21.06.2025 à 00:03
Étienne Jallot
Dans le rap, l'univers conspi ne date pas d'hier. Certains s'attellent à le combattre, phrase par phrase, persuadés qu'il mène à l'extrême droite. Mais n'est-ce pas aussi, dans ses aspects les moins délirants et les plus « anti-système », l'expression artistique d'une révolte ? « Les Illuminatis veulent mon esprit, mon âme et mon corps/Les sociétés secrètes gardent toujours un œil sur moi » rappait déjà Prodigy, du groupe Mopp Deep, dans son morceau « Illimunati » en 1995. Autre (…)
- CQFD n°242 (juin 2025) / Pirikk, Le dossierDans le rap, l'univers conspi ne date pas d'hier. Certains s'attellent à le combattre, phrase par phrase, persuadés qu'il mène à l'extrême droite. Mais n'est-ce pas aussi, dans ses aspects les moins délirants et les plus « anti-système », l'expression artistique d'une révolte ?
« Les Illuminatis veulent mon esprit, mon âme et mon corps/Les sociétés secrètes gardent toujours un œil sur moi » rappait déjà Prodigy, du groupe Mopp Deep, dans son morceau « Illimunati » en 1995. Autre exemple, Rockin' Squat, rappeur du groupe Assassin, qui sort en 2007 un son intitulé « Illuminazi 666 ». Plus récemment, Booba assurait que le vaccin contre le Covid était un « génocide planétaire » et Maître Gims que les Égyptiens antiques avaient inventé l'électricité ! Moins marrant, Freeze Corleone se la joue, depuis quelques années, conspi-nazi et antisémite, avec des punchlines franchement abjectes du style « J'arrive déterminé comme Adolf dans les années 30 ». Signes d'un danger de fascisation imminent ? Inquiets, les libéraux-laïcards veillent au grain, tel Rudy Reichstadt, directeur de Conspiracy Watch1. Sur son site, des articles décortiquent régulièrement les paroles complotistes de certains rappeurs. L'un deux s'attaque à la rappeuse marseillaise Keny Arkana, sa vision occulte du pouvoir, sa rhétorique antivax, mais aussi sa critique des médias ou de l'armement – « Des petites bombes par-ci par-là, ça relance l'économie pour reconstruire, les investisseurs sont déjà là ». Interviewé chez ses amis du Point, Reichstadt dénonce le danger des théories conspis : « Elles encouragent la désaffection à l'égard de la démocratie, qu'elles envisagent comme une imposture sous prétexte qu'elle n'est pas parfaite. » N'est-ce pas plutôt la preuve que certains rappeurs pressentent que nos démocraties sont en effet des impostures, notamment lorsqu'elles prennent des tournants sécuritaires et autoritaires ?
Le rap est aussi un art qui appelle à mobiliser des imaginaires variés
Lors des législatives 2024, une vingtaine de rappeurs signent le morceau « No Passaran », où ils clament leur opposition à l'extrême droite. Entre les paroles anti-Rassemblement national, des références complotistes aux francs-maçons. Signe qu'ils partagent la vision du monde de ceux qu'ils disent combattre ? Pour le philosophe Norman Ajari2, ce serait oublier que le rap est aussi un art qui appelle à mobiliser des imaginaires variés, et que « le complot possède lui aussi son esthétique, qui est hautement efficace ». Il rappelle que « les Africains de l'Ouest ont assimilé les esclavagistes européens à des moissonneurs d'âmes, de corps et de sang » – des mythes pour représenter leurs oppressions, et les combattre. Mêlée à la bataille contre l'extrême droite, l'utilisation du logiciel complotiste dans le rap n'aurait-il pas un potentiel explosif qu'on devrait lui reconnaître, plutôt que dénoncer avec mépris ceux qui le mobilisent dans les mêmes combats que nous ?
Cet article a été publié sur papier sous le titre original « Illumi-pas-nazis ? ».
21.06.2025 à 00:02
Lluno
Interdiction des activités ludiques, régime de détention spécial, construction express de places supplémentaires en Algeco… À deux ans de la présidentielle, Darmanin fait son beurre (rance) sur le dos des prisonniers. Retour sur six mois d'escalade démagogique. Il ne manquait plus que lui ! Mardi 13 mai, en direct à la téloche, Emmanuel Macron s'est, à son tour, lâché sur les prisons. Coupant l'herbe sous le pied de ses omniprésents ministres de la Justice et de l'Intérieur, il s'est (…)
- CQFD n°242 (juin 2025) / Audrey EsnaultInterdiction des activités ludiques, régime de détention spécial, construction express de places supplémentaires en Algeco… À deux ans de la présidentielle, Darmanin fait son beurre (rance) sur le dos des prisonniers. Retour sur six mois d'escalade démagogique.
