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26.03.2024 à 13:18

Fermer les librairies, asphyxier les cerveaux : un nouveau chapitre de la dystopie islamophobe.

Nadia Meziane

« Il fallait le faire ». C’est la phrase par laquelle Jean-Jacques Bourdin introduit avec un ton admiratif l’épopée présumée courageuse d’un journaliste de l’Express sur Sud Radio. Celui-ci ne revient pas de Gaza sous les bombes. Il a simplement pris le métro et le RER pour visiter deux librairies musulmanes, à Aubervilliers et à Argenteuil. L’épopée a consisté à pousser la porte de deux commerces en accès libre, à feuilleter les livres, à parler avec quelques clients puis à rentrer chez lui. On peut lui accorder qu’en cette période de travaux liés aux J0 sur le réseau de transports en commun, le voyage ait pu être fastidieux, nous l’éprouvons tous les matins en allant travailler. A part cela, la phrase de Jean Jacques Bourdin relève de la mise en scène obligatoire du séparatisme présumé des musulmans lorsqu’il s’agit de réprimer. Une pure inversion accusatoire qui fonctionne socialement. En écoutant Sud Radio, toute personne non musulmane et éloignée de la communauté en déduira qu’il est interdit et dangereux d’entrer dans une librairie islamique (1). Elle n’ira donc jamais pousser la porte et restera persuadée que ce sont les musulmans qui créent cette situation. La réalité est évidemment toute autre et inversée, c’est la peur d’entrer en contact avec les musulmans qui génère leur isolement dans la société française et permet leur persécution. Depuis plusieurs semaines, en effet, aux attaques contre les écoles, collèges et lycées musulmans, à celles contre les mouvements de solidarité avec la Palestine, s’ajoutent désormais celles contre…
Texte intégral (4827 mots)

« Il fallait le faire ». C’est la phrase par laquelle Jean-Jacques Bourdin introduit avec un ton admiratif l’épopée présumée courageuse d’un journaliste de l’Express sur Sud Radio. Celui-ci ne revient pas de Gaza sous les bombes. Il a simplement pris le métro et le RER pour visiter deux librairies musulmanes, à Aubervilliers et à Argenteuil. L’épopée a consisté à pousser la porte de deux commerces en accès libre, à feuilleter les livres, à parler avec quelques clients puis à rentrer chez lui. On peut lui accorder qu’en cette période de travaux liés aux J0 sur le réseau de transports en commun, le voyage ait pu être fastidieux, nous l’éprouvons tous les matins en allant travailler.

A part cela, la phrase de Jean Jacques Bourdin relève de la mise en scène obligatoire du séparatisme présumé des musulmans lorsqu’il s’agit de réprimer. Une pure inversion accusatoire qui fonctionne socialement. En écoutant Sud Radio, toute personne non musulmane et éloignée de la communauté en déduira qu’il est interdit et dangereux d’entrer dans une librairie islamique (1). Elle n’ira donc jamais pousser la porte et restera persuadée que ce sont les musulmans qui créent cette situation. La réalité est évidemment toute autre et inversée, c’est la peur d’entrer en contact avec les musulmans qui génère leur isolement dans la société française et permet leur persécution.

Depuis plusieurs semaines, en effet, aux attaques contre les écoles, collèges et lycées musulmans, à celles contre les mouvements de solidarité avec la Palestine, s’ajoutent désormais celles contre les librairies musulmanes.Comme souvent, tout a commencé par un ballon d’essai répressif local contre un commerce de Nice qui vend des livres mais également des vêtements. Le préfet des Alpes Maritimes a décidé d’une fermeture administrative qu’il a immédiatement médiatisée. Il arguait pour justifier son interdiction de la vente des écrits d’un imam du 14ème siècle, lequel n’était ni féministe ni pro LGBTQI +. Chose tout à fait répandue à l’époque, on en conviendra, et que l’on retrouve dans de nombreux ouvrages musulmans ou non, vendus aujourd’hui dans toutes les librairies. L’arrêté de fermeture a été suspendu par la justice administrative , La Préfecture a immédiatement fait appel (2). Dans le même temps, la médiatisation donnait la possibilité à Christian Estrosi maire de Nice d’ajouter des griefs supplémentaires : la fréquentation en hausse de la librairie, le fait que ce soient des jeunes qui s’y rendent et le fait qu’elle soit en centre-ville.
On ne saurait mieux formuler les choses concernant le problème posé par les librairies musulmanes au gouvernement et à ses organes administratifs : elles vivent, elles sont animées et le public qui les aime est jeune. Et visiblement musulman, puisqu’Estrosi parlera également des abayas et des hijab qui y sont vendus.

Mais ce problème posé par les librairies est évidemment aussi celui posé par la communauté musulmane tout entière, dont la vitalité grandissante signe l’échec de la brutalité répressive déployée ces dernières années et institutionnalisée au travers de la loi Séparatisme comme de l’inscription des principales règles de l’état d’urgence dans le droit commun.

Contrairement à ce qui a été dit lors du dévoilement de quelques enrichissements personnels au travers du Fond Marianne, l’argent public n’a pas été mal employé, les structures du Ministère et leurs affidés associatifs n’ont pas démérité. A aucun moment, il ne s’agissait en effet de défendre des principes démocratiques, ou la conception idéale d’une République fantasmée comme bienveillante et protectrice envers ses minorités. C’est la traque de toute expression autonome musulmane qui était visée, et la tentative de soumettre en faisant des exemples qui était l’objectif . De fait le fond Marianne a permis à des chasseurs de prime de viser des individus, des associations précises, de les harceler sur les réseaux, de permettre la ruine de leurs projets, et surtout de banaliser l’idée qu’un cordon sanitaire devait être établi autour des structures musulmanes, mais aussi des musulmans eux même, notamment les activistes (3).

Car sans ce cordon, il était fort possible de se trouver qualifié très vite d’islamo-gauchiste, d’être mis en cause si l’on était élu, menacé dans son travail si l’on était chercheur, stigmatisé si l’on était défenseur des droits humains et privé de subvention si l’on avait une association non musulmane qui ose parler contre l’islamophobie ou travailler avec des musulmans trop visibles.
Cependant ni le cordon sanitaire, ni la répression, ni les dissolutions n’ont eu l’effet escompté. D’une part parce que l’atmosphère de terreur a certes paralysé mais elle a aussi mis en lumière au cœur des silences sidérés du début des années 2020, ceux qui ne se taisaient pas. Ceux qui étaient déjà dans le collimateur, ceux qui étaient déjà les plus activistes et contestataires dans la communauté, quelles que soient leurs traditions originelles. A partir de la dissolution du CCIF ,la lutte contre l’islamophobie va appartenir pendant quelques temps seulement à ceux qui veulent encore la mener, ce dont témoignera par exemple la disparité des intervenants et intervenantes lors du rassemblement parisien contre l’expulsion d’Hassan Iquioussen  (3).

C’est ce substrat là qui va nourrir une jeunesse arrivée en politique en étant à la fois très musulmane mais aussi très affirmée et revendicative, parce que bénéficiant des apports des luttes qui vont suivre l’enfermement de toute une génération pendant la pandémie .

Comme tout le reste de la jeunesse en lutte, la jeune génération musulmane a une caractéristique : les débats des générations plus anciennes ne la touchent pas, et elle existe sans se justifier de le faire, et en étant dans l’attitude inverse, l’exigence de justification formulée au pouvoir et à ses soutiens. La jeunesse écologiste radicale ne se justifie pas devant les grands industriels pollueurs elle attaque. La jeunesse musulmane ne répond pas à la morale des laïcistes, elle l’affronte comme entrave à son droit d’exister comme elle est, partout où elle est.

Le mouvement de solidarité avec la Palestine né immédiatement après le 7 octobre a rendu visible cette révolution générationnelle. Le gouvernement et les islamophobes ont pensé que l’interdiction des manifestations, la pression sur les mosquées mais aussi sur les associations et collectifs existants suffirait à dissuader la majorité de descendre dans la rue. Mais les moins de 25 ans étaient déjà accoutumés aux manifs interdites et ils n’avaient pas de subventions ou de structures à préserver. Ce sont donc eux et elles qui ont porté massivement le mouvement dans ses débuts, protégé de fait les organisations musulmanes qui ont appelé à manifester d’un écrasement immédiat,  et fait exploser le carcan de terreur pratique et idéologique. Quand il n’y a rien à dissoudre, les menaces de dissolution tombent dans le vide ou plutôt au milieu d’une foule qui en est au tout début de la construction de nouvelles structures, et ne pense encore que par le mouvement. Cette réalité s’était évidemment également manifestée lors des émeutes qui ont suivi la mort de Nahel. Même la répression aveugle et féroce n’a pas empêché l’émergence à peine trois mois plus tard du mouvement contre l’extension de la loi de 2004, extension défensive née à la suite d’une rébellion organisée par de très jeunes filles sur les réseaux sociaux , de manière volatile et incontrôlée, dès l’année scolaire précédente.

C’est dans ce contexte qu’il faut inscrire la nouvelle stratégie du CIPDR et de ses affiliés idéologiques : un contexte réactif qui ne relève pas de la persécution unilatérale mais de l’émergence d’un rapport de forces inédit dont l’état est parfaitement conscient. En témoigne symboliquement l’évolution de la porte-parole intellectuelle du Ministère , Florence Bergeaud : longtemps acharnée à dénoncer des « réseaux » travaillant de l’intérieur une communauté musulmane faible, soumise à toutes les influences néfastes mais encore sauvable si l’on détruisait les vecteurs de dangers en son sein , elle finit par proclamer , qu’à l’heure actuelle tous les musulmans deviennent de fait des Frères Musulmans, terme par lequel elle nomme non pas une organisation existante , mais l’objet fictif de son narratif islamophobe.

Cette évolution est également celle du CIPDR qui dans un des premiers tweets consécutifs à la nomination d’un nouveau préfet, mettra immédiatement en avant un nouveau concept, visant à remplacer celui de réseaux : les « écosystèmes islamistes »(5).

La définition la plus simple d’un écosystème est la suivante : il s’agit d’un ensemble d’être vivants qui vivent au sein d’un milieu ou d’un environnement spécifique et interagissent entre eux au sein de ce milieu et avec ce milieu.
Elle suffit amplement pour comprendre ce qui se produit actuellement, et notamment l’offensive qui démarre contre les librairies musulmanes.
Face à l’essor d’une communauté vécue comme antagoniste , il y a toujours deux voies pour l’adversaire politique : la première consiste à tenter de contrôler, de négocier des accommodements raisonnables , de permettre l’émergence de leaders et de structures qui souhaitent s’engager dans une co-construction tenant compte des volontés étatiques. Ce fut notamment la stratégie engagée au milieu des années 2000 lorsque la droite classique française décida de choisir ses interlocuteurs au sein des communautés musulmanes, en pensant que l’alliance des conservatismes pouvait être un facteur de renforcement de la stabilité du pays, notamment par rapport aux mouvements sociaux et sociétaux plutôt antagonistes au libéralisme dans lesquels évoluaient les mouvements de l’immigration musulmane axés sur la lutte sociale et antiraciste.

La seconde qui est évidemment celle choisie dans le contexte de l’islamophobie d’état comme pilier de la conservation du pouvoir face à la possibilité de sa conquête par le RN , est celle de la destruction systématique de tous les éléments qui peuvent entraîner des sociabilités positives et permettre aux énergies créatrices d’une nouvelle génération de s’épanouir dans la durée.
Ceci passe d’abord par des messages clairs sur la non-reconnaissance absolue de toute représentation musulmane avec qui négocier. C’est la raison pour laquelle l’état choisit de s’attaquer à des figures aussi intégrées dans le champ politique et religieux français qu’Hassan Iquioussen ou le lycée Averroès. Ou à des personnalités comme Ahmed Jaballah qui ont été des piliers dans les années 2000 et 2010. Cela va de concert avec les offensives menées contre ceux de l’immigration musulmane qui incarnaient les seules possibilités de réussite sociale brillante en France, notamment les sportifs ou les influenceurs comme Nabil Enasri. Ce message là est principalement adressé à l’électorat raciste et vise à dissiper les ambiguïtés : il s’agit bien de destruction intégrale des élites et de construire un modèle français ou il faudra soit abandonner l’islam soit le faire tellement discret que cela reviendra à s’anéantir soi-même.
C’est aussi à cet électorat là que s’adresse la banalisation progressive de la déchéance de nationalité, qui suit celle du régime des dissolutions. On l’applique d’abord à des jeunes condamnés pour des infractions terroristes (6) ou des personnalités marquées par un passé indéfendable à gauche comme Kemi Seba (7). Mais le message électoral délivré aux électeurs du RN est clair : la nationalité française ne protège plus les fameux « français de papier » dont on fera au besoin des apatrides en arguant de leur possibilité imaginaire de demander une autre nationalité.
Ces messages et ces pratiques visent à faire évoluer profondément le récit islamophobe qui s’était construit dans une phase moins offensive sur la distinction entre « islamistes » et « musulmans » : il s’agit de le faire correspondre au désir des français convaincus par le récit conspirationniste éradicateur du Grand Remplacement, où toutes les figures possibles du Musulman incarnent un seul et même danger absolu.

Dans le même temps, ces actions marquantes mais symboliques se doublent d’un projet sur le long terme, beaucoup plus massif : frapper le biotope en même temps que la biocénose

C’est dans ce cadre que s’inscrit l’offensive qui commence contre les librairies musulmanes : les mosquées font déjà l’objet d’un contrôle tel de l’expression des imams qu’elles ne sont pas le lieu possible d’une socialisation qui intègre les luttes du moment contre l’islamophobie. Sommés de suivre une charte même dans leurs prêches, bientôt astreints à un statut encore plus infériorisant, les imams sont l’objet d’une telle pression permanente que le moindre de leurs propos peut donner lieu à la stigmatisation sociale ET à la répression. De la même manière, ceux qui sont appelés « prédicateurs » ont certes la possibilité de faire leurs prêches sur les réseaux mais voient leurs réunions interdites.

Les librairies et plus globalement les commerces à tonalité religieuse sont donc par nature un des espaces où la vie musulmane peut s’exercer, en dehors des temps de lutte et de mobilisation politique. Elles sont un espace de diffusion, de rencontre, mais aussi pour celles et ceux, nombreux et nombreuses qui reviennent à l’islam, un lieu plus facile d’accès que bien d’autres, où il est possible de venir comme on est. Contrairement aux racontars islamophobes, ce sont effet des lieux ouverts et accueillants pour la plupart. Leur essor correspond aussi à celui des maisons d’édition musulmane et répond à la fois à une demande de savoir spirituel, historique et politique mais aussi au besoin d’écrire et de publier librement. Le développement de toute communauté passe par sa forme propre d’expression culturelle : or l’islamophobie structurelle contraint l’essayiste, le romancier ou le dessinateur à s’amputer de sa créativité dès lors qu’elle revêt une dimension trop religieuse pour les maisons d’édition française.
C’est cette créativité interdite d’existence dans le champ majoritaire qui panique les islamophobes : en témoignent les derniers reportages sur les librairies, où l’on fait la liste de tout ce qu’on peut y trouver. Des BD, des albums pour les enfants , tout autant que des imams du 14ème siècle. Soit un islam vivant, fertile et multiple. Chaque librairie est effectivement un écosystème florissant. A terme, évidemment , il permettra l’émergence non plus seulement d’une sociabilité réactive contre l’islamophobie mais d’une génération éduquée, consciente et épanouie librement dans la Foi qu’elle a choisie, dotée de l’autonomie nécessaire pour se construire dans la société qui l’entoure.

Soit très exactement le pire cauchemar islamophobe qui soit. Nous sommes face à un pouvoir qui pense pouvoir contrôler et utiliser le désespoir et la violence éventuelles. C’est son pari envers tous les antagonismes qu’il peut susciter et pas seulement contre les musulmans. Mais dans ce dernier cas, l’on n’est pas face seulement à une gestion impitoyable de chaque résistance qui émerge, au coup par coup mais dans une offensive qui est existentielle Le nationalisme français actuel ne tire sa force que de son jeu de miroir avec l’islam à éradiquer. La politique de la déforestation et de la terre brûlée est donc pensée, organisée et assumée. Et ce évidemment aussi parce qu’elle correspond au désir d’une partie de la population : les jeunes écologistes soumis eux aussi à la répression et la stigmatisation sous couvert d’anti-terrorisme restent les enfants du pays dans l’imaginaire collectif majoritaire, et le pouvoir macroniste se revendique d’ailleurs dépositaire d’une écologie raisonnable et de la même famille, finalement, que les activistes radicaux.
A part les musulmans, personne ne s’identifie aux musulmans dans la population française vieillissante. Seules les jeunes générations qui n’ont pas encore accédé au pouvoir se mêlent sans souci, en acceptant réciproquement leurs différences. C’est cet avenir qui est en germe dans les luttes actuelles. Mais seulement en germe.

Et l’objectif islamophobe est bien de profiter du temps qui reste pour stériliser la terre d’où peut surgir une communauté musulmane régénérée.

Elle a les outils pour le faire, une pratique bien rodée du désherbage : d’abord s’attaquer localement et visiblement à quelques structures puis banaliser la chose et agir de manière massive. C’est ce qui a été fait pour les écoles, lycées et collèges. L’attaque contre le lycée Averroès n’est pas un début mais la fin d’un processus qui a commencé avec les fermetures massives d’écoles hors contrat qui n’ont pas été défendues, ou très minoritairement.

C’est ce qui va se passer pour les librairies. Le ballon d’essai local a été lancé, l’offensive médiatique également. Et comme à l’accoutumée, la peur joue à plein et dans les deux sens. Du côté des non-musulmans, il a suffi d’accoler le terme « islamiste » à librairie, comme cela a été fait pour « maison d’édition « avec Nawa pour qu’aucun auteur ou autrice, aucun acteur ou actrice du monde de la culture ne se demande comment il était possible que du jour au lendemain, on ferme des lieux et des producteurs de culture. Même un site comme Actualitté qui en son temps a pris la défense et donné la parole à des maisons d’extrême droite comme Ring a tranquillement recensé la fermeture de la librairie IQRA sans parler à aucun moment de la liberté d’expression, de création ou de pensée. Du côté des cibles, la crainte est grande aussi : la plupart sont accoutumées à la stigmatisation et à l’injustice dans l’indifférence générale. A partir de 2015, des libraires ont été perquisitionnées puis soumis à un régime de visites de contrôle permanent, de refus d’ouverture de comptes bancaires et de stigmatisation médiatique régulières. Dans ce contexte, se mobiliser, parler exige de pouvoir espérer une solidarité communautaire réelle et soutenue.

