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05.03.2022 à 12:00

La Force révolutionnaire du Passé

Fabrizio Tribuzio-Bugatti

Le passé selon Pasolini se caractérise par le sacré, et réciproquement. L’importance que Pasolini attachait au passé n’était nullement conservatrice ou réactionnaire ; c’est une notion qu’il oppose à la modernité […]
Texte intégral (3534 mots)

Le passé selon Pasolini se caractérise par le sacré, et réciproquement. L’importance que Pasolini attachait au passé n’était nullement conservatrice ou réactionnaire ; c’est une notion qu’il oppose à la modernité et la société de consommation pour en illustrer le désenchantement. Il ne s’agit pas d’une nostalgie nourrie envers une époque à laquelle il rêvait de retourner, comme il s’en expliquera par ailleurs, mais avant tout un repère pour désigner la dérive qu’a pris la notion de progrès en se confondant avec celle de développement.

« Le passéiste célèbre les cicatrices, le révolutionnaire les rouvre pour guérir l’avenir »

Le passé chez Pasolini peut se rapprocher de l’appréhension qu’en avait Simone Weil. Il est non seulement la source de toute révolution, mais surtout sa matrice : une révolution qui ne s’inscrit pas dans la sauvegarde du passé n’en est pas une. Pasolini rejoignait cette vision où la fonction revivifiante du passé est la caractéristique de toute révolution, qui n’a aucunement pour but d’incarner une tabula rasa des anciennes valeurs au profit de celles homologuées par le Progrès. Les fameux vers tirés de Poésies Mondaines du recueil Poésie en forme de rose en sont l’illustration la plus connue : « Je suis une force du Passé/Tout mon amour va à la tradition/Je viens des ruines, des églises,/des retables d’autel, des bourgs/oubliés des Apennin et des Préalpes/où mes frères ont vécu. » La conclusion du poème laisse cependant entrevoir la véritable originalité de Pasolini : « Et moi je rôde, fœtus adulte,/plus moderne que n’importe quel moderne/pour chercher des frères qui ne sont plus. »

Cette « modernité pasolinienne » est caractéristique de l’ambivalence qu’aimait manier le poète en se jouant des acceptions nouvelles que prenait le langage lors du « miracle économique italien », où le champ du moderne recouvrit indifféremment le progrès, le développement, et la notion même de modernité, qui prirent tous un sens uniforme tandis que Pasolini s’acharnait à rétablir les distinctions conceptuelles de chacun de ces termes. En affirmant être « une force du Passé » amoureux de la tradition, Pasolini ne se posait absolument pas en coreligionnaire de Julius Evola, mais en véritable moderne. L’idée d’une modernité qui se prétend vertueuse en rompant avec l’Histoire est un contresens, une sortie de l’Histoire irrémédiable entraînant la société dans un cycle nihiliste que Pasolini qualifiait de « post-histoire ». Selon lui, ce sont les valeurs authentiques du passé, précapitaliste et paysan, qui doivent incarner une boussole pour l’avenir ; le progrès ne serait jamais rien d’autre qu’une tautologie, une espèce d’immanence purement sémantique mais fallacieuse ; le progrès ne peut valoir, selon lui, uniquement pour lui-même, mais en reposant sur des valeurs populaires. Au contraire, le passé pour Pasolini est synonyme de vie, comme on le voit dans les vers de Pilade : « La plus grande attraction de chacun d’entre nous/ Est vers le Passé, parce qu’il est l’unique chose/ Que nous connaissons et aimons vraiment./Tant que nous le confondons avec la vie. » Il y a donc, pour Pasolini, un lien direct entre le passé et la vie, l’amour du passé et la sacralité de la vie sont les deux faces d’une même médaille. La nostalgie n’est pour lui qu’un instinct normal chez l’individu. Or, le vers « Tant que nous le confondons avec la vie » dévoile un élément important ; c’est lorsque le Passé devient un symbole méprisable que la vie est à son tour méprisée, et avec elle tout ce qui touche au monde sensible, annihilant ainsi toute volonté de révolution. Les dénonciations de Pasolini envers l’objectivation du corps, de l’uniformisation d’iceux, ou encore de l’annulation de la personnalité de chacun, en découlent directement. Ce processus, selon Pasolini, est typique de la modernité et de sa fausse tolérance, qui ne tolère en réalité rien d’autre qu’elle-même, comme il le dit si bien dans ses Lettres Luthériennes : « J’entends déjà leurs argumentations : est passéiste, réactionnaire, ennemi du peuple, quiconque ne sait pas comprendre les éléments de nouveauté, même dramatiques, qu’il y a dans les fils. »

