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04.11.2025 à 09:00

Entretien avec Juan Sebastian Carbonell : ce que l'IA fait au travail

Après un premier ouvrage consacré au futur du travail et aux effets de l'automatisation, de la précarisation et de l'essor des emplois de plateformes et dans le secteur de la logistique, Juan Sebastian Carbonell explore dans Un taylorisme augmenté les conséquences de l'Intelligence artificielle (en général, et pas uniquement de l'IA générative, qui a fait beaucoup parler d'elle ces derniers temps) sur les emplois et les conditions de travail. Critiquant des applications conçues pour renforcer le contrôle du travail par les directions, dans la continuité du taylorisme, il avance que l'IA pourrait être à l'origine d'un vaste mouvement de déqualification du travail, dont les salariés et leurs organisations doivent désormais prendre la mesure.   Nonfiction : Pourquoi est-il si important s ’ agissant de l ’ IA de chercher à prendre la mesure de ses effets sur le travail ? Juan Sebastian Carbonell : L’IA est ce qu’on pourrait appeler une « promesse technologique », c’est-à-dire que des acteurs privés et publics élaborent des discours cherchant à présenter cette technologie comme nécessaire et inévitable, apportant des solutions à des problèmes auxquels fait face la société : la pauvreté, la faiblesse de la croissance, le changement climatique, etc. C’est le but des discours sur les « ruptures », « révolutions » ou « disruptions » technologiques, sur l’intelligence artificielle générale ou, au niveau du travail, sur d'immenses gains de productivité grâce à l’IA. Pourtant, il faut adopter une posture sceptique à l’égard de l’IA, comme à l’égard de toute technologie, faisant la part entre ce qu’elle peut faire et ce qu’elle ne peut pas faire, et entre ce que disent des acteurs qui sont juge et partie du changement technologique et ce que disent les chercheuses et chercheurs en IA ou les acteurs de terrain qui vivent ces changements au quotidien. Ces derniers ne voient pas de « révolution », mais une transformation dans leurs conditions de travail. Étudier les effets de l’IA au travail permet donc de démystifier cette technologie en l’inscrivant dans la longue histoire des efforts patronaux pour mieux contrôler le processus de travail. C’est ce que j’essaie de faire avec l’idée que l’IA au travail est un « taylorisme augmenté », c’est-à-dire qu’elle prolonge aujourd’hui les logiques tayloriennes du XX e siècle de parcellisation du travail ou de séparation entre la conception et l’exécution. L’idée étant, de façon générale, que l’IA pose à nouveaux frais des questions classiques de la sociologie du travail sur l’organisation du travail, l’autonomie des travailleurs, leurs qualifications, etc. Comment ses effets sont-ils appré hend és par les économistes et que penser des mod è les qu'ils mobilisent pour cela et des résultats auxquels ils parviennent ? Il existe aujourd’hui plusieurs modèles pour penser les effets du changement technologique au travail, mais le modèle dominant, présent principalement dans l’économie mainstream , est celui du routine-biased technological change , formulé, entre autres, par deux des derniers prix de la Banque de Suède, Daron Acemoglu et Philippe Aghion. Cette théorie veut que le changement technologique affecte différemment les professions selon le contenu plus ou moins routinier des tâches qui les composent, d’où le « biais » des technologies vis-à-vis de la « routine ». Selon cette approche, il existe quatre (ou même cinq) types de tâches, qui se distinguent selon le degré de routine et leur composante manuelle ou cognitive. Les tâches routinières et manuelles, routinières et cognitives, non routinières et manuelles et, enfin, non routinières et cognitives (où l'on peut encore distinguer selon qu'elles sont interactives ou analytiques). Le changement technologique aurait tendance à faire disparaître les métiers composés de tâches routinières, qu’elles soient cognitives ou manuelles, ce qui provoquerait une polarisation des métiers. Cette théorie, quoique très séduisante, comporte de nombreuses limites. La principale étant que des études de cas que je développe dans le livre montrent que même les métiers composés de tâches non routinières et cognitives ne sont pas à l’abri d’une déqualification du travail. Vous expliquez l ’ importance de faire la part dans l ’ introduction d ’ une nouvelle technologie entre le quoi , le comment et le avec quoi . Pourriez-vous en dire un mot ? Oui, en effet. Je m’appuie beaucoup dans ce livre sur un auteur qui m’est très cher qui s’appelle Harry Braverman. Ce dernier n’était pas un sociologue, ou un économiste universitaire, mais un militant ouvrier trotskiste pendant une grande part de sa vie, avant de devenir éditeur. Il publie Travail et capitalisme monopoliste en 1974, s’appuyant sur son expérience d’ouvrier, mais aussi sur une critique de la vaste littérature de sociologie et d’économie du travail de l’époque. Il formule dans ce livre une critique de l’organisation du travail, notamment de la manière dont celle-ci contribue à la déqualification des travailleuses et des travailleurs et donc à accroître le pouvoir patronal sur le processus de travail. Cette analyse débute avec Marx, et Braverman essaie de montrer ce qui a changé depuis en analysant le taylorisme, c’est-à-dire l’organisation « scientifique » du travail. Braverman rappelle que l’analyse du travail en termes de tâches n’a rien d’évident, mais est plutôt le produit du taylorisme qui analyse le travail ouvrier pour ensuite le décomposer en tâches pour mieux les distribuer à des ouvriers moins qualifiés. Suivant en cela Braverman, je préfère partir d’une analyse de l’organisation du travail, c’est-à-dire de la distinction entre quoi (quelles sont les tâches qui composent un métier), comment (avec quel degré d’autonomie travaillent les salariés et les salariées) et avec quoi (quels sont les outils avec lesquels ils et elles travaillent). Ce cadre conceptuel nous permet de comprendre mieux les effets des nouvelles technologies au travail, dont l’IA, puisque celle-ci entre dans une organisation du travail en particulier, la modifie dans son ensemble, redistribuant le travail entre les différents métiers, au lieu, simplement, d’affecter ce travail selon son degré de routine. Il faudrait peut-être ajouter à cette configuration le « pourquoi », c’est-à-dire les déterminants socio-économiques qui poussent les entreprises à choisir telle ou telle technologie au détriment d’une autre, puisque l’existence d’une technologie n’implique pas son application immédiate ou réussie dans une organisation du travail particulière. Les applications (autorisées) de l ’ IA dans les entreprises sont multiples et variés, sans parler des utilisations « sauvages » que peuvent en faire les salariés dans leur travail, comment les caractériseriez-vous ? Une entreprise qui introduit un nouvel outil dans le but de baisser le coût du travail, quantifier l’activité de ses salariés, ou les surveiller n’a rien à voir avec un salarié qui s’appuie sur ChatGPT pour rédiger ses emails. Mais, le fait est que, dans aucun des deux cas, cet usage ne bénéficie aux salariés. C’est quelque chose que j’ai pu observer dans l’industrie automobile, où les nouveaux robots industriels sont présentés par la direction, les syndicats, et souvent par les salariés eux-mêmes, comme un moyen de rendre le travail moins pénible, ou de réduire le nombre d’accidents. Un robot peut porter des pièces lourdes, ou commettre moins d’erreurs qu’un humain. Pourtant, l’effet pervers de ce allègement est une intensification du travail, puisque les ouvriers se concentrent sur ce que l’entreprise appelle les « gestes à valeur ajoutée », c’est-à-dire les gestes de montage. C’est ce que l’on constate aussi dans la logistique, où la commande vocale a pour but de « libérer » les yeux et la main des préparateurs de commandes, en leur dictant leur travail, pas à pas. Une interprétation charitable voudrait que cela réduit la charge mentale des ouvriers, qui n’ont plus à suivre un listing papier ou sur une tablette. Mais les différentes études sur cet outil montrent qu’il permet surtout d’accélérer la cadence, provoquant, comme dans l’industrie automobile, des troubles musculo-squelettiques sur le long terme. On en vient donc aux salariés de bureau et à l’« adoption silencieuse », comme on l’appelle, qui peuvent voir dans ChatGPT, ou n’importe quelle autre IA générative, « juste un outil ». Or, d’un côté, l’adopter, même volontairement, change le travail, puisque les salariés délèguent alors à l'IA certaines tâches pour se concentrer sur d’autres. D’un autre côté, cet usage contribue à rendre les IA génératives incontournables et à imposer leur usage . Plus on l’utilise, plus son usage est encastré dans nos activités professionnelles quotidiennes, jusqu’à la rendre « évidente », rendant plus difficile ou coûteux le fait de s’en passer. Vous n’évoquez pas d ’ exemples o ù l ’ IA a permis au contraire d ’ améliorer significativement la prestation, sans dégradation du travail (même si les deux ne vont pas nécessairement de pair). Est-ce à dire qu ’ il n ’ en existe pas ? Je ne nie pas qu’il puisse y avoir des cas où l’IA pourrait, d’une façon ou d’une autre, contribuer à améliorer les conditions de travail des salariées et salariés. On travaille avec des collègues italiens et autrichiens la question de l’introduction de technologies « digitales » dans l’industrie automobile européenne. Le type de technologie utilisé par les entreprises dépend du type de produit fabriqué, avec des effets différenciés sur la main-d’œuvre. Pour le dire très rapidement, dans l’industrie automobile française, ou chez les constructeurs généralistes italiens, comme Fiat, les technologies ont les effets que je décris dans le livre : déqualification, intensification, etc. Parce que cela correspond aux besoins d’une industrie dont le modèle économique repose sur la production de véhicules particuliers généralistes et donc sur la réduction permanente des coûts. Mais dans l’industrie automobile autrichienne ou dans le segment de luxe de l’industrie automobile italienne (Maserati, Ducati, Lamborghini, etc.), les effets négatifs des technologies pouvaient être négociés avec les salariés et leurs représentants syndicaux. Cela tient à la politique produit, qui nécessite des investissements technologiques importants en lien avec la qualité, donc un usage plus intensif des technologies par les salariés et les salariées qui les fabriquent. On voit donc bien que les effets des technologies varient selon le contexte économique. On pourrait aussi dire que le cadre institutionnel peut également influencer les effets des technologies : dans une industrie sans tradition de négociation collective sur le changement technologique, comme c’est le cas de l’industrie automobile ou de la logistique en France, les effets de la technologie ne sont pas discutés entre direction et syndicats. Souvent même, les directions locales découvrent de nouveaux outils ou de nouvelles machines en même temps que les représentants du personnel. En quelque sorte, tout le monde est dessaisi de cette question au niveau de l’entreprise. Cela étant dit, dans des pays où il existe des instruments de négociation sur le changement technologique, on voit que les effets négatifs de ces technologies peuvent être mitigés par la négociation collective. Finalement, comment parer ces effets ? Vous n ’ accordez pas beaucoup de crédit pour cela à la réglementation... Vous évoquez pour finir un « nouveau luddisme », qui pourrait prendre la forme d'une critique de l ’ organisation du travail par les travailleurs eux-mêmes pour promouvoir des trajectoires technologiques alternatives à celles que prétendent instaurer les directions, et non déqualifiantes. Pourriez-vous en dire un mot ? En effet, la réglementation est souvent brandie comme un moyen d’encadrer l’IA et ses effets négatifs. Pourtant, cette option me semble limitée. La réglementation n’a pas tant pour but de « freiner » l’« innovation », comme le disent ses opposants, mais d’offrir un cadre pour le développement à l’IA, pour, en quelque sorte, favoriser l’émergence d’un marché de l’IA. Il suffit de voir qui siège dans les commissions qui, soit rédigent les réglementations, soit sont consultées dans leur élaboration : on y trouve des représentants d’entreprises de la Tech, d’entreprises du numérique, de transnationales, etc. Comme le montre la Quadrature du Net, le règlement IA de l’Union européenne n’a rien d’un encadrement qui permettrait de protéger les populations ou les travailleurs et travailleuses de l’IA. Il a pour objectif de favoriser le prolifération des usages de l’IA, tout en régulant la concurrence entre entreprises d’IA. Par exemple, alors qu’il y a eu de nombreuses demandes d’interdiction de certains usages, comme la vidéosurveillance algorithmique ou le « crédit social », technologies dangereuses, aucune de ces revendications n’a été intégrée au texte final. Pour le dire autrement, en encadrant l’IA, ces réglementations favorisent l’acceptation de cette technologie. Réguler n’a pas freiné l’introduction de la vidéosurveillance algorithmique, mais a, au contraire, favorisé son expérimentation. La technologie est présentée comme « fiable » ou « sûre », puisque les entreprises peuvent désormais se protéger derrière ce cadre législatif. Face à ce déchaînement incontrôlé de l’IA et aux effets négatifs qu’on commence à documenter sur la surveillance des populations ou sur l’environnement, je défends une stratégie de refus qui s’incarnerait dans un « renouveau luddite », du nom des luddites, des ouvriers anglais du début du XIX e siècle, connus pour avoir détruit des machines industrielles. En détruisant des machines, ces ouvriers ne rejetaient pas le changement technologique dans l’absolu, mais la trajectoire technologique du capitalisme industriel naissant, c’est-à-dire l’existence de machines qui déqualifient les travailleurs et les travailleuses et déstructurent les collectifs ouvriers. Ils défendaient, en quelque sorte, une autre trajectoire technologique, un changement technologique alternatif. Cela passe, à mon avis, par le contrôle ouvrier, perspective que je défendais déjà dans l’ouvrage précédent. Celui-ci n’a rien à voir avec la co-détermination à l’allemande, ou la co-gestion. Mais plutôt, l’intervention des travailleurs dans la marche de l’entreprise, dans l’organisation du travail, et dans le changement technologique, indépendamment de la direction et du patron. Cela revient à décider démocratiquement de quelles technologies on a besoin, donc de décider si on a besoin d’IA, ou non.
Texte intégral (2657 mots)

