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17.04.2025 à 23:30

Les butch sortent du cafoutch

Livia Stahl

La culture queer, on ne la découvre pas souvent à la campagne. Y grandir, c'est rester au placard. Y revenir, c'est souvent un pari : réussir à ne pas s'isoler, ni des siens, ni des voisins. Enquête en pays drômois. « Le problème quand on est gouine, pédé et bi à la campagne, c'est aussi qu'il n'y a personne comme nous ici ! On est genre trois à des kilomètres à la ronde. Ce dont on a besoin, c'est d'abord de se rencontrer ! » Cri du cœur de la meuf au micro, que la foule lui renvoie en (…)

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Texte intégral (1898 mots)

La culture queer, on ne la découvre pas souvent à la campagne. Y grandir, c'est rester au placard. Y revenir, c'est souvent un pari : réussir à ne pas s'isoler, ni des siens, ni des voisins. Enquête en pays drômois.

Pauline Gillet

« Le problème quand on est gouine, pédé et bi à la campagne, c'est aussi qu'il n'y a personne comme nous ici ! On est genre trois à des kilomètres à la ronde. Ce dont on a besoin, c'est d'abord de se rencontrer ! » Cri du cœur de la meuf au micro, que la foule lui renvoie en écho. Juin 2023, c'est la première Pride de Crest, une bouffée d'air que tout le monde attendait. Et encore, on est dans la Drôme, une « terre de queers ». Avec l'Ardèche, le Diois, les Cévennes ou l'Ariège, cette campagne est connue pour être un lieu où ça bouge un peu dans la « communauté ».

Ici, bien sûr qu'il y a de l'homophobie, mais pas forcément plus qu'en ville. Ce qui manque par contre, ce sont les gens. Avec un recensement (officiel) de 10 % de LGBTQIA+ sur le territoire national, surtout concentré dans les métropoles, c'est dire comme on se retrouve vite solo dans son hameau. D'ailleurs, quand c'est possible, la plupart en partent et sortent du placard en ville, là où la marginalité peut être compensée par le groupe. Mais pourquoi revenir ? Et comment faire vivre à la campagne ces précieux réseaux queers ? L'objectif est double : pouvoir rester déviant·e de la norme hétéro sans perdre trop de points de vie, mais aussi s'échapper de l'entre-soi des petits milieux urbains, et créer autre chose ici.

Tout faire soi-même

« Ici, si tu veux que des choses se passent, il faut les créer soi-même », constate Milo (31 ans), qui galère à former un petit groupe de potes queers et féministes aux alentours de Buis-les-Baronnies, même juste pour boire un café. Le spontané, quand on est géographiquement éloigné les un·es des autres, ça ne marche pas trop. Il faut anticiper, se motiver et faire des kilomètres pour rejoindre une soirée où on ne connaît pas toujours grand monde, trouver à dormir sur place… « Il faut se sentir en confiance, c'est pas évident pour tout le monde. Et à force, on se déshabitue aussi à la sociabilité. D'aller contre ça, ça nécessite de la force ».

« Il faut affronter une culture ambiante qui reste très hétéropatriarcale et dans laquelle la majorité des gens est noyée »

Et parfois, ce n'est pas suffisant : « Surtout en ce qui concerne les relations intimes. Chez moi, j'ai un peu fait le tour des amis d'amis », raconte Zigzag (38 ans), qui vit à Châtillon-en-Diois. Il retourne d'ailleurs régulièrement en ville pour prendre des « shots de sociabilité », même s'il se retrouve souvent en décalage : « Les rencontres entre hommes y sont souvent expéditives. Sur les applis, les mecs ont des dizaines de propositions par semaine, quand moi je ne viens que pour quelques jours et que je veux des relations intéressantes. » Même dans une ville comme Valence, « il n'y avait rien pour les lesbiennes, raconte Lætitia (34 ans). Alors avec des copines, on a créé notre propre soirée, tous les deux mois, “Chill and gouines”. Ça a super bien marché et deux ans plus tard, il y a des meufs qui font jusqu'à une heure et demie de route pour venir du Royan, de Die ou d'Annonay, juste pour se retrouver entre nous, discuter et danser. Quand on a vu le succès on s'est dit “ok, y'avait vraiment besoin en fait”. »

