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11.12.2025 à 11:00

Saint-Nazaire au travail : les Chantiers de l’Atlantique (2)

La Compagnie « Pourquoi se lever le matin ! » s’est donné pour but d’apporter le point de vue du travail, exprimé par ceux qui le font, dans les débats qui agitent notre société : santé, alimentation, enseignement, transport, énergie… Cette première série s’intéresse à la fabrique d’un territoire par le travail : à Saint-Nazaire, c’est toute une société qui se ramifie autour des chantiers de l’Atlantique, où se croisent et collaborent des métiers d’une infinie diversité. La Compagnie a ainsi recueilli les paroles d’ouvriers et d’artisans, de techniciens et d’ingénieurs, d’employés et de formateurs... qui livrent le récit de leur expérience de la vie sociale autour des chantiers navals. L’intégralité des récits sur ce thème est à découvrir sur le site de la Compagnie Pourquoi se lever le matin, dans la rubrique « Travail & territoire » .   « Souder, souder, raccorder, raccorder… des tubes et des tubes… » ( Brahim, soudeur sur les grands chantiers ) J’habite dans le sud de l’Espagne depuis que j’ai seize ans. Mon père y travaillait, et nous avons quitté le Maroc avec le reste de la famille pour le rejoindre. Maintenant, j’ai les deux nationalités et j’ai acheté une maison en Espagne. J’avais commencé ma formation de soudeur au Maroc, je l’ai terminée en Espagne et j’ai commencé à travailler à 18 ans. Depuis, j’ai travaillé dans toutes les régions d’Espagne, puis en Finlande, aux Pays-Bas, en France et ailleurs. Et me voilà depuis presque deux ans aux Chantiers Navals de Saint-Nazaire. Le chantier ressemble à une sorte de Lego géant où l’on assemble des blocs qui sont des morceaux de paquebot. Les panneaux qui vont faire les blocs sont très grands et il faut y souder les tuyaux dans les trous prévus. Je soude les tubes et quand j’ai fini mon travail, la grue se saisit du bloc entier et le pose sur le bateau. Et ainsi de suite. Après, quand les panneaux sont installés, je monte raccorder leurs tuyaux. C’est toujours pareil : souder, souder, raccorder, raccorder… des tubes, des cornières, des tubes, des cornières. […] Quand c’est possible, je porte une cagoule équipée d’un système de ventilation. C’est un équipement volumineux, que je peux utiliser dans l’atelier mais qui ne passe pas dans les endroits étroits sur le chantier. Alors je m’équipe avec une cagoule en cuir, qui me couvre le nez et la bouche, et qui est pourvue d’une cartouche filtrante pour les fumées. Dans tous les cas, les cagoules ont un écran anti UV à cristaux liquides qui reste clair quand je pointe ma torche et qui s’opacifie dès que j’allume l’arc électrique . […] Mais je ne suis pas tout seul sur le chantier. Dans les endroits fermés, il y a beaucoup de gens qui travaillent en même temps dans un vacarme incessant et dans un nuage de fumée. Ils ont beau mettre un extracteur, dans certaines zones, cela ne suffit pas pour renouveler correctement l’air. Quand il y a un travail difficile, ils m’appellent et ils me disent : « Toi, tu es capable de le faire ». Par exemple, quand le soudeur n’arrive pas à pointer sa torche pour souder dans un recoin, j’y vais et je soude avec un miroir. C’est un miroir professionnel, qui permet de regarder tout le tour de la soudure. Je ne vois pas ce que fait ma main, je soude seulement en regardant dans le miroir, où l’image est à l’envers. Peu de soudeurs savent le faire. Parfois, je dois me contorsionner. J’ai la tête en bas, je regarde l’intérieur du tube par un petit trou. Je ne vois que la lumière de ma torche, que j’ai passée par le bas du tube, alors que j’ai enfilé la baguette par le haut, dans un trou de cinq millimètres. Et je soude à l’intérieur du tube, sans voir. Dans certains cas, je soude même de la main gauche. Tout le monde ne sait pas souder de la main gauche. Quand je soude, je sais ce que je suis en train de faire. Par exemple, je sais à l’oreille si je dois remonter pour régler mon poste. Pour la baguette, c’est au nez. Je sais avec l’odeur de la fumée si la baguette est usée, ou si ce n’est carrément pas la bonne. Je repère un bon soudeur dès qu’il commence à travailler, à la manière dont il empoigne sa torche et sa baguette. C’est comme quand quelqu’un s’installe au volant, on voit tout de suite à quelle sorte de conducteur on a affaire. Je sais que j’ai fait un bon travail quand je vois que ma soudure est aussi belle à l’intérieur qu’à l’extérieur. Je sors ma lampe, je regarde, et je dis « Wahou ! C’est encore mieux que la dernière fois ». Une belle soudure est uniforme et régulière. J’ai dix-sept ans d’expérience de soudure sur beaucoup de matériaux, dans des entreprises et des pays différents. Alors quand je suis arrivé ici et que j’ai vu les soudures que j’aurais à faire, j’ai trouvé que c’était presque un jeu. Le travail de soudeur le plus difficile que j’aie eu à faire n’est pas ici. C’était dans les constructions de centrales thermiques, de raffineries ou de centrales nucléaires. Dans ces chantiers, c’est à la fois plus difficile et plus dangereux. On y soude des tuyaux en inox qui serviront à transporter des produits dangereux ou toxiques. C’est donc très exigeant pour les soudeurs. Une société vient pendant la nuit faire des radiographies de toutes les soudures de la journée et quand il y en a une mauvaise, ils font une marque dessus. Ici il y a très peu de contrôle par radio parce que l’on soude surtout des tuyaux pour transporter de l’eau. J’aime mon travail. Je ne sais rien faire d’autre mais quand j’ai commencé la soudure, ça m’a plu. […] Et puis je voyage, je rencontre des gens. Par exemple, j’avais sympathisé avec un électricien italien sur le chantier d’une centrale thermique en Espagne. Douze ans plus tard, j’ai retrouvé cet ami en Martinique. Pour moi, le monde est petit. Ici, chacun parle sa langue. Je mélange du français, de l’espagnol, et avec les mains j’arrive à parler avec tout le monde, des Polonais, des Roumains, des Italiens, des Suisses. Ça me plaît d’apprendre à parler français. Lorsque j’étais à Dunkerque ou à Brest, il y avait surtout des soudeurs qui venaient d’Espagne ou d’Amérique du Sud. Ici, c’est la première fois que je travaille avec beaucoup de Français. Il y a une chose qui me plaît aux Chantiers de Saint-Nazaire, et que je n’ai vue nulle part ailleurs : chaque matin, en arrivant au travail, tout le monde se salue. Tous les ouvriers, pas seulement les soudeurs, viennent te dire : « Salut ! ». J’apprécie beaucoup cela. […]   La bibliothèque des Chantiers : un endroit magique ! ( Corinne, bibliothécaire à la médiathèque des Chantiers de l’Atlantique ) La fréquentation de la bibliothèque des Chantiers tourne autour d’une cinquantaine de personnes par jour. C’est énorme. Cela représente un chiffre plus de deux fois supérieur à la fréquentation moyenne des médiathèques de CSE. Cette différence vient de la proximité que nous avons avec notre public. Nous proposons régulièrement des animations qui ont beaucoup de succès comme les « midi-jeux » avec un animateur. D’ailleurs, les gens nous demandent souvent d’acheter un des nouveaux jeux présentés à ce moment-là, pour enrichir notre ludothèque. Du côté des livres, on essaie de coller à l’actualité littéraire tout en respectant le principe selon lequel la bibliothèque appartient aux salariés. Donc, si les adhérents ont des demandes spécifiques, on en tient compte pour établir, avec la collaboration des gérants de la librairie “L’Embarcadère”, la liste des ouvrages à acheter, que nous proposons au CSE. Un livre, c’est un investissement, tout le monde n’a pas les moyens de s’en acheter et, s’il est demandé par une personne, il pourra aussi en intéresser d’autres. On connaît 90 % de nos adhérents. On sait ce qu’ils attendent. Certains viennent chaque jour ! On finit donc par savoir ce qu’ils aiment lire, ce que leurs enfants aiment lire. Nous avons choisi de ne pas installer d’ordinateur ni de cahier de suggestions. Si les gens ont besoin de quelque chose, ils s’adressent à nous. On est là pour les accompagner, les guider. Si je vois qu’une personne n’a pas rendu ses documents en temps et en heure parce qu’elle est malade, je ne vais pas lui envoyer de relance ! Comme on connaît les gens, on va mettre un petit mot attentionné. Ainsi se tissent des liens avec nos adhérents, dans ce lieu qu’on s’efforce de rendre convivial. [L’entrée de la médiathèque des Chantiers. Photographie P. Madiot.]   Les plus grosses fréquentations ont lieu pendant la pause méridienne, puis après 16 heures, à la débauche. Ici, c’est un sas de décompression. Certains aiment se reposer dans un coin, ils s’installent pour lire un livre, le journal, ils prennent un café. Ils gèrent leur temps. D’autres passent vraiment en coup de vent ! Une petite partie des adhérents est constituée de retraités. C’est pour eux une façon de revenir, de redire qu’ils ont appartenu à la famille des Chantiers. Les salariés finissent par identifier la médiathèque comme étant un lieu de culture à l’intérieur d’un environnement qui est quand même un peu brutal ; c’est un lieu qui leur appartient. Quand j’accueille un nouvel adhérent, souvent, je lui dis « Bienvenue dans l’endroit le plus sympa des Chantiers ! » Il y a de la couleur, de la vie, on n’est pas au milieu d’un amas de tôle, il n’y a pas le bruit des ateliers. Ce qui n’empêche pas qu’à travers les fenêtres vitrées, le regard se porte facilement sur ce qui se passe sur le site. Je vois des morceaux de bateau qui passent sur des plates-formes roulantes, le grand portique qui se déplace. Ça a un côté à la fois magique et extraterrestre ! Les enfants de salariés qui viennent sont subjugués, même s’ils voient peu de choses de l’entreprise ! Ils sont assez fiers de venir à la bibliothèque du travail de papa-maman. Tout près, il y a la porte 4 qui donne sur le rond-point et le terre-plein de Penhoët. C’est là où convergent les avenues environnantes. Où que l’on aille dans l’entreprise, à un moment ou à un autre, on passe forcément par cet endroit. C’est aussi le lieu des rassemblements. Pendant les manifs et les grèves, on voit les palettes qui brûlent sur le rond-point […]. C’est une façon de nous sentir encore plus intégrées à la vie de l’entreprise, aux mouvements et aux revendications. Même si, pendant ces moments-là, on reste à notre poste, on est imprégnées de ça. Ça fait partie de la vie des Chantiers. On m’a raconté qu’autrefois, à l’appel de la sirène, les gens venaient ici avec leur famille pour participer au piquet de grève. Ils sortaient les barbecues. De nos jours, les rassemblements sont plus modestes. Les conditions ne sont plus les mêmes et à la fin du mois, il faut payer ses factures. Par ailleurs, du fait du grand nombre de travailleurs détachés et de sous-traitants, la mobilisation syndicale est plus difficile et l’organisation du travail n’est plus la même. [Le terre-plein de Penhoët, devant la porte 4. Photographie P. Madiot.]   Il y a encore quelques années, je voyais les bus acheminer les salariés depuis Saint-Nazaire, la Brière et la petite couronne. Il n’y a plus ça. Chacun vient avec sa voiture. Quand je suis arrivée, il y a 20 ans, beaucoup s’appelaient Mahé. C’était Mahé Bernard n°1. Mahé Bernard n°2 ! Ou encore Moyon, Berthe, Aoustin. Aujourd’hui, les patronymes briérons sont un peu noyés dans la masse des noms qui viennent de la région nantaise ou d’ailleurs… Et pas toujours à l’heure ! Quand il y a un problème sur le pont de Saint-Nazaire, beaucoup de salariés se trouvent bloqués de l’autre côté de l’estuaire ! Ensuite, il leur faut rattraper les heures perdues dans la voiture à attendre que le pont soit dégagé. […] J’ai 44 ans et je travaille ici depuis de nombreuses années. J’ai déjà essayé de postuler dans des bibliothèques municipales situées autour de chez moi pour me rapprocher de mon domicile. En fait, je n’ai pas de regrets quand on me dit non !   « La direction n’aime pas que les travailleurs se regroupent » ( Jean-François, salarié dans les bureaux d’études des Chantiers de l’Atlantique ) Tous les jours, je traverse la ville pour me rendre dans un bâtiment qui, sur le « rond-point de l’ancre », fait face à celui de la direction des Chantiers de l’Atlantique, côté bassin. Là je rejoins mon poste de travail dans le bureau d’études au service électricité. […] C’est souvent le même rituel : je dépose ma veste, je fais chauffer la bouilloire et je vais dire bonjour à ceux qui sont arrivés. Quand j’ai commencé aux Chantiers, il y a trente-deux ans, il était de bon ton de faire le tour du bureau et de taper la discute. […] [L’immeuble des bureaux d’étude. Photographie P. Madiot.]   Depuis que la direction a mis en place les « horaires variables », les arrivées sont échelonnées et ça a cassé ce rituel matinal. Avant la mise en place des 35h, on arrivait tous en même temps et on pointait dès qu’on franchissait le périmètre de l’entreprise. Au moment de la débauche, il y avait des rangées de bus qui attendaient les personnels. À la sirène, les grilles s’ouvraient et tout le monde se précipitait hors des chantiers. Au carrefour du terre-plein de Penhoët, la circulation s’arrêtait net pour laisser passer le flot des vélos, voitures et cars qui emmenaient les ouvriers en Brière, jusqu’à Redon et à La Roche-Bernard. Le fait de se côtoyer dans les bus, au restaurant central, dans les villages, renforçait la conscience d’appartenir au même monde : celui du travail. Il y avait une sorte de solidarité évidente. Lorsque je suis venu de Saint-Brieuc pour embaucher aux Chantiers, j’ai su immédiatement que j’arrivais dans une ville ouvrière marquée par l’époque des grandes grèves. Celle de 1988 était une mobilisation contre le licenciement de 120 employés et celle de 1989 exigeait une augmentation de 1500 francs (230€) par mois. Dans les couloirs de mon bureau d’études, on peut encore deviner les traces de cette revendication dont le slogan avait été peint sur les murs. Ça a été gratté, effacé. Mais rien à faire, c’est un vestige tenace. […] Aujourd’hui, les gens viennent de partout en ordre dispersé, majoritairement en voiture personnelle, rarement en co-voiturage. Seules, les entreprises employant des travailleurs détachés ont mis en place des transports collectifs. Avant de se rendre à leurs postes de travail, les salariés employés par les chantiers, qui travaillent à bord et dans les ateliers, se changent dans des vestiaires décentralisés situés, en principe, à proximité d’un parking. Alors seulement, ils pointent et ils se mettent directement au boulot. Cela permet ce que la direction appelle un « gain de productivité ». […] L’homme étant un être social, et la nature ayant horreur du vide, on se rattrape sur les pauses parce qu’à un moment ou à un autre, on est obligé de lever la tête, de respirer un peu, de décompresser, de réfléchir, d’échanger. Alors, de temps en temps, la direction, qui se comporte comme si on était des tire-au-flanc, fait la chasse aux pauses. D’une manière générale, elle n’aime pas que les travailleurs se regroupent. [L’immeuble de la direction. Photographie P. Madiot.]   Pourtant quelquefois, il y a des choses qui se résolvent dans ces moments-là. On tient à ce que notre travail soit bien fait. C’est une question de dignité et de conscience professionnelle. Mon travail consiste à définir les différents éléments (disjoncteurs, câbles…) permettant la distribution de la puissance électrique, et à décrire le fonctionnement de ces éléments. Il est nécessaire, évidemment, de vérifier si les estimations d’encombrement sont bonnes parce qu’il faut que tout ça rentre dans un local électrique qui doit être le plus petit possible. Pour ne rien simplifier, le réseau électrique du navire est séparé en deux et peut être couplé. Cela veut dire que les alternateurs vont être connectés sur chaque moitié du réseau et que chaque moitié devra pouvoir fonctionner séparément pour des raisons de sécurité. Le bateau lui-même est divisé en plusieurs zones qu’on appelle les « tranches incendie » – il peut y en avoir jusqu’à neuf en fonction de la longueur du navire. Et chaque « tranche incendie » est équipée d’une sous-station électrique. En cas de pépin, s’il n’y avait qu’un seul local électrique et qu’il était envahi par l’eau, ou atteint par un incendie, le navire serait perdu. Et ce que l’on craint le plus à bord des navires c’est l’incendie. Sauf cas exceptionnel du genre Concordia ou Titanic, on peut en effet contenir une voie d’eau dans un compartiment. Le feu est beaucoup plus difficile à maîtriser. J’en tire donc les conséquences pour concevoir la distribution électrique. […] Le rythme des livraisons et le type de paquebots formatés que nous construisons font qu’aujourd’hui, en ce qui me concerne, les départs ou les changements de cale ne sont plus des événements. Je sais comment ils ont été fabriqués. Derrière, je vois des milliers d’heures de labeur dans des conditions difficiles, et je sais dans quelles conditions les équipages travaillent pendant l’exploitation des navires de croisière. Tout cela ne fait pas rêver. Les jeunes, qui n’ont pas connu de grands conflits sociaux, ont souvent l’impression qu’aucune évolution n’est possible. Beaucoup restent quelques mois, un an ou deux. Et ils vont voir ailleurs…   Pour aller plus loin : L’intégralité des récits de Brahim , Corinne et Jean-François est accessible sur le site de la Compagnie « Pourquoi se lever le matin », dans le dossier « Travail & territoire » . Le documentaire de Marcel Trillat et Hubert Knap, « Le 1 er mai à Saint-Nazaire » (1967 – 25 mn).   * Illustration : CC Wikimedia / Cédric Quillévéré, vue des sites principaux de construction depuis l'estuaire de la Loire (2018).
Texte intégral (3579 mots)

La Compagnie « Pourquoi se lever le matin ! » s’est donné pour but d’apporter le point de vue du travail, exprimé par ceux qui le font, dans les débats qui agitent notre société : santé, alimentation, enseignement, transport, énergie…

Cette première série s’intéresse à la fabrique d’un territoire par le travail : à Saint-Nazaire, c’est toute une société qui se ramifie autour des chantiers de l’Atlantique, où se croisent et collaborent des métiers d’une infinie diversité. La Compagnie a ainsi recueilli les paroles d’ouvriers et d’artisans, de techniciens et d’ingénieurs, d’employés et de formateurs... qui livrent le récit de leur expérience de la vie sociale autour des chantiers navals.