Après un premier ouvrage consacré au futur du travail et aux effets de l'automatisation, de la précarisation et de l'essor des emplois de plateformes et dans le secteur de la logistique, Juan Sebastian Carbonell explore dans Un taylorisme augmenté les conséquences de l'Intelligence artificielle (en général, et pas uniquement de l'IA générative, qui a fait beaucoup parler d'elle ces derniers temps) sur les emplois et les conditions de travail. Critiquant des applications conçues pour renforcer le contrôle du travail par les directions, dans la continuité du taylorisme, il avance que l'IA pourrait être à l'origine d'un vaste mouvement de déqualification du travail, dont les salariés et leurs organisations doivent désormais prendre la mesure.

 

Nonfiction : Pourquoi est-il si important sagissant de lIA de chercher à prendre la mesure de ses effets sur le travail ?

Juan Sebastian Carbonell : L’IA est ce qu’on pourrait appeler une « promesse technologique », c’est-à-dire que des acteurs privés et publics élaborent des discours cherchant à présenter cette technologie comme nécessaire et inévitable, apportant des solutions à des problèmes auxquels fait face la société : la pauvreté, la faiblesse de la croissance, le changement climatique, etc. C’est le but des discours sur les « ruptures », « révolutions » ou « disruptions » technologiques, sur l’intelligence artificielle générale ou, au niveau du travail, sur d'immenses gains de productivité grâce à l’IA. Pourtant, il faut adopter une posture sceptique à l’égard de l’IA, comme à l’égard de toute technologie, faisant la part entre ce qu’elle peut faire et ce qu’elle ne peut pas faire, et entre ce que disent des acteurs qui sont juge et partie du changement technologique et ce que disent les chercheuses et chercheurs en IA ou les acteurs de terrain qui vivent ces changements au quotidien. Ces derniers ne voient pas de « révolution », mais une transformation dans leurs conditions de travail. Étudier les effets de l’IA au travail permet donc de démystifier cette technologie en l’inscrivant dans la longue histoire des efforts patronaux pour mieux contrôler le processus de travail. C’est ce que j’essaie de faire avec l’idée que l’IA au travail est un « taylorisme augmenté », c’est-à-dire qu’elle prolonge aujourd’hui les logiques tayloriennes du XXe siècle de parcellisation du travail ou de séparation entre la conception et l’exécution. L’idée étant, de façon générale, que l’IA pose à nouveaux frais des questions classiques de la sociologie du travail sur l’organisation du travail, l’autonomie des travailleurs, leurs qualifications, etc.