« Pourquoi vous avez besoin de faire vos trucs là ? »

Se retrouver entre personnes LGBTQIA+, c'est une nécessité qui dépasse les relations amoureuses et sexuelles. Quand on grandit à la campagne sans représentation de l'homosexualité, « on ne se dit même pas que c'est possible », raconte Lætitia. Mais même une fois adulte, dévier de la norme peut rester sportif. Fréquenter des personnes qui partagent ce décalage et entretiennent d'autres manières de vivre, « ça fait du bien, ça permet de se libérer et de se sentir plus fort·es. Parce qu'il faut affronter une culture ambiante qui reste très hétéropatriarcale et dans laquelle la majorité des gens est noyée », analyse Milo. Lorsqu'il est arrivé, son équipe de travail a accueilli en alliée sa non-binarité de genre. Mais au village reste toujours la distance palpable dans les non-dits et les regards : « Les gens se demandent “mais c'est qui c'est quoi, c'est un homme ou une femme ?” ».

« Ils ne comprennent pas ce que c'est d'être minoritaire »

« Tous les trucs festifs ici, c'est très hétéro, raconte Joëlle (52 ans). Et les hétéros du coin, entre 30 et 60 ans, même quand ils sont militants, ils sont souvent à côté de la plaque sur les sujets qui nous concernent. » Pas volontairement homophobes, mais pas très subtils non plus. Elle raconte que les meufs ne comprennent pas toujours pourquoi organiser des événements en non-mixité, qu'elles ont l'impression de « trahir leurs mecs ». « Quand on explique l'intérêt de se retrouver sans mec cis pour pouvoir dire des trucs qu'on dirait pas sinon, ou d'organiser des soirées “queers”, la réaction ça va être “mais pourquoi vous avez besoin d'en parler ? Pourquoi vous avez besoin de faire vos trucs ? On en fait déjà plein des fêtes !” Mais moi quand je vais dans leurs fêtes, ça m'étouffe. Ils ne comprennent pas en quoi la culture hétéro peut véhiculer [des stéréotypes de genre] et être reloue. Ils ne comprennent pas ce que c'est de ne pas se retrouver là-dedans, et d'être minoritaire. »

Des espaces pour les minoritaires, c'est vital, car ils permettent de faire vivre leur contre-culture. En cela, les équipes de basket, de roller derby et de foot queers de Crest sont bien connues dans la région. Pour Kyle (32 ans), « c'est là que je me suis laissée approcher. J'avais déjà eu des relations hors hétéro, mais sans jamais poser les mots dessus. C'est le foot, et la Drôme, qui m'ont fait découvrir les questions féministes et LGBT. Tout à coup dans ma tête, ça a fait baoum ! » Même si parfois, les codes sociaux qui y sont véhiculés peuvent mener à des formes d'exclusion. C'est ce que raconte Laetitia, une « lesbienne invisible » sans cheveux courts ni piercing, qui s'est déjà sentie jugée et « naïve » dans ces milieux : « À Valence, nos soirées sont avant tout faites pour danser. C'est peut-être pas militant, mais on avait à cœur que ce soit pas une bulle d'entre-soi ».