Il nous appartient de la faire vivre pour que l’avenir apporte à la génération montante le savoir dont elle a besoin pour ne pas sombrer dans l’anomie, et le désespoir nihiliste qui peut saisir tous les mouvements de jeunesse confrontés à une répression violente et à un mur sans portes.

 

Notes

(1) Afin de ne pas faire perdre de temps aux lecteurs qui  gardent une foi inébranlable en l’humanité et penseraient apprendre quelque chose d’intéressant en écoutant Sud Radio ,précisons que le propos sur  les  librairies Al Bayyinah d’Argenteuil et La Maison d’Ennour à Aubervilliers commence seulement à la 5ème minute, tout le début étant consacré à la condamnation rituelle et impérative du Hamas et des acteurs du soutien à la Palestine en France, sans laquelle aucune personne ayant au moins un grand parent musulman ne peut évidemment être autorisée à s’exprimer tranquillement dans la plupart des média.  Ensuite, deux autres minutes sont consacrées au port du hijab et de la abaya, signe de la manipulation des femmes par le complot des Frères Musulmans, ce qui laisse environ trois minutes au reporter de guerre intérieure pour nous apprendre que les librairies islamiques vendent des livres musulmans. Comme il n’est pas précisé que ces librairies ont également des sites internet ( oh pauvre France) les voici pour celles et ceux qui voudraient découvrir un univers plus riche en vocabulaire que l’émission de Jean-Jacques Bourdin mais habitent un peu loin.

La Maison d’Ennour

Al Bayyinah

(2) On ne se réjouira pas outre mesure de la décision du tribunal administratif, même si elle est confirmée en appel. En effet, le tribunal a statué en prenant acte du retrait de certains livres, ce qui valide le droit de la Préfecture de contrôler les ouvrages vendus dans les librairies musulmanes quand bien même ceux-ci ne sont pas interdits à la vente.

(3) A l’époque, cette diversité avait été notée par la presse islamophobe qui avait éprouvé le besoin de venir en masse assister à ce rassemblement , tout simplement parce qu’il lui apparaissait invraisemblable qu’il puisse avoir lieu alors même que son sujet, l’expulsion d’un imam qui défendait pourtant un rapport non-militant à la société était déjà considéré comme trop virulent. Comme souvent, l’extrême-droite et notamment Valeurs Actuelles avaient pressenti l’échec de la répression dans cette solidarité inattendue et activiste qui prenait justement la forme d’un inventaire à la Prévert , ou autrement dit d’un front commun en constitution qui cherchait son Nom

(3)

Au vu de la nature même de cette institution, il était peu probable que sa gestion soit synonyme d’honnêteté. Il était, au fond, parfaitement prévisible qu’un “native informant” à l’islamophobie débridée comme Mohammed Sifaoui (ayant appelé, rappelons le, à combattre militairement 20% des musulmans de la planète) soit perçu comme une “caution scientifique” par le secrétaire Gravel. Il est ainsi décisif de ne pas personnaliser les pratiques de cette institution. Ne nous trompons pas de combat. Qui que soit son secrétaire, ses membres ou ses collaborateurs, c’est l’existence même d’une telle institution qui est ici le véritable scandale d’Etat.

Il est tout à fait typique du paysage médiatique et politique français qu’à aucun instant la question de l’islamophobie gouvernementale n’ait été sérieusement posée. Ce silence, volontaire ou inconscient, témoigne d’une islamophobie tellement profonde que ses expressions les plus évidentes ne sont plus questionnées. La voix de la communauté musulmane doit pleinement exprimer la réalité crue de l’injustice à laquelle elle est confrontée depuis trop longtemps. [..] Il s’agit d’exiger l’abolition du CIPDR et de l’ensemble de la gouvernance islamophobe française comprenant la loi de 2004 sur les signes religieux, la loi de 2010 sur l’interdiction du niqab, les lois contre-terroristes d’exception et la loi « Séparatisme » confortant les principes républicains.

Rayan Freschi Fonds Marianne : pour l’abolition du CIPDR et de l’ensemble de la gouvernance islamophobe française

(4) A l’époque, cette diversité avait été notée par la presse islamophobe qui avait éprouvé le besoin de venir en masse assister à ce rassemblement , tout simplement parce qu’il lui apparaissait invraisemblable qu’il puisse avoir lieu alors même que son sujet, l’expulsion d’un imam qui défendait pourtant un rapport non-militant à la société était déjà considéré comme trop virulent. Comme souvent, l’extrême-droite et notamment Valeurs Actuelles avaient pressenti l’échec de la répression dans cette solidarité inattendue et activiste qui prenait justement la forme d’un inventaire à la Prévert , ou autrement dit d’un front commun en constitution qui cherchait son Nom

(5) Depuis ce tweet, le CIPDR s’est effectivement attaché à co-construire les nouvelles perspectives d’entrave en organisant des séances de formation géantes avec divers services publics , de la CAF au Trésor Public en passant par l’hôpital . Il s’agit manifestement de mobiliser bien au delà des forces de sécurité . En ces temps de destruction globale des tâches initiales des services publics, il s’agit de faire comprendre aux personnels que la croisade peut aisément remplacer la satisfaction de l’intérêt général comme horizon mobilisateur du quotidien de fonctionnaires dont le statut tombe en miettes par ailleurs.

 

 

 

 

(6) Sur les sujets de la banalisation de la déchéance de nationalité, on pourra , si la deshumanisation n’a pas éteint en nous tout questionnement intellectuel sur une chose qui en 2015 encore pouvait scandaliser, s’intéresser au réel , c’est à dire le commencement de la fabrication d’apatrides administratifs et concrets. On lira par exemple cet entretien précieux , parce qu’il pose au delà de la situation présente et de la réaction à l’oppression, tant Karim Mohamed Aggad est banalement nous même à bien des égards , c’est à dire français malgré La France et lui-même, entre autres choses.

Est-ce que tu parles l’arabe marocain ? La Darija?
Non, je ne parle pas le marocain malheureusement. D’ailleurs, j’en ai voulu à mes parents par rapport à cette question. Car je n’ai pas eu cette chance de pouvoir parler les dialectes marocain et algérien. On nous a parlé de temps en temps en arabe dans la famille, mais c’était surtout le français. Pourquoi ? Parce que mes parents envisageaient pour leurs enfants un avenir ici en France et non pas au Maroc ou en Algérie. Il y avait une certaine crainte à cette période des années 1990 avec le climat général en France : c’était « l’envie de vouloir bien faire les choses » et s’assimiler d’une manière « normale ». ”

Entretien avec Karim Mohamed Aggad, déchu de sa nationalité française et désormais apatride (cage.ngo)

(7) Concernant Kemi Seba et dans la mesure où Lignes de Crêtes a consacré beaucoup d’encre peu élogieuse à ce personnage, il faut d’abord évidemment dire que rien ne justifie une déchéance de nationalité et que cette sanction exige la réaction la plus intransigeante qui soit. Ajoutons ensuite que son motif ” propos anti-français” est une humiliation vertigineuse pour tous les activistes sincères de la lutte contre l’antisémitisme, car ce qui est dit à travers cela, c’est évidemment que l’antisémitisme n’est pas en soi quelque chose de suffisamment grave pour enclencher la vindicte de la République. Néanmoins ceci passera inaperçu puisque les acteurs sincères de la lutte contre l’antisémitisme, c’est à dire ceux n’ayant pas abdiqué devant le nationalisme français , sont somme toutes très peu nombreux depuis quelques temps et absolument inaudibles dans l’espace médiatique .

 

 

 

23.02.2024 à 18:59

Solidarité inconditionnelle avec Urgence Palestine.

Lignes de Crêtes

Un génocide ne peut advenir par la seule force militaire. Ce qui permet sa réalisation, c’est l’assentiment actif, assumé ou non, de forces sociales et politiques massives, notamment par la neutralisation et la disqualification des forces qui cherchent à être solidaires des victimes. Ce rappel préliminaire est nécessaire dans le contexte français actuel, lorsqu’il s’agit de débattre d’une tribune contre Urgence Palestine, le collectif unitaire sans lequel il n’y aurait tout simplement pas de mobilisation pour la Palestine. Ses membres fondateurs sont ceux qui ont été là dès le 8 octobre, dans le cadre d’une répression massive visant à empêcher toute mobilisation même minimale. Si Urgence Palestine est la tête du mouvement, c’est parce qu’il est le mouvement tout entier, son émanation naturelle. La concentration de toutes les énergies, les anciennes et les nouvelles. Quiconque a engagé son corps ailleurs que sur les réseaux sociaux le sait, parce qu’il a tout simplement obéi à ce sentiment d’urgence absolue qui a suivi les déclarations ouvertement génocidaires de Netanyahu et de son gouvernement. Il n’y aucun moyen d’attaquer Urgence Palestine sans attaquer la solidarité contre le génocide. Au moment où celui-ci s’intensifie, au moment où l’armée israélienne massacre à Rafah ceux à qui elle a ordonné de s’y rendre s’ils ne voulaient pas mourir, il n’y a aucun hasard dans la publication d’une tribune qui demande en réalité aux gens de ne plus se mobiliser pour la Palestine, en boycottant le collectif unitaire qui mène la mobilisation avec l’assentiment de tous et…
Texte intégral (1368 mots)

Un génocide ne peut advenir par la seule force militaire. Ce qui permet sa réalisation, c’est l’assentiment actif, assumé ou non, de forces sociales et politiques massives, notamment par la neutralisation et la disqualification des forces qui cherchent à être solidaires des victimes.

Ce rappel préliminaire est nécessaire dans le contexte français actuel, lorsqu’il s’agit de débattre d’une tribune contre Urgence Palestine, le collectif unitaire sans lequel il n’y aurait tout simplement pas de mobilisation pour la Palestine. Ses membres fondateurs sont ceux qui ont été là dès le 8 octobre, dans le cadre d’une répression massive visant à empêcher toute mobilisation même minimale. Si Urgence Palestine est la tête du mouvement, c’est parce qu’il est le mouvement tout entier, son émanation naturelle. La concentration de toutes les énergies, les anciennes et les nouvelles. Quiconque a engagé son corps ailleurs que sur les réseaux sociaux le sait, parce qu’il a tout simplement obéi à ce sentiment d’urgence absolue qui a suivi les déclarations ouvertement génocidaires de Netanyahu et de son gouvernement. Il n’y aucun moyen d’attaquer Urgence Palestine sans attaquer la solidarité contre le génocide.
Au moment où celui-ci s’intensifie, au moment où l’armée israélienne massacre à Rafah ceux à qui elle a ordonné de s’y rendre s’ils ne voulaient pas mourir, il n’y a aucun hasard dans la publication d’une tribune qui demande en réalité aux gens de ne plus se mobiliser pour la Palestine, en boycottant le collectif unitaire qui mène la mobilisation avec l’assentiment de tous et toutes.

Ce serait déjà grave et contraire à toute éthique morale et politique si l’enjeu était seulement l’aggravation de la répression. Cette tribune est en soi un pathétique brouillon pour un décret de dissolution clé en main contre les organisations visées, un réquisitoire introductif pour des perquisitions à six heures du matin contre les camarades, frères, sœurs et organisations visés nommément. Les signataires le savent, au point d’avoir ajouté un post-scriptum sur la répression, en précisant bien qu’ils n’en seront auxiliaires éventuels qu’à l’insu de leur plein gré, et qu’il ne saurait leur en être tenu rigueur.

Ce serait déjà grave, car ce réquisitoire vole éhontément les combats de ceux, qui dans les années 2010 ont mené la lutte contre l’antisémitisme dieudonniste et soralien et contre celui de la gauche, en leur donnant un sens unilatéral. Nous en sommes, et pas des moindres et ce n’est pas d’avoir refusé de défiler avec Darmanin contre les Palestiniens qui autorise ceux qui l’ont fait à réécrire l’Histoire de nos combats.Nous en sommes et nous assumons nos erreurs, celles d’avoir été aveugles sur l’islamophobie ignoble de tant et tant de nos compagnons de route et d’avoir donc été islamophobes nous-mêmes. C’est ce qui a amenés Lignes de Crêtes à décider qu’une nouvelle époque s’ouvrait et à travailler avec des gens qui ont fait de même.
Notamment Elias d’Imzalene, que nous citons particulièrement car il a nous accordé sa confiance. en acceptant de donner un écho à la mesure de son audience importante à la lutte contre l’antisémitisme, notamment dans un Space X où l’un des relais enthousiastes de cette tribune et membre fondateur de Golem put exprimer sa douleur, son vécu et celui des siens après les attentats antisémites en France devant des centaines de frères et sœurs musulmans.

Honte à ceux qui après cela osent dénoncer en sachant quelles en seront les conséquences possibles. Qu’ils aient au moins la décence de ne pas le faire au nom des morts. Honte à celles et ceux qui en réalité veulent tout, sauf une nouvelle ère antiraciste, et qui sont tellement dans l’incapacité de trouver de l’antisémitisme dans la mobilisation actuelle qu’ils en sont à remonter à une décennie en arrière, où à applaudir l’annulation de projections de films sur la Shoah, parce qu’il y a des invités arabes au débat.

La lutte contre l’antisémitisme, n’est pas le sujet de cette tribune. Elle n’en parle pas, sauf pour faire des copiés collés de Taguieff, avec une inculture crasse pour des libertaires. Lorsqu’on somme les musulmans de se soumettre à un énième not in my name, on pourrait avoir l’élégance de commencer par soi-même quand on remonte aux années 50. Citer Johann Von Leers comme éminence grise des islamistes, c’est d’abord oublier qu’il fut surtout conseiller de Nasser, star actuelle des documentaires laïcistes, pour ses diatribes contre les Frères Musulmans. Et c’est surtout assez caustique lorsqu’on sait que Von Leers travaillait à l’époque avec Paul Rassinier, premier des négationnistes français de gauche, membre de la Fédération Anarchiste, et défendu alors même qu’il participait ouvertement à des congrès néo-nazis. Détail de l’Histoire, sans doute…

Néanmoins, cette tribune ne serait qu’un épisode sans intérêt de la longue déchéance de l’antiracisme prétendument universaliste et de son rôle d’accompagnateur anecdotique de l’islamophobie d’Etat, si nous n’étions pas en plein génocide. Si la solidarité musulmane internationale n’était pas essentielle pour sauver des vies, simplement cela. Si particulièrement en France, le combat pour faire exister cette solidarité face à un gouvernement totalement aligné sur les positions fascistes israéliennes n’était déjà pas si difficile. Cette fois les choses prennent une autre dimension et méritent une réponse ferme sur le fond.

Nul n’a à se justifier de ses positions concernant la résistance armée palestinienne. Quelles que soient les pressions, nul n’a à répondre aux mauvaises questions des islamophobes, parce que ce ne sont pas eux qui décident des termes du débat dans notre camp. En plein génocide la question ne sera jamais de savoir s’il faut ou non condamner le Hamas, à part au commissariat où comme chacun le sait, le droit au silence existe encore.

Quant au débat politique démocratique à gauche, il porte sur un tout autre sujet : de quoi se rendent coupables ceux, qui en pleins massacres, demandent aux Palestiniens de correspondre à leur idée de la victime parfaite, pacifique et sans doute aussi sommée de rédiger ses communiqués en écriture inclusive ? De quoi se rendent coupables ceux qui dénoncent l’inhumanité des prisonniers des nouveaux petits Guantanamo de Tsahal au moment où on les déshumanise pour les torturer et les assassiner sans procès ? De quoi se rendent coupables ceux qui préfèrent un Palestinien mort à un Palestinien « islamiste »? Voilà les seules questions du débat à gauche, et elles sont cruciales.

La première des réponses et la plus simple, pour celles et ceux, qui comme nous n’ont aucune qualité pour parler des questions internes à la politique palestinienne, consiste à faire front autour d’Urgence Palestine et des organisations visées à la fois par Darmanin et cette tribune, notamment Europalestine, Perspectives Musulmanes, les Indigènes de la République et l’UJFP. Et ce quelles que soient les divergences et même les affrontements passés. Et se rappeler que même à l’heure des réseaux sociaux et du grand déballage permanent, la dignité devant Darmanin consiste d’abord à régler les conflits éventuels sans prendre à parti publiquement le ministère de l’Intérieur dans un média censé être antiraciste, surtout quand on sait parfaitement qui il va soutenir.

Que vive la résistance du peuple palestinien, dans son ensemble.

20.02.2024 à 18:52

Missak au Temple des Âmes Vides.

Nadia Meziane

Quand j’erre dans les rues d’une métropole, Toutes les misères, tous les dénuements Lamentation et révolte l’une à l’autre. Mes yeux les rassemblent, mon âme les loge Je les mêle ainsi à ma souffrance intime Préparant avec les poisons de la haine, Un âcre sérum-cet autre sang qui coule, Par tous les vaisseaux de ma chair de mon âme.   La dernière fois que je me suis récité ce poème de Missak, qui est un camarade, alors je l’appelle par son prénom, c’était le jour de l’enterrement de Nahel. Comme nos frères sont  tous de dangereux barbares, même le jour de leurs funérailles, on met la ville sous cloche, comme si elle retenait son souffle devant nos fureurs incompréhensibles, comme si même les larmes pour les morts étaient des fleuves d’acide. Il n’y avait plus de bus à Nanterre, il fallait marcher de la Défense jusqu’au cimetière, de longues côtes interminables et ces pancartes qui indiquaient le Mont Valérien. Et l’ombre de Missak avec soi pour accompagner celle de Nahel. Missak, immigré rageur au visage taillé à la serpe, que les Français trouvent beau seulement maintenant. Il avait une tête de basané, Missak, pourtant. En ce temps-là, ça valait bien une barbe, cette tête-là. Dans les années 30, les gens convenables devaient frissonner devant son regard noir sous des sourcils épais lorsqu’il errait les poings serrés en rédigeant intérieurement des tracts incendiaires. Ce sont ces  mêmes honnêtes gens qui se presseront au Panthéon cette semaine pour le caresser comme un…
Texte intégral (1405 mots)

Quand j’erre dans les rues d’une métropole,
Toutes les misères, tous les dénuements
Lamentation et révolte l’une à l’autre.
Mes yeux les rassemblent, mon âme les loge
Je les mêle ainsi à ma souffrance intime
Préparant avec les poisons de la haine,
Un âcre sérum-cet autre sang qui coule, Par tous les vaisseaux de ma chair de mon âme.

