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03.10.2025 à 10:00

Entretien avec Juliette Speranza : « Nous sommes tous des minorités »

Pour tracer une voie de sortie à la polémique opposant woke et antiwoke, la philosophe Juliette Speranza propose, avec Nous sommes tous des minorités (Éditions du Faubourg, 2025), de concilier diversité et universalisme. Face à la réalité de l’expérience minoritaire, affirme-t-elle à l’issue d’une série d’entretiens, la reconnaissance des particularismes peut être un moyen de mieux comprendre et régulariser les discriminations, et ainsi, de tenir la promesse de l’universalisme républicain.  En complément du  compte rendu de son ouvrage, Juliette Speranza revient ici sur sa démarche et ses propositions. Propos recueillis par Christophe Fourel.   Nonfiction : Vous êtes l’autrice d’un essai remarqué sur l’échec scolaire ( L’échec scolaire n’existe pas ! , éditions Albin Michel, 2020). En quoi votre nouvel ouvrage s’inscrit-il dans la continuité de votre réflexion ? Juliette Speranza : J’ai écrit L’échec scolaire n’existe pas ! pour dénoncer la discrimination, voire la ségrégation infligée aux enfants les plus éloignés des normes scolaires. Je proposais de repenser l’éducation par le prisme de la neurodiversité et non plus de la normalité ou de la productivité afin de dépasser un système profondément inégalitaire. Ces enfants représentent une minorité au sein du système éducatif. C’est vrai que les recherches liées à cet ouvrage, puis le travail effectué lors de ma thèse sur la neurodiversité et les mouvements sociaux liés au handicap, auxquels se sont ajoutés des travaux sur le genre et les migrations, m’ont amenée à réfléchir au fait minoritaire de manière plus globale. Vous affirmez que « nous sommes tous des minorités ». Cette formulation paradoxale ne risque-t-elle pas de diluer la spécificité des discriminations subies par certains groupes ? Comment concilier cette universalité de la condition minoritaire avec la nécessité de reconnaître des oppressions particulières ? Pour reconnaître ces oppressions, il faut qu’elles nous parlent. C’est pour cela que j’ai choisi de faire résonner avec ma réflexion les témoignages de personnes minorisées. Dire « nous sommes tous des minorités », c’est briser la frontière artificielle entre un monde de la « majorité » et un monde « minoritaire ». Il y a une fluidité de la condition minoritaire. Pour répondre à votre question, on peut interpréter, à l’aune de son titre, le livre comme une volonté de relativiser l’intensité de certaines situations minoritaires, mais en le parcourant, on comprendra que l’intention est, a contrario, d’impliquer chacun dans la lutte contre les iniquités, dans son intérêt singulier et dans l’intérêt de tous. C’est aussi une manière de ré-humaniser les personnes minorisées en refusant de les assigner à ce rôle. Dans votre livre, vous dénoncez les « ravages du fixisme social » que vous jugez plus dangereux que le « prétendu communautarisme ». Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par fixisme social et en quoi il constitue, selon vous, une menace plus importante pour la cohésion sociale ? J’entends par fixisme social la tendance à s’opposer aux courants minoritaires et à naturaliser l’ordre social. C’est une sorte de fatalisme, qui considère que les personnes minorisées le sont par essence, mais c’est surtout la crainte d’un renversement de situation. On comprend aisément que les plus privilégiés incarnent ce fixisme social, et que cette « majorité » s’appuie sur la résignation et l’auto-stigmatisation des personnes minorisées. Et pourtant, en réalité, à l’échelle d’une société, les minorités sont une opportunité démocratique. Elles ont pour finalité de remodeler et de rejoindre le commun. Elles ne veulent pas faire sécession, mais faire société. C’est pour contrer ce « malentendu identitaire » que j’ai pris soin dans cet ouvrage de distinguer une minorité d’une communauté, et de distinguer le communautarisme d’un discours minoritaire. Lorsqu’une minorité « naît » (j’ai illustré cette étape avec Gabrielle Deydier qui témoignait pour les personnes grosses, une minorité qui se perçoit en tant que telle depuis peu), elle se donne pour vocation de disparaître en tant que minorité. Ce qui n’est pas le cas d’une communauté. Le fixisme social et la crispation anti-minoritaire, en empêchant le progrès social, aggravent les iniquités et le ressentiment des personnes minorisées. L’oppression entraîne un délitement social. La conscience minoritaire étant actuellement très aiguisée, on provoque un désengagement citoyen, de la violence. J’ai parlé dans le livre des Burakumin, une catégorie de la population fortement discriminée au Japon, pour illustrer cette évidence. Vous présentez les minorités comme des « mouvements régulateurs, producteurs de savoir et de lien social ». Cette vision contraste avec les discours qui les accusent de fragmenter la société. Comment les minorités peuvent-elles concrètement créer du lien social ? Les discours qui présentent la parole minoritaire comme des attaques contre la démocratie me paraissent totalement absurdes. Il s’agit même d'une inversion accusatoire. Si les minorités émergent, c’est précisément parce que la société est fragmentée. Ainsi, accuser les mouvements régulateurs minoritaires de menacer l’« universel » (c’est ce que j’appelle l’argument universaliste) est contradictoire. Les minorités contribuent à redéfinir un universel en constante évolution : car si l’universel tend vers l’unité, il a vocation à embrasser l’ensemble des personnes et à s’adapter à la diversité humaine. Un universel qui exclut certaines catégories est une imposture. Par exemple, les minorités queer aspirent simplement à l’existence et mettent en évidence des normes de genre qui les excluent. Privées de certains droits, dénigrées par la doxa majoritaire, elles sont parfois, comme les personnes non-binaires, considérées comme une infraction aux normes sociales et à la nature. On nie leur existence même. Ainsi, en produisant et diffusant des discours minoritaires, elles façonnent la société et élargissent la norme afin que le corps social soit en capacité de les reconnaître et de leur restituer la place qui leur revient. Elles luttent pour l’estime qui doit être accordée à chaque personne humaine sans exception. C’est ce qui revient dans chaque échange : la « fierté » des minorités, qui effraie les non-concernés, n’est qu’une réponse à la négation de leur existence. L’identité n’est revendiquée que lorsqu’elle est menacée. Votre démarche repose largement sur des témoignages de personnes « minorisées ». Quel a été l'impact de ces rencontres sur votre propre regard de philosophe ? Y a-t-il eu des témoignages qui ont particulièrement bouleversé vos représentations initiales ? J’ai été bouleversée par tous les témoignages (Gabrielle Deydier, Alexandre, Nicolas Joncour, Marie Cau, Fatima Benomar, Frédéric Moutou, Steve Tran, Jonas Pardo, Ghaleb Bencheikh, Saïda et Michelle Perrot) et ils ont renforcé ma conviction selon laquelle les expériences minoritaires doivent être plus largement entendues et partagées. Les personnalités interrogées ont toutes un regard très critique, absolument pas dogmatique sur leur condition, et n’ont pas hésité à livrer leur histoire et leurs propres contradictions. Chacun d’entre eux m’a donné à voir des contrées impensées de la condition minoritaire. Parler d’antisémitisme avec Jonas Pardo a été particulièrement éclairant, dans le contexte que nous connaissons. La minorité des personnes asiatiques, abordée avec Steve Tran était sans doute celle que je connaissais le moins. Parfois érigée en « minorité modèle », souvent réduite à des clichés tels que leur supposée alimentation (les chiens, les nems, le riz) ou leurs supposées performances informatiques, les personnes asiatiques ou asiodescendantes subissent une stigmatisation plus complexe à appréhender mais tout aussi révoltante. Cette rencontre m’a inspiré de nouvelles idées, notamment celle de « l’humour impérial », qui, contrairement à d’autres formes comme l’humour noir, contribue à asseoir les préjugés à l’égard des minorités. C’était aussi passionnant d’échanger avec Michelle Perrot à propos d’un sujet qu’elle a rarement évoqué, la vieillesse. Enfin, même si j’avais déjà beaucoup échangé avec Nicolas Joncour, son sentiment d’être considéré comme un être « indigne d’exister » est insupportable et donne tout son sens à l’ouvrage. Face à la polarisation du débat public entre « woke » et « antiwoke », vous proposez une sorte de troisième voie. Quels changements concrets préconisez-vous dans nos institutions et nos pratiques sociales ? Ce débat entre « woke » et « antiwoke » n’a pas lieu d’être. En effet, on ne peut envisager de faire société sans une vigilance accrue (sans être « éveillé », c’est précisément la signification du terme woke) à l’égard des injustices. Pire, ce débat détourne notre attention des enjeux sociaux majeurs. Comme je l’explique dans l’ouvrage, parler d’idéologie woke est une antinomie. L’idéologie se trouve du côté de l’ignorance des revendications minoritaires au profit des dominants : se dire anti-woke ne veut rien dire d’autre que se dire favorable à l’oligarchie. Se dire anti-woke, c’est cracher sur la démocratie. Au lieu de nous perdre dans un interminable débat déconnecté des situations réelles et concrètes, il nous faut appliquer le droit bien sûr, mais il faut surtout éduquer les citoyens de tous âges au fait minoritaire, promouvoir une meilleure représentation des minorités, favoriser la mixité et le dialogue, dans les discours mais aussi dans les pratiques. Chacun s’enlise dans ses représentations sans les confronter à d’autres lectures et vécus du monde. Nous manquons cruellement de discussions autour des conditions minoritaires, et nous manquons d’un cadre éthique pour nous prémunir des pratiques discriminantes.
Texte intégral (1746 mots)

Pour tracer une voie de sortie à la polémique opposant woke et antiwoke, la philosophe Juliette Speranza propose, avec Nous sommes tous des minorités (Éditions du Faubourg, 2025), de concilier diversité et universalisme. Face à la réalité de l’expérience minoritaire, affirme-t-elle à l’issue d’une série d’entretiens, la reconnaissance des particularismes peut être un moyen de mieux comprendre et régulariser les discriminations, et ainsi, de tenir la promesse de l’universalisme républicain. 

En complément du compte rendu de son ouvrage, Juliette Speranza revient ici sur sa démarche et ses propositions. Propos recueillis par Christophe Fourel.

 

Nonfiction : Vous êtes l’autrice d’un essai remarqué sur l’échec scolaire (L’échec scolaire n’existe pas !, éditions Albin Michel, 2020). En quoi votre nouvel ouvrage s’inscrit-il dans la continuité de votre réflexion ?

Juliette Speranza : J’ai écrit L’échec scolaire n’existe pas ! pour dénoncer la discrimination, voire la ségrégation infligée aux enfants les plus éloignés des normes scolaires. Je proposais de repenser l’éducation par le prisme de la neurodiversité et non plus de la normalité ou de la productivité afin de dépasser un système profondément inégalitaire. Ces enfants représentent une minorité au sein du système éducatif. C’est vrai que les recherches liées à cet ouvrage, puis le travail effectué lors de ma thèse sur la neurodiversité et les mouvements sociaux liés au handicap, auxquels se sont ajoutés des travaux sur le genre et les migrations, m’ont amenée à réfléchir au fait minoritaire de manière plus globale.

Vous affirmez que « nous sommes tous des minorités ». Cette formulation paradoxale ne risque-t-elle pas de diluer la spécificité des discriminations subies par certains groupes ? Comment concilier cette universalité de la condition minoritaire avec la nécessité de reconnaître des oppressions particulières ?

Pour reconnaître ces oppressions, il faut qu’elles nous parlent. C’est pour cela que j’ai choisi de faire résonner avec ma réflexion les témoignages de personnes minorisées. Dire « nous sommes tous des minorités », c’est briser la frontière artificielle entre un monde de la « majorité » et un monde « minoritaire ». Il y a une fluidité de la condition minoritaire. Pour répondre à votre question, on peut interpréter, à l’aune de son titre, le livre comme une volonté de relativiser l’intensité de certaines situations minoritaires, mais en le parcourant, on comprendra que l’intention est, a contrario, d’impliquer chacun dans la lutte contre les iniquités, dans son intérêt singulier et dans l’intérêt de tous. C’est aussi une manière de ré-humaniser les personnes minorisées en refusant de les assigner à ce rôle.

Dans votre livre, vous dénoncez les « ravages du fixisme social » que vous jugez plus dangereux que le « prétendu communautarisme ». Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par fixisme social et en quoi il constitue, selon vous, une menace plus importante pour la cohésion sociale ?

J’entends par fixisme social la tendance à s’opposer aux courants minoritaires et à naturaliser l’ordre social. C’est une sorte de fatalisme, qui considère que les personnes minorisées le sont par essence, mais c’est surtout la crainte d’un renversement de situation. On comprend aisément que les plus privilégiés incarnent ce fixisme social, et que cette « majorité » s’appuie sur la résignation et l’auto-stigmatisation des personnes minorisées. Et pourtant, en réalité, à l’échelle d’une société, les minorités sont une opportunité démocratique. Elles ont pour finalité de remodeler et de rejoindre le commun. Elles ne veulent pas faire sécession, mais faire société. C’est pour contrer ce « malentendu identitaire » que j’ai pris soin dans cet ouvrage de distinguer une minorité d’une communauté, et de distinguer le communautarisme d’un discours minoritaire. Lorsqu’une minorité « naît » (j’ai illustré cette étape avec Gabrielle Deydier qui témoignait pour les personnes grosses, une minorité qui se perçoit en tant que telle depuis peu), elle se donne pour vocation de disparaître en tant que minorité. Ce qui n’est pas le cas d’une communauté.

Le fixisme social et la crispation anti-minoritaire, en empêchant le progrès social, aggravent les iniquités et le ressentiment des personnes minorisées. L’oppression entraîne un délitement social. La conscience minoritaire étant actuellement très aiguisée, on provoque un désengagement citoyen, de la violence. J’ai parlé dans le livre des Burakumin, une catégorie de la population fortement discriminée au Japon, pour illustrer cette évidence.

Vous présentez les minorités comme des « mouvements régulateurs, producteurs de savoir et de lien social ». Cette vision contraste avec les discours qui les accusent de fragmenter la société. Comment les minorités peuvent-elles concrètement créer du lien social ?