Sortir de sa zone de confort

Si les queers retournent à la campagne, ce n'est pourtant pas pour recréer l'entre-soi communautaire que permet la ville. Pour Zigzag, déjà, ce serait impossible dans un village « où on se croise tout le temps et où on se rend des services », même s'il reconnaît sympathiser plus facilement « avec les néoruraux de gauche, CSP+ en général ». Même questionnement dans l'équipe de foot de Crest, où Kyle raconte que « depuis septembre, on se questionne sur notre mixité sociale. D'ailleurs, on s'est jamais dit d'où on venait socialement. Et on n'est que des personnes blanches… Parfois les gens viennent deux fois et ne reviennent plus. Est-ce aussi parce qu'on véhicule des codes sociaux dans lesquels iels ne se retrouvent pas ? »

Quand Joëlle a quitté la ville pour s'installer dans sa maison au milieu des bois, elle s'est mise à faire les choses de façon différente : « J'avais plein de fantasmes flippants parce que quand j'étais petite, on vivait avec ma mère dans un bled de 143 habitants et elle se faisait parfois emmerder par des villageois. Arrivée seule, avec ma meuf de l'époque qui était pas toujours là, j'étais pas méga rassurée. » Alors elle prend les choses en main : « J'ai passé mon permis de chasse et j'ai rencontré les chasseurs du coin. Je voulais casser mes stéréotypes et, à l'inverse, je voulais pas qu'ils me voient comme la bobo qui fait pas la différence entre un faisan et une perdrix. »

Dans son village, avec d'autres, elle a monté un événement LGBT lors de la Pride, avec l'idée que ce soit un moment « inclusif » auquel participent les habitant·es, pour montrer que la culture queer, c'est chouette. « Ça s'est bien passé, des chasseurs nous ont prêté la caravane-bar, un ou deux sont venus boire des coups ». Pas de clivage sur l'homosexualité ou la transidentité, mais… sur le prix du pichet : « Ça paraissait pas cher à des copines de Marseille qui, sans être très friquées, sont socialement plus favorisées que beaucoup de gens ici, qui ne font souvent leurs courses qu'une fois par mois et complètent avec leurs conserves et leur potager. » Et bien sûr, « les queers végés disaient qu'on pouvait bien se passer de viande un soir, mais ici quand on fait la fête, y'a de la viande ! ».

Joëlle se sent bien ici. Finalement plus choquée par des ami·es qui achètent leur barbaque en supermarché et qui trouvent que « les chasseurs, c'est vraiment horrible », que par des personnes qui mangent les bêtes qu'ils tuent, elle a changé de stratégie politique : « dans la période dans laquelle on est, on a intérêt à négocier et à essayer d'établir des lignes de communication avec les autres, sinon on va juste être renvoyés dos à dos et ça va faire des trucs super moches ».

Livia Stahl

17.04.2025 à 23:30

La Conf' sauve l'honneur

Gautier Félix

Alors que les partis et syndicats de travailleurs ont déserté les campagnes et que la droite s'y engouffre, la Confédération paysanne persévère. Levier antifasciste ? La lutte du Larzac et les bouillonnantes années 1970 – avec la naissance de l'écologie politique – ont historiquement donné aux « Paysans-Travailleurs », puis à la Confédération paysanne, un double ancrage dans les luttes sociales et écolos. Mais avec la concentration de l'activité économique dans les grands pôles urbains, la (…)

- CQFD n°240 (avril 2025) / ,
Texte intégral (810 mots)

Alors que les partis et syndicats de travailleurs ont déserté les campagnes et que la droite s'y engouffre, la Confédération paysanne persévère. Levier antifasciste ?

Robin Szczygiel

La lutte du Larzac et les bouillonnantes années 1970 – avec la naissance de l'écologie politique – ont historiquement donné aux « Paysans-Travailleurs », puis à la Confédération paysanne, un double ancrage dans les luttes sociales et écolos. Mais avec la concentration de l'activité économique dans les grands pôles urbains, la gauche a peu à peu oublié la campagne. La Conf' se retrouve souvent bien seule à porter ses combats pour un changement de modèle agricole. L'une de ses revendications : l'installation d'un million de paysan·nes1 supplémentaires réparti·es en petites fermes, les plus autonomes possibles, ancrées sur le territoire, plutôt qu'une agriculture industrielle. Mais sans réel soutien, ces alternatives restent fragiles. « Il y avait beaucoup d'espoir avec l'obligation de 20 % d'agriculture bio dans les cantines inscrites dans la loi Egalim2, mais ce point n'a jamais été honoré. » nous rappelle Romain Balandier, éleveur dans les Vosges et confédéré.