Il ne manquait plus que lui ! Mardi 13 mai, en direct à la téloche, Emmanuel Macron s'est, à son tour, lâché sur les prisons. Coupant l'herbe sous le pied de ses omniprésents ministres de la Justice et de l'Intérieur, il s'est déclaré favorable à la location de places en établissement pénitentiaire à l'étranger. Tout feu tout flamme, Gérald Darmanin lui a emboîté le pas quelques jours plus tard en proposant, sans concertation, la construction d'une taule de haute sécurité à Saint Laurent-du-Maroni. Une prison spéciale au cœur de la jungle guyanaise… Ça vous rappelle quelque chose ? Mais comment en est-on arrivé à une telle surenchère ? Pour comprendre, il faut revenir un an plus tôt, un jour de mai 2024, en Normandie. Lourdement armé, un commando attaque un convoi pénitentiaire au péage d'Incarville, faisant deux morts et trois blessés parmi les surveillants présents. Le détenu transporté, jusqu'alors considéré comme peu dangereux, aurait lui même coordonné l'évasion depuis sa cellule. L'événement remet alors immédiatement une pièce dans la machine à fantasmes des médias et des politiques : que se passe-t-il vraiment derrière les murs d'enceinte et les miradors des presque 190 établissements pénitentiaires français ?
Il faut souligner une réalité carcérale : en prison, on meurt– et beaucoup plus qu'àl'extérieur
Il se passe qu'en prison, on vit dans des conditions indignes. D'abord, la promiscuité : au total « il y a 5 500 matelas par terre » dans les prisons françaises, explique Dominique Simonnot, la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté (CGLPL), dont le dernier rapport annuel paru fin mai dénonce « une croissance inquiétante et nocive de la surpopulation carcérale ». Ensuite, l'ennui. Le travail – peu intéressant et rémunéré entre 20 et 45 % du SMIC – continue d'être vu comme un privilège ou une récompense et ne concerne qu'un tiers des détenus selon l'Observatoire international des prisons (OIP). Les autres activités – ateliers d'écriture, projections, activités sportives, sorties encadrées, etc. – n'ont quant à elles jamais retrouvé leur niveau d'avant Covid. Or, rappelle encore le rapport du CGLPL : « L'absence d'activités constitue un facteur évident d'accroissement des tensions […] Il relève du bon sens le plus élémentaire que le fait de maintenir trois personnes enfermées 22 heures sur 24 dans 9 m2, sans autre horizon que télévisuel, ne peut qu'impacter négativement leur santé mentale. » Enfin, il faut souligner une autre réalité carcérale, conséquence tragique des précédentes : en prison, on meurt – et beaucoup plus qu'à l'extérieur. Selon l'OIP, « on compte en moyenne un décès tous les deux ou trois jours. La plupart du temps par suicide ».
Mais après Incarville, ces voix sont rendues inaudibles au profit de celles qui affirment avec véhémence qu'en prison, on se prélasse, on téléphone, on corrompt, on se fait livrer des kebabs par drone, on trafique et surtout, on organise la criminalité. Cette conception du prisonnier comme agent criminel fomentant de l'intérieur le chaos du dehors apparaît en même temps que l'importation dans le débat français du terme « narcotrafic » en remplacement de « trafic de drogue », ringardisé. Ce qui se joue ici, c'est la fabrication d'un ennemi intérieur supplémentaire, un énième barbare. Le prisonnier n'est plus un citoyen ayant commis une faute et devant travailler à sa réhabilitation, mais un criminel en exercice qu'il faut – à tout prix – couper de l'extérieur. Punir, de plus en plus brutalement, sans discernement et « sans commisération » comme le disait Bruno Retailleau en mai sur CNEWS. Le sujet est une aubaine pour ces figures de droite en campagne permanente cherchant à rejeter les accusations de laxisme formulées à leur encontre par leurs petits camarades du Rassemblement national (RN).
C'est dans cette ambiance répressive que Gérald Darmanin, fraîchement déplacé à la Justice, fait un tabac en janvier dernier en annonçant un nouveau régime de détention ultra restrictif. Son idée : prendre une prison, la vider, la sécuriser davantage et y placer les 100 plus gros trafiquants de drogue à l'isolement quasi total. La proposition est si bien reçue que, dans les mois qui suivent, on parle finalement de 200, puis de 1 000 détenus, de deux, puis de quatre établissements sélectionnés.