 

La dernière fois que je me suis récité ce poème de Missak, qui est un camarade, alors je l’appelle par son prénom, c’était le jour de l’enterrement de Nahel. Comme nos frères sont  tous de dangereux barbares, même le jour de leurs funérailles, on met la ville sous cloche, comme si elle retenait son souffle devant nos fureurs incompréhensibles, comme si même les larmes pour les morts étaient des fleuves d’acide. Il n’y avait plus de bus à Nanterre, il fallait marcher de la Défense jusqu’au cimetière, de longues côtes interminables et ces pancartes qui indiquaient le Mont Valérien.

Et l’ombre de Missak avec soi pour accompagner celle de Nahel. Missak, immigré rageur au visage taillé à la serpe, que les Français trouvent beau seulement maintenant. Il avait une tête de basané, Missak, pourtant. En ce temps-là, ça valait bien une barbe, cette tête-là. Dans les années 30, les gens convenables devaient frissonner devant son regard noir sous des sourcils épais lorsqu’il errait les poings serrés en rédigeant intérieurement des tracts incendiaires. Ce sont ces  mêmes honnêtes gens qui se presseront au Panthéon cette semaine pour le caresser comme un fétiche prisonnier de leurs fantasmes.

Missak devenu leur immigré modèle, parce que Missak est mort et ne peut plus jeter ses poèmes de communiste révolutionnaire à la tête des imposteurs.

Missak épargné par la loi Darmanin, Missak sur qui la France a suffisamment craché pendant sa vie et au moment de son assassinat pour qu’elle puisse si longtemps après faire croire qu’elle l’a aimé, elle qui regarde au mieux placidement Missak qu’on assassine cent fois par an, ensanglanté sur les barbelés de l’Europe forteresse, noyé dans la Méditerranée, ou étouffé dans un camion à Calais.

Il sera bien seul, Missak au Panthéon, là où la bourgeoisie macroniste n’a même pas daigné y amener aussi ses camarades de combat. Quand il y en a un ça va, disait Hortefeux. A partir de trois, c’est une association de malfaiteurs à caractère terroriste. La M.O.I, quoi.
Et on a beau s’en fiche, cela fait de la peine, Missak au Panthéon, cet antre glacé de la mémoire morte. On l’aurait préféré avec Nahel, ou avec Rémi Fraisse, ou avec n’importe lequel des nôtres abattu par le pouvoir en place, il aurait eu des histoires à entendre et à raconter.
Ça fait de la peine, cette cérémonie qu’il aurait croisée en crachant par terre, le frère communiste plein de haine, à cause de tant d’amour pour les siens, les ouvriers immigrés exploités jusqu’à l’os littéralement, toutes ces âmes entravées trop fatiguées pour écrire, quand tant de bourgeois publient des sottises. Missak au Panthéon et pourquoi pas chez Gallimard avec Céline,tant qu’on y est, lui qui s’est tant battu pour que des ouvriers osent écrire dans sa revue communiste arménienne, qui y mettait plus d’énergie que pour y avoir des auteurs célèbres.

Missak au Panthéon, mémoire jalousement emprisonnée et  gardée, que celle-ci n’aille pas se répandre dans les enterrements de nos petits frères, dans les émeutes révolutionnaires.

Missak enfermé par ceux qu’il voulait renverser, par les héritiers des notables qui ont voté des lois racistes sous la République puis ont déroulé le tapis rouge à Pétain, Missak aux mains de Darmanin.
Et toute une partie de la  gauche déjà perdue et défaite, qui au lieu de revendiquer les siens, au lieu de hurler que Missak est à nous, et qu’il n’a rien à faire sous les ors sombres d’une République qui vire au brun,  ne cesse de demander que d’autres camarades morts entrent au Panthéon où nos jeunes militants ne vont jamais. Qui visite le Panthéon, en 2024, à part des touristes qui trouvent ça moche. Personne, sauf le jour de cérémonies officielles où Macron vole les mots des résistants, la bouche encore pleine des saletés du programme de Le Pen. Entouré de courtisans appointés pour parler droits humains avec celui qui les foule aux pieds toute l’année, spécialistes autorisés d’une résistance qu’ils n’ont jamais pratiquée , et qu’ils se contentent de conjuguer au passé, pour vendre des bouquins.

Missak est à nous pourtant. Comme le sont les autres camarades de la MOI. Missak est à tous les ennemis intérieurs qui errent dans les rues de la métropole, traqués, stigmatisés, assassinés, exploités, affamés. Missak, surtout,  est aux mauvais immigrés, maudits sur cent générations, toujours d’ailleurs, par le cœur. Les immigrés politiques, pas les gentils et reconnaissants, les méchants, ceux qui à peine le pied posé sur le sol français, et même sans papiers commencent déjà à revendiquer. Missak est à nous, les métèques qui ne se mêlent pas que de leurs affaires, mais de celles de la patrie qui les rejette. Missak est à toutes celles et ceux qui ne disent pas merci, mais « Au nom de tous les miens je veux et j’exige. »

En vérité, Missak est à tout le monde, sauf à ceux qui osent aujourd’hui l’enfermer au Panthéon. Et à ceux qui applaudissent avec des mines compassées un héros qu’ils auraient détesté vivant. Qui peut croire que Missak Manouchian, survivant d’un génocide, combattant communiste internationaliste aurait été aux côtés de ceux qui assassinent en Palestine ? Qui peut croire que Manouchian aurait accepté de voir sa mémoire utilisée par des occidentaux qui prétendent qu’on doit bombarder des hôpitaux pour éradiquer l’engeance, et que même les malades, les enfants et les vieux doivent être tués parce que le peuple tout entier est terroriste ?
Qui peut croire que Missak, en ce temps où le fascisme est aux portes du pouvoir et a déjà plus d’un pied dedans, aurait été au milieu des conservateurs qui préfèrent Le Pen à la gauche radicale ?

Qui peut croire qu’en 2024, Missak serait allé à son propre enterrement de première classe, lui le passager clandestin assumé ?

Pas grand monde et puis on ne devrait être ni triste, ni fétichiste. Des Missak, il y en a toujours dix mille dans les rues de Marseille et de Paris. Missak, abattu par les nazis n’était personne quand il a refusé joyeux de se laisser bander les yeux pour affronter la mort, dernier geste de partage avec les camarades, dernier instant de liberté qui valait bien cent ans de vie de ceux qui l’ont laissé tuer. Missak n’était personne qu’un métèque barbare haï par la France fasciste quand il est tombé, et ceux qui auraient brandi sa photo et celles de ses camarades comme étendard auraient été condamnés pour apologie du terrorisme, dans l’indifférence générale.
Rien ne change en France, sauf les jours de révolution mondiale. Quand les jeunes immigrés et dangereux poètes commencent à faire trembler, de leur seul regard, le bourgeois qui va chez Gallimard acheter Drieu dans la Pléiade après avoir pleuré des larmes de crocodile sur la Résistance, devant des tombeaux officiels vides de Sens.

14.02.2024 à 10:32

A Bâtons Rompus, le Podcast de Lignes de Cretes

Lignes de Crêtes

Lignes de Crêtes lance son podcast: A Bâtons Rompus. Ca parle gauche radicale, terrorisme, antisémitisme, fascistes, islamophobie, anticonspirationnisme… (Et des pauses avec des extraits de dub, roots, reggae, jungle et Drum & Base) A écouter sans modération: sur Soundcloud ici ==> https://soundcloud.com/user-827163902 sur Spotify ici ==> https://open.spotify.com/show/0MBJojTRJ0f3mwA4vW7ugh
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Lignes de Crêtes lance son podcast: A Bâtons Rompus.

Ca parle gauche radicale, terrorisme, antisémitisme, fascistes, islamophobie, anticonspirationnisme…

(Et des pauses avec des extraits de dub, roots, reggae, jungle et Drum & Base)

A écouter sans modération:

sur Soundcloud ici ==> https://soundcloud.com/user-827163902

sur Spotify ici ==> https://open.spotify.com/show/0MBJojTRJ0f3mwA4vW7ugh

13.02.2024 à 17:52

Les Métamorphosés

Rayan Freschi

L’islamophobie française offre à la communauté musulmane d’innombrables occasions de lutter. Entrave systématique, obsessionnelle, elle ne cesse de se dresser sur le chemin de notre bonheur. Impossible d’avancer bien longtemps sans découvrir son nouveau défi. Sans surprise, le discours de politique générale de Gabriel Attal et la commémoration des victimes du 7 octobre par Emmanuel Macron ont initié une séquence politique préliminaire à l’adoption de la prochaine loi islamophobe. Sans jamais faire référence au “séparatisme” ou “à l’islam radical” mais à travers l’invocation de la “barbarie” et de la lutte contre le “terrorisme”, l’insidieuse rhétorique étatique continue de nous cibler. Rappelons ce qui fût sous-entendu. La dissolution de l’identité française et les violences gratuites mises en avant par Attal et Macron – concepts d’extrême droite désormais consensuels – se font aux mains d’une barbarie musulmane contre laquelle il est urgent de se réarmer. En refusant de nous nommer directement, le couple exécutif ne nie pas la centralité du combat islamophobe: il démontre l’évidence de sa pertinence et de sa nécessité. L’esprit de cette rhétorique est celui d’une martialité assumée attendant sa prochaine attaque. En refusant l’insistance abusive, les deux têtes de l’hydre islamophobe rappellent que le prochain coup ne sera pas porté immédiatement. C’est plutôt lors du crépuscule du mandat d’Emmanuel Macron que la prochaine loi islamophobe sera adoptée, lorsqu’il faudra gonfler la légitimité d’un extrême-centre candidat à sa propre succession. Sève du suprémacisme islamophobe, l’anxiété anticipatrice circule dans les veines étatiques, nourrissant une persécution préventive à la brutalité croissante.…
Texte intégral (1253 mots)

L’islamophobie française offre à la communauté musulmane d’innombrables occasions de lutter. Entrave systématique, obsessionnelle, elle ne cesse de se dresser sur le chemin de notre bonheur. Impossible d’avancer bien longtemps sans découvrir son nouveau défi. Sans surprise, le discours de politique générale de Gabriel Attal et la commémoration des victimes du 7 octobre par Emmanuel Macron ont initié une séquence politique préliminaire à l’adoption de la prochaine loi islamophobe.

Sans jamais faire référence au “séparatisme” ou “à l’islam radical” mais à travers l’invocation de la “barbarie” et de la lutte contre le “terrorisme”, l’insidieuse rhétorique étatique continue de nous cibler. Rappelons ce qui fût sous-entendu. La dissolution de l’identité française et les violences gratuites mises en avant par Attal et Macron – concepts d’extrême droite désormais consensuels – se font aux mains d’une barbarie musulmane contre laquelle il est urgent de se réarmer. En refusant de nous nommer directement, le couple exécutif ne nie pas la centralité du combat islamophobe: il démontre l’évidence de sa pertinence et de sa nécessité. L’esprit de cette rhétorique est celui d’une martialité assumée attendant sa prochaine attaque. En refusant l’insistance abusive, les deux têtes de l’hydre islamophobe rappellent que le prochain coup ne sera pas porté immédiatement. C’est plutôt lors du crépuscule du mandat d’Emmanuel Macron que la prochaine loi islamophobe sera adoptée, lorsqu’il faudra gonfler la légitimité d’un extrême-centre candidat à sa propre succession.

Sève du suprémacisme islamophobe, l’anxiété anticipatrice circule dans les veines étatiques, nourrissant une persécution préventive à la brutalité croissante. Cette rhétorique angoissée, en plein génocide palestinien où nos frères et nos sœurs sont décrits et traités comme des “animaux humains”, est une opportunité de travailler le sujet de notre époque: la déshumanisation islamophobe. À la stratégie du régime répond la nôtre. À l’inquiétude d’un pouvoir persécuteur répond une parole de résistance, confiante et optimiste. Il s’agit, comme toujours, de s’évader pour mieux conquérir. S’évader du reflet déformé d’un miroir déshumanisant que l’on cherche à nous imposer. Nous conquérir nous-même, nos blessures et nos injustices; puis conquérir les leurs.

Projection d’une pathologie déformante


La destruction islamophobe opère méthodiquement. Son succès repose sur un pilier, et un pilier seul: l’extinction de toute empathie envers l’homme musulman. Détruire, c’est avant tout ne plus reconnaitre son humanité en l’autre. C’est au sein d’un paysage psychique pollué que naissent l’indifférence et sa jumelle, la volonté de meurtre. La construction de représentations précisément déshumanisantes permet la sauvagerie à notre encontre. Il s’agit, pour le suprémacisme islamophobe, de suggérer une métamorphose aux accents cronenbergiens. L’idée selon laquelle le musulman serait un homme comme les autres est une illusion dont la France doit se défaire au plus vite. Atteint d’une maladie physique et spirituelle incurable le musulman ne peut que dégénérer, à terme, en un “islamiste” par définition brutal, incapable de ressentir la moindre compassion, incapable du moindre compromis. L’esprit suprémaciste inverse le réel: incapable de ressentir lui même une quelconque empathie, il cherche à faire croire que c’est nous qui ne disposons pas de cette faculté. Nos signes extérieurs d’islamité deviennent autant de symptômes visibles de cette métamorphose menaçante. Bientôt brutal, insensible et fanatique, le musulman ne peut dès lors développer aucune politique sérieusement envisageable. Son autonomie ne pouvant que produire un danger civilisationnel mortel il devra, au mieux, déléguer et suivre. Au pire, il souffrira des plus cruelles claustrations physiques et psychiques. Toujours, il devra demeurer muet, comme si toute expression musulmane valait contamination de barbarie.

Pourtant, la description d’une évolution spirituelle et politique est véridique. La communauté mûrit; son influence politique croît. C’est la portée bienfaitrice de notre métamorphose que nos adversaires cherchent à masquer, parfaitement conscients que notre miséricorde est le secret de nos futures victoires. Notre croissance spirituelle, pourtant synonyme de compassion pratiquée, démontre pour eux l’avancement de notre pathologie. Ne sommes-nous que des bêtes, si l’injustice nous émeut pareillement? Bien souvent, il suffit de nous rencontrer pour ne plus nous haïr. Cette rencontre fait office de creuset où la découverte de notre psyché et de notre langue fait fondre les projections chimériques. Elle révèle le mensonge de nos ennemis.

La langue narcissique et la langue révolutionnaire


Les métamorphosés sont désignés par les mécanismes déshumanisants auxquels l’orgueil suprémaciste cherche à les assujettir. Le pouvoir de nos ennemis tient à un crime fondateur: la destruction de nos pères, l’effacement des figures structurantes de notre masculinité. L’usurpation moderne et libérale est un régicide hantant à jamais les nuits du régime islamophobe. Apeuré par la croissance de ces nouveau-nés, il projette des représentations réifiantes afin de mieux démontrer sa croyance en une supériorité naturelle, fille d’une insécurité psychique fondatrice. La dynamique entre tyran et résistant tient à cette opposition, traduite par la rencontre de deux langues aux tessitures contraires.

La première se déploie dans la corruption du réel, dans l’humiliation constante des rivaux de ses locuteurs. C’est la langue de l’immobilité rassurante, émasculée et émasculante. Langue d’une force usurpatrice, elle ne peut jamais s’exprimer avec confiance et exige la dépendance et le mutisme de ses opposants, tirant de leur humiliation son énergie vitale propre.

La seconde est celle de la fidélité au réel, de la recherche constante du bien et de la justice. C’est la langue révolutionnaire, celle de la métamorphose perpétuelle dont la sérénité radieuse sait la conquête inévitable. C’est la langue de la filiation prophétique retrouvée et honorée, la langue dévoilant l’imposture et rétablissant l’ordre miséricordieux voulu par Allah. Malgré la tentation de la dépendance, ses locuteurs s’épanouissent dans l’indépendance psychique, conscients qu’à travers leur sincérité Son secours est garanti. C’est cette langue qui a pu révéler la corruption islamophobe sous-tendant la politique de la guerre contre la Terreur. C’est uniquement à travers elle que nous avons pu saisir les ressorts de la mise sous surveillance de notre communauté – ce que Macron appelle la “société de vigilance” – et sa persécution préventive. C’est elle qui démontre que l’opposition systématique à toute expression politique enracinée dans notre Tradition est le fruit d’un délire anxieux.

Le dialogue, au fond, tient à deux propositions. Puisqu’ils sont inhumains – ou tout du moins sur le point de le devenir – traitons-les à la bassesse de leur nature, clament tout haut nos ennemis. Puisqu’ils sont ignorants, corrigeons-les, répondent les métamorphosés.

29.01.2024 à 12:39

Minuit dans le siècle de Guantanamo

Nadia Meziane

Il se joue ces dernières années un étrange combat à Guantanamo. Un combat pour la culture. L’administration d’état américaine tente en effet d’empêcher les détenus libérés d’emmener avec eux leurs productions artistiques. Elle y met un acharnement particulier  ( 1) Il n’y a rien dans ces œuvres qui dévoile un quelconque secret sur ce qui a été fait aux détenus de Guantanamo. La clarté des évènements qui s’y sont déroulés est aussi vive que l’orange choisi pour les uniformes des détenus. Le monde entier sait déjà que là-bas, armés d’une légitimité idéologique décrétée incontestable, on a violé tous les principes de droit qui avaient été proclamés par les Lumières, et la légalité la plus élémentaire. Tout le monde sait l’enfermement sans procès, la torture physique et psychologique et même que Guantanamo n’était que la Bastille, et que l’on y a ajouté les oubliettes, nécessaire complément, pire que le pire, les centres secrets de torture et de disparition programmée installés dans des pays tiers, ces centres où l’on n’avait même plus le dernier droit, faire savoir sa propre mort à sa famille et à ses proches. Alors pourquoi ce combat qui semble une vengeance d’arrière-garde, un enjeu absolument dérisoire à côté de tout cela : empêcher des hommes d’emmener avec eux l’activité et la créativité développée pendant une vie en cage, faite au prix d’efforts incroyables. Pourquoi pas juste un « Vazy casse-toi », de celui que les gardiens disent aux détenus libérables des prisons normales, un « Prend tes pauvres…
Texte intégral (2607 mots)

Il se joue ces dernières années un étrange combat à Guantanamo. Un combat pour la culture.