Les procès en nostalgie envers Pasolini furent le florilège de la presse italienne ; notamment de la part d’Italo Calvino qui, comme le disait Pasolini, affirmait la même chose que lui mais refusait de lui donner raison parce qu’il ne le disait pas de la même manière. Pasolini fût ainsi contraint de consacrer un article entier à démentir sa nostalgie pour « l’Italietta », surnom désignant l’Italie des années d’après-guerre qui se caractérisait certes par son miracle économique, mais surtout par la toute-puissance de ce que Pasolini nommait le « clérical-fascisme », phase politique où le pouvoir italien dominé par la Démocratie Chrétienne qui entretenait une relation politique forte avec le Vatican dans la manière de gouverner la péninsule, notamment dans les domaines sociaux et culturels. Le film Cinema Paradiso de Tornatore mettant en scène la censure du curé du village qui visionnait les films avant leur sortie était l’une des traductions quotidiennes des plus banales.

Donc, Pasolini, dans sa réponse à Italo Calvino dans un article du 8 Juillet 1974 titré « Étroitesse de l’histoire et immensité du monde paysan » dans les Écrits Corsaires mais parut originellement dans Paese Sera (sous le titre de « Lettre ouverte à Italo Calvino : Pasolini : ce que je regrette »), eut à répondre des accusations d’une nostalgie déplacée pour l’« Italietta ». « Tout le monde dit que je regrette quelque chose, en faisant de ce regret une valeur négative, et donc une cible facile. Ce que je regrette (si tant est que l’on puisse parler de regret), je l’ai dit clairement, et même en vers. Que d’autres aient fait semblant de ne pas comprendre, c’est naturel, mais je m’étonne que tu n’aies pas voulu comprendre, toi qui n’a aucune raison pour cela. »

Il est déjà possible de saisir dans ce début de réponse une caractéristique de la rhétorique pasolinienne ; celle de prendre ses détracteurs à parti – comme ici Calvino – pour les mettre face à leur autisme envers Pasolini lui-même plus qu’envers son propos. Tout est affaire de langage chez Pasolini, et même si de temps à autre cela put lui nuire, il s’en expliqua à chaque fois qu’il l’estimait nécessaire. Par ailleurs, ces lignes nous donnent un autre élément représentatif de son attachement au passé mais aussi au symbolisme. Pasolini s’étonnait que le regret, et la nostalgie – ou sa nostalgie –  plus généralement, pussent recouvrir une valeur négative. Le propre de Pasolini lorsqu’il interrogeait la pertinence des arguments ou des préjugés inhérents au discours « progressiste » demeurait justement en sa volonté d’interroger avant tout l’origine et la légitimité des valeurs que le Progrès impose. Ainsi, si Pasolini admettait bien qu’il regrettait, sa rhétorique ne consistait pas à défendre la notion de regret, mais la valeur qui lui est attribuée à l’aune des temps modernes, contre-argument qui la plupart du temps laissait ses contradicteurs dans l’embarras d’être pris au piège avec leurs propres… contradictions.

« Moi, regretter l’Italietta ? Mais alors tu n’as pas lu un seul vers des Cendres de Gramsci, ou de Calderon, tu n’as pas lu une seule ligne de mes romans, tu n’as pas vu une seule photo de mes films, tu ne sais rien de moi ! Car tout ce que j’ai fait, tout ce que je suis, exclut de par sa nature même que je puisse regretter l’Italietta. »