« Aucune étude n'a démontré d'effet dissuasif de l'emprisonnement sur la délinquance ni d'efficacité à prévenir la récidive »
En février, le « ministre des prisons » profite d'une polémique autour de supposés soins esthétiques1 à la maison d'arrêt de Toulouse-Seysses pour interdire l'ensemble des activités « ludiques et provocantes » en détention, dès lors qu'elles n'ont trait ni à la langue française ni au sport. « Personne ne comprend pourquoi ces activités existent », tonne le ministre qui assure que 95 % (au doigt mouillé ?) des Français sont d'accord avec lui. « Tout était faux d'un bout à l'autre dans cette histoire », s'agace la contrôleuse générale dans les pages du Monde, alors que le Conseil d'État vient d'interdire l'interdiction. Mais qu'importe : on a montré les muscles, la polémique a pris, c'est bien ça qui compte. En mars, Darmanin affirme que les détenus paieront bientôt pour les coûts engendrés par leur incarcération (ça s'appelait les « frais d'entretien » et ça a été supprimé en 2003). En mars toujours, Gérald se souvient du ministre de l'Intérieur qu'il était et recommence à s'en prendre aux étrangers : puisqu'ils représentent 25 % de la population carcérale, explique-t-il en substance, il suffirait de les envoyer purger leurs peines dans « leurs pays d'origine » pour régler le problème de la suroccupation.
L'hypothèse serait en travail. Dans la foulée, il rédige une circulaire pour inciter les procureurs à requérir aux Obligations de quitter le territoire français (OQTF) contre tous les détenus étrangers, dès que c'est possible. Avril enfin : annonce de la construction rapide de 3 000 nouvelles places de prison grâce à des modules en béton armé, préfabriqués puis assemblés à l'ombre des bâtiments actuels. Le prisonnier, pris comme objet d'attention politique, fait recette comme jamais. Toutes ces annonces, aussi spectaculaires soient-elles, ne régleront pourtant rien ni aux problèmes de la violence ni à ceux de la taule. Augmenter le nombre de places de prison ne fait pas baisser la surpopulation carcérale, cela augmente juste le nombre de personnes détenues. Et bien sûr, il est peu probable que ça fasse baisser la criminalité. Comme le souligne l'OIP : « Aucune étude n'a démontré d'effet dissuasif de l'emprisonnement sur la délinquance ni d'efficacité à prévenir la récidive. » Et si tant est que l'on croie qu'enfermer des personnes permet de les réhabiliter, c'est plutôt l'incapacité de l'administration à recruter les agents nécessaires à ces missions qui devrait alerter au ministère. Actuellement, il y aurait 7 000 postes vacants de matons et de conseillers d'insertion pénitentiaire. Ça tente quelqu'un ?
Au beau milieu de ce festival d'annonces, on a assisté à l'irruption d'un éphémère et mystérieux groupe de « Défense des droits des prisonniers français » (DDPF). Tout au long du mois d'avril, des prisons ont été attaquées, des véhicules incendiés, des logements de surveillants pris pour cibles et bombés de l'énigmatique sigle. L'affaire a d'abord mis les renseignements en PLS. Constatant des tags en écriture inclusive, ils pensent à l'« ultra gauche », mais les tirs à l'arme automatique ne collent pas. Le crime organisé en mode revanche après les récents coups de filet et le vote de la loi dite « pour sortir la France du piège du narcotrafic » ? Darmanin se frotte les mains : pour lui cette vague d'actions constitue bien la preuve que les trafiquants ont franchi un cap et qu'il faut de toute urgence les boucler et « les couper du monde ». À l'en croire, la République serait définitivement en péril et la prison son dernier rempart. Depuis, une vingtaine de personnes ont été mises en examen sans grand lien les unes avec les autres. Le groupe, qui n'existait pas ailleurs que sur Telegram, s'est évaporé dans la nature.