Comment ses effets sont-ils appréhendés par les économistes et que penser des modèles qu'ils mobilisent pour cela et des résultats auxquels ils parviennent ?

Il existe aujourd’hui plusieurs modèles pour penser les effets du changement technologique au travail, mais le modèle dominant, présent principalement dans l’économie mainstream, est celui du routine-biased technological change, formulé, entre autres, par deux des derniers prix de la Banque de Suède, Daron Acemoglu et Philippe Aghion. Cette théorie veut que le changement technologique affecte différemment les professions selon le contenu plus ou moins routinier des tâches qui les composent, d’où le « biais » des technologies vis-à-vis de la « routine ». Selon cette approche, il existe quatre (ou même cinq) types de tâches, qui se distinguent selon le degré de routine et leur composante manuelle ou cognitive. Les tâches routinières et manuelles, routinières et cognitives, non routinières et manuelles et, enfin, non routinières et cognitives (où l'on peut encore distinguer selon qu'elles sont interactives ou analytiques). Le changement technologique aurait tendance à faire disparaître les métiers composés de tâches routinières, qu’elles soient cognitives ou manuelles, ce qui provoquerait une polarisation des métiers. Cette théorie, quoique très séduisante, comporte de nombreuses limites. La principale étant que des études de cas que je développe dans le livre montrent que même les métiers composés de tâches non routinières et cognitives ne sont pas à l’abri d’une déqualification du travail.

Vous expliquez limportance de faire la part dans lintroduction dune nouvelle technologie entre le quoi, le comment et le avec quoi. Pourriez-vous en dire un mot ?

Oui, en effet. Je m’appuie beaucoup dans ce livre sur un auteur qui m’est très cher qui s’appelle Harry Braverman. Ce dernier n’était pas un sociologue, ou un économiste universitaire, mais un militant ouvrier trotskiste pendant une grande part de sa vie, avant de devenir éditeur. Il publie Travail et capitalisme monopoliste en 1974, s’appuyant sur son expérience d’ouvrier, mais aussi sur une critique de la vaste littérature de sociologie et d’économie du travail de l’époque. Il formule dans ce livre une critique de l’organisation du travail, notamment de la manière dont celle-ci contribue à la déqualification des travailleuses et des travailleurs et donc à accroître le pouvoir patronal sur le processus de travail. Cette analyse débute avec Marx, et Braverman essaie de montrer ce qui a changé depuis en analysant le taylorisme, c’est-à-dire l’organisation « scientifique » du travail. Braverman rappelle que l’analyse du travail en termes de tâches n’a rien d’évident, mais est plutôt le produit du taylorisme qui analyse le travail ouvrier pour ensuite le décomposer en tâches pour mieux les distribuer à des ouvriers moins qualifiés. Suivant en cela Braverman, je préfère partir d’une analyse de l’organisation du travail, c’est-à-dire de la distinction entre quoi (quelles sont les tâches qui composent un métier), comment (avec quel degré d’autonomie travaillent les salariés et les salariées) et avec quoi (quels sont les outils avec lesquels ils et elles travaillent). Ce cadre conceptuel nous permet de comprendre mieux les effets des nouvelles technologies au travail, dont l’IA, puisque celle-ci entre dans une organisation du travail en particulier, la modifie dans son ensemble, redistribuant le travail entre les différents métiers, au lieu, simplement, d’affecter ce travail selon son degré de routine. Il faudrait peut-être ajouter à cette configuration le « pourquoi », c’est-à-dire les déterminants socio-économiques qui poussent les entreprises à choisir telle ou telle technologie au détriment d’une autre, puisque l’existence d’une technologie n’implique pas son application immédiate ou réussie dans une organisation du travail particulière.

Les applications (autorisées) de lIA dans les entreprises sont multiples et variés, sans parler des utilisations « sauvages » que peuvent en faire les salariés dans leur travail, comment les caractériseriez-vous ?

Une entreprise qui introduit un nouvel outil dans le but de baisser le coût du travail, quantifier l’activité de ses salariés, ou les surveiller n’a rien à voir avec un salarié qui s’appuie sur ChatGPT pour rédiger ses emails. Mais, le fait est que, dans aucun des deux cas, cet usage ne bénéficie aux salariés. C’est quelque chose que j’ai pu observer dans l’industrie automobile, où les nouveaux robots industriels sont présentés par la direction, les syndicats, et souvent par les salariés eux-mêmes, comme un moyen de rendre le travail moins pénible, ou de réduire le nombre d’accidents. Un robot peut porter des pièces lourdes, ou commettre moins d’erreurs qu’un humain. Pourtant, l’effet pervers de ce allègement est une intensification du travail, puisque les ouvriers se concentrent sur ce que l’entreprise appelle les « gestes à valeur ajoutée », c’est-à-dire les gestes de montage. C’est ce que l’on constate aussi dans la logistique, où la commande vocale a pour but de « libérer » les yeux et la main des préparateurs de commandes, en leur dictant leur travail, pas à pas. Une interprétation charitable voudrait que cela réduit la charge mentale des ouvriers, qui n’ont plus à suivre un listing papier ou sur une tablette. Mais les différentes études sur cet outil montrent qu’il permet surtout d’accélérer la cadence, provoquant, comme dans l’industrie automobile, des troubles musculo-squelettiques sur le long terme. On en vient donc aux salariés de bureau et à l’« adoption silencieuse », comme on l’appelle, qui peuvent voir dans ChatGPT, ou n’importe quelle autre IA générative, « juste un outil ». Or, d’un côté, l’adopter, même volontairement, change le travail, puisque les salariés délèguent alors à l'IA certaines tâches pour se concentrer sur d’autres. D’un autre côté, cet usage contribue à rendre les IA génératives incontournables et à imposer leur usage. Plus on l’utilise, plus son usage est encastré dans nos activités professionnelles quotidiennes, jusqu’à la rendre « évidente », rendant plus difficile ou coûteux le fait de s’en passer.

Vous n’évoquez pas dexemples où lIA a permis au contraire daméliorer significativement la prestation, sans dégradation du travail (même si les deux ne vont pas nécessairement de pair). Est-ce à dire quil nen existe pas ?

Je ne nie pas qu’il puisse y avoir des cas où l’IA pourrait, d’une façon ou d’une autre, contribuer à améliorer les conditions de travail des salariées et salariés. On travaille avec des collègues italiens et autrichiens la question de l’introduction de technologies « digitales » dans l’industrie automobile européenne. Le type de technologie utilisé par les entreprises dépend du type de produit fabriqué, avec des effets différenciés sur la main-d’œuvre.