Les discours qui présentent la parole minoritaire comme des attaques contre la démocratie me paraissent totalement absurdes. Il s’agit même d'une inversion accusatoire. Si les minorités émergent, c’est précisément parce que la société est fragmentée. Ainsi, accuser les mouvements régulateurs minoritaires de menacer l’« universel » (c’est ce que j’appelle l’argument universaliste) est contradictoire. Les minorités contribuent à redéfinir un universel en constante évolution : car si l’universel tend vers l’unité, il a vocation à embrasser l’ensemble des personnes et à s’adapter à la diversité humaine. Un universel qui exclut certaines catégories est une imposture. Par exemple, les minorités queer aspirent simplement à l’existence et mettent en évidence des normes de genre qui les excluent. Privées de certains droits, dénigrées par la doxa majoritaire, elles sont parfois, comme les personnes non-binaires, considérées comme une infraction aux normes sociales et à la nature. On nie leur existence même. Ainsi, en produisant et diffusant des discours minoritaires, elles façonnent la société et élargissent la norme afin que le corps social soit en capacité de les reconnaître et de leur restituer la place qui leur revient. Elles luttent pour l’estime qui doit être accordée à chaque personne humaine sans exception. C’est ce qui revient dans chaque échange : la « fierté » des minorités, qui effraie les non-concernés, n’est qu’une réponse à la négation de leur existence. L’identité n’est revendiquée que lorsqu’elle est menacée.

Votre démarche repose largement sur des témoignages de personnes « minorisées ». Quel a été l'impact de ces rencontres sur votre propre regard de philosophe ? Y a-t-il eu des témoignages qui ont particulièrement bouleversé vos représentations initiales ?

J’ai été bouleversée par tous les témoignages (Gabrielle Deydier, Alexandre, Nicolas Joncour, Marie Cau, Fatima Benomar, Frédéric Moutou, Steve Tran, Jonas Pardo, Ghaleb Bencheikh, Saïda et Michelle Perrot) et ils ont renforcé ma conviction selon laquelle les expériences minoritaires doivent être plus largement entendues et partagées. Les personnalités interrogées ont toutes un regard très critique, absolument pas dogmatique sur leur condition, et n’ont pas hésité à livrer leur histoire et leurs propres contradictions.

Chacun d’entre eux m’a donné à voir des contrées impensées de la condition minoritaire. Parler d’antisémitisme avec Jonas Pardo a été particulièrement éclairant, dans le contexte que nous connaissons. La minorité des personnes asiatiques, abordée avec Steve Tran était sans doute celle que je connaissais le moins. Parfois érigée en « minorité modèle », souvent réduite à des clichés tels que leur supposée alimentation (les chiens, les nems, le riz) ou leurs supposées performances informatiques, les personnes asiatiques ou asiodescendantes subissent une stigmatisation plus complexe à appréhender mais tout aussi révoltante. Cette rencontre m’a inspiré de nouvelles idées, notamment celle de « l’humour impérial », qui, contrairement à d’autres formes comme l’humour noir, contribue à asseoir les préjugés à l’égard des minorités. C’était aussi passionnant d’échanger avec Michelle Perrot à propos d’un sujet qu’elle a rarement évoqué, la vieillesse. Enfin, même si j’avais déjà beaucoup échangé avec Nicolas Joncour, son sentiment d’être considéré comme un être « indigne d’exister » est insupportable et donne tout son sens à l’ouvrage.

Face à la polarisation du débat public entre « woke » et « antiwoke », vous proposez une sorte de troisième voie. Quels changements concrets préconisez-vous dans nos institutions et nos pratiques sociales ?

Ce débat entre « woke » et « antiwoke » n’a pas lieu d’être. En effet, on ne peut envisager de faire société sans une vigilance accrue (sans être « éveillé », c’est précisément la signification du terme woke) à l’égard des injustices. Pire, ce débat détourne notre attention des enjeux sociaux majeurs. Comme je l’explique dans l’ouvrage, parler d’idéologie woke est une antinomie. L’idéologie se trouve du côté de l’ignorance des revendications minoritaires au profit des dominants : se dire anti-woke ne veut rien dire d’autre que se dire favorable à l’oligarchie. Se dire anti-woke, c’est cracher sur la démocratie.

Au lieu de nous perdre dans un interminable débat déconnecté des situations réelles et concrètes, il nous faut appliquer le droit bien sûr, mais il faut surtout éduquer les citoyens de tous âges au fait minoritaire, promouvoir une meilleure représentation des minorités, favoriser la mixité et le dialogue, dans les discours mais aussi dans les pratiques. Chacun s’enlise dans ses représentations sans les confronter à d’autres lectures et vécus du monde. Nous manquons cruellement de discussions autour des conditions minoritaires, et nous manquons d’un cadre éthique pour nous prémunir des pratiques discriminantes.

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29.09.2025 à 10:00

Les Contes d’Hoffmann à l’Opéra-Comique

Avec sa nouvelle production des Contes d’Hoffmann , Lotte de Beer signe un spectacle ambitieux qui fait dialoguer fantastique et intime. La mise en scène repose sur une idée forte : placer la Muse au cœur du drame, non plus comme simple témoin mais comme interlocutrice véritable, double critique et conscience morale d’Hoffmann. Le décor unique de Christof Hetzer, vaste plateau tournant qui enferme le poète dans ses songes, et les lumières sculptées d’Alex Brok offrent des images saisissantes. Les jeux d’échelles — Olympia tantôt miniature, tantôt géante — installent un climat d’étrangeté qui sied parfaitement à l’univers d’Offenbach. Sur le plan musical, la soirée trouve son équilibre grâce à la direction toujours fluide et suprêmement intelligente de Pierre Dumoussaud à la tête de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg. Héloïse Mas s’impose en Muse/Nicklausse, alliant puissance dramatique et élégance vocale. Michael Spyres est un Hoffmann parfaitement crédible, maître de sa voix et de son art. Quant à Amina Edris, elle relève avec vaillance le défi d’incarner successivement les quatre héroïnes avec un bonheur constant. Juste, homogène, l’ensemble vocal Aedes est un chœur idéal. Un seul regret : la proposition de Lotte de Beer souffre parfois de ses propres audaces. Les dialogues réécrits, un peu trop explicatifs, ont tendance à alourdir le rythme et à réduire la part de mystère. Le recours répété au rideau entre les actes fragmente inutilement la dramaturgie — certains passages, par exemple l’acte de Venise, paraissant ainsi légèrement décousus. Reste une lecture stimulante d’un ouvrage toujours problématique, une lecture qui préfère l’introspection au spectaculaire. Cette version des Contes d’Hoffmann séduira les spectateurs sensibles tant aux relectures contemporaines qu’à la flamboyance ou à la profondeur symbolique traditionnelles.
Lire + (334 mots)

Avec sa nouvelle production des Contes d’Hoffmann, Lotte de Beer signe un spectacle ambitieux qui fait dialoguer fantastique et intime. La mise en scène repose sur une idée forte : placer la Muse au cœur du drame, non plus comme simple témoin mais comme interlocutrice véritable, double critique et conscience morale d’Hoffmann. Le décor unique de Christof Hetzer, vaste plateau tournant qui enferme le poète dans ses songes, et les lumières sculptées d’Alex Brok offrent des images saisissantes. Les jeux d’échelles — Olympia tantôt miniature, tantôt géante — installent un climat d’étrangeté qui sied parfaitement à l’univers d’Offenbach.

Sur le plan musical, la soirée trouve son équilibre grâce à la direction toujours fluide et suprêmement intelligente de Pierre Dumoussaud à la tête de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg. Héloïse Mas s’impose en Muse/Nicklausse, alliant puissance dramatique et élégance vocale. Michael Spyres est un Hoffmann parfaitement crédible, maître de sa voix et de son art. Quant à Amina Edris, elle relève avec vaillance le défi d’incarner successivement les quatre héroïnes avec un bonheur constant. Juste, homogène, l’ensemble vocal Aedes est un chœur idéal.

Un seul regret : la proposition de Lotte de Beer souffre parfois de ses propres audaces. Les dialogues réécrits, un peu trop explicatifs, ont tendance à alourdir le rythme et à réduire la part de mystère. Le recours répété au rideau entre les actes fragmente inutilement la dramaturgie — certains passages, par exemple l’acte de Venise, paraissant ainsi légèrement décousus.

Reste une lecture stimulante d’un ouvrage toujours problématique, une lecture qui préfère l’introspection au spectaculaire. Cette version des Contes d’Hoffmann séduira les spectateurs sensibles tant aux relectures contemporaines qu’à la flamboyance ou à la profondeur symbolique traditionnelles.

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28.09.2025 à 13:00

Mémoires de la dissidence antillaise

Les Antilles françaises ont été marquées par plus de deux siècles d’esclavage colonial, aboli en 1848. Cette histoire a forgé une mémoire collective très vive autour de la liberté. Pour beaucoup d’Antillais, lors du second conflit mondial, rejoindre la France libre, c’était refuser une nouvelle soumission imposée, comme leurs aïeux avaient refusé la servitude. En refusant l’autorité de Vichy et de l’amiral Robert, haut-commissaire de France aux Antilles et représentant du gouvernement de Vichy de 1940 à 1943, ces résistants, qu’ils soient dissidents (terme péjoratif utilisé par les autorités vichystes) ou engagés volontaires, ont fait un choix clair : celui de la liberté, contre la soumission ; celui de l’honneur, contre la peur. Ils ne se battaient pas seulement pour la libération de la France : ils défendaient une idée de la République, de l’égalité, et de la dignité humaine. Mais la reconnaissance de cet engagement, voire de ce sacrifice, a tardé à venir et reste incomplète. À partir de leurs lettres et de leurs témoignages, ce podcast, enregistré avec la voix de leurs descendants et descendantes, rend compte de cette histoire encore largement méconnue. Un podcast proposé par l’Association des Antillais et Guyanais de Loire-Atlantique (AAGLA), réalisé par Pop’ Média.   Crédits : Production : AAGLA et Pop’ Média Documentation historique : AAGLA (Martine Thiane, Victor Blandy, Christine Bulver) Réalisation et Montage : Pascal Massiot Mixage : Sébastien Boutin Musiques :   Adieu foulards, adieu madras (L’ album d’or de la biguine, éd. Frémeaux & associés).   Lost song , Olafur Arnalds.   Le chant des partisans (instrumental)   Hymn to Freedom – Hymne à la Liberté de Thierry Deleruyelle, le Hal Leonard Europe Concert Band (enregistré le 10 août 2021)
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Les Antilles françaises ont été marquées par plus de deux siècles d’esclavage colonial, aboli en 1848. Cette histoire a forgé une mémoire collective très vive autour de la liberté. Pour beaucoup d’Antillais, lors du second conflit mondial, rejoindre la France libre, c’était refuser une nouvelle soumission imposée, comme leurs aïeux avaient refusé la servitude.

En refusant l’autorité de Vichy et de l’amiral Robert, haut-commissaire de France aux Antilles et représentant du gouvernement de Vichy de 1940 à 1943, ces résistants, qu’ils soient dissidents (terme péjoratif utilisé par les autorités vichystes) ou engagés volontaires, ont fait un choix clair : celui de la liberté, contre la soumission ; celui de l’honneur, contre la peur. Ils ne se battaient pas seulement pour la libération de la France : ils défendaient une idée de la République, de l’égalité, et de la dignité humaine. Mais la reconnaissance de cet engagement, voire de ce sacrifice, a tardé à venir et reste incomplète.

À partir de leurs lettres et de leurs témoignages, ce podcast, enregistré avec la voix de leurs descendants et descendantes, rend compte de cette histoire encore largement méconnue.

Un podcast proposé par l’Association des Antillais et Guyanais de Loire-Atlantique (AAGLA), réalisé par Pop’ Média.

 

Crédits :
Production : AAGLA et Pop’ Média
Documentation historique : AAGLA (Martine Thiane, Victor Blandy, Christine Bulver)
Réalisation et Montage : Pascal Massiot
Mixage : Sébastien Boutin
Musiques :
  Adieu foulards, adieu madras (L’ album d’or de la biguine, éd. Frémeaux & associés).
  Lost song, Olafur Arnalds.
  Le chant des partisans (instrumental)
  Hymn to Freedom – Hymne à la Liberté de Thierry Deleruyelle, le Hal Leonard Europe Concert Band (enregistré le 10 août 2021)