En raillant Calvino de la sorte, Pasolini laissait entendre plusieurs choses. La première concerne l’attaque infondée de Calvino en tant qu’intellectuel qui émit un procès d’intention envers Pasolini comme s’il le découvrait pour la première fois. Or, en tant qu’intellectuel, Calvino n’avait pas l’excuse de ne pas connaître l’une ou l’autre œuvre de Pasolini, au contraire. De plus, l’affirmation « tout ce que je suis, exclut de par sa nature même que je puisse regretter l’Italietta » nous livre deux niveaux de lecture. Le premier, plus simple, concerne l’activité artistique de Pasolini, c’est donc l’artiste lui-même, de par ses choix, ses œuvres, qui exclut tout regret. Le second concerne Pasolini en tant que personne, avec sa culture personnelle et ses mœurs. Or, la vie de Pasolini fut ponctuée par les procès d’atteintes aux bonnes mœurs, mais aussi par son homosexualité revendiquée et méprisée par ce pouvoir clérical-fasciste. Ce sont ces deux dimensions, artistiques et personnelles, qui font que Pasolini ne pouvait qu’incarner une résistance vivante face à un régime dont il affirmait la continuité fidèle avec le ventennio. Pasolini opérait une véritable distinction entre le passé qu’il chérissait et celui des mœurs policée qu’il méprisait et qui le persécutait. Si certains font l’amalgame entre l’amour du passé et la réaction, la rhétorique de Pasolini permet de couper court à pareilles arguties : « il me faut rompre les barrières naturelles (et innocentes) des classes, défoncer les murs de l’Italietta, et donc me mouvoir dans un autre monde : le monde paysan, le monde sous-prolétarien, le monde ouvrier. […] C’est ce monde paysan éclairé, prénational et pré-industriel, qui a survécu jusque-là il y a quelques années, que je regrette ». Ce n’est pas un âge d’or que regrettait Pasolini, au contraire : « les hommes qui peuplaient cet univers ne vivaient pas un « âge d’or », parce qu’ils n’étaient pas liés, sinon formellement, à l’Italietta. Ils vivaient ce que Chilanti a appelé l’âge du pain, c’est-à-dire qu’ils étaient consommateurs de bien de toute première nécessité. »

Cette dichotomie est primordiale pour comprendre la nostalgie pasolinienne. Ce que le poète aimait dans la société précapitaliste, c’était cette proéminence de l’abondance frugale, en opposition avec la société de consommation, « c’est sans doute cela qui rendait leur vie pauvre et précaire extrêmement nécessaire, tandis qu’il est clair que les biens superflus rendent la vie superflue (cela dit pour être très élémentaire, et en finir avec cet argument.) » Son amour du passé était « de toute façon [son] affaire », comme il l’ajoutait lui-même, puisque cette nostalgie, en lui permettant de se détacher de la société de consommation, lui permettait justement de la critiquer lucidement. Pasolini tient beaucoup du stoïcisme en cela ; ses fuites aux Tiers-Monde, et notamment en Inde, pour satisfaire son plaisir coupable de plonger dans des sociétés encore préservées du monde consumériste et moderne (mais, comme il le relevait, déjà en train de pénétrer dans « l’orbite du soi-disant développement » au fil des années 1970) ne sont rien d’autre que le retrait du sage dans la contemplation, pour mieux se réinvestir dans la vie de la cité.

Enfin, Pasolini, en bon gramscien, était historiciste. L’Histoire est contemporaine, et la rupture avec le Passé entraînait pour lui une sortie irrémédiable de l’Histoire : « Où je regarde les crépuscules, les matins/ Sur Rome, sur la Ciociaria, sur le monde,/ Comme les premiers actes de la post-histoire,/ À laquelle j’assiste, par privilège d’anagraphe ». C’est toutefois dans La Rabbia qu’il exprimera le plus clairement sa fureur contre le nihilisme consumériste, et pourquoi la Révolution, si elle ne sauve pas le passé, n’en est pas une : « Mais seule la révolution sauve le passé. Quand il ne restera plus rien du monde classique, quand tous les paysans et les artisans seront morts, quand l’industrie aura fait tourner sans répit le cycle de la production et de la consommation, alors notre histoire sera finie. » Dans le poème Projet d’œuvres futures qui clôt Poésie en forme de rose, Pasolini affirme en effet que : « Pour celui qui est crucifié à sa rationalité navrante,/ Macéré dans le puritanisme, il n’a plus de sens/ Qu’un aristocrate, et ah ! impopulaire opposition./ La Révolution n’est plus qu’un sentiment. »