Pour le dire très rapidement, dans l’industrie automobile française, ou chez les constructeurs généralistes italiens, comme Fiat, les technologies ont les effets que je décris dans le livre : déqualification, intensification, etc. Parce que cela correspond aux besoins d’une industrie dont le modèle économique repose sur la production de véhicules particuliers généralistes et donc sur la réduction permanente des coûts. Mais dans l’industrie automobile autrichienne ou dans le segment de luxe de l’industrie automobile italienne (Maserati, Ducati, Lamborghini, etc.), les effets négatifs des technologies pouvaient être négociés avec les salariés et leurs représentants syndicaux. Cela tient à la politique produit, qui nécessite des investissements technologiques importants en lien avec la qualité, donc un usage plus intensif des technologies par les salariés et les salariées qui les fabriquent. On voit donc bien que les effets des technologies varient selon le contexte économique. On pourrait aussi dire que le cadre institutionnel peut également influencer les effets des technologies : dans une industrie sans tradition de négociation collective sur le changement technologique, comme c’est le cas de l’industrie automobile ou de la logistique en France, les effets de la technologie ne sont pas discutés entre direction et syndicats. Souvent même, les directions locales découvrent de nouveaux outils ou de nouvelles machines en même temps que les représentants du personnel. En quelque sorte, tout le monde est dessaisi de cette question au niveau de l’entreprise. Cela étant dit, dans des pays où il existe des instruments de négociation sur le changement technologique, on voit que les effets négatifs de ces technologies peuvent être mitigés par la négociation collective.

Finalement, comment parer ces effets ? Vous naccordez pas beaucoup de crédit pour cela à la réglementation... Vous évoquez pour finir un « nouveau luddisme », qui pourrait prendre la forme d'une critique de lorganisation du travail par les travailleurs eux-mêmes pour promouvoir des trajectoires technologiques alternatives à celles que prétendent instaurer les directions, et non déqualifiantes. Pourriez-vous en dire un mot ?

En effet, la réglementation est souvent brandie comme un moyen d’encadrer l’IA et ses effets négatifs. Pourtant, cette option me semble limitée. La réglementation n’a pas tant pour but de « freiner » l’« innovation », comme le disent ses opposants, mais d’offrir un cadre pour le développement à l’IA, pour, en quelque sorte, favoriser l’émergence d’un marché de l’IA. Il suffit de voir qui siège dans les commissions qui, soit rédigent les réglementations, soit sont consultées dans leur élaboration : on y trouve des représentants d’entreprises de la Tech, d’entreprises du numérique, de transnationales, etc. Comme le montre la Quadrature du Net, le règlement IA de l’Union européenne n’a rien d’un encadrement qui permettrait de protéger les populations ou les travailleurs et travailleuses de l’IA. Il a pour objectif de favoriser le prolifération des usages de l’IA, tout en régulant la concurrence entre entreprises d’IA. Par exemple, alors qu’il y a eu de nombreuses demandes d’interdiction de certains usages, comme la vidéosurveillance algorithmique ou le « crédit social », technologies dangereuses, aucune de ces revendications n’a été intégrée au texte final. Pour le dire autrement, en encadrant l’IA, ces réglementations favorisent l’acceptation de cette technologie. Réguler n’a pas freiné l’introduction de la vidéosurveillance algorithmique, mais a, au contraire, favorisé son expérimentation. La technologie est présentée comme « fiable » ou « sûre », puisque les entreprises peuvent désormais se protéger derrière ce cadre législatif.

Face à ce déchaînement incontrôlé de l’IA et aux effets négatifs qu’on commence à documenter sur la surveillance des populations ou sur l’environnement, je défends une stratégie de refus qui s’incarnerait dans un « renouveau luddite », du nom des luddites, des ouvriers anglais du début du XIXe siècle, connus pour avoir détruit des machines industrielles. En détruisant des machines, ces ouvriers ne rejetaient pas le changement technologique dans l’absolu, mais la trajectoire technologique du capitalisme industriel naissant, c’est-à-dire l’existence de machines qui déqualifient les travailleurs et les travailleuses et déstructurent les collectifs ouvriers. Ils défendaient, en quelque sorte, une autre trajectoire technologique, un changement technologique alternatif. Cela passe, à mon avis, par le contrôle ouvrier, perspective que je défendais déjà dans l’ouvrage précédent. Celui-ci n’a rien à voir avec la co-détermination à l’allemande, ou la co-gestion. Mais plutôt, l’intervention des travailleurs dans la marche de l’entreprise, dans l’organisation du travail, et dans le changement technologique, indépendamment de la direction et du patron. Cela revient à décider démocratiquement de quelles technologies on a besoin, donc de décider si on a besoin d’IA, ou non.

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02.11.2025 à 18:00

Don Giovanni à l’Athénée : Mozart au cœur du théâtre

Au Théâtre de l’Athénée, Don Giovanni s’impose dans une version aussi audacieuse qu’épurée, portée par Julien Chauvin et Le Concert de la Loge. En plaçant l’orchestre sur scène, la production conçue par Jean-Yves Ruf renverse la hiérarchie traditionnelle entre fosse et plateau : la musique devient un protagoniste à part entière, au même titre que les chanteurs. Ce dialogue permanent entre instruments et voix confère à l’œuvre une intensité dramatique rare. Dès l’ouverture, la direction nerveuse et précise de Chauvin capte l’attention. Le timbre éclatant des cordes, la vivacité des vents, la pulsation dramatique du continuo soutiennent un théâtre musical d’une grande clarté. Sans surcharge orchestrale, tout respire souplesse et liberté — un Mozart vif, articulé, profondément humain. La mise en scène, volontairement dépouillée, s’appuie sur une scénographie minimaliste signée Laure Pichat : passerelle, escalier, lumière sculptée par Victor Egéa. La simplicité du cadre permet de concentrer l’attention sur les corps et les affects. Timothée Varon incarne un Don Giovanni au charme inquiétant ; Adrien Fournaison (Leporello) lui donne la réplique avec un humour désabusé, évitant la caricature. Margaux Poguet (Elvira) et Marianne Croux (Anna) se distinguent par leur précision vocale et leur engagement dramatique, entre fragilité et puissance. L’ensemble dégage une jeunesse et une cohérence remarquable : un chœur réduit, une scène sobre, une lecture limpide qui recentre l’opéra sur sa tension essentielle entre désir et châtiment. Loin des effets spectaculaires, Ruf et Chauvin signent un Don Giovanni chambriste, tendu, vibrant, où chaque geste, chaque souffle trouve son écho musical. Une production d’une rare justesse, à la fois respectueuse de l’esprit mozartien et ouverte à la modernité : sans doute la preuve qu’un grand mythe peut encore se raconter avec fraîcheur, intelligence et ferveur.
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Au Théâtre de l’Athénée, Don Giovanni s’impose dans une version aussi audacieuse qu’épurée, portée par Julien Chauvin et Le Concert de la Loge. En plaçant l’orchestre sur scène, la production conçue par Jean-Yves Ruf renverse la hiérarchie traditionnelle entre fosse et plateau : la musique devient un protagoniste à part entière, au même titre que les chanteurs. Ce dialogue permanent entre instruments et voix confère à l’œuvre une intensité dramatique rare.

Dès l’ouverture, la direction nerveuse et précise de Chauvin capte l’attention. Le timbre éclatant des cordes, la vivacité des vents, la pulsation dramatique du continuo soutiennent un théâtre musical d’une grande clarté. Sans surcharge orchestrale, tout respire souplesse et liberté — un Mozart vif, articulé, profondément humain. La mise en scène, volontairement dépouillée, s’appuie sur une scénographie minimaliste signée Laure Pichat : passerelle, escalier, lumière sculptée par Victor Egéa. La simplicité du cadre permet de concentrer l’attention sur les corps et les affects. Timothée Varon incarne un Don Giovanni au charme inquiétant ; Adrien Fournaison (Leporello) lui donne la réplique avec un humour désabusé, évitant la caricature. Margaux Poguet (Elvira) et Marianne Croux (Anna) se distinguent par leur précision vocale et leur engagement dramatique, entre fragilité et puissance.