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25.09.2025 à 10:00

La valeur des personnes : entre don et reconnaissance

La question de notre valeur nous habite profondément. Cette valeur se façonne dans chaque domaine où nous nous engageons : par l’apprentissage, l’action, ou encore par notre appartenance à un collectif. Nous aspirons à ce que cette valeur soit reconnue par ceux avec qui nous interagissons – comme le signe d’une contribution significative, positive et porteuse de sens pour eux. Sans cette reconnaissance, comment pourrions-nous nous sentir véritablement investis d’une valeur ? C’est en articulant la problématique de la reconnaissance, la question de la valeur des sujets et la théorie du don qu’Alain Caillé formule ici une proposition originale et ambitieuse. Une manière d’éclairer ce qui anime les êtres humains, les raisons qui les poussent aussi bien à coopérer qu’à s’affronter, parfois jusqu’au conflit ou à la guerre. « Les humains désirent être reconnus comme donateurs, de bien ou à défaut de mal, comme receveurs légitimes d’un don (…) et/ou comme participant du mouvement de la donation (de la vie, de la liberté, de la gratuité, de la beauté et du gracieux). C’est ainsi qu’ils entendent manifester leur valeur. » 1 L’ouvrage, dont la forme pourra surprendre, ne se contente pas d’énoncer une thèse audacieuse : il en explore les ramifications et s’efforce d’en tirer les conséquences. En même temps, il nous partage les « pièces du puzzle » qu’il a rassemblées autour de la question de la valeur des personnes. La seconde partie du livre revient ainsi sur plusieurs notions clés, dont la plus importante est sans doute une relecture stimulante de l’œuvre de Marcel Mauss, à laquelle Alain Caillé a consacré une part majeure de ses recherches.   Nonfiction : Vous avez consacré la première partie de ce livre à examiner la question de la valeur des personnes. Pourriez-vous dire un mot, pour commencer, de ce qui vous paraît, dans le monde actuel, exacerber l’importance de cette question ? Alain Caillé : Jusqu’à il y a peu, c’étaient les questions et les enjeux économiques qui occupaient la première place dans les débats politiques. Il ne fait pas de doute qu’ils sont d’une importance extrême. Notre monde est à la fois la proie et le témoin effrayé de gigantesques conflits géostratégiques animés par le souci de développer une économie la plus puissante possible et de s’approprier des ressources précieuses, de l’eau, de la terre, du pétrole, des minerais, des terres rares, etc. On le voit partout, en Afrique notamment, et plus particulièrement encore en République démocratique du Congo. La politique de Trump, quant à elle, sacrifie tout aux intérêts économiques immédiats des États-Unis – qu’il ne distingue d’ailleurs pas de ses intérêts financiers personnels. Le paradoxe apparent, toutefois, est qu’il a bénéficié du vote des classes populaires, lesquelles auraient sûrement eu plus intérêt, d’un point de vue strictement économique, à voter Kamala Harris. L’explication en est que, pour elles, la question de la valeur qui leur est reconnue prend le pas sur la valeur économique. En affichant l’objectif de rendre à l’Amérique sa grandeur (MAGA), c’est leur valeur, trop déniée par les élites culturelles, que Trump donne le sentiment de vouloir rendre aux classes populaires. Ou, pour le dire autrement, il propose d’un côté aux grandes entreprises, aux milliardaires et aux géants de la Tech de maximiser la valeur de leur portefeuille financier, et de l’autre, il offre aux catégories sociales les moins bien loties la possibilité d’affirmer leur valeur en proclamant de plus en plus haut et fort les valeurs auxquelles elles croient ou veulent croire. Car on pense avoir de la valeur au prorata des valeurs que l’on professe, pour autant qu’elles sont reconnues par d’autres auxquels on reconnaît de la valeur. Il y a là ce qu’on pourrait appeler une circularité axiologique auto-renforçante : j’ai de la valeur parce que j’ai des valeurs partagées par des gens à qui j’attribue de la valeur et qui m’en confèrent en retour parce que j’ai les mêmes valeurs qu’eux. De plus en plus, les luttes économiques de redistribution (pour le dire dans le langage de la sociologue américaine Nancy Fraser) se doublent donc de luttes pour la reconnaissance. Il est même probable que celles-ci l’emportent désormais sur les luttes proprement économiques. Et cela est vrai tant à l’échelle mondiale qu’aux échelles microsociales. À l’échelle mondiale, le fait le plus saillant est la lutte des anciens empires, vaincus, dominés et humiliés par l’Occident, pour retrouver au moins une part de leur grandeur et de leurs valeurs passées. C’est particulièrement flagrant dans le cas de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui aspire avant tout à être reconnue à nouveau comme une grande puissance. Mais c’est tout aussi évident en ce qui concerne la Chine, la Turquie d’Erdogan, l’Inde de Modi, etc. Au sein de chaque pays, de même, on voit se développer et s’exacerber la lutte pour la reconnaissance de chaque sous-culture présente, de chaque tradition religieuse, de chaque pratique ou orientation sexuelle, et – en amont de toutes ces luttes de reconnaissance – la lutte pour la reconnaissance de la valeur respective des femmes et des hommes. Cette question des rapports hommes/femmes constitue sans doute, en dernière instance, le facteur déterminant de la lutte pour l’affirmation de la valeur qui se joue entre le Nord et le Sud global – les pays du Sud accusant l’Occident de dégénérescence et ceux du Nord les accusant d’arriération barbare. Mais c’est elle également qui oppose, au Nord, les catégories populaires aux élites culturelles.   Pourriez-vous exposer ici la proposition théorique, très ambitieuse, que vous avez choisi de présenter dès l’introduction ? Si elle est ambitieuse, j’ai toutefois choisi de la présenter et de la traiter de la manière la plus modeste possible. Pour simplifier à l'extrême, disons qu’il existe deux grandes manières de penser ce qui anime les humains au plus profond. Pour la première, c’est l’intérêt économique ou le besoin matériel (ou sexuel), la lutte contre la rareté. On a là le discours orthodoxe standard. Pour la seconde, c’est la quête de reconnaissance, que ce soit dit en ces termes, comme chez Hegel, Charles Taylor ou Axel Honneth, par exemple, ou, de manière un peu différente, comme chez La Rochefoucauld, Rousseau, Hannah Arendt ou René Girard, et tant d’autres. Je m’inscris pour ma part dans ce deuxième ensemble. Il conviendrait de parler de manière spécifique de chacun de ces auteurs. Parmi eux, celle dont je me sens le plus proche est Hannah Arendt, qui traite magnifiquement du désir d’apparaitre, de se manifester ( Selbstdarstellung ) au sein d’une pluralité humaine. Mais ne parlons ici que d’Axel Honneth, qui est aujourd’hui considéré comme le théoricien par excellence de la lutte pour la reconnaissance, celui auquel la plupart des débats renvoient. Or, après m’en être senti très proche, c’est peut-être de lui que je me sens désormais le plus éloigné. D’abord, parce que son approche est au bout du compte presqu’exclusivement normative. Elle nous dit que dans une société bonne, chacun devrait être reconnu, c’est-à-dire selon lui aimé, respecté et estimé. Certes, il est assez problématique d’imaginer que chacun puisse être aimé ou estimé de manière égale. Mais le problème principal est que cette formulation ne nous dit rien, en définitive, sur les motivations profondes des sujets humains. Elle laisse croire que tous les humains seraient mus en dernière instance par l’aspiration à une reconnaissance mutuelle rationnelle partagée, ce qui ne saute pas aux yeux. Cette théorie de la lutte pour la reconnaissance ne parle en réalité guère de lutte. Par ailleurs, elle ne nous dit pas à quel titre nous entendons être reconnus. À cette question, je propose deux réponses qui me semblent manquer chez les auteurs que je viens de mentionner. La première est que nous désirons être reconnus comme ayant de la valeur. La seconde est plus complexe et comporte deux volets. Le premier volet consiste à dire que l’on reconnaît de la valeur – et que l’on accorde de la gratitude (deuxième sens du mot “reconnaissance” en français) – à celles et ceux qui ont donné quelque chose. On salue alors leur générosité, leur créativité, leur capacité à engendrer. Sur ce point, on retrouve Marcel Mauss et la thématique du don, totalement absente chez les auteurs cités. Le second volet soutient, réciproquement, que l'on reconnaît également de la valeur à ceux à qui il a été donné et qui ont reçu quelque chose de précieux (un héritage important ou un titre de noblesse, par exemple) ou quelque chose de plus impalpable (une forme ou une autre de beauté, d’intelligence supérieure, de vitalité ou de grâce, par exemple). Cette fois, ce n’est plus Mauss qui sert de point d'appui, mais plutôt la tradition phénoménologique allemande. Celle-ci s’appuie sur une particularité de la langue allemande dans laquelle « il y a » se dit : es gibt,  soit littéralement : « ça donne ». Mais qui donne ce qui est là, ce « il y a » ? Personne, et à personne en particulier. C’est le domaine de ce que les philosophes de la tradition phénoménologique appellent celui de la donation ( Gegebenheit ), celui des dons (des dons impersonnels) souvent les plus précieux : la vie, la terre, la pluralité des espèces animales, le cosmos, les paysages, etc. C'est le lieu des valeurs incommensurables.   S'agissant de la théorie du don de Mauss, justement, pourriez-vous expliquer les ajustements que cette proposition devrait conduire à faire ? Ils sont assez nombreux. Le plus évident, eu égard à ce qui est au cœur de notre entretien, est de souligner que le célèbre Essai sur le don de Mauss (1924-25), qui rassemble tout le savoir ethnologique de son temps, atteste d’au moins une certaine universalité de la quête de reconnaissance par le don, même si Mauss ne le dit pas explicitement ainsi. Pour bien comprendre ce dont il s’agit, il est nécessaire de revenir sur un cas assez singulier et déconcertant dans l’histoire des idées. Pendant longtemps, dans la philosophie française d’après-guerre, Hegel a été lu et compris dans le sillage des cours flamboyants donnés par un philosophe d’origine russe, Alexandre Kojève, qui a notamment mis en avant ce qu’il a appelé la dialectique du maître et de l’esclave dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel (là où Hegel, moins grandiloquent, parle de dialectique du maître et du serviteur). Ces cours donnés avant la Seconde Guerre mondiale ont été édités par Raymond Queneau en 1947, sous le titre Introduction à la lecture de Hegel . En lisant cette introduction, j’ai toujours senti de larges échos avec l’ Essai sur le don de Mauss. Et, réciproquement, les passages de Mauss sur le potlatch, notamment, évoquaient pour moi irrésistiblement la lecture de Kojève. Ce n’est que très récemment que j’ai fini par comprendre (sans savoir alors que l’historien Carlo Ginzburg l’avait fait avant moi) que, comme il l’a avoué lui-même, Kojève n’avait pas fait une lecture fidèle de Hegel, mais avait surtout voulu « frapper les esprits ». Ce qu’il n’a pas avoué, en revanche, c’est qu’il avait tout simplement plaqué sa lecture de l’Essai sur le don sur Hegel. Une fois ce premier point précisé on sait mieux de quoi l’on parle. Un deuxième ajustement nécessaire, du même ordre, a trait à tout ce qu’écrit Mauss sur les choix des civilisations, sur l’arbitraire des coutumes, des manières de marcher, d’habiter son corps, de construire des maisons, de manger, etc. Tout cela aurait pu ou pourrait être autrement que ça n’est. Or, là encore, le choix de telle coutume particulière est précisément destiné à affirmer une certaine valeur que l’on croit acquérir en l’effectuant, puisqu'on affirme en même temps que c’est ainsi qu’il faut faire les choses et se comporter, et non autrement. Qu’on pense ici, simplement, à la logique de la mode. Par ailleurs, si l’on veut commencer à décrire et à comprendre un peu finement comment la reconnaissance entre en jeu dans et avec le don, il convient de détailler les moments du cycle du don (donner, recevoir et rendre selon Mauss) – en ajoutant celui de la demande –, et de se demander comment et pourquoi la reconnaissance va au donateur plutôt qu’à celui qui demande ou qui reçoit. De montrer également comment le don peut être don de mort et de méfaits à défaut d’être don de vie et de bienfaits. De faire voir, enfin, que ce qui est don pour l’un ne l’est pas pour un autre, etc. C’est à quoi nous nous sommes employés, Jean-Edouard Grésy et moi, dans Œil pour œil, don pour don. La psychologie revisitée (DDB, 2018), en montrant comment le cycle du don, et donc de la reconnaissance, peut être biaisé par de multiples dérapages selon que l’on demande, que l’on donne, que l’on reçoive ou que l’on rende trop ou pas assez. Untel, par exemple, croit être généreux et avoir beaucoup de valeur à ce titre, mais il ne voit pas que par l’excès même de ses dons, il humilie ceux qui les reçoivent ou, pire, les empêche de donner à leur tour.       Pourriez-vous dire un mot, pour finir, des conséquences que vous pensez devoir en tirer, pour la société et/ou les personnes qui la composent ? Un dernier mot sur la lecture qu’il convient de faire, selon moi, de l’ Essai sur le don, ce texte que je tiens, vous l’aurez compris, pour le plus important peut-être de toute l’histoire de la philosophie politique et des sciences sociales. Il y en a trois grands types de lecture possibles.   La première, la lecture économiciste, peut s'autoriser des deux premières pages de l’ Essai . Elle voit dans les relations de don le masque ou l’euphémisation de l’échange marchand et du donnant-donnant régi par l’intérêt personnel. C’est la lecture de Bourdieu, notamment, pour laquelle la générosité affichée n’est en définitive qu’un faux-semblant de l’intérêt économique. La deuxième, moins courante, serait pourtant en cohérence avec les deux tiers ou les trois quarts de l’ Essai . Elle fait valoir l’universalité – une certaine universalité –, de la lutte pour la reconnaissance par le don agonistique, par la rivalité par le don. C’est la lecture de Baudrillard, notamment, dans le sillage de celle de Georges Bataille. La troisième est celle que nous avons privilégiée dans La Revue du MAUSS . Elle procède des conclusions morales, politiques et sociologiques de l’ Essai qui constituent un vibrant plaidoyer pour un socialisme démocratique et un humanisme qui sache s’inspirer de ce qu’il y a lieu de retenir du passé de l’humanité. Dans mon dernier livre, celui qui fait l’objet de notre entretien, parlant de l’aspiration des humains à faire reconnaître leur valeur, j’ai donné plus de place et d’importance que je ne l’avais jamais fait à la deuxième lecture. N’est-elle pas en contradiction avec les conclusions humanistes et démocratiques de Mauss et du MAUSS ? Si chacun lutte avant tout pour faire reconnaître sa valeur, le risque est grand, en effet, de basculer dans la guerre de tous contre tous ou dans une aspiration plus ou moins nietzschéenne à l’apparition du surhomme. Ce serait oublier que dans l’ Essai sur le don , Mauss précise bien qu’il ne traite que de ce qu’il appelle les « prestations totales agonistiques » et laisse de côté les prestations totales non agonistiques, autrement dit les multiples formes de partage.   Pour en revenir à votre dernière question, on peut dire que la société bonne est celle qui offre le plus de possibilité au plus grand nombre d’être reconnus comme donateurs et généreux. Non pas ceux qui ont le plus d’argent ou de pouvoir, mais ceux qui peuvent être reconnus parce qu’ils excellent dans des activités prosociales. Ainsi, celles et ceux qui se vouent à l’éducation des enfants, à la lutte contre le réchauffement climatique, à l’engagement associatif, à la cuisine, à l’art, au sport, à l’inventivité démocratique, etc. Ce projet de société est celui que le convivialisme tente de faire triompher à l’échelle mondiale. Le Nouveau manifeste convivialiste (à paraître en octobre 2025 aux éditions Le Bord de l’eau sous le titre Convivialisme ou barbarie ) expose ce projet en plaçant au centre de sa réflexion le problème que pose l’exacerbation mondiale des luttes pour la reconnaissance. Notes : 1 - p. 14
Texte intégral (3079 mots)

La question de notre valeur nous habite profondément. Cette valeur se façonne dans chaque domaine où nous nous engageons : par l’apprentissage, l’action, ou encore par notre appartenance à un collectif. Nous aspirons à ce que cette valeur soit reconnue par ceux avec qui nous interagissons – comme le signe d’une contribution significative, positive et porteuse de sens pour eux. Sans cette reconnaissance, comment pourrions-nous nous sentir véritablement investis d’une valeur ?

