganov dans ces pages, pour le Kremlin et ses affidés « la guerre est dans les gènes des Russes ». Poutine parie définitivement sur une guerre éternelle et sans limites pour se maintenir au pouvoir indéfiniment.

7 — La sécurité collective de l’OTAN est toujours identifiée comme importante 

Face à une hostilité russe envers l’Europe reconnue par la majorité des Européens, ces derniers voient la défense collective comme une composante importante des capacités de défense du continent. Ainsi, les trois-quarts (75 %) des Français considèrent que l’OTAN est une organisation importante (26 %) voire essentielle (49 %) pour la défense du pays. Au Royaume-Uni et en Allemagne, ces niveaux sont encore plus élevés : 81 % et 84 % respectivement.

La part de sondés considérant que l’OTAN joue un rôle important pour la défense de leurs pays est moindre aux États-Unis, celle-ci atteignant 65 %. Depuis son retour au pouvoir, Donald Trump a porté atteinte à plusieurs reprises à l’Alliance atlantique, notamment en se positionnant comme un intermédiaire entre l’OTAN et la Russie dans les négociations autour de la guerre en Ukraine, plaçant les États-Unis comme un troisième parti neutre plutôt que l’une des forces majeures derrière l’alliance transatlantique.

Si la confiance en l’OTAN demeure élevée, les Européens veulent que l’Europe développe son indépendance en matière de défense. Cette part dépasse les 80 % au Royaume-Uni (85 %) et en France (82 %), tandis qu’elle est légèrement plus faible en Pologne (75 %). Les Américains eux-mêmes sont largement favorables à une autonomie européenne dans le domaine de la défense : 72 % soutiennent cette proposition, tandis que 28 % s’y opposent.

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26.11.2025 à 15:30

« Tout semble se passer exactement comme ce que j’avais décrit » : l’écrivain Carlo Masala sur le plan de paix pour l’Ukraine

Matheo Malik

C’est le livre dont tout le monde parle aujourd’hui — c’est le livre qui parle d’aujourd’hui.

Depuis quelques jours, tout se passe comme si nous vivions page après page le début inquiétant du récit géopolitique de Carlo Masala La Guerre d’après. La Russie face à l’Occident (Grasset).

Mais que se passe-t-il maintenant ?

Entretien.

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Texte intégral (4793 mots)

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Les États-Unis et la Russie ont élaboré la semaine dernière un plan de paix en 28 points, sans impliquer les Ukrainiens et les Européens. Dans votre livre, vous envisagiez l’après-guerre au terme d’un plan de paix très avantageux pour la Russie : en quoi celui dont on discute présentement en diffère-t-il ?

Le plan en 28 points initialement présenté par Steve Witkoff était un plan de capitulation : il récompensait l’agresseur pour son agression. Si vous examinez le contenu de ce plan, vous constaterez que les souhaits passés de la Russie, tant en ce qui concerne l’Ukraine que l’OTAN et l’architecture de sécurité européenne, y sont exaucés

Nous ne connaissons pas l’étendue des modifications qui ont été apportées à ce plan. Les pourparlers de Genève semblent avoir permis des progrès au sujet des garanties de sécurité, de la protection des infrastructures critiques et de la reconstruction de l’économie ukrainienne ; mais la version originale était une sorte de nouveau traité de Versailles — sauf que cette fois-ci c’est la victime qui serait punie au lieu de l’agresseur.

Carlo Masala, La Guerre d’après. La Russie face à l’Occident, Paris, Grasset, 2025, 176 pages.

Votre livre est paru en mars 2025 en Allemagne ; depuis, les choses ont évolué très rapidement. Si vous deviez le republier aujourd’hui, que modifieriez-vous ? Inversement, sur quels points estimez-vous que les événements vous ont donné raison ?

S’il fallait publier mon livre aujourd’hui, je n’y changerais rien : tout semble se passer exactement comme ce que j’avais décrit.

Dans ce livre, j’ai mentionné une paix de Genève — les actuels pourparlers de paix se déroulent… à Genève.

Le plan en 28 points correspond exactement à ce que j’avais envisagé : la Russie obtient ce qu’elle veut, tandis que l’Ukraine n’obtient aucune garantie de sécurité ferme.