L’intégralité des récits sur ce thème est à découvrir sur le site de la Compagnie Pourquoi se lever le matin, dans la rubrique « Travail & territoire ».

 

« Souder, souder, raccorder, raccorder… des tubes et des tubes… » (Brahim, soudeur sur les grands chantiers)

J’habite dans le sud de l’Espagne depuis que j’ai seize ans. Mon père y travaillait, et nous avons quitté le Maroc avec le reste de la famille pour le rejoindre. Maintenant, j’ai les deux nationalités et j’ai acheté une maison en Espagne. J’avais commencé ma formation de soudeur au Maroc, je l’ai terminée en Espagne et j’ai commencé à travailler à 18 ans. Depuis, j’ai travaillé dans toutes les régions d’Espagne, puis en Finlande, aux Pays-Bas, en France et ailleurs. Et me voilà depuis presque deux ans aux Chantiers Navals de Saint-Nazaire.

Le chantier ressemble à une sorte de Lego géant où l’on assemble des blocs qui sont des morceaux de paquebot. Les panneaux qui vont faire les blocs sont très grands et il faut y souder les tuyaux dans les trous prévus. Je soude les tubes et quand j’ai fini mon travail, la grue se saisit du bloc entier et le pose sur le bateau. Et ainsi de suite. Après, quand les panneaux sont installés, je monte raccorder leurs tuyaux. C’est toujours pareil : souder, souder, raccorder, raccorder… des tubes, des cornières, des tubes, des cornières.

[…] Quand c’est possible, je porte une cagoule équipée d’un système de ventilation. C’est un équipement volumineux, que je peux utiliser dans l’atelier mais qui ne passe pas dans les endroits étroits sur le chantier. Alors je m’équipe avec une cagoule en cuir, qui me couvre le nez et la bouche, et qui est pourvue d’une cartouche filtrante pour les fumées. Dans tous les cas, les cagoules ont un écran anti UV à cristaux liquides qui reste clair quand je pointe ma torche et qui s’opacifie dès que j’allume l’arc électrique. […] Mais je ne suis pas tout seul sur le chantier. Dans les endroits fermés, il y a beaucoup de gens qui travaillent en même temps dans un vacarme incessant et dans un nuage de fumée. Ils ont beau mettre un extracteur, dans certaines zones, cela ne suffit pas pour renouveler correctement l’air.

Quand il y a un travail difficile, ils m’appellent et ils me disent : « Toi, tu es capable de le faire ». Par exemple, quand le soudeur n’arrive pas à pointer sa torche pour souder dans un recoin, j’y vais et je soude avec un miroir. C’est un miroir professionnel, qui permet de regarder tout le tour de la soudure. Je ne vois pas ce que fait ma main, je soude seulement en regardant dans le miroir, où l’image est à l’envers. Peu de soudeurs savent le faire. Parfois, je dois me contorsionner. J’ai la tête en bas, je regarde l’intérieur du tube par un petit trou. Je ne vois que la lumière de ma torche, que j’ai passée par le bas du tube, alors que j’ai enfilé la baguette par le haut, dans un trou de cinq millimètres. Et je soude à l’intérieur du tube, sans voir. Dans certains cas, je soude même de la main gauche. Tout le monde ne sait pas souder de la main gauche.

Quand je soude, je sais ce que je suis en train de faire. Par exemple, je sais à l’oreille si je dois remonter pour régler mon poste. Pour la baguette, c’est au nez. Je sais avec l’odeur de la fumée si la baguette est usée, ou si ce n’est carrément pas la bonne. Je repère un bon soudeur dès qu’il commence à travailler, à la manière dont il empoigne sa torche et sa baguette. C’est comme quand quelqu’un s’installe au volant, on voit tout de suite à quelle sorte de conducteur on a affaire. Je sais que j’ai fait un bon travail quand je vois que ma soudure est aussi belle à l’intérieur qu’à l’extérieur. Je sors ma lampe, je regarde, et je dis « Wahou ! C’est encore mieux que la dernière fois ». Une belle soudure est uniforme et régulière.

J’ai dix-sept ans d’expérience de soudure sur beaucoup de matériaux, dans des entreprises et des pays différents. Alors quand je suis arrivé ici et que j’ai vu les soudures que j’aurais à faire, j’ai trouvé que c’était presque un jeu. Le travail de soudeur le plus difficile que j’aie eu à faire n’est pas ici. C’était dans les constructions de centrales thermiques, de raffineries ou de centrales nucléaires. Dans ces chantiers, c’est à la fois plus difficile et plus dangereux. On y soude des tuyaux en inox qui serviront à transporter des produits dangereux ou toxiques. C’est donc très exigeant pour les soudeurs. Une société vient pendant la nuit faire des radiographies de toutes les soudures de la journée et quand il y en a une mauvaise, ils font une marque dessus. Ici il y a très peu de contrôle par radio parce que l’on soude surtout des tuyaux pour transporter de l’eau.

J’aime mon travail. Je ne sais rien faire d’autre mais quand j’ai commencé la soudure, ça m’a plu. […] Et puis je voyage, je rencontre des gens. Par exemple, j’avais sympathisé avec un électricien italien sur le chantier d’une centrale thermique en Espagne. Douze ans plus tard, j’ai retrouvé cet ami en Martinique. Pour moi, le monde est petit. Ici, chacun parle sa langue. Je mélange du français, de l’espagnol, et avec les mains j’arrive à parler avec tout le monde, des Polonais, des Roumains, des Italiens, des Suisses. Ça me plaît d’apprendre à parler français. Lorsque j’étais à Dunkerque ou à Brest, il y avait surtout des soudeurs qui venaient d’Espagne ou d’Amérique du Sud. Ici, c’est la première fois que je travaille avec beaucoup de Français. Il y a une chose qui me plaît aux Chantiers de Saint-Nazaire, et que je n’ai vue nulle part ailleurs : chaque matin, en arrivant au travail, tout le monde se salue. Tous les ouvriers, pas seulement les soudeurs, viennent te dire : « Salut ! ». J’apprécie beaucoup cela. […]

 

La bibliothèque des Chantiers : un endroit magique ! (Corinne, bibliothécaire à la médiathèque des Chantiers de l’Atlantique)

La fréquentation de la bibliothèque des Chantiers tourne autour d’une cinquantaine de personnes par jour. C’est énorme. Cela représente un chiffre plus de deux fois supérieur à la fréquentation moyenne des médiathèques de CSE. Cette différence vient de la proximité que nous avons avec notre public. Nous proposons régulièrement des animations qui ont beaucoup de succès comme les « midi-jeux » avec un animateur. D’ailleurs, les gens nous demandent souvent d’acheter un des nouveaux jeux présentés à ce moment-là, pour enrichir notre ludothèque.

Du côté des livres, on essaie de coller à l’actualité littéraire tout en respectant le principe selon lequel la bibliothèque appartient aux salariés. Donc, si les adhérents ont des demandes spécifiques, on en tient compte pour établir, avec la collaboration des gérants de la librairie “L’Embarcadère”, la liste des ouvrages à acheter, que nous proposons au CSE. Un livre, c’est un investissement, tout le monde n’a pas les moyens de s’en acheter et, s’il est demandé par une personne, il pourra aussi en intéresser d’autres. On connaît 90 % de nos adhérents. On sait ce qu’ils attendent. Certains viennent chaque jour ! On finit donc par savoir ce qu’ils aiment lire, ce que leurs enfants aiment lire. Nous avons choisi de ne pas installer d’ordinateur ni de cahier de suggestions. Si les gens ont besoin de quelque chose, ils s’adressent à nous. On est là pour les accompagner, les guider. Si je vois qu’une personne n’a pas rendu ses documents en temps et en heure parce qu’elle est malade, je ne vais pas lui envoyer de relance ! Comme on connaît les gens, on va mettre un petit mot attentionné. Ainsi se tissent des liens avec nos adhérents, dans ce lieu qu’on s’efforce de rendre convivial.

[L’entrée de la médiathèque des Chantiers. Photographie P. Madiot.]

 

Les plus grosses fréquentations ont lieu pendant la pause méridienne, puis après 16 heures, à la débauche. Ici, c’est un sas de décompression. Certains aiment se reposer dans un coin, ils s’installent pour lire un livre, le journal, ils prennent un café. Ils gèrent leur temps. D’autres passent vraiment en coup de vent ! Une petite partie des adhérents est constituée de retraités. C’est pour eux une façon de revenir, de redire qu’ils ont appartenu à la famille des Chantiers. Les salariés finissent par identifier la médiathèque comme étant un lieu de culture à l’intérieur d’un environnement qui est quand même un peu brutal ; c’est un lieu qui leur appartient. Quand j’accueille un nouvel adhérent, souvent, je lui dis « Bienvenue dans l’endroit le plus sympa des Chantiers ! » Il y a de la couleur, de la vie, on n’est pas au milieu d’un amas de tôle, il n’y a pas le bruit des ateliers. Ce qui n’empêche pas qu’à travers les fenêtres vitrées, le regard se porte facilement sur ce qui se passe sur le site.

Je vois des morceaux de bateau qui passent sur des plates-formes roulantes, le grand portique qui se déplace. Ça a un côté à la fois magique et extraterrestre ! Les enfants de salariés qui viennent sont subjugués, même s’ils voient peu de choses de l’entreprise ! Ils sont assez fiers de venir à la bibliothèque du travail de papa-maman. Tout près, il y a la porte 4 qui donne sur le rond-point et le terre-plein de Penhoët. C’est là où convergent les avenues environnantes. Où que l’on aille dans l’entreprise, à un moment ou à un autre, on passe forcément par cet endroit. C’est aussi le lieu des rassemblements. Pendant les manifs et les grèves, on voit les palettes qui brûlent sur le rond-point […]. C’est une façon de nous sentir encore plus intégrées à la vie de l’entreprise, aux mouvements et aux revendications. Même si, pendant ces moments-là, on reste à notre poste, on est imprégnées de ça. Ça fait partie de la vie des Chantiers. On m’a raconté qu’autrefois, à l’appel de la sirène, les gens venaient ici avec leur famille pour participer au piquet de grève. Ils sortaient les barbecues. De nos jours, les rassemblements sont plus modestes. Les conditions ne sont plus les mêmes et à la fin du mois, il faut payer ses factures. Par ailleurs, du fait du grand nombre de travailleurs détachés et de sous-traitants, la mobilisation syndicale est plus difficile et l’organisation du travail n’est plus la même.

[Le terre-plein de Penhoët, devant la porte 4. Photographie P. Madiot.]

 

Il y a encore quelques années, je voyais les bus acheminer les salariés depuis Saint-Nazaire, la Brière et la petite couronne. Il n’y a plus ça. Chacun vient avec sa voiture. Quand je suis arrivée, il y a 20 ans, beaucoup s’appelaient Mahé. C’était Mahé Bernard n°1. Mahé Bernard n°2 ! Ou encore Moyon, Berthe, Aoustin. Aujourd’hui, les patronymes briérons sont un peu noyés dans la masse des noms qui viennent de la région nantaise ou d’ailleurs… Et pas toujours à l’heure ! Quand il y a un problème sur le pont de Saint-Nazaire, beaucoup de salariés se trouvent bloqués de l’autre côté de l’estuaire ! Ensuite, il leur faut rattraper les heures perdues dans la voiture à attendre que le pont soit dégagé.

[…] J’ai 44 ans et je travaille ici depuis de nombreuses années. J’ai déjà essayé de postuler dans des bibliothèques municipales situées autour de chez moi pour me rapprocher de mon domicile. En fait, je n’ai pas de regrets quand on me dit non !

 

« La direction n’aime pas que les travailleurs se regroupent » (Jean-François, salarié dans les bureaux d’études des Chantiers de l’Atlantique)

Tous les jours, je traverse la ville pour me rendre dans un bâtiment qui, sur le « rond-point de l’ancre », fait face à celui de la direction des Chantiers de l’Atlantique, côté bassin. Là je rejoins mon poste de travail dans le bureau d’études au service électricité. […] C’est souvent le même rituel : je dépose ma veste, je fais chauffer la bouilloire et je vais dire bonjour à ceux qui sont arrivés. Quand j’ai commencé aux Chantiers, il y a trente-deux ans, il était de bon ton de faire le tour du bureau et de taper la discute. […]

[L’immeuble des bureaux d’étude. Photographie P. Madiot.]

 

Depuis que la direction a mis en place les « horaires variables », les arrivées sont échelonnées et ça a cassé ce rituel matinal. Avant la mise en place des 35h, on arrivait tous en même temps et on pointait dès qu’on franchissait le périmètre de l’entreprise. Au moment de la débauche, il y avait des rangées de bus qui attendaient les personnels. À la sirène, les grilles s’ouvraient et tout le monde se précipitait hors des chantiers. Au carrefour du terre-plein de Penhoët, la circulation s’arrêtait net pour laisser passer le flot des vélos, voitures et cars qui emmenaient les ouvriers en Brière, jusqu’à Redon et à La Roche-Bernard. Le fait de se côtoyer dans les bus, au restaurant central, dans les villages, renforçait la conscience d’appartenir au même monde : celui du travail. Il y avait une sorte de solidarité évidente. Lorsque je suis venu de Saint-Brieuc pour embaucher aux Chantiers, j’ai su immédiatement que j’arrivais dans une ville ouvrière marquée par l’époque des grandes grèves. Celle de 1988 était une mobilisation contre le licenciement de 120 employés et celle de 1989 exigeait une augmentation de 1500 francs (230€) par mois. Dans les couloirs de mon bureau d’études, on peut encore deviner les traces de cette revendication dont le slogan avait été peint sur les murs. Ça a été gratté, effacé. Mais rien à faire, c’est un vestige tenace. […]

Aujourd’hui, les gens viennent de partout en ordre dispersé, majoritairement en voiture personnelle, rarement en co-voiturage. Seules, les entreprises employant des travailleurs détachés ont mis en place des transports collectifs. Avant de se rendre à leurs postes de travail, les salariés employés par les chantiers, qui travaillent à bord et dans les ateliers, se changent dans des vestiaires décentralisés situés, en principe, à proximité d’un parking. Alors seulement, ils pointent et ils se mettent directement au boulot. Cela permet ce que la direction appelle un « gain de productivité ». […] L’homme étant un être social, et la nature ayant horreur du vide, on se rattrape sur les pauses parce qu’à un moment ou à un autre, on est obligé de lever la tête, de respirer un peu, de décompresser, de réfléchir, d’échanger. Alors, de temps en temps, la direction, qui se comporte comme si on était des tire-au-flanc, fait la chasse aux pauses. D’une manière générale, elle n’aime pas que les travailleurs se regroupent.