C’est en articulant la problématique de la reconnaissance, la question de la valeur des sujets et la théorie du don qu’Alain Caillé formule ici une proposition originale et ambitieuse. Une manière d’éclairer ce qui anime les êtres humains, les raisons qui les poussent aussi bien à coopérer qu’à s’affronter, parfois jusqu’au conflit ou à la guerre. « Les humains désirent être reconnus comme donateurs, de bien ou à défaut de mal, comme receveurs légitimes d’un don (…) et/ou comme participant du mouvement de la donation (de la vie, de la liberté, de la gratuité, de la beauté et du gracieux). C’est ainsi qu’ils entendent manifester leur valeur. »1

L’ouvrage, dont la forme pourra surprendre, ne se contente pas d’énoncer une thèse audacieuse : il en explore les ramifications et s’efforce d’en tirer les conséquences. En même temps, il nous partage les « pièces du puzzle » qu’il a rassemblées autour de la question de la valeur des personnes. La seconde partie du livre revient ainsi sur plusieurs notions clés, dont la plus importante est sans doute une relecture stimulante de l’œuvre de Marcel Mauss, à laquelle Alain Caillé a consacré une part majeure de ses recherches.

 

Nonfiction : Vous avez consacré la première partie de ce livre à examiner la question de la valeur des personnes. Pourriez-vous dire un mot, pour commencer, de ce qui vous paraît, dans le monde actuel, exacerber l’importance de cette question ?

Alain Caillé : Jusqu’à il y a peu, c’étaient les questions et les enjeux économiques qui occupaient la première place dans les débats politiques. Il ne fait pas de doute qu’ils sont d’une importance extrême. Notre monde est à la fois la proie et le témoin effrayé de gigantesques conflits géostratégiques animés par le souci de développer une économie la plus puissante possible et de s’approprier des ressources précieuses, de l’eau, de la terre, du pétrole, des minerais, des terres rares, etc. On le voit partout, en Afrique notamment, et plus particulièrement encore en République démocratique du Congo. La politique de Trump, quant à elle, sacrifie tout aux intérêts économiques immédiats des États-Unis – qu’il ne distingue d’ailleurs pas de ses intérêts financiers personnels. Le paradoxe apparent, toutefois, est qu’il a bénéficié du vote des classes populaires, lesquelles auraient sûrement eu plus intérêt, d’un point de vue strictement économique, à voter Kamala Harris. L’explication en est que, pour elles, la question de la valeur qui leur est reconnue prend le pas sur la valeur économique.

En affichant l’objectif de rendre à l’Amérique sa grandeur (MAGA), c’est leur valeur, trop déniée par les élites culturelles, que Trump donne le sentiment de vouloir rendre aux classes populaires. Ou, pour le dire autrement, il propose d’un côté aux grandes entreprises, aux milliardaires et aux géants de la Tech de maximiser la valeur de leur portefeuille financier, et de l’autre, il offre aux catégories sociales les moins bien loties la possibilité d’affirmer leur valeur en proclamant de plus en plus haut et fort les valeurs auxquelles elles croient ou veulent croire. Car on pense avoir de la valeur au prorata des valeurs que l’on professe, pour autant qu’elles sont reconnues par d’autres auxquels on reconnaît de la valeur. Il y a là ce qu’on pourrait appeler une circularité axiologique auto-renforçante : j’ai de la valeur parce que j’ai des valeurs partagées par des gens à qui j’attribue de la valeur et qui m’en confèrent en retour parce que j’ai les mêmes valeurs qu’eux.

De plus en plus, les luttes économiques de redistribution (pour le dire dans le langage de la sociologue américaine Nancy Fraser) se doublent donc de luttes pour la reconnaissance. Il est même probable que celles-ci l’emportent désormais sur les luttes proprement économiques. Et cela est vrai tant à l’échelle mondiale qu’aux échelles microsociales.

À l’échelle mondiale, le fait le plus saillant est la lutte des anciens empires, vaincus, dominés et humiliés par l’Occident, pour retrouver au moins une part de leur grandeur et de leurs valeurs passées. C’est particulièrement flagrant dans le cas de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui aspire avant tout à être reconnue à nouveau comme une grande puissance. Mais c’est tout aussi évident en ce qui concerne la Chine, la Turquie d’Erdogan, l’Inde de Modi, etc. Au sein de chaque pays, de même, on voit se développer et s’exacerber la lutte pour la reconnaissance de chaque sous-culture présente, de chaque tradition religieuse, de chaque pratique ou orientation sexuelle, et – en amont de toutes ces luttes de reconnaissance – la lutte pour la reconnaissance de la valeur respective des femmes et des hommes. Cette question des rapports hommes/femmes constitue sans doute, en dernière instance, le facteur déterminant de la lutte pour l’affirmation de la valeur qui se joue entre le Nord et le Sud global – les pays du Sud accusant l’Occident de dégénérescence et ceux du Nord les accusant d’arriération barbare. Mais c’est elle également qui oppose, au Nord, les catégories populaires aux élites culturelles.

 

Pourriez-vous exposer ici la proposition théorique, très ambitieuse, que vous avez choisi de présenter dès l’introduction ?

Si elle est ambitieuse, j’ai toutefois choisi de la présenter et de la traiter de la manière la plus modeste possible. Pour simplifier à l'extrême, disons qu’il existe deux grandes manières de penser ce qui anime les humains au plus profond. Pour la première, c’est l’intérêt économique ou le besoin matériel (ou sexuel), la lutte contre la rareté. On a là le discours orthodoxe standard. Pour la seconde, c’est la quête de reconnaissance, que ce soit dit en ces termes, comme chez Hegel, Charles Taylor ou Axel Honneth, par exemple, ou, de manière un peu différente, comme chez La Rochefoucauld, Rousseau, Hannah Arendt ou René Girard, et tant d’autres. Je m’inscris pour ma part dans ce deuxième ensemble.

Il conviendrait de parler de manière spécifique de chacun de ces auteurs. Parmi eux, celle dont je me sens le plus proche est Hannah Arendt, qui traite magnifiquement du désir d’apparaitre, de se manifester (Selbstdarstellung) au sein d’une pluralité humaine. Mais ne parlons ici que d’Axel Honneth, qui est aujourd’hui considéré comme le théoricien par excellence de la lutte pour la reconnaissance, celui auquel la plupart des débats renvoient. Or, après m’en être senti très proche, c’est peut-être de lui que je me sens désormais le plus éloigné. D’abord, parce que son approche est au bout du compte presqu’exclusivement normative. Elle nous dit que dans une société bonne, chacun devrait être reconnu, c’est-à-dire selon lui aimé, respecté et estimé. Certes, il est assez problématique d’imaginer que chacun puisse être aimé ou estimé de manière égale. Mais le problème principal est que cette formulation ne nous dit rien, en définitive, sur les motivations profondes des sujets humains. Elle laisse croire que tous les humains seraient mus en dernière instance par l’aspiration à une reconnaissance mutuelle rationnelle partagée, ce qui ne saute pas aux yeux. Cette théorie de la lutte pour la reconnaissance ne parle en réalité guère de lutte. Par ailleurs, elle ne nous dit pas à quel titre nous entendons être reconnus.

À cette question, je propose deux réponses qui me semblent manquer chez les auteurs que je viens de mentionner. La première est que nous désirons être reconnus comme ayant de la valeur. La seconde est plus complexe et comporte deux volets.

Le premier volet consiste à dire que l’on reconnaît de la valeur – et que l’on accorde de la gratitude (deuxième sens du mot “reconnaissance” en français) – à celles et ceux qui ont donné quelque chose. On salue alors leur générosité, leur créativité, leur capacité à engendrer. Sur ce point, on retrouve Marcel Mauss et la thématique du don, totalement absente chez les auteurs cités. Le second volet soutient, réciproquement, que l'on reconnaît également de la valeur à ceux à qui il a été donné et qui ont reçu quelque chose de précieux (un héritage important ou un titre de noblesse, par exemple) ou quelque chose de plus impalpable (une forme ou une autre de beauté, d’intelligence supérieure, de vitalité ou de grâce, par exemple). Cette fois, ce n’est plus Mauss qui sert de point d'appui, mais plutôt la tradition phénoménologique allemande. Celle-ci s’appuie sur une particularité de la langue allemande dans laquelle « il y a » se dit : es gibt, soit littéralement : « ça donne ». Mais qui donne ce qui est là, ce « il y a » ? Personne, et à personne en particulier. C’est le domaine de ce que les philosophes de la tradition phénoménologique appellent celui de la donation (Gegebenheit), celui des dons (des dons impersonnels) souvent les plus précieux : la vie, la terre, la pluralité des espèces animales, le cosmos, les paysages, etc. C'est le lieu des valeurs incommensurables.

 

S'agissant de la théorie du don de Mauss, justement, pourriez-vous expliquer les ajustements que cette proposition devrait conduire à faire ?

Ils sont assez nombreux. Le plus évident, eu égard à ce qui est au cœur de notre entretien, est de souligner que le célèbre Essai sur le don de Mauss (1924-25), qui rassemble tout le savoir ethnologique de son temps, atteste d’au moins une certaine universalité de la quête de reconnaissance par le don, même si Mauss ne le dit pas explicitement ainsi. Pour bien comprendre ce dont il s’agit, il est nécessaire de revenir sur un cas assez singulier et déconcertant dans l’histoire des idées. Pendant longtemps, dans la philosophie française d’après-guerre, Hegel a été lu et compris dans le sillage des cours flamboyants donnés par un philosophe d’origine russe, Alexandre Kojève, qui a notamment mis en avant ce qu’il a appelé la dialectique du maître et de l’esclave dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel (là où Hegel, moins grandiloquent, parle de dialectique du maître et du serviteur). Ces cours donnés avant la Seconde Guerre mondiale ont été édités par Raymond Queneau en 1947, sous le titre Introduction à la lecture de Hegel. En lisant cette introduction, j’ai toujours senti de larges échos avec l’Essai sur le don de Mauss. Et, réciproquement, les passages de Mauss sur le potlatch, notamment, évoquaient pour moi irrésistiblement la lecture de Kojève. Ce n’est que très récemment que j’ai fini par comprendre (sans savoir alors que l’historien Carlo Ginzburg l’avait fait avant moi) que, comme il l’a avoué lui-même, Kojève n’avait pas fait une lecture fidèle de Hegel, mais avait surtout voulu « frapper les esprits ». Ce qu’il n’a pas avoué, en revanche, c’est qu’il avait tout simplement plaqué sa lecture de l’Essai sur le don sur Hegel. Une fois ce premier point précisé on sait mieux de quoi l’on parle.

Un deuxième ajustement nécessaire, du même ordre, a trait à tout ce qu’écrit Mauss sur les choix des civilisations, sur l’arbitraire des coutumes, des manières de marcher, d’habiter son corps, de construire des maisons, de manger, etc. Tout cela aurait pu ou pourrait être autrement que ça n’est. Or, là encore, le choix de telle coutume particulière est précisément destiné à affirmer une certaine valeur que l’on croit acquérir en l’effectuant, puisqu'on affirme en même temps que c’est ainsi qu’il faut faire les choses et se comporter, et non autrement. Qu’on pense ici, simplement, à la logique de la mode.

Par ailleurs, si l’on veut commencer à décrire et à comprendre un peu finement comment la reconnaissance entre en jeu dans et avec le don, il convient de détailler les moments du cycle du don (donner, recevoir et rendre selon Mauss) – en ajoutant celui de la demande –, et de se demander comment et pourquoi la reconnaissance va au donateur plutôt qu’à celui qui demande ou qui reçoit. De montrer également comment le don peut être don de mort et de méfaits à défaut d’être don de vie et de bienfaits. De faire voir, enfin, que ce qui est don pour l’un ne l’est pas pour un autre, etc. C’est à quoi nous nous sommes employés, Jean-Edouard Grésy et moi, dans Œil pour œil, don pour don. La psychologie revisitée (DDB, 2018), en montrant comment le cycle du don, et donc de la reconnaissance, peut être biaisé par de multiples dérapages selon que l’on demande, que l’on donne, que l’on reçoive ou que l’on rende trop ou pas assez. Untel, par exemple, croit être généreux et avoir beaucoup de valeur à ce titre, mais il ne voit pas que par l’excès même de ses dons, il humilie ceux qui les reçoivent ou, pire, les empêche de donner à leur tour.    

 

Pourriez-vous dire un mot, pour finir, des conséquences que vous pensez devoir en tirer, pour la société et/ou les personnes qui la composent ?

Un dernier mot sur la lecture qu’il convient de faire, selon moi, de l’Essai sur le don, ce texte que je tiens, vous l’aurez compris, pour le plus important peut-être de toute l’histoire de la philosophie politique et des sciences sociales. Il y en a trois grands types de lecture possibles.  

La première, la lecture économiciste, peut s'autoriser des deux premières pages de l’Essai. Elle voit dans les relations de don le masque ou l’euphémisation de l’échange marchand et du donnant-donnant régi par l’intérêt personnel. C’est la lecture de Bourdieu, notamment, pour laquelle la générosité affichée n’est en définitive qu’un faux-semblant de l’intérêt économique.

La deuxième, moins courante, serait pourtant en cohérence avec les deux tiers ou les trois quarts de l’Essai. Elle fait valoir l’universalité – une certaine universalité –, de la lutte pour la reconnaissance par le don agonistique, par la rivalité par le don. C’est la lecture de Baudrillard, notamment, dans le sillage de celle de Georges Bataille.

La troisième est celle que nous avons privilégiée dans La Revue du MAUSS. Elle procède des conclusions morales, politiques et sociologiques de l’Essai qui constituent un vibrant plaidoyer pour un socialisme démocratique et un humanisme qui sache s’inspirer de ce qu’il y a lieu de retenir du passé de l’humanité.

Dans mon dernier livre, celui qui fait l’objet de notre entretien, parlant de l’aspiration des humains à faire reconnaître leur valeur, j’ai donné plus de place et d’importance que je ne l’avais jamais fait à la deuxième lecture. N’est-elle pas en contradiction avec les conclusions humanistes et démocratiques de Mauss et du MAUSS ? Si chacun lutte avant tout pour faire reconnaître sa valeur, le risque est grand, en effet, de basculer dans la guerre de tous contre tous ou dans une aspiration plus ou moins nietzschéenne à l’apparition du surhomme. Ce serait oublier que dans l’Essai sur le don, Mauss précise bien qu’il ne traite que de ce qu’il appelle les « prestations totales agonistiques » et laisse de côté les prestations totales non agonistiques, autrement dit les multiples formes de partage.  

Pour en revenir à votre dernière question, on peut dire que la société bonne est celle qui offre le plus de possibilité au plus grand nombre d’être reconnus comme donateurs et généreux. Non pas ceux qui ont le plus d’argent ou de pouvoir, mais ceux qui peuvent être reconnus parce qu’ils excellent dans des activités prosociales. Ainsi, celles et ceux qui se vouent à l’éducation des enfants, à la lutte contre le réchauffement climatique, à l’engagement associatif, à la cuisine, à l’art, au sport, à l’inventivité démocratique, etc. Ce projet de société est celui que le convivialisme tente de faire triompher à l’échelle mondiale. Le Nouveau manifeste convivialiste (à paraître en octobre 2025 aux éditions Le Bord de l’eau sous le titre Convivialisme ou barbarie) expose ce projet en plaçant au centre de sa réflexion le problème que pose l’exacerbation mondiale des luttes pour la reconnaissance.