1 Dans un communiqué du 12 février dernier, le syndicat Force ouvrière justice du centre pénitentiaire s'insurgeait de voir des « soins du visage » proposés aux détenus à l'occasion de la Saint Valentin. Il s'agissait en réalité de donner gratuitement des conseils de soins de la peau à des détenus ayant parfois une piètre estime d'eux-mêmes, dans le but d'aider à leur réinsertion
21.06.2025 à 00:00
Joris
Joris est un jeune allocataire du RSA. Il vous emmène en immersion dans une « prestation » obligatoire de France Travail pour ne pas perdre ses 500 balles d'allocation. Lundi 9 heures du mat', j'arrive dans mon agence France Travail des Bouches-du-Rhône. Le cerveau embrumé et les paupières encore bouffies, je pointe à l'accueil : « Je viens pour la prestation... » Mes paroles s'évanouissent : le nom ne me revient pas. Derrière son comptoir, le guichetier m'observe, éblouit par tant (…)
- CQFD n°242 (juin 2025) / DjaberJoris est un jeune allocataire du RSA. Il vous emmène en immersion dans une « prestation » obligatoire de France Travail pour ne pas perdre ses 500 balles d'allocation.
Lundi 9 heures du mat', j'arrive dans mon agence France Travail des Bouches-du-Rhône. Le cerveau embrumé et les paupières encore bouffies, je pointe à l'accueil : « Je viens pour la prestation... » Mes paroles s'évanouissent : le nom ne me revient pas. Derrière son comptoir, le guichetier m'observe, éblouit par tant d'implication. En tant qu'allocataire du RSA, je suis régulièrement convoqué à des rendez-vous en agence, en plus d'indiquer chaque semaine mes 15 heures d'activités. Si je fais le mauvais élève, je peux dire bye bye aux 500 balles qui ne me permettent déjà pas de mener une vie de pacha. Le nom de cette réunion ? « ATEP » pour « Atelier tout est possible » m'aide le type de l'accueil.
Depuis qu'Emmanuel Macron est au pouvoir, les contrôles ont triplé, passant de200 000 en 2017 à plus de 600 000 en 2024
Son principe ? On vous met dans une salle pendant deux heures avec d'autres « feignasses » pour expliquer en détail toute l'offre du rejeton de Pôle emploi pour vous remettre sur le chemin du burn-out.
Dès le départ, l'« Atelier tout est possible » est participatif. Nous définissons avec les deux intervenantes les règles de vie pour les deux prochaines heures : « écoute, bienveillance, respect, échange et BONNE HUMEUR ». Ma haine du monde du travail prend rapidement le dessus quand Michel* raconte : « J'ai 53 ans, je suis serveur. 35 ans de métier et pourtant je galère à trouver du travail. Les restaurateurs préfèrent des jeunes ! » En même temps, pourquoi embaucher un serveur compétent quand des étudiant·es fauché·es sont prêt·es à faire 50 heures par semaine payé·es au SMIC sur la base d'un contrat de 39 heures ? Michel reçoit un sourire crispé comme seul signe de compassion.
« J'ai l'impression de m'enfoncer, mais ce n'est pas à France Travail de nous trouver un job, c'est à nous de nous bouger ! »
Au fond de la salle, Fabienne* gribouille discrètement dans son carnet. Salariée de France Travail, elle est chargée de « faciliter l'insertion » du « vivier de demandeurs d'emploi » au sein des entreprises de « secteurs en tension ». Comprenez : « caser des salarié·es peu qualifié·es dans des boulots de merde pour aider des patron·nes à s'engraisser » : restauration, hôtellerie, bâtiment, soin à la personne... Attention Michel, tu es peut-être le prochain sur la liste ! Bon an mal an, les intervenantes avancent dans leur présentation des outils, des prestations et des formations proposées par France Travail. Elles insistent sur les possibilités de reconversion d'accompagnement des néo-entrepreneur·euses car : « si on veut, on peut changer de métier ». Un rictus apparaît sous les lunettes noires de Michel : « J'ai fait la formation pour devenir chauffeur de bus à la RTM (Régie des transports marseillais) mais j'ai été recalé à cause de ma vue ! » Même quand on veut, on ne peut pas forcément... Qu'à cela ne tienne, tous les mois, France Travail nous envoie un nombre impressionnant d'invitations pour divers salons de l'emploi et de l'auto-entrepreneuriat. L'organisme peut financer nos formations, mais il en propose aussi, comme celle sur « détection de potentiel » qui permet d'affiner un projet de reconversion professionnelle... Dans les secteurs en tension ou autoentrepreneuriat de préférence. Ça tourne en boucle. Je SUIS en tension.