L’administration d’état américaine tente en effet d’empêcher les détenus libérés d’emmener avec eux leurs productions artistiques. Elle y met un acharnement particulier  ( 1)

Il n’y a rien dans ces œuvres qui dévoile un quelconque secret sur ce qui a été fait aux détenus de Guantanamo. La clarté des évènements qui s’y sont déroulés est aussi vive que l’orange choisi pour les uniformes des détenus. Le monde entier sait déjà que là-bas, armés d’une légitimité idéologique décrétée incontestable, on a violé tous les principes de droit qui avaient été proclamés par les Lumières, et la légalité la plus élémentaire. Tout le monde sait l’enfermement sans procès, la torture physique et psychologique et même que Guantanamo n’était que la Bastille, et que l’on y a ajouté les oubliettes, nécessaire complément, pire que le pire, les centres secrets de torture et de disparition programmée installés dans des pays tiers, ces centres où l’on n’avait même plus le dernier droit, faire savoir sa propre mort à sa famille et à ses proches.

Alors pourquoi ce combat qui semble une vengeance d’arrière-garde, un enjeu absolument dérisoire à côté de tout cela : empêcher des hommes d’emmener avec eux l’activité et la créativité développée pendant une vie en cage, faite au prix d’efforts incroyables.

Pourquoi pas juste un « Vazy casse-toi », de celui que les gardiens disent aux détenus libérables des prisons normales, un « Prend tes pauvres hardes pour solde de tout compte et dégage ».

Pour peu que l’on prenne de la hauteur,  que l’on regarde Guantanamo non pas avec une vague compassion humaniste teintée de colère non-dite pour les détenus, après tout islamistes, mais en se demandant simplement qui sont les hommes qu’on y a enfermés, leurs destins, les combats actuels de ceux qui en sont sortis, on comprend vite l’enjeu fondamental. Cet enjeu là n’est pas celui de la lutte anticarcérale seulement, pas un combat contre l’islamophobie seulement.

Les œuvres d’art de Guantanamo sont une victoire positive de l’humanité contre la deshumanisation méthodique. Elles disent que ce qui a eu lieu là-bas n’est pas la victoire de la violence et de la torture et de l’anéantissement définitif. Elles disent que ce qui a eu lieu là-bas n’est pas seulement la guerre impitoyable et sans retour. Elle dit que les hommes ont réussi à rester des humains qui n’ont pas renoncé à dialoguer avec les autres humains, à construire une transcendance universelle, celle qui passe notamment par la création artistique.
Les détenus de Guantanamo n’ont jamais cessé de tenter de parler à tous et toutes, même à celles et ceux qui ont implicitement accepté leur deshumanisation après les attaques du 11 septembre 2001.

L’art de Guantanamo est ce qui efface un mensonge fondateur sur le camp .

Le symbole de Guantanamo reste en effet la combinaison orange. Ce que chacun d’entre nous devait voir de l’extérieur, ce qui devait nous sauter aux yeux, littéralement . Une couleur criarde, un hurlement de rage ou un avertissement fluorescent, quelque chose qui disait DANGER ABSOLU, un message clair : ce ne sont pas des hommes, ce sont des tueurs impersonnels.
On parle moins de la cagoule noire, sans trous pour la bouche et les yeux. Parce qu’elle porte atteinte justement à un fondamental occidental et qu’elle soulève une terrible contradiction, insurmontable pour l’existentialisme islamophobe, celui qui pense le dévoilement absolu, et le fait de tout montrer comme la condition première de toute âme civilisée. Qui cache est suspect et n’a que du mauvais à dissimuler. Qui ne montre pas le visage sort de l’humanité, qui ne représente pas les figures humaines est un animal sans culture propre.
Alors, si cela est le Vrai, pourquoi ce geste symbolique, démonstratif, contre-nature , effacer le visage des hommes de Guantanamo, le voiler intégralement au sens propre, contre leur gré. Leur interdire de nous regarder, nous interdire de les voir dans ce qui constitue le signe de l’Humanité pour la culture occidentale, le Visage. Pourquoi porter atteinte à une des Croyances qui fonde la Modernité ?Deux décennies plus tard, les œuvres d’art de Guantanamo, les peintures, les poèmes et les récits donnent la réponse.

Cette réponse, c’est la réhumanisation des hommes musulmans par eux-mêmes, et la terreur existentielle que ceci provoque dans l’imaginaire islamophobe mondial.

 

Cette terreur se traduit par ce qui semble une vengeance dérisoire, mesquine et hors sol du gouvernement américain lorsqu’il libère des hommes à qui il a déjà absolument fait tout le mal que la force permet. Ce refus entêté jusque dans ce qui semble un détail, c’est celui de renoncer à un pilier du récit islamophobe contemporain. Celui qui permet d’ériger non seulement le Guantanamo 2.0 dont parlent les ex détenus et leurs soutiens, mais le Guantanamo 3.0 celui des réseaux de normes juridiques qui répriment les musulmans dans les pays occidentaux.

Au nom de l’inhumanité supposée des hommes musulmans, depuis 2001, des régimes d’exception co-existent avec la légalité ordinaire, avant de la coloniser peu à peu, car le but de tout état d’exception est de devenir la règle universelle. Au nom de l’inhumanité supposée absolue des hommes musulmans, les législations anti-terroristes ont non seulement perduré ces deux dernières décennies mais elles sont devenues une philosophie globale, un antiterrorisme qui décrète qu’il n’y a même plus besoin d’actes pour incriminer l’ensemble des communautés musulmanes. En témoigne en France, la loi Séparatisme et le régime des dissolutions administratives : petit à petit, le simple fait d’exister en tant que musulmans est suspect et source de punitions préventives décrétées essentiellement par des autorités administratives. Punitions contre des cibles réduites à l’absence de visage, même dans ce qui est censé être le lieu de la démocratie où chacun peut s’exprimer, les médias.

En effet, la simple désignation comme « islamiste », génère non seulement la punition juridique mais aussi l’exclusion absolue de tout l’espace public démocratique, la négation totale du droit à la défense et à l’existence contradictoire face au pouvoir.

Pour s’en convaincre, il suffit de lire la presse, de regarder quelques-uns des milliers et milliers de replay consacrés à la lutte contre l’islamisme et ciblant des intellectuels, des journalistes, des responsables associatifs, des activistes, des artistes des sportifs ou des anonymes jetés brusquement à la vindicte. Et de constater l’absence de visages, de voix, l’Absence tout court dans les débats,…. de ces gens dont les débats parlent tous les jours. Qui n’a pas le droit à un procès équitable n’a pas le droit non plus même à seulement une voix sur le banc des accusés.
Ce traitement là, pour tous Autres que les musulmans et surtout les hommes musulmans, nous le trouverions absolument inconcevable en Occident, où désormais même les théoriciens de la race ont le droit et à l’attaque sur les réseaux sociaux et les plateaux télé, et peuvent y prêcher la lutte impitoyable et violente contre le Grand Remplacement.

Pour les musulmans, la normalité et la normativité sont pourtant cette Zone Grise en extension permanente, cet à côté défini juridiquement d’abord par le renoncement légal à la légalité démocratique, et existentiellement par la disparition des sujets musulmans de l’espace politique et culturel, où ils n’existent plus que comme mauvais objets . Renoncement souvent banalisé même dans les esprits qui se pensent progressistes. Il n’y a plus en France aucune initiative politique de gauche pour la fermeture de Guantanamo, nous avons appris avec vivre avec, notamment parce que c’était loin. Mais cela s’est rapproché en vingt ans et de même si énormément de voix se sont élevées contre la loi Sécurité Globale, et plus récemment contre la loi Immigration, bien peu sont celles qui ont résonné contre la loi Séparatisme. Bien peu sont ceux qui disent que la loi Immigration n’est pas seulement dirigée contre les immigrés mais très clairement contre les musulmans, notamment en ce qui concerne l’extension des possibles déchéances de nationalité, mais aussi toutes les dispositions visant à s’assurer que les candidats à un titre de séjour ne sont pas de dangereux communautaristes.

Malheureusement pour l’islamophobie, cependant, quelque chose d’autre a lieu depuis vingt ans. Guantanamo a accouché contre son gré d’êtres humains dont certains sont aujourd’hui libres et même combattants internationaux pour les droits humains.

On peut hausser les épaules, parler d’une réalité microscopique et anecdotique. Mais il y a par le monde et notamment en Occident, quelques hommes dont l’histoire est éminemment troublante pour le narratif de la Guerre Eternelle et de la Vengeance cyclique.

En France, deux prisonniers mythiques se disputent les faveurs des amis de la littérature depuis un siècle et demi. Jean Valjean et Edmond Dantès. Le second est vengeur absolu et aimé pour cela dans l’imaginaire français qui légitime absolument la violence punitive de l’Innocent contre les puissants qui l’ont injustement enterré vivant. Le second est Jean Valjean, qui transformé et sauvé par la Foi d’une rencontre de hasard, renonce à la vengeance pour faire le bien.
La puissance du Mythe Jean Valjean est plus forte que celle de Dantès. Et pour cause, l’appel au Bien est universel. Mais étrangement, personne en Occident ne se pose cette question pourtant troublante. Pourquoi des innocents de Guantanamo non seulement, ne se vengent pas mais deviennent pour certains combattants pour la justice universelle ?

Si nous ne nous la posons pas, c’est à cause de la main mise islamophobe sur le débat démocratique : elle consiste non seulement dans le pouvoir de fournir des réponses mais aussi dans celui de poser les questions. L’écran noir et le silence étouffant sur le bien que peuvent faire les musulmans est le lointain écho de la tentative de disparition par l’asphyxie incarnée par la cagoule noire sur le visage des prisonniers de Guantanamo. Sur ces visages qu’il ne fallait pas voir, car il fallait absolument qu’aucune identification n’ait lieu et que nous ne voyions que le Diable obscur des récits islamophobes. Surtout pas Jean Valjean, évidemment.

Deux décennies plus tard, la cagoule se déchire peu à peu cependant, et des visages réapparaissent aux yeux du monde. Le triste anniversaire des 22 ans de Guantanamo coïncide avec la tentative génocidaire à Gaza, et la résistance musulmane mondiale qui lui fait face, entraînant avec elle les défenseurs des droits humains de toutes confessions et croyances et même la Cour de Justice Internationale. Sa première décision prudente, certes, ouvre possiblement la voie à une nouvelle ère, notamment en faisant voler en éclats le mythe selon lequel la défense concrète des valeurs universelles de justice et de liberté serait l’héritage de l’Occident auquel il faudrait se soumettre absolument pout être un peu plus que des animaux qui pensent
Dans ce contexte, l’acharnement consistant non seulement à garder 30 hommes en combinaison orange dans une oubliette de cauchemar où on les a même privés de leur visage, mais aussi à tenter de les déposséder des preuves de leur créativité, de leur tentative extraordinaire et réussie de continuer à s’ouvrir au monde du fin fond de la prison sans porte de Guantanamo est tout,  sauf un détail de l’histoire qui ne mériterait qu’une note de bas de pages dans nos combats.

Que ferme Guantanamo, que ne restent que les preuves d’une bestialité assumée, qu’un lieu de mémoire des pulsions de mort de l’humanité, et au dehors des hommes libres, artistes, activistes et musulmans pour témoigner et poursuivre le récit d’une victoire contre la déshumanisation islamophobe . Et ce seront  des pans entiers des Zones Grises dans lesquelles on cherche à enfermer les musulmans dans les états islamophobes qui commenceront à s’effondrer.

 

 


L’illustration de couverture de ce texte est le dos d’un tableau Muhammad Ahmad Abdallah Al Ansi, détenu à Guantanamo jusqu’en 2016. De nationalité yéménite, Muhammad Al Amsi a été présenté comme un criminel extrêmement dangereux et impliqué de très près dans les attaques du 11 septembre 2001 par les autorités militaires américaines. Finalement, en dépit de ces accusations pourtant sensationnalistes et précises, il a été libéré sans charges et sans procès. Il crée aujourd’hui notamment pour Heart, qui associe ex-détenus et artistes pour proposer des actions de réparation et de solidarité comme celui-ci 

Pour découvrir les oeuvres d’art de Guantanamo et l’ histoire précise de chacun d’eux  , les deux étant indissociable ce site 

Art from Guantánamo Bay (artfromguantanamo.com)

 

(1) J’ai découvert cette réalité grâce à l’activité d’un un ancien détenu, Mansoor Adayfi, qui a été enfermé à Guantanamo du 9 février 2002 jusqu’au 11 juillet 2016, sans charges, ni procès. Il a ensuite été envoyé en Serbie où il n’avait absolument aucune attache. Depuis sa libération, il se bat sans relâche   pour faire libérer ses co-détenus, mais également pour les droits humains en général . Il a publié csur le sujet cet article en 2023 dans le Guardian et également donné un entretien passionnant à la BBC sur l’art à Guantanamo écoutable ici

23.01.2024 à 17:39

“Nous luttons pour notre bonheur” : CAGE, un chemin musulman vers la liberté, entretien avec Rayan Freschi

Nadia Meziane

Cet entretien avec Rayan Freschi  de CAGE a été réalisé en décembre 2023, la version vidéo se trouve ici. Nadia Meziane: Merci de ta confiance et de nous accorder cet entretien. Ce n’est pas une formule de politesse puisque nous venons de plaisanter quelques minutes sur les conditions de cet entretien, et sur le fait que les acteurs de la lutte contre l’islamophobie surtout musulmans en France aujourd’hui n’ont pas liberté de faire des entretiens au fil de l’eau, puisque leurs libertés politiques sont menacées à chacune de leurs expressions. Quand je t’ai demandé cet entretien, nous étions à une autre période de l’histoire mondiale et de celle de ce pays, avant les évènements en Palestine, et je souhaite donc d’abord t’interroger sur la différence fondamentale qui peut exister entre deux pays, celui où a été créé et où évolue CAGE, le Royaume-Uni et la France concernant le rapport à la Palestine et aux mobilisations pour la Palestine. Demain soir vous organisez un débat avec des activistes musulmans, des professeurs d’université, débat difficilement imaginable en France, à part peut-être dans une cave, sans caméras et rediffusé clandestinement après. Ce débat porte pourtant sur un sujet assez banal, la qualification de « terroriste » qui a été appliquée au mouvement Hamas. Ce terme fait débat en lui-même depuis toujours au niveau international et pas seulement pour ce mouvement mais pour tous les mouvements de lutte armée qui peuvent exister, mais en France le débat est interdit. Le Royaume-Uni, c’est aussi un pays qu’on…
Texte intégral (8598 mots)

Cet entretien avec Rayan Freschi  de CAGE a été réalisé en décembre 2023, la version vidéo se trouve ici.

Nadia Meziane: Merci de ta confiance et de nous accorder cet entretien. Ce n’est pas une formule de politesse puisque nous venons de plaisanter quelques minutes sur les conditions de cet entretien, et sur le fait que les acteurs de la lutte contre l’islamophobie surtout musulmans en France aujourd’hui n’ont pas liberté de faire des entretiens au fil de l’eau, puisque leurs libertés politiques sont menacées à chacune de leurs expressions.

Quand je t’ai demandé cet entretien, nous étions à une autre période de l’histoire mondiale et de celle de ce pays, avant les évènements en Palestine, et je souhaite donc d’abord t’interroger sur la différence fondamentale qui peut exister entre deux pays, celui où a été créé et où évolue CAGE, le Royaume-Uni et la France concernant le rapport à la Palestine et aux mobilisations pour la Palestine.

Demain soir vous organisez un débat avec des activistes musulmans, des professeurs d’université, débat difficilement imaginable en France, à part peut-être dans une cave, sans caméras et rediffusé clandestinement après. Ce débat porte pourtant sur un sujet assez banal, la qualification de « terroriste » qui a été appliquée au mouvement Hamas. Ce terme fait débat en lui-même depuis toujours au niveau international et pas seulement pour ce mouvement mais pour tous les mouvements de lutte armée qui peuvent exister, mais en France le débat est interdit. Le Royaume-Uni, c’est aussi un pays qu’on a regardé avec une énorme envie durant les premières semaines après le début de l’insurrection en Palestine : ici avant même que les gens aient parlé de cette insurrection, notre ministre de l’Intérieur avait déjà déclaré que tout soutien à la résistance du peuple palestinien serait poursuivi pour apologie du terrorisme. La répression a commencé dans les 48 heures, depuis énormément d’activistes, de députés, d’anonymes qui sont criminalisés sur cette base. Au Royaume-Uni, a priori l’expression était beaucoup plus libre. D’autre part, on a également regardé toutes vos premières manifestations avec beaucoup de jalousie : ici elles ont été interdites immédiatement et on a eu cette chose assez extraordinaire dans un pays dit démocratique, l’interdiction générale de toutes les manifestations en soutien au peuple Palestinien dans un contexte où il était victime d’une tentative de génocide.

Comment expliques-tu que deux pays occidentaux dont les dirigeants ont a priori des analyses assez similaires concernant Israël, la Palestine et le monde musulman puissent connaitre deux situations aussi différentes concernant le rapport au mouvement de solidarité en cours ?

 

Rayan Freschi : d’abord je tenais à te remercier et à remercier Lignes de Crêtes, en mon nom et au nom de CAGE pour cet entretien qui nous permet d’introduire l’organisation à une audience francophone. Pour revenir à ta question, je crois que ce qui explique la différence entre ces deux environnements, c’est le fait que des espaces ont été constitués en Angleterre, du fait, entre autres du travail qui a été mené sur les deux dernières décennies : travail d’analyse et d’activisme sur la question terroriste et contre-terroriste. En d’autres termes, le travail qui a été mené sur la War on Terror, la guerre contre la Terreur, menée par le monde occidental, à l’encontre du monde musulman, pour parler rapidement. Pour nous la guerre contre la Terreur est une guerre contre l’islam et les musulmans.

Pour revenir à la Palestine, ce qui s’y est produit a fait ressortir, je crois, une question centrale : la question de ce qu’on appelle le terrorisme et donc la question de la violence politique. Au Royaume Uni, ces deux questions travaillées en profondeur ont créé des narratifs qui ont pu faire bouger les lignes, quand bien même on ne s’attende pas à ce que l’establishment anglais soit d’accord avec nous. Mais ce travail d’injection de narratifs et d’explications sur la guerre contre la Terreur a permis de créer des espaces où l’on a pu exprimer de manière un peu plus appuyée, forte et libre, une parole sur la Palestine assez ouverte qui est impossible ou quasiment impossible ici.

