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Institut La Boétie - [Publications]

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22.09.2025 à 18:24

Quand l’histoire se répète ou comment l’extrême centre a porté Hitler au pouvoir

Zoé Pebay

Une idée répandue voudrait que Hitler soit arrivé au pouvoir par les urnes et qu’une irrésistible marée brune ait emporté l’Allemagne des années 1930 dans le nazisme. Il n’en est rien : les nazis n’ont jamais pris le pouvoir, on le leur a donné.
Texte intégral (4183 mots)
Note de lecture de l’ouvrage de Johann Chapoutot, Les irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ?, Éditions Gallimard, 2025.

Une idée répandue voudrait que Hitler soit arrivé au pouvoir par les urnes et qu’une irrésistible marée brune ait emporté l’Allemagne des années 1930 dans le nazisme. Il n’en est rien : les nazis n’ont jamais pris le pouvoir, on le leur a donné.

Dans son dernier livre, Johann Chapoutot montre que l’arrivée au pouvoir des nazis est en réalité le résultat d’une série de manœuvres, de paris et de calculs qui ont conduit à ce que les libéraux autoritaires de l’époque, désireux que leurs politiques, notamment économiques, continuent à être mises en œuvre, nomment eux-mêmes Hitler à la Chancellerie du Reich.

En plongeant dans ce livre sur les années 1920-1930, les similarités avec notre époque sautent aux yeux. Au-delà du spectacle abject de l’actualité – des saluts nazis d’Elon Musk et Steve Bannon aux candidats du RN en 2024 affublés d’une casquette nazie, en passant par les milices criant « Paris est nazi » et qui poignardent des militant·es de gauche – c’est l’analogie entre le contexte politique général des années 1920-30 et celui d’aujourd’hui qui frappe. Les mécanismes qui ont concouru à l’ascension des nazis et à la nomination de Hitler à la Chancellerie du Reich le 30 janvier 1933 semblent en effet d’une troublante actualité :

  • Une Constitution permettant l’autoritarisme de l’extrême centre, qui refuse de respecter le résultat des élections et dont les courtisans et conseillers méprisent les idées démocratiques ;
  • L’industrie médiatique, qui panique devant le « bolchévisme culturel » – une chimère, inventée pour désigner tout ce qui se rapporte de près ou de loin au progrès social – tout en répandant une idéologie raciste et antisémite propre à l’extrême droite ;
  • Des personnalités politiques et médiatiques qui condamnent « les extrêmes » et diabolisent une supposée « extrême gauche », alors même que l’extrême droite terrorise réellement les rues et les esprits ;
  • Un « cercle de la raison » autoproclamé qui poursuit une politique d’austérité résolument probusiness, aggravant les inégalités et minant l’économie nationale ;
  • Une gauche social-démocrate déboussolée qui soutient cette politique, afin dit-elle, « d’éviter le pire » ;
  • Une propagande va-t-en-guerre et une politique de puissance, mêlant expansionnisme et impérialisme territorial…

La liste des forfaitures et des compromissions qui ont mené à l’arrivée du nazime au pouvoir est longue. Mais loin de nous conduire à la fatalité et à la résignation, le livre de Johann Chapoutot nous enseigne une chose : les situations politiques ne sont jamais écrites à l’avance. À travers une galerie de portraits des hommes qui, par calcul ou par aveuglement, ont contribué à porter Hitler au pouvoir, l’historien montre que si les dynamiques structurelles de la montée de l’extrême droite (chômage, sentiment de déclassement, racisme…) jouent un rôle, elles ne suffisent pas à elles seules à expliquer son accession au pouvoir. Derrière la nomination de Hitler à la Chancellerie, il y a des visages et surtout des intérêts : ceux de la caste au pouvoir, dont la responsabilité est accablante.

Du comportement de l’extrême centre partisan au rôle des élites économiques, l’Institut La Boétie revient sur quelques-uns des éléments structurants du récit que fait le grand historien de l’accession au pouvoir du nazisme, malheureusement riche d’enseignement pour le présent.

AFD
Le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AFD) s’impose comme la deuxième force politique d’Allemagne, recueillant plus de 20 % des voix, soit près du double de son score, par rapport aux précédentes élections fédérales de 2021. Alice Weidel, le 23 février à Berlin.  © RALF HIRSCHBERGER / AFP

I) Les libéraux autoritaires au pouvoir : en marche vers le fascisme

La crise politique de 1930 et le viol de la Constitution

C’est en décembre 1929 que le président de la République de Weimar, Paul von Hindenburg et Heinrich Brüning, futur Chancelier du Reich (équivalent au poste de Premier ministre), arrêtent, quelques mois avant la nomination de Brüning, un plan pour contourner la démocratie et conserver le pouvoir dans un contexte de crise politique.

Brüning est un technicien des finances publiques, docteur en économie et une figure importante de l’extrême centre allemand (Zentrum). C’est lui que le président Hindenburg décide d’appeler à la Chancellerie le 28 mars 1930 pour remplacer Heinrich Müller, le Chancelier social-démocrate, qu’il exècre au plus au point et auquel il reproche d’avoir échoué sur les questions sociales et budgétaires, alors que la crise économique frappe de plus belle l’Allemagne depuis l’automne 1929.

Leur objectif est clair : gouverner en faisant fi du Reichstag (le Parlement allemand), sur le fondement de l’article 48 de la Constitution. Cet article confère des pouvoirs exceptionnels à l’exécutif, destinés à être utilisés en cas de crise majeure. Cependant, les libéraux autoritaires en détournent l’usage : au lieu de répondre à un danger grave et imminent, l’article leur sert à promulguer des ordonnances en matière de législation financière (article 48-2), comme celles introduisant de nouvelles taxes sur le tabac et la bière.

Outre l’usage extensif et abusif de l’ordonnance législative, la nouvelle pratique institutionnelle du pouvoir fait basculer la République de Weimar dans un régime présidentiel autoritaire. La séquence du vote du budget est particulièrement saisissante à cet égard (toute ressemblance avec des faits contemporains existants serait fortuite). L’opposition social-démocrate rejette la politique austéritaire du gouvernement Brüning. En réponse, ce dernier utilise l’article 48-2 pour faire passer le budget en force. Pour le contrer, l’opposition a recours à l’article 48-3, dans le but de faire tomber le texte. L’article 48-3 dispose en effet que « les mesures ainsi prises [par le gouvernement] sont annulées à la demande du Reichstag ».

C’est alors que le Président Hindenburg décide, à la surprise générale, de dissoudre le Parlement (article 25). Profitant du vide parlementaire – l’Assemblée étant sans session, il fait adopter le texte budgétaire par l’article 48-2. Coup de théâtre : cette situation n’avait pas été prévue par les constituants de 1919 et contrevient gravement à l’esprit de la Constitution de 1919, en fragilisant l’équilibre entre les pouvoirs législatifs et exécutifs.

L’échec de la dissolution et la formation de gouvernements régionaux coalisant l’extrême centre et l’extrême droite

En pleine dérive autoritaire, le gouvernement est sanctionné dans les urnes suite à la dissolution. Lors des nouvelles élections qui interviennent le 14 septembre 1930, les sociaux-démocrates (SPD) perdent des voix (-5 points), mais restent le premier parti (24,5 %). Les communistes (KPD) gagnent 2,5 points et envoient 77 députés au Reichstag, tandis que le Zentrum (le parti de Brüning) dégringole avec un score de 14,8 % pour 68 sièges. Le grand gagnant est le NSDAP (le parti d’Hitler), qui progresse de manière spectaculaire, passant de 2,8 % à 18,3 %, envoyant 107 députés au Reichstag.

« Le gouvernement Brüning sera donc minoritaire au Reichstag : la « coalition nationale » de la droite libérale et conservatrice sur laquelle souhaitait s’appuyer le chancelier ne représente plus, au mieux, que 35 % des voix (…) contre plus de 50 % dans la législature précédente ». (p.45)

Battu dans les urnes, le gouvernement parvient néanmoins à mettre en œuvre sa politique de réduction des salaires et de baisse des dépenses sociales, pendant deux ans. Une longévité extraordinaire, qui tient à un fait majeur : le soutien de la gauche sociale-démocrate. Elle défend face aux nazis une politique du « moindre mal » – ce qui semble paradoxal, puisque cette même politique nourrit le vote nazi. Dans une résolution votée le 3 octobre 1930, le SPD fustige à droite le « mouvement fasciste des nazis » et à gauche « le parti communiste », accusé de diviser la classe ouvrière.