L’ensemble dégage une jeunesse et une cohérence remarquable : un chœur réduit, une scène sobre, une lecture limpide qui recentre l’opéra sur sa tension essentielle entre désir et châtiment. Loin des effets spectaculaires, Ruf et Chauvin signent un Don Giovanni chambriste, tendu, vibrant, où chaque geste, chaque souffle trouve son écho musical. Une production d’une rare justesse, à la fois respectueuse de l’esprit mozartien et ouverte à la modernité : sans doute la preuve qu’un grand mythe peut encore se raconter avec fraîcheur, intelligence et ferveur.

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30.10.2025 à 10:00

Voyager, une histoire du XIXe siècle

En mars 2020, bien que tous les États ne l’aient pas décidé, le monde entier se retrouve confiné et ne peut plus voyager. Cette décision constitue le point de départ de l’historien du XIX e  siècle et des représentations Sylvain Venayre. À travers 17 leçons, nées de rencontres avec des hommes et des femmes qui l’ont influencé, il décrit une pratique qui a imprégné la littérature de l’époque et permit la naissance de la littérature de voyages. Littérature dans laquelle la personnalité du narrateur l’emporte sur les lieux visités, à l’instar de Chateaubriand, qui cherche à Jérusalem les fondements de sa foi. C’est donc un ouvrage qui nous amène à redécouvrir, à travers la plume de Jules Verne, Michelet, Chateaubriand et consorts, les fondements de la figure du touriste et de nos pratiques de voyages nées au XIX e  siècle, notamment avec la transformation des transports.   Nonfiction.fr : Vous avez rédigé et dirigé plusieurs ouvrages sur l’histoire du monde au XIX e siècle , les guerres sur ce même siècle ou encore les produits symboles de la mondialisation depuis le XVIII e siècle . À la lecture de l’introduction, le livre semble avoir autant été écrit par « l’historien des voyages et de l’éloignement » 1 que par l’observateur des années 2020. Comment est né ce projet ? Sylvain Venayre :  Le projet est né en grande partie de la volonté de mon éditrice, Blandine Genthon. Depuis une trentaine d’années que je travaille sur l’histoire des voyages et de l’éloignement, j’avais abordé pas mal de sujets dont elle s’est aperçue qu’ils résonnaient avec notre présent. De façon d’ailleurs souvent paradoxale : le XIX e siècle, qui forme le cadre privilégié de mes recherches, est désormais assez mal perçu. Quand j’étais étudiant, à la fin du XX e siècle, on pouvait encore croire qu’il était « le siècle dernier », celui du romantisme, des révolutions, de l’avènement de la République, le grand siècle de Victor Hugo et de Louis Pasteur, celui dans lequel plongeaient les racines de notre modernité. C’est beaucoup moins le cas aujourd’hui, où le XIX e siècle est volontiers stigmatisé comme un siècle sexiste, raciste, impérialiste et pollueur. L’étudier, c’est toujours aller chercher les origines de notre modernité – mais des origines désormais extrêmement critiquables. Cela vaut aussi pour l’histoire des voyages. Le XIX e siècle n’aurait-il pas inventé, avec le tourisme, une forme de folklorisation de l’autre ? le moyen d’une domination occidentale sur le reste du monde ? des atteintes nouvelles aux peuples, aux patrimoines et à l’environnement ? Aujourd’hui que l’on craint les effets du « surtourisme » et que l’on opère un partage strict entre les élites sociales, qui voyagent pour leur plaisir, et les pauvres gens contraints à des migrations douloureuses pour des raisons politiques et économiques, qu’est-ce que l’expérience du XIX e siècle peut encore nous enseigner ? Nous avons fait le pari dans ce livre que les voyages des Occidentaux du XIX e siècle pouvaient être analysés en brossant à contre-sens le poil trop luisant de l’histoire, comme disait Walter Benjamin – qu’ils pouvaient nous en apprendre beaucoup sur la façon dont on ressent aujourd’hui l’expérience du monde, qu’il s’agisse de l’avènement de l’industrie touristique, des conquêtes impériales ou de bien d’autres pratiques du XIX e siècle, tel ce goût qui nous semble maintenant invraisemblable pour la chasse aux animaux sauvages. Bref, il s’agit d’essayer de continuer à tirer des enseignements du XIX e siècle, mais en pensant parfois contre lui. Chaque leçon, qui remplace ici les chapitres, est tirée d’une rencontre, d’un colloque et de rédaction de chapitres ou direction de dossiers. Le livre est bien sûr centré d’abord et avant tout sur le voyage, mais nous en apprenons également beaucoup sur votre parcours et vos influences d’historien. Quelle place occupe le voyage dans votre travail depuis trois décennies ? J’ai commencé par faire une thèse qui, à l’époque, étonnait un peu mes collègues, habitués à des sujets plus classiques. À l’époque, je tâchais de faire l’histoire du sentiment d’aventure. L’approche était celle de mon maître Alain Corbin : l’histoire des sensibilités et des représentations. Je me demandais ce que signifiait l’aventure pour les Européens du XIX e siècle et j’étais arrivé à premier résultat : je pouvais dater l’émergence de l’imaginaire moderne de l’aventure – entre les années 1880 et les années 1910. Auparavant, l’aventure existait, mais elle n'était pas désirable en soi. Les personnages d’aventuriers étaient méprisés. C’est à la toute fin du XIX e siècle que la quête de l’aventure pour elle-même est devenue quelque chose de valorisant, susceptible d’ennoblir une existence. Je me suis demandé pourquoi et, en gros, j’en suis arrivé à la conclusion que, au tournant des XIX e et XX e siècles, le sentiment d’une plus grande sécurité dans les transports et les communications, la disparition de l’inconnu géographique (à travers par exemple le remplissage des taches blanches sur les cartes de géographie) et le sentiment de l’éradication des mondes sauvages, sous l’effet de la politique de colonisation (ou, plus exactement, sous l’effet des propagandes impériales) avaient eu pour conséquence le déploiement d’une forme de nostalgie. Beaucoup de gens assuraient alors que l’espace qui autorisait l’aventure était en train de disparaître. C’était peut-être vrai, mais à condition d’admettre que, autrefois, on n’aurait jamais dit les choses ainsi. La mystique moderne de l’aventure pouvait donc être interprétée comme une réaction nostalgique face à la marche du monde. Par la suite, j’ai continué à travailler sur l’histoire du voyage, en essayant de croiser l’histoire des pratiques (progrès des transports et des communications, explorations, pèlerinages, voyages d’études, voyages de santé, tourisme) et celle des représentations (l’ensemble des façons de voir et de sentir qui ont permis de donner du sens à l’expérience du voyage). Cela m’a conduit à publier un gros livre, Panorama du voyage (Les Belles Lettres, 2012), dont l’ambition était d’établir la liste exhaustive de toutes les façons de dire, de vivre et de sentir le voyage au XIX e siècle. J’ai également publié une anthologie de textes sur le voyage, du XVI e siècle à nos jours. Dans l’ Histoire du monde au XIX e siècle , j’ai consacré un chapitre à l’histoire mondiale des transports et des communications. J’ai aussi multiplié les études de cas dans le cadre de revues ou de colloques – une cinquantaine en tout. J’en ai retenu 17 pour ce livre : celles qui me permettaient de faire dialoguer le XIX siècle, selon les principes critiques dont je parlais tout à l’heure, avec notre actualité. La première leçon donne la part belle à Chateaubriand et la littérature constitue une source majeure de ce travail. Les écrivains étaient pour certains de grands voyageurs, à l’image de Flaubert, qui visite l’Asie Mineure à 22 ans et prend des notes lors de ses voyages. Comment abordez-vous cette source, puisque tous les auteurs ne souhaitent pas participer à cette littérature du voyage, et quels sont ses atouts pour votre sujet ? J’ai été formé très tôt à l’analyse historienne des sources littéraires. Elle était essentielle pour mon travail sur l’histoire du sentiment d’aventure (comment ne pas utiliser pour ce travail la masse énorme des romans dits « d’aventures » ?). Ces sources sont prodigieuses à condition de ne pas les surinterpréter. Elles nous donnent rarement – ou, en tout cas, très indirectement – accès à la réalité des pratiques. En revanche, à condition de les étudier avec assez d’attention, elles nous permettent de repérer l’ensemble de ce qui était pensable – ou, au moins, dicible – à une époque donnée. Sans compter que, dans le cas des voyages, elles sont, en tout cas au XIX e siècle, prescriptrice de