Quand je parle d’analyses sur la guerre contre la Terreur et la Palestine, je veux dire par là que sur les deux dernières décennies, nous avons développé des narratifs d’explication sur la violence politique, premièrement, et secondement l’analyse de la répression draconienne qui a été mise en place par les Etats Unis mais aussi par l’Angleterre et on le verra plus tard, par la France. Répression à l’encontre des musulmans que ce soit chez eux, dans leurs états mais aussi des sphères musulmanes en Occident. Les conséquences de la guerre contre la Terreur, des centaines de milliers de morts musulmans à la suite des guerres mais aussi des politiques mises en place par les Etats-Unis mais aussi par la Grande-Bretagne, l’influence de la guerre contre la Terreur sur les politiques publiques islamophobes élaborées dans ces deux pays, sont en Grande-Bretagne des connaissances qui ne sont pas maîtrisées uniquement par les musulmans. C’est ce qui explique la différence entre l’Angleterre et la France. Donc pour revenir sur la question de la violence, puisque finalement c’est la question de la violence politique qui crée tout ce trouble : quelle que soit l’appréciation morale qu’on peut avoir, il demeure nécessaire de l’expliquer, ce que disait Vergès « Comprendre ce n’est pas excuser ». On a le droit de ne pas excuser mais on doit chercher à comprendre au-delà du narratif islamophobe selon lequel la violence ne serait finalement qu’une barbarie inhérente à l’islam et aux musulmans, quelque chose qui serait dans notre ADN et puis c’est comme ça.

Ces positions en Angleterre, sont, si ce n’est acceptées de tous, connues et maîtrisées par un pan assez large des activistes, et pas seulement des musulmans et c’est ce qui y crée des espaces de parole plus libres , alors qu’en France ils sont plus restreints.

NM :Et au niveau du pouvoir, quelle est la réaction au mouvement assez massif qui a lieu ? Y’a-t-il de la répression ?

RF : Oui, tout à fait. Il y a eu une répression forte même si je quand je dis forte ça n’a évidemment rien à voir avec la France. Ce ne sont ni les mêmes critères, ni les mêmes standards. Les discours de l’establishment anglais sont radicalement islamophobes, pas beaucoup de différences avec les narratifs français. En revanche, du fait des espaces qui ont été créés et de la détermination des activistes musulmans et non musulmans en Angleterre, la répression est beaucoup moins draconnienne. Néanmoins des activistes ont par exemple été arrêtés pour le simple port du keffieh palestinien ou pour des pancartes, même si ces arrestations n’ont pas nécessairement donné lieu à des inculpations. Et ces quelques arrestations sont à mettre en rapport avec des marches de presque un million de personnes  (1).

NM ; oui, effectivement, la différence de mobilisation est importante mais elle s’explique ici par la peur et l’impossibilité de manifester comme les difficultés à s’exprimer.
C’est là où on va en venir à CAGE. Quand les évènements du 7 octobre se sont produits, je n’avais même pas encore d’avis sur le sujet à part que ce qui se passait n’était pas très étonnant au regard d’abord de la situation sur le temps long en Palestine mais également depuis quelques mois, les meurtres de Palestiniens en augmentation, les profanations de mosquées, toutes choses qui font qu’à un moment l’Histoire fait irruption. Néanmoins immédiatement, des camarades même de gauche m’ont dit « C’est un 11 septembre ». J’ai d’abord été interloquée, si on n’est pas islamophobe, on n’ a pas la représentation de milliards de musulmans comme une masse indistincte et je me suis d’abord demandé ce que venait faire Al Qaeda là dedans ? Ensuite évidemment, il y a eu la comparaison avec Daesh, et on s’est vite rendu compte que tout cela provenait aussi d’un hashtag #HamasIsis venant d’officines islamophobes notamment aux Etats Unis. Et cela m’a fait immédiatement penser, non pas au 11 septembre comme attentat contre les Etas Unis, mais à la guerre contre la Terreur. Le discours, même d’une partie de la gauche était extrêmement violent dans un contexte de politiques islamophobes déjà énormes, et visait à avertir les musulmans qu’ils allaient réellement morfler encore plus. Et je me suis demandé comment vous aviez fait, vous, au début des années 2000 pour entamer l’aventure assez extraordinaire qu’est CAGE. Vous étiez parmi les personnes les plus déshumanisées de la planète, vous fondez une organisation qui décide de défendre, et aussi par le droit , les prisonniers d’une zone de non-droit revendiquée, une première dans l’histoire récente de l’Occident démocratique, Guantanamo , un espace où il est assumé de ne respecter aucun droit humain .

RF : je dirais que c’est le fruit de la volonté acharnée de plusieurs activistes musulmans, d’une génération précédente de l’activisme britannique qui était née dans les années 60/70, et qui après avoir vu les premières images des détenus à Guantanamo se sont dit qu’il y avait nécessairement quelque chose à faire et qu’il fallait essayer de comprendre ce qui s’y produisait. Je rappelle qu’à l’époque, on n’a pas les noms, on ne sait pas qui sont ces personnes, on se doute qu’à Guantanamo, ça ne va pas être très simple. Par conséquent, il apparaît nécessaire d’effectuer un travail de recherche, quasiment d’exploration pour essayer de comprendre. Ce qui est intéressant, c’est l’anecdote derrière la création de CAGE. Comme vous le savez sans doute, la plupart des kidnappings en Afghanistan de ceux qui seront les futurs détenus de Guantánamo ont lieu dès le début de l’invasion américaine entre novembre 2001 et janvier 2002. Or en septembre 2001, le docteur Adnan Siddiqui  (2) , un activiste musulman et médecin était en Afghanistan, pour une mission humanitaire. Le 11 septembre se produit et il a la chance de pouvoir quitter l’Afghanistan et de pouvoir rentrer en Grande-Bretagne. Ensuite, il découvre les photos des détenus à Guantanamo et se rend compte que s’il n’avait pas eu la chance de partir, il aurait pu faire potentiellement partie de ceux qui, non seulement sont restés là bas, mais de ceux qui ont été envoyés à Guantanamo.
C’est ce coup du destin qui a fait monter en lui presque un dilemme moral, « J’aurais pu faire partie du lot, il faut que je travaille pour essayer de comprendre qui sont ces personnes ». Au départ l’organisation CAGE n’est donc en réalité même pas une organisation, mais un site web « Cageprisoners » qui essayait de glaner ici et là quelques informations. Ensuite ils ont fait travailler un de mes collègues, le directeur de la recherche de CAGE, Asim Qureshi (3) qui a été le premier salarié de CAGE. Dans un premier temps son travail a consisté à établir la liste des noms des personnes qui étaient détenues à Guantánamo. Il a pu le faire et le premier succès de l’organisation sera la reprise de cette liste des noms des détenus par le Washington Post en 2006, en citant le travail de CAGE. Une fois les détenus identifiés, Asim va évidemment continuer à travailler et essayer de comprendre ce qui se produit à Guantanamo : les témoignages de torture, de désécration du Coran vont commencer à apparaître et toute une série de rapports vont commencer à être publiés. Il découvrira notamment la liste des “black sites”, des centres de détention gérés par les Etats-Unis ou par des états alliés, en grande partie dans le monde musulman. Les détenus qui ont finalement été internés à Guantanamo ont pour la plupart été arrêtés dans ces états, ou plutôt kidnappés, torturés et ensuite envoyés à Guantanamo. Pendant toute une décennie, CAGE effectue donc un travail qui n’existe nulle part ailleurs et est la seule source d’information fiable et précise sur ce qui se produisait à Guantanamo. Le premier facteur qui permet d’expliquer la survie et la croissance de CAGE est cette expertise tout à fait originale sur la question.

Ensuite, fondamentalement, je pense que c’est la résilience et la persévérance de ceux qui m’ont précédé. Asim a commencé alors qu’il avait 25 ou 26 ans, il n’était pas payé : c’est quelqu’un de brillant qui a fait des études d’excellence et aurait pu faire autre chose de sa vie, et il a choisi de se lancer dans cette aventure en étant vraiment seul. C’est donc à la fois notre résilience mais aussi la volonté que nous ne sommes certes pas les seuls à avoir, celle de rester fidèles à notre Tradition. C’est-à-dire à ne pas chercher à nous camoufler. Nous sommes qui nous sommes, nous ne changerons ni nos narratifs, ni nos explications, ni nos analyses, ni nos prises de paroles pour essayer d’apaiser le camp d’en face. C’est cette intégrité, qui est, je crois, le socle de la survie et ensuite de la croissance de l’organisation. Sans cette intégrité de fond, nous ne serions plus là aujourd’hui. D’ailleurs lorsque d’autres organisations musulmanes ou pas, lorsqu’elles commencent à jouer avec leurs principes, c’est en général le début de la fin.

NM : je voudrais rebondir sur un terme que tu viens d’employer, qui va faire sauter les islamophobes au plafond, l’intégrité, la volonté de rester qui vous étiez au départ. Ce qui me frappe, en étant extérieure à vos courants politiques de manière assez absolue au départ, c’est tout de même une certaine contradiction, qui a pu se produire pendant vos 20 ans d’activités sur la préservation des droits humains en Occident. Des droits humains qui peuvent se formuler différemment selon la culture dont on est issu. Mais vous travaillez contre les législations antiterroristes, contre la détention arbitraire, contre la création de ce qu’on ne peut qu’appeler des centres de non-droit absolu, aux Etats Unis ou ailleurs. Et ce faisant, ce que vous défendez même si ce n’est pas votre projet, on va employer les grands mots, c’est aussi une partie du projet qui anime certains philosophes des Lumières quand il s’opposent à la monarchie absolue et à son pouvoir sans limites. Et d’autre part, votre intégrité vous a amenés à avoir un discours sur les droits humains qui résonne bien au-delà de la communauté musulmane. Donc comment tu analyses cette situation où finalement vous défendez des droits humains proclamés par l’Occident que l’Occident lui-même ne défend plus tellement ?

RF : Ce n’est pas parce qu’il y a similarité entre certains objectifs qu’il y a équivalence. Je peux entendre que certains philosophes se soient opposés à la détention arbitraire dans l’Histoire, ça ne veut pas dire que moi, je suis d’accord avec ces philosophes. En réalité quand je parle d’intégrité, je veux dire que nos combats sont enracinés dans notre tradition. Si ensuite, il est nécessaire d’employer certains outils qui de fait, sont des outils occidentaux, par exemple certains traités internationaux, et je parle uniquement de cela, du droit international, très bien. Cela ne signifie pas que nous croyons que le droit international, en soi est bien rédigé, et qu’il offre la possibilité de protéger les musulmans contre les préjudices qui leur sont faits ou contre les législations islamophobes. Quand je parle d’intégrité, cela signifie que nous identifions les objectifs que nous voulons atteindre à travers le prisme de l’islam et exclusivement à travers le prisme de l’islam. Evidemment qu’il y a des similarités entre l’islam, d’autres religions, d’autres pensées, mais ça ne fait pas de nous des gens qui voyons une équivalence ; ça ne signifie pas que nous devenons les gens que nous cherchons à combattre. De plus dans le cadre de cette intégrité, il n’y a pas pour nous de difficultés à discuter avec des personnes non musulmanes. Mais ce n’est pas une largesse que l’on s’accorde, c’est parce que c’est possible en islam. Donc je ne vois aucune contradiction dans tout cela.

NM : J’y vois une contradiction parce que vous changez l’Occident tel qu’il est, et que vos combats profitent à d’autres. Par exemple, celui de Muhammad Rabbani dont on va parler ensuite et qui l’a conduit à avoir beaucoup d’ennuis contre une législation très peu connue. Je parle de Schedule 7 qui permet la détention sans protection et sans droit à la défense quand on passe la frontière du Royaume-Uni. Elle a été appliquée à un éditeur de gauche radicale récemment. Or, les seuls qui avaient travaillé dessus et étaient capables de fournir une analyse, des rapports qui démontraient qui était arrêté en fonction de cette législation et les conséquences de ces arrestations, c’était vous.
Néanmoins, l’intégrité  (4) qui fait que même quand on vous ouvre une porte et qu’on essaye de dire le vrai, que vous êtes aussi des gentils , vous niez, vous persistez à vous dire des durs qui affronteront s’il le faut est un choix  intéressant, noble  et qui sera utile plus tard.
Mais revenons à Guantanamo. Dans l’imaginaire occidental, Guantanamo , c’est fini et de deux manières : d’une part, on pense que les quelques personnes qui restent à Guantanamo y sont encore sûrement parce qu’elles ont fait des choses atroces. Et d’autre part, les gens se demandent rarement ce que signifie sortir de Guantanamo, après avoir été sorti légalement de l’humanité pendant des années et des années. Les conditions de détention à Guantanamo, tout le monde les connaît et j’irai même plus loin, tout le monde les connaît tellement qu’on est dans le déni total et la dépolitisation de ce qui s’est passé . La classe politique tient des discours qui sont exactement les mêmes avant et après Guantanamo sur l’Occident des Lumières et des droits humains alors qu’on a fait quelque chose qui nous ramène globalement trois cents ans en arrière. Mais c’est fini et ça ne doit surtout pas amener à un discours sur l’Occident en tant que tel, car la parenthèse est fermée. Donc je voulais qu’on revienne sur le prétendu happy end, ceux qui sont sortis. Comment se passe cette sortie de Guantanamo, que devient on, quel statut juridique a-t-on, obtient on réparation ?

RF: Comme tu l’as expliqué, la plupart n’ont même jamais été inculpés. Pour comprendre l’expérience de l’après Guantanamo, il faut déjà comprendre dans un premier temps la manière dont ils sont libérés. Il faut savoir que leur sortie fait l’objet de négociations entre le gouvernement américain et des gouvernements , d’états tiers qui vont bien vouloir accueillir ces détenus sur leur territoire. Je dis état tiers parce que dans un très grand nombre de cas, l’état qui va accueillir n’a strictement aucun lien avec le détenu. Ce n’est pas son état de nationalité, il n’y a généralement ni familles ni connaissances. Il se retrouve donc dans un lieu qu’il ne connaît pas, où généralement il n’y a même pas de communauté musulmane ou alors une communauté très réduite. A cela s’ajoute une situation administrative extrêmement compliquée puisqu’en général on ne leur a pas donné de carte d’identité et encore moins de passeport. Donc l’ex détenu se retrouve généralement complètement isolé dans un pays qu’il ne connaît pas. Il ne peut donc absolument pas se réintégrer, il ne peut pas voir la famille qu’il a encore souvent ailleurs, puisqu’il ne peut pas voyager sans passeport. Donc l’après Guantanamo demeure pour eux une expérience particulièrement traumatique. Je cite ici Mansoor  (5), qui travaille avec nous et qui dit « Quand j’étais à Guantanamo, je luttais pour ma liberté, maintenant je lutte pour ma vie« . Pour avoir encore un semblant de vie. Il faut imaginer le cas de Mansour, qui a passé quinze ans à Guantanamo, et qui a été amené là-bas quand il avait 19 ans. Il sort, il est envoyé en Serbie. De tous les lieux où on pouvait l’envoyer, la Serbie n’est pas exactement l’endroit le plus sympathique. Sa vie s’est arrêtée quand il avait 19 ans, il explique qu’il sort avec un corps qui a changé mais que psychologiquement il revient en arrière dans un monde qui lui aussi a changé ; c’est évidemment une expérience très difficile.
Je pense aussi au parcours de Moazam Begg (6), un autre collègue de CAGE. Lui a été kidnappé au Pakistan, envoyé aussi à Bagram (7) puis à Guantanamo. Lorsqu’il est kidnappé en 2001 au Pakistan, son épouse est enceinte. Quand il revient en Angleterre, en 2005, évidemment son enfant ne le reconnaît pas. Donc même pour ceux qui sont restés quelques années, et c’est déjà trop, les conséquences psychologiques, familiales sont assez terribles. Je parlais d’un cadre administratif complexe et aliénant mais parfois les conséquences sont encore plus dramatiques : je pense à un détenu (8) qui avait besoin d’une opération du cœur, qui est assez facile et commune en Occident. Il a été envoyé en Mauritanie dans un pays musulman. Il avait son passeport, son opération ne pouvait être faite en Mauritanie. Il lui fallait donc absolument être opéré ailleurs, mais comme c’était un ancien de Guantanamo, on ne lui a pas accordé de visa. Il n’a jamais pu sortir de Mauritanie, il en est mort. Imaginez, je ne suis pas médecin, je ne peux pas décrire l’opération ici, mais c’était tout à fait bénin. Voilà, les expériences sont extrêmement dures et c’est ce qui fait dire à certains qu’il y a Guantanamo et après, il y a Guantanamo 2.0 (8). On en est sortis, mais la vie n’est toujours pas un retour à la normale.
Bien sûr, il y eu certains cas où des frères ont été renvoyés en Allemagne ou ailleurs et où cela s’est relativement bien passé, où les difficultés administratives n’ont pas été aussi importantes. Parfois ils ont même pu retrouver leur famille, se marier. Mais le plus souvent, la sortie de Guantanamo reste une expérience traumatique intense.

NM : Je suis venue à ma première réunion de CAGE à Paris sans savoir au départ ce que c’était exactement, c’est ensuite que j’ai découvert votre histoire, et j’ai été assez stupéfaite. Vous avez fait cette conférence sur la base d’un rapport concernant l’islamophobie en Europe qui visait notamment Emmanuel Macron et sa politique. Cette conférence a été une bouffée d’air frais parce qu’on était dans un moment et un contexte déjà un peu lointain et qu’il faut peut-être réexpliquer à ceux qui reviennent dans la lutte contre l’islamophobie maintenant, même si c’était il y a seulement un an. On était dans une situation où il y avait à peu près une mauvaise nouvelle par jour. Les mosquées ferment les unes après les autres, sur des bases tellement injustes comme celle de Pessac que ce sera annulé en justice, si bien que Darmanin qui en faisait un repère de dangereux terroristes antisémites a récemment pris position contre une énième attaque dont elle a été victime. En attendant, c’est bien la campagne islamophobe d’état de cette période qui a généré une ambiance propice à ces attaques. Mais en un an, les luttes ont quand même payé, l’étau s’est parfois un tout petit peu desserré. Mais quand vous organisez cette conférence à Paris, déjà la tenir est un exploit : les réunions publiques musulmanes sont interdites les unes après les autres, les propriétaires de salles se désistent d’eux-mêmes sous la pression même sans interdiction. C’est vraiment le moment où la loi Séparatisme se dépolie pleinement . A ce moment-là, j’ai été très étonnée par le fait qu’une association venue de l’étranger vienne nous aider. C’est assez important, je crois de savoir que des gens regardent ce qui se produit de l’extérieur, et en ayant la capacité de le dénoncer dans des instances internationales. Et de défier notre gouvernement sur son propre terrain.
Or vous êtes une organisation qui gère déjà des problématiques extrêmement lourdes qu’il s’agisse de Guantanamo ou des législations anti-démocratiques sous couvert d’antiterrorisme au Royaume-Uni. Et pourtant vous avez décidé d’intervenir et d’être solidaire avec les musulmans français et d’essuyer les foudres de notre gouvernement. Comment et pourquoi ?