« Je suis en ce moment apocalyptique »

À la fin de sa vie, dès le début des années 1970, Pasolini changea cependant son point de vue. Déchiré par la mutation provoquée par l’italien comme langue nationale issue non pas d’une base populaire mais du monde des entreprises, atterré par les jacqueries estudiantines de Mai 1968, et finissant par abjurer sa Trilogie de la Vie au moment de tourner Salò, le poète amplifia sa dimension de Cassandre. C’est justement dès 1969, dans son poème Patmos où il exprima son pessimisme vis-à-vis de l’oppression culturelle due au consumérisme en recourant largement aux versets de l’Apocalypse qu’il inséra entre ses vers, se faisant l’apôtre annonçant le fameux « génocide culturel ».

Ce n’est pas tant que Pasolini renia ce que nous avons évoqué plus haut, bien au contraire. Comme il l’affirma lui-même dans Rinascita, le 27 Septembre 1974: « Ma vision est une vision apocalyptique. Mais si à côté d’elle et de l’angoisse qu’elle produit il n’y avait aucun élément d’optimisme en moi, l’idée que la possibilité de lutter existe contre tout cela, je ne serais tout simplement pas ici, parmi vous, en train de parler. » Pasolini crut plus que jamais à la révolution comme seule solution pour sauver le passé, et c’est justement parce que la révolution incarnait à ses yeux un impératif qu’il connut un désarroi intellectuel face aux phénomènes mentionnés. Il faut bien comprendre que, pour Pasolini, sans poésie innervant les âmes, une révolution ne peut qu’échouer. Lorsque les contestations n’expriment plus que des insatisfactions égoïstes et hédonistiques, elles ne sont en rien révolutionnaires. C’est ce qui le poussera à dire sur le plateau télévisuel d’Enzo Biagi que : « Pour un certain temps, jeune, j’ai cru à la révolution comme y croient les jeunes d’aujourd’hui. Aujourd’hui je commence à croire un peu moins à cette palingénésie. Je suis en ce moment apocalyptique, je vois devant moi un monde douloureux et toujours plus laid. Je n’ai pas d’espoir, donc je n’imagine même pas de monde futur. »

Les années 1970 sont une gradation « apocalyptique » pour Pasolini. Désillusionné par le monde moderne, affirmant qu’il serait désormais incapable de tourner Accattone parce que « le consumérisme a bouffé la réalité » et ayant même déjà dû renoncer à tourner L’Évangile en Palestine à cause de la colonisation du « développement », le poète empruntera définitivement la voie du cinéma comme lanceur d’alerte, seul langage selon lui qui puisse résister à l’homologation du « nouveau Pouvoir » consumériste. Bien que tournant la Trilogie de la Vie entre temps, la réalisation de Salò, adaptation des 120 Journées du divin marquis, affirmera sa rupture complète avec l’alliance du pessimisme de la raison et de l’optimisme de la volonté. Bien que reniant tout « qualunquisme» (équivalent du poujadisme en Italie), on ne peut que constater le désespoir de Pasolini envers l’évolution de l’Italie et du monde. Cette rupture sera consacrée dans le fameux article dit « La disparition des Lucioles », titré originellement « Le vide du pouvoir en Italie », où Pasolini fit poétiquement coïncider la mort définitive de l’ancien monde avec la disparition de la dernière luciole. Comme il l’écrivit en 1973 dans le journal Il Tempo : « Ce n’est pas un changement d’époque que nous vivons mais une tragédie. Ce qui nous bouleverse, ce n’est pas la difficulté de nous adapter à une époque nouvelle, mais une inguérissable douleur semblable à celle qu’ont dû éprouver les mères qui voyaient leur fils partir pour émigrer en sachant qu’elles ne le reverraient jamais plus. La réalité nous lance un regard de victoire, intolérable : son verdict est que tout ce que nous avons aimé nous est enlevé à jamais. »