Cherchant des alliances, Brüning songe à faire entrer trois ministres nazis au gouvernement. Mais l’obsession de Hitler pour « l’extermination des communistes, des socialistes et des forces réactionnaires » le refroidit quelque peu. L’alliance avec les nazis au Reich attendra, mais pourquoi ne pas former un tel gouvernement au niveau des États fédérés (Länder) ? Ainsi, le Chancelier écrit dans ses mémoires :

« Pour ne pas trancher les fils déjà tissés (…), je me déclarais disposé à faire en sorte que le NSDAP et le Zentrum puissent former des gouvernements dans les Parlements des Länder, partout où cela serait arithmétiquement possible, et ce, dès cette première phase de rapprochement entre nous. » (p.49)

Cette ligne politique est décisive : en décembre 1932, les nazis gouvernent dans cinq Länder, dont trois dirigés par la droite et le centre. Ces coalitions régionales servent à la fois de vitrine et de laboratoire à l’extrême droite – en matière de politique intérieure notamment. Elles participent aussi, selon Chapoutot, à une « habituation réciproque entre droite et extrême droite » qui rend crédible l’hypothèse nazie.

Finalement, celui qui précipite la chute de Brüning est le même que celui qui l’a porté au pouvoir : Hindenburg. Et l’une des raisons est révélatrice des préoccupations de l’ancien maréchal prussien devenu président du Reich : les intérêts agrariens, un enjeu social majeur de l’époque.

Brüning propose une réforme agraire, visant à redistribuer les terres inexploitées de l’Est, pour les lotir et permettre aux habitants des villes de s’installer à la campagne, réduisant ainsi le chômage. Cette proposition touche un point sensible : la propriété terrienne des Junker, ces seigneurs de l’Est, dont fait partie Hindenburg et dont toute la sociabilité du Président est imprégnée : c’est ce projet de réforme qui scelle le sort de Brüning et marque le début de l’ère Papen – qui promet, lui, de mener une politique largement favorable aux intérêts privés mais aussi peu répressive à l’égard des nazis.

HINDENBURG
Hindenburg dans son domaine de Neudeck (1932). « Paul von Hindenburg, président de la république de Weimar depuis 1925, dirige de plus en plus, à partir de 1930, à l’aide d’un cercle restreint de conseillers. Ensemble, ils impriment un tournant autoritaire à la République, voire rêvent de sa liquidation. Ce sont eux qui, après avoir cherché à empêcher Hitler d’arriver au pouvoir, vont l’y placer. Ici, de gauche à droite : Franz von Papen, Wilhelm von Gayl, Paul von Hindenburg, Kurt von Schleicher. De dos, Otto Meissner.© SZ Photo / Scherl / Bridgeman Images » (Chapoutot, Johann, et al. Le monde nazi: 1919-1945. Tallandier, 2024.)

II) Les élites politiques et économiques au service de l’extrême droite 

Hitler n’est pas arrivé seul au pouvoir. Il y a été amené, par la capitulation des partis de droite et du centre enlisés dans une crise politique et s’accrochant au pouvoir à tout prix. Mais ils ne sont pas les seuls : l’entremise de grands patrons séduits par le nazisme pour protéger leurs intérêts est elle aussi décisive.

Hugenberg, le magnat des médias qui rêve d’une « union des droites »

Surnommé le « Führer oublié » par son biographe, Alfred Hugenberg est un haut-fonctionnaire, spécialiste des questions agricoles, banquier et pionnier dans l’entrepreneuriat idéologique. Ayant fait fortune dans l’industrie lourde, il fantasme une Allemagne puissante, redoutée et triomphante – celle de Bismarck et de Guillaume II. Précurseur du magnat de la presse anglophone Rupert Murdoch et du français Vincent Bolloré, il est persuadé que ses projets financiers nécessitent une influence sur l’opinion publique.

Cette conviction le conduit à constituer un empire médiatico-financier inédit (Konzern), lui permettant d’imposer les thèmes de l’extrême droite dans le débat public. Dans la holding qu’il préside, il regroupe pas moins de 26 quotidiens et hebdomadaires nationaux et provinciaux – dont le troisième plus grand groupe de presse d’Allemagne, acquis dès 1916 avec l’aide du gouvernement allemand. À cette collection, s’ajoute une usine à textes (la WiPro) qui diffuse et produit du prêt-à-penser en continu. La ligne de cet empire médiatique est ouvertement antisémite, raciste, nationaliste et réactionnaire. Elle trouve un écho inédit dans l’espace médiatique : pas moins de 1600 journaux relaient les « informations » propagées par le Konzern. C’est une véritable industrie du fait divers qui est mise sur pied, afin de diriger l’attention de la population toute entière sur des faits montés en épingle[1]. Johann Chapoutot résume les conséquences de cette entreprise : 

« En travaillant l’écume de l’actualité, on laboure en réalité les profondeurs océaniques de la psyché nationale, dans un sens conservateur, voire réactionnaire : quelques « unes » bien calibrées sur tel scandale impliquant des Juifs vont permettre de réactiver 1500 ans d’antisémitisme européen ». (p.91)

Outre son goût pour la presse, Hugenberg s’illustre aussi en politique. Il rejoint le Parti national du peuple allemand en 1918 – un groupement national-conservateur et en prend la tête en 1928. Hugenberg travaille à l’union des droites, mais Hitler veut le pouvoir pour lui seul. À l’automne 1930, Hugenberg propose alors à Hitler de créer un « front national » (sic). Il pense ainsi drainer le mouvement nazi tout en l’utilisant à son avantage, persuadé de pouvoir dominer cette alliance.

Ironie du sort : ceux qui pensaient avoir fait une affaire en or en misant sur les nazis à la baisse se retrouvent morts ou sous tutelle. Hugenberg en est l’exemple parfait. Il soutient Papen en 1932 et devient ministre de l’Economie, de l’Agriculture et de l’Alimentation d’Hitler en 1933.  En six mois de gouvernement Hitler, il est dépouillé et contraint de brader son empire aux nazis en leur cédant ses entreprises médiatiques. Ainsi, comme une grande partie des élites politiques de l’époque, celui qui croyait s’allier au NSDAP n’était pour Hitler qu’un simple marchepied vers le pouvoir. 

ALLEMANGE
«  Nos maîtres ! Qui veut s’en débarrasser vote National-Allemand » (années 1920). « Le Parti populaire national-allemand (DNVP) est le grand parti d’extrême droite sous la république de Weimar. Dans cette caricature, il dévoile sa haine des ennemis de l’Allemagne : le soldat colonial français qui occupe la Ruhr, reconnaissable à son casque Adrian ; le militant « marxiste », barbare et fourbe ; la figure du Juif au nez crochu. On voit, sur cette affiche de campagne, la proximité des thèmes de ce parti avec ceux du NSDAP. © Bundesarchiv, Plak 002-029-112 » (Chapoutot, Johann, et al. Le monde nazi: 1919-1945. Tallandier, 2024.)

« Plutôt Hitler que le Front populaire » 

Le gouvernement Papen (1ᵉʳ juin 1932 – 3 décembre 1932) est généralement évacué en deux lignes dans les livres d’histoire. Johann Chapoutot s’attache au contraire à montrer que les libéraux autoritaires qui entourent le Chancelier Papen – banquiers, propriétaires terriens, industriels, militaires, journalistes, universitaires – avaient bel et bien une vision de long terme et un programme pour l’Allemagne (dérégulation du droit du travail, subventions massives aux entreprises…).

