01.11.2025 à 09:19
Romain Leclaire

Entre deux tentatives pour devenir le premier trillionnaire au monde, l’expansion de son entreprise de contrats de défense, sa lutte acharnée contre le « virus mental woke », ses querelles avec Sam Altman et la supervision d’une demi-douzaine de sociétés technologiques, Elon Musk a miraculeusement trouvé le temps de s’immiscer dans un débat local à San Francisco. Le sujet ? Un chat de quartier bien-aimé, écrasé par un robotaxi Waymo.
Si vous l’aviez manqué, un drame félin s’est noué cette semaine. KitKat, surnommé « le maire de la 16e rue » et pilier du Randa’s Market, a été tué. Waymo, l’entreprise responsable, a plus ou moins admis sa culpabilité, expliquant que l’animal s’était précipité sous l’un de ses véhicules alors qu’il démarrait. Une tragédie locale, certes, mais qui aurait dû le rester.
C’était sans compter sur l’intervention du grand oracle de la tech. Alors que la communauté pleurait KitKat, Elon Musk a choisi son camp. Il a retweeté un compte affirmant que l’autonomie sauverait les animaux, citant que « 5,4 millions de chats sont heurtés par des voitures chaque année aux États-Unis ». La réponse du milliardaire ? Un laconique et suffisant: « C’est vrai, de nombreux animaux de compagnie seront sauvés par l’autonomie ».
Quelle magnanimité. C’est formidable que Elon ait pu dégager quelques minutes dans son emploi du temps de sauveur du monde pour participer au discours sur un chat. Mais ne soyons pas dupes. Il est surtout sur le point de lancer son propre service de robotaxi. Il n’est donc pas un observateur neutre mais un concurrent direct de Waymo qui utilise cette tragédie pour vanter sa propre technologie, encore inexistante sur le marché.
Mais si commenter la mort d’un chat pour un gain commercial est mesquin, le véritable talent du patron de Tesla réside dans l’art de la distraction à grande échelle. Et pour cela, rien ne vaut une apparition chez Joe Rogan (un podcasteur américain controversé). Vendredi dernier, au milieu de sujets déjà ressassés, il a décidé de lâcher une « nouvelle »: il veut faire la démonstration d’une voiture volante d’ici la fin de l’année.
Arrêtez-nous une seconde. Musk parle de voitures volantes depuis au moins 2014. Le Roadster de deuxième génération, promis pour 2020, est devenu l’Arlésienne de l’industrie automobile. Interrogé par le podcasteur sur son statut, Musk a lentement admis qu’il voulait le faire voler. « Nous approchons de… », dit-il avec une longue pause, « …la démonstration du prototype. Une chose que je peux garantir, c’est que cette démo de produit sera inoubliable. Inoubliable. » Il a fallu un certain temps pour que Rogan comprenne. « Que ce soit bon ou mauvais, ce sera inoubliable », a ajouté le milliardaire en riant. Il a ensuite évoqué son ami Peter Thiel, un autre milliardaire d’extrême-droite, qui se plaignait que l’avenir n’ait pas tenu sa promesse de voitures volantes.
Il ne faut pas être grand clerc pour décoder la manœuvre. Musk adore déployer des prototypes et des idées bien avant qu’ils ne soient prêts. Vous souvenez-vous de l’Hyperloop, ce système de transport de masse autonome à 250 km/h ? Il a accouché d’un tunnel à Las Vegas où des chauffeurs humains conduisent des Teslas à faible vitesse. Une démonstration n’est pas un produit. C’est du spectacle. Et pourquoi ce spectacle maintenant ? La réponse est simple, les ventes de Tesla sont dans les choux. Depuis que Musk a aligné sa marque sur le trumpisme et s’est permis des saluts de style nazi, le cœur de sa clientèle s’est érodé. La voiture volante n’est pas une innovation, c’est un écran de fumée, une distraction clinquante pour faire oublier que l’empereur est nu et que ses affaires périclitent.
Et quand la distraction terrestre ne suffit plus, il y a toujours l’espace. L’IA exige une puissance de calcul et de stockage colossale et l’intérêt pour les centres de données spatiaux explose. Eric Schmidt et Jeff Bezos y investissent. Alors, qui voilà sur X ? Elon Musk, bien sûr. Répondant à un article sur le sujet, il déclare: « Il suffirait de mettre à l’échelle les satellites Starlink V3… SpaceX le fera. » Son intérêt réhausse le profil de l’industrie, mais le schéma est le même. Elon Musk se positionne sur chaque nouvelle frontière technologique, non pas nécessairement pour innover, mais pour posséder le narratif.
Que ce soit sur le bitume ensanglanté de San Francisco, dans les studios enfumés de Joe Rogan ou dans le vide de l’espace, l’objectif reste le même. Il s’agit pour cet oligarque de s’assurer que, quelle que soit la conversation sur l’avenir, il en est le centre. La voiture volante de James Bond, comme il la décrit, n’est peut-être qu’un VTOL (un hélicoptère glorifié), mais peu importe. L’important n’est pas ce qu’il livre, c’est ce qu’il promet, nous faisant oublier les controverses d’aujourd’hui.
01.11.2025 à 08:18
Romain Leclaire