[L’immeuble de la direction. Photographie P. Madiot.]

 

Pourtant quelquefois, il y a des choses qui se résolvent dans ces moments-là. On tient à ce que notre travail soit bien fait. C’est une question de dignité et de conscience professionnelle.

Mon travail consiste à définir les différents éléments (disjoncteurs, câbles…) permettant la distribution de la puissance électrique, et à décrire le fonctionnement de ces éléments. Il est nécessaire, évidemment, de vérifier si les estimations d’encombrement sont bonnes parce qu’il faut que tout ça rentre dans un local électrique qui doit être le plus petit possible. Pour ne rien simplifier, le réseau électrique du navire est séparé en deux et peut être couplé. Cela veut dire que les alternateurs vont être connectés sur chaque moitié du réseau et que chaque moitié devra pouvoir fonctionner séparément pour des raisons de sécurité. Le bateau lui-même est divisé en plusieurs zones qu’on appelle les « tranches incendie » – il peut y en avoir jusqu’à neuf en fonction de la longueur du navire. Et chaque « tranche incendie » est équipée d’une sous-station électrique. En cas de pépin, s’il n’y avait qu’un seul local électrique et qu’il était envahi par l’eau, ou atteint par un incendie, le navire serait perdu. Et ce que l’on craint le plus à bord des navires c’est l’incendie. Sauf cas exceptionnel du genre Concordia ou Titanic, on peut en effet contenir une voie d’eau dans un compartiment. Le feu est beaucoup plus difficile à maîtriser. J’en tire donc les conséquences pour concevoir la distribution électrique. […]

Le rythme des livraisons et le type de paquebots formatés que nous construisons font qu’aujourd’hui, en ce qui me concerne, les départs ou les changements de cale ne sont plus des événements. Je sais comment ils ont été fabriqués. Derrière, je vois des milliers d’heures de labeur dans des conditions difficiles, et je sais dans quelles conditions les équipages travaillent pendant l’exploitation des navires de croisière. Tout cela ne fait pas rêver. Les jeunes, qui n’ont pas connu de grands conflits sociaux, ont souvent l’impression qu’aucune évolution n’est possible. Beaucoup restent quelques mois, un an ou deux. Et ils vont voir ailleurs…

 

Pour aller plus loin :

L’intégralité des récits de Brahim, Corinne et Jean-François est accessible sur le site de la Compagnie « Pourquoi se lever le matin », dans le dossier « Travail & territoire ».

Le documentaire de Marcel Trillat et Hubert Knap, « Le 1er mai à Saint-Nazaire » (1967 – 25 mn).

 

* Illustration : CC Wikimedia / Cédric Quillévéré, vue des sites principaux de construction depuis l'estuaire de la Loire (2018).

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09.12.2025 à 10:00

L'environnement au prisme de la colonisation

Alors que l’histoire environnementale est aujourd’hui un champ historiographique reconnu et développé, Guillaume Blanc, professeur des universités à Science Po Bordeaux, et Antonin Plarier, maître de conférences à Lyon 3, spécialistes des enjeux environnementaux en situation coloniale, ont réuni neuf articles fondateurs qui lient histoire environnementale et histoire sociale en contexte colonial. L’objectif de l’ouvrage est ainsi de replacer la question des rapports de domination qu’entretiennent les puissances coloniales sur leur empire avec celle de la gestion des ressources et des peuples colonisés. Car l’exploitation des territoires, comme les politiques de préservation imposées par les métropoles, ne sont pas sans conséquences sur la nature comme sur les populations indigènes. Dans le cadre du programme HGGSP terminale, le thème « Environnement, entre exploitation et protection ; un enjeu planétaire » questionne les pratiques environnementales et les mesures de protection mises en place à travers l’histoire.    Nonfiction.fr : Dès le titre de l’ouvrage, on comprend qu’il se situe à la jonction de trois champs historiographiques : l’histoire coloniale, l’histoire sociale et l’histoire environnementale, courant particulièrement renouvelé cette dernière décennie. Vous expliquez souhaiter « introduire des textes clés du champ pour donner à voir comment l’histoire des empires peut s’écrire d’un point de vue environnemental ». Comment s’est effectué le choix des articles et quelles évolutions historiographiques souligne-t-on entre l’article fondateur de Ramachandra Guha et Madhav Gadil sur la forêt indienne (daté de 1989) et aujourd’hui ? Guillaume Blanc et Antonin Plarier : Depuis ses débuts, l’histoire environnementale est aux prises avec les empires coloniaux. Dès 1972, avec son histoire de « l’échange colombien », l’historien états-unien Alfred Crosby a montré comment le transfert de plantes, d’animaux et de microbes avait façonné l’Amérique du Nord, qu’il qualifie comme une « néo-Europe ». À sa suite, de nombreux historiens, britanniques pour la plupart, ont éclairé les liens entre l’expansion impériale, l’essor de la science écologique, la mondialisation d’un capitalisme extractiviste et les transformations environnementales qui s’ensuivirent en Afrique et en Asie, aux époques moderne et contemporaine. Mais cette histoire environnementale « des » empires est en fait longtemps restée une histoire environnementale de l’empire britannique. C’est ce qui a donc déterminé, en partie, le choix des textes traduits et commentés dans l’ouvrage. Pour donner à voir une histoire qui n’essentialise pas « l’empire », nous avons voulu rendre accessibles des histoires qui tiennent autant compte de la diversité des impérialismes européens que de la multitude des sociétés africaines et astiques intégrées dans ces empires. C’est pourquoi le livre présente des histoires britanniques et indiennes, portugaises et mozambicaines, françaises et vietnamiennes, allemandes et tanzaniennes, etc. Mais nous avons tout autant voulu faire connaître, en français, les travaux qui croisent véritablement l’histoire environnementale et l’histoire sociale. En effet dès 1989 des historiens indiens comme Guha et Gadgil ont montré que l’environnement était au cœur du projet colonial britannique. Mais il a fallu attendre encore des années pour que les historiennes et les historiens envisagent l’environnement à la fois, comme un objet d’étude à part entière (les plantes ou les animaux, les rivières ou les montagnes), et comme un mode d’étude, c’est-à-dire comme un biais par lequel revisiter l’histoire des empires au ras du sol, au plus près des rapports de force qui leur donnent leur historicité. Comme l’écrit Karl Jacoby, « parler de nature c’est aussi parler de relations de pouvoir entre les humains ». Et c’est là l’une des grandes évolutions historiographiques de l’histoire environnementale : au même titre que la race, la classe ou le genre, l’environnement est devenu un objet de l’histoire impériale, et un moyen de mieux l’éclairer. Par nature, les rapports coloniaux sont des rapports d’inégalités, dans les liens sociaux comme dans les traces laissées. Quelles sources sont mobilisées par les différents auteurs pour pouvoir décrire cet « esprit colonial de la nature » ? Les sources mobilisées sont très diverses. C’est l’un des éléments qui a présidé à notre choix des textes. Dans ce recueil, certains auteurs ont recours à des sources assez classiques comme l’analyse de sources imprimées ou de productions culturelles qui révèlent à un moment donné un discours colonial comme le fait William Adams en partant initialement du dessin animé Le Roi Lion. D’autres ont recours à des archives d’administrations coloniales, des témoignages écrits de colons ou colonisés, des entretiens avec des acteurs ou encore des collectes de récits oraux, d’histoires magico-religieuses. L’anthropologue Lyn Schumaker par exemple, raconte dans son article sur les mines de cuivre de Zambie, une histoire de serpent qui ferait disparaître les mineurs le long du fleuve Luanshya, qu’elle a recueillie auprès d’anciens travailleurs de cette ville minière. Cette histoire en apparence magico-religieuse rend en fait compte des conflits de propriété autour du gisement minier opposant un récit colonial à celui des colonisés, mais les différentes versions de cette histoire de serpent qui circulent à Luanshya colonisés témoignent aussi des intérêts divergents entre colonisés eux-mêmes. Les différentes contributions soulignent l’ensemble des topoï que les puissances impériales ont sur les espaces coloniaux ; on lit notamment qu’« à leurs yeux l’Afrique est un éden naturel, vierge et sauvage ».  En quoi la « mission civilisatrice » joue-t-elle également du point de vue environnemental ?  Lorsque l’on étudie les archives des empires coloniaux, on s’aperçoit très vite que l’environnement est au cœur de la « mission civilisatrice » que suivent prétendument les gouvernements coloniaux. Chaque autrice et auteur du livre le soulignent à leur manière. En Inde, les Britanniques estiment que les Indiens ne sont pas capables d’exploiter correctement le thé, alors ils s’approprient les plantations de thé. Dans l’Afrique orientale allemande, les colons affirment que les populations du futur Tanganyika détruisent la terre et la faune, alors ils les privent du droit d’accès à la faune, pour mieux s’en arroger le contrôle. Et il en va de la même manière pour l’eau du Mozambique, le cuivre zambien ou le caoutchouc du Viet Nam. Systématiquement, les scientifiques et les colons européens vont discréditer les savoirs et les pratiques des sociétés conquises, pour légitimer leur expropriation et leur exclusion de la société coloniale. Administrateurs, explorateurs, gouverneurs mais aussi scientifiques sont ainsi particulièrement mobilisés pour justifier l’emprise coloniale sur les environnements. William Adams écrit notamment que « l’écologie offrait le moyen de concrétiser les ambitions coloniales de pouvoir et de contrôle des territoires et de la nature ». Quels rôles jouent la science et les scientifiques dans ces appropriations ? Qu’ils soient botanistes, forestiers, zoologues ou agronomes, les scientifiques sont le premier bras armé des empires coloniaux. Ils étudient les territoires colonisés (pour définir comment les exploiter), ils renomment aussi bien les plantes que les lacs et les montagnes (pour permettre ensuite leur appropriation), et surtout, ils légitiment l’entreprise coloniale. Peder Anker par exemple, qui est traduit dans le livre, a très bien montré comment le développement de la « nouvelle écologie humaine », à Oxford depuis les années 1930, a servi le développement de l’empire britannique en Afrique et en Asie. De jeunes scientifiques comme Julian Huxley ou Edgar Worthington partent sur le « terrain » dans les années 1930, 1940 et 1950, avec une idée bien précise en tête. Ils estiment qu’une société est un organisme vivant, composé d’humains et bien sûr de non-humains. Et à leurs yeux, comme n’importe quel écosystème, la société pourrait être gouvernée correctement, si elle était gérée rationnellement. Pour les lacs d’Afrique de l’Est, par exemple, ces jeunes écologues vont définir quelles espèces de poissons méritent d’être conservées ou pêchées, quelles quantités peuvent-elles être pêchées, par combien de pêcheurs, pour être vendues à qui, etc. Et puisque les scientifiques seraient les seuls capables de définir l’usage rationnel (et optimal) de la nature et des êtres humains, ils devraient donc être en charge de leur gouvernement. À cet égard, William Adams révèle et décrypte alors une histoire assez étonnante. Il montre que Julian Huxley, le futur premier directeur de l’Unesco en 1946, s’est inspiré dans sa jeunesse et dans ses premiers travaux de H.G. Wells et de son livre The Shape of Things to Come . Dans ce livre, Wells imagine une catastrophe mondiale, avec des épidémies, et pour faire face à celle-ci la mise en place d’un gouvernement scientifique, technocratique et autoritaire, mais capable de sauver l’humanité. Et c’est exactement ce que propose Huxley dans If I Were a Dictator : un gouvernement mondial composé de scientifiques qui œuvreraient au nom de l’universel, et qui seraient, à ce titre, capable de guider l’humanité dans une autre direction que la guerre et l’épuisement des ressources. En tant que président de l’Unesco, c’est de cette manière qu’il envisagera alors les Nations unies, comme une institution mondiale à qui les rênes devraient être confiées. Et Huxley est loin d’être le seul à penser ainsi. Max Nicholson, l’un des fondateurs du WWF en 1961, ne dira pas autre chose dans son ouvrage La révolution de l’environnement , paru en 1970. Le sous-titre est tout particulièrement explicite. Intitulé « Petit guide à l’usage des nouveaux maîtres du monde », il résume le livre à lui tout seul : oui, les sociétés d’Afrique, d’Asie et finalement du Tiers-Monde sont désormais maîtres chez elles ; mais seuls les scientifiques, et en matière environnementale, les écologues, sauraient comment les guider.  Voilà ce qu’explique Peder Anker en croisant des récits autobiographiques, des récits littéraires et des archives institutionnelles.  La totalité des articles met en évidence une contradiction forte de la part des autorités coloniales entre la volonté de conserver et/ou protéger – face aux menaces prétendues de populations locales qui détruiraient leur environnement – et celle de pouvoir exploiter les ressources des colonies. Cela est notamment très net sur la question des forêts, mais aussi sur les ressources en eau ou sur la chasse et la protection de la faune sauvage. Pouvez-vous revenir sur la manière dont, sous couvert de volonté conservationniste, les puissances impériales se sont en fait approprié les territoires et en quoi les rapports de force jouent également dans la question environnementale ? Les historiennes et les historiens que nous avons sélectionné dans cet ouvrage montrent très bien que la « conservation de l’environnement » est moins une politique qu’une idéologie, ou disons un discours, grâce auquel l’exploitation des ressources peut perdurer. Cela pourrait se résumer par la maxime « nous pouvons détruire ici parce que nous protégeons là-bas ». Dans notre livre, l’histoire que Bernhard Gissibl livre de la révolte Maji Maji est édifiante à cet égard. Cette révolte a longtemps été perçue comme une révolte anticoloniale : les populations de l’Afrique orientale allemande se serait rebellées contre les colons, au nom de leur droit à la souveraineté. Mais la réalité est bien plus complexe que cela. Des années 1860 à 1897, date à laquelle les Allemands créent les premières réserves de chasse du continent, les colons s’approprient toujours davantage l’accès aux ressources cynégétiques – tout particulièrement les éléphants, dont l’ivoire est revendu en Europe pour la production de touches de piano, de boules de billard, de vaisselles, de peignes ou de manches à couteaux. Seulement, ils ont d’abord besoin de relais africains : des pisteurs qui leur montrent les territoires où trouver la faune sauvage, des chasseurs qui leur enseignent les techniques pour piéger et abattre les grands mammifères et prédateurs, comme les éléphants, et des commerçants qui les intègrent à leurs réseaux marchands, intracontinentaux et transcontinentaux. Et c’est une fois que les Allemands se sont appropriés ces savoirs et savoir-faire qu’ils vont décider de créer des réserves de chasse : parce qu’ils ont maintenant les moyens d’être les seuls à bénéficier de la commercialisation de la grande faune sauvage ; et parce que cette faune est chassée en de telles quantités qu’elle est sur le point de disparaître. Voilà à quoi servent alors les réserves de chasse, allemandes puis britanniques : non pas à protéger les animaux des Africains, mais à garantir le monopole du gibier aux Européens. Partout, « le projet environnemental imaginé par les dirigeants impériaux n’aboutit jamais complètement […]. L’impérialisme environnemental est toujours synonyme de domination ; seulement cette domination est rarement celle que l’on croit », écrivez- vous.  En quoi, à de maintes occasions, le projet impérialiste prend-il des formes inattendues ? C’est à ce niveau que rien n’est mécanique en histoire. S’il existe un « esprit colonial » (Adams), cela ne signifie pas que la réalisation de cet esprit soit automatique pour autant. Pour le dire autrement, entre les projets de « mise en valeurs » comme le disent les administrations coloniales et leur réalisation effective, il y a de nombreuses étapes qui sont autant de bifurcations ou mises en déroute possible. Le chapitre de Karen Middleton en est de ce point de vue une illustration intéressante. Lorsque les colons français tentent de s’installer à Madagascar à la fin du XVIII e siècle, ils ramènent avec eux des figuiers de barbarie, originaires du continent américain. Ils ont pour idée que ces plantes cactées fourniront une défense naturelle au petit emplacement fortifié envisagé. Mais l’histoire en décide autrement. D’une part, parce que leur projet d’installation coloniale échoue et ne reprendra qu’un siècle plus tard. Et d’autre part, car cette stratégie de défense se retournera finalement contre les colonisateurs. La plante est adoptée par les Malgaches non seulement pour dresser une barrière défensive autour de certaines localités mais également détournée de son usage pour en faire un atout d’une économie d’élevage fournissant, dans des régions peu arrosées, un moyen d’abreuver le cheptel. De la même manière, quand Jayeeta Sharma étudie l’exploitation des arbres à thé à Ceylan, elle rend compte de la puissance des préjugés coloniaux qui peuvent venir contrarier les projets coloniaux eux-mêmes. De la même manière que pour lesdites races, les territoires colonisés font l’objet d’un discours de classification et de hiérarchisation aux yeux des colons britanniques. Or, les populations indiennes de Ceylan sont considérées comme particulièrement rustres par les Britanniques et sont classées tout en bas de la hiérarchie raciale. Impossible donc que leur territoire puisse produire un thé digne du palais des upper classes londoniennes. En dépit des travaux de plusieurs agronomes qui établissent la présence de théiers à l’état endémique à Ceylan, l’administration britannique s’échine à transférer des théiers de Chine et recrutent des experts chinois pour superviser leur implantation. Là aussi, le projet échoue et les propriétés des théiers de Ceylan finissent par être reconnus, mais plusieurs décennies plus tard. L’éclatement de plusieurs révoltes de travailleurs chinois sur ces plantations compromet les investissements absurdes et colossaux consentis dans ces projets. Entre projet colonial et réalisation effective, il y a donc une distance, faite de renégociations mais aussi de résistances ou de conflits directs. Quelles sont les formes des luttes à l’œuvre et en quoi la conflictualité environnementale est-elle particulière en situation coloniale ? Cette conflictualité est particulière parce qu’elle se déploie dans une situation où la domination s’exerce de façon plus violente. Les plantations d’hévéas implantées au Viet Nam par exemple, étudiées par Michitake Aso, suscitent des déplacements de population sur plusieurs centaines de kilomètres pour pourvoir aux besoins de main d’œuvre. Les taux de mortalité sur ces lieux de travail peuvent être très élevés, dépassant 20 % à la fin des années 1920. Même si ces taux de mortalité diminuent les années suivantes, l’équivalent est inimaginable à la même époque en métropole, du moins en dehors des périodes de guerre. Sur un autre plan, lorsque le barrage de Cahora Bassa au Mozambique est projeté à la fin de la période coloniale portugaise, le lac de retenue en amont doit s’étendre sur 2 500 km², comme si on engloutissait 25 fois Paris, dans une zone certes moins peuplée mais 25 000 personnes doivent tout de même être déplacées. Là aussi, difficile d’imaginer à la même époque le long du Tage. Dans ces conditions, les luttes se placent immédiatement à un autre niveau de conflictualité. En 1927 par exemple, un contremaitre est tué sur une plantation d’hévéas appartenant à Michelin, ce qui donne lieu à un procès médiatiquement très suivi. Quelques années plus tard, au cours de la guerre d’Indochine, les plantations sont prises pour cible, et pour la seule année 1947, 7 millions d’arbres sont abattus, soit 10 % des hévéas du pays. Il s’agit évidemment de s’attaquer au capital économique des planteurs mais également de détruire le symbole d’un environnement colonial transformé et exécré. Aujourd’hui, dans ces espaces décolonisés depuis au moins un demi-siècle, quels sont les héritages visibles sur l’environnement et sur les sociétés locales de cette domination coloniale de la nature ? Elles sont omniprésentes car l’histoire ne s’efface pas d’un coup de crayon, quand bien même il s’agirait d’une déclaration d’indépendance. Les travaux titanesques entrepris au Mozambique pour édifier un barrage hydroélectrique sur le fleuve Zambèze sont toujours bien là. Et les activités rurales de ces territoires irrémédiablement compromises, telles qu’elles existaient avant ces travaux puis la mise en eau du barrage. De la même manière, les millions d’ha consacrés à la monoculture d’hévéas dans la colonie du Tonkin ne disparaissent pas non plus, et les ha de forêts tropicales que ces plantations d’hévéas ont absorbé ne vont pas non plus réapparaître. Sur un sujet que nous n’avons pas abordé dans le livre mais qui fait l’objet de recherches passionnantes et terrifiantes à la fois, Christophe Lafaye a également montré la prégnance de gaz chimiques en Algérie dans les grottes ou les souterrains où ils ont été utilisés par l’armée française entre 1954 et 1962. Mais là où l’histoire se complique, c’est que les gouvernements indépendants ne renversent pas pour autant la roue de l’histoire. Ils héritent de ces politiques souvent démiurgiques, et dans les exemples précédents, choisissent et de mettre en eau le barrage, édifié sous le colonialisme portugais, et de promouvoir la culture de l’hévéa qui passe du statut de symbole abhorré du colonialisme au symbole arboré par la République démocratique du Viet Nam ou encore d’autoriser des essais d’armes chimiques par l’armée française sur certains sites du territoire algérien en dépit de l’indépendance. Il ne s’agit pas d’un néocolonialisme, davantage d’un postcolonialisme dans la mesure où les choix de ces dirigeants sont des choix d’acteurs indépendants. Mais il n’en empêche, pour les populations héritières de cette histoire coloniale, remettre en cause cet héritage est une tâche ardue. Comme l’écrivait Marx, « le poids des morts pèsent lourd sur les épaules des vivants ».
Texte intégral (3520 mots)