Une fois au pouvoir, Papen décide de dissoudre le Reichstag, clamant que le pays a besoin d’une « clarification politique intérieure »[2]. Une décision irresponsable – résultant d’un accord discret avec le parti nazi – le NSDAP étant dans une dynamique électorale favorable. Les résultats marquent une défaite cuisante pour le gouvernement : les nazis obtiennent 37,3 % des voix, très loin devant le SPD qui obtient 21,6 % des voix. En août 1932, l’analyse de Wilhelm von Gayl (1879-1945), ministre de l’Intérieur de Papen, est stupéfiante. Il affirme que l’Allemagne est divisée en trois blocs : les marxistes (le SPD et le KPD), les nationalistes (le NSDAP et le DNVP), qui refusent de rejoindre le Zentrum, car ils veulent la Chancellerie, et le bloc central, titulaire de la meilleure politique et qui doit conserver le pouvoir par tous les moyens. Gouvernant avec moins de 10 % des voix, Papen cherche des alliances. Tout rapprochement avec la gauche – même la plus modérée – étant exclu, Papen engage alors des négociations avec les nazis. 

III) Une décision irresponsable : nommer Hitler à la Chancellerie

L’effritement du NSDAP après la défaite : le parti au bord de la scission

Hitler rejetant tout scénario de victoire partielle, Papen doit lui aussi (comme Brüning) renoncer au soutien des nazis au niveau du Reich. Incapable de se maintenir au pouvoir, Papen décide de dissoudre le Reichstag une nouvelle fois en septembre 1932. Le mythe de la prise du pouvoir par les nazis s’évanouit à la lecture des résultats de ces élections législatives. Le bilan est manifeste : loin d’une ascension fulgurante, le parti nazi est en net déclin. Il perd deux millions d’électeurs, 4 points (33 %) soit 34 sièges de député. 

L’échec de la stratégie légaliste et maximaliste du NSDAP est tel que Hitler envisage de se suicider en décembre 1932. Outre le recul dans les urnes, le parti est au bord de la scission. Le n°2 du parti, Georg Strasser, nazi de la première heure, plaide pour l’entrée au gouvernement (ligne minimaliste). Une ligne que Hitler refuse puisqu’il souhaite être nommé Chancelier (ligne maximaliste).

Le général Kurt von Schleicher, l’un des personnages les plus influents du Reich, pousse pour que la ligne minimaliste du NSDAP entre au gouvernement, afin de disloquer le parti. Ayant pris conscience de la dangerosité de Hitler, pas question pour Schleicher de lui confier la Chancellerie.

Alors que Papen est seul, dépourvu d’un socle électoral solide sur lequel s’appuyer pour gouverner, ce dernier envisage de faire un coup d’État. Pour l’en empêcher, Schleicher convainc Hindenburg de le nommer Chancelier à sa place le 2 décembre 1932.

L’échec de la manœuvre de Schleicher et la nomination de Hitler à la Chancellerie 

Schleicher est resté à la postérité pour sa stratégie du Querfront (« le front oblique »). Elle vise à traverser les organisations politiques et syndicales, afin d’en extraire une base transpartisane et dépasser les appareils. En dialoguant avec la droite de la gauche (SPD et syndicalistes conservateurs) et la « gauche » des nazis (aile « sociale » de Strasser), il cherche à fracturer les blocs électoraux pour bâtir une majorité nationale-sociale.

Finalement, l’effondrement psychique de Strasser le 8 décembre 1932, qui démissionne de toutes ses fonctions au sein du NSDAP, scelle le sort de l’expérience Schleicher. Il ne parviendra pas à faire une coalition entre l’aile de Strasser du NSDAP, le Zentrum et la droite conservatrice. En outre, le projet de réforme agraire, qui touche aux intérêts de la famille Hindenburg, le fait tomber en disgrâce auprès du Président. Enfin, Papen, rongé par la rancœur, intrigue en secret avec Hitler pour convaincre Hindenburg de franchir le pas qui changera l’histoire du monde à jamais : nommer Hitler à la Chancellerie du Reich.

Mais ce sont en dernière instance les intérêts fonciers des Hindenburg qui ont pesé dans la décision de nommer Hitler. Menacé par Hitler de révéler un scandale sur les aides publiques aux propriétés foncières de l’Est dont la famille Hindenburg a gracieusement bénéficié, Oskar von Hindenburg, fils de Paul von Hindenburg, pousse son père à soutenir Hitler. Le 10 janvier 1933, Hitler est nommé Chancelier.

hitler
Hitler devient Chancelier. Cette photo a été prise lors de la nomination d’Hitler comme Chancelier le 30 janvier 1933. Hindenburg pensait pouvoir le contrôler. En réalité, Hitler a rapidement consolidé son pouvoir, surtout après la mort de Hindenburg en août 1934, lorsqu’il a fusionné les fonctions de chancelier et de président en devenant le Führer.

C’est ainsi qu’une droite autoritaire, incapable d’obtenir plus de 10 % des suffrages, décide, après de sordides calculs patrimoniaux, de donner la Chancellerie aux nazis, alors en déclin. Les « centristes » Hindenburg et Papen pensent pouvoir manipuler les nazis par cette manœuvre et tourner la situation à leur avantage. En réalité, cette décision irresponsable scelle le destin de la caste au pouvoir, ainsi que celui de millions de vies qui périront du nazisme. 

Conclusion : 1932 / 2025, une identité de rapport

L’auteur conclut son livre par une réflexion sur le statut de la comparaison en histoire, dont nous devons tirer toutes les conséquences pour agir avec lucidité dans la conjoncture actuelle :

« En l’espèce, en dépit de similitudes étonnantes, Hugenberg n’est pas Bolloré et Papen n’est pas Macron, mais leurs positions dans les configurations politiques, économiques et sociales de la France de 2025 et de l’Allemagne de 1932 sont analogues. Pas d’égalité ou d’identité terme à terme (A n’est pas C), mais une identité de rapport (A/B=C/D). » Ainsi, « […] ce n’est n’est pas parce que l’histoire ne se répète pas que les êtres qui la font – qui la sont – ne sont pas mus par des forces étonnamment semblables ». (p.278) 

Alors que le bloc bourgeois démontre jour après jour sa capacité à se compromettre avec l’extrême droite et ses idées, le livre de Johann Chapoutot résonne donc comme un appel à la lucidité et au courage politique face aux irresponsables d’aujourd’hui.


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13.08.2025 à 11:42

Nouveau peuple, nouvelle gauche : le nouveau livre collectif de l’Institut La Boétie

Émilien Cabiran

L'Institut La Boétie publie son deuxième livre collectif, « Nouveau peuple, nouvelle gauche » aux éditions Amsterdam. 21 intellectuel·es et chercheur·euses mettent ensemble à l'épreuve l'idée d'un divorce entre la gauche et les classes populaires, sous la direction de Julien Talpin.
Texte intégral (550 mots)

L’Institut La Boétie publie son deuxième ouvrage collectif, Nouveau peuple, nouvelle gauche, dans la collection « Les livres de l’Institut La Boétie » aux éditions Amsterdam.

Cet ouvrage collectif est dirigé par le sociologue Julien Talpin. Il s’ouvre par un entretien croisé de Nancy Fraser, philosophe féministe états-unienne et Jean-Luc Mélenchon, co-président de l’Institut La Boétie, et se clôt par une postface stratégique de Clémence Guetté, co-présidente de l’Institut et vice-présidente de l’Assemblée nationale.

Il rassemble les contributions de 21 auteur·ices, sociologues, philosophes, économistes ou politistes, qui, ensemble, mettent à l’épreuve l’idée d’un « divorce » consommé entre la gauche et le peuple. Loin de la vision fantasmée d’une classe ouvrière uniforme, figée dans le marbre, il propose de décrire les classes populaires d’aujourd’hui, dans leur diversité et leurs transformations.

Il répond à des questions telles que « le peuple est-il devenu de droite ? », et revient sur des épisodes clés de l’évolution de la relation entre la gauche et les milieux populaires : évolution de la social-démocratie ; Gilets jaunes ; mobilisations des quartiers populaires, etc. Enfin, il propose des pistes pour quelques-uns des grands défis qui se posent pour construire une « nouvelle gauche » capable d’assurer la victoire de ce « nouveau peuple ».

Ce livre est donc une pièce majeure aux débats stratégiques qui animent actuellement la gauche française et internationale. En s’appuyant sur des analyses rigoureuses en sciences sociales, il trace un chemin clair pour l’action : s’appuyer sur la nouvelle réalité sociologique du peuple – plutôt que la nier – pour construire une nouvelle réalité politique.