Bluesky, l’alternative décentralisée, vient de franchir fièrement le cap des 40 millions d’utilisateurs. Loin de se contenter de sa croissance, elle est en pleine phase d’expérimentation, cherchant activement à améliorer la qualité des conversations en son sein. L’annonce la plus surprenante ? L’introduction imminente d’un bouton « Je n’aime pas » (dislike).
Mais ne vous y trompez pas, il ne s’agit pas de céder à la tentation d’un indicateur de popularité négative. Ce nouvel outil, qui sera testé en version bêta, vise à redéfinir la manière dont nous interagissons en ligne. Bluesky ne veut pas seulement que vous voyiez moins de publications indésirables, l’entreprise veut que vous vous sentiez chez vous. Cette nouvelle option fait suite à une période de troubles où certains utilisateurs ont vivement critiqué la plateforme pour sa gestion de la modération, lui reprochant de ne pas bannir assez fermement les « mauvais acteurs » ou les personnalités controversées qui enfreindraient les directives de la communauté.
Fidèle à sa philosophie décentralisée, elle ne répond pas par une modération centralisée accrue, à la manière de l’ancien Twitter. Elle préfère se concentrer sur les outils qu’elle fournit à ses utilisateurs pour leur permettre de contrôler leur propre expérience. L’objectif affiché est de cultiver un espace propice aux échanges amusants, authentiques et respectueux.

La pierre angulaire de cette nouvelle vision est un concept fascinant que Bluesky nomme la « proximité sociale », ou plus poétiquement, le « quartier social » (social neighborhood). L’idée est simple en théorie mais complexe en pratique: cartographier votre place au sein d’un écosystème d’interactions. Le système cherche à comprendre qui sont les gens avec qui vous interagissez déjà ou que vous aimeriez probablement connaître.
Une fois ce « quartier » défini, l’algorithme s’efforcera de donner la priorité aux réponses et aux publications provenant des personnes qui en font partie. L’entreprise est convaincue qu’en favorisant la familiarité, les conversations deviendront plus pertinentes, plus agréables et, surtout, moins sujettes aux malentendus qui naissent souvent d’interactions hors contexte avec de parfaits inconnus.
C’est ici que le fameux bouton « J’aime pas » entre en scène. Bluesky précise qu’il s’agira d’un signal privé, non visible publiquement par les autres utilisateurs. Son rôle premier sera d’aider le système à comprendre ce que vous ne voulez pas voir, affinant ainsi la personnalisation de votre fil principal « Discover ». Mais son influence ne s’arrête pas là. Ce signal pourrait également affecter le classement des réponses, non seulement dans vos propres fils de discussion, mais aussi dans ceux des autres membres de votre quartier social. C’est une manière douce et collective de réguler le ton des échanges au sein d’une communauté connectée.
D’autres ajustements viennent renforcer cette logique. Bluesky s’attaque par exemple à la réponse impulsive. Nous avons tous déjà répondu à une publication sans lire l’intégralité de la conversation. Pour y remédier, le bouton « Répondre » va être modifié. Désormais, un clic sur ce dernier vous présentera d’abord l’intégralité du fil de discussion, plutôt que de vous jeter directement dans un écran de composition vide. L’objectif est d’encourager la lecture avant l’écriture, afin de réduire l’effondrement du contexte et les réponses redondantes, un fléau bien connu des réseaux de microblogging. Parallèlement, un nouveau modèle de détection est en cours de déploiement pour identifier plus efficacement les réponses toxiques, relevant du spam, hors sujet ou postées de mauvaise foi. Ces commentaires indésirables seront automatiquement déclassés dans les fils, les résultats de recherche et les notifications.
Bien entendu, cette approche soulève un débat fondamental. D’un côté, on peut y voir une interprétation charitable: Bluesky continue d’étendre sa philosophie de contrôle utilisateur. La plateforme offre déjà des listes de modération, des filtres de contenu, des mots masqués et même la possibilité de détacher les citations pour limiter le « dunking » toxique. D’un autre côté, une lecture moins charitable y voit le risque de renforcer les bulles de filtre. Ce concept de quartier social, s’il est mal équilibré, pourrait se transformer en un moyen d’enfermer les utilisateurs dans leur propre chambre d’écho, plutôt que de s’attaquer aux problèmes de modération à la racine. Dans un quartier socialement homogène et protégé, les critiques ne verraient plus les publications problématiques et les auteurs de ces publications ne seraient plus confrontés à leurs critiques. Si cela peut effectivement réduire le niveau de conflit apparent, cela risque aussi d’étouffer les désaccords productifs et la confrontation d’idées, pourtant essentiels à la vitalité d’un espace public.

Cette stratégie de quartier vise aussi à résoudre un problème qui handicape Threads de Meta, son concurrent direct. Le fil de Threads peut être incroyablement déroutant, jetant les utilisateurs au milieu de conversations sans aucun contexte. Il est souvent impossible de savoir qui répond à qui et pourquoi vous voyez certains messages. Le système de cartographie sociale de Bluesky, s’il est bien exécuté, pourrait élégamment résoudre ce problème de pertinence à grande échelle.
Face à la crise de la modération qui secoue l’ensemble du web social, Bluesky choisit de ne pas être l’arbitre suprême. Il préfère se positionner comme un fournisseur d’outils sophistiqués, donnant à ses 40 millions d’utilisateurs les clés pour construire leurs propres clôtures, leurs propres places publiques et, désormais, leurs propres quartiers. L’avenir dira si ces derniers deviendront des communautés florissantes ou des ghettos idéologiques.