Salò, ou les 120 Journées de Sodome couronnèrent ainsi le combat pasolinien, avec son roman Pétrole, inachevé et dont plusieurs chapitres auraient mystérieusement disparus après son assassinat. Véritable brûlot contre la société de consommation et contre la réification du corps humain, il fait toujours partie des films les plus sulfureux qui soient au début du XXIe siècle. En adaptant le Marquis de Sade, mais surtout en actualisant le propos sadien avec la corrélation du « fascisme fasciste » et du fascisme consumériste, Pasolini est allé au-delà de ce que tout système politique, philosophique et cinématographique pourrait appréhender. Comme il le disait lui-même, le cinéma restait selon lui le dernier langage pouvant échapper à la « normalité », Salò constitue à ce titre le summum du langage cinématographique pasolinien, ce qui empêche encore de nombreux critiques et chroniqueurs d’appréhender ce film du fait qu’il n’entre dans aucune grille de lecture préconçue.

Cette vision apocalyptique de Pasolini n’était toutefois pas seulement due au seul désamour du Passé, mais aussi à la nature sacrée qui était, selon lui, inhérente au Passé, ou plus exactement sa hiérophanie, terme qu’il emprunta à Mircea Eliade. Le Passé se caractérisait socialement par un paradigme où le sacré se manifestait directement dans la réalité ; c’est l’absence de sacré du monde consumériste qui lui permet d’engendrer ces « étranges machines qui se cognent les unes contre les autres. » Bref, « Plus personne ne te demande de la poésie/ Et : « Il est passé ton temps de poète/ Les années cinquante sont finies dans le monde ! »/ tu jaunis avec les Cendres de Gramsci,/ et tout ce qui fut la vie te fait mal/ comme une blessure qui se rouvre et se donne la mort. »

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05.03.2022 à 10:30

C’était Accattone

Fabrizio Tribuzio-Bugatti

Accattone était créée il y a presque sept ans, à l’occasion du quarantième anniversaire de la disparition de Pier Paolo Pasolini. En sept ans, notre revue a connu un succès […]
Texte intégral (694 mots)

Accattone était créée il y a presque sept ans, à l’occasion du quarantième anniversaire de la disparition de Pier Paolo Pasolini.

En sept ans, notre revue a connu un succès auquel nous ne nous attendions pas. Lancée en province, sans financement ni soutien, elle a su se faire une place dans le microcosme des revues littéraires qui évoluent en marge des titres de presse.

Durant ces sept années, Accattone a voulu creuser la pensée politique véhiculée par la littérature, à commencer par celles des auteurs eux-mêmes, dont évidemment Pasolini, mais aussi Jules Verne ou Aldous Huxley, dernier numéro en date, sans compter les articles qui ont alimenté directement le site. Notre ligne a toujours été la même : faire la part belle aux auteurs qui ont interrogé, sinon défié, la modernité ou qui ont été rejetés par elle. Chacun des contributeurs d’Accattone a également suivi la même rigueur : celle de ne jamais démembrer un auteur de son œuvre, ou de sa vision du monde, au profit d’une interprétation partisane et idéologique comme c’est hélas trop souvent le cas.

Sans nier le fait qu’Accattone avait un faible pour les vaincus, comme Curzio Malaparte ou Ezra Pound, la revue a toujours appuyé le fait qu’un auteur fait corps avec son œuvre, et ne peut en aucun cas en être dissocié, et que c’était ainsi qu’il faut les appréhender. C’est sans doute ce qui nous a valu l’intérêt d’être lu comme de nous attirer le mépris du Monde qui, dans un fameux article en 2017, brocardait sans essayer de la comprendre cette jeunesse désenchantée qui remettait en cause l’idée de progrès.

Si nous avions bien sûr l’envie d’aborder d’autres auteurs, d’autres horizons littéraires, la crise du Covid-19 a hélas mis à mal l’aventure de la revue, qui a parfois commis quelques soubresaut depuis le printemps 2020. Le centenaire de Pasolini, le 5 mars 2022, sera le point final de l’aventure d’Accattone. Nous n’avions ni le désir, ni la faiblesse de céder au tour de piste en trop. Le radotage est bon pour les revues qui n’ont rien à dire.