Liste des contributeur·ices : Sarah Abdelnour, Bruno Amable, Sophie Bernard, Sophie Béroud, Jean-Baptiste Comby, Magali Della Sudda, Clara Deville, Nancy Fraser, Pierre Gilbert, Élisabeth Godefroy, Raúl Gómez, Clémence Guetté, Tristan Haute, Samuel Hayat, José Lopes, Hadrien Malier, Jean-Luc Mélenchon, Julian Mischi, Rachel Silvera, Julien Talpin, Vincent Tiberj.

Commandez dès maintenant Nouveau peuple, nouvelle gauche.

Découvrez la présentation du livre et le sommaire sur le site des éditions Amsterdam

Parution en librairie le vendredi 5 septembre. Plusieurs rencontres autour du livre partout dans le pays avec des contributeur·ices sont programmées ou en cours d’organisation, retrouvez la liste ci-dessous :

  • Jeudi 18 janvier à Roubaix : Julien Talpin et David Guiraud à la permanence de David Guiraud
  • Samedi 10 janvier à Grenoble : Sophie Béroud à la salle Moyrand
  • Samedi 17 janvier à Perpignan : Élisabeth Godefroy à la librairie Torcatis
  • Mercredi 11 février à l’ENSAE à Paris : Clémence Guetté
  • Mercredi 18 février à l’université Paris Dauphine : Clémence Guetté

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28.05.2025 à 07:55

Combien coûterait la nationalisation d’ArcelorMittal ?

Émilien Cabiran

Le département d’économie de l’Institut La Boétie sort un chiffrage inédit « Combien coûterait la nationalisation d’ArcelorMittal ? » La nationalisation d'ArcelorMittal est loin d'être hors de prix : moins de 4 milliards d'euros d'indemnités. L'État est en position de force pour nationaliser ArcelorMittal, qui viole ses engagements malgré les millions d'euros d'aides publiques perçues.
Texte intégral (7933 mots)

À la suite de l’annonce de la suppression de 630 postes en France effectuée le 23 avril 2025 par ArcelorMittal, de nombreuses voix se sont élevées pour réclamer la nationalisation des activités d’ArcelorMittal en France. Les opposants à la nationalisation avancent comme principal contre-argument le coût pour les finances publiques que représenterait une telle opération.

Cet article, rédigé par des économistes et des spécialistes du secteur de la sidérurgie, éclaire les enjeux autour d’une potentielle nationalisation d’ArcelorMittal et apporte en particulier des éléments d’évaluation du coût qu’elle pourrait représenter pour l’État.

État des lieux de la situation d’ArcelorMittal

ArcelorMittal est pleinement engagé dans une logique de restructuration en Europe et en France, qui conduit à la réduction de son activité et à des plans de licenciements importants.

Il faut d’abord rappeler l’ampleur de la crise de l’acier en Europe, et surtout sa très grande violence en France ces dernières années. La France a subi le plus fort recul de la production d’acier européenne, 26 % et 3,7 millions de tonnes en moins par rapport à 2019, et ce principalement du fait des décisions d’ArcelorMittal.

Le récent plan de suppression de 630 postes n’est pas un événement isolé. Il s’inscrit dans une tendance profonde de réorganisation des activités d’ArcelorMittal en Europe et en France qui vise à renforcer la concurrence entre les sites européens et à réduire la présence européenne aux profits de sites en Inde, au Brésil et aux États-Unis.

En juillet 2024, ArcelorMittal confirme l’arrêt durable d’un des deux hauts fourneaux du site de Fos-sur-Mer. Cette décision a pour conséquence une division par deux de la production et la suppression de 308 postes. L’entreprise a laissé entendre que d’autres annonces pourraient suivre sur le front de l’emploi, ce qui paraît probable compte tenu des conséquences de la fermeture d’un haut fourneau sur l’activité globale du site.

Fin 2024, une vague de suppression de 140 postes dans les centres de services entraîne la fermeture des sites de Denain et de Reims. Cela coïncide avec la suppression d’une trentaine d’emplois dans la distribution et avec la fermeture de plusieurs agences.

Fin avril 2025, le plan « React » prévoit 400 suppressions de postes dans la production pour les sites du « cluster nord », c’est-à-dire Dunkerque, Florange ainsi que les sites associés en aval. En parallèle, un plan de délocalisation de fonctions support à l’échelle européenne prévoit le départ vers l’Inde et la Pologne de 1 500 postes, dont plus de 200 en France.

Ce plan vise à faire environ 100 millions d’euros d’économies par an. Une étude interne montre pourtant que ces montants sont largement surestimés et que le plan risque de fragiliser considérablement les capacités industrielles européennes et donc favoriser de nouveaux reculs à l’avenir[1].

Au bout du compte, plus de 1 000 emplois ont été supprimés en un an et ce dans des domaines aussi divers que complémentaires.

Rappel des grands enjeux industriels

ArcelorMittal est effectivement concerné par un certain nombre de défis.

En raison de logiques financières de réduction de coûts et de rétribution croissante des actionnaires, ArcelorMittal a laissé se dégrader l’outil industriel pour finir par dénoncer le manque de fiabilité du site de Dunkerque. La situation est encore plus préoccupante pour le site de Fos-sur-Mer : un scandale de pollution industrielle a mené à la mise en examen d’Arcelor pour « mise en danger d’autrui » et « faux et usage de faux »[2].

ArcelorMittal doit ensuite décarboner sa production en Europe. La sidérurgie est en effet l’industrie la plus émettrice de CO2 et elle doit donc se décarboner aussi vite que possible pour limiter le réchauffement climatique. Plus prosaïquement, la décarbonation doit être menée en raison d’un certain nombre d’évolutions de réglementation. La fin progressive des quotas carbone gratuits distribués dans le cadre du marché carbone européen[3], couplée à la mise en œuvre du Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’UE, prévue entre 2026 et 2034, menace la viabilité de la production en 2030 si celle-ci n’a pas été décarbonée. Or, il faut environ quatre ans pour mener le processus à bien, du fait de la commande des outils et des travaux d’ingénierie publique nécessaires. Pourtant, ArcelorMittal n’en est qu’aux balbutiements[1] [2] , loin des engagements pris. Il y a donc urgence à passer des projets aux travaux pratiques pour assurer un avenir à la production d’acier primaire en France.

Le groupe a présenté en 2021 un plan de réduction de son empreinte carbone insuffisant. En Europe, ce plan visait à décarboner partiellement la production réalisée avec des hauts fourneaux en les transformant en fours à arcs électriques pour fer réduits directement (« DRI-EAF »), une technologie peu novatrice qui remplace le charbon par le gaz et l’électricité[4]. Cette voie technologique reste carbonée et ne réduit que de 30 % l’empreinte carbone de la production par rapport aux hauts fourneaux. Contrairement à certains de ses concurrents (SSAB, Greensteel, Saltzgitter…), l’utilisation d’hydrogène à la place du gaz n’est pas envisagée par ArcelorMittal à court terme. Ce procédé permettrait pourtant d’envisager la neutralité carbone, à condition que l’électricité soit issue de moyens non carbonés.

Même sans parler du choix technologique, les projets de décarbonation ne portent que sur une partie de la production et prévoient d’en abandonner des parties. Ainsi, pour Dunkerque, le plan était de remplacer seulement les deux « petits » hauts fourneaux du site et de conserver en l’état le plus gros (50 % de la capacité de l’aciérie). À Fos-sur-Mer, un seul four électrique est à ce stade envisagé. Cela conduit à penser que l’aciérie passerait de 5,5 millions de tonnes (Mt) d’acier de capacité par an à environ 2 Mt et que l’approvisionnement en fer préréduit se ferait à l’extérieur du groupe, ce qui marquerait également la perte d’un pan d’activité du site. Les investissements d’un peu plus de 2 milliards d’euros initialement prévus par ArcelorMittal font pâle figure face aux plus de 6 milliards d’euros qui seraient nécessaires pour un plan de décarbonation véritablement ambitieux.