Alors que l’histoire environnementale est aujourd’hui un champ historiographique reconnu et développé, Guillaume Blanc, professeur des universités à Science Po Bordeaux, et Antonin Plarier, maître de conférences à Lyon 3, spécialistes des enjeux environnementaux en situation coloniale, ont réuni neuf articles fondateurs qui lient histoire environnementale et histoire sociale en contexte colonial. L’objectif de l’ouvrage est ainsi de replacer la question des rapports de domination qu’entretiennent les puissances coloniales sur leur empire avec celle de la gestion des ressources et des peuples colonisés. Car l’exploitation des territoires, comme les politiques de préservation imposées par les métropoles, ne sont pas sans conséquences sur la nature comme sur les populations indigènes.

Dans le cadre du programme HGGSP terminale, le thème « Environnement, entre exploitation et protection ; un enjeu planétaire » questionne les pratiques environnementales et les mesures de protection mises en place à travers l’histoire. 

 

Nonfiction.fr : Dès le titre de l’ouvrage, on comprend qu’il se situe à la jonction de trois champs historiographiques : l’histoire coloniale, l’histoire sociale et l’histoire environnementale, courant particulièrement renouvelé cette dernière décennie. Vous expliquez souhaiter « introduire des textes clés du champ pour donner à voir comment l’histoire des empires peut s’écrire d’un point de vue environnemental ». Comment s’est effectué le choix des articles et quelles évolutions historiographiques souligne-t-on entre l’article fondateur de Ramachandra Guha et Madhav Gadil sur la forêt indienne (daté de 1989) et aujourd’hui ?

Guillaume Blanc et Antonin Plarier : Depuis ses débuts, l’histoire environnementale est aux prises avec les empires coloniaux. Dès 1972, avec son histoire de « l’échange colombien », l’historien états-unien Alfred Crosby a montré comment le transfert de plantes, d’animaux et de microbes avait façonné l’Amérique du Nord, qu’il qualifie comme une « néo-Europe ». À sa suite, de nombreux historiens, britanniques pour la plupart, ont éclairé les liens entre l’expansion impériale, l’essor de la science écologique, la mondialisation d’un capitalisme extractiviste et les transformations environnementales qui s’ensuivirent en Afrique et en Asie, aux époques moderne et contemporaine. Mais cette histoire environnementale « des » empires est en fait longtemps restée une histoire environnementale de l’empire britannique. C’est ce qui a donc déterminé, en partie, le choix des textes traduits et commentés dans l’ouvrage. Pour donner à voir une histoire qui n’essentialise pas « l’empire », nous avons voulu rendre accessibles des histoires qui tiennent autant compte de la diversité des impérialismes européens que de la multitude des sociétés africaines et astiques intégrées dans ces empires. C’est pourquoi le livre présente des histoires britanniques et indiennes, portugaises et mozambicaines, françaises et vietnamiennes, allemandes et tanzaniennes, etc.

Mais nous avons tout autant voulu faire connaître, en français, les travaux qui croisent véritablement l’histoire environnementale et l’histoire sociale. En effet dès 1989 des historiens indiens comme Guha et Gadgil ont montré que l’environnement était au cœur du projet colonial britannique. Mais il a fallu attendre encore des années pour que les historiennes et les historiens envisagent l’environnement à la fois, comme un objet d’étude à part entière (les plantes ou les animaux, les rivières ou les montagnes), et comme un mode d’étude, c’est-à-dire comme un biais par lequel revisiter l’histoire des empires au ras du sol, au plus près des rapports de force qui leur donnent leur historicité. Comme l’écrit Karl Jacoby, « parler de nature c’est aussi parler de relations de pouvoir entre les humains ». Et c’est là l’une des grandes évolutions historiographiques de l’histoire environnementale : au même titre que la race, la classe ou le genre, l’environnement est devenu un objet de l’histoire impériale, et un moyen de mieux l’éclairer.

Par nature, les rapports coloniaux sont des rapports d’inégalités, dans les liens sociaux comme dans les traces laissées. Quelles sources sont mobilisées par les différents auteurs pour pouvoir décrire cet « esprit colonial de la nature » ?

Les sources mobilisées sont très diverses. C’est l’un des éléments qui a présidé à notre choix des textes. Dans ce recueil, certains auteurs ont recours à des sources assez classiques comme l’analyse de sources imprimées ou de productions culturelles qui révèlent à un moment donné un discours colonial comme le fait William Adams en partant initialement du dessin animé Le Roi Lion. D’autres ont recours à des archives d’administrations coloniales, des témoignages écrits de colons ou colonisés, des entretiens avec des acteurs ou encore des collectes de récits oraux, d’histoires magico-religieuses. L’anthropologue Lyn Schumaker par exemple, raconte dans son article sur les mines de cuivre de Zambie, une histoire de serpent qui ferait disparaître les mineurs le long du fleuve Luanshya, qu’elle a recueillie auprès d’anciens travailleurs de cette ville minière. Cette histoire en apparence magico-religieuse rend en fait compte des conflits de propriété autour du gisement minier opposant un récit colonial à celui des colonisés, mais les différentes versions de cette histoire de serpent qui circulent à Luanshya colonisés témoignent aussi des intérêts divergents entre colonisés eux-mêmes.

Les différentes contributions soulignent l’ensemble des topoï que les puissances impériales ont sur les espaces coloniaux ; on lit notamment qu’« à leurs yeux l’Afrique est un éden naturel, vierge et sauvage ».  En quoi la « mission civilisatrice » joue-t-elle également du point de vue environnemental ? 

Lorsque l’on étudie les archives des empires coloniaux, on s’aperçoit très vite que l’environnement est au cœur de la « mission civilisatrice » que suivent prétendument les gouvernements coloniaux. Chaque autrice et auteur du livre le soulignent à leur manière. En Inde, les Britanniques estiment que les Indiens ne sont pas capables d’exploiter correctement le thé, alors ils s’approprient les plantations de thé. Dans l’Afrique orientale allemande, les colons affirment que les populations du futur Tanganyika détruisent la terre et la faune, alors ils les privent du droit d’accès à la faune, pour mieux s’en arroger le contrôle. Et il en va de la même manière pour l’eau du Mozambique, le cuivre zambien ou le caoutchouc du Viet Nam. Systématiquement, les scientifiques et les colons européens vont discréditer les savoirs et les pratiques des sociétés conquises, pour légitimer leur expropriation et leur exclusion de la société coloniale.

Administrateurs, explorateurs, gouverneurs mais aussi scientifiques sont ainsi particulièrement mobilisés pour justifier l’emprise coloniale sur les environnements. William Adams écrit notamment que « l’écologie offrait le moyen de concrétiser les ambitions coloniales de pouvoir et de contrôle des territoires et de la nature ». Quels rôles jouent la science et les scientifiques dans ces appropriations ?

Qu’ils soient botanistes, forestiers, zoologues ou agronomes, les scientifiques sont le premier bras armé des empires coloniaux. Ils étudient les territoires colonisés (pour définir comment les exploiter), ils renomment aussi bien les plantes que les lacs et les montagnes (pour permettre ensuite leur appropriation), et surtout, ils légitiment l’entreprise coloniale. Peder Anker par exemple, qui est traduit dans le livre, a très bien montré comment le développement de la « nouvelle écologie humaine », à Oxford depuis les années 1930, a servi le développement de l’empire britannique en Afrique et en Asie.

De jeunes scientifiques comme Julian Huxley ou Edgar Worthington partent sur le « terrain » dans les années 1930, 1940 et 1950, avec une idée bien précise en tête. Ils estiment qu’une société est un organisme vivant, composé d’humains et bien sûr de non-humains. Et à leurs yeux, comme n’importe quel écosystème, la société pourrait être gouvernée correctement, si elle était gérée rationnellement. Pour les lacs d’Afrique de l’Est, par exemple, ces jeunes écologues vont définir quelles espèces de poissons méritent d’être conservées ou pêchées, quelles quantités peuvent-elles être pêchées, par combien de pêcheurs, pour être vendues à qui, etc. Et puisque les scientifiques seraient les seuls capables de définir l’usage rationnel (et optimal) de la nature et des êtres humains, ils devraient donc être en charge de leur gouvernement.

À cet égard, William Adams révèle et décrypte alors une histoire assez étonnante. Il montre que Julian Huxley, le futur premier directeur de l’Unesco en 1946, s’est inspiré dans sa jeunesse et dans ses premiers travaux de H.G. Wells et de son livre The Shape of Things to Come. Dans ce livre, Wells imagine une catastrophe mondiale, avec des épidémies, et pour faire face à celle-ci la mise en place d’un gouvernement scientifique, technocratique et autoritaire, mais capable de sauver l’humanité. Et c’est exactement ce que propose Huxley dans If I Were a Dictator : un gouvernement mondial composé de scientifiques qui œuvreraient au nom de l’universel, et qui seraient, à ce titre, capable de guider l’humanité dans une autre direction que la guerre et l’épuisement des ressources. En tant que président de l’Unesco, c’est de cette manière qu’il envisagera alors les Nations unies, comme une institution mondiale à qui les rênes devraient être confiées. Et Huxley est loin d’être le seul à penser ainsi. Max Nicholson, l’un des fondateurs du WWF en 1961, ne dira pas autre chose dans son ouvrage La révolution de l’environnement, paru en 1970. Le sous-titre est tout particulièrement explicite. Intitulé « Petit guide à l’usage des nouveaux maîtres du monde », il résume le livre à lui tout seul : oui, les sociétés d’Afrique, d’Asie et finalement du Tiers-Monde sont désormais maîtres chez elles ; mais seuls les scientifiques, et en matière environnementale, les écologues, sauraient comment les guider.  Voilà ce qu’explique Peder Anker en croisant des récits autobiographiques, des récits littéraires et des archives institutionnelles. 

La totalité des articles met en évidence une contradiction forte de la part des autorités coloniales entre la volonté de conserver et/ou protéger – face aux menaces prétendues de populations locales qui détruiraient leur environnement – et celle de pouvoir exploiter les ressources des colonies. Cela est notamment très net sur la question des forêts, mais aussi sur les ressources en eau ou sur la chasse et la protection de la faune sauvage. Pouvez-vous revenir sur la manière dont, sous couvert de volonté conservationniste, les puissances impériales se sont en fait approprié les territoires et en quoi les rapports de force jouent également dans la question environnementale ?

Les historiennes et les historiens que nous avons sélectionné dans cet ouvrage montrent très bien que la « conservation de l’environnement » est moins une politique qu’une idéologie, ou disons un discours, grâce auquel l’exploitation des ressources peut perdurer. Cela pourrait se résumer par la maxime « nous pouvons détruire ici parce que nous protégeons là-bas ».

Dans notre livre, l’histoire que Bernhard Gissibl livre de la révolte Maji Maji est édifiante à cet égard. Cette révolte a longtemps été perçue comme une révolte anticoloniale : les populations de l’Afrique orientale allemande se serait rebellées contre les colons, au nom de leur droit à la souveraineté. Mais la réalité est bien plus complexe que cela.