Notes :
1 - p. 14
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19.09.2025 à 10:00

Débat – Le travail et la société française

L' APSE *, partenaire de Nonfiction, vous invite à une rencontre-débat gratuite en ligne, ouvert à toutes et tous, le mercredi 24 septembre 2025 à 18h30 .   Le monde du travail connait d’importantes transformations, ce qui oblige les sciences humaines et sociales à aborder autrement la question du travail, par des regards croisés entre disciplines pour éclairer la diversité des situations de  travail, notamment en France.  Lors de cette rencontre-débat en ligne, il s'agira d'interroger collectivement des défis, leviers d’action et pratiques concrètes dans des contextes emblématiques du monde du travail contemporain. Trois thèmes d’actualité  ont été retenus pour une discussion avec des contributrices et contributeurs du livre Le travail et la société française (CNRS, 2024), ainsi qu'avec les participantes et participants en ligne. – Le thème  Intelligence Artificielle (IA) et futur du travail  sera abordé par le regard d’ Ewan Oiry, professeur en GRH à l’IAE de Lyon, mis en débat par Grégory Lévis, président de l’APSE. – Puis la question du travail soutenable  sera abordé à travers les réflexions de Corinne Gaudart , directrice de recherches au CNRS, mises en débat par Dominique Massoni , présidente de l’ITMD (Institut du Travail et du Management Durable). – Et enfin, la thématique des jeunes et du travail  sera abordée par Thierry Berthet, directeur de recherches au CNRS, et mise en débat par Julien Hallais , co-président de l’Afci (Association française de communication interne). Cette rencontre sera également l’occasion de présenter la structure générale du livre Le travail et la société française (CNRS, 2024), qui donne à voir les grands défis liés aux transformations du travail et la manière dont la recherche s’en saisit en France depuis trente ans. Ces croisements entre disciplines et questions sociétales éclairent en profondeur la diversité des mondes du travail en France. Ils sont par ailleurs complétés par un livre blanc, qui présente un bilan de trois décennies de recherches en sciences sociales sur le travail, et formule un certain nombre de propositions pour les structurer et les revitaliser. Cet évènement est gratuit. Toutefois, l’inscription préalable est nécessaire pour recevoir le lien de visioconférence. Plus d'informations sur le site internet de l'APSE en cliquant ici .   --- (*) L' Association Pour la Sociologie de l'Entreprise (APSE) , fondée en 1998 par le sociologue Renaud Sainsaulieu, est une association d'intérêt général réunissant chercheurs, sociologues en entreprise, étudiants et professionnels. Elle organise depuis près de 30 ans des rencontres régulières sur les usages de la sociologie dans le monde économique afin de mieux comprendre les situations de travail et les entreprises pour contribuer à les transformer.  
Texte intégral (548 mots)

L'APSE*, partenaire de Nonfiction, vous invite à une rencontre-débat gratuite en ligne, ouvert à toutes et tous, le mercredi 24 septembre 2025 à 18h30.

 

Le monde du travail connait d’importantes transformations, ce qui oblige les sciences humaines et sociales à aborder autrement la question du travail, par des regards croisés entre disciplines pour éclairer la diversité des situations de  travail, notamment en France. 

Lors de cette rencontre-débat en ligne, il s'agira d'interroger collectivement des défis, leviers d’action et pratiques concrètes dans des contextes emblématiques du monde du travail contemporain.

Trois thèmes d’actualité ont été retenus pour une discussion avec des contributrices et contributeurs du livre Le travail et la société française (CNRS, 2024), ainsi qu'avec les participantes et participants en ligne.

– Le thème Intelligence Artificielle (IA) et futur du travail sera abordé par le regard d’Ewan Oiry, professeur en GRH à l’IAE de Lyon, mis en débat par Grégory Lévis, président de l’APSE.

– Puis la question du travail soutenable sera abordé à travers les réflexions de Corinne Gaudart, directrice de recherches au CNRS, mises en débat par Dominique Massoni, présidente de l’ITMD (Institut du Travail et du Management Durable).

– Et enfin, la thématique des jeunes et du travail sera abordée par Thierry Berthet, directeur de recherches au CNRS, et mise en débat par Julien Hallais, co-président de l’Afci (Association française de communication interne).

Cette rencontre sera également l’occasion de présenter la structure générale du livre Le travail et la société française (CNRS, 2024), qui donne à voir les grands défis liés aux transformations du travail et la manière dont la recherche s’en saisit en France depuis trente ans.

Ces croisements entre disciplines et questions sociétales éclairent en profondeur la diversité des mondes du travail en France. Ils sont par ailleurs complétés par un livre blanc, qui présente un bilan de trois décennies de recherches en sciences sociales sur le travail, et formule un certain nombre de propositions pour les structurer et les revitaliser.

Cet évènement est gratuit. Toutefois, l’inscription préalable est nécessaire pour recevoir le lien de visioconférence.

Plus d'informations sur le site internet de l'APSE en cliquant ici.

 

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(*) L'Association Pour la Sociologie de l'Entreprise (APSE), fondée en 1998 par le sociologue Renaud Sainsaulieu, est une association d'intérêt général réunissant chercheurs, sociologues en entreprise, étudiants et professionnels. Elle organise depuis près de 30 ans des rencontres régulières sur les usages de la sociologie dans le monde économique afin de mieux comprendre les situations de travail et les entreprises pour contribuer à les transformer.

 

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18.09.2025 à 10:00

L'enfance et les savoirs ordinaires de l'histoire

Ce Chemin d’histoire s’intéresse au lien entre enfance et « savoirs ordinaires » de l’histoire. Qu’apprend-t-on de l’histoire en jouant aux Playmobil ? Comment l’histoire est-elle reçue par les enfants ? L'ouvrage Quand l’enfance rencontre l’histoire. Imaginaires, représentations et savoirs (PURH, 2025), dirigé par Emmanuelle Fantin, étudie toutes sortes de productions culturelles (jeux de plateau, reconstitutions historiques, littérature jeunesse, etc.), objets de médiation établissant le premier contact entre les enfants et l’histoire. Sortant d'une approche purement académique, il instaure autour de ces questions un dialogue entre chercheurs et professionnels : artiste, directrice du Centre d’histoire de la Résistance et de la déportation de Lyon, fondateur et chargée de communication de la maison d’édition Quelle Histoire, ou encore, scénariste de la bande dessinée Les enfants de la Résistance. *  Chemins d’histoire est un podcast d’actualité historiographique animé par Luc Daireaux. Cet épisode est le 227 e . Les invités :  Emmanuelle Fantin est maîtresse de conférences au CELSA (Sorbonne-Université) et chercheuse au GRIPIC. Elle est spécialiste des formes contemporaines de la nostalgie et de la solastalgie, ainsi que des instrumentalisations médiatiques et marchandes de l’histoire et la mémoire.  Fabien Lacouture est maître de conférences en histoire de l'art moderne à l’université de Lille.   
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Ce Chemin d’histoire s’intéresse au lien entre enfance et « savoirs ordinaires » de l’histoire. Qu’apprend-t-on de l’histoire en jouant aux Playmobil ? Comment l’histoire est-elle reçue par les enfants ?

L'ouvrage Quand l’enfance rencontre l’histoire. Imaginaires, représentations et savoirs (PURH, 2025), dirigé par Emmanuelle Fantin, étudie toutes sortes de productions culturelles (jeux de plateau, reconstitutions historiques, littérature jeunesse, etc.), objets de médiation établissant le premier contact entre les enfants et l’histoire.

Sortant d'une approche purement académique, il instaure autour de ces questions un dialogue entre chercheurs et professionnels : artiste, directrice du Centre d’histoire de la Résistance et de la déportation de Lyon, fondateur et chargée de communication de la maison d’édition Quelle Histoire, ou encore, scénariste de la bande dessinée Les enfants de la Résistance.

Chemins d’histoire est un podcast d’actualité historiographique animé par Luc Daireaux. Cet épisode est le 227e.

Les invités : 

Emmanuelle Fantin est maîtresse de conférences au CELSA (Sorbonne-Université) et chercheuse au GRIPIC. Elle est spécialiste des formes contemporaines de la nostalgie et de la solastalgie, ainsi que des instrumentalisations médiatiques et marchandes de l’histoire et la mémoire. 

Fabien Lacouture est maître de conférences en histoire de l'art moderne à l’université de Lille. 

 

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16.09.2025 à 17:00

La schizophrénie a-t-elle une histoire ?

Souvent stigmatisée, la personne atteinte de schizophrénie est régulièrement le vecteur de critiques de la part de la société. Le mot de schizophrénie est notamment employé à mauvaise escient par les journalistes. Dans le but de mieux comprendre la personne, ce qu’elle vit et de s’affranchir des nombreuses idées reçues, il est essentiel de mieux comprendre la pathologie. Et pour cela, une première approche peut-être celle de comprendre son histoire. Récente dans l’histoire de l’humanité, elle naît au début du XXe siècle. Cet épisode de La Piqüre de rappel revient sur la naissance du diagnostic de schizophrénie, et son influence sur la psychiatrie comme sur ses patients au XXe siècle, avec l’habituel animateur de ce podcast, historien de la santé et directeur du Dictionnaire Politique d’Histoire de la Santé , Hervé Guillemain.  
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Souvent stigmatisée, la personne atteinte de schizophrénie est régulièrement le vecteur de critiques de la part de la société. Le mot de schizophrénie est notamment employé à mauvaise escient par les journalistes.

Dans le but de mieux comprendre la personne, ce qu’elle vit et de s’affranchir des nombreuses idées reçues, il est essentiel de mieux comprendre la pathologie. Et pour cela, une première approche peut-être celle de comprendre son histoire. Récente dans l’histoire de l’humanité, elle naît au début du XXe siècle.

Cet épisode de La Piqüre de rappel revient sur la naissance du diagnostic de schizophrénie, et son influence sur la psychiatrie comme sur ses patients au XXe siècle, avec l’habituel animateur de ce podcast, historien de la santé et directeur du Dictionnaire Politique d’Histoire de la Santé, Hervé Guillemain.

 