Habitué de France Travail, je sais que cette pression n'est pas nouvelle, mais elle me semble plus pressante ces derniers temps. Votée en 2023, la loi dite « plein-emploi » est entrée en vigueur le 1er janvier dernier avec l'objectif affiché de renforcer le contrôle des allocataires du RSA ou du chômage. Depuis qu'Emmanuel Macron est au pouvoir, ces contrôles ont triplé, passant de 200 000 en 2017 à plus de 600 000 en 2024. Galvanisé, le régime anti-chômdu a fixé un objectif de 1,5 million de contrôles en 2027 même si aucune étude scientifique ne prouve que le renforcement des contrôles mène à un retour à l'emploi. Pour être dans les clous, France Travail déploie des outils de profilage algorithmique visant à automatiser et généraliser les contrôles. Très opaques, ces outils risquent sérieusement de procéder à des contrôles discriminatoires en combinant « différents critères construits à partir des données personnelles détenues par France Travail »1. L'effet culpabilisant est quant à lui bien réel : « J'ai l'impression de m'enfoncer, mais ce n'est pas à France Travail de nous trouver un job, c'est à nous de nous bouger ! » s'autoflagelle Michel. Cerise sur le gâteau, alors que l'atelier touche à sa fin, on a le droit à la condescendance de l'agence : « En ce moment, j'aide mon neveu à rédiger son CV et sa lettre de motivation. Pas évident ! Les jeunes ne maîtrisent pas encore tous les codes », sourit Martine après s'être assurée que personne n'avait moins de 26 ans dans l'assistance. Si les « codes » sont l'exploitation et le contrôle, pas sûr que ce soit le CV et la lettre de motivation qui coincent !
* prénoms modifiés
1 Lire « France Travail : des robots pour contrôler les chômeur·ses et les personnes au RSA », sur le site de La Quadrature du Net (22/05/2025).
14.06.2025 à 00:08
Loïc
Loïc est prof d'histoire et de français, contractuel, dans un lycée pro des quartiers Nord de Marseille. Chaque mois, il raconte ses tribulations au sein d'une institution toute pétée. Entre sa classe et la salle des profs, face à sa hiérarchie ou devant ses élèves, il se demande : où est-ce qu'on s'est planté ? Discours sur le colonialisme d'Aimé Césaire, le célèbre écrivain anticolonial du XXe siècle. Il y décortique le rapport de domination des colons sur les « indigènes » : « Il n'y a (…)
- CQFD n°242 (juin 2025) / Mona LobertLoïc est prof d'histoire et de français, contractuel, dans un lycée pro des quartiers Nord de Marseille. Chaque mois, il raconte ses tribulations au sein d'une institution toute pétée. Entre sa classe et la salle des profs, face à sa hiérarchie ou devant ses élèves, il se demande : où est-ce qu'on s'est planté ?
Discours sur le colonialisme d'Aimé Césaire, le célèbre écrivain anticolonial du XXe siècle. Il y décortique le rapport de domination des colons sur les « indigènes » : « Il n'y a de la place que pour la corvée, l'intimidation, la pression, la police – la classe souvent bien agitée se calme tout à coup – Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l'homme colonisateur en pion […] l'homme indigène en instrument de production. » Alors que le silence règne, un élève prend spontanément la parole : « C'est comme aujourd'hui en France monsieur, ça ! Les Français, ils travaillent pas ! C'est nous les instruments de production ! » Quand, je lui notifie doctement que les « Français » travaillent aussi, il me répond : « Ah bon ? Mais ils sont où ? Oui, ils sont avocats ou docteurs, des boulots de riches. Mais sinon ? Je les vois jamais moi ! » Les autres acquiescent et en rajoutent « Sur les routes, des Arabes et des Noirs, les secrétaires, pareil, les caissiers et les caissières, pareil ! ». Si la figure du « prolo blanc » ne leur dit rien, c'est que dans les quartiers Nord de Marseille, où ils habitent en majorité, la ségrégation raciale s'aligne avec la séparation entre classes sociales – Continuité de la société coloniale ?