Des années 1860 à 1897, date à laquelle les Allemands créent les premières réserves de chasse du continent, les colons s’approprient toujours davantage l’accès aux ressources cynégétiques – tout particulièrement les éléphants, dont l’ivoire est revendu en Europe pour la production de touches de piano, de boules de billard, de vaisselles, de peignes ou de manches à couteaux. Seulement, ils ont d’abord besoin de relais africains : des pisteurs qui leur montrent les territoires où trouver la faune sauvage, des chasseurs qui leur enseignent les techniques pour piéger et abattre les grands mammifères et prédateurs, comme les éléphants, et des commerçants qui les intègrent à leurs réseaux marchands, intracontinentaux et transcontinentaux. Et c’est une fois que les Allemands se sont appropriés ces savoirs et savoir-faire qu’ils vont décider de créer des réserves de chasse : parce qu’ils ont maintenant les moyens d’être les seuls à bénéficier de la commercialisation de la grande faune sauvage ; et parce que cette faune est chassée en de telles quantités qu’elle est sur le point de disparaître. Voilà à quoi servent alors les réserves de chasse, allemandes puis britanniques : non pas à protéger les animaux des Africains, mais à garantir le monopole du gibier aux Européens.

Partout, « le projet environnemental imaginé par les dirigeants impériaux n’aboutit jamais complètement […]. L’impérialisme environnemental est toujours synonyme de domination ; seulement cette domination est rarement celle que l’on croit », écrivez- vous.  En quoi, à de maintes occasions, le projet impérialiste prend-il des formes inattendues ?

C’est à ce niveau que rien n’est mécanique en histoire. S’il existe un « esprit colonial » (Adams), cela ne signifie pas que la réalisation de cet esprit soit automatique pour autant. Pour le dire autrement, entre les projets de « mise en valeurs » comme le disent les administrations coloniales et leur réalisation effective, il y a de nombreuses étapes qui sont autant de bifurcations ou mises en déroute possible.

Le chapitre de Karen Middleton en est de ce point de vue une illustration intéressante. Lorsque les colons français tentent de s’installer à Madagascar à la fin du XVIIIe siècle, ils ramènent avec eux des figuiers de barbarie, originaires du continent américain. Ils ont pour idée que ces plantes cactées fourniront une défense naturelle au petit emplacement fortifié envisagé. Mais l’histoire en décide autrement. D’une part, parce que leur projet d’installation coloniale échoue et ne reprendra qu’un siècle plus tard. Et d’autre part, car cette stratégie de défense se retournera finalement contre les colonisateurs. La plante est adoptée par les Malgaches non seulement pour dresser une barrière défensive autour de certaines localités mais également détournée de son usage pour en faire un atout d’une économie d’élevage fournissant, dans des régions peu arrosées, un moyen d’abreuver le cheptel.

De la même manière, quand Jayeeta Sharma étudie l’exploitation des arbres à thé à Ceylan, elle rend compte de la puissance des préjugés coloniaux qui peuvent venir contrarier les projets coloniaux eux-mêmes. De la même manière que pour lesdites races, les territoires colonisés font l’objet d’un discours de classification et de hiérarchisation aux yeux des colons britanniques. Or, les populations indiennes de Ceylan sont considérées comme particulièrement rustres par les Britanniques et sont classées tout en bas de la hiérarchie raciale. Impossible donc que leur territoire puisse produire un thé digne du palais des upper classes londoniennes. En dépit des travaux de plusieurs agronomes qui établissent la présence de théiers à l’état endémique à Ceylan, l’administration britannique s’échine à transférer des théiers de Chine et recrutent des experts chinois pour superviser leur implantation. Là aussi, le projet échoue et les propriétés des théiers de Ceylan finissent par être reconnus, mais plusieurs décennies plus tard. L’éclatement de plusieurs révoltes de travailleurs chinois sur ces plantations compromet les investissements absurdes et colossaux consentis dans ces projets.

Entre projet colonial et réalisation effective, il y a donc une distance, faite de renégociations mais aussi de résistances ou de conflits directs. Quelles sont les formes des luttes à l’œuvre et en quoi la conflictualité environnementale est-elle particulière en situation coloniale ?

Cette conflictualité est particulière parce qu’elle se déploie dans une situation où la domination s’exerce de façon plus violente. Les plantations d’hévéas implantées au Viet Nam par exemple, étudiées par Michitake Aso, suscitent des déplacements de population sur plusieurs centaines de kilomètres pour pourvoir aux besoins de main d’œuvre. Les taux de mortalité sur ces lieux de travail peuvent être très élevés, dépassant 20 % à la fin des années 1920. Même si ces taux de mortalité diminuent les années suivantes, l’équivalent est inimaginable à la même époque en métropole, du moins en dehors des périodes de guerre. Sur un autre plan, lorsque le barrage de Cahora Bassa au Mozambique est projeté à la fin de la période coloniale portugaise, le lac de retenue en amont doit s’étendre sur 2 500 km², comme si on engloutissait 25 fois Paris, dans une zone certes moins peuplée mais 25 000 personnes doivent tout de même être déplacées. Là aussi, difficile d’imaginer à la même époque le long du Tage.

Dans ces conditions, les luttes se placent immédiatement à un autre niveau de conflictualité. En 1927 par exemple, un contremaitre est tué sur une plantation d’hévéas appartenant à Michelin, ce qui donne lieu à un procès médiatiquement très suivi. Quelques années plus tard, au cours de la guerre d’Indochine, les plantations sont prises pour cible, et pour la seule année 1947, 7 millions d’arbres sont abattus, soit 10 % des hévéas du pays. Il s’agit évidemment de s’attaquer au capital économique des planteurs mais également de détruire le symbole d’un environnement colonial transformé et exécré.

Aujourd’hui, dans ces espaces décolonisés depuis au moins un demi-siècle, quels sont les héritages visibles sur l’environnement et sur les sociétés locales de cette domination coloniale de la nature ?

Elles sont omniprésentes car l’histoire ne s’efface pas d’un coup de crayon, quand bien même il s’agirait d’une déclaration d’indépendance. Les travaux titanesques entrepris au Mozambique pour édifier un barrage hydroélectrique sur le fleuve Zambèze sont toujours bien là. Et les activités rurales de ces territoires irrémédiablement compromises, telles qu’elles existaient avant ces travaux puis la mise en eau du barrage. De la même manière, les millions d’ha consacrés à la monoculture d’hévéas dans la colonie du Tonkin ne disparaissent pas non plus, et les ha de forêts tropicales que ces plantations d’hévéas ont absorbé ne vont pas non plus réapparaître. Sur un sujet que nous n’avons pas abordé dans le livre mais qui fait l’objet de recherches passionnantes et terrifiantes à la fois, Christophe Lafaye a également montré la prégnance de gaz chimiques en Algérie dans les grottes ou les souterrains où ils ont été utilisés par l’armée française entre 1954 et 1962.

Mais là où l’histoire se complique, c’est que les gouvernements indépendants ne renversent pas pour autant la roue de l’histoire. Ils héritent de ces politiques souvent démiurgiques, et dans les exemples précédents, choisissent et de mettre en eau le barrage, édifié sous le colonialisme portugais, et de promouvoir la culture de l’hévéa qui passe du statut de symbole abhorré du colonialisme au symbole arboré par la République démocratique du Viet Nam ou encore d’autoriser des essais d’armes chimiques par l’armée française sur certains sites du territoire algérien en dépit de l’indépendance. Il ne s’agit pas d’un néocolonialisme, davantage d’un postcolonialisme dans la mesure où les choix de ces dirigeants sont des choix d’acteurs indépendants. Mais il n’en empêche, pour les populations héritières de cette histoire coloniale, remettre en cause cet héritage est une tâche ardue. Comme l’écrivait Marx, « le poids des morts pèsent lourd sur les épaules des vivants ».

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06.12.2025 à 10:00

Contrastes au Palais Garnier

La soirée « Contrastes » porte parfaitement son nom : trois univers chorégraphiques, trois écritures, trois manières d’habiter le plateau qui donnent au Ballet de l’Opéra de Paris l’occasion de faire admirer son remarquable éclectisme : de l’abstraction post-moderne au brio néoclassique, jusqu’à la poésie brute d’une création contemporaine. La première partie rend hommage à Trisha Brown, dont O złożony/O composite puis le solo If you couldn’t see me déploient une danse aussi fluide que géométrique. Les danseurs évoluent dans un espace presque nu, où chaque geste semble respirer. Le dos tourné du solo, mystérieux et fragile, installe une atmosphère méditative d’emblée ressentie. Avec David Dawson et Anima Animus , la soirée bascule dans une virtuosité nerveuse. Le néoclassicisme explosif du chorégraphe joue sur les oppositions — force et douceur, vitesse et suspension. Les lignes s’allongent, les corps s’arquent, et la lumière dessine un théâtre d’ombres où la tension dramatique ne faiblit jamais. Quant à Drift Wood , création d’Imre et Marne van Opstal, l’œuvre propose un final hypnotique. Inspirée de la flottaison des bois, la pièce installe un paysage mouvant où les danseurs glissent, ondulent, se laissent porter comme par un courant intérieur. Scénographie minimaliste, musicalité sourde, gestes organiques : un ballet sur la mouvance et le passage du temps.   Palais Garnier — décembre 2025
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La soirée « Contrastes » porte parfaitement son nom : trois univers chorégraphiques, trois écritures, trois manières d’habiter le plateau qui donnent au Ballet de l’Opéra de Paris l’occasion de faire admirer son remarquable éclectisme : de l’abstraction post-moderne au brio néoclassique, jusqu’à la poésie brute d’une création contemporaine.

La première partie rend hommage à Trisha Brown, dont O złożony/O composite puis le solo If you couldn’t see me déploient une danse aussi fluide que géométrique. Les danseurs évoluent dans un espace presque nu, où chaque geste semble respirer. Le dos tourné du solo, mystérieux et fragile, installe une atmosphère méditative d’emblée ressentie.

Avec David Dawson et Anima Animus, la soirée bascule dans une virtuosité nerveuse. Le néoclassicisme explosif du chorégraphe joue sur les oppositions — force et douceur, vitesse et suspension. Les lignes s’allongent, les corps s’arquent, et la lumière dessine un théâtre d’ombres où la tension dramatique ne faiblit jamais.

Quant à Drift Wood, création d’Imre et Marne van Opstal, l’œuvre propose un final hypnotique. Inspirée de la flottaison des bois, la pièce installe un paysage mouvant où les danseurs glissent, ondulent, se laissent porter comme par un courant intérieur. Scénographie minimaliste, musicalité sourde, gestes organiques : un ballet sur la mouvance et le passage du temps.

 