Si Accattone a commencé avec Pier Paolo Pasolini, elle ne pouvait s’achever qu’avec lui. C’est pourquoi plusieurs articles inédits seront mis en ligne au cours de la journée, les derniers qui alimenteront le site. Loin des chapelles qui tentent de l’arracher à son amour de la tradition ou à son marxisme, ils aborderont le long sillon de sa pensée, parfois ampoulée certes, mais qui restera toujours hors de portée de ces automates qui s’épuisent à tenter de le convertir rétroactivement aux dogmes du moment. Pasolini n’est pas un vulgaire label politique ; il n’appartient à personne. « Avant de s’exprimer, on ne doit jamais, en aucun cas, craindre une instrumentalisation par le pouvoir et sa culture. Il faut se comporter comme si cette dangereuse éventualité n’existait pas. Ce qui compte, c’est avant tout la sincérité et la nécessité de ce que l’on doit dire. Il ne faut pas les trahir en aucune façon, et encore moins en gardant un silence diplomatique, par parti pris ».

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14.01.2022 à 17:55

Alonso Quijada, anti-héros errant

mathieulavarenne

Selon Cervantès lui-même, le Don Quichotte serait « une invective contre les romans de chevalerie » qui n’aurait pas d’autre intention « que de ruiner le crédit et l’autorité qu’ont dans le monde […]
Texte intégral (2242 mots)

Selon Cervantès lui-même, le Don Quichotte serait « une invective contre les romans de chevalerie » qui n’aurait pas d’autre intention « que de ruiner le crédit et l’autorité qu’ont dans le monde et parmi le vulgaire » lesdits romans, afin de « démolir ces inventions chimériques » (T. 1, prologue). Indirectement, l’auteur pose la question de l’influence de la lecture d’ouvrages théoriques tant sur l’âme elle-même que sur la vie pratique et le quotidien. De fait, les lectures compulsives d’ouvrages romanesques ont littéralement gâté la tête du héros de l’histoire. Alonso Quijada (ou Quesada, peut-être Quejana) était en effet un gentilhomme de la noblesse castillane, originaire de cette région nommée La Mancha, en plein cœur de l’Espagne. Passionné par ces romans de chevalerie, « dont Cicéron n’a jamais rien su », au point de « vendre plusieurs arpents de bonne terre » pour s’acheter encore davantage de livres, il s’adonne au plaisir de la lecture, au détriment même de l’administration de son propre domaine. Au style souvent ronflant, ampoulé, farci de citations et de grandes formules jargonnantes, les quêtes chevaleresques ont fait « perdre la tête au pauvre gentilhomme », peinant « des nuits entières pour en débrouiller le sens », un sens « qui aurait échappé à Aristote s’il était revenu parmi nous tout exprès ». L’hidalgo « dormait si peu et lisait tellement que son cerveau se dessécha et qu’il finit par perdre la raison ». Son esprit, baigné de fantaisies, a ainsi succombé aux effets de la lecture : « il avait la tête pleine de tout ce qu’il trouvait dans ses livres » et « il crut si fort à ce tissu d’inventions et d’extravagances que, pour lui, il n’y avait pas d’histoire plus véridique au monde » (T. 1, chap. 6). C’est ainsi que pour Alonso la fiction devint le réel. Et qu’elle le transforma en Don Quichotte.