Si ce plan était adopté, je pense que la mobilisation des sociétés européennes pour dissuader la Russie diminuerait — exactement comme je l’envisageais.

Un aspect peu discuté de ces pourparlers est la perspective, présente dans le plan en 28 points, de réintégrer la Russie au G8. Il est difficile de croire que les sociétés européennes s’accorderaient à fournir de grands efforts pour se réarmer si, dans le même temps, la Russie était acceptée dans l’un des principaux forums multilatéraux en matière économique et politique.

La Russie ne pourrait être traitée comme un membre à part entière par le G8, tout étant considérée comme une menace par l’OTAN : cette situation mènerait à des impossibilités et les opinions publiques ne l’accepteraient pas ; des débats et des discussions ne manqueraient pas de surgir pour savoir si les sommes colossales dépensées pour le réarmement de nos forces sont vraiment nécessaires.

Dans un scénario que vous écririez pour l’avenir immédiat, sur la base de la situation actuelle, diriez-vous que les Européens sont confrontés à un danger concret de guerre ?

Je pense qu’à moyen terme, la Russie tentera de tester la détermination de l’OTAN à invoquer l’article 5.

Bien que la Russie soit imprévisible, il est peu probable qu’elle lance une attaque à grande échelle contre un pays de l’OTAN comme la Pologne ou les pays baltes. Le risque que l’OTAN invoque alors l’article 5 serait trop élevé et les Russes ne peuvent pas déterminer s’ils gagneraient ce type de guerre contre l’OTAN ; ce serait un pari.

En revanche, les Russes pourraient tout à fait procéder à un test limité — en s’emparant d’une ville ou d’une île comme Spitsbergen, créant ainsi des troubles dans l’Arctique.

C’est là la faiblesse de mon scénario : si 5 000 drones provenant d’un navire quelque part en mer du Nord survolaient un pays membre de l’OTAN puis disparaissaient, l’OTAN invoquerait-elle vraiment l’article 5 ? Je ne le pense pas.

Ce type de test à petite envergure de la détermination de l’OTAN reste donc tout à fait probable.

Pour la Russie, un test limité pourrait s’avérer beaucoup plus efficace pour conquérir le territoire de l’OTAN qu’un projet à grande échelle.

Carlo Masala

Pourquoi avoir choisi de situer les événements décrits dans votre livre en 2028 ?

Lorsque j’ai écrit le livre, 2029 était considérée comme l’année où les forces russes seraient prêtes à envahir un pays membre de l’OTAN : j’ai donc imaginé que si Vladimir Poutine ou un dirigeant russe voulait tester l’OTAN, il n’attendrait pas le moment que tout le monde anticipe. D’un point de vue stratégique et logique, agir plus tôt prendrait tout le monde par surprise ; c’est pourquoi j’ai avancé la date à 2028.

Le scénario que j’ai élaboré étant très dense dans le temps, il me fallait une date précise. 

J’ai donc choisi mon anniversaire, le 27 mars, comme jour de l’attaque.

Un scénario dans lequel l’Ukraine remporte la guerre est-il selon vous envisageable ? Si oui, à quoi pourrait ressembler le chemin vers la victoire ? 

Cela dépend de ce qu’on entend par « victoire ».

Si vous entendez par « victoire » que les Ukrainiens seront capables de repousser les forces russes par des moyens militaires, je n’ai jamais cru que cela fût possible.

Cependant, je pense qu’il est toujours possible que l’économie russe souffre trop lourdement des sanctions et maintenant des frappes en profondeur des Ukrainiens contre l’industrie pétrolière et gazière russe.

Il y a maintenant deux guerres d’usure en cours. 

L’une est menée contre les forces ukrainiennes dans le Donbass en raison du manque d’effectifs de l’Ukraine par rapport à la Russie — l’autre contre l’économie russe. La question est de savoir qui tombera d’épuisement le premier : les Ukrainiens sur le champ de bataille ou les Russes sur le terrain économique.

Je ne peux pas juger de ce qui est le plus probable ni quelles seraient les conséquences pour la Russie d’un effondrement économique, mais cela pourrait changer le calcul russe en termes de gains et de pertes liés à cette guerre. Les négociations avec les Russes pourraient se dérouler de manière totalement différente de ce qui prévaut aujourd’hui ; pour l’instant, ils sont toujours convaincus de pouvoir gagner cette guerre.