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15.09.2025 à 11:00

La remise en cause de l'État social : entretien avec S. Lévy-Bruhl

L’État social est généralement associé à la solidarité. Pourtant, si l’on se penche sur les conceptions qui ont présidé à son introduction en France, c’est plutôt vers l’égalité qu’il faut se tourner. Car c’est elle que l’individualisation de la société à la fois garantit et compromet (si l’on prend en compte la croissance des inégalités qu’elle induit), et qui appelle ainsi des mesures correctives. Or, ce n’est pas la même chose que d’évaluer l’État social à l’aune de la solidarité ou à celle de l’égalité, car là où la première pousse à une intégration sociale qui n’interdit pas certaines formes d’injonction à l’autonomie et de rétribution du mérite, la seconde vise à garantir à tous les conditions fondamentales de leur dignité. C’est en substance le diagnostic que pose Sacha Lévy-Bruhl dans cet ouvrage, en retournant à l’origine de l’État social tel qu’il a été pensé par Durkheim et ses élèves, pour aborder les développements et remises en cause que celui-ci a connu par la suite, et dont nous ne sommes pas sortis.   Nonfiction : Comment définissez-vous, pour commencer, la sacralisation de l’individu, d’une part, et la subjectivation de la responsabilité, d’autre part, dans les sociétés modernes ? Et en quoi ces phénomènes constituent selon vous une contradiction ? Sacha Lévy-Bruhl : Ce double diagnostic de sacralisation de l’individu d’un côté et de subjectivation de la responsabilité de l’autre me paraît en effet représenter le bon point de départ pour interroger la situation contemporaine de l’État social, même s’il peut d’abord sembler assez éloigné de ses enjeux les plus concrets. Il s’inscrit avant tout dans une approche que j’ai empruntée à l’école française de sociologie, et notamment à Émile Durkheim et l’un de ses principaux élèves, Paul Fauconnet, auquel j’ai consacré le premier chapitre de cet ouvrage – et une grande partie de mes recherches. Le geste qui a été réalisé par ces auteurs a consisté à rendre compte des évolutions qui se produisent dans la société française du XIX e siècle, et que l’on peut décrire dans les termes d’une individualisation, c’est-à-dire une dynamique dans laquelle l’individu devient la valeur cardinale de notre système moral, au détriment d’autres entités (la famille, l’ordre, la corporation, etc.). Le projet de ces sociologues est de décrire ce cadre moral, ses contradictions et le moyen de faire advenir des institutions à même de les dépasser. C’est ici que la question de la responsabilité devient importante, et elle trouve une place stratégique dans cet ensemble dans les travaux de Paul Fauconnet. À travers une thèse sur la responsabilité appréhendée comme un fait social, Fauconnet a montré que plus l’individu est sacralisé, plus il est exclusivement désigné comme responsable des faits criminels (on ne songe plus, par exemple, à imputer un crime à un animal, à un esprit ou à une famille entière). Mais il a surtout montré que cette évolution conduisait à juger l’individu moderne comme de plus en plus responsable moralement de toutes les dimensions de son existence. Cette configuration finit par créer en lui le sentiment d’être un sujet dont toutes les actions, et même tous les événements qui le touchent, dépendent en dernière instance de sa volonté propre. Or ces deux dynamiques, celle d’un individu de plus en plus sacré, et d’une responsabilité qui se pense de plus en plus comme le produit de choix moraux intérieurs, sont au cœur d’une des principales contradictions des sociétés modernes relative à l’idéal de justice qui les travaille. Elles produisent en effet d’un côté un attachement de plus en plus fort à une norme d’égalité radicale – à l’intégrité et la dignité de la personne individuelle – et, de l’autre, une impossibilité à expliquer les situations où cette dignité se trouve atteinte autrement qu’en cherchant leur origine dans des volontés subjectives. Or, le plus souvent, cette recherche d’une volonté subjective autour d’une transgression de la valeur morale que l’on reconnaît à l’individu nous conduira à l’imputer à ceux qui en sont les victimes, conduisant in fine à justifier ces situations. Ce mécanisme contradictoire, j’en ai trouvé la trace dans ce que certains sociologues ont décrit comme un « blâme de la victime », qui apparaît spécifiquement dans le rapport que nos sociétés entretiennent avec la pauvreté, et qui conduit à imputer aux pauvres eux-mêmes la situation de pauvreté qu’ils subissent et que l’on condamne pourtant. J’ai alors tenté de montrer que c’est paradoxalement parce que ces situations nous choquent véritablement que l’on cherche à rendre compte de leur origine ; et que l’on finit par les justifier en étant incapables de trouver autre chose, à titre de cause, qu’un défaut subjectif.   Vous montrez ensuite que l’État social qui émerge au début du XX e siècle, puis après 1945 constitue en quelque sorte la résolution de cette contradiction. En quel sens ? En effet, j’ai également retrouvé chez Fauconnet un modèle dans lequel la question sociale – celle de l’inégalité et de l’exploitation – peut se comprendre comme le produit d’une incapacité à sortir du référentiel de la responsabilité subjective pour réaliser l’égalité à laquelle la sacralisation de l’individu nous pousse pourtant à adhérer – et qui ne peut dès lors plus apparaître comme telle. Les lois qui fondent le droit social en France, notamment celle qui concerne les accidents du travail votée en avril 1898, peuvent alors être lues comme autant de moyens pour sortir de l’idée selon laquelle l’individu est moralement responsable de la situation sociale dans laquelle il se trouve, toutes les fois que cette suspension permet de respecter un désir d’égalité et de justice. Cette loi de 1898 a par exemple considéré que tout accident du travail dont un ouvrier est victime rend nécessaire de lui octroyer une compensation monétaire, et elle est allée, pour la garantir, jusqu’à désactiver radicalement toute idée de faute subjective. Même lorsque l’ouvrier en question est impliqué comme cause de l’accident qu’il subit (sauf quelques exceptions), on passe outre cette question de la responsabilité subjective pour lui substituer une logique de risque et d’assurance où disparaît toute considération relative à son comportement et sa responsabilité au profit d’un principe de garantie (de ses conditions matérielles d’existence). Partant de cette intuition, j’ai essayé de la systématiser, en montrant que les grands piliers de l’État social (l’assurance sociale mais également l’assistance, les services publics et le droit du travail) peuvent être relus à cette aune. Au terme de cette relecture il m’a semblé pertinent de suggérer que la suspension de la responsabilité subjective constitue le principal critère de définition de l’État social français, tel qu’il émerge à cette époque et se systématise en 1945.   La remise en cause de cet État social à partir des années 1970 s’est opérée, montrez-vous, sous la forme d’une réactivation d’une dimension de responsabilisation, avec en particulier toutes les politiques d’activation qui ont été menées depuis lors. Quelles conditions ont favorisé une telle évolution et quels aspects de l’État social ont été perdus à cette occasion ? L’objectif de cet ouvrage est bien, en revenant sur les fondements de l’État social et en tentant d’en dégager une définition, d’aborder avec un regard nouveau les évolutions récentes qui l’ont touché. Or ces évolutions, bien que multiples, peuvent effectivement se résumer à travers le concept d’activation, selon lequel les protections sociales doivent participer à rendre les individus plus autonomes et responsables d’eux-mêmes, notamment par leur conditionnement à certaines attitudes et comportements. Ces politiques se sont développées un peu partout dans les pays occidentaux à partir des années 1990-2000, mais elles prennent leur source, en tout cas en France, dans une déstabilisation que l’on peut effectivement faire remonter aux années 1970. À cette époque, l’État social commence à devenir un véritable objet pour les commentateurs publics comme pour la science politique, sous la forme d’un diagnostic de crise généralisée. Cette crise est présentée comme multiforme et transversale, mais elle renvoie surtout à une transformation générale du salariat marquée par la montée du chômage et de la précarité. Dans ce contexte, le modèle français de la protection sociale, qui s’était historiquement construit à partir d’une citoyenneté sociale adossée au statut de travailleur bien intégré, ne semble plus en mesure de répondre à l’émergence d’une nouvelle forme de pauvreté. On accuse même certaines de ses dispositions – relatives au droit du travail et à l’assurance notamment – de participer à ce mouvement en créant une barrière insupportable entre des insiders bien protégés et des outsiders délaissés. À cette évolution matérielle qui a naturellement conduit à interroger le cadre de la solidarité française, s’est ajouté un élément plus conceptuel dont j’ai voulu aider à dissiper la confusion sur laquelle il me paraît fondé. Si les politiques d’activation de la protection sociale sont héritières de cette période et de cette problématisation, c’est que la pente qui a été suivie à l’occasion de cette première crise a consisté à considérer que l’identité de l’État social français pouvait se résumer à la création d’un lien social, à une solidarité comme intégration dans des collectifs. Face à la montée du chômage et de « l’exclusion », on en a tiré comme conclusion qu’il revenait à l’État social français de se transformer pour pousser les exclus à s’intégrer de nouveau au sein de la société, quitte à leur forcer un petit peu la main. Or il s’agit bien ici d’un problème d’abord conceptuel, car la référence à la solidarité joue en fait un rôle secondaire par rapport à cette fonction de désubjectivation : si l’on fait appel à l’idée de solidarité ce n’est pas parce que l’on valorise l’interdépendance en soi, mais parce que c’est un moyen pour nous de dire que l’individu ne doit pas compter sur ses propres ressources (psychiques ou matérielles) face aux difficultés sociales qu’il peut rencontrer, car il ne peut en être réputé moralement responsable. Tout le problème est qu’en étant incapable de saisir cette différence, on a inversé le rapport de priorité entre ces deux dimensions, en s’engageant dans des politiques qui ont cherché à intégrer solidairement quitte à responsabiliser . Il ne s’agit bien sûr pas de la seule cause qui explique l’essor des politiques d’activation, mais c’est une cause particulièrement importante dans le cas de la France, car la suspension du jugement de responsabilité y avait été poussée très loin. C’est surtout le diagnostic à porter sur ces évolutions qui change dès lors qu’on les aborde depuis cette définition de l’État social comme pôle de désubjectivation de la responsabilité . Les politiques d’activation, souvent perçues comme des réformes techniques, apparaissent alors comme une rupture majeure, justifiant de parler d’un « grand renversement » de la finalité de l’État social, sans nier aucunement l’ampleur encore actuelle des diverses formes de protection sociale en France.   Ce mouvement s’accompagne, expliquez-vous, d’une transformation fondamentale de l’idéal de justice dans les sociétés postindustrielles, qui se réfère de manière de plus en plus prégnante au mérite — une notion à laquelle la critique, qu’elle soit sociologique ou philosophique, a beaucoup de mal à opposer une position cohérente. Pouvez-vous préciser l’impact de ce renversement sur notre conception de la justice ? L’un des paris de ce livre est de considérer que l’on peut résoudre des questions philosophiques à partir d’une approche socio-historique inspirée des sciences sociales. En l’occurrence, j’ai cherché à expliquer les recompositions de notre norme de justice à partir d’évolutions institutionnelles et politiques au sein desquelles ce renversement de la fonction politique de l’État social joue le premier rôle. Il m’a semblé qu’en rompant avec la diffusion d’une représentation de l’individu ne pouvant être jugé moralement responsable de sa situation sociale, cette évolution politique avait grandement participé à diffuser une norme de justice conditionnée (à l’effort, au travail, aux talents, etc.) qui s’exprime principalement par l’idée de mérite comme vecteur acceptable de hiérarchisation, à laquelle nous sommes de plus en plus sensibles. Ce point de départ méthodologique implique de faire un pas de côté par rapport aux débats classiques sur le mérite, qui sont omniprésents en sociologie depuis les travaux de Pierre Bourdieu, et en philosophie politique, au moins depuis ceux de John Rawls. Ces deux approches disciplinaires, a priori très différentes, m’ont paru traiter de la question du mérite d’une façon quelque peu naïve, en partant du principe qu’il est un mythe masquant les inégalités, ou en se demandant s’il est ou non une norme de justice acceptable. Dans les deux cas, le sociologue ou le philosophe se place dans la position de dire si cette référence au mérite est bonne ou mauvaise, et comment elle devrait évoluer. On passe ainsi en quelque sorte à côté de la question la plus essentielle, qui consiste à se demander non pas si la méritocratie est un bon système politique, mais pourquoi l’idée de mérite comme principe de justice s’est diffusée avec une telle force dans nos sociétés contemporaines ? Sans ce recul socio-historique, le concept reste difficile à appréhender : en tant que fait social, il cristallise l’ambivalence et la complexité des dynamiques de modernisation, et ne peut être traité comme un simple objet d’indignation morale ou de raisonnement abstrait. J’ai donc plutôt tenté de montrer que l’on pouvait retrouver dans le mode de pensée méritocratique la trace d’un mécanisme social complexe, logé au cœur de nos sociétés individualistes, dans lequel la sacralisation de l’individu en vient systématiquement à rendre impraticable sa propre norme égalitaire. Notre esprit individualiste tend en effet à imputer à la victime la survenue d’une injustice, alors même que notre volonté de trouver une source et une raison à cette injustice traduit un attachement fort à l'idée d'une égalité radicale. Mais cet attachement est en réalité contrecarré par cette tendance à imputer la responsabilité à la victime. La méritocratie peut alors être critiquée sévèrement mais également être expliquée dans son essor en la rattachant au phénomène général de déconstruction progressive du pôle de désubjectivation de la responsabilité qu’est l’État social. La critique qui s’en trouve produite l’est donc depuis la démonstration d’une contradiction interne à nos sociétés et son système de valeurs, réinscrite dans une analyse sociohistorique des dynamiques sociales à l’origine de l’idée de mérite, et non depuis une position de surplomb qui ne fait que traduire les sensibilités morales et politiques depuis lesquelles on se penche sur la question.   A contrario, vous expliquez que la prise en compte de la construction sociale de l’individualité (bien différente de la naturalisation de l’individualité à laquelle on a assisté toutes ces dernières années) permet de penser l’égalité en phase avec un mouvement général d’amélioration des conditions vers laquelle nos sociétés devraient tendre. C'est aussi une façon de contrer la critique vers le bas de la part de franges de la population elles-mêmes insécurisées, dont les immigrés font sinon les frais, et que l’on voit se développer à grande vitesse dans bon nombre de pays européens, mais également de prendre en compte la nécessité de la transition écologique. Pourriez vous en dire un mot ? Comme je l’ai indiqué, il me semble que ce renversement de l’État social, qui conduit à en faire un vecteur de subjectivation de la responsabilité plutôt qu’à s’y opposer, représente un séisme général d’une portée considérable. Il l’est notamment parce qu’il fait disparaître l’une des seules institutions qui n’enjoignait pas l’individu à compter sur lui-même pour faire face à l’insécurité de son existence. Or, dans le cas français, l’individualité s’est construite à partir d’un tel support durant près d’un siècle, et il serait donc très surprenant que sa remise en cause ne déstabilise pas tous nos équilibres politiques et idéologiques. La déstabilisation que l’on observe le plus clairement aujourd’hui est effectivement l’émergence d’une nouvelle conflictualité politique largement structurée par le rapport au travail, et in fine , le rapport à l’effort tel qu’il s’exprime dans le travail. Pour comprendre cette évolution qui a conduit à faire de la question de l’assistance l’un des marqueurs de la critique politique d’une grande partie des classes populaires et des petites classes moyennes précarisées, il faut la ressaisir depuis le constat de perte d’un sentiment de sécurité qui était produit par le couple emploi intégré/protection sociale. Cette perte conduit, je l’ai dit, à la diffusion générale d’une norme de justice conditionnée, puisque l’État social qui portait une autre appréhension de l’individu s’affaiblit considérablement. Mais elle conduit également à un sentiment de déclassement généralisé pour toute la frange inférieure du salariat, dans lequel l’ancien vecteur de cette sécurisation se trouve moralement réinvesti – le statut de travailleur devenant « valeur travail » – pour créer une distinction conforme à une norme de justice purement rétributive – être justement rémunéré pour sa peine plutôt qu’être « payé à ne rien faire ». Derrière ce clivage, il est possible de déceler un attachement fort quoique paradoxal au statut protecteur qui avait permis de ne pas compter seulement sur ses propres ressources, dont on critique violemment le maintien dans les politiques d’assistance parce qu’on en ressent d’autant plus la perte pour soi-même. La figure de l’étranger s’insère effectivement dans cette configuration générale et apparaît de plus en plus comme l’autre facette de cette dénonciation d’un « privilège » indu. Dans le discours de l’extrême-droite, le statut d’étranger, voire de binational, est présenté comme permettant un accès plus simple aux éléments constitutifs du statut protecteur antérieur, notamment l’emploi et la protection sociale (particulièrement ciblée dans les projets de « préférence nationale »). Quant à la question écologique, elle s’inscrit au croisement de ces deux dynamiques : sur le plan sociologique, il est évident qu’elle doit comprendre ce contexte très spécifique pour avoir une chance de se diffuser au-delà des groupes sociaux qui en portent traditionnellement l’idéal. Elle ne peut convaincre tant qu’elle présente le mode de vie stable du salariat en phase d’embourgeoisement du second XX e siècle comme un privilège humain indûment conquis sur le monde naturel dont il faudrait aujourd’hui solder l’héritage, alors même que c’est sa perte contemporaine, perçue comme une régression et une injustice, qui constitue le moteur de nombre d’affects politiques. Mais sur le plan politique, le renversement de l’État social construit lors du siècle précédent rend indispensable de fonder un nouveau référentiel dans lequel la contradiction de la modernisation libérale qui s’est d’abord exprimée autour de la question de la responsabilité se verrait réintégrée dans une vision plus large. Celle-ci pourrait s’exprimer dans la politisation du cercle destructeur d’une pensée libérale ne pouvant tenir sa promesse d’émancipation humaine qu’à travers une autonomisation de la sphère économique menaçant finalement la possibilité même d’une vie paisible à l’intérieur d’un environnement apprivoisé.   Si l’on sort du strict cadre budgétaire, comme vous nous y invitez, il n’en reste pas moins que l’on ne pourrait sans doute pas empiler les mesures de soutien ou les aides les unes sur les autres. Quelles orientations faudrait-il alors privilégier, selon vous, dans cette reconstruction de l’État social, ou quels principes devraient être mis en avant ? Le premier point à souligner est effectivement que l’enjeu politique de l’État social ne se confond pas avec ses enjeux budgétaires et financiers : certaines réformes d’activation se sont par exemple traduites par une présence plus importante de l’institution dans la vie des personnes bénéficiant de prestations, parfois au prix d’un coût financier plus important. Mais le contenu de cet accompagnement n’oriente pas moins dans le sens d’un affaiblissement du rôle politique de l’État social. Cela étant dit, l’ambition de mon livre est davantage de préciser le diagnostic de la situation contemporaine de l’État social, et d’en indiquer les innombrables répercussions, plutôt que de proposer un programme de réformes. C’est ce premier travail, plus fondamental, qui me semble le plus urgent à effectuer. Puisqu’il s’agit d’abord d’un travail de diagnostic, je ne cacherai pas que le constat qui en ressort est de nature très pessimiste. Le cercle vicieux qui s’est installé entre affaiblissement de la condition salariale, essor d’une nouvelle forme d’individualisme, et délégitimation de l’État social – les trois phénomènes ne cessant de se nourrir mutuellement – sème les graines d’une radicalisation de la contradiction moderne qui s’exaspérera sans doute dans un déchaînement de violences politiques dont on soupçonne à peine l’ampleur. D’un autre côté, les recompositions de l'État social ont été poussées si loin que l’on a bien du mal à identifier les points d’entrée à partir desquelles relancer sa fonction idéologique première, et desserrer l’étau politique actuel. À un niveau très général, je ne détonnerais pas avec la recommandation désormais consensuelle au sein de la littérature spécialisée, selon laquelle les protections sociales doivent toutes – ou presque – être réorientées sur un mode universel, en mettant fin aux logiques de ciblage et de conditionnement. Au-delà, je crois que le véritable vecteur à investir est celui du service public, forme de propriété sociale par excellence autour de laquelle une large part de l’attachement restant à un statut protecteur universel et objectif semble s’être réfugié. C’est donc par là qu’il faudrait commencer, en investissant bien sûr sa dimension matérielle, mais aussi – et surtout – sa dimension idéologique. Il ne s’agit donc pas seulement de se mobiliser contre la logique austéritaire, de faire valoir que le service public est la propriété de ceux qui n’en ont pas, mais de l’investir avec la conscience qu’il est le point autour duquel le désir de protection, ailleurs refoulé et s’exprimant dans un rejet violent de la solidarité, se loge, et à partir duquel l’intégralité de la vision du monde sur lequel il s’appuie peut être relégitimée.
Texte intégral (4192 mots)