Des gros réacs des agris ? La réalité est parfois plus complexe sur le terrain.

À l'extrême droite toute, la Coordination rurale (CR) a réalisé une percée inquiétante aux élections professionnelles agricoles du 15 au 31 janvier dernier. Elle rafle 29,85 % des suffrages, ébranlant au passage l'hégémonie de la FNSEA (46,70 %). La Confédération paysanne, quant à elle, est restée stable à 20,49 %.

Des gros réacs des agris ? La réalité est parfois plus complexe sur le terrain. « Derrière les grandes gueules médiatiques, tous les militants de la CR ne se revendiquent pas fachos. » explique Élise Guellier, éleveuse de chèvres et nouvellement élue représentante de la Conf' à la Chambre d'agriculture du Loir-et-Cher où la CR a remporté les élections. « Leur victoire chez nous a brisé l'hégémonie de la FNSEA. Ça a ouvert un débat sur la démocratie et le partage du pouvoir au sein d'institutions agricoles qui n'en ont pas vraiment la culture. Or même minoritaire, la Conf' a une voix à faire entendre ! »

Se battre pour de nouveaux modèles pourrait également permettre de rassembler plus de force. « Le projet de Sécurité sociale de l'alimentation, qui permettrait de sécuriser un budget alimentaire pour chacune grâce à une cotisation sociale prélevée à tous, est une des propositions politiques les plus fortes depuis longtemps. »3 s'enthousiasme Romain Balandier. Des expérimentations ont lieu dans différents départements, unifiant les problématiques de production agricole et d'accès à une alimentation de qualité. Une perspective mobilisatrice qui pourrait peser dans le rapport de force.

Gautier Félix

1 On en comptait 1,6 millions en 1982 contre 500 000 aujourd'hui. 200 fermes disparaissent chaque semaine.

2 Les trois lois, dites Egalim I, Egalim II et Egalim III, votées entre 2018 et 2023 étaient censées garantir le revenu du monde agricole. En 2024, suite à un audit flash, la Cour des comptes pointe des irrégularités dans le respect de la loi.

3 Lire « Du bio pour les précaires ! », CQFD n°229 (avril 2024).

17.04.2025 à 23:30

Irréductibles gauchos

Gaëlle Desnos

Dans les campagnes, plus le RN progresse dans les urnes, plus la gauche étouffe. Elle n'a pourtant pas dit son dernier mot. Les militants tentent de reconstruire des espaces de politisation et de briser le mur entre les sociabilités parallèles. Le 9 juin 2024, 97 % des communes françaises de moins de 2 000 habitants plaçaient le Rassemblement national (RN) en tête des votes aux Européennes. Ambiance… Dans les bourgs, le peuple de gauche en sueur : combien de voisins sont allés glisser le (…)

- CQFD n°240 (avril 2025) / ,
Texte intégral (1730 mots)

Dans les campagnes, plus le RN progresse dans les urnes, plus la gauche étouffe. Elle n'a pourtant pas dit son dernier mot. Les militants tentent de reconstruire des espaces de politisation et de briser le mur entre les sociabilités parallèles.

Le 9 juin 2024, 97 % des communes françaises de moins de 2 000 habitants plaçaient le Rassemblement national (RN) en tête des votes aux Européennes. Ambiance… Dans les bourgs, le peuple de gauche en sueur : combien de voisins sont allés glisser le bulletin du malheur dans l'urne cette fois-ci ? Si les législatives anticipées ont quelque peu amorti le choc les semaines qui ont suivi, la gueule de bois persiste et avec elle, la très dérangeante sensation de vivre parmi les rhinocéros. Pourtant, la montée du RN, les hommes et les femmes de gauche des zones rurales ne la découvrent pas. Ils sont même aux premières loges et en savent bien davantage que ce que peuvent raconter les lointains médias nationaux. Reportage.