normes. C’est au XIX e siècle en effet que s’invente la littérature de voyage, au sens moderne de la notion de littérature – c’est-à-dire le récit qui n’a pas d’autre objectif que d’exprimer, pour le dire comme Chateaubriand, les émotions, les sentiments et les aventures du voyageur (là où la littérature de voyage de l’époque précédente était essentiellement centrée sur les objets étudiés par le voyageur). On ne parlait pas à l’époque d’« écrivain-voyageur ». Mais quand on a inventé cette catégorie – assez largement publicitaire – dans les années 1980, c’est bien en référence à cette histoire qui débute avec le XIX e siècle. Théophile Gautier, par exemple, a été un acteur important de cette évolution, en publiant les premiers recueils de récits de voyage, montrant par là que ce qui comptait dans ces livres, c’était moins les destinations du voyageur, très variées (Gautier a énormément voyagé), que le style de l’écrivain, seul susceptible d’assurer l’unité de ces récits. « Ce ne serait pas trop de l’histoire du monde pour expliquer la France », c’est par cette phrase de Michelet que Patrick Boucheron ouvre l’ Histoire mondiale de la France , à laquelle vous aviez participé et dont une nouvelle édition vient de paraître. Vous consacrez justement une leçon à Michelet. Quelle influence ont les voyages, notamment ses quatre en Italie, sur son œuvre ? J’ai une passion pour Michelet. Pendant plusieurs années, j’ai coanimé, avec Aurélien Aramini, Paule Petitier et Yann Potin, un séminaire sur Michelet. Je l’avais aussi beaucoup lu – et utilisé – pour mon enquête sur la façon dont la science historique a pris en charge, depuis le XVIII e siècle, le débat sur les origines de la nation en France 2 . J’en avais même fait un des personnages principaux de La Balade nationale , cette bande dessinée coécrite avec Etienne Davodeau, qui constituait, en 2017, le premier volume de l’ Histoire dessinée de la France , consacré à la question des origines. Dans ce livre, nous avons envoyé Michelet et ses compagnons de voyage dans un grand tour de France, à la recherche des différentes origines attribuées à la nation française, selon les époques et les opinions politiques. L’idée était d’ailleurs inspirée du Tableau de la France de Michelet, qui ouvrait le deuxième tome de son Histoire de France . Car Michelet a été un grand voyageur – à travers la France essentiellement, Michelet recherchant sur tout le territoire non seulement les archives qui lui permettrait d’écrire l’histoire de son pays, mais aussi le sentiment du corps de la nation, selon une logique qu’on verra ensuite à l’œuvre, quelques décennies plus tard, chez Vidal de la Blache. Mais Michelet a visité également les pays voisins, à commencer par l’Italie, en effet, qui a été pour lui une véritable révélation. Ce sont ses voyages en Italie qui lui ont fait considérer les Alpes comme « l’autel de l’Europe » et qui, surtout, lui ont permis de créer la notion moderne de Renaissance. Or, ce que j’essaye de montrer, c’est qu’en Italie, Michelet a surtout imaginé ce qui se trouvait au-delà de l’Italie : l’Orient, qu’il a rêvé par la puissance de Venise, par les Juifs d’Espagne réfugiés après 1492 et par l’Empire ottoman du temps du vizir Ibrahim. Ce sont ses déplacements – mais aussi les déplacements qu’il n’a pas pu faire mais qu’il a rêvé – qui l’ont invité à penser la Renaissance, c’est-à-dire, selon sa philosophie de l’histoire, le début de la réconciliation de l’humanité. La chasse, et le prestige qui l’accompagne sont aussi une motivation de certains voyageurs. Tout un imaginaire se construit alors autour d'animaux féroces qui n’existeraient plus en Europe et impliquent un voyage vers l’Asie ou l’Afrique. Comment s’organise ce genre de voyages ? Quand on pense à ce qui nous fait aujourd’hui horreur dans les voyages d’agrément du XIX e siècle, on pense assez vite à cette modalité particulière du sport pour certaines élites de l’époque : les « grandes chasses » (on ne parlait pas encore de safari, le mot n’est apparu qu’au début du XX e siècle). Alain Corbin m’avait naguère invité à me pencher sur cette question, dans la logique de mes travaux sur l’imaginaire de l’aventure. Il suivait en l’occurrence une idée souvent exprimée par Lucien Febvre : non pas chercher en quoi nous ressemblons aux gens du passé (selon un réflexe qui peut vite vous conduire à des raisonnements identitaires), mais au contraire en quoi nous différons. Or, en ce domaine, la gloire des grandes chasses est exemplaire. À quelques rares individus près, les hécatombes des chasseurs du XIX e siècle nous paraissent aujourd’hui extravagantes et lamentables. Il convient donc de se poser la question : pourquoi fascinaient-elles à cette époque ? Parce qu’elles fascinaient : les bibliothèques étaient pleines de récits de chasse, les romans d’aventures étaient pleins de scènes de chasse, dans les théâtres et les « exhibitions » on multipliait les images de chasse. Je pense qu’aucune époque n’a célébré à ce point le goût de mettre à mort les animaux sauvages. Il y a là un problème et, comme le disait Michel Foucault, la bonne histoire est d’abord celle qui s’efforce de résoudre un problème. Mais en réalité bien d’autres problèmes sont aux origines de ce livre. Pourquoi a-t-on décidé, au XIX e siècle, d’inventer la pratique du voyage de noces ? Pourquoi l’Église a-t-elle soutenu à ce point la pratique des pèlerinages, pourtant très critiquée à l’époque précédente ? Pourquoi certains artistes, tel Gustave Flaubert, ont-ils refusé tout à la fois la pratique de la photographie et l’écriture de récit de voyage ? Chaque fois, c’est un mystère de ce genre qui déclenche mon envie d’enquêter. Justement, avec la colonisation, les autorités métropolitaines cherchent des volontaires pour peupler les espaces qu’elles soumettent progressivement. « L’aventure coloniale », expression sur laquelle vous revenez, accorde-t-elle une place aux voyageurs ? C’est en effet un des plus gros problèmes : y a-t-il un lien entre le désir des voyages, que le XIX e siècle occidental a promu et institutionnalisé, et le désir de conquête, qui a abouti à la fin du siècle à la constitution des immenses empires coloniaux ? Et même, plus exactement, y a-t-il une relation de cause à effet ? Les voyageurs européens dans les espaces qui finiront par devenir des territoires coloniaux ont-ils été les fourriers de l’impérialisme ? Or, en ce domaine, rien n’est très simple. Il serait difficile de prétendre, par exemple, que le voyage de René Caillié à Tombouctou à la fin des années 1820 est directement à l’origine de la prise de la ville par les Français en 1894. C’est pourtant ce qui a souvent été dit : par la propagande coloniale à la fin du XIX e siècle, puis par le discours anticolonialiste à partir de l’entre-deux-guerres et même par certains des meilleurs historiens. Or, cet unanimisme devient suspect dès lors que l’on considère cette notion, « l’aventure coloniale », dont le premier terme a souvent été effacé au privilège du second. Pourtant, parler d’« aventure coloniale » n’est pas exactement parler d’« histoire coloniale ». Cela implique un certain imaginaire, qui associe le désir des confins au désir de conquête. Je me suis proposé ici de faire l’histoire de cette expression – de même que l’histoire d’autres notions tout aussi vagues, telle la notion d’« Ailleurs » afin d’essayer de comprendre ce qui se cachait derrière les mots. Car il n’y a rien de moins décoratif que les mots que nous choisissons pour nommer tel ou tel phénomène historique. Notes : 1 - p.134 2 - Les Origines de la France , Seuil, 2013, rééd. Points 2025
Texte intégral (2991 mots)

En mars 2020, bien que tous les États ne l’aient pas décidé, le monde entier se retrouve confiné et ne peut plus voyager. Cette décision constitue le point de départ de l’historien du XIXe siècle et des représentations Sylvain Venayre. À travers 17 leçons, nées de rencontres avec des hommes et des femmes qui l’ont influencé, il décrit une pratique qui a imprégné la littérature de l’époque et permit la naissance de la littérature de voyages. Littérature dans laquelle la personnalité du narrateur l’emporte sur les lieux visités, à l’instar de Chateaubriand, qui cherche à Jérusalem les fondements de sa foi. C’est donc un ouvrage qui nous amène à redécouvrir, à travers la plume de Jules Verne, Michelet, Chateaubriand et consorts, les fondements de la figure du touriste et de nos pratiques de voyages nées au XIXe siècle, notamment avec la transformation des transports.