L’IDÉALISTE BON ENFANT

Don Quichotte n’est devenu que très postérieurement cette figure de l’idéaliste bon enfant, certes pour le moins excentrique, qui se décide, sur le tard de son existence, à saisir l’occasion de réaliser ses rêves en s’en donnant enfin les moyens : devenir un chevalier redresseur de torts, un modèle de justice « au service de la veuve et de l’orphelin ». Une telle vision positive s’enracine certes dans le texte lu au premier degré, mais surtout à la fin du XVIIIème siècle, lorsqu’en réaction avec le classicisme de culture latine, des penseurs du romantisme allemand comme Schlegel et Schelling feront de Don Quichotte un héros tragique incarnant l’antagonisme entre la vie et le rêve, entre la prose et la poésie. Cette représentation de Don Quichotte en chevalier de l’idée et de l’idéal s’épanouira durant le XXème siècle, dans une forme plus politisée. Parmi bien d’autres, Jacques Brel fera du Quichotte un homme courageux sortant des sentiers battus, un être persévérant qui refuse de se mettre à genou face à l’adversité quelle qu’elle soit, et plus largement un idéaliste au sens positif du terme, s’affrontant, certes maladroitement, à la misère humaine et faisant face à la mort. Avant cela, Don Quichotte n’était qu’un fou ridicule, un grotesque et risible bouffon, et l’œuvre tout entière un délassement par le rire mis à la disposition de ses lecteurs. Cervantès n’est de fait jamais tendre avec son héros qu’il qualifie notamment d’« épouvantail en armes » (T. 1, chap. 4), marchant « si lentement » sous un soleil qui « montait si vite et tapait si dur que, s’il avait eu un tant soit peu de cervelle, elle aurait fondu à la chaleur ». Auscultons plus avant quelques aventures de Don Quichotte, comme symptôme de sa folie et symbole de ce dont il est le nom. 

LE POUVOIR DES MOTS

Avant son premier départ, avant même de rencontrer Sancho, le futur Don Quichotte prépare son expédition. Il récupère dans le grenier de sa masure une vieille armure, rouillée et moisie, ayant appartenu à ses aïeux en une époque lointaine où un tel attirail se portait encore (l’invention de l’arbalète puis du mousquet ont rendu l’armure intégrale obsolète, tout comme le canon a périmé le château-fort, car autant gagner en vitesse et en mobilité ce que l’on perd en poids et en épaisseur désormais inutile). Comme le heaume manquait à la panoplie, Alonso décide de s’en confectionner un, sur la base d’un vieux casque auquel il accroche une visière en carton, produisant ainsi « l’apparence d’un heaume » (T. 1, chap. 1). Il en teste alors la solidité avec un coup d’épée, évidemment fatal à son misérable bricolage. Apparemment bien peu porté sur le travail manuel, l’aristocrate vieillissant recommence alors en renforçant cette fois-ci sa visière factice au moyen de quelques fils de fer supplémentaires, mais il ne souhaite plus tester sa réalisation de peur qu’elle ne se casse une nouvelle fois : « ne voulant pas renouveler l’expérience, il décréta qu’il possédait le plus parfait des heaumes ». Don Quichotte est celui qui par la puissance de son langage est capable de « changer son casque en heaume ». Et parce qu’il y croit dur comme fer, parce que sa foi est profonde, cela devient réel pour lui. Son décret vaut réalité. Ses mots sont des choses. Il pense ainsi sa parole comme performative, comme lorsqu’un maire prononce la phrase « je vous déclare unis par les liens du mariage », entraînant illico des conséquences effectives, les mêmes mots n’ayant pas la même teneur dans la bouche de toute autre personne. Même Sancho finira par croire aux affirmations péremptoires de son maître qui, de facto, lui font modifier lui aussi son regard sur les choses. Or, une même chose vue sous deux angles, avec une intentionnalité différente, peut ne pas produire les mêmes effets de réel. Dans sa version idéalisée de Don Quichotte, Jacques Brel soulignera cette réalité du pouvoir des mots pointé par Cervantès : « Les choses ne sont que ce que nous voulons bien croire qu’elles sont. Je peux, moi devant toi, me dire ‘cet homme est un salaud’. Si je le pense et si à une réflexion que je fais tu le sens, tu vas te conduire comme un salaud. Si peut venir de moi le sentiment que je te considère comme un type très bien, non seulement cela te fera plaisir, ce qui en soi n’a pas beaucoup d’importance, mais tu vas te conduire comme un type très bien. Il faut dire aux Hommes qu’on les aime, pour qu’ils puissent nous aimer. Don Quichotte, c’est en fait le premier type qui tend la main » (interview de 1968). Les humains étant des êtres de langages, les mots ont de ce fait souvent une portée symbolique qui dépasse largement leur simple définition. Un symbole, et les mots sont des symboles, peut parfois être plus réel que le réel lui-même, du moins que les choses matérielles. Ce que le poète et homme d’action, Armand Gatti, que ses compagnons de maquis avaient surnommé « Donqui » confirmait à sa façon en reprenant la formule d’un révolutionnaire guatémaltèque : « l’arme décisive du guérillero, c’est le mot ». Et Don Quichotte n’est pas loin du guérillero, lui qui s’arme pour partir en guerre au nom d’une cause idéale qu’il considère comme éminemment juste.