Palais Garnier — décembre 2025

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05.12.2025 à 22:00

Contre le roman national-républicain : Olivier Le Cour Grandmaison

Lorsqu’on travaille en historien ou en politiste sur les évolutions récentes de la société française, on est désormais immanquablement confronté au « roman national ». D’où cet ouvrage, La fabrique du roman national-républicain (Amsterdam, 2025), où Olivier Le Cour Grandmaison, qui en a régulièrement fait l’expérience, se penche sur les origines, les usages et les principaux arguments de ce roman, pour tâcher de nous vacciner contre ce virus que veulent, à toute force, nous inoculer des responsables politiques et qu’une partie des médias diffuse désormais à longueur de temps. Il ne s’agit pas ici de faire l’histoire du sentiment national, qui appellerait d’autres méthodes et analyses, mais bien celle de discours qui traversent les époques, avec des visées politiques très éloignées de l’émancipation et des idéaux de la Révolution française, alors même que ceux qui tiennent de tels discours se revendiquent des principes de liberté et, parfois, d'égalité. Olivier Le Cour Grandmaison publie dans le même temps  Oradour coloniaux français. Contre le « roman national » (Les Liens qui Libèrent, 2025), consacré aux massacres perpétrés par l'armée française en Algérie notamment, en réaction aux polémiques déclenchées par les propos de Jean-Michel Apathie, qui vaut comme une illustration du révisionnisme et de l’euphémisation des discours précités.   Nonfiction : Vous venez de faire paraître aux Editions Amsterdam La fabrique du roman national-républicain . Pour commencer, pourriez-vous expliquer ce qui vous a conduit à vous intéresser à ce sujet, et comment vous le définiriez ? Olivier Le Cour Grandmaison : En raison de mes travaux antérieurs sur la colonisation française, les racismes et l’islamophobie, j’ai été depuis longtemps confronté à des réticences politiques et, parfois, universitaires. Le plus souvent, elles sont en fait des résistances établies, entre autres, sur des éléments conjoncturels passés ou puisés dans l’actualité. Relativement aux violences coloniales passées, comme aux violences policières présentes et aux pratiques racistes des forces de l’ordre telles que les contrôles au faciès, on constate que toutes sont minorées : les unes sont imputées non à l’Etat, mais à des comportements individuels condamnables et condamnés, les autres sont justifiées. Mais ces résistances me semblaient d’autant plus fortes que je les soupçonnais de reposer sur des éléments structurels plus anciens. Ces éléments, je les ai trouvés dans les différents chapitres constitutifs du roman national-républicain. Roman qui a été élaboré par la majorité des élites politiques et universitaires de la Troisième République, puis diffusé par la construction d’un très puissant Etat éducateur et moralisateur qui s’est appuyé sur l’institution scolaire et d’innombrables manuels pour nationaliser ce roman apologétique destiné à faire « aimer la France et la République », comme le soutiennent nombre de contemporains. Pour atteindre ce but, ils ont écrit une histoire édifiante du pays, une véritable mythologie en fait, qui est tout à la fois un récit des origines et d’un passé plus récent, annonciateur d’un avenir naturellement remarquable. De là également un sublime portrait de Marianne réputée être toujours fidèle à ses principes et au célèbre tableau de Delacroix, La liberté guidant le peuple . Ajoutons qu’il s’agit aussi de civiliser les classes pauvres et dangereuses, comme on l’écrit alors, dans un contexte où les fondateurs et les premiers dirigeants de la Troisième République sont, à la suite de la Commune de Paris, hantés par la révolution à laquelle ils entendent mettre un terme grâce à cette éducation-moralisation, notamment. A la suite de la conquête de nombreuses colonies, entre 1885 et 1913, les républicains et leurs alliés ont ajouté une autre mythologie : celle que je qualifie de mythologie impériale-républicaine, destinée à sceller les noces pour le moins singulières de l’impérialisme et de la République, en faisant accroire que cette dernière guide aussi les peuples qu’elle a conquis. Récit d’un passé mythifié, ce roman prospère également sur la promotion de grands hommes héroïsés qui sont réputés avoir construit la France pour la porter au sommet des civilisations. C’est également à cette période que Jeanne d’Arc est intégrée au Panthéon symbolique de la République, puisqu’elle est présentée comme l’incarnation du courage et de la résistance, et érigée en modèle patriotique en raison de sa lutte supposée pour la liberté du peuple français.   Le livre se compose de trois parties. Il traite d’abord des origines de ce « roman national », puis de l’usage qui en a été fait, et enfin, de deux mythologies dont vous montrez qu’elles sont au cœur de celui-ci, et qui continuent d’être réactivées : l’idée, d’une part, que la France serait exceptionnelle, et, d’autre part, que son glorieux passé la protégerait contre un certain nombre de travers, dont le racisme… Précisons, tout d’abord que ce livre analyse les origines, les mutations et les usages les plus immédiatement contemporains du roman national-républicain qui est fréquemment mobilisé par de nombreux responsables politiques, des académiciens, Pierre Nora et plusieurs autres, des historiens-mythographes, des philosophes-idéologues comme Alain Finkielkraut et des essayistes pressés, Pascal Bruckner notamment. De là une approche que l’on peut qualifier, en usant d’un néologisme, de déchronologisée. A la suite de Michel Foucault, elle est aussi dédisciplinarisée, car contrairement à ce qui a été beaucoup écrit et dit, le roman national-républicain n’a pas été seulement élaboré par des historiens. Des philosophes comme Henri Bergson, des géographes tels qu’Onésime Reclus, le sociologue Emile Durkheim, André Siegfried, celui qui est aujourd’hui encore présenté comme le fondateur de la science politique française, et des juristes ont, à des degrés divers et dans ces différents champs disciplinaires, participé activement à sa rédaction et à sa diffusion. Mon livre combine donc ces deux approches qui, conjuguées, permettent d’avoir une connaissance aussi précise et complète que possible de ce roman national-républicain, même si des domaines spécifiques – je pense en particulier aux sciences dites dures, aux arts et à la culture – sont mentionnés sans être complètement explorés en raison de l’ampleur et de la variété du corpus. Au sein de ce roman, deux éléments sont essentiels : le premier est celui que je nomme « l’exceptionnalisme français ». Il s’agit d’une construction discursive et politique que l’on retrouve dans de nombreux ouvrages et manuels de la Troisième République. Toujours sollicitée aujourd’hui, cette construction est destinée à faire accroire que ce pays est depuis toujours et pour toujours remarquable en raison, notamment, de ses origines et de ses traditions prestigieuses héritées des Lumières, de la Révolution française, de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et, bien sûr, de son universalisme sans équivalent loué par une multitude de mythographes. Ainsi s’explique le second élément que je qualifie de « mythologie immunitaire », qui est la conséquence de cet exceptionnalisme, puisque la France est supposée échapper à de nombreux maux sociaux et raciaux, ayant existé ou existant toujours dans d’autres Etats. Par la grâce de cette immunité, l’Hexagone serait ainsi exempt de discriminations et de racisme institutionnels, et de racisme d’Etat. Plus encore, cette mythologie immunitaire permettrait de préserver envers et contre tout l’innocence et la pureté quasi ontologiques de la France et des différentes républiques. De même, la somme de ces qualités nationales expliquerait la singularité du colonialisme français, réputé avoir été animé par une ambition civilisatrice attentive au sort des « indigènes », à la différence des colonisations espagnole et britannique, fondées sur les massacres, la domination et l’exploitation des colonisés et des territoires conquis. A preuve, aujourd’hui encore, la réhabilitation toujours plus insistante du passé impérial-républicain par les extrêmes-droites et les droites dites « de gouvernement ».   Si l’on revient sur les origines, vous montrez que ce discours est la réponse des élites de la Troisième République à « un amas de désastres » (défaite de 1870 et Commune de Paris), qui légitime une telle construction et l’engagement des élites académiques derrière ce projet. Pourriez-vous en dire un mot ?  Aux origines du roman national-républicain, on ne découvre pas des triomphes éclatants qui, ayant confirmé la supériorité française en de nombreux domaines, auraient été mis en récit par leurs auteurs fiers de leurs succès et soucieux de les inscrire dans les annales, mais la défaite de 1870 devant les armées prussiennes, vécue comme une catastrophe. De là, cet « amas de désastres », écrit Emile Zola dans son célèbre roman La Débâcle (1892), qui doit se lire comme une passionnante investigation littéraire, politique et historique. Sans précédent au regard de ses conséquences nationales, européennes et coloniales, cette catastrophe est la cause de la terrible humiliation des vaincus taraudés par ce qu’ils interprètent comme les prodromes d’une décadence à venir plus dangereuse encore. S’y ajoutent la victoire momentanée des « Rouges » et la Commune de Paris : deux cauchemars intérieurs qui hantent la majorité des contemporains terrorisés par la révolution que beaucoup d’entre eux ont déjà connue et parfois affrontée en juin 1848. Hors de l’Hexagone, la situation est tout aussi préoccupante. L’insurrection de la Kabylie (en mars 1871), conduite par le bachaga El Mokrani dont les combattants sont parvenus jusqu’aux environs d’Alger, en atteste. La conjonction de ces calamités diverses, susceptibles d’affaiblir la jeune République et de ravaler le pays au rang de contrée secondaire en Europe et dans le monde, effraie plus encore la majorité des contemporains. Dans son roman, Emile Zola écrit : « Tout une France à refaire », et la majorité des élites politiques, universitaires et intellectuelles de l’époque partage ce constat, quand bien même des oppositions importantes les séparent parfois sur les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. Quoi qu’il en soit, les unes et les autres estiment que l’urgence de l’heure est d’instaurer enfin une paix civile durable, de rétablir l’unité et la grandeur de l’Hexagone au plan discursif, symbolique et collectif. Autant d’objectifs qui exigent, entre autres, l’élaboration d’un récit national apologétique indispensable pour faire aimer la France et la République, et pour reformet ainsi un corps national, politique et social cohérent, notamment dans le but de clore enfin l’ère des insurrections et des révolutions. Intégrés dans une vaste fresque mythologique remontant aux origines prestigieuses de la France – incluant la Grèce, Rome et la Gaule –, les désastres récents et d’autres plus anciens sont ainsi minorés par la mise en exergue d’événements historiques destinés à rappeler qu’en dépit de crises intérieures significatives et de défaites extérieures parfois gravissimes, le pays est toujours parvenu à recouvrer une place éminente dans le concert des nations. Plus encore, ce passé reconstruit et glorieux est mobilisé comme une preuve que la France a été, demeure et sera, en raison de ses caractéristiques remarquables, une grande puissance influente et évidemment rayonnante. In fine , le roman national-républicain est une véritable « mythidéologie » – j’emprunte ce concept à Marcel Détienne – qui repose sur une conception très articulée du monde et de la place toujours admirable que la France y occupe dans tous les domaines.   Même si cette réussite a été acquise sur le dos d’un certain nombre d’acteurs, et tout particulièrement des peuples colonisés, ne pourrait-on dire que, d’une certaine manière et du point de vue de ces élites, ce discours a, au moins dans un premier temps, rempli ses objectifs ? Ce qui pourrait expliquer au demeurant que les critiques qu’il s’est attiré, très tôt, ont été marginalisées. De la construction de l’empire colonial, les républicains et ceux qui les soutiennent sont très fiers, parce qu’ils estiment avoir réussi là où leurs prédécesseurs, à la tête de régimes politiques autres, ont échoué. En 1913, en raison de l’ampleur de ses possessions coloniales présentes sur tous les continents, la France est désormais la seconde puissance impériale du monde, juste derrière la Grande-Bretagne, ce qui est sans précédent. Et les hommes politiques de l’époque mettent cette réussite à leur crédit, bien sûr, et à celui de la République. De là, aussi, la multiplication d’ouvrages apologétiques de « l’aventure coloniale » dans différentes disciplines comme l’histoire, le droit, la science politique, la psychologie ethnique, l’hygiène et la médecine coloniales. Toutes ces disciplines sont mobilisées pour rendre compte de ce succès et entretenir aussi l’opinion selon laquelle la colonisation apporte paix civile, développement, prospérité, santé et civilisation aux « indigènes ». De même, les manuels scolaires, en particulier ceux de Isaac et Malet, ont joué un rôle majeur dans la diffusion de ces représentations, jusqu’au début des années 1960. Si des personnalités importantes, comme Georges Clemenceau, se sont opposées à la construction de l’empire dès 1885, elles ont été battues puis marginalisées. Et ce d’autant plus que de nombreux dirigeants, Georges Clemenceau lui-même et de beaucoup d’autres, et des partis politiques, la SFIO notamment, se sont rapidement ralliés à la politique coloniale. Rappelons enfin que l’exposition coloniale internationale de 1931, où des zoos humains furent une nouvelle fois mis en place, poursuivait des finalités identiques : célébrer la grandeur impériale et civilisatrice de l’Hexagone, et faire partager cette croyance à des millions d’élèves et de citoyens et citoyennes.   L’impérialisme et l’euphémisation ou la négation des souffrances et des torts que la France a pu causer aux peuples colonisés sont un élément essentiel de ce discours depuis le tournant des années 1880, même si la conquête de l’Algérie est antérieure. Vous venez parallèlement d’y consacrer un autre livre, sous-titré Contre le « roman national ». Pourriez-vous ainsi également en dire un mot ? Le point de départ de ce livre, dont le titre exact est Oradour coloniaux français. Contre le « roman national » , est le « scandale Jean-Michel Aphatie », forgé par les Républicains, les extrêmes-droites et les médias de propagande continue à la solde du Croisé Bolloré, bien servi, entre autres, par ces deux mercenaires incultes que sont Cyril Hanouna et Pascal Praud, qui prennent leurs vociférations rebattues pour de fortes pensées. Les uns et les autres prétendent aimer l’histoire, mais ils sont les dangereux ventriloques de la mythologie impériale-républicaine précitée. Ce faisant, tous consacrent non l’ère de la post-vérité, comme il est dit trop souvent, mais celle de contre-vérités qui prospèrent sur l’euphémisation, sur des mensonges par omission, voire même dans certains cas sur la négation des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis par la France et plusieurs républiques dans de nombreux territoires ultra-marins. Au-delà de l’analyse de la fabrication politiquement intéressée de ce scandale, il s’agissait aussi de rappeler qu’après 1945 et plus encore après le début de la dernière guerre d’Algérie, le 1 er novembre 1954, de nombreux contemporains et anciens résistants – Claude Bourdet, Paul Teitgen, secrétaire général de la préfecture d’Alger, Hubert Beuve-Méry, directeur du journal Le Monde  – font référence aux Oradour coloniaux et à la Gestapo française pour dénoncer la torture systématique, les exécutions sommaires et les disparitions forcées des combattants et combattantes comme des militants et militantes du FLN. Ajoutons que la guerre contre-révolutionnaire menée en Algérie doit aussi beaucoup à la guerre de conquête conduite par le général Bugeaud dans les années 1840. Autant de guerres coloniales qui doivent être analysées comme des guerres totales pour des raisons qui sont exposées de façon précise dans ce livre.   Ce discours impérial-républicain a désormais surtout une application nationale, puisqu’il vient avant tout justifier la manière de traiter des concitoyens racisés. Cela ne dispense pas, expliquez-vous en conclusion de La fabrique du roman national-républicain , de se poser la question des conséquences à tirer de sa répudiation, si l’on se convainc qu’elle serait nécessaire, en termes de « reconnaissance, réparations et restitutions ». Là encore, pourriez-vous en dire un mot ? Compte tenu de la situation présente et de l’offensive politico-culturelle des forces et des médias cités à l’instant, il est plus que jamais nécessaire de défendre l’indépendance de la recherche et la connaissance contre leurs mensonges politiquement intéressés, et de défendre aussi la décolonisation de la République et de l’espace public, notamment. Cet espace public où les bourreaux des colonisés sont encore trop souvent célébrés en héros, alors même que certains d’entre eux, Bugeaud notamment, furent aussi des ennemis farouches de la République qu’ils ont constamment combattue. Plus encore, au regard de la somme des éléments depuis longtemps établis par de nombreux chercheurs français et étrangers issus de disciplines différentes, il faut exiger des plus hautes autorités de l’Etat la reconnaissance pleine et entière des crimes commis, des réparations et des restitutions. En ces matières, contrairement à la mythologie de l’exceptionnalisme hexagonal, la France est un sinistre contre-exemple perclus de conservatismes et de nostalgies indécentes, qui sont autant d’insultes à la mémoire des héritiers de l’immigration coloniale et post-coloniale. A preuve, d’anciennes puissances impériales comme la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la Belgique et, pour des raisons distinctes, les Etats-Unis, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, ont reconnu et parfois accordé des réparations financières très substantielles aux victimes ou à leurs descendants. Sur ces sujets, notamment, la comparaison est un puissant révélateur qui met au jour une situation française inacceptable car elle entretient le déni et de scandaleuses discriminations mémorielles et commémorielles.
Texte intégral (3312 mots)

Lorsqu’on travaille en historien ou en politiste sur les évolutions récentes de la société française, on est désormais immanquablement confronté au « roman national ». D’où cet ouvrage, La fabrique du roman national-républicain (Amsterdam, 2025), où Olivier Le Cour Grandmaison, qui en a régulièrement fait l’expérience, se penche sur les origines, les usages et les principaux arguments de ce roman, pour tâcher de nous vacciner contre ce virus que veulent, à toute force, nous inoculer des responsables politiques et qu’une partie des médias diffuse désormais à longueur de temps.

Il ne s’agit pas ici de faire l’histoire du sentiment national, qui appellerait d’autres méthodes et analyses, mais bien celle de discours qui traversent les époques, avec des visées politiques très éloignées de l’émancipation et des idéaux de la Révolution française, alors même que ceux qui tiennent de tels discours se revendiquent des principes de liberté et, parfois, d'égalité.

Olivier Le Cour Grandmaison publie dans le même temps Oradour coloniaux français. Contre le « roman national » (Les Liens qui Libèrent, 2025), consacré aux massacres perpétrés par l'armée française en Algérie notamment, en réaction aux polémiques déclenchées par les propos de Jean-Michel Apathie, qui vaut comme une illustration du révisionnisme et de l’euphémisation des discours précités.

 

Nonfiction : Vous venez de faire paraître aux Editions Amsterdam La fabrique du roman national-républicain. Pour commencer, pourriez-vous expliquer ce qui vous a conduit à vous intéresser à ce sujet, et comment vous le définiriez ?

Olivier Le Cour Grandmaison : En raison de mes travaux antérieurs sur la colonisation française, les racismes et l’islamophobie, j’ai été depuis longtemps confronté à des réticences politiques et, parfois, universitaires. Le plus souvent, elles sont en fait des résistances établies, entre autres, sur des éléments conjoncturels passés ou puisés dans l’actualité. Relativement aux violences coloniales passées, comme aux violences policières présentes et aux pratiques racistes des forces de l’ordre telles que les contrôles au faciès, on constate que toutes sont minorées : les unes sont imputées non à l’Etat, mais à des comportements individuels condamnables et condamnés, les autres sont justifiées. Mais ces résistances me semblaient d’autant plus fortes que je les soupçonnais de reposer sur des éléments structurels plus anciens.

Ces éléments, je les ai trouvés dans les différents chapitres constitutifs du roman national-républicain. Roman qui a été élaboré par la majorité des élites politiques et universitaires de la Troisième République, puis diffusé par la construction d’un très puissant Etat éducateur et moralisateur qui s’est appuyé sur l’institution scolaire et d’innombrables manuels pour nationaliser ce roman apologétique destiné à faire « aimer la France et la République », comme le soutiennent nombre de contemporains. Pour atteindre ce but, ils ont écrit une histoire édifiante du pays, une véritable mythologie en fait, qui est tout à la fois un récit des origines et d’un passé plus récent, annonciateur d’un avenir naturellement remarquable. De là également un sublime portrait de Marianne réputée être toujours fidèle à ses principes et au célèbre tableau de Delacroix, La liberté guidant le peuple. Ajoutons qu’il s’agit aussi de civiliser les classes pauvres et dangereuses, comme on l’écrit alors, dans un contexte où les fondateurs et les premiers dirigeants de la Troisième République sont, à la suite de la Commune de Paris, hantés par la révolution à laquelle ils entendent mettre un terme grâce à cette éducation-moralisation, notamment.

A la suite de la conquête de nombreuses colonies, entre 1885 et 1913, les républicains et leurs alliés ont ajouté une autre mythologie : celle que je qualifie de mythologie impériale-républicaine, destinée à sceller les noces pour le moins singulières de l’impérialisme et de la République, en faisant accroire que cette dernière guide aussi les peuples qu’elle a conquis. Récit d’un passé mythifié, ce roman prospère également sur la promotion de grands hommes héroïsés qui sont réputés avoir construit la France pour la porter au sommet des civilisations. C’est également à cette période que Jeanne d’Arc est intégrée au Panthéon symbolique de la République, puisqu’elle est présentée comme l’incarnation du courage et de la résistance, et érigée en modèle patriotique en raison de sa lutte supposée pour la liberté du peuple français.

 

Le livre se compose de trois parties. Il traite d’abord des origines de ce « roman national », puis de l’usage qui en a été fait, et enfin, de deux mythologies dont vous montrez qu’elles sont au cœur de celui-ci, et qui continuent d’être réactivées : l’idée, d’une part, que la France serait exceptionnelle, et, d’autre part, que son glorieux passé la protégerait contre un certain nombre de travers, dont le racisme…

Précisons, tout d’abord que ce livre analyse les origines, les mutations et les usages les plus immédiatement contemporains du roman national-républicain qui est fréquemment mobilisé par de nombreux responsables politiques, des académiciens, Pierre Nora et plusieurs autres, des historiens-mythographes, des philosophes-idéologues comme Alain Finkielkraut et des essayistes pressés, Pascal Bruckner notamment. De là une approche que l’on peut qualifier, en usant d’un néologisme, de déchronologisée. A la suite de Michel Foucault, elle est aussi dédisciplinarisée, car contrairement à ce qui a été beaucoup écrit et dit, le roman national-républicain n’a pas été seulement élaboré par des historiens. Des philosophes comme Henri Bergson, des géographes tels qu’Onésime Reclus, le sociologue Emile Durkheim, André Siegfried, celui qui est aujourd’hui encore présenté comme le fondateur de la science politique française, et des juristes ont, à des degrés divers et dans ces différents champs disciplinaires, participé activement à sa rédaction et à sa diffusion. Mon livre combine donc ces deux approches qui, conjuguées, permettent d’avoir une connaissance aussi précise et complète que possible de ce roman national-républicain, même si des domaines spécifiques – je pense en particulier aux sciences dites dures, aux arts et à la culture – sont mentionnés sans être complètement explorés en raison de l’ampleur et de la variété du corpus.