L’État social est généralement associé à la solidarité. Pourtant, si l’on se penche sur les conceptions qui ont présidé à son introduction en France, c’est plutôt vers l’égalité qu’il faut se tourner. Car c’est elle que l’individualisation de la société à la fois garantit et compromet (si l’on prend en compte la croissance des inégalités qu’elle induit), et qui appelle ainsi des mesures correctives.

Or, ce n’est pas la même chose que d’évaluer l’État social à l’aune de la solidarité ou à celle de l’égalité, car là où la première pousse à une intégration sociale qui n’interdit pas certaines formes d’injonction à l’autonomie et de rétribution du mérite, la seconde vise à garantir à tous les conditions fondamentales de leur dignité.

C’est en substance le diagnostic que pose Sacha Lévy-Bruhl dans cet ouvrage, en retournant à l’origine de l’État social tel qu’il a été pensé par Durkheim et ses élèves, pour aborder les développements et remises en cause que celui-ci a connu par la suite, et dont nous ne sommes pas sortis.

 

Nonfiction : Comment définissez-vous, pour commencer, la sacralisation de l’individu, d’une part, et la subjectivation de la responsabilité, d’autre part, dans les sociétés modernes ? Et en quoi ces phénomènes constituent selon vous une contradiction ?

Sacha Lévy-Bruhl : Ce double diagnostic de sacralisation de l’individu d’un côté et de subjectivation de la responsabilité de l’autre me paraît en effet représenter le bon point de départ pour interroger la situation contemporaine de l’État social, même s’il peut d’abord sembler assez éloigné de ses enjeux les plus concrets. Il s’inscrit avant tout dans une approche que j’ai empruntée à l’école française de sociologie, et notamment à Émile Durkheim et l’un de ses principaux élèves, Paul Fauconnet, auquel j’ai consacré le premier chapitre de cet ouvrage – et une grande partie de mes recherches. Le geste qui a été réalisé par ces auteurs a consisté à rendre compte des évolutions qui se produisent dans la société française du XIXe siècle, et que l’on peut décrire dans les termes d’une individualisation, c’est-à-dire une dynamique dans laquelle l’individu devient la valeur cardinale de notre système moral, au détriment d’autres entités (la famille, l’ordre, la corporation, etc.). Le projet de ces sociologues est de décrire ce cadre moral, ses contradictions et le moyen de faire advenir des institutions à même de les dépasser.

C’est ici que la question de la responsabilité devient importante, et elle trouve une place stratégique dans cet ensemble dans les travaux de Paul Fauconnet. À travers une thèse sur la responsabilité appréhendée comme un fait social, Fauconnet a montré que plus l’individu est sacralisé, plus il est exclusivement désigné comme responsable des faits criminels (on ne songe plus, par exemple, à imputer un crime à un animal, à un esprit ou à une famille entière). Mais il a surtout montré que cette évolution conduisait à juger l’individu moderne comme de plus en plus responsable moralement de toutes les dimensions de son existence. Cette configuration finit par créer en lui le sentiment d’être un sujet dont toutes les actions, et même tous les événements qui le touchent, dépendent en dernière instance de sa volonté propre. Or ces deux dynamiques, celle d’un individu de plus en plus sacré, et d’une responsabilité qui se pense de plus en plus comme le produit de choix moraux intérieurs, sont au cœur d’une des principales contradictions des sociétés modernes relative à l’idéal de justice qui les travaille. Elles produisent en effet d’un côté un attachement de plus en plus fort à une norme d’égalité radicale – à l’intégrité et la dignité de la personne individuelle – et, de l’autre, une impossibilité à expliquer les situations où cette dignité se trouve atteinte autrement qu’en cherchant leur origine dans des volontés subjectives. Or, le plus souvent, cette recherche d’une volonté subjective autour d’une transgression de la valeur morale que l’on reconnaît à l’individu nous conduira à l’imputer à ceux qui en sont les victimes, conduisant in fine à justifier ces situations. Ce mécanisme contradictoire, j’en ai trouvé la trace dans ce que certains sociologues ont décrit comme un « blâme de la victime », qui apparaît spécifiquement dans le rapport que nos sociétés entretiennent avec la pauvreté, et qui conduit à imputer aux pauvres eux-mêmes la situation de pauvreté qu’ils subissent et que l’on condamne pourtant. J’ai alors tenté de montrer que c’est paradoxalement parce que ces situations nous choquent véritablement que l’on cherche à rendre compte de leur origine ; et que l’on finit par les justifier en étant incapables de trouver autre chose, à titre de cause, qu’un défaut subjectif.

 

Vous montrez ensuite que l’État social qui émerge au début du XXe siècle, puis après 1945 constitue en quelque sorte la résolution de cette contradiction. En quel sens ?

En effet, j’ai également retrouvé chez Fauconnet un modèle dans lequel la question sociale – celle de l’inégalité et de l’exploitation – peut se comprendre comme le produit d’une incapacité à sortir du référentiel de la responsabilité subjective pour réaliser l’égalité à laquelle la sacralisation de l’individu nous pousse pourtant à adhérer – et qui ne peut dès lors plus apparaître comme telle. Les lois qui fondent le droit social en France, notamment celle qui concerne les accidents du travail votée en avril 1898, peuvent alors être lues comme autant de moyens pour sortir de l’idée selon laquelle l’individu est moralement responsable de la situation sociale dans laquelle il se trouve, toutes les fois que cette suspension permet de respecter un désir d’égalité et de justice. Cette loi de 1898 a par exemple considéré que tout accident du travail dont un ouvrier est victime rend nécessaire de lui octroyer une compensation monétaire, et elle est allée, pour la garantir, jusqu’à désactiver radicalement toute idée de faute subjective. Même lorsque l’ouvrier en question est impliqué comme cause de l’accident qu’il subit (sauf quelques exceptions), on passe outre cette question de la responsabilité subjective pour lui substituer une logique de risque et d’assurance où disparaît toute considération relative à son comportement et sa responsabilité au profit d’un principe de garantie (de ses conditions matérielles d’existence). Partant de cette intuition, j’ai essayé de la systématiser, en montrant que les grands piliers de l’État social (l’assurance sociale mais également l’assistance, les services publics et le droit du travail) peuvent être relus à cette aune. Au terme de cette relecture il m’a semblé pertinent de suggérer que la suspension de la responsabilité subjective constitue le principal critère de définition de l’État social français, tel qu’il émerge à cette époque et se systématise en 1945.

 

La remise en cause de cet État social à partir des années 1970 s’est opérée, montrez-vous, sous la forme d’une réactivation d’une dimension de responsabilisation, avec en particulier toutes les politiques d’activation qui ont été menées depuis lors. Quelles conditions ont favorisé une telle évolution et quels aspects de l’État social ont été perdus à cette occasion ?

L’objectif de cet ouvrage est bien, en revenant sur les fondements de l’État social et en tentant d’en dégager une définition, d’aborder avec un regard nouveau les évolutions récentes qui l’ont touché. Or ces évolutions, bien que multiples, peuvent effectivement se résumer à travers le concept d’activation, selon lequel les protections sociales doivent participer à rendre les individus plus autonomes et responsables d’eux-mêmes, notamment par leur conditionnement à certaines attitudes et comportements. Ces politiques se sont développées un peu partout dans les pays occidentaux à partir des années 1990-2000, mais elles prennent leur source, en tout cas en France, dans une déstabilisation que l’on peut effectivement faire remonter aux années 1970.

À cette époque, l’État social commence à devenir un véritable objet pour les commentateurs publics comme pour la science politique, sous la forme d’un diagnostic de crise généralisée. Cette crise est présentée comme multiforme et transversale, mais elle renvoie surtout à une transformation générale du salariat marquée par la montée du chômage et de la précarité. Dans ce contexte, le modèle français de la protection sociale, qui s’était historiquement construit à partir d’une citoyenneté sociale adossée au statut de travailleur bien intégré, ne semble plus en mesure de répondre à l’émergence d’une nouvelle forme de pauvreté. On accuse même certaines de ses dispositions – relatives au droit du travail et à l’assurance notamment – de participer à ce mouvement en créant une barrière insupportable entre des insiders bien protégés et des outsiders délaissés. À cette évolution matérielle qui a naturellement conduit à interroger le cadre de la solidarité française, s’est ajouté un élément plus conceptuel dont j’ai voulu aider à dissiper la confusion sur laquelle il me paraît fondé. Si les politiques d’activation de la protection sociale sont héritières de cette période et de cette problématisation, c’est que la pente qui a été suivie à l’occasion de cette première crise a consisté à considérer que l’identité de l’État social français pouvait se résumer à la création d’un lien social, à une solidarité comme intégration dans des collectifs. Face à la montée du chômage et de « l’exclusion », on en a tiré comme conclusion qu’il revenait à l’État social français de se transformer pour pousser les exclus à s’intégrer de nouveau au sein de la société, quitte à leur forcer un petit peu la main. Or il s’agit bien ici d’un problème d’abord conceptuel, car la référence à la solidarité joue en fait un rôle secondaire par rapport à cette fonction de désubjectivation : si l’on fait appel à l’idée de solidarité ce n’est pas parce que l’on valorise l’interdépendance en soi, mais parce que c’est un moyen pour nous de dire que l’individu ne doit pas compter sur ses propres ressources (psychiques ou matérielles) face aux difficultés sociales qu’il peut rencontrer, car il ne peut en être réputé moralement responsable. Tout le problème est qu’en étant incapable de saisir cette différence, on a inversé le rapport de priorité entre ces deux dimensions, en s’engageant dans des politiques qui ont cherché à intégrer solidairement quitte à responsabiliser.

Il ne s’agit bien sûr pas de la seule cause qui explique l’essor des politiques d’activation, mais c’est une cause particulièrement importante dans le cas de la France, car la suspension du jugement de responsabilité y avait été poussée très loin. C’est surtout le diagnostic à porter sur ces évolutions qui change dès lors qu’on les aborde depuis cette définition de l’État social comme pôle de désubjectivation de la responsabilité. Les politiques d’activation, souvent perçues comme des réformes techniques, apparaissent alors comme une rupture majeure, justifiant de parler d’un « grand renversement » de la finalité de l’État social, sans nier aucunement l’ampleur encore actuelle des diverses formes de protection sociale en France.

 

Ce mouvement s’accompagne, expliquez-vous, d’une transformation fondamentale de l’idéal de justice dans les sociétés postindustrielles, qui se réfère de manière de plus en plus prégnante au mérite une notion à laquelle la critique, qu’elle soit sociologique ou philosophique, a beaucoup de mal à opposer une position cohérente. Pouvez-vous préciser l’impact de ce renversement sur notre conception de la justice ?

L’un des paris de ce livre est de considérer que l’on peut résoudre des questions philosophiques à partir d’une approche socio-historique inspirée des sciences sociales. En l’occurrence, j’ai cherché à expliquer les recompositions de notre norme de justice à partir d’évolutions institutionnelles et politiques au sein desquelles ce renversement de la fonction politique de l’État social joue le premier rôle. Il m’a semblé qu’en rompant avec la diffusion d’une représentation de l’individu ne pouvant être jugé moralement responsable de sa situation sociale, cette évolution politique avait grandement participé à diffuser une norme de justice conditionnée (à l’effort, au travail, aux talents, etc.) qui s’exprime principalement par l’idée de mérite comme vecteur acceptable de hiérarchisation, à laquelle nous sommes de plus en plus sensibles.

Ce point de départ méthodologique implique de faire un pas de côté par rapport aux débats classiques sur le mérite, qui sont omniprésents en sociologie depuis les travaux de Pierre Bourdieu, et en philosophie politique, au moins depuis ceux de John Rawls. Ces deux approches disciplinaires, a priori très différentes, m’ont paru traiter de la question du mérite d’une façon quelque peu naïve, en partant du principe qu’il est un mythe masquant les inégalités, ou en se demandant s’il est ou non une norme de justice acceptable. Dans les deux cas, le sociologue ou le philosophe se place dans la position de dire si cette référence au mérite est bonne ou mauvaise, et comment elle devrait évoluer. On passe ainsi en quelque sorte à côté de la question la plus essentielle, qui consiste à se demander non pas si la méritocratie est un bon système politique, mais pourquoi l’idée de mérite comme principe de justice s’est diffusée avec une telle force dans nos sociétés contemporaines ? Sans ce recul socio-historique, le concept reste difficile à appréhender : en tant que fait social, il cristallise l’ambivalence et la complexité des dynamiques de modernisation, et ne peut être traité comme un simple objet d’indignation morale ou de raisonnement abstrait.