ET ROSSINANTE FUT

En plus de son propre nom, dans une sorte de dédoublement de la personnalité, Alonso Quijada, devenu par acte d’auto-baptême Don Quichotte de la Mancha, change aussi celui de son cheval, une « pauvre bête », pleine de tares et de défauts : « il lui donna celui de Rossinante, qui lui parut noble et sonore, et signifiait clairement que sa monture avait été antérieurement une simple rosse, avant de devenir la première de toutes les rosses du monde ». Les défauts s’effaceraient-ils en n’étant plus nommés, ou parce qu’ils seraient renommés positivement ? La novlangue quichottienne est fascinante. À propos de cette chevaleresque monture dont Don Quichotte parvient régulièrement à tomber, souvent au pire moment pour lui, le lecteur apprendra ceci : « nulle part il n’est dit dans cette véridique histoire que Rossinante ait jamais réussi à galoper » (T. 1, chap. 49). Les mots qui se prennent pour des choses peuvent certes parfois changer le monde. Don Quichotte répétera infantilement que « tout est possible » (T. 2, chap. 17 et chap. 23), mais le réel peut aussi devenir un mur sur lequel se fracassent douloureusement les idées. Renommer positivement sa monture n’a ainsi pas suffi à la transformer en cheval de course. Les mots sont puissants, mais le réel résiste bien souvent. Si le fatalisme est toujours coupable, tout n’est pas pour autant « construit ». Attitude de résignation d’une part et sentiment de toute-puissance infantile d’autre part sont deux écueils contraires auxquels il nous faut échapper.

LE HEAUME DE MAMBRIN

Don Quichotte remplacera par la suite son heaume de pacotille par un plat à barbe tout cabossé, particulièrement reconnaissable du fait de son encoche caractéristique qui permettait de placer le récipient au niveau de l’encolure du futur rasé. Ayant en effet croisé un des nombreux barbiers de la contrée qui utilisait son outil de travail pour protéger son chef lors d’une averse, Don Quichotte croit y reconnaître le célèbre « heaume de Mambrin », pièce d’une incommensurable valeur selon ses sources livresques. À partir de ce moment, le héros se promène non seulement avec une armure sur le dos, en un temps où ce costume était largement démodé, mais en plus il portera ridiculement sur la tête un objet du quotidien qui pouvait faire en son temps le même effet que s’il se promenait aujourd’hui avec un égouttoir à pâtes sur la tête, à la façon des Pastafariens. Un jour, dans un sursaut de lucidité, Sancho s’interroge : « comment entendre quelqu’un vous dire qu’un plat à barbe est le heaume de Mambrin, et le voir s’obstiner dans cette erreur plus de quatre jours, sans penser que, pour affirmer une chose pareille, il faut qu’il ait la cervelle dérangée ? » La réponse de Don Quichotte est imparable. L’esprit de Sancho est borné ce qui l’empêche d’entrevoir la vérité : « il y a sans cesse autour de nous une troupe d’enchanteurs qui changent et transforment les choses à leur guise, selon qu’ils souhaitent nous aider ou nous nuire ». En l’occurrence, un enchanteur bienveillant protégerait subtilement le chevalier en ayant donné l’apparence d’un plat à barbe à cette précieuse relique afin que personne ne pense à la voler. Comment détromper quelqu’un qui englue son esprit dans une telle logique conspirationniste ? Clément Rosset, dans la conclusion de son essai Le réel et son double, défendait l’idée que le déni et l’illusion ont avant tout pour fonction de se « protéger du réel ». Ce ne semble pas être le cas de Don Quichotte qui au contraire, du fait même de ses illusions, ouvre grand sa porte pour se jeter dans le monde et exercer sa témérité.

Mathieu Lavarenne

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