RF : En réalité, cela faisait déjà plusieurs années que CAGE souhaitait s’engager en France avec un peu plus de moyens, de ressources et de temps. En effet, dans le cadre de son travail sur Guantanamo, CAGE avait découvert que la France s’était comportée en véritable complice diplomatique des Etats-Unis. A la suite de la publication des Wikileaks, CAGE avait notamment mis en lumière le fait que la France avait joué de son influence en Europe pour contrer une résolution rédigée par Cuba qui n’avait pas été publiée mais rédigée, et qui avait pour objet d’initier une enquête sur les conditions de détention à Guantanamo. Nous savions aussi que des inspecteurs français avaient été envoyés à Guantanamo pour mener des interrogatoires sur les détenus de cette nationalité. Nous savions aussi que la France avait été complice de torture dans des affaires sans lien avec Guantanamo comme celle de Djamel Beghal, où elle avait collaboré avec les Emirats Arabes Unis. Donc mes collègues avaient ces informations de longue date mais le contexte avait fait qu’il était impossible de s’investir avec force. Ce qui a déclenché l’intervention en France, où même la conquête, on va dire la conquête pour faire plaisir aux islamophobes ( NM : et à Florence, tout spécialement ), ce sont les dissolutions de 2020, qui touchent notamment Baraka City et le CCIE .
CAGE se rend compte que le contexte français devient de plus en plus difficile et décide de travailler, d’explorer et de comprendre ce qui est en train de se produire. Nous sommes en 2021, c’est avant l’adoption de la loi Séparatisme et on découvre l’existence d’une politique publique, qui est très simplement dénommée “entrave systématique” de ce qu’ils appellent séparatisme et qui est en réalité toute forme d’islamité. On découvre les statistiques de cette politique ( j’étais déjà là ) : elle vise des dizaines de milliers de structures, des mosquées, des associations, comme tu l’as précisé mais aussi des entreprises, des restaurants, visés par des contrôles intempestifs des autorités françaises. Des dizaines de ces structures sont purement et simplement fermées. Parallèlement des dizaines de millions d’euros sont extorqués à la communauté musulmane.
La gravité évidente de la situation a motivé CAGE à s’investir : il n’y avait plus de CCIF, il n’avait plus de paroles musulmanes indépendantes qui puissent mener ce combat. Donc il y avait pour nous une nécessité impérieuse de s’investir dans cette lutte en collaboration avec l’ensemble des organisations musulmanes, évidemment. Mais ce que nous apportons et qui est, je crois, nécessaire, c’est l’internationalisation de la lutte contre l’islamophobie française. Ça fait partie de notre constat : finalement très peu de gens étaient au courant de ce qui se passait en France, on avait quelques idées ici et là, mais c’était une vision assez confuse. Et au vu de la gravité de la situation, il était nécessaire de placer la focale là et de se rendre compte que le cas français commençait à se répandre puisque les autorités françaises cherchent à transmettre leur gouvernance à d’autres pays européens. La lutte contre ‘l’islamophobie française est en réalité une lutte contre l’islamophobie globale.(10)
Si on gagne ici, on gagne ailleurs, c’est ce que j’essaie d’expliquer.

NM: Tu penses que la France est devenue le centre aujourd’hui ?
Oui. Je pense qu’il y a vingt ans, ce n’était pas le cas. Les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont évidemment impulsé cette islamophobie qui est devenue globale, mais aujourd’hui dans le cadre occidental, il n’y a pas de gouvernance plus draconienne. Les musulmans ont aujourd’hui plus de droits aux Etats-Unis. Et la France est le centre, même par rapport à un pays très dur comme l’Autriche qui d’ailleurs s’inspire de l’entrave systématique. On a toujours rayonné, c’est le magnifique rayonnement culturel français. La France est de loin précurseur en terme de gouvernance et de législation islamophobe.

NM : Dans ce cadre lâ, nous allons parler d’un monsieur de CAGE dont je trouve l’histoire assez extraordinaire, Muhammad Rabbani, qui vient se faire arrêter et se fait mettre en centre de rétention en France, parce qu’il a décidé de venir y dénoncer l’islamophobie. Muhammad Rabbani est un activiste relativement reconnu au Royaume Uni, il s’exprime dans la presse mainstream où on lui donne la parole sans être forcément d’accord avec lui, mais parce que finalement il ne dit pas des choses si extravagantes que cela, il parle de défense des droits humains. Cet été alors qu’il se rendait en France de manière parfaitement légale pour rencontrer des médias et des activistes, il est donc interpellé à l’aéroport et il apprend qu’il a sur le dos un arrêté d’interdiction du territoire, qui a priori ne lui a jamais été notifié. Il est interrogé dans un cadre légal extrêmement flou : si tu es en détention administrative, tu n’es pas censé être interrogé sur autre chose, si c’est le cas, tu es en garde à vue et dans ce cas, tu as les droits à la défense afférents. Et ensuite il va être expulsé. Or cela fera du bruit essentiellement chez les islamophobes, notamment cela suscitera une joie intense de Mme Bergeaud-Blackler qui est une grande fan de CAGE, et qui fera un tweet pour l’occasion. Mais à part ça, personne ne réalise en France qu’on vient d’expulser un activiste international parce que personne ne connaît Rabbani. J’aimerais qu’on parle de cette dystopie hexagonale, où vous êtes des proscrits, alors que CAGE peut se réunir au Parlement européen où à l’OSCE sans problème. Peux-tu nous parler de cet acharnement spécifique contre Muhammad Rabbani, comment cela a commencé et comment ça continue ?

RF : Toute épreuve a son lot de bénédictions, et le fait que Muhammad Rabbani soit empêché de venir en France  (11)démontre l’islamophobie de ce gouvernement. Mais aussi, et je le dis presque narcissiquement, la qualité de notre travail, sa pertinence et l’efficacité de ce que nous sommes en train de faire. C’est très contre-productif de leur part. Avec Rabbani on s’est dit que cela montrait qu’on avait raison dès le départ et que l’internationalisation de ce qui se produit ici les gêne à un tel point que c’est insupportable pour eux qu’il puisse venir. Concernant la dystopie, on a fait dans cet entretien tout l’historique de CAGE, qui existe depuis vingt ans et est reconnue à l’international, notamment dans le monde anglo-saxon mais pas seulement, parce que pardon, mais la langue internationale ce n’est pas le français. On peut ne pas être d’accord avec notre travail, mais notre expertise n’est pas contestée du fait de deux décennies de combat, et cela nous arrive d’obtenir des tribunes dans de grands médias internationaux, par exemple le Time nous a cités plusieurs fois. Mais ici nous sommes nouveaux et ce n’est pas seulement nous, mais également tout le travail sur la War on Terror, toute l’analyse sur ce qu’on appelle le terrorisme et le contre-terrorisme. Je ne dis pas qu’il n’y a rien eu mais mis à part quelques chercheurs ici et là, aucune organisation ne s’est emparée de cela. Donc nous on arrive avec la guerre contre le terrorisme, avec Guantanamo et en disant que tout ça, ce ne sont pas seulement les Etats-Unis mais aussi la France, et qu’elle mène cette guerre également contre les musulmans. L’apparition d’une nouvelle organisation et de nouveaux narratifs sont à mon avis les deux facteurs qui expliquent nos petites difficultés actuelles. On commence donc petit à petit, nous n’avons pas encore d’espace médiatique, mais peu à peu, inshAllah, on espère faire exister plus largement nos analyses et les injecter dans un débat public qui en a vraiment besoin.

NM : Justement, tu fais partie de la deuxième génération de CAGE, et ce qui m’a marqué la première fois que je suis venue à une de vos réunions publiques, c’est la présence de jeunes gens et notamment de jeunes femmes très déterminées et très compétentes. Pour ma part, j’ai vécu le moment 11 septembre à peu près à votre âge, et avec un regard politique islamophobe vraiment très radical à l’époque, je ne le cache pas. Mais en tout état de cause, pour votre génération, c’est du passé, et en France beaucoup de jeunes musulmans et musulmanes ont évacué ce moment qui a été quand même terrible et se sont construits sur autre chose. Au Royaume Uni comme ici, et peut-être encore plus, il y a une infinité de manière de s’engager pour la communauté, pourquoi ce choix très spécifique, pourquoi venir là plutôt qu’ailleurs ?

RF : comme tu l’as dit, nous sommes une génération qui était encore très jeune au moment du 11 septembre. Et justement nous avons grandi dès notre plus jeune âge avec les narratifs islamophobes. C’était en France, comme ailleurs, notre musique d’ambiance, notre atmosphère, ça a toujours fait partie de notre monde. Et ce sont des narratifs qui étaient radicalement islamophobes, fondamentalement déshumanisants. Même inconsciemment, cette atmosphère a construit notre matrice émotionnelle, les idées naissent avant tout dans la matrice émotionnelle. Nous avons intériorisé, premièrement l’existence de l’islamophobie et secondement sa gravité. A partir de là, ou on l’accepte en se disant que ce n’est pas si grave tout en sachant que ça entraînera des conséquences sur nos vies, psychologiquement, qu’on ne pourra jamais s’épanouir pleinement du fait de cette difficulté. Ou alors on s’y oppose. Et on cherche à s’épanouir pleinement. Donc est-ce qu’on a vraiment eu le choix ? Je ne suis pas sûr, d’un certain point de vue. Peut-être que notre investissement s’explique aussi par le fait que toute une série de facteurs nous ont fait comprendre que la France n’est pas notre monde et qu’on a réussi à établir des connexions, pas seulement avec le reste du monde musulman mais aussi avec le reste du monde tout court. La France n’est pas le centre du monde, il se passe des choses dans le monde musulman, il s’est passé des choses ces vingt dernières années, et on peut évidemment remonter plus loin encore. Mais juste sur ces vingt dernières années, il s’est passé des choses d’une gravité inouïe. Concernant les conséquences de la guerre contre la terreur, on a parlé ici de Guantanamo parce que c’est le symbole mais il y a eu 800 000 morts à cause des guerres menées par l’Occident dans le monde musulman (12). Et je parle des morts, mais si on parle des déplacés, ça se compte en millions, trente millions de musulmans, uniquement des musulmans. A partir du moment où nous avons ce lien spirituel avec ce monde, la solidarité et l’empathie se construisent naturellement. Par exemple, c’est parce que nous sommes musulmans que nous pleurons en ce moment sur ce qui se passe en Palestine et que nous comprenons la centralité de la question palestinienne à la lumière des 20 dernières années. C’est encore une autre explication mais le grief principal du monde musulman ces 20 dernières années, c’est l’occupation sioniste de la Palestine. Il y en a beaucoup d’autres mais le premier c’est celui-ci, qui existe depuis 1948, depuis 75 ans, donc. Ces prises de conscience nous ont donc orientés dans notre combat, mais je dirais que ce que nous cherchons, c’est uniquement notre épanouissement. Sheykh Ben Badis, grand savant algérien de l’ère coloniale, érivait qu’il luttait pour le “bonheur du peuple algérien”. Nous luttons pour notre bonheur.

NM : pour finir on va parler d’une figure qui est devenue assez importante, celle de Kamel Daoudi qui est le plus ancien assigné à résidence de France, depuis 2008, il l’a été pendant des années dans une indifférence assez grande. Il y a oeu de temps, un appel a été lancé à la suite de la grève de la faim et de la soif de sa très courageuse épouse. Non seulement cet appel a pu être publié sans les barrières habituelles pour ce genre de tribunes dès que des accusations de terrorisme ou de proximité avec le terrorisme sont formulées, mais de surcroit cette tribune a été signée de manière assez large par des acteurs de gauche universitaires et militants qui sont aussi confrontés, enfin nous-même puisque je fais aussi partie de ce camp politique. Nous sommes donc actuellement confrontés à des formes de répression et de stigmatisation qui sont évidemment inspirés du système islamophobe. Penses tu que dans l’avenir, malgré un niveau de répression élevé, on peut justement briser le séparatisme, et créer un camp pour la justice et la liberté, quelles que soient les Raisons et les Traditions dont on se réclame ?

RF : Oui, tout à fait, de ce point de vue-là, j’ai assez envie d’être optimiste. L’affaire Kamel Daoudi est une affaire très difficile et malgré tout on a pu réussir à obtenir un soutien assez large, en sachant que cette affaire est peut-être l’une des plus symboliques de la guerre contre la Terreur à la française. S’il a été assigné à résidence en 2008 son affaire commence dès 2001. Il fait vraiment partie de la première vague de répression après le 11 septembre. Il n’a pas été envoyé à Guantanamo mais en prison en France. Je ne vais pas refaire l’historique mais en tout cas , il y a toute une série d’affaires qui ressemblent à l’affaire Kamel Daoudi et sur lesquelles il serait important qu’un travail de sensibilisation et d’explication puisse voir le jour . Et puisque que CAGE est désormais présent en France, nous allons essayer de développer ce travail, puisque le cœur de notre analyse, c’est l’expérience de personnes comme Kamel. C’est cette matière première qui permet d’expliquer ce qui se passe en France, entre autres. Et on l’espère de changer la réalité qui est la nôtre.

NM : InshaAllah!

RF : InshaAllah!

 

Notes

 

(1) CAGE a récemment produit un état des lieux synthétique de la répression en Europe contre l’ensemble des mouvements massifs de solidarité avec la Palestine, à retrouver ici 

(2) Adnan Siddiqui raconte ici cet épisode.

(3) Dans cet entretien très approfondi sur sa vie , Asim Quareshi revient notamment sur les raisons qui l’ont amené à consacrer une partie de sa vie à combattre Guantanamo et notamment le choc fondateur en découvrant les images des détenus .

“When I saw the images from Guantánamo it really hit a nerve because we have grown up with a
certain conception that the western world provides justice. What was interesting to me later for
my work is when I spoke to released Guantánamo detainees. They always said, ―When we heard
the Americans were about to take us next from whoever picked us up initially, we were always
relieved, ‗Phew, thank God for that,‘ because at least now we have the opportunity of somebody
hearing us out and giving us some semblance of justice.‖ There has always been this perception
for many of us that the Americans and the British are the beacons of human rights and due
process, and to some extent we need to trust in that and take advantage of it for the sake of trying
to fix problems even within our own countries. But unfortunately, what I saw was the world’s
leading superpower effectively sending the message to the rest of the world that behavior like
this is acceptable.”

(4) Sur le concept d’intégrité tel que le définissent les activistes de CAGE et leurs valeurs, on peut se renseigner ici

(5) Rayan Freschi parle de Mansoor Adayfi détenu sans charges jusqu’en 2016 à Guatanamo. Mansoor Adayfi est notamment l’auteur d’un récit ” Dont forget us here” sur ses années de détention . Il écrit aussi régulièrement dans la presse anglo-saxonne, nous avons choisi cet article qui montre la déshumanisation qui continue après Guantanamo, l’interdiction faite aux ex-détenus d’emmener avec eux leur travail artistique en quittant le camp .

(6) L’histoire de Moazzam Begg a notamment fait l’objet d’un documentaire The Confession

(7) La base militaire de Bagram, en Afghanistan a servi de lieu de torture et de détention arbitraire jusqu’à la prise du pouvoir par les talibans. Elle a pu depuis être visitée par la presse internationale, on trouvera ici un article d’Al Jazzeera avec des photos éloquentes sur ce que pouvait être ce centre , ainsi qu’ici le témoignage glaçant et détaillé d’un afghan qui y a été torturé. Quoi que l’on pense du régime actuel en Afghanistan, il convient de toute façon pour penser correctement de savoir ce qui l’a précédé et d’écouter ceux qui ont subi les pires violations des droits humains

(8) Il s’agit de Lofti Ben Ali, décédé en 2021 en Mauritanie, faute de soins.  Un reportage lui avait été consacré lorsqu’il était encore au Kazakhstan

(9) On trouvera ici un recueil de textes, de poèmes et de dessins de détenus, d’ex détenus et de défenseurs des droits humains à propos de Guantanamo et de l’après. Toutes les illustrations de cet entretien sont issues de ce recueil. Il y a une particularité de l’art à Guantanamo, d’abord dans sa conception puisqu’elle y est évidemment précaire, tout comme sa conservation soumise au bon voulir des gardiens. De même la possible exposition à d’autres yeux que ceux du camp est extrêmement aléatoire comme celle des récits de l’intérieur , et nécessite parfois plusieurs années de lutte.

(10) Pour approfondir le propos de Rayan Freschi, ce texte qui lui a valu les foudres islamophobes. Il ne fait cependant qu’analyser de manière incisive et  limpide , les projets énoncés tout aussi clairement par certains responsables politiques concernant la prétendue nécessité de sortir les musulmans du droit commun, et éventuellement de les détenir sans charges, ni preuves particulières , sur des ” signaux faibles” générateurs de fiches S, par exemple .

(11) Muhammad Rabbani est non seulement interdit du territoire en France ( voir notre article ici )  mais constamment empêché de participer à des conférences internationales dans l’espace Schengen sur demande expresse du gouvernement français . Lequel met notamment en avant, le fait que Muhammad Rabbani ait été condamné en 2017 pour avoir refusé de donner les codes d’accès à son téléphone portable à l’aéroport en revenant au Royaume-Uni. Certains organes de presse ont repris cette information, mais sans se demander ce qu’il pouvait y avoir dans ce téléphone. En fait, les preuves de la torture d’un Ali Al Marri, détenu pendant 13 ans. Cette histoire censée prouver la dangerosité de Muhammad Rabbani a fait l’objet d’un documentaire PhantomParrot et prouve surtout la dangerosité sociale de la surveillance généralisée et des législations intrusives qui y sont liées

(12) Voir les statistiques établies par l’université Brown lors de son “Costs of War” Project.

https://watson.brown.edu/costsofwar/

08.12.2023 à 11:50

Lignes de Cretes & CCIE : Marcher contre l’antisémitisme ou avec l’extrême-droite islamophobe ?