Non seulement le plan de décarbonation d’ArcelorMittal est insuffisant, mais l’entreprise semble tout faire pour différer et diminuer la portée de ces investissements. ArcelorMittal a signé début 2024 un contrat de 850 millions d’euros d’aides publiques pour un investissement total de 1,7 milliards d’euros à Dunkerque, comprenant la construction de deux fours électriques et d’une unité de réduction de fer. ArcelorMittal a dans un premier temps repoussé de deux ans la date de mise en service des fours à arcs électriques et n’a pas lancé les commandes nécessaires. Après le gel du plan annoncé il y a quelques mois, ArcelorMittal a finalement assuré le 15 mai 2025 investir 1,2 milliard d’euros sur le site de Dunkerque, un montant inférieur à celui prévu dans le contrat avec l’État. Un seul four électrique serait construit, sous conditions hypothétiques de nouvelles protections aux frontières européennes : une décarbonation au conditionnel et très partielle, sans préréduction du fer (probablement en se fournissant à l’étranger).

Une entreprise en bonne santé financière

Rappel des résultats

Il faut d’abord couper court au mythe d’une entreprise qui irait mal et n’aurait pas les moyens d’effectuer les investissements nécessaires à l’adaptation de son activité. Les années exceptionnelles de 2021 et 2022 ont vu tout le secteur engranger des superprofits historiques. ArcelorMittal n’a pas fait exception, avec 24 milliards d’euros de bénéfices en deux ans.

Les deux dernières années ont été celles d’un retour à la normale, avec des taux de profits plus communs, qui ont conduit à faire 2,2 milliards d’euros de bénéfices en deux ans, soit 26 milliards d’euros en quatre ans au niveau mondial.

La situation pourrait être résumée par la formule des « trois dix ».

  1. Sur les trois derniers exercices, ArcelorMittal a reversé à ses actionnaires plus de 10 milliards d’euros en dividendes et rachats d’actions.

  2. La première phase du plan de décarbonation mondial du groupe, qui inclut notamment les projets en pause à Dunkerque et à Fos-sur-Mer, a été évaluée par la direction à 10 milliards d’euros.

  3. Le groupe a une situation financière particulièrement solide avec moins de 10 % d’endettement (6,7 milliards de dollars de dettes nettes sur plus de 100 milliards de dollars de capitaux propres) au premier trimestre 2025. Pour un groupe comme ArcelorMittal, c’est un niveau très faible qui lui laisse beaucoup de marges de manœuvre.

ArcelorMittal a donc les moyens d’amorcer ses projets de décarbonation, de les rendre plus ambitieux et de ne pas organiser un chantage aux aides publiques comme il l’a réalisé ces dernières années.

Quid du cas spécifique de la France, qui représente 12 % des effectifs du groupe ? Le récit gouvernemental et patronal évoque un déficit de compétitivité vis-à-vis d’autres pays qui justifierait les restructurations à répétition.

Les chiffres montrent en réalité le contraire, alors même qu’ils sont trafiqués pour faire apparaître les résultats les plus faibles possibles ! Rien ne justifie une telle urgence dans les restructurations. En sortie de Covid, entre 2021 et 2023, ArcelorMittal France a ainsi effectué 1,2 milliard d’euros de bénéfices en cumulé.

Sur les mécanismes d’optimisation fiscale

Le siège d’ArcelorMittal se trouve au Luxembourg pour des raisons historiques mais aussi pour éviter l’impôt. 30 % de ses filiales seraient localisées dans des paradis fiscaux selon l’Observatoire des multinationales[5]. ArcelorMittal utilise de fait de nombreux moyens pour faire remonter les potentiels bénéfices français vers la maison mère luxembourgeoise.

ArcelorMittal applique une stratégie d’évitement fiscal assumée qui passe par une politique très agressive en matière de prix de transfert[6]. Concrètement, Arcelor transfère vers le Luxembourg une partie significative des richesses produites sur le sol français, pour éviter qu’elles soient imposées en France. Sont ainsi facturés 1 % du chiffre d’affaires en royalties sur l’utilisation de la marque, 2 % de frais d’utilisation des brevets du groupe, tous détenus au Luxembourg, et enfin des frais de management importants censés rémunérer le travail des fonctions support de la maison mère. Ainsi, ce sont plus de 3 % du chiffre d’affaires qui sont chaque année siphonnés des activités en France pour éviter l’impôt.

La politique de prix de transfert est souvent pointée du doigt par l’administration fiscale tant sur les sites de production que dans l’activité de recherche et développement. Industeel Loire et Industeel Creusot, filiales d’Arcelor France, ont ainsi été épinglées par l’administration fiscale pour des prix de transfert abusifs de rétribution de la marque, constat confirmé par une décision du tribunal administratif[7].

De même, le centre de recherche de Maizières-lès-Metz est en redressement fiscal depuis de nombreuses années concernant les prix de transfert[8]. Par ailleurs, les brevets associés à cette activité ne sont pas localisés en France.

Au bout du compte, sur les cinq dernières années, non seulement ArcelorMittal France n’a payé au total aucun impôt sur les sociétés, mais l’entreprise s’est même fait rembourser 116 millions d’euros d’impôts !

Des aides publiques substantielles

La direction d’ArcelorMittal France elle-même a donné des éléments lors d’une audition au Sénat ne pouvant être soupçonnés d’être surestimés. En 2023, ArcelorMittal France a bénéficié de 298 millions d’euros d’aides publiques directes, dont 200 millions d’euros au titre de taux réduits sur les factures d’énergie, 40 millions d’euros en Crédit impôt recherche (CIR), 40 millions d’allègements de cotisations et 6 millions pour financer le chômage partiel. Ces aides sont récurrentes et donnent donc un ordre de grandeur crédible pour les années précédentes. Une aide de 850 millions d’euros était également prévue pour les prochaines années dans le cadre de la décarbonation d’une partie du site de Dunkerque.

En plus de l’argent versé par les administrations françaises, ArcelorMittal a bénéficié de plus de 5 milliards d’euros au niveau européen issus de la vente de quotas carbone en trop. Plutôt que de garder ses quotas pour assurer sa production à terme en Europe, ArcelorMittal en a fait un instrument financier en spéculant avec.


Que retenir de ce rapide état des lieux ?

Nous avons affaire à une entreprise qui :

  • doit investir et décarboner son activité dans les quatre ans à venir. Compte tenu du temps de mise en œuvre, il y a urgence à le faire avant fin 2025.
  • refuse de le faire alors qu’elle en a les moyens.
  • diminue peu à peu sa présence en Europe et en France en particulier, laisse l’outil industriel se dégrader, siphonne au maximum la valeur créée en France et les aides publiques et fait une nouvelle fois du chantage pour obtenir toujours plus d’aides.

Une reprise de contrôle par l’État est donc justifiée par l’urgence des investissements dans la décarbonation à mener, conjuguée au refus des propriétaires actuels de les effectuer et à l’engagement public financier considérable déjà réalisé par l’État dans cet appareil de production.

Les paramètres de reprise de contrôle par l’État

L’exercice d’un contrôle de l’État peut prendre des formes, des modalités et un périmètre différents.

Les différentes modalités de prises de contrôle

Les exemples internationaux

Plusieurs États ont été confrontés à des défaillances et des déboires de la part de sidérurgistes. Certains d’entre eux ont pris des mesures pour imposer un contrôle sur les activités. Alors que le laissez-faire était plutôt la ligne majoritaire en Europe, le caractère stratégique de l’acier est revenu récemment en force sur le devant de la scène et a conduit à un début de remise en cause de ce dogme.

Le Royaume-Uni a ainsi organisé une forme de mise sous tutelle via l’adoption d’une loi dédiée le 12 avril 2025. L’État britannique a pris le contrôle du dernier site de hauts fourneaux du pays et s’est chargé d’assurer les salaires, la gestion des approvisionnements et flux logistiques, etc. Cela faisait suite à la décision de l’actionnaire chinois du site de le fermer. Cela aurait fait du Royaume-Uni l’unique pays du G7 sans production primaire d’acier. Pour assurer la pérennité du site et les investissements, un fonds de 3 milliards d’euros a été mis en place, notamment alimenté par les bénéfices de l’entreprise.

En 2024, l’État italien est aussi monté au capital d’Ilva, le plus grand site sidérurgique d’Europe à hauteur de 38 % (et 50 % des droits de vote), via un accord avec ArcelorMittal pour 400 millions d’euros. Sur le fondement d’un décret, il a ensuite dû mettre sous tutelle le site face au sous-investissement constaté d’ArcelorMittal[9]. Après une procédure judiciaire et collective, ArcelorMittal est privé de tous ses droits d’actionnaires et est sorti de la structure actionnariale d’Ilva. Cette nationalisation de fait s’est faite sans montée supplémentaire au capital ou rachat de la majorité des parts par l’État italien. Un repreneur est désormais recherché.