Quel rôle devraient jouer l’Union et ses États membres pour éviter le scénario que vous décrivez dans votre livre ?

Tout d’abord, il faudrait immédiatement faire bien plus pour aider les Ukrainiens, par exemple en leur donnant des avoirs russes gelés pour qu’ils achètent des armes sur le marché mondial et investissent davantage dans leur industrie de défense pour augmenter la production de missiles balistiques. À ce titre, les Ukrainiens disposent déjà de deux nouveaux types de missiles, le Flamingo et le Neptune.

Ensuite, afin d’éviter une guerre ou un test politique de la Russie contre l’OTAN, nous devons adopter une approche en trois volets.

Le premier, le réarmement de nos forces armées, est déjà en cours.

Le deuxième, dans lequel j’estime que nous sommes encore trop peu avancés, est la communication, c’est-à-dire la nécessité de faire passer le message à la Russie, par tous les moyens disponibles, que l’OTAN est prête à défendre le moindre centimètre carré de son territoire contre toute attaque.

La présence de la Russie au Mali nous rappelle qu’elle considère le globe terrestre comme un unique théâtre d’opérations.

Carlo Masala

La dissuasion se joue autant avec des chars, des avions de combat et des frégates qu’avec des moyens psychologiques.

Même avec des forces adéquates, tout signe de faiblesse sera interprété comme une réticence à utiliser vos armes. Par exemple, la réticence de certains pays européens à discuter de la présence de leurs troupes en Ukraine après un cessez-le-feu indique aux Russes qu’ils ne sont pas prêts à les combattre s’ils osaient attaquer à nouveau l’Ukraine.

Dans le même temps, tous les responsables politiques, de Macron à Merz ou Starmer, expliquent à leur opinion publique combien la sécurité de l’Ukraine est importante pour l’avenir de la sécurité européenne.

Mais sans la volonté d’envoyer des troupes sur le terrain en Ukraine, quel signal est envoyé à Moscou et aux pays baltes ? Si ces responsables ne sont pas prêts à combattre les Russes en Ukraine, pourquoi seraient-ils prêts à les combattre dans les pays baltes ? Ce sont là les risques associés à un message peu clair pour les Russes.

Enfin, le troisième point est que plus on s’éloigne de Moscou, moins les sociétés sont résilientes et moins elles sont disposées à payer le prix qui accompagne le réarmement de nos forces armées et la confrontation potentielle avec la Russie.

Or une société résiliente est la condition préalable pour que les forces armées puissent défendre un pays. Sans le soutien de la société, aucun président ou Premier ministre ne déploiera longtemps ses forces dans une situation de guerre.

Dans votre livre, vous écrivez que la Russie remporterait la guerre si elle pouvait conserver les territoires qu’elle occupe actuellement, ce qui serait le cas pour une grande partie du Donbass selon le plan de paix proposé par les États-Unis. Pourquoi considérez-vous ce paramètre comme un tournant décisif ?

Si la Russie peut conserver tous les territoires qu’elle a conquis, que l’Ukraine n’obtient aucune garantie de sécurité et que Moscou n’a à faire de compromis sur aucun point avec un gouvernement ukrainien affaibli, alors c’est une victoire russe.

Si la Russie obtient le Donbass, mais doit en même temps se retirer, disons, de Zaporijia ou de Kherson, cela serait considéré comme une forme de compromis. Bien qu’asymétrique, la Russie y gagnant plus que les Ukrainiens, ce type d’accord permettrait d’éviter que les Russes ne le perçoivent comme une victoire.

Le plan en 28 points initialement présenté par Steve Witkoff était un plan de capitulation : il récompensait l’agresseur pour son agression.

Carlo Masala

Dans votre scénario, la présence militaire russe au Mali joue un rôle crucial dans le succès des opérations de Moscou après la guerre en Ukraine. Pourquoi ?

Les soldats et généraux français, allemands ou britanniques à qui j’ai parlé se concentrent sur le flanc Est et sur la manière d’y dissuader la Russie. Ils oublient souvent que la Russie, tout comme la Chine, considère le globe comme un seul et même théâtre.