Lignes de Crêtes

Le 10 décembre sera organisé à Bruxelles une marche prétendument « contre l’antisémitisme » à l’appel de plusieurs organisations de droite. Voici notre position commune, Lignes de Crêtes et CCIE (Comité Contre l’Islamophobie en Europe) sur cette initiative et pourquoi nous ne défilerons pas aux côtés des islamophobes et de l’extrême droite 8 DÉCEMBRE 2023 À l’heure de l’appropriation de la lutte contre l’antisémitisme par l’extrême droite à des fins explicitement islamophobes, le collectif Lignes de Crêtes et le Collectif contre l’Islamophobie en Europe (CCIE) expriment leur colère et leur inquiétude. Nous refusons collectivement que la marche dite contre l’antisémitisme prévue le 10 décembre à Bruxelles avec l’appui de l’extrême-droite islamophobe ne soit l’occasion d’une énième prise d’otage de la lutte contre l’antisémitisme par les forces les plus réactionnaires et les plus nationalistes de la société. Ces dernières semaines ont vu se succéder, en France et en Belgique, les tentatives d’attribuer l’antisémitisme contemporain aux seules communautés musulmanes d’Europe. Les déclarations récentes quant à la prédominance d’un « antisémitisme couscous » ou quant aux projets prétendument nourris par tous les musulmans travaillant sur les chantiers de tuer des Juifs, sont inacceptables. Plusieurs accusations portées ces dernières semaines sur les communautés musulmanes quant à des faits antisémites se sont par ailleurs avérées être fausses, ces derniers se sont ainsi révélés le fait de l’extrême-droite. Nous refusons catégoriquement ce cadrage pernicieux qui stigmatise une minorité déjà discriminée pour mieux dédouaner la majorité dominante : non, les musulmans ne sont pas plus enclins à…
Texte intégral (970 mots)

Le 10 décembre sera organisé à Bruxelles une marche prétendument « contre l’antisémitisme » à l’appel de plusieurs organisations de droite. Voici notre position commune, Lignes de Crêtes et CCIE (Comité Contre l’Islamophobie en Europe) sur cette initiative et pourquoi nous ne défilerons pas aux côtés des islamophobes et de l’extrême droite

8 DÉCEMBRE 2023

À l’heure de l’appropriation de la lutte contre l’antisémitisme par l’extrême droite à des fins explicitement islamophobes, le collectif Lignes de Crêtes et le Collectif contre l’Islamophobie en Europe (CCIE) expriment leur colère et leur inquiétude. Nous refusons collectivement que la marche dite contre l’antisémitisme prévue le 10 décembre à Bruxelles avec l’appui de l’extrême-droite islamophobe ne soit l’occasion d’une énième prise d’otage de la lutte contre l’antisémitisme par les forces les plus réactionnaires et les plus nationalistes de la société.

Ces dernières semaines ont vu se succéder, en France et en Belgique, les tentatives d’attribuer l’antisémitisme contemporain aux seules communautés musulmanes d’Europe. Les déclarations récentes quant à la prédominance d’un « antisémitisme couscous » ou quant aux projets prétendument nourris par tous les musulmans travaillant sur les chantiers de tuer des Juifs, sont inacceptables. Plusieurs accusations portées ces dernières semaines sur les communautés musulmanes quant à des faits antisémites se sont par ailleurs avérées être fausses, ces derniers se sont ainsi révélés le fait de l’extrême-droite.

Nous refusons catégoriquement ce cadrage pernicieux qui stigmatise une minorité déjà discriminée pour mieux dédouaner la majorité dominante : non, les musulmans ne sont pas plus enclins à l’antisémitisme que les autres et, à l’heure d’une montée prodigieuse de l’extrêmedroite, ils ne sont pas non plus les plus dangereux pour leurs compatriotes juifs et pour la société entière. Faire de la lutte contre l’antisémitisme un exutoire islamophobe est au mieux une preuve de manque de discernement historique, et au pire un assentiment cynique et lâche aux non-sens et au nihilisme de tous les projets racistes contemporains.

Bien que l’antisémitisme en Europe doive être abordé indépendamment de la réalité israélo-palestinienne, la guerre actuelle menée par Israël à Gaza et le soutien massif que lui accordent les États européens conduit à une suspicion permanente, et en certains cas à une criminalisation, à l’endroit de toute forme de solidarité à l’égard des Palestiniens et de critique de la politique israélienne.

L’islamophobie européenne trouve ainsi dans l’appui inconditionnel au gouvernement de Netanyahu un lieu propice au transfert de ses plus violents affects. Le coût en est la prise en otage des minorités juive et musulmane, alors sommées de jouer le rôle qui leur est imposé par la montée nationaliste dans l’économie générale de son offensive sur les sociétés européennes.

Nous refusons les assignations piégées. Les musulmans n’ont pas plus que quiconque à prouver leur engagement contre l’antisémitisme. Bien au contraire, c’est à ceux qui prétendent manifester contre l’antisémitisme avec l’extrême droite de se justifier de leur trahison abjecte de la résistance au fascisme, de leur travestissement ignoble de la mémoire qu’ils prétendent défendre. Travestissement qui a permis à l’extrême droite de prétendre qu’elle n’a jamais été antisémite ni n’a jamais eu de propos négationniste, et ce sans déclencher de scandale.

Notre engagement repose sur la conviction que la lutte contre l’antisémitisme, comme la lutte contre l’islamophobie, doit être aussi une lutte contre l’extrêmedroite, et ne saurait donc être menée avec l’extrêmedroite. Parce que nous vivons cet engagement au quotidien, nous n’irons pas demander une place dans le projet raciste et islamophobe que sont ces manifestations en France et en Belgique. Face à la stigmatisation, nous n’irons pas leur demander de nous faire une place dans leur manifestation.

Aller à cette marche pour tenter d’y adjoindre la lutte contre les autres formes de racismes, ce serait acter que cette marche est bel et bien une marche contre l’antisémitisme, or c’est faux. Aller à cette marche, c’est acter que la lutte contre l’antisémitisme ne peut se faire dans les mobilisations contre l’islamophobie, ou celles pour le peuple Palestinien.

Mais justement les faits sont plus têtus que la propagande, et le front commun a déjà lieu, avec ses contradictions, ses difficultés, ses faiblesses mais sans être condamné d’emblée par la soumission aux vents mauvais qui soufflent de partout.

Marcher_contre_l’antisémitisme_ou_avec_l’extrême_droite_islamophobe

07.12.2023 à 18:30

Yann Moix, le charme inattendu de la Corée du Nord, et la racaille qui n’est pas celle qu’on croit

Antoine Gregoire

Ce texte a été initialement publié sur un blog antiraciste en février 2017 « Entre une baston de caillera à Paris et une journée à Pyonyang paisible, je préfère la journée de Pyonyang paisible. La Corée du Nord c’est pas noir tout le temps. » Yann Moix France Inter, 9 février 2017 Mardi 7 février 2017, Nagui recevait dans son émission « La Bande originale » sur France Inter, l’écrivain, essayiste, chroniqueur, filmographe Yann Moix. L’occasion de se demander comment « on » définit un fasciste. Normalement une personne qui vante les qualités d’un des régimes dictatoriaux les pires au monde, tout en tenant un discours ouvertement raciste peut être rangé dans cette catégorie. Mais lorsque Yann Moix déroule le « coup de gueule » dont il sera question ici (l’intégralité du passage est retranscrit en fin d’article), une gêne s’installe. Le format de l’émission de Nagui n’est absolument pas prévu pour ce genre de propos. C’est une émission bienveillante, « Au programme : du gai savoir, des livres, des chroniques et de la bonne humeur… ». Nagui et ses chroniqueurs reçoivent des acteurs ou personnages de la culture qu’ils apprécient, taquinent les invités avec les humoristes, leur posent des questions personnelles. L’émission de Nagui est totalement politique, sans l’être : un invité pourra y tenir les propos politiques qu’il veut mais le format « léger » rend les réponses plus malaisées à ceux qui se veulent avant tout « animateurs bon enfant ». Ainsi lorsqu’en fin d’émission, Yann Moix…
Texte intégral (3515 mots)

Ce texte a été initialement publié sur un blog antiraciste en février 2017

« Entre une baston de caillera à Paris et une journée à Pyonyang paisible, je préfère la journée de Pyonyang paisible. La Corée du Nord c’est pas noir tout le temps. »
Yann Moix France Inter, 9 février 2017

Mardi 7 février 2017, Nagui recevait dans son émission « La Bande originale » sur France Inter, l’écrivain, essayiste, chroniqueur, filmographe Yann Moix.

L’occasion de se demander comment « on » définit un fasciste. Normalement une personne qui vante les qualités d’un des régimes dictatoriaux les pires au monde, tout en tenant un discours ouvertement raciste peut être rangé dans cette catégorie.

Mais lorsque Yann Moix déroule le « coup de gueule » dont il sera question ici (l’intégralité du passage est retranscrit en fin d’article), une gêne s’installe. Le format de l’émission de Nagui n’est absolument pas prévu pour ce genre de propos. C’est une émission bienveillante, « Au programme : du gai savoir, des livres, des chroniques et de la bonne humeur… ». Nagui et ses chroniqueurs reçoivent des acteurs ou personnages de la culture qu’ils apprécient, taquinent les invités avec les humoristes, leur posent des questions personnelles.
L’émission de Nagui est totalement politique, sans l’être : un invité pourra y tenir les propos politiques qu’il veut mais le format « léger » rend les réponses plus malaisées à ceux qui se veulent avant tout « animateurs bon enfant ».

Ainsi lorsqu’en fin d’émission, Yann Moix part dans un « coup de gueule » sur la racaille, la politesse du Nord-Coréen inculquée par un régime autoritaire mais qui n’a pas que des mauvais côtés, puis sur un mélange infâme assimilant Daech, le rap, le shit et les manifestations contre la Loi Travail, l’équipe de la bande originale ne sait plus trop quoi faire.

On notera les belles oppositions de Nagui (« Casse-toi »), les oppositions de Leila Kaddour-Boudadi (« Je peux pas vous laisser dire ça ») qui cherche à reprendre le fil de sa chronique, les tentatives aussi, moins belles, de ramener le discours inacceptable de Yann Moix à quelque chose d’acceptable (« c’est pas inintéressant mais faut faire la distinction ; faut faire attention ; faut être précis »).

Yann Moix profite de cette déstabilisation pour dérouler les outrances, et les tentatives des chroniqueurs de le ramener à l’acceptable l’encouragent simplement à aller un peu plus loin, en faisant comme s’il ce qu’avait dit procédait de la logique sans mauvaise intentions.

L’explication la plus plausible sur cette tension entre l’opposition claire au discours fasciste et la tentative de le faire rentrer dans un format acceptable est que l’équipe de Nagui ne s’attendait pas à recevoir le fascisme et à ce qu’il s’exprime à l’antenne. L’équipe de Nagui attendait un chroniqueur, un collègue parmi d’autres, un « animateur » de débats lui aussi, qui passe à la télé chaque semaine.

Et c’est le cœur du problème,la banalisation du discours pro-fascistes dans tous les médias. Une banalisation qu’il est difficile à reprocher à un média en particulier. C’est toute une chaîne de réputation que le fascisme construit de bout en bout pour se rendre acceptable. Yann Moix a publié dans la Règle du Jeu, à fait « Podium » un gros film à succès, est devenu chroniqueur chez Ruquier (qui s’était pourtant excusé d’avoir permis le succès de Zemmour).

Mais il y a une autre face de Yann Moix, qu’aucun de ses employeurs ne peut ignorer. Un aspect du personnage qui va très bien avec ses discours pro-Corée du Nord et anti « racailles ». Yann Moix est un homme qui croise très souvent des membres des sphères antisémites et négationnistes les plus radicales, mais toujours malencontreusement, toujours “par hasard”, toujours à l’insu de son plein gré .

Pour commencer par la fin, en avril 2016, les sites d’extrême-droite antisémite s’amusent beaucoup en rediffusant un selfie de Frédéric Châtillon avec un Yann Moix souriant. Frédéric Châtillon est un des pivots qui relie le Front National, Marine Le Pen, et les mouvances soraliennes, dieudonnistes, et néo-nazies.
Ex- dirigeant du GUD , entrepreneur florissant, pro-Assad, violemment antisémite, Châtillon est actuellement au cœur des enquêtes judiciaires qui secouent le FN.

Que fait Yann Moix avec Frédéric Châtillon ? Rien, il l’a croisé « par hasard » à Rome et le fasciste a voulu faire un selfie avec lui. Yann Moix affirme sur son compte Facebook avoir été piégé car il ne connaissait pas Châtillon.

Une explication plausible ? Pour d’autres oui, pour Yann Moix, elle pourrait sonner faux.

En effet, ce n’est pas la première rencontre « accidentelle » de Yann Moix avec l’extrême-droite la plus assumée. Une autre au moins a été médiatisée : celle de sa signature en 2010, sur une pétition en faveur de Vincent Reynouard, néo-nazi et négationniste. La pétition est initiée par Paul Eric Blanrue, figure des milieux d’extrême-droite et du royalisme depuis des dizaines d’années, hagiographe du négationniste Faurisson. L’immense majorité des signataires est issue des milieux fascistes les plus durs. Yann Moix qui s’affichait plus jeune avec Soral et l’écrivain antisémite Marc-Edouard Nabe ne peut pas ne pas avoir croisé une partie d’entre eux.

Là encore, Yann Moix affirme s’être fait piéger. Il recourt pour l’occasion à une justification parfaitement ignoble : Paul Eric Blanrue lui aurait promis la signature de Robert Badinter, et finalement ce fut Robert Faurisson. Yann Moix s’appuie sur le fait que Badinter a toujours été contre la loi pénalisant le négationnisme pour expliquer sa « méprise ».

Or, qui peut penser que Robert Badinter aurait signé avec les négationnistes et les néo-nazis qui le poursuivent de leur haine depuis des années ? Moins de trois ans avant cette pétition, en 2007, Faurisson a ainsi osé traduire Badinter en justice devant le tribunal pour « diffamation ». Pendant l’audience Badinter se retourne vers Faurisson et lui dit “Pour moi, jusqu’à la fin de mes jours, jusqu’à mon dernier souffle, je me battrai contre vous et vos semblables. Vous serez toujours des faussaires de l’histoire” .

Yann Moix qui prétend se battre contre l’antisémitisme de toutes ses forces, peut-il ignorer ces choses là ? Étrangement, à part les journalistes de Droites Extrêmes, personne ne se posera la question.

Personne et surtout pas Laurent Ruquier qui embauche Yann Moix pour « On n’est pas couchés » en 2015. Or juste avant le lancement de l’émission, Paul Eric Blanrue sort sur son blog un exposé de sa longue relation avec Moix. Encore une fois, celui-ci prétend n’avoir jamais entendu Blanrue parler d’antisémitisme… chose tout à fait extraordinaire à propos d’un homme qui a fait de l’antisémitisme sa profession. Yann Moix prétend avoir rompu avec Blanrue après l’affaire de la pétition, Blanrue publie des mails postérieurs de plusieurs années à la pétition de soutien à Reynouard.

A retracer tous ces “malheureux hasards” des rencontres entre Yann Moix et l’extrême-droite la plus dure, évidemment ses propos admiratifs sur la Corée du Nord, ou son envolée contre les « racailles » est moins étonnante.

Une question demeure : parmi mille chroniqueurs possibles, mille écrivains de talent, pourquoi Laurent Ruquier et d’autres choisissent ils Yann Moix, qui est pour le moins dans un rapport ambigu avec les fascistes assumés ?

La question d’ailleurs ne se pose pas que pour Yann Moix , mais pour l’ensemble des intervenants qu’on voit partout et qui suscitent ces brefs moments de « gêne » lorsqu’ils dévoilent le fond réel de leur pensée, et qui sont pourtant maintenus à l’antenne, à commencer par Eric Zemmour.

Malheureusement, la question est de fait rarement posée : ainsi personne n’aura vraiment remarqué l’envolée de Yann Moix sur la Corée du Nord et les « racailles ». Elle ne suscitera aucune protestation spécifique dans les jours suivants. Il faut dire que la semaine était déjà bien chargée entre un sketch violemment homophobe de Canteloup dirigé contre un jeune victime d’un viol policier, et un syndicaliste justifiant le terme de “Bamboula” à l’antenne de C dans l’air.

Voilà où nous en sommes. A devoir choisir le plus choquant et le plus raciste et à n’avoir que l’embarras du choix.

Retranscription des propos de Yann Moix, 7 février 2017, La Bande Originale France Inter.

(émission à retrouver ici)

Yann Moix : « bah moi je me sens bien en Corée du nord, ça relève peut être de la psychatrie mais parfois je me sens mieux en Corée du Nord qu’en France ca m’arrive, là bas ils sont carrés ils sont polis ils y’a pas d’incivilités

Nagui: Vous aimez la dictature alors ?

YM : Parfois oui j’aime bien la dictature. J’aime pas le régime nord coréen je vais pas dire ça mais…

N: bah si vous voulez le dire dites le!

YM : Non mais y’a en Corée du nord quelque chose dont on ne parle jamais c’est la population. Et la population nord coréenne qui est une population, qui est sous le joug, qui est endoctrinée et qui subit, donc je ne fais pas l’apologie du régime mais je dis parfois que il y a dans l’éducation coréenne et on le retrouve d’ailleurs au sud quelque chose qui est basé uniquement sur le respect de l’autre, mais là c’est poussé à son paroxysme évidemment en Corée du nord mais euh… entre une baston de caillera à Paris et une journée à Pyonyang paisible, je préfère la journée de Pyonyang paisible. La Corée du Nord c’est pas noir tout le temps. Il est clair que on aimerait que ce régime obscurantiste cesse et qu’il soit remplacé par un régime démocratique…

N: mais faudrait peut être comprendre pourquoi y’a une baston de caillera d’un côté et pourquoi c’est paisible de l’autre.

YM : Oui mais vous savez en France tout n’est pas explicable par ce que euh on va, euh… Nietzsche appelait la pulsion causale et à force de toujours trouver des excuses à des gens qui nous pourrissent en fait l’existence au jour le jour.

N: Non mais je parlais de chercher des solutions pas de trouver des excuses.