En décembre 2023, le complexe sidérurgique d’ArcelorMittal Termirtau a été nationalisé par le gouvernement kazakh suite à un accident qui a tué 46 mineurs. Alors qu’ArcelorMittal réclamait 3,5 milliards de dollars, le gouvernement l’a fait plier en divisant ce montant par 12, rachetant le site via un fonds d’investissement contrôlé par l’État pour 286 millions.

Il est d’ailleurs notable que les entreprises européennes de sidérurgie qui fonctionnent le mieux sont celles où l’État et/ou les salariés sont actionnaires et en position de peser sur les décisions.

Ainsi, le groupe suédois SSAB a l’État suédois à son capital via une entreprise minière publique (LKAB), mais aussi l’État finlandais. Une mutuelle proche des syndicats sudédois en est aussi un des actionnaires de référence. Le groupe autrichien VoestAlpine a comme deux premiers actionnaires (15 % et 15 %) des banques régionales coopératives et leurs salariés, tandis que le groupe allemand Salzgitter a une moitié de salariés dans son conseil d’administration. Ces deux groupes n’excluent pas de réorganiser leurs activités ici ou là mais ils poursuivent leur décarbonation et ne font pas du chantage à l’emploi.


Résumé des méthodes de reprise de contrôle par l’État

Méthode 1 : Imposer des obligations aux propriétaires par la loi

L’État pourrait imposer des contraintes ou une mise sous tutelle de certaines activités à ArcelorMittal par une loi dédiée. Il faut pour cela en décider le périmètre, par exemple un ou deux sites (Dunkerque et Fos-sur-Mer) où les enjeux sont les plus forts, et prévoir des investissements en conséquence. Cela est toutefois peu adapté aux activités françaises d’ArcelorMittal qui se déploient à de multiples points de la chaîne de valeur.

Méthode 2 : Trouver un accord avec ArcelorMittal sur une entrée au capital et un projet industriel

Il est possible de négocier avec ArcelorMittal l’entrée de l’État au capital pour tout ce qui concerne les activités spécifiquement françaises. Cela reviendrait à créer une forme de co-entreprise « Arcelor France ». L’État pourrait alors bénéficier d’un droit de veto via ce que l’on appelle une action spécifique ou golden share[10]. Le capital pourrait être ouvert aux salariés, aux collectivités, au pôle public bancaire.

Méthode 3 : Montée au capital du groupe monde ArcelorMittal

Le groupe ArcelorMittal est coté en bourse avec 60 % de capital flottant[11]. L’État pourrait alors monter au capital de l’ensemble du groupe, dont les activités se déploient sur toute la planète, avec ses opérateurs comme l’Agence des participations de l’État (APE) ou la Banque publique d’investissement (BPI). Une minorité de blocage[12] et le rang de premier actionnaire pourraient être obtenus avec un tiers du capital, tandis qu’il faudrait 51 % des parts pour en prendre le contrôle.

La montée au capital pourrait se faire avec d’autres États européens en rassemblant les activités « Europe ». Dans ce cas, il faudra atteindre une part du capital suffisant pour disposer d’une minorité de blocage. Cela est possible même avec une faible participation au capital, grâce à des dispositifs particuliers tels que les droits de vote double ou les actions spécifiques.

Méthode 4 : Nationalisation

La nationalisation implique un transfert total de propriété à l’État grâce à une loi dédiée. Ce n’est pas une simple montée au capital à 51 % d’une entreprise. La loi de nationalisation fixe elle-même le périmètre de reprise de contrôle par l’État ainsi que les critères pour déterminer le montant de l’indemnisation.

La question du périmètre du contrôle de l’État

Carte des installations d’ArcelorMittal sur le sol français

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Source : ArcelorMittal

ArcelorMittal a en France plusieurs « ensembles » d’activités de production :

  • Un ensemble « produits plats » est destiné au marché de l’automobile avec les aciéries de Dunkerque et de Fos. Ces deux sites disposent de lignes de laminage et de galvanisation, c’est-à-dire de réduction de l’épaisseur du métal et de protection contre la corrosion.

  • Un ensemble « produits longs », à moins haute valeur ajoutée et de plus petite taille, avec des sites comme Gandrange ou Wire, qui ne disposent pas de leurs propres outils de fusion (hauts fourneaux ou fours).

  • Un ensemble hétéroclite est logé dans la division « sustainable solutions » (solutions durables) avec notamment de la distribution et des productions pour l’automobile ainsi qu’une activité importante de finition pour le bâtiment (ArcelorMittal Construction, plus de 1000 salariés en France).

  • Industeel est un sous-ensemble à l’autonomie plus avancée au sein d’ArcelorMittal. Il produit des alliages d’aciers spéciaux peu communs chez ArcelorMittal. Industeel sert les marchés stratégiques et de souveraineté comme les industries nucléaire et de défense. À cet égard, cette entité aurait toute sa place dans un périmètre de nationalisation.

  • Enfin la situation du principal centre de recherche d’ArcelorMittal dans le monde, situé en banlieue de Metz, doit faire l’objet d’une réflexion spécifique. En effet c’est un actif déterminant tant pour un futur ensemble nationalisé que pour ArcelorMittal.Mais ce centre de recherche travaille fiscalement « à façon » pour le siège luxembourgeois : il ne possède pas les brevets sur lesquels ses chercheurs travaillent.

Cette question des actifs immatériels comme les brevets doit être approfondie pour la nationalisation : s’il peut apparaître difficile d’exproprier l’entité luxembourgeoise, une disposition relative à l’utilisation des brevets peut être inclue dans l’opération. Cela concerne moins les brevets liés aux techniques de production que ceux liés à des produits spécifiques, singulièrement dans les plats pour l’automobile. Plusieurs inventions françaises dans ce domaine (Usibor, Ductibor) donnent en effet à ArcelorMittal une position dominante auprès des constructeurs automobiles, notamment dans l’emboutissage à chaud.

La nationalisation la plus large possible émerge donc comme la solution la plus pérenne et posant le moins de difficultés. Elle permet d’avoir un ensemble industriel cohérent et viable et de ne pas être privé de notre souveraineté. Et elle ne nécessite qu’une loi pour être mise en place.

Les autres méthodes de prise de contrôle par la puissance publique ne suffiraient en effet pas. L’imposition de contraintes ou des mises sous tutelle par la loi pourrait s’envisager sur un ou deux sites précis mais semble peu adaptée à la multiplicité et la diversité des activités d’ArcelorMittal en France. De la même façon, la montée au capital au niveau mondial permet certes d’avoir une influence sur un plus large spectre d’activités, mais se heurte à la question du coût et implique une moindre contrôle sur les activités spécifiquement françaises. Enfin, la constitution d’une coentreprise pourrait constituer une solution intéressante mais il est évident que ArcelorMittal n’accepterait pas d’en discuter, à moins précisément d’être menacé de nationalisation.

Les enjeux financiers d’une nationalisation

Les travaux classiques pour établir la valeur d’actifs industriels mobilisent des ressources considérables qu’un article rapide ne peut qu’effleurer. Il s’agit donc ici de donner des ordres de grandeur cohérents et crédibles qui permettent de cadrer les débats sur la nationalisation.

La valeur estimée ne relève jamais d’une évaluation seulement « objective » : elle découle toujours d’une négociation et d’un rapport de forces entre les deux parties. On retrouve ainsi pour de mêmes actifs des montants divergents même dans des laps de temps court. Par exemple, l’entreprise américaine Cleveland Cliff a proposé en janvier 2025 une OPA[13] de 7 milliards d’euros pour racheter US Steel, quand Nippon Steel en a proposé 15 milliards d’euros quelques mois plus tard.

Néanmoins la sidérurgie est un secteur où l’information publique abonde si bien qu’il est possible de se faire une idée assez robuste d’un ordre de grandeur.