Les zozos du village

Dans leur commune de 2 000 habitants, à une vingtaine de bornes de Rennes, Yves et Christine ont récolté le doux sobriquet de « soixante-huitards ». Un petit surnom pas bien méchant, mais qui plante le décor. « Je ne sais pas ce que ça veut dire dans la tête des gens d'ici, mais c'est vrai qu'on a dû passer pour de sacrés zozos : des trotskos, un peu anars, prof de philo, syndicalistes, militants politiques et associatifs. Avec ça, on s'est même présentés aux municipales en 2001 ! C'était une liste indépendante, à quatre, avec nos anciens voisins communistes. » raconte Yves. Aujourd'hui, dans la petite rue à l'écart du bourg où habite le couple, nul doute que peu de voisins partagent leurs opinions politiques. N'empêche, ils ne sont pas hostiles. Ils passent de temps en temps pour discuter le bout de gras. Après le décès de Christine en 2020, ils sont allés fleurir sa tombe. Des choses qui se font, entre voisins.

« Les manifs, les grèves, la gauche, pour les gens du coin, c'est devenu un truc folklo »

« La politique, elle est assez secondaire en fait. » explique Jonathan, journaliste et joueur au club de foot de la commune. « À l'apéro, aux entraînements ou aux matchs, tu parles des résultats du Stade rennais, tu tapes dans un ballon, tu chambres tes collègues, tu parles de la dernière soirée et de celle qui vient. » L'actualité, les hommes et les femmes politiques, les partis, les programmes, les nouvelles réformes, c'est loin. « Moi je passe pour un hurluberlu auprès des gars du foot. Parce que je vis à Paris et que j'écris des bouquins. On me vanne souvent, genre “ça va toi, tu ne dois pas être trop fatigué”, sous-entendu : je suis une feignasse. Ou on m'appelle “la vedette” parce que je suis passé à la télé. » Jonathan laisse couler, et leur rend bien. Mais il sait que dans le club, la part du vote à droite, voire à l'extrême droite, grignote celle des abstentionnistes.

Militants : les nouveaux curés ?

« Je pense que des programmes comme ceux de la France insoumise (FI) pourraient faire la transition vers une autre organisation de la société. Mais est-ce que c'est vécu comme crédible par les gens d'ici ? Je ne crois pas. » déplore Yves. Selon lui, le resserrement de l'histoire vers un libéralisme toujours plus ultra et les trahisons successives des partis de gauche rendent la tâche difficile sur le terrain. « Je comprends qu'on n'aime pas les militants de ce bord-là, avec leurs certitudes et leurs prétentions à représenter l'humanité tout entière. C'est comme si à eux seuls, ils détenaient le vrai et le bien. Les gens se disent : “ce sont les nouveaux curés ou quoi ?” En plus, leurs organisations trahissent ! Donc ça énerve tout le monde. » Dans son livre Ceux qui restent, le sociologue Benoît Coquard1 tire le même constat : « [Au moment des Gilets jaunes] la critique des organisations politiques et plus encore des syndicats a été si virulente qu'il aurait été vraiment inconscient de se présenter comme un militant encarté sur les points de blocage. »

« Faire exister un “contexte intellectuel et culturel”, c'est entre autres le rôle des partis ! »