YM : Oui d’accord mais souvent dans le fait de chercher des solutions et c’est ce que disait Manuel Valls qui s’est fait taper dessus pour cette phrase que je trouve tout à fait juste, euh au bout d’un moment, toujours se flageller pour savoir pourquoi ces pauvres petits sont malheureux alors qu’une des motivations, souvent, c’est simplement de foutre la merde gratuitement non mais gratuitement! Ils faut arrêter de penser que les gens… vous savez toujours on dit c’est dégueulasse de stigmatiser les musulmans à cause des attentats, mais y’a une autre catégorie de personnes qu’il faut arrêter de stigmatiser c’est les gens qui sont dans la misère sociale. Parce que les gens qui sont dans la misère sociale et dans la pauvreté ne se transforment pas tout le temps en délinquants, et je peux vous dire que au bout d’un moment toujours justifier la dégueulasserie de petits cons qui dans le métro agressent les gens gratuitement, qui nous emmerdent à brûler des bagnoles gratuitement, pour une espèce de revanche d’on ne sait d’où elle sort, alors que la plupart des gens qui sont dans la misère sociale ne font rien de mal! euh… vous savez y’a une phrase de Sylvain Tesson qui me…
Là je me met un peu en colère parce que j’en ai marre de la racaille en fait, et je crois que beaucoup de gens en ont marre de la racaille, et le mot racaille a été confisqué par l’extrême droite et par la droite et moi qui ne suis vraiment pas de ces bords là je peux vous dire que je l’utilise sans problème, parce que Sylvain Tesson a dit un truc très juste un jour il a dit « la France est un pays de gens qui sont au paradis et qui se croient toute la journée en enfer. »

Donc les petits combats des petits cons toute la journée qui molestent gratuitement les gens qui agressent des personnes, et qui font qu’à cause de leur connerie on finit par tomber dans la case, je dit « on », beaucoup de français, du front national font que c’est vrai qu’en Asie, quand vous voyez que les gens sont dans la politesse dans le respect, la civilité, quand on revient en France on a l’impression de revenir dans la jungle. Et ce petit coup de gueule gratuit Nagui n’est pas un coup de gueule de réac mais un coup de gueule d’un type qui ne veut plus qu’on confisque, que ce discours soit confisqué par des gens qui sentent la mort.

(gros silence de 2 secondes. Leila enchaîne)

Leila Kaddour: D’accord. Euh bah en vous écoutant, je me disais euh bah juste avant le coup de gueule que je vous verrais bien écrire un récit de voyage (rires général, un peu forcé) nan mais c’est vrai, nan mais en même temps ce que vous dites…

N : après votre coup de gueule je pense à un truc c’est casses-toi! (on entend « euh quand même »)

L: nan c’est pas du tout ça, nan je dis que c’est intéressant, puis après euh je crois que la position de Manuel Valls que vous venez d’évoquer elle est pas inintéressante non plus sauf que il faut aussi savoir faire la distinction entre tout d’un coup ce que vous appelez vous la racaille…

YM : oui j’assume ce mot hein…

L: voilà qui cherche des ennuis gratuitement aux gens…

YM : D’ailleurs je vais écrire un livre qui va s’appeler Racaille parce que j’en ai marre que ce mot soit confisqué par la droite et par l’extrême droite et que c’est tout à fait hypocrite, tout le monde sait, tout le monde sait qu’en France en ce moment y’a une racaille, d’ailleurs les gens qui partent faire le djihad c’est pour ré-instituer (et David Thomson l’explique très bien) racaille land. Toutes les incivilités grandeur nature sur le terrain, le rap, le shit euh les nanas auxquelles on manque de respect les français sur le terrain là bas choquent même les djihadistes les plus aboutis par leur comportement avec les femmes y’a un…

(Leila le coupe) L : le rap en revanche je peux pas vous laisser dire ça parce que c’est associer un mouvement musical…

(quelqu’un): non un certain rap

YM : un cert…, voilà!

L: voilà non mais attention…

YM : non mais ils expliquent, la première chose qu’ils font là bas… non mais attendez, tout est miné en France, à chaque fois que vous dites un mot en France le mot est miné et dès que vous marchez sur le mot quelque chose explose et quand vous parlez avec les gens…

N: c’est vous qui venez de le miner en disant que le rap était une insulte aux femmes.

YM : Non j’ai dit un certain rap (il ne l’as pas dit quelqu’un l’a dit à sa place)

(Nagui se rassure) N : ah oui, d’accord…

YM : J’adore le rap par ailleurs donc euh…

L: voilà non mais faut être précis.

YM : Et je peux vous dire une chose le livre de David Thomson est passionnant parce qu’on voit très bien qu’ils essayent d’instituer là bas toutes les incivilités ici qu’on essaye de leur demander de garder dans leur poche. Là bas c’est racaille land à Raqqa et quand je dis racaille il n’y a pas de stigmatisation parce que c’est un mot qu’on aime beaucoup y compris sur France Inter, sur toutes les radios, de milieux social, je répète, la racaille c’est pas forcément des gens défavorisés je viens de le dire, c’est des gens aussi qui croient qu’il faut avoir ce genre d’attitude pour exister. Et si vous voulez et après je me tais la dessus, c’est que toutes les conversations, des gens de gauche comme des gens de droite, et Hollande dans le livre avec les deux journalistes le dit qu’il y a un problème, y’a un type d’individus en France qui sèment la zizanie qui fout la merde, tout le monde dans les conversations parisiennes le reconnaît mais plutôt, on préfère mourir que de le dire dans un micro à la radio. Oui en France et tant pis si ça choque les auditeurs de France inter, y’a une catégorie de la population qui n’est pas forcément défavorisée, que j’appelle la racaille, dedans il peu y avoir des français, euh, de toute éternité comme le dirait Marine le Pen, et c’est ça qui est grave d’ailleurs, c’est qu’on ne peut plus appeler quoi que ce soit comme il le faudrait… qu’est-ce qu’il faudrait dire des blancs européens ? Dedans y’a des chinois, y’a des japonais y’a des coréens, y’a de tout, si vous voulez. Il ne faut évidemment pas dire que ce que j’appelle Racaille viendrait des milieux arabes musulmans ça c’est faux…

L: non mais le mot est connoté.

N: y’a des voyous partout et y’a des cons partout.

L: non mais le mot est connoté, le mot est chargé…

YM: sauf que, vous voyez bien que…

L: et c’est là où je dis que si vous faites la distinction vous…

N: faut créer une autre motivations…

L: en faisant cette définition là, c’est un terme qui peut être réutilisé ensuite et on en parle toujours hein…

YM: non je vais prendre racaille… bah justement j’essaye de l’arracher à ceux qui l’utilisent toute la journée, les casseurs etc. y’a une bande de types qui en France euh, vraiment commence à agacer les patiences, contre lesquelles on ne fait rien parce qu’on a justement peur qu’à chaque fois qu’on les touchent, tout d’un coup ça va être récupéré soit par l’extrême droite soit par l’extrême gauche. Il faut arrêter d’être pris dans un étau entre d’un côté avoir peur de passer pour un raciste et de l’autre passer pour un facho, appelons un chat un chat et…

29.11.2023 à 14:37

La ratonnade comme exercice de style ? Entretien avec Emmanuel Casajus

Lignes de Crêtes

Le style n’est pas un accessoire de la jeunesse fasciste, mais une obsession, un élément fondamental de la vie, tout autant que les idées politiques. Pour écrire son livre Emmanuel Casajus a eu l’intelligence de le comprendre et de vivre avec les jeunes apprentis ratonneurs qui défraient désormais la chronique, un moment particulier de leur histoire, un entre-deux, le milieu des années 2010, ce moment où la victoire politique des aînés dédiabolisés du RN se dessine sans être acquise. Ce moment qui n’est déjà plus tout à fait la décennie précédente, celle des avant gardes fondatrices, identitaires ou soraliennes,  où quelques militants déterminés, patients et inflexibles créent un univers culturel, médiatique, politique à partir de pas grand chose, en travaillant avec acharnement. Un moment qui cependant n’est pas encore celui que nous vivons aujourd’hui, où la radicalité violente fasciste devient mainstream, parce qu’utile au pouvoir. Emmanuel Casajus a donc connu le moment de la sociabilisation facile de jeunes gens généralement de la boourgeoisie bon teint,  qui se lancent dans l’aventure en ayant immédiatement accès aux mythes et à la possibilité de se les approprier en vivant “comme des fascistes” leurs nuits de fête et leurs jours de réunion où paraître. Il a répondu  à quelques unes de nos questions. En tant que sociologue, tu adoptes un angle d’étude original en t’intéressant au style et à la violence de divers groupes politiques. Selon toi, la question de la mode et celle de la violence sont-elles importantes pour diffuser une idéologie ? C’est…
Texte intégral (2054 mots)

Le style n’est pas un accessoire de la jeunesse fasciste, mais une obsession, un élément fondamental de la vie, tout autant que les idées politiques. Pour écrire son livre Emmanuel Casajus a eu l’intelligence de le comprendre et de vivre avec les jeunes apprentis ratonneurs qui défraient désormais la chronique, un moment particulier de leur histoire, un entre-deux, le milieu des années 2010, ce moment où la victoire politique des aînés dédiabolisés du RN se dessine sans être acquise. Ce moment qui n’est déjà plus tout à fait la décennie précédente, celle des avant gardes fondatrices, identitaires ou soraliennes,  où quelques militants déterminés, patients et inflexibles créent un univers culturel, médiatique, politique à partir de pas grand chose, en travaillant avec acharnement. Un moment qui cependant n’est pas encore celui que nous vivons aujourd’hui, où la radicalité violente fasciste devient mainstream, parce qu’utile au pouvoir. Emmanuel Casajus a donc connu le moment de la sociabilisation facile de jeunes gens généralement de la boourgeoisie bon teint,  qui se lancent dans l’aventure en ayant immédiatement accès aux mythes et à la possibilité de se les approprier en vivant “comme des fascistes” leurs nuits de fête et leurs jours de réunion où paraître. Il a répondu  à quelques unes de nos questions.

En tant que sociologue, tu adoptes un angle d’étude original en t’intéressant au style et à
la violence de divers groupes politiques. Selon toi, la question de la mode et celle de la
violence sont-elles importantes pour diffuser une idéologie ?

C’est particulièrement clair dans les milieux que j’ai étudié, où l’idéologie est imprégnée
d’images esthétiques. Par exemple, les jeunes – et moins jeunes – que j’ai rencontré font sens
cesse référence, dans les entretiens ou dans leur production graphique à des âges d’or
fantasmés et mythifiés, et souvent guerriers, à des futurs non moins fantasmés et non moins
guerriers.
Ces idéologies leur fournissent un support identitaire et esthétique, et cela vient se coupler à
un style de vie (sport de combat, militantisme etc.) et à un style vestimentaire.
Pour autant, si ces phénomènes sont particulièrement clairs à l’extrême droite, et ont même
été théorisés par certains de leurs intellectuels – Ernst Jünger, ou plus récemment Venner et
de Benoit, on trouve des liens entre esthétique et politique ailleurs sur l’échiquier politique.
Les exemples abondent à gauche, où certains auteurs et artistes ont tenté de lier esthétique et
Révolution. On peut penser à Sorel – qui a d’ailleurs glissé à droite, à Ernst Bloch, à l’École
de Francfort, aux situationnistes etc. Plus récemment, les militants antifascistes ont mis en
place une esthétique de la lutte, qu’on trouvait déjà dans les pans politisés du mouvements
punks.
Je pense, même si c’est plus dur à démontrer, qu’il y a aussi une esthétique du libéralisme,
dans la figure du self-made-man tout puissant.


Dans ton livre, tu dépeins des mouvements d’extrême droite radicale pour lesquels le
militantisme se résume pour l’essentiel à des coups de force dans la rue ou à un
« concours de bites » avec les milieux antifascistes. Avec l’installation du Rassemblement
national comme force d’opposition principale à Macron et l’arrivée de l’extrême droite
zemmourienne, ces bandes ne risquent-elles pas de s’être rencontré et de se structurer
davantage ?

Quand j’effectue mon terrain, en 2015-2016, les jeunes d’extrême droite ne se voient pas aux
portes du pouvoir. Dans leur quotidien, ils sont en effet obnubilés par des rivalités
intergroupusculaires, rivalités qui s’incarnent dans une compétition pour le monopole de la
violence et du style, et que l’expression que tu utilises résume bien.

Le FN au second tour est alors un lointain souvenir, et si les manifestations contre le mariage
homosexuel les ont stimulés, elles les placent dans une position contestatrice, à rebours de
l’ordre du monde. Une position de perdant magnifique confortable, mais pas très sérieuse.
Les succès récents de l’extrême droite électorale modifient profondément cette perspective. A
cela s’ajoute que pour une nouvelle génération de militants, les luttes internes et les divisions
idéologiques sont perçues comme stériles.
Mais les dissolutions successives de Génération Identitaire et du Bastion Social ont également
joué : Identitaires et Nationalistes Révolutionnaires se sont rapprochés. Notons d’ailleurs que
ces mouvements sont issus de la même matrice. Les Identitaires sont héritiers d’Unité
Radicale, qui s’est créée suite à la fusion du GUD et Jeune Résistance. Si des différences
idéologiques persistent entre ces mouvements, ils se comprennent bien.

D’après ce que tu as étudié, quelle est l’évolution de ces bandes depuis l’arrivée
d’Emmanuel Macron au pouvoir ? Jouissent-elles plus de libertés qu’avant, d’un
laisser-faire des préfectures, du regard bienveillant de certaines personnalités, comme
sous le septennat de Valéry Giscad d’Estaing ?

D’une part, le gouvernement a mené, comme je l’ai dit, des dissolutions successives. Mais
d’autre part, les membres de la majorité semblent prendre un certain plaisir à voir des
militants humanistes ou de la France Insoumise menacés. Après les conflits sociaux
mouvementés de ces dernières années, ils perçoivent ça comme un juste retour des choses.
Quitte à tenter des parallèles délicats, la situation m’évoque plus les années 1920 italiennes –
toute proportion gardée -, quand la bourgeoisie conservatrice, craignant une révolution
sociale, en appelait aux faisceaux de combat pour mater les mouvements sociaux et corriger
les militants de gauche.
Un aspect du problème est que les macronistes craignent l’arrivée prochaine de l’extrême
droite au pouvoir, et ils veulent être du côté des vainqueurs.

Tu expliques que beaucoup de ces militants, parce qu’ils recherchent le style avant tout,
« font semblant » d’écouter des conférences, de manier des concepts qu’ils ne maîtrisent
pas ou de vendre des journaux. L’arrivée d’un parti d’extrême droite au pouvoir ne
risquerait-elle pas de faire pousser des ailes à ces militants, qui arrêteraient alors de
« faire semblant » ?

J’emprunte le concept de « faire-semblant » à Erwing Goffman. Le faire semblant, pour
Goffman, est le fait d’imiter des actes et des comportements, afin d’occuper le rôle qu’on est
censé jouer. Ainsi pour les militants d’extrême droite, agir en militant d’extrême droite, c’est
jouer le rôle d’un militant d’extrême droite.
Ce qui est marquant, c’est que les intéressés avaient théorisé cette dimension surjouée du
militantisme. A l’Action française, le terme utilisé pour désigner ce phénomène était la
« représentation » – un terme très goffmanien, puisque Goffman fait un parallèle constant
entre la vie quotidienne et le théâtre. Cette représentation – le fait de « performer l’Action
française – devait se dérouler devant des éléments extérieurs. La bourgeoisie catholique dans
une Manif pour Tous, ou des potentiels nouveaux membres lors d’une réunion de rentrée, par
exemple. Il fallait que ce public voie l’Action française non telle qu’elle était, mais telle qu’ils
l’avaient imaginé.

Tu as aussi étudié les milieux d’extrême gauche antifasciste avec lesquels tu notes des
similitudes sur la question des modes et du style. En dehors de l’idéologie des deux
groupes qui est évidemment aux antipodes, quelles sont les différences fondamentales
que tu remarques ?Jusque dans les années 2000, la gauche conservait une vraie puissance contre-culturelle
dans la rue grâce à divers groupes de musique (punk, ska, rap), une certaine mode
vestimentaire (on peut penser aux catalogues « Goéland ») ou la vigueur de ses militants.
Selon toi, qu’est-ce qui a changé depuis ?

Il m’est difficile de répondre, puisque le mouvement antifasciste que j’ai connu, à la fin des
années 2000 et jusqu’en 2012, ne voyait pas non plus l’extrême droite aux portes du pouvoir –
même s’il alertait sur son retour dans la rue.
Aujourd’hui, une nouvelle génération de militants a repolitisé et ouvert le mouvement sur
l’extérieur. C’est un phénomène nouveau, qui n’a pas d’exact équivalent à l’extrême droite.

Le sujet mériterait d’être creusé par une vraie étude mais il est possible d’avancer quelques
pistes : les contre-cultures ont besoin de lieux pour exister et de soutiens institutionnels. Faute
de soutiens institutionnels, nombre de lieux qui permettaient à ces contre-culture de
s’exprimer ont été fermés.
Enfin, ces courants musicaux ont peiné à se renouveler et ont été concurrencés par des
mouvements culturels festifs et musicaux moins politisés (teuf, électro, etc.) Enfin, bon
nombre de thématiques historiques de la contre-culture, empruntés à l’occultisme ou teintés
d’orientalisme ont vu leur connotation politique droitière renforcée.

Les forces conservatrices – dont une certaine gauche proche du PS et du Printemps
républicain – s’emploient en ce moment à diaboliser la gauche antifasciste, notamment
la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, la qualifiant tour à tour de « gauche anti-
républicaine », « islamo-gauchiste » ou « anarchiste ». Cet acharnement semble limiter
le développement d’une force électorale de gauche en France, mais pire : il incite à la
timidité idéologique de millions de personnes qui s’autocensurent. Comment la gauche
pourrait-elle retrouver son aura dans la rue ? Et politiquement, comment faire ressurgir
une gauche décomplexée à même de briser la machine infernale ?

Certaines personnalités médiatiques classées à gauche, mais qui laissaient les milieux
militants indifférents, ont vu dans la montée de l’extrême droite la possibilité de se
trouver un public et une reconnaissance. Cette carrière évoque celle de certains
politiques de gauche de l’entre-deux guerre : seconds couteaux dans leur camp
politique, ils ont espéré se distinguer en flirtant avec l’extrême droite et en collaborant.
Quoiqu’ils en soient, ces personnalités – Éric Naulleau en est sans doute l’exemple le
plus caricatural, mais on peut aussi citer Onfray, Enthoven ou Fourest, sont dans une
recherche constante d’approbation par l’extrême droite, qu’ils obtiennent en tirant sur le
camp politique dont ils sont supposés être issus. D’où leurs attaques constantes contre
LFI ou la NUPES.

Entretien réalisé par Noé Clectic

Emmanuel Casajus

Style et violence dans l’extrême droite radicale

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