Le processus de nationalisation doit aussi préparer les conditions de la pérennité du futur ensemble. Chez ArcelorMittal comme dans de nombreuses multinationales, les entités légales ne constituent pas des périmètres opérationnels pertinents. Il s’agira de préparer les accords de transition (Transition Services Agreements ou TSA) pour assurer à court terme le maintien des fonctions nécessaires du périmètre nationalisé, et qui sont actuellement réalisées par des entités situées à l’étranger : fonctions support, fonctions commerciales, maintenance, système d’information, etc. Comme évoqué précédemment, la question des brevets devra aussi faire l’objet d’une attention particulière.

La nationalisation doit enfin prévoir dans le même temps les investissements nécessaires à la transformation de l’activité en particulier en matière de décarbonation.

Estimation de la valeur des activités d’ArcelorMittal en France

Nous raisonnons ici autour de la valeur d’entreprise et non de la valeur des simples titres financiers comme les actions. Autrement dit, nous nous appuyons sur l’activité concrète de l’entreprise, c’est-à-dire la valeur qu’elle génère[14].

Méthode 1 : patrimoniale

En un mot, il s’agit de regarder la valeur du patrimoine de l’entreprise. C’est une méthode comptable qui s’appuie sur la valeur des différents actifs de l’entreprise, nette de ses dettes. La situation nette comptable de l’entreprise était un des critères choisis lors des nationalisations de 1982, qui ont concerné la sidérurgie mais aussi le secteur des hautes technologies, le secteur de l’énergie et celui de la banque.

Elle pose plusieurs problèmes dans l’évaluation des activités d’ArcelorMittal en France. D’abord, elle ne donne aucune indication sur la rentabilité et la performance économique de l’entreprise. Surtout, elle est très peu adaptée aux grands groupes de ce genre. Les flux commerciaux et comptables entre les différentes entités et notamment en direction de la maison mère, qui concentre l’endettement par exemple, fausse l’image que reflète les bilans des entités françaises. Cela est particulièrement vrai pour les entités en bout de chaîne, elles-mêmes détenues par d’autres entités françaises. L’autre principale limite de cette méthode est que la valeur des parts qu’ArcelorMittal France détient dans d’autres entreprises est celle du coût d’achat, qui est totalement décorrélé de ce que cela vaut réellement aujourd’hui.

Avec l’ensemble de ces réserves, si l’on applique cette méthode aux entités ArcelorMittal France et ArcelorMittal Méditerranée qui sont les plus importantes et qui détiennent d’autres entités, cela donne 1,4 milliard d’euros. Mais cette estimation laisse de côté plusieurs activités importantes comme Industeel, les activités pour la construction, les produits longs ou la distribution.

Méthode 2 : évaluation des bénéfices futurs attendus

Il s’agit d’évaluer l’argent que peut générer l’entreprise dans les années à venir. Cela se fait par une actualisation des flux de trésorerie que l’on peut prévoir. Cette méthode repose sur l’évaluation du cash attendu généré par l’entreprise dans les prochaines années. Il faut ensuite ajuster cette somme pour tenir compte du coût du financement de l’entreprise (coût moyen pondéré du capital). C’est la méthode la plus utilisée lors des opérations de fusion-acquisition[15] et dans les entreprises pour valider ou non des investissements.

Dans le cas d’ArcelorMittal France, les manipulations des prix de transfert pour évader une partie des bénéfices au Luxembourg complique les évaluations financières réalistes. Pour dépasser cet obstacle, et en considérant que les outils industriels pourraient rapidement de nouveau fonctionner de manière « normale », nous avons estimé un niveau de bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement (la norme comptable dit « EBITDA ») standard[16] en reprenant la profitabilité à la tonne moyenne d’ArcelorMittal en Europe[17].

En retenant par ailleurs des hypothèses financières prudentes (2 % de taux de croissance, 11 % de coût moyen pondéré du capital[18]) et des investissements de maintien de l’outil à 35 € / tonne hors projet de décarbonation, on obtiendrait une valeur d’entreprise d’environ 1,2 milliard d’euros pour ArcelorMittal France et 630 millions pour ArcelorMittal Méditerranée. Le reste des activités (Industeel, construction, produits longs, distribution, etc.) serait valorisé à 770 millions, soit un total d’environ 2,6 milliards d’euros.

Méthode 3 : comparaisons

En un mot, il s’agit de comparer l’entreprise avec des semblables. Cette méthode consiste à appliquer à certaines données de l’entreprise un multiple qui s’appuie sur des exemples comparables. C’est là encore un des moyens ayant été utilisés en 1982. C’est souvent la méthode la plus utilisée en première approche.

Toute la question est celle de l’indicateur retenu. On utilise le plus souvent l’EBITDA (bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement) mais, compte tenu du caractère cyclique de la sidérurgie et des spécificités de chaque usine, il est difficile de dresser des comparaisons valables.

Dans la sidérurgie, comme dans d’autres industries lourdes, les comparaisons peuvent également se faire à l’aune d’indicateurs de production (tonnage par exemple). Ainsi, l’observation des cas des rachats des entreprises Stelco et de US Steel donne une valorisation d’environ 1 100 dollars par tonne de capacité d’acier brut. Ce montant est toutefois surestimé pour une application directe en France, compte tenu à la fois des perspectives économiques plus importantes aux États-Unis et des investissements nécessaires sur les sites d’ArcelorMittal pour relancer tout ou partie de la production. En prenant en compte ces facteurs et les principales opérations récemment menées par ArcelorMittal, nous pouvons utiliser une valorisation à 730 dollars par tonne.

En partant donc d’une capacité de 8,2 millions de tonnes par an en France, cela donnerait 6 milliards de dollars, soit 5,6 milliards d’euros pour ArcelorMittal France et ArcelorMittal Méditerranée. Les tonnes produites par Industeel valent plus cher compte tenu de la spécialisation. En les valorisant à 1 000 dollars, Industeel est évalué à 200 millions d’euros. Pour la partie produits longs, en l’absence de comparable fiable, nous nous appuyons sur un multiple d’EBITDA de 5 qui donne moins de 100 millions d’euros (85 M€). Les activités construction et distribution sont difficilement évaluables avec cette méthode en l’absence de comparables indépendants facilement mobilisables.

Bilan

Secteur des activités ArcelorMittal en FranceMéthode
PatrimonialeÉvaluation des bénéfices futurs attendusComparaisons
ArcelorMittal France (Dunkerque, Florange, Mardyck, Montataire, etc.)1,4 milliard d’€~ 1,22 milliard d’€≈ 3,73 milliards d’€
ArcelorMittal Méditerranée (Fos-sur-Mer, St-Chély-d’Apcher, etc.)~ 629 millions d’€≈ 1,85 milliard d’€
IndusteelNon applicable~ 260 millions d’€~ 200 millions d’€
ConstructionNon applicable~ 250 millions d’€Données non accessibles
Produits long (Gandrange, Wire et Tubular)Non applicable~140 millions d’€~ 85 millions d’€
Distribution et divers (AMDSF, AMCS, AMTBL)Non applicable~120 millions d’€Non applicable
TotalNon pertinent2,6 milliards d’€6,25 milliards d’€

L’indemnisation décidée dans le cadre d’une loi de nationalisation peut tout à fait mélanger plusieurs critères et méthodes. C’est par ailleurs le cas également dans les faits dans une opération financière privée de rachat. Selon l’article 27 de l’ordonnance du 20 août 2014, l’évaluation doit être « conduite selon les méthodes objectives couramment pratiquées en matière de cession totale ou partielle d’actifs de sociétés en tenant compte, selon une pondération appropriée à chaque cas, de la valeur boursière des titres, de la valeur des actifs, des bénéfices réalisés, de l’existence des filiales et des perspectives d’avenir ».

Ainsi, en faisant la moyenne des méthodes d’évaluation des bénéfices futurs attendus et par comparaison cela donnerait une proposition d’indemnisation de 4,4 milliards d’euros.

Cette valeur est un intervalle « haut ». Les évaluations sont en effetbrutes des investissements nécessaires pour, d’une part, rattraper le sous-investissement chronique et, d’autre part, assurer la part de décarbonation qui devait être financée directement par l’entreprise.