Si la Russie veut provoquer l’OTAN sur son flanc Est, elle commencera à nous déstabiliser ailleurs.

L’Europe est terrifiée par l’immigration clandestine. Les Russes provoquent déjà certaines tensions, mais s’ils commençaient à susciter un flux d’immigration clandestine en provenance d’Afrique subsaharienne ou d’autres régions d’Afrique, l’attention de l’Union européenne serait immédiatement détournée. Comme l’Union ferait tout son possible pour mettre fin à ce type de vague migratoire, elle ne se soucierait plus de son flanc Est. 

Il en va de même pour les États-Unis : si les Chinois créaient des perturbations en mer de Chine méridionale, les Américains seraient immédiatement distraits, car ils se sentiraient obligés d’intervenir militairement pour dissuader d’autres pays, ouvrant ainsi la voie à la Russie pour agir sur le flanc Est.

La présence de la Russie au Mali nous rappelle qu’elle considère le globe comme un unique théâtre d’opérations alors que les Européens, même au sein de l’OTAN, continuent de discuter séparément de l’Afrique du Nord, de l’Afrique subsaharienne, de l’Arctique, du flanc oriental ou de la mer de Chine méridionale — sans voir le lien entre ces différents théâtres.

Dans quelle mesure la Zeitenwende allemande a-t-elle trouvé sa place dans votre scénario ?

La Zeitenwende allemande est un élément crucial : à l’heure actuelle, l’Allemagne est le seul pays européen à avoir résolu les problèmes financiers liés au réarmement grâce à la réforme du frein à l’endettement passée au Bundestag juste avant l’entrée en fonction de Friedrich Merz 59.

Pendant ce temps, la France est au bord de la faillite tandis que la Grande-Bretagne et l’Italie ont d’énormes difficultés à financer leurs forces armées. Parmi les grandes puissances européennes, la Pologne est le seul pays à suivre la voie de Berlin. 

Cependant, le « changement d’époque » ne fait pas l’unanimité en Allemagne. Entre les problèmes d’infrastructure, les lacunes de notre système éducatif et un système de retraite au bord de l’effondrement, les gens se demandent pourquoi les sommes colossales consacrées à la défense ne sont pas utilisées pour moderniser leur pays. Une fois qu’un cessez-le-feu sera conclu en Ukraine, je m’attends à ce que ce débat éclate en Allemagne — d’autant plus que nous sommes actuellement en train de réduire les prestations sociales, ce qui est très impopulaire.

La décision de réduire les prestations sociales tout en dépensant des sommes folles pour les forces armées ne peut se justifier que par une menace extérieure ; si les gens ne voient pas cette dernière, ils commenceront à se demander si cette politique est judicieuse.

L’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord est-il encore pertinent ? 

Sous l’administration Trump, l’article 5 a déjà subi de lourds revers.

Quelle est la force de l’article 5 si une administration américaine n’exclut pas une attaque militaire pour s’emparer d’une partie du territoire d’un autre membre de l’OTAN, comme le Groenland danois ? 

La proposition en 28 points soutient que les États-Unis serviront de médiateur dans un dialogue entre l’OTAN et la Russie. 

Mais si les États-Unis ne se considèrent pas comme un membre de l’OTAN, mais comme un médiateur impartial entre la Russie et l’OTAN, quelle est alors la fonction de l’Alliance ?

Pete Hegseth a prononcé un discours à Bruxelles le 12 février dernier pour dire que les États-Unis ne sont plus le principal garant de la sécurité de l’Europe : cette déclaration, avec les autres points évoqués, montre que pour les États-Unis, l’OTAN perd de sa pertinence ; l’article 5 est donc remis en question, du moins dans le domaine conventionnel.

Il y a maintenant deux guerres d’usure en cours. L’une est menée contre les forces ukrainiennes dans le Donbass — l’autre contre l’économie russe.

Carlo Masala

La réflexion stratégique sur les scénarios géopolitiques futurs est une tâche essentielle pour la planification en matière de sécurité et de défense. Pourquoi les dirigeants occidentaux actuels semblent-ils souvent surpris ou perplexes face à la naissance de conflits malgré l’existence de ce type de travaux prospectifs ?