 

Nonfiction.fr : Vous avez rédigé et dirigé plusieurs ouvrages sur l’histoire du monde au XIXe siècle, les guerres sur ce même siècle ou encore les produits symboles de la mondialisation depuis le XVIIIe siècle. À la lecture de l’introduction, le livre semble avoir autant été écrit par « l’historien des voyages et de l’éloignement »1 que par l’observateur des années 2020. Comment est né ce projet ?

Sylvain Venayre : Le projet est né en grande partie de la volonté de mon éditrice, Blandine Genthon. Depuis une trentaine d’années que je travaille sur l’histoire des voyages et de l’éloignement, j’avais abordé pas mal de sujets dont elle s’est aperçue qu’ils résonnaient avec notre présent. De façon d’ailleurs souvent paradoxale : le XIXe siècle, qui forme le cadre privilégié de mes recherches, est désormais assez mal perçu. Quand j’étais étudiant, à la fin du XXe siècle, on pouvait encore croire qu’il était « le siècle dernier », celui du romantisme, des révolutions, de l’avènement de la République, le grand siècle de Victor Hugo et de Louis Pasteur, celui dans lequel plongeaient les racines de notre modernité. C’est beaucoup moins le cas aujourd’hui, où le XIXe siècle est volontiers stigmatisé comme un siècle sexiste, raciste, impérialiste et pollueur. L’étudier, c’est toujours aller chercher les origines de notre modernité – mais des origines désormais extrêmement critiquables.

Cela vaut aussi pour l’histoire des voyages. Le XIXe siècle n’aurait-il pas inventé, avec le tourisme, une forme de folklorisation de l’autre ? le moyen d’une domination occidentale sur le reste du monde ? des atteintes nouvelles aux peuples, aux patrimoines et à l’environnement ? Aujourd’hui que l’on craint les effets du « surtourisme » et que l’on opère un partage strict entre les élites sociales, qui voyagent pour leur plaisir, et les pauvres gens contraints à des migrations douloureuses pour des raisons politiques et économiques, qu’est-ce que l’expérience du XIXe siècle peut encore nous enseigner ? Nous avons fait le pari dans ce livre que les voyages des Occidentaux du XIXe siècle pouvaient être analysés en brossant à contre-sens le poil trop luisant de l’histoire, comme disait Walter Benjamin – qu’ils pouvaient nous en apprendre beaucoup sur la façon dont on ressent aujourd’hui l’expérience du monde, qu’il s’agisse de l’avènement de l’industrie touristique, des conquêtes impériales ou de bien d’autres pratiques du XIXe siècle, tel ce goût qui nous semble maintenant invraisemblable pour la chasse aux animaux sauvages. Bref, il s’agit d’essayer de continuer à tirer des enseignements du XIXe siècle, mais en pensant parfois contre lui.

Chaque leçon, qui remplace ici les chapitres, est tirée d’une rencontre, d’un colloque et de rédaction de chapitres ou direction de dossiers. Le livre est bien sûr centré d’abord et avant tout sur le voyage, mais nous en apprenons également beaucoup sur votre parcours et vos influences d’historien. Quelle place occupe le voyage dans votre travail depuis trois décennies ?

J’ai commencé par faire une thèse qui, à l’époque, étonnait un peu mes collègues, habitués à des sujets plus classiques. À l’époque, je tâchais de faire l’histoire du sentiment d’aventure. L’approche était celle de mon maître Alain Corbin : l’histoire des sensibilités et des représentations. Je me demandais ce que signifiait l’aventure pour les Européens du XIXe siècle et j’étais arrivé à premier résultat : je pouvais dater l’émergence de l’imaginaire moderne de l’aventure – entre les années 1880 et les années 1910. Auparavant, l’aventure existait, mais elle n'était pas désirable en soi. Les personnages d’aventuriers étaient méprisés. C’est à la toute fin du XIXe siècle que la quête de l’aventure pour elle-même est devenue quelque chose de valorisant, susceptible d’ennoblir une existence. Je me suis demandé pourquoi et, en gros, j’en suis arrivé à la conclusion que, au tournant des XIXe et XXe siècles, le sentiment d’une plus grande sécurité dans les transports et les communications, la disparition de l’inconnu géographique (à travers par exemple le remplissage des taches blanches sur les cartes de géographie) et le sentiment de l’éradication des mondes sauvages, sous l’effet de la politique de colonisation (ou, plus exactement, sous l’effet des propagandes impériales) avaient eu pour conséquence le déploiement d’une forme de nostalgie. Beaucoup de gens assuraient alors que l’espace qui autorisait l’aventure était en train de disparaître. C’était peut-être vrai, mais à condition d’admettre que, autrefois, on n’aurait jamais dit les choses ainsi. La mystique moderne de l’aventure pouvait donc être interprétée comme une réaction nostalgique face à la marche du monde.

Par la suite, j’ai continué à travailler sur l’histoire du voyage, en essayant de croiser l’histoire des pratiques (progrès des transports et des communications, explorations, pèlerinages, voyages d’études, voyages de santé, tourisme) et celle des représentations (l’ensemble des façons de voir et de sentir qui ont permis de donner du sens à l’expérience du voyage). Cela m’a conduit à publier un gros livre, Panorama du voyage (Les Belles Lettres, 2012), dont l’ambition était d’établir la liste exhaustive de toutes les façons de dire, de vivre et de sentir le voyage au XIXe siècle. J’ai également publié une anthologie de textes sur le voyage, du XVIe siècle à nos jours. Dans l’Histoire du monde au XIXe siècle, j’ai consacré un chapitre à l’histoire mondiale des transports et des communications. J’ai aussi multiplié les études de cas dans le cadre de revues ou de colloques – une cinquantaine en tout. J’en ai retenu 17 pour ce livre : celles qui me permettaient de faire dialoguer le XIX siècle, selon les principes critiques dont je parlais tout à l’heure, avec notre actualité.

La première leçon donne la part belle à Chateaubriand et la littérature constitue une source majeure de ce travail. Les écrivains étaient pour certains de grands voyageurs, à l’image de Flaubert, qui visite l’Asie Mineure à 22 ans et prend des notes lors de ses voyages. Comment abordez-vous cette source, puisque tous les auteurs ne souhaitent pas participer à cette littérature du voyage, et quels sont ses atouts pour votre sujet ?

J’ai été formé très tôt à l’analyse historienne des sources littéraires. Elle était essentielle pour mon travail sur l’histoire du sentiment d’aventure (comment ne pas utiliser pour ce travail la masse énorme des romans dits « d’aventures » ?). Ces sources sont prodigieuses à condition de ne pas les surinterpréter. Elles nous donnent rarement – ou, en tout cas, très indirectement – accès à la réalité des pratiques. En revanche, à condition de les étudier avec assez d’attention, elles nous permettent de repérer l’ensemble de ce qui était pensable – ou, au moins, dicible – à une époque donnée. Sans compter que, dans le cas des voyages, elles sont, en tout cas au XIXe siècle, prescriptrice de normes.