Dernière phrase du texte : « Je parle de millions d'hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d'infériorité, le tremblement, l'agenouillement, le désespoir, le larbinisme. » L'élève qui lit bute sur le dernier mot : « Ah non, Monsieur, ça je peux pas le lire ! Parce que je l'ai déjà entendu à propos de gens que je connais… » – quand j'explique à la classe ce qu'est un « larbin » un élève s'exclame : « C'est comme les sans-papiers qui travaillent vers chez moi, ils sont payés 800 euros, pas de contrats ! » « On va se vengeeer ! » crie l'un d'entre eux avec un accent africain dans un éclat de rire général. Dégoûté, l'un d'eux reprend la parole : « Monsieur, c'est bon ! la France moi, j'ai donné. Les Français c'est des racistes, ils parlent mal de nous à la télé, ils parlent mal de notre religion, alors que sans nous y'a rieeeen, la France elle tourne pas. » Quand on n'a jamais cessé de les humilier et de les piétiner, je comprends mieux pourquoi certains sont tentés par ce que les éditocrates, les fachos et les conservateurs nomment « séparatisme ». Il finit par « Moi, dès que j'ai 18 ans, je vais au bled, je pourrais vivre ma vie là-bas. »
14.06.2025 à 00:06
Thelma Susbielle
Bienvenue dans le monde merveilleux des vlogs beauté. Couleurs pastel, vidéos bien montées… et harceleur planqué sous la fenêtre. Avec Sangliers, Lisa Blumen signe un thriller rose bonbon sur fond de solitude numérique et de violence bien réelle. Vlog, miracle routine, get ready with me, lifestyle, beauty blender… Charabia ? C'est que vous êtes probablement né·e avant les années 1990, avant l'émergence d'internet, de YouTube et de ses « beauty gourous ». Ces créatrices de contenus qui (…)
- CQFD n°242 (juin 2025) / Bouquin, CultureBienvenue dans le monde merveilleux des vlogs beauté. Couleurs pastel, vidéos bien montées… et harceleur planqué sous la fenêtre. Avec Sangliers, Lisa Blumen signe un thriller rose bonbon sur fond de solitude numérique et de violence bien réelle.
Vlog, miracle routine, get ready with me, lifestyle, beauty blender… Charabia ? C'est que vous êtes probablement né·e avant les années 1990, avant l'émergence d'internet, de YouTube et de ses « beauty gourous ». Ces créatrices de contenus qui transforment leur quotidien en marchandise, leur image en business, leur passion en vitrine. Avec Sangliers (L'employé du moi, 2025), Lisa Blumen quitte la science-fiction pure (après Avant l'oubli sorti en 2021 et Astra Nova sorti en 2023, prix Utopiales BD) pour s'attaquer à une autre galaxie : celle des vidéastes spécialisées en beauté. Une galaxie bien terrestre, ultra-connectée, et pourtant souvent méconnue. Celle où évolue NinaMakeUp, l'héroïne, une jeune make up artiste qui tente de se faire une place sur la planète sans pitié des algorithmes. Malgré les tons rosés et sucrés de la bande dessinée, la réalité de Nina est loin d'être douce. Les produits s'accumulent dans les tiroirs, les vues stagnent, la solitude s'épaissit. Seule dans son charmant appartement, Nina est pourtant observée. Un stalker rôde en bas de chez elle…
Pour beaucoup de boomers (et pas que), l'influence n'est pas un vrai métier. La mère de Nina ne se prive d'ailleurs pas de le lui faire remarquer à sa manière, tout en acceptant sans trop de scrupules, l'enveloppe que sa fille lui glisse pour finir le mois. Car oui, l'influence, ça paye. C'est même une caricature du capitalisme contemporain : les passionnées deviennent des panneaux publicitaires animés, à qui l'on vend l'idée que leur authenticité est monnayable. Mais Lisa Blumen déjoue les jugements hâtifs et préfère explorer la complexité de ces figures féminines, qu'on moque souvent pour leur futilité supposée. Elle dresse un portrait sensible d'un monde qui expose, exploite, et fragilise celles et ceux qui ne sont pas en haut de l'échelle sociale. Car derrière le blush et les paillettes, il y a les heures de montage, la pression des marques, les messages injurieux, les menaces, la peur. Et toujours, ce regard du marché prédateur qui traque et qui attend le faux pas pour stopper un contrat. Le titre « Sangliers », d'abord énigmatique, prend tout son sens : c'est celui de la traque, de la bête prise au piège. Une allégorie de la jeune femme transformée en proie, dont la mise à mort symbolique (et parfois bien réelle) est le climax attendu du spectacle.
Avec son dessin aux traits fins, ses couleurs pastels et ses gros plans qui reprennent les codes visuels de YouTube, Blumen réussit un tour de force : un thriller visuel et sensoriel, aussi acidulé que subtilement dérangeant. Elle tend un miroir à une époque, une génération, un système. Et rappelle que si Nina semble vivre dans un monde superficiel, elle maîtrise en réalité des compétences pointues : maquilleuse, cadreuse, monteuse, community manageuse. Mais dans un monde patriarcal, une jolie fille qui parle de rouge à lèvres est encore bien souvent prise pour une quiche. Sangliers est une bande dessinée faussement légère, profondément politique.