« Les manifs, les grèves, la gauche, pour les gens du coin, c'est devenu un truc folklo. C'est pour ceux qui ont que ça à faire, qui ont les moyens. » raconte Jonathan. Parfois, il tente quelques incursions politiques. Comme cette fois où ses copains du foot se sont mis à parler d'immigration : « Je l'ai joué provoc' en disant : “et ce n'est qu'un début”. J'ai parlé du réchauffement climatique, du fait que des zones entières du monde seraient inhabitables et que les populations se déplaceraient. » Pour illustrer, il mentionne l'élévation du niveau de la mer qui fait peser un risque de submersion sur une ville comme Saint-Malo, à 50 kilomètres de là. « Au final, j'ai surtout eu l'impression d'étaler ma science. » Car ce qui domine chez les gens du coin, c'est le fait « de ne pas y pouvoir grand-chose », que ces décisions-là sont prises « à Paris ». « Pendant ce temps, le RN rafle la mise. Un de mes amis, salarié dans la boulangerie de ses parents, a voté RN parce qu'il a entendu Marine Le Pen parler de la hausse du prix de l'électricité. Il a vu passer les factures de ses parents et il s'est dit “ça, c'est un truc qui me touche”. »

Reconstruire sur les ruines du passé

Yves analyse : « Ici, je vois les gens bosser comme des fous : ils cumulent parfois plusieurs boulots, font du bénévolat, se filent des coups de main, construisent ou agrandissent leur baraque. Il y a sans doute cette idée que si chacun travaillait autant, la société tournerait. Et qu'au contraire, les politiques de gauche favorisent les “assistés”. Mais cet argument, cher au RN, fait l'impasse sur les licenciements de masse, les délocalisations, etc. » Il cite en exemple la bataille menée dans une entreprise de granit du coin : face à l'augmentation des importations de granit chinois, la boîte a fini par couler en 2005, laissant sur le carreau une bonne centaine de salariés. Selon Yves, comprendre ces mécanismes nécessite que la classe ouvrière possède une organisation dans laquelle elle fait vivre ses propres idées. « Répandre des analyses qui irriguent le corps social, faire exister un “contexte intellectuel et culturel”, c'est entre autres le rôle des partis ! » Mais après tant d'années de contraction de nos espaces militants, difficile de faire repartir la machine. « La FI tente de réunir les débris de cette vieille galaxie, mais elle part avec les casseroles du passé. Et elle est ambiguë : c'est surtout un parti électoral qui nous demande de voter pour lui tous les cinq ans. Pour qu'un parti politique soit vivant, il faut qu'il soit implanté localement et que les gens puissent décider. Or la démocratie interne, à la FI, c'est pas ça. »

Pourtant, d'après Vincent, AESH, habitant de la commune et candidat suppléant FI aux législatives de 2022, « les gens ont une soif de débat politique ». « En porte-à-porte, une fois écumées les étiquettes politiques, on finit toujours par trouver un terrain commun pour discuter. » S'il reconnaît qu'il y a plus de tolérance ce type de débats pendant les périodes électorales, il rappelle que c'est aussi un grand moment de matraquage médiatique. « Et pourtant, dès que tu te présentes en chair et en os, le récit médiatique ne tient plus. J'ai vu des gens vraiment enferrés dans leurs idées, et vraiment bouger après un échange. » Vincent raconte même que beaucoup lui ont exprimé du respect pour être « venu jusqu'ici après le boulot ».

Pour Yves, une des solutions serait de « créer des lieux d'échange qui puissent maintenir une implantation et une puissance de diffusion au niveau local ». Il cite notamment l'épicerie-bar associatif d'un village proche. « Certes, de loin, ça fait repère de gauchos, mais en fait c'est plus divers. » Vincent confirme : « Il y a même des frictions en interne à cause de ça. Certaines personnes, comme moi, étaient accrochées à l'aspect politique du lieu, quand d'autres s'en tenaient au projet commercial, à l'épicerie qui dépanne le dimanche. » Comment faire se rencontrer toutes ces vies parallèles ? Yves a quelques idées : « Il y a deux biais puissants qui mériteraient d'être investis : côté politique, la FI ne peut être ignorée de nos luttes, côté syndicat, la Confédération paysanne n'a pas dit son dernier mot. Et puis, il y a une organisation à inventer. Par en bas. Et là, les Gilets jaunes nous ont montré que les campagnes en avaient encore sous le sabot ! »