Ensuite, l’État possède des créances envers ArcelorMittal. ArcelorMittal France a par exemple 150 millions d’euros de dette fiscale et sociale en 2023.De plus,le montant conséquent des aides publiques attribuées ces dernières années a poussé la valorisation à la hausse en permettant à l’entreprise d’être plus rentable et de développer ses actifs.

Fixer la barre des 4 milliards d’euros comme une borne maximum pour la nationalisation d’ArcelorMittal semble donc raisonnable. Ce montant est indicatif. Les chiffres et les méthodes de calculs présentés jusqu’ici n’ont pas pour objectif de déterminer « scientifiquement » la valeur à laquelle on doit indemniser une entreprise – si tant est que cela soit possible. Ils permettent en revanche d’encadrer les négociations avec des éléments objectifs.

Comme évoqué en préambule de cette partie, le montant final de l’indemnité est le résultat d’un rapport de forces et d’orientations politiques. Pour toutes les raisons évoquées précédemment, tant l’argent déjà investi par la puissance publique dans l’appareil de production, que la manifeste mauvaise volonté de l’entreprise pour effectuer des investissements importants pour la souveraineté nationale, il est possible de faire tomber ce chiffre plus bas.

Cela constituerait une opération relativement importante pour l’Agence des participation de l’Etat (APE) mais pas du tout inédite. La renationalisation complète d’EDF en 2023 a coûté 9 milliards d’euros. L’augmentation du capital de la SNCF en 2020 a coûté 4 milliards d’euros.

Enfin, il faut insister sur le fait que la nationalisation est une condition nécessaire au maintien de l’activité et à sa transformation, mais elle ne se suffit pas à elle-même. Il faudra en effet enclencher un plan ambitieux de décarbonation et d’adaptation des activités et accompagner ces investissements de mesures de protection : quotas réduits d’importation sur l’acier extra-européen, mécanisme de taxation du carbone aux frontières réellement efficace, possibilité de privilégier l’acier local dans les marchés publics, etc. De cette manière, l’activité sera pérenne et rentable. La nationalisation est donc la condition de construction d’un projet pérenne et rentable.

Comparaison avec la montée au capital du groupe au niveau mondial

Il est moins coûteux pour l’État de nationaliser ArcelorMittal plutôt que d’en devenir seulement un actionnaire plus important ! Une prise de participation à hauteur de 33 % pour avoir une minorité de blocage coûterait en effet 7,6 milliards sur le papier.

En réalité, cela nécessite de passer par une OPA, ce qui pousse le prix à la hausse selon deux facteurs : la hausse du cours provoquée par l’annonce d’une OPA, puis la prime payée aux actionnaires pour accepter l’offre. En ajoutant 40 % de ce fait au cours de bourse et en incluant la prime de 30 % plus des frais de procédures, la facture totale s’élèverait à plus de 14 milliards d’euros. De même, devenir actionnaire majoritaire coûterait autour de 21 milliards d’euros.

Les coûts du laisser-faire

Le coût à court terme d’une nationalisation doit nécessairement être mis en regard des coûts engendrés par la poursuite du délitement d’ArcelorMittal.

Les économistes Tristan Auvray et Thomas Dallery reprennent les chiffres de la BPI indiquant que pour 1 emploi industriel, 1,5 emploi indirect et 3 emplois induits en sont dépendants. Nous pouvons sur cette base estimer grossièrement les coûts des plans de suppression d’emplois. Comme ils le rappellent, il est évident que l’intégralité des emplois supprimés ne va pas se traduire par un chômage équivalent mais les personnes qui resteront au chômage passeront par d’autres dispositifs coûteux pour l’État qu’il est difficile d’évaluer.

Un premier périmètre est celui des 1 000 suppressions d’emplois directs annoncées dans l’année. Sur la base des cotisations versées par ArcelorMittal France dans ses comptes sociaux, le manque à gagner s’élève à 25 millions d’euros par an. Les indemnités chômage coûteraient jusqu’à 12 millions d’euros par an en prenant la moyenne des indemnités nettes. En prenant en compte l’ensemble des emplois indirects et induits, le coût pourrait atteindre jusqu’à 230 millions d’euros par an.

Mais l’enjeu dépasse les suppressions de postes déjà annoncées. Dans un scénario catastrophe où les 15 000 emplois du groupe en France seraient en jeu, les coûts exploseraient pour les administrations publiques. En prenant en compte les emplois indirects et induits, l’impact s’élèverait potentiellement à 2,1 milliards d’euros pour les cotisations et 1 milliard d’euros pour le chômage par an.

À cela s’ajoutent les revenus dégagés par ArcelorMittal en France, en moyenne 300 millions de bénéfices par an sur les trois dernières années. Ce montant pourrait être plus élevé sans la manipulation des prix de transfert à des fins d’optimisation fiscale. Même s’il devra avant tout être employé à financer les investissements, cela représente un gain par rapport à la richesse exfiltrée vers le Luxembourg pour être versée aux actionnaires.

Quelles ressources mobiliser ?

Le débat sur la nationalisation d’ArcelorMittal se focalise uniquement sur l’impact direct sur les finances publiques, en période de déficit public significatif. Mais en réalité l’intégralité de cette somme n’a pas forcément vocation à être prise en charge directement par des administrations publiques. En particulier, la Banque publique d’investissement, qui consacre 4 milliards d’euros par an à des investissements directs, pourrait prendre au moins en partie en charge de l’investissement.

Pour le reste, si le recours à la dette constitue en soi une solution tout à fait adaptée puisqu’il s’agit d’un investissement, un certain nombre de pistes de financement peuvent être proposées. Il est évident qu’une réforme globale de la fiscalité faisant contribuer à une plus juste hauteur les plus riches et les multinationales dégagerait des ressources amplement suffisantes. Nous nous contenterons donc ici d’esquisser des mesures exceptionnelles correspondant à l’ordre de grandeur en jeu et susceptibles d’être mises en place rapidement.

Proposition n°1 : Renforcement de la taxe exceptionnelle sur les armateurs maritimes

Les armateurs maritimes bénéficient d’un régime fiscal dérogatoire qui substitue à l’impôt sur les sociétés une taxe forfaitaire sur le poids des navires. Cela représente un cadeau fiscal massif depuis l’explosion des profits dans le sillage de la crise sanitaire. Près de 10 milliards d’euros ont été ainsi offerts sur les années 2022 et 2023. Le ralentissement de l’activité a réduit le montant du cadeau à environ 600 millions d’euros en 2024, mais il sera vraisemblablement plus élevé en 2025.

Nous pouvons aussi, dans le souci de proposer un financement exceptionnel, a minima passer par le renforcement de la taxe exceptionnelle sur les bénéfices instaurée sur 2025 et 2026. Le rehaussement de son taux, ou bien le déplacement de son assiette vers d’autres indicateurs, par exemple le chiffre d’affaires, permettrait de récupérer une partie des cadeaux extravagants faits ces dernières années et de financer la nationalisation d’ArcelorMittal.

Proposition n°2 : Réhausser la contribution exceptionnelle sur les bénéfices des grandes entreprises

Le dernier budget a instauré une contribution exceptionnelle des grandes entreprises sous forme de surtaxe d’impôt sur les sociétés qui porte sur 2025 puis est réduite de moitié en 2026 avant de s’éteindre. Bercy en estimait les recettes à 8,5 milliards d’euros en année pleine.

Il suffirait donc soit d’ajuster le montant en 2026 en maintenant le niveau de surtaxe de 2025, ou bien de retarder l’extinction de la moitié de surtaxe d’un an. Pour rappel, les taux d’impôt sur les sociétés finaux incluant la surtaxe la plus élevée restent inférieurs à celui qui était en vigueur avant la baisse décidée par Macron en 2017. La contribution ne touche de plus que les plus grands groupes, et avant tout ceux avec les meilleures performances économiques.

Proposition n°3 : Instaurer une contribution exceptionnelle sur les dividendes et rachats d’actions des grandes entreprises

Les grandes entreprises françaises battent chaque année des records de montants reversés aux actionnaires par les dividendes et les rachats d’actions : 100 milliards d’euros seulement pour les sociétés du CAC 40. Une loi de finances pourrait ainsi intégrer une taxation exceptionnelle de quelques pourcents sur les sommes versées aux actionnaires par les grandes entreprises dont le chiffre d’affaires dépasse un certain seuil.

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