Les hommes politiques ont naturellement tendance à croire que les choses ne seront jamais aussi graves que prévu.

Il est également très problématique politiquement de se préparer à des événements simplement parce qu’ils pourraient se produire puisqu’il faut souvent dépenser d’importantes sommes d’argent uniquement pour les éviter alors qu’en fin de compte, il est difficile de prouver qu’une politique a empêché quelque chose de se produire.

C’est le paradoxe de la prévention : quelle que soit la somme d’argent mobilisée pour prévenir la prochaine pandémie par exemple, rien ne prouve que ces mesures auront un effet préventif.

Les hommes politiques hésitent donc à prendre ce type de mesures, car ils doivent ensuite les justifier devant leurs électeurs. 

Or aussi pénible que cela soit, il est difficile de prouver que le réarmement est la raison pour laquelle les Russes n’attaquent pas. En parallèle, les forces armées sont formées à envisager les pires scénarios, à s’y préparer et à espérer qu’ils ne se concrétiseront jamais.

Dans le cas spécifique de l’Allemagne — qui est le seul sur lequel je suis habilité à m’exprimer — les hommes politiques ont extrêmement peur de créer un climat de panique. 

Comme le reste du continent, le pays est confronté à une sorte de guerre hybride, avec des drones russes survolant les aéroports et certaines installations militaires ; mais les dirigeants allemands sont très réticents à dire à la population que, du point de vue russe, il s’agit d’une forme de guerre.

Ces dirigeants minimisent donc ces événements car ils craignent de paniquer l’opinion publique.

Quels éléments ont été pour vous les plus difficiles à prendre en compte et à prévoir dans l’élaboration de votre scénario ?

Tout ce qui relève de la dynamique interne à l’OTAN a été difficile à prendre en considération dans l’écriture de mon livre, car j’ai choisi d’explorer une seule hypothèse là où, bien sûr, il y aurait pu en avoir plusieurs. Je ne peux pas exclure que la discussion entre les alliés prenne avec le temps une autre direction, mais c’est quelque chose que j’ai dû laisser de côté.

Par exemple, je suis presque certain que si les Russes devaient conquérir une ville en Estonie, les Estoniens commenceraient immédiatement à les combattre, probablement rejoints par les Polonais et les pays nordiques.

Mais mon propos portait sur un scénario politique axé sur l’OTAN et sa non-intervention, en raison des intentions qu’a présentement la Russie de la démanteler.

Certains scénarios potentiels de résistance ont donc dû être laissés de côté.

Cela pourrait constituer une critique légitime de mon livre.

Plus on s’éloigne de Moscou, moins les sociétés sont disposées à payer le prix qui accompagne le réarmement des forces armées et la confrontation potentielle avec la Russie. 

Carlo Masala

Quelles étaient vos intentions en écrivant ce livre ?

J’ai écrit ce livre dans le contexte du débat euro-américain autour d’un scénario couramment admis dans lequel la Russie ne serait pas prête à envahir un État membre de l’OTAN avant 2029.

La plupart des gens discutaient alors de la possibilité que la Russie envahisse un membre de l’OTAN : certains soutenaient à juste titre que, compte tenu des difficultés auxquelles elle est confrontée en Ukraine, elle n’oserait jamais le faire.

En m’insérant dans ce débat, j’ai essayé d’introduire une autre façon d’envisager la question : pour tester l’article 5, il n’est pas nécessaire de mener une invasion à grande échelle avec six divisions de chars traversant le Bélarus et franchissant la frontière polonaise pour tenter de conquérir Varsovie. 

Au contraire, un test limité pourrait s’avérer beaucoup plus efficace pour conquérir le territoire de l’OTAN qu’un projet à grande échelle.

Il est intéressant de noter qu’il y a quelques semaines, le chef sortant des services de renseignement extérieurs allemands a été le seul à déclarer disposer de preuves selon lesquelles certains cercles à Moscou ne croient plus à l’article 5 et souhaiteraient le tester par le biais d’une attaque militaire limitée, probablement en Estonie.

C’est la bonne manière d’aborder le problème.

L’article « Tout semble se passer exactement comme ce que j’avais décrit » : l’écrivain Carlo Masala sur le plan de paix pour l’Ukraine est apparu en premier sur Le Grand Continent.

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