C’est au XIXe siècle en effet que s’invente la littérature de voyage, au sens moderne de la notion de littérature – c’est-à-dire le récit qui n’a pas d’autre objectif que d’exprimer, pour le dire comme Chateaubriand, les émotions, les sentiments et les aventures du voyageur (là où la littérature de voyage de l’époque précédente était essentiellement centrée sur les objets étudiés par le voyageur). On ne parlait pas à l’époque d’« écrivain-voyageur ». Mais quand on a inventé cette catégorie – assez largement publicitaire – dans les années 1980, c’est bien en référence à cette histoire qui débute avec le XIXe siècle. Théophile Gautier, par exemple, a été un acteur important de cette évolution, en publiant les premiers recueils de récits de voyage, montrant par là que ce qui comptait dans ces livres, c’était moins les destinations du voyageur, très variées (Gautier a énormément voyagé), que le style de l’écrivain, seul susceptible d’assurer l’unité de ces récits.

« Ce ne serait pas trop de l’histoire du monde pour expliquer la France », c’est par cette phrase de Michelet que Patrick Boucheron ouvre l’Histoire mondiale de la France, à laquelle vous aviez participé et dont une nouvelle édition vient de paraître. Vous consacrez justement une leçon à Michelet. Quelle influence ont les voyages, notamment ses quatre en Italie, sur son œuvre ?

J’ai une passion pour Michelet. Pendant plusieurs années, j’ai coanimé, avec Aurélien Aramini, Paule Petitier et Yann Potin, un séminaire sur Michelet. Je l’avais aussi beaucoup lu – et utilisé – pour mon enquête sur la façon dont la science historique a pris en charge, depuis le XVIIIe siècle, le débat sur les origines de la nation en France2. J’en avais même fait un des personnages principaux de La Balade nationale, cette bande dessinée coécrite avec Etienne Davodeau, qui constituait, en 2017, le premier volume de l’Histoire dessinée de la France, consacré à la question des origines. Dans ce livre, nous avons envoyé Michelet et ses compagnons de voyage dans un grand tour de France, à la recherche des différentes origines attribuées à la nation française, selon les époques et les opinions politiques. L’idée était d’ailleurs inspirée du Tableau de la France de Michelet, qui ouvrait le deuxième tome de son Histoire de France.

Car Michelet a été un grand voyageur – à travers la France essentiellement, Michelet recherchant sur tout le territoire non seulement les archives qui lui permettrait d’écrire l’histoire de son pays, mais aussi le sentiment du corps de la nation, selon une logique qu’on verra ensuite à l’œuvre, quelques décennies plus tard, chez Vidal de la Blache. Mais Michelet a visité également les pays voisins, à commencer par l’Italie, en effet, qui a été pour lui une véritable révélation. Ce sont ses voyages en Italie qui lui ont fait considérer les Alpes comme « l’autel de l’Europe » et qui, surtout, lui ont permis de créer la notion moderne de Renaissance. Or, ce que j’essaye de montrer, c’est qu’en Italie, Michelet a surtout imaginé ce qui se trouvait au-delà de l’Italie : l’Orient, qu’il a rêvé par la puissance de Venise, par les Juifs d’Espagne réfugiés après 1492 et par l’Empire ottoman du temps du vizir Ibrahim. Ce sont ses déplacements – mais aussi les déplacements qu’il n’a pas pu faire mais qu’il a rêvé – qui l’ont invité à penser la Renaissance, c’est-à-dire, selon sa philosophie de l’histoire, le début de la réconciliation de l’humanité.

La chasse, et le prestige qui l’accompagne sont aussi une motivation de certains voyageurs. Tout un imaginaire se construit alors autour d'animaux féroces qui n’existeraient plus en Europe et impliquent un voyage vers l’Asie ou l’Afrique. Comment s’organise ce genre de voyages ?

Quand on pense à ce qui nous fait aujourd’hui horreur dans les voyages d’agrément du XIXe siècle, on pense assez vite à cette modalité particulière du sport pour certaines élites de l’époque : les « grandes chasses » (on ne parlait pas encore de safari, le mot n’est apparu qu’au début du XXe siècle). Alain Corbin m’avait naguère invité à me pencher sur cette question, dans la logique de mes travaux sur l’imaginaire de l’aventure. Il suivait en l’occurrence une idée souvent exprimée par Lucien Febvre : non pas chercher en quoi nous ressemblons aux gens du passé (selon un réflexe qui peut vite vous conduire à des raisonnements identitaires), mais au contraire en quoi nous différons. Or, en ce domaine, la gloire des grandes chasses est exemplaire. À quelques rares individus près, les hécatombes des chasseurs du XIXe siècle nous paraissent aujourd’hui extravagantes et lamentables. Il convient donc de se poser la question : pourquoi fascinaient-elles à cette époque ? Parce qu’elles fascinaient : les bibliothèques étaient pleines de récits de chasse, les romans d’aventures étaient pleins de scènes de chasse, dans les théâtres et les « exhibitions » on multipliait les images de chasse. Je pense qu’aucune époque n’a célébré à ce point le goût de mettre à mort les animaux sauvages. Il y a là un problème et, comme le disait Michel Foucault, la bonne histoire est d’abord celle qui s’efforce de résoudre un problème.

Mais en réalité bien d’autres problèmes sont aux origines de ce livre. Pourquoi a-t-on décidé, au XIXe siècle, d’inventer la pratique du voyage de noces ? Pourquoi l’Église a-t-elle soutenu à ce point la pratique des pèlerinages, pourtant très critiquée à l’époque précédente ? Pourquoi certains artistes, tel Gustave Flaubert, ont-ils refusé tout à la fois la pratique de la photographie et l’écriture de récit de voyage ? Chaque fois, c’est un mystère de ce genre qui déclenche mon envie d’enquêter.

Justement, avec la colonisation, les autorités métropolitaines cherchent des volontaires pour peupler les espaces qu’elles soumettent progressivement. « L’aventure coloniale », expression sur laquelle vous revenez, accorde-t-elle une place aux voyageurs ?

C’est en effet un des plus gros problèmes : y a-t-il un lien entre le désir des voyages, que le XIXe siècle occidental a promu et institutionnalisé, et le désir de conquête, qui a abouti à la fin du siècle à la constitution des immenses empires coloniaux ? Et même, plus exactement, y a-t-il une relation de cause à effet ? Les voyageurs européens dans les espaces qui finiront par devenir des territoires coloniaux ont-ils été les fourriers de l’impérialisme ? Or, en ce domaine, rien n’est très simple. Il serait difficile de prétendre, par exemple, que le voyage de René Caillié à Tombouctou à la fin des années 1820 est directement à l’origine de la prise de la ville par les Français en 1894. C’est pourtant ce qui a souvent été dit : par la propagande coloniale à la fin du XIXe siècle, puis par le discours anticolonialiste à partir de l’entre-deux-guerres et même par certains des meilleurs historiens.

Or, cet unanimisme devient suspect dès lors que l’on considère cette notion, « l’aventure coloniale », dont le premier terme a souvent été effacé au privilège du second. Pourtant, parler d’« aventure coloniale » n’est pas exactement parler d’« histoire coloniale ». Cela implique un certain imaginaire, qui associe le désir des confins au désir de conquête. Je me suis proposé ici de faire l’histoire de cette expression – de même que l’histoire d’autres notions tout aussi vagues, telle la notion d’« Ailleurs » afin d’essayer de comprendre ce qui se cachait derrière les mots. Car il n’y a rien de moins décoratif que les mots que nous choisissons pour nommer tel ou tel phénomène historique.


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1 - p.134
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