J’ai donc plutôt tenté de montrer que l’on pouvait retrouver dans le mode de pensée méritocratique la trace d’un mécanisme social complexe, logé au cœur de nos sociétés individualistes, dans lequel la sacralisation de l’individu en vient systématiquement à rendre impraticable sa propre norme égalitaire. Notre esprit individualiste tend en effet à imputer à la victime la survenue d’une injustice, alors même que notre volonté de trouver une source et une raison à cette injustice traduit un attachement fort à l'idée d'une égalité radicale. Mais cet attachement est en réalité contrecarré par cette tendance à imputer la responsabilité à la victime.

La méritocratie peut alors être critiquée sévèrement mais également être expliquée dans son essor en la rattachant au phénomène général de déconstruction progressive du pôle de désubjectivation de la responsabilité qu’est l’État social. La critique qui s’en trouve produite l’est donc depuis la démonstration d’une contradiction interne à nos sociétés et son système de valeurs, réinscrite dans une analyse sociohistorique des dynamiques sociales à l’origine de l’idée de mérite, et non depuis une position de surplomb qui ne fait que traduire les sensibilités morales et politiques depuis lesquelles on se penche sur la question.

 

A contrario, vous expliquez que la prise en compte de la construction sociale de l’individualité (bien différente de la naturalisation de l’individualité à laquelle on a assisté toutes ces dernières années) permet de penser l’égalité en phase avec un mouvement général d’amélioration des conditions vers laquelle nos sociétés devraient tendre. C'est aussi une façon de contrer la critique vers le bas de la part de franges de la population elles-mêmes insécurisées, dont les immigrés font sinon les frais, et que l’on voit se développer à grande vitesse dans bon nombre de pays européens, mais également de prendre en compte la nécessité de la transition écologique. Pourriez vous en dire un mot ?

Comme je l’ai indiqué, il me semble que ce renversement de l’État social, qui conduit à en faire un vecteur de subjectivation de la responsabilité plutôt qu’à s’y opposer, représente un séisme général d’une portée considérable. Il l’est notamment parce qu’il fait disparaître l’une des seules institutions qui n’enjoignait pas l’individu à compter sur lui-même pour faire face à l’insécurité de son existence. Or, dans le cas français, l’individualité s’est construite à partir d’un tel support durant près d’un siècle, et il serait donc très surprenant que sa remise en cause ne déstabilise pas tous nos équilibres politiques et idéologiques.

La déstabilisation que l’on observe le plus clairement aujourd’hui est effectivement l’émergence d’une nouvelle conflictualité politique largement structurée par le rapport au travail, et in fine, le rapport à l’effort tel qu’il s’exprime dans le travail. Pour comprendre cette évolution qui a conduit à faire de la question de l’assistance l’un des marqueurs de la critique politique d’une grande partie des classes populaires et des petites classes moyennes précarisées, il faut la ressaisir depuis le constat de perte d’un sentiment de sécurité qui était produit par le couple emploi intégré/protection sociale. Cette perte conduit, je l’ai dit, à la diffusion générale d’une norme de justice conditionnée, puisque l’État social qui portait une autre appréhension de l’individu s’affaiblit considérablement. Mais elle conduit également à un sentiment de déclassement généralisé pour toute la frange inférieure du salariat, dans lequel l’ancien vecteur de cette sécurisation se trouve moralement réinvesti – le statut de travailleur devenant « valeur travail » – pour créer une distinction conforme à une norme de justice purement rétributive – être justement rémunéré pour sa peine plutôt qu’être « payé à ne rien faire ». Derrière ce clivage, il est possible de déceler un attachement fort quoique paradoxal au statut protecteur qui avait permis de ne pas compter seulement sur ses propres ressources, dont on critique violemment le maintien dans les politiques d’assistance parce qu’on en ressent d’autant plus la perte pour soi-même. La figure de l’étranger s’insère effectivement dans cette configuration générale et apparaît de plus en plus comme l’autre facette de cette dénonciation d’un « privilège » indu. Dans le discours de l’extrême-droite, le statut d’étranger, voire de binational, est présenté comme permettant un accès plus simple aux éléments constitutifs du statut protecteur antérieur, notamment l’emploi et la protection sociale (particulièrement ciblée dans les projets de « préférence nationale »).

Quant à la question écologique, elle s’inscrit au croisement de ces deux dynamiques : sur le plan sociologique, il est évident qu’elle doit comprendre ce contexte très spécifique pour avoir une chance de se diffuser au-delà des groupes sociaux qui en portent traditionnellement l’idéal. Elle ne peut convaincre tant qu’elle présente le mode de vie stable du salariat en phase d’embourgeoisement du second XXe siècle comme un privilège humain indûment conquis sur le monde naturel dont il faudrait aujourd’hui solder l’héritage, alors même que c’est sa perte contemporaine, perçue comme une régression et une injustice, qui constitue le moteur de nombre d’affects politiques. Mais sur le plan politique, le renversement de l’État social construit lors du siècle précédent rend indispensable de fonder un nouveau référentiel dans lequel la contradiction de la modernisation libérale qui s’est d’abord exprimée autour de la question de la responsabilité se verrait réintégrée dans une vision plus large. Celle-ci pourrait s’exprimer dans la politisation du cercle destructeur d’une pensée libérale ne pouvant tenir sa promesse d’émancipation humaine qu’à travers une autonomisation de la sphère économique menaçant finalement la possibilité même d’une vie paisible à l’intérieur d’un environnement apprivoisé.

 

Si l’on sort du strict cadre budgétaire, comme vous nous y invitez, il n’en reste pas moins que l’on ne pourrait sans doute pas empiler les mesures de soutien ou les aides les unes sur les autres. Quelles orientations faudrait-il alors privilégier, selon vous, dans cette reconstruction de l’État social, ou quels principes devraient être mis en avant ?

Le premier point à souligner est effectivement que l’enjeu politique de l’État social ne se confond pas avec ses enjeux budgétaires et financiers : certaines réformes d’activation se sont par exemple traduites par une présence plus importante de l’institution dans la vie des personnes bénéficiant de prestations, parfois au prix d’un coût financier plus important. Mais le contenu de cet accompagnement n’oriente pas moins dans le sens d’un affaiblissement du rôle politique de l’État social. Cela étant dit, l’ambition de mon livre est davantage de préciser le diagnostic de la situation contemporaine de l’État social, et d’en indiquer les innombrables répercussions, plutôt que de proposer un programme de réformes. C’est ce premier travail, plus fondamental, qui me semble le plus urgent à effectuer.

Puisqu’il s’agit d’abord d’un travail de diagnostic, je ne cacherai pas que le constat qui en ressort est de nature très pessimiste. Le cercle vicieux qui s’est installé entre affaiblissement de la condition salariale, essor d’une nouvelle forme d’individualisme, et délégitimation de l’État social – les trois phénomènes ne cessant de se nourrir mutuellement – sème les graines d’une radicalisation de la contradiction moderne qui s’exaspérera sans doute dans un déchaînement de violences politiques dont on soupçonne à peine l’ampleur. D’un autre côté, les recompositions de l'État social ont été poussées si loin que l’on a bien du mal à identifier les points d’entrée à partir desquelles relancer sa fonction idéologique première, et desserrer l’étau politique actuel. À un niveau très général, je ne détonnerais pas avec la recommandation désormais consensuelle au sein de la littérature spécialisée, selon laquelle les protections sociales doivent toutes – ou presque – être réorientées sur un mode universel, en mettant fin aux logiques de ciblage et de conditionnement. Au-delà, je crois que le véritable vecteur à investir est celui du service public, forme de propriété sociale par excellence autour de laquelle une large part de l’attachement restant à un statut protecteur universel et objectif semble s’être réfugié. C’est donc par là qu’il faudrait commencer, en investissant bien sûr sa dimension matérielle, mais aussi – et surtout – sa dimension idéologique.

Il ne s’agit donc pas seulement de se mobiliser contre la logique austéritaire, de faire valoir que le service public est la propriété de ceux qui n’en ont pas, mais de l’investir avec la conscience qu’il est le point autour duquel le désir de protection, ailleurs refoulé et s’exprimant dans un rejet violent de la solidarité, se loge, et à partir duquel l’intégralité de la vision du monde sur lequel il s’appuie peut être relégitimée.

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13.09.2025 à 09:00

« La Bohème » par Claus Guth à la Bastille

Puccini magnifiquement servi à l’Opéra Bastille, où La Bohème séduit grâce à une distribution de premier plan et une direction d’orchestre inspirée. Si la mise en scène de Claus Guth, qui a voulu transposer l’action dans un univers spatial, a de quoi dérouter, l’interprétation musicale, elle, touche au sublime. Dès les premières mesures, Domingo Hindoyan impose une lecture aussi riche que sensible de la partition. L’orchestre de l’Opéra de Paris brille par son homogénéité et sa capacité à mettre en valeur chaque détail de l’écriture puccinienne : les bois se parent d’une tendresse infinie, les cordes exhalent une mélancolie vibrante et les cuivres explosent sans jamais écraser les chanteurs. Hindoyan cisèle les contrastes grâce à un sens rare de la respiration, conférant à l’ensemble une urgence dramatique qui maintient le spectateur en haleine. Avec son timbre franc et son lyrisme généreux, Charles Castronovo campe un Rodolfo lumineux. Son « Che gelida manina » touche le cœur par sa simplicité ardente. Nicole Car incarne Mimi, mélange d’éclat et de fragilité : le son est projeté, doublé d’un phrasé d’une infinie délicatesse. Andrea Carroll, en Musetta, impressionne par son aplomb et son élégance vocale, donnant à la célèbre valse tout son brio, sans jamais verser dans la caricature. Autour d’eux, Etienne Dupuis (Marcello), Alexandros Stavrakakis (Colline) et Xiaomeng Zhang (Schaunard) composent un cercle de camarades, tout en nuances et complicité musicale. Le chœur — qui, on le sent, a bénéficié d’une remarquable préparation — ajoute à l’ensemble couleur et vibration, en particulier dans les scènes de foule où la densité sonore n’empêche jamais la précision rythmique. Plus problématique se révèle la scénographie. Claus Guth a installé ses bohèmes dans un vaisseau spatial en perdition, bien loin du Paris romantique du livret. Si la métaphore peut séduire intellectuellement — isolement, quête d’oxygène, fuite dans les étoiles —, elle engonce l’action dans un cadre trop rigide, stérilisant. La froideur visuelle, malgré quelques belles images, enlève au drame sa spontanéité et son intimité. Les gestes scéniques, contraints par l’espace confiné du décor, ne laissent guère de place à la légèreté et à l’élan vital qui devraient pourtant être au cœur de l’opéra. La poésie du quotidien, le charme des petites misères et les grandes joies de la vie bohème se trouvent filtrés par un prisme conceptuel qui ne convainc pas. Là où Puccini nous invite à la chair et au frisson, Guth ne propose que distance et abstraction. Mais c’est là tout le paradoxe : malgré ces réserves quant à la mise en scène, la puissance musicale de la soirée transcende les limites visuelles. On sort ébloui par la qualité des interprètes, par l’ardeur de Hindoyan, par l’émotion intacte que la musique parvient à faire surgir, en dépit de ce dispositif scénique qui n’aura pas plu à grand monde…
Texte intégral (541 mots)

Puccini magnifiquement servi à l’Opéra Bastille, où La Bohème séduit grâce à une distribution de premier plan et une direction d’orchestre inspirée. Si la mise en scène de Claus Guth, qui a voulu transposer l’action dans un univers spatial, a de quoi dérouter, l’interprétation musicale, elle, touche au sublime.

Dès les premières mesures, Domingo Hindoyan impose une lecture aussi riche que sensible de la partition. L’orchestre de l’Opéra de Paris brille par son homogénéité et sa capacité à mettre en valeur chaque détail de l’écriture puccinienne : les bois se parent d’une tendresse infinie, les cordes exhalent une mélancolie vibrante et les cuivres explosent sans jamais écraser les chanteurs. Hindoyan cisèle les contrastes grâce à un sens rare de la respiration, conférant à l’ensemble une urgence dramatique qui maintient le spectateur en haleine.

Avec son timbre franc et son lyrisme généreux, Charles Castronovo campe un Rodolfo lumineux. Son « Che gelida manina » touche le cœur par sa simplicité ardente. Nicole Car incarne Mimi, mélange d’éclat et de fragilité : le son est projeté, doublé d’un phrasé d’une infinie délicatesse. Andrea Carroll, en Musetta, impressionne par son aplomb et son élégance vocale, donnant à la célèbre valse tout son brio, sans jamais verser dans la caricature. Autour d’eux, Etienne Dupuis (Marcello), Alexandros Stavrakakis (Colline) et Xiaomeng Zhang (Schaunard) composent un cercle de camarades, tout en nuances et complicité musicale. Le chœur — qui, on le sent, a bénéficié d’une remarquable préparation — ajoute à l’ensemble couleur et vibration, en particulier dans les scènes de foule où la densité sonore n’empêche jamais la précision rythmique.

Plus problématique se révèle la scénographie. Claus Guth a installé ses bohèmes dans un vaisseau spatial en perdition, bien loin du Paris romantique du livret. Si la métaphore peut séduire intellectuellement — isolement, quête d’oxygène, fuite dans les étoiles —, elle engonce l’action dans un cadre trop rigide, stérilisant. La froideur visuelle, malgré quelques belles images, enlève au drame sa spontanéité et son intimité. Les gestes scéniques, contraints par l’espace confiné du décor, ne laissent guère de place à la légèreté et à l’élan vital qui devraient pourtant être au cœur de l’opéra. La poésie du quotidien, le charme des petites misères et les grandes joies de la vie bohème se trouvent filtrés par un prisme conceptuel qui ne convainc pas. Là où Puccini nous invite à la chair et au frisson, Guth ne propose que distance et abstraction.

Mais c’est là tout le paradoxe : malgré ces réserves quant à la mise en scène, la puissance musicale de la soirée transcende les limites visuelles. On sort ébloui par la qualité des interprètes, par l’ardeur de Hindoyan, par l’émotion intacte que la musique parvient à faire surgir, en dépit de ce dispositif scénique qui n’aura pas plu à grand monde…

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