Gaëlle Desnos

1 Lire le grand entretien p. II-III de ce dossier : « La campagne est “parlée” depuis un prisme urbain et bourgeois ».

17.04.2025 à 23:16

Mate la gueule des prophètes

Émilien Bernard

Mois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Vingt-troisième opus consacré aux vendeurs d'apocalypse venus de la Silicon Valley et à leurs aspirations démiurgiques de mômes mal dégrossis. Souviens-toi, les siècles derniers : prosternez-vous les gueux, car l'Apocalypse est proche. Voilà ce que le pouvoir royal féodal assénait aux simples mortels. Depuis le clergé divin a déménagé, direction la Silicon Valley et le soleil californien, youpi. Les oracles, eux, n'ont (…)

- CQFD n°237 (janvier 2025) / ,
Texte intégral (644 mots)

Mois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Vingt-troisième opus consacré aux vendeurs d'apocalypse venus de la Silicon Valley et à leurs aspirations démiurgiques de mômes mal dégrossis.

Aldo Seignourel

Souviens-toi, les siècles derniers : prosternez-vous les gueux, car l'Apocalypse est proche. Voilà ce que le pouvoir royal féodal assénait aux simples mortels. Depuis le clergé divin a déménagé, direction la Silicon Valley et le soleil californien, youpi. Les oracles, eux, n'ont pas changé : bouh, c'est bientôt la fin du monde. En cause, l'intelligence artificielle qui serait sur le point d'atteindre un point de non-retour, où la machine asservirait l'homme. Or ceux-là mêmes qui crient à la catastrophe sont aux manettes, techno-prophètes d'un monde où ils donnent le ton par écrans interposés. C'est ce que nous rappelle un fort convaincant bouquin intitulé Les Prophètes de l'IA – pourquoi la Silicon Valley nous vend l'apocalypse (Lux, 2024), signé Thomas Prévost. « L'industrie de la tech toute entière bascule dans un discours techno-religieux », assène-t-il. On ne vend plus le futur mais la fin des temps. »

***

Rien de neuf sous le soleil de plomb ? Pas faux. « Ce n'est pas la technique qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique », grinçait déjà Jacques Ellul dans Les Nouveaux Possédés (1973). Ce qui est frappant, par contre, c'est la vitesse avec laquelle quelques magnats frappadingues se sont érigés en demi-dieux, dispensant d'un côté la damnation (« on va tous crever ») de l'autre la rédemption (« on va vous sauver »).

***

Au premier rang, bien sûr, Elon fucking Musk, devenu récemment, youpi youpi, l'homme le plus riche de l'histoire de l'humanité, avec plus de 400 milliards au portefeuille. Sa solution perso à la fin du monde, grosso modo ? Devenir un Avenger, conquérir Mars et être immortel. Un gamin, quoi. Le hic ? Il est prêt à tout pour ça, d'où l'alliance avec Trump. Sous la plume de Thibaut Prévost : il fait partie de cette caste d'« hommes enfants » qui en grandissant ont « fini par enfiler des masques de Dark Vador ». Autre exemple, Jeff Bezos, boss stéroïdé d'Amazon qui rêve de « colonies récréatives » spatiales ou s'égayeraient « mille Mozart et mille Einstein, ce qui ferait une civilisation extraordinaire. » Ravagé. Un dernier pour la route ? Peter Thiel, boss de Palantir Technologies et réac' ultra-puissant dans ce microcosme de tarés. Selon Prévost, il lui arrive d'« expliquer à des journalistes qu'il aspire à l'immortalité des elfes de la Terre du Milieu ». Comme le dit Naomi Klein dans Le Double (Actes Sud, 2024), consacré à l'imaginaire conspirationniste : « Tout cela serait ridicule si ce n'était pas si sérieux. » Car dans cette IApocalypse qu'ils invoquent, ne pas s'y tromper, l'arche du salut est réservée à leurs semblables, les puissants mômes alpha. Vivement qu'ils crament sur Mars.

Émilien Bernard
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