Au sein de ce roman, deux éléments sont essentiels : le premier est celui que je nomme « l’exceptionnalisme français ». Il s’agit d’une construction discursive et politique que l’on retrouve dans de nombreux ouvrages et manuels de la Troisième République. Toujours sollicitée aujourd’hui, cette construction est destinée à faire accroire que ce pays est depuis toujours et pour toujours remarquable en raison, notamment, de ses origines et de ses traditions prestigieuses héritées des Lumières, de la Révolution française, de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et, bien sûr, de son universalisme sans équivalent loué par une multitude de mythographes.

Ainsi s’explique le second élément que je qualifie de « mythologie immunitaire », qui est la conséquence de cet exceptionnalisme, puisque la France est supposée échapper à de nombreux maux sociaux et raciaux, ayant existé ou existant toujours dans d’autres Etats. Par la grâce de cette immunité, l’Hexagone serait ainsi exempt de discriminations et de racisme institutionnels, et de racisme d’Etat. Plus encore, cette mythologie immunitaire permettrait de préserver envers et contre tout l’innocence et la pureté quasi ontologiques de la France et des différentes républiques.

De même, la somme de ces qualités nationales expliquerait la singularité du colonialisme français, réputé avoir été animé par une ambition civilisatrice attentive au sort des « indigènes », à la différence des colonisations espagnole et britannique, fondées sur les massacres, la domination et l’exploitation des colonisés et des territoires conquis. A preuve, aujourd’hui encore, la réhabilitation toujours plus insistante du passé impérial-républicain par les extrêmes-droites et les droites dites « de gouvernement ».

 

Si l’on revient sur les origines, vous montrez que ce discours est la réponse des élites de la Troisième République à « un amas de désastres » (défaite de 1870 et Commune de Paris), qui légitime une telle construction et l’engagement des élites académiques derrière ce projet. Pourriez-vous en dire un mot ? 

Aux origines du roman national-républicain, on ne découvre pas des triomphes éclatants qui, ayant confirmé la supériorité française en de nombreux domaines, auraient été mis en récit par leurs auteurs fiers de leurs succès et soucieux de les inscrire dans les annales, mais la défaite de 1870 devant les armées prussiennes, vécue comme une catastrophe. De là, cet « amas de désastres », écrit Emile Zola dans son célèbre roman La Débâcle (1892), qui doit se lire comme une passionnante investigation littéraire, politique et historique. Sans précédent au regard de ses conséquences nationales, européennes et coloniales, cette catastrophe est la cause de la terrible humiliation des vaincus taraudés par ce qu’ils interprètent comme les prodromes d’une décadence à venir plus dangereuse encore. S’y ajoutent la victoire momentanée des « Rouges » et la Commune de Paris : deux cauchemars intérieurs qui hantent la majorité des contemporains terrorisés par la révolution que beaucoup d’entre eux ont déjà connue et parfois affrontée en juin 1848. Hors de l’Hexagone, la situation est tout aussi préoccupante. L’insurrection de la Kabylie (en mars 1871), conduite par le bachaga El Mokrani dont les combattants sont parvenus jusqu’aux environs d’Alger, en atteste.

La conjonction de ces calamités diverses, susceptibles d’affaiblir la jeune République et de ravaler le pays au rang de contrée secondaire en Europe et dans le monde, effraie plus encore la majorité des contemporains. Dans son roman, Emile Zola écrit : « Tout une France à refaire », et la majorité des élites politiques, universitaires et intellectuelles de l’époque partage ce constat, quand bien même des oppositions importantes les séparent parfois sur les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. Quoi qu’il en soit, les unes et les autres estiment que l’urgence de l’heure est d’instaurer enfin une paix civile durable, de rétablir l’unité et la grandeur de l’Hexagone au plan discursif, symbolique et collectif. Autant d’objectifs qui exigent, entre autres, l’élaboration d’un récit national apologétique indispensable pour faire aimer la France et la République, et pour reformet ainsi un corps national, politique et social cohérent, notamment dans le but de clore enfin l’ère des insurrections et des révolutions.

Intégrés dans une vaste fresque mythologique remontant aux origines prestigieuses de la France – incluant la Grèce, Rome et la Gaule –, les désastres récents et d’autres plus anciens sont ainsi minorés par la mise en exergue d’événements historiques destinés à rappeler qu’en dépit de crises intérieures significatives et de défaites extérieures parfois gravissimes, le pays est toujours parvenu à recouvrer une place éminente dans le concert des nations. Plus encore, ce passé reconstruit et glorieux est mobilisé comme une preuve que la France a été, demeure et sera, en raison de ses caractéristiques remarquables, une grande puissance influente et évidemment rayonnante. In fine, le roman national-républicain est une véritable « mythidéologie » – j’emprunte ce concept à Marcel Détienne – qui repose sur une conception très articulée du monde et de la place toujours admirable que la France y occupe dans tous les domaines.

 

Même si cette réussite a été acquise sur le dos d’un certain nombre d’acteurs, et tout particulièrement des peuples colonisés, ne pourrait-on dire que, d’une certaine manière et du point de vue de ces élites, ce discours a, au moins dans un premier temps, rempli ses objectifs ? Ce qui pourrait expliquer au demeurant que les critiques qu’il s’est attiré, très tôt, ont été marginalisées.

De la construction de l’empire colonial, les républicains et ceux qui les soutiennent sont très fiers, parce qu’ils estiment avoir réussi là où leurs prédécesseurs, à la tête de régimes politiques autres, ont échoué. En 1913, en raison de l’ampleur de ses possessions coloniales présentes sur tous les continents, la France est désormais la seconde puissance impériale du monde, juste derrière la Grande-Bretagne, ce qui est sans précédent. Et les hommes politiques de l’époque mettent cette réussite à leur crédit, bien sûr, et à celui de la République. De là, aussi, la multiplication d’ouvrages apologétiques de « l’aventure coloniale » dans différentes disciplines comme l’histoire, le droit, la science politique, la psychologie ethnique, l’hygiène et la médecine coloniales. Toutes ces disciplines sont mobilisées pour rendre compte de ce succès et entretenir aussi l’opinion selon laquelle la colonisation apporte paix civile, développement, prospérité, santé et civilisation aux « indigènes ». De même, les manuels scolaires, en particulier ceux de Isaac et Malet, ont joué un rôle majeur dans la diffusion de ces représentations, jusqu’au début des années 1960.

Si des personnalités importantes, comme Georges Clemenceau, se sont opposées à la construction de l’empire dès 1885, elles ont été battues puis marginalisées. Et ce d’autant plus que de nombreux dirigeants, Georges Clemenceau lui-même et de beaucoup d’autres, et des partis politiques, la SFIO notamment, se sont rapidement ralliés à la politique coloniale. Rappelons enfin que l’exposition coloniale internationale de 1931, où des zoos humains furent une nouvelle fois mis en place, poursuivait des finalités identiques : célébrer la grandeur impériale et civilisatrice de l’Hexagone, et faire partager cette croyance à des millions d’élèves et de citoyens et citoyennes.

 

L’impérialisme et l’euphémisation ou la négation des souffrances et des torts que la France a pu causer aux peuples colonisés sont un élément essentiel de ce discours depuis le tournant des années 1880, même si la conquête de l’Algérie est antérieure. Vous venez parallèlement d’y consacrer un autre livre, sous-titré Contre le « roman national ». Pourriez-vous ainsi également en dire un mot ?

Le point de départ de ce livre, dont le titre exact est Oradour coloniaux français. Contre le « roman national », est le « scandale Jean-Michel Aphatie », forgé par les Républicains, les extrêmes-droites et les médias de propagande continue à la solde du Croisé Bolloré, bien servi, entre autres, par ces deux mercenaires incultes que sont Cyril Hanouna et Pascal Praud, qui prennent leurs vociférations rebattues pour de fortes pensées. Les uns et les autres prétendent aimer l’histoire, mais ils sont les dangereux ventriloques de la mythologie impériale-républicaine précitée. Ce faisant, tous consacrent non l’ère de la post-vérité, comme il est dit trop souvent, mais celle de contre-vérités qui prospèrent sur l’euphémisation, sur des mensonges par omission, voire même dans certains cas sur la négation des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis par la France et plusieurs républiques dans de nombreux territoires ultra-marins.

Au-delà de l’analyse de la fabrication politiquement intéressée de ce scandale, il s’agissait aussi de rappeler qu’après 1945 et plus encore après le début de la dernière guerre d’Algérie, le 1er novembre 1954, de nombreux contemporains et anciens résistants – Claude Bourdet, Paul Teitgen, secrétaire général de la préfecture d’Alger, Hubert Beuve-Méry, directeur du journal Le Monde – font référence aux Oradour coloniaux et à la Gestapo française pour dénoncer la torture systématique, les exécutions sommaires et les disparitions forcées des combattants et combattantes comme des militants et militantes du FLN. Ajoutons que la guerre contre-révolutionnaire menée en Algérie doit aussi beaucoup à la guerre de conquête conduite par le général Bugeaud dans les années 1840. Autant de guerres coloniales qui doivent être analysées comme des guerres totales pour des raisons qui sont exposées de façon précise dans ce livre.

 

Ce discours impérial-républicain a désormais surtout une application nationale, puisqu’il vient avant tout justifier la manière de traiter des concitoyens racisés. Cela ne dispense pas, expliquez-vous en conclusion de La fabrique du roman national-républicain, de se poser la question des conséquences à tirer de sa répudiation, si l’on se convainc qu’elle serait nécessaire, en termes de « reconnaissance, réparations et restitutions ». Là encore, pourriez-vous en dire un mot ?

Compte tenu de la situation présente et de l’offensive politico-culturelle des forces et des médias cités à l’instant, il est plus que jamais nécessaire de défendre l’indépendance de la recherche et la connaissance contre leurs mensonges politiquement intéressés, et de défendre aussi la décolonisation de la République et de l’espace public, notamment. Cet espace public où les bourreaux des colonisés sont encore trop souvent célébrés en héros, alors même que certains d’entre eux, Bugeaud notamment, furent aussi des ennemis farouches de la République qu’ils ont constamment combattue.

Plus encore, au regard de la somme des éléments depuis longtemps établis par de nombreux chercheurs français et étrangers issus de disciplines différentes, il faut exiger des plus hautes autorités de l’Etat la reconnaissance pleine et entière des crimes commis, des réparations et des restitutions. En ces matières, contrairement à la mythologie de l’exceptionnalisme hexagonal, la France est un sinistre contre-exemple perclus de conservatismes et de nostalgies indécentes, qui sont autant d’insultes à la mémoire des héritiers de l’immigration coloniale et post-coloniale. A preuve, d’anciennes puissances impériales comme la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la Belgique et, pour des raisons distinctes, les Etats-Unis, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, ont reconnu et parfois accordé des réparations financières très substantielles aux victimes ou à leurs descendants. Sur ces sujets, notamment, la comparaison est un puissant révélateur qui met au jour une situation française inacceptable car elle entretient le déni et de scandaleuses discriminations mémorielles et commémorielles.

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02.12.2025 à 16:00

Les cathares, ennemis de l'intérieur

Dans Les Cathares, ennemis de l’intérieur (La Fabrique, 2025), Arnaud Fossier retrace l'histoire des cathares de 1120 à 1330 et livre une synthèse inédite sur cette hérésie médiévale, largement construite comme telle par les clercs catholiques, puis objet de nombreuses réappropriations depuis le XIX e siècle. Ce 229 e épisode des Chemins d'histoire reviennent avec lui sur son ouvrage, qui vise à « expliquer de quoi les cathares furent le nom, en prenant au sérieux les sources dont nous disposons, mais aussi en mettant à bonne distance nos fantasmes sur le caractère prétendument ‘précurseur’ des cathares […], pour finalement rendre justice » à ces hommes et à ces femmes.       
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Dans Les Cathares, ennemis de l’intérieur (La Fabrique, 2025), Arnaud Fossier retrace l'histoire des cathares de 1120 à 1330 et livre une synthèse inédite sur cette hérésie médiévale, largement construite comme telle par les clercs catholiques, puis objet de nombreuses réappropriations depuis le XIXe siècle.

Ce 229e épisode des Chemins d'histoire reviennent avec lui sur son ouvrage, qui vise à « expliquer de quoi les cathares furent le nom, en prenant au sérieux les sources dont nous disposons, mais aussi en mettant à bonne distance nos fantasmes sur le caractère prétendument ‘précurseur’ des cathares […], pour finalement rendre justice » à ces hommes et à ces femmes. 

 

 

 

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02.12.2025 à 13:00

Le Musée Dobrée de Nantes « à cœurs ouverts »

« Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ? » C’est avec ces mots tirés du Colloque sentimental de Paul Verlaine (1869) que commence l’exposition « À cœurs ouverts », présentée au musée Dobrée, à Nantes, du 17 octobre 2025 au 1 er mars 2026. Faisant elle-même rebattre le cœur de l’établissement après plus de dix ans de travaux, cette première exposition temporaire depuis la réouverture au public en 2024 représente un renouveau pour le musée départemental d’art et d’histoire. Ce parcours, imaginé par la conservatrice en cheffe Julie Pellegrin* et l’historien Yann Lignereux*, et mis en oeuvre par Marion Ploquin*, est conçu comme une extension du parcours permanent du musée. Il emmène les visiteurs et visiteuses dans un « voyage sensible et érudit, mêlant art, histoire et culture populaire », se présentant comme le manifeste du projet à l’origine du musée dans sa version mise à jour. Cette présentation illustre aussi la volonté du musée de concevoir des expositions fondées sur ses collections, en commençant par valoriser sa pièce maîtresse, le cardiotaphe, un réceptacle pour le cœur d’Anne de Bretagne. Volée en 2018, mais retrouvée après quelques jours, cette œuvre n’est pas présentée dans l'exposition pour des raisons de sécurité. Elle sert néanmoins de point de départ, afin d’explorer plus largement la thématique du cœur. La visite peut par ailleurs être prolongée par celle de la collection permanente, à laquelle le billet d’entrée donne également accès. Ainsi, l’exposition « À cœurs ouverts » propose aux publics de s’interroger sur le cœur à travers un parcours muséographique s'étendant sur deux étages. Salle après salle, les visiteurs sont amenés à découvrir les multiples facettes du cœur : après une présentation du cœur dans sa dimension anatomique, le parcours explore le cœur comme un symbole de l’amour courtois, puis comme centre des amours romantiques. Il est ensuite envisagé en tant qu'emblème et dans ses dimensions sacrées et religieuses. Au terme de ce parcours, l’exposition ouvre une réflexion sur le cœur comme expression testamentaire et politique. Anatomie d’un cœur Le plus intime de tous les cœurs, le nôtre, est l’organe avec lequel se confond notre vie. C’est au rythme de ses pulsations que débute cette exposition. Trois témoignages audio, de Sabine, une cardiologue, et de Suzy et Gaëlle, deux femmes ayant reçu une greffe, nous racontent leurs liens avec cet organe. Suzy reçoit un nouveau cœur à 21 ans, après plusieurs années d’incertitude à son domicile. Pour Gaëlle, l’attente a duré plusieurs mois à l’hôpital avant que son greffon n’arrive. Ce cœur nouveau, cœur d’un autre devenu le sien, il leur a fallu le découvrir, l’accepter et lui faire place dans la vie quotidienne. Sabine raconte que ses patients fêtent deux anniversaires : celui de leur naissance et celui de leur greffe. Ce rituel fait de leur nouveau cœur un personnage à part entière dans leur vie. Avec beaucoup d’émotion, Suzy raconte sa deuxième greffe. Elle nous parle de la perte de son ancien organe qui lui a permis de vivre les trente dernières années, des tests médicaux très longs et lourds, mais surtout de la peur de mourir. Se seconde greffe est un succès, mais Suzi doit encore découvrir ce nouveau cœur et apprendre à vivre avec. La mécanique du coeur Comme symbole que l’on partage, que l’on brandit et que l’on revendique haut et fort, le cœur représente bien des choses. Courtois, on le dédie à une dame inatteignable : il représente un amour impossible en raison d’une différence de rang ou de mariages déjà arrangés. Cet amour répond souvent à des idéaux de piété, de fidélité, de courage. Romancé et mis en scène, notamment par William Shakespeare dans Roméo et Juliette , il est l'image d'un amour empli de nostalgie pour le temps révolu de la chevalerie. Le symbole du cœur bilobé est né de la poésie du XII e siècle, le fin’amor . L’image du cœur exprime depuis lors de multiples vertus, telles que la bonté (avoir du cœur), le courage (étymologiquement cœur-age), la piété (pureté du cœur) ou la concorde (de bon cœur). Mais il est aussi l’organe des péchés, de la vanité ou de l’envie : dans L’Envie , de Jacques Callot, on voit une allégorie de cette passion destructrice dévorer son propre cœur. [Jacques Callot, Les péchés capitaux : Invidia, 1621. © Musée Dobrée-Département de Loire-Atlantique.]   Du Sacré-Cœur au cœur solidaire Les trois grandes religions monothéistes ont fondé une part de leur imaginaire sur le cœur. À la fois essentiel à la vie et inaccessible aux autres, il est le lieu privilégié de la relation personnelle avec Dieu. Le catholicisme s’est particulièrement emparé de ce symbole. Marguerite-Marie Alacoque, membre de l’ordre de la Visitation de la fin du XVII e siècle, raconte ses visions de Jésus lui montrant son cœur : un bilobe surmonté d’une flamme. Ce symbole va rapidement inonder l’espace symbolique dans l’Europe catholique. [Cœur en or massif pour la statue du Sacré-Cœur de Saint-Donatien. © Diocèse de Nantes / Cl. H. Neveu-Dérotrie.] Dans le même temps, le cœur représente la dévotion à Dieu. La statue tombale d’Antoinette de Fontette, datant du milieu du XVI e siècle et présentée au centre de cette section, montre une dame de la noblesse agenouillée avec son cœur dans ses mains, qui le présente comme une offrande au milieu de ce qui semble être une prière ( voir l’image en tête de cet article ). À l'angle opposé de cette salle et contemporaine de cette statue, on voit Le Transi de René de Chalon : une statue à taille humaine, un corps mort, décharné, debout, qui brandit son cœur intact et le donne en testament. [Moulage du Monument du cœur de René de Châlon. © Nicolas Leblanc / Département de la Meuse.] La sculpture rappelle les inhumations séparées de l’organe et du corps des souverains. Le point de départ de cette exposition, le cardiotaphe d’Anne de Bretagne, a été créé pour cela : le corps de l’épouse de Charles VIII puis de Louis XII a été enterré dans la basilique Saint-Denis avec ceux des rois et reines de France, mais son cœur en a été séparé selon sa volonté, pour être acheminé dans son duché de Bretagne, dont elle a affirmé la souveraineté. Le cœur devient un objet politique. Lors de la Révolution française, une véritable bataille symbolique se joue autour du cœur. Le Sacré-Cœur, ou le cœur bilobé surmonté d’une croix latine, devient l’emblème des royalistes et des Vendéens, défenseurs de la « vraie foi » et partisans du retour des Bourbons. En face, les républicains s’approprient à leur tour le symbole, ornant leurs cœurs bilobés de bonnets phrygiens. Deux siècles plus tard, le symbole est encore utilisé en politique et dans la société : de l’émoji aux débats présidentiels, il reste au centre de nos usages, et parfois fait date, puisque personne n’a « le monopole du cœur ». [Gauche : scapulaire, insigne au Sacré- Cœur. Droite : ornement d’uniforme, bonnet phrygien. © L. Preud’homme / Musée Dobrée.]   Parlons à cœurs ouverts La visite se clôt sur l’une des œuvres majeures de cette exposition : une installation de l’artiste plasticien Christian Boltanski, créée en 2005. Tout au long de la visite du second étage, un battement régulier habille l’espace sonore, invitant le public à en découvrir la source. Celle-ci se révèle dans une vaste salle plongée dans la pénombre, entièrement dédiée à l’œuvre. Là, une unique ampoule diffuse une lumière au rythme des pulsations enregistrées du cœur de l’artiste. Cette expérience, à la fois intime et immersive, place le visiteur face au pouls d’un autre, celui de Christian Boltanski, aujourd’hui disparu. Par cette installation contemporaine, l’équipe curatoriale déplace la réflexion vers des enjeux spirituels, vers la question de notre relation à la vie et à la mort, en convoquant une forme d’humanité universelle incarnée dans ce simple battement de cœur, commun à tout être vivant. [Le Cœur, Christian Boltanski. © Adagp, Paris, 2025;© Cloé Beaugrand / Coll. Antoine de Galbert.] En consacrant une surface aussi importante à une seule œuvre, le commissariat affirme sa volonté d’en faire un moment fort, emblématique du parcours. Ce parti pris prend en compte le risque que cette installation d’art contemporain, marquée par un flash lumineux et un son répétitif, laisse certains publics indifférents ou les pousse à ne pas s’attarder dans la salle. Comme pour mieux affirmer que l’histoire et le patrimoine artistique conservés par le musée déploient leur sens dans le présent, et que penser ce sens requiert un temps de pause, de réflexion. Enfin, cette installation s’accompagne de la réactivation d’un projet d’Archives du cœur lancé en 2008 par Boltanski. Il proposait à chacun d’enregistrer les battements de son propre cœur pour les envoyer sur l’île de Teshima, au Japon, où l’artiste souhaitait réunir « tous les cœurs de l’humanité ». Dans cette continuité, le Musée Dobrée offre au public la possibilité d’enregistrer gratuitement son cœur, afin que ces sons rejoignent à leur tour les Archives de Teshima. C’est ainsi que s’achève l’exposition « À cœurs ouverts », sur un geste symbolique : le « don de son cœur ».   * Titouan Guihal, Noah Robert, Marine Sauvager et Léna Sourice.   Exposition « À cœurs ouverts » Musée Dobrée, 1 place Jean V, Nantes Du 17 octobre 2025 au 1 mars 2026, de 10h à 18h Commissariat d’exposition : Julie Pellegrin, conservatrice en cheffe, directrice du musée Dobrée et de Grand Patrimoine de Loire-Atlantique, et Yann Lignereux, professeur d’histoire moderne à l’université de Nantes. Muséographie : Marion Ploquin, cheffe de projet muséographique, Grand Patrimoine de Loire-Atlantique.
Texte intégral (2026 mots)

« Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ? » C’est avec ces mots tirés du Colloque sentimental de Paul Verlaine (1869) que commence l’exposition « À cœurs ouverts », présentée au musée Dobrée, à Nantes, du 17 octobre 2025 au 1er mars 2026. Faisant elle-même rebattre le cœur de l’établissement après plus de dix ans de travaux, cette première exposition temporaire depuis la réouverture au public en 2024 représente un renouveau pour le musée départemental d’art et d’histoire.

Ce parcours, imaginé par la conservatrice en cheffe Julie Pellegrin* et l’historien Yann Lignereux*, et mis en oeuvre par Marion Ploquin*, est conçu comme une extension du parcours permanent du musée. Il emmène les visiteurs et visiteuses dans un « voyage sensible et érudit, mêlant art, histoire et culture populaire », se présentant comme le manifeste du projet à l’origine du musée dans sa version mise à jour.

Cette présentation illustre aussi la volonté du musée de concevoir des expositions fondées sur ses collections, en commençant par valoriser sa pièce maîtresse, le cardiotaphe, un réceptacle pour le cœur d’Anne de Bretagne. Volée en 2018, mais retrouvée après quelques jours, cette œuvre n’est pas présentée dans l'exposition pour des raisons de sécurité. Elle sert néanmoins de point de départ, afin d’explorer plus largement la thématique du cœur. La visite peut par ailleurs être prolongée par celle de la collection permanente, à laquelle le billet d’entrée donne également accès.

Ainsi, l’exposition « À cœurs ouverts » propose aux publics de s’interroger sur le cœur à travers un parcours muséographique s'étendant sur deux étages. Salle après salle, les visiteurs sont amenés à découvrir les multiples facettes du cœur : après une présentation du cœur dans sa dimension anatomique, le parcours explore le cœur comme un symbole de l’amour courtois, puis comme centre des amours romantiques. Il est ensuite envisagé en tant qu'emblème et dans ses dimensions sacrées et religieuses. Au terme de ce parcours, l’exposition ouvre une réflexion sur le cœur comme expression testamentaire et politique.

Anatomie d’un cœur

Le plus intime de tous les cœurs, le nôtre, est l’organe avec lequel se confond notre vie. C’est au rythme de ses pulsations que débute cette exposition. Trois témoignages audio, de Sabine, une cardiologue, et de Suzy et Gaëlle, deux femmes ayant reçu une greffe, nous racontent leurs liens avec cet organe. Suzy reçoit un nouveau cœur à 21 ans, après plusieurs années d’incertitude à son domicile. Pour Gaëlle, l’attente a duré plusieurs mois à l’hôpital avant que son greffon n’arrive.

Ce cœur nouveau, cœur d’un autre devenu le sien, il leur a fallu le découvrir, l’accepter et lui faire place dans la vie quotidienne. Sabine raconte que ses patients fêtent deux anniversaires : celui de leur naissance et celui de leur greffe. Ce rituel fait de leur nouveau cœur un personnage à part entière dans leur vie.

Avec beaucoup d’émotion, Suzy raconte sa deuxième greffe. Elle nous parle de la perte de son ancien organe qui lui a permis de vivre les trente dernières années, des tests médicaux très longs et lourds, mais surtout de la peur de mourir. Se seconde greffe est un succès, mais Suzi doit encore découvrir ce nouveau cœur et apprendre à vivre avec.

La mécanique du coeur

Comme symbole que l’on partage, que l’on brandit et que l’on revendique haut et fort, le cœur représente bien des choses. Courtois, on le dédie à une dame inatteignable : il représente un amour impossible en raison d’une différence de rang ou de mariages déjà arrangés. Cet amour répond souvent à des idéaux de piété, de fidélité, de courage. Romancé et mis en scène, notamment par William Shakespeare dans Roméo et Juliette, il est l'image d'un amour empli de nostalgie pour le temps révolu de la chevalerie. Le symbole du cœur bilobé est né de la poésie du XIIe siècle, le fin’amor.

L’image du cœur exprime depuis lors de multiples vertus, telles que la bonté (avoir du cœur), le courage (étymologiquement cœur-age), la piété (pureté du cœur) ou la concorde (de bon cœur). Mais il est aussi l’organe des péchés, de la vanité ou de l’envie : dans L’Envie, de Jacques Callot, on voit une allégorie de cette passion destructrice dévorer son propre cœur.

[Jacques Callot, Les péchés capitaux : Invidia, 1621. © Musée Dobrée-Département de Loire-Atlantique.]

 

Du Sacré-Cœur au cœur solidaire

Les trois grandes religions monothéistes ont fondé une part de leur imaginaire sur le cœur. À la fois essentiel à la vie et inaccessible aux autres, il est le lieu privilégié de la relation personnelle avec Dieu. Le catholicisme s’est particulièrement emparé de ce symbole. Marguerite-Marie Alacoque, membre de l’ordre de la Visitation de la fin du XVIIe siècle, raconte ses visions de Jésus lui montrant son cœur : un bilobe surmonté d’une flamme. Ce symbole va rapidement inonder l’espace symbolique dans l’Europe catholique.

[Cœur en or massif pour la statue du Sacré-Cœur de Saint-Donatien. © Diocèse de Nantes / Cl. H. Neveu-Dérotrie.]

Dans le même temps, le cœur représente la dévotion à Dieu. La statue tombale d’Antoinette de Fontette, datant du milieu du XVIe siècle et présentée au centre de cette section, montre une dame de la noblesse agenouillée avec son cœur dans ses mains, qui le présente comme une offrande au milieu de ce qui semble être une prière (voir l’image en tête de cet article).

À l'angle opposé de cette salle et contemporaine de cette statue, on voit Le Transi de René de Chalon : une statue à taille humaine, un corps mort, décharné, debout, qui brandit son cœur intact et le donne en testament.

[Moulage du Monument du cœur de René de Châlon. © Nicolas Leblanc / Département de la Meuse.]

La sculpture rappelle les inhumations séparées de l’organe et du corps des souverains. Le point de départ de cette exposition, le cardiotaphe d’Anne de Bretagne, a été créé pour cela : le corps de l’épouse de Charles VIII puis de Louis XII a été enterré dans la basilique Saint-Denis avec ceux des rois et reines de France, mais son cœur en a été séparé selon sa volonté, pour être acheminé dans son duché de Bretagne, dont elle a affirmé la souveraineté. Le cœur devient un objet politique.

Lors de la Révolution française, une véritable bataille symbolique se joue autour du cœur. Le Sacré-Cœur, ou le cœur bilobé surmonté d’une croix latine, devient l’emblème des royalistes et des Vendéens, défenseurs de la « vraie foi » et partisans du retour des Bourbons. En face, les républicains s’approprient à leur tour le symbole, ornant leurs cœurs bilobés de bonnets phrygiens. Deux siècles plus tard, le symbole est encore utilisé en politique et dans la société : de l’émoji aux débats présidentiels, il reste au centre de nos usages, et parfois fait date, puisque personne n’a « le monopole du cœur ».

[Gauche : scapulaire, insigne au Sacré- Cœur. Droite : ornement d’uniforme, bonnet phrygien. © L. Preud’homme / Musée Dobrée.]

 

Parlons à cœurs ouverts

La visite se clôt sur l’une des œuvres majeures de cette exposition : une installation de l’artiste plasticien Christian Boltanski, créée en 2005. Tout au long de la visite du second étage, un battement régulier habille l’espace sonore, invitant le public à en découvrir la source. Celle-ci se révèle dans une vaste salle plongée dans la pénombre, entièrement dédiée à l’œuvre. Là, une unique ampoule diffuse une lumière au rythme des pulsations enregistrées du cœur de l’artiste. Cette expérience, à la fois intime et immersive, place le visiteur face au pouls d’un autre, celui de Christian Boltanski, aujourd’hui disparu. Par cette installation contemporaine, l’équipe curatoriale déplace la réflexion vers des enjeux spirituels, vers la question de notre relation à la vie et à la mort, en convoquant une forme d’humanité universelle incarnée dans ce simple battement de cœur, commun à tout être vivant.

[Le Cœur, Christian Boltanski. © Adagp, Paris, 2025;© Cloé Beaugrand / Coll. Antoine de Galbert.]

En consacrant une surface aussi importante à une seule œuvre, le commissariat affirme sa volonté d’en faire un moment fort, emblématique du parcours. Ce parti pris prend en compte le risque que cette installation d’art contemporain, marquée par un flash lumineux et un son répétitif, laisse certains publics indifférents ou les pousse à ne pas s’attarder dans la salle. Comme pour mieux affirmer que l’histoire et le patrimoine artistique conservés par le musée déploient leur sens dans le présent, et que penser ce sens requiert un temps de pause, de réflexion.

Enfin, cette installation s’accompagne de la réactivation d’un projet d’Archives du cœur lancé en 2008 par Boltanski. Il proposait à chacun d’enregistrer les battements de son propre cœur pour les envoyer sur l’île de Teshima, au Japon, où l’artiste souhaitait réunir « tous les cœurs de l’humanité ». Dans cette continuité, le Musée Dobrée offre au public la possibilité d’enregistrer gratuitement son cœur, afin que ces sons rejoignent à leur tour les Archives de Teshima. C’est ainsi que s’achève l’exposition « À cœurs ouverts », sur un geste symbolique : le « don de son cœur ».

 

* Titouan Guihal, Noah Robert, Marine Sauvager et Léna Sourice.

 

Exposition « À cœurs ouverts »
Musée Dobrée, 1 place Jean V, Nantes
Du 17 octobre 2025 au 1 mars 2026, de 10h à 18h
Commissariat d’exposition :
Julie Pellegrin, conservatrice en cheffe, directrice du musée Dobrée et de Grand Patrimoine de Loire-Atlantique, et Yann Lignereux, professeur d’histoire moderne à l’université de Nantes.
Muséographie : Marion Ploquin, cheffe de projet muséographique, Grand Patrimoine de Loire-Atlantique.

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