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03.05.2025 à 14:44

Présidentielle en Roumanie : 6 points sur une nouvelle élection — sans Georgescu mais à l’ombre de l’extrême droite et des ingérences de Moscou et Washington

Matheo Malik

Demain, le monde regardera avec attention les Roumains revoter.

Après l’annulation historique de la présidentielle à la suite des ingérences russes, le candidat de Musk et Poutine, Călin Georgescu, est définitivement hors jeu.

Mais son influence plane — et propulsera très probablement l’extrême-droite de George Simion en tête du premier tour — dans une élection où, Trump — dont le fils a apporté son soutien a l’un des candidats — n’est pas loin.

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Texte intégral (3540 mots)

1 — Chronologie d’un scrutin annulé 

Le premier tour de l’élection présidentielle roumaine a lieu ce dimanche, 5 mai, après l’annulation du scrutin initial par la Cour constitutionnelle le 6 décembre 2024.

Le premier tour, qui a eu lieu le 24 novembre 2024, a été remporté par Călin Georgescu — l’outsider d’extrême droite que les sondages plaçaient à 1 % dans les intentions de vote un mois plus tôt — avec 22,94 % des voix.

Les représentants des partis traditionnels, socialistes (PSD, S&D) et libéraux (PNL, PPE), qui gouvernent ensemble le pays depuis 2021, ne s’étaient pas qualifiés pour le second tour. La candidate du parti de centre droit (USR, RE), Elena Lasconi, ancienne journaliste et maire de Câmpulung, était arrivée en deuxième position avec 19,18 % des voix. Seulement 2 742 votes la séparant du candidat PSD, Marcel Ciolacu. Le candidat d’extrême droite George Simion (AUR, CRE), que les sondages plaçaient en deuxième position, était quant à lui arrivé quatrième avec 13,8 % des voix.

Le 6 décembre 2024, la Cour constitutionnelle roumaine décidait, après la déclassification des rapports des services de renseignement, d’annuler l’intégralité du processus électoral, y compris les résultats du premier tour 1.

Cette décision sans précédent, adoptée à l’unanimité, fut qualifiée de « coût d’État » par Georgescu et le candidat d’extrême droite Simion.

Elle s’appuie pourtant sur les prérogatives constitutionnelles de la Cour pour garantir l’intégrité du scrutin. Cette dernière motive sa décision en arguant qu’elle a constaté que l’ensemble du processus électoral avait été altéré par des irrégularités et des violations des règles électorales, compromettant le caractère libre et équitable du vote. Selon les juges, la Roumanie avait fait l’objet d’une campagne agressive menée en contournant la loi électorale nationale, visant les infrastructures démocratiques et exploitant les algorithmes des réseaux sociaux.

Nous avions analysé les documents consultés par les juges pour rendre leur décision ici.

Le 26 février, Călin Georgescu — auquel nous avons consacré une longue enquête dans la revue — est arrêté à Bucarest après plus de 47 perquisitions pour des motifs présumés de « troubles à l’ordre constitutionnel, troubles à l’ordre public, création d’une organisation à caractère fasciste, fausses déclarations concernant les sources de financement des campagnes électorales » 2.

Sa candidature pour le nouveau scrutin a été invalidée par la commission électorale le 9 mars, car elle aurait enfreint « les règles démocratiques d’un suffrage honnête et impartial » 3.

Les élections de ce dimanche se déroulent donc dans un climat unique : Georgescu dépassait de peu les 40 % dans les sondages début mars. Dans une enquête réalisé entre le 17 et le 20 décembre 2024, 62 % des personnes interrogées estimaient que l’annulation du scrutin avait été une « mauvaise décision » 4.

2 — Qui sont les candidats ? 

Onze candidats sont en lice ce dimanche.

Selon les derniers sondages, le candidat d’extrême droite George Simion serait en tête avec environ 30 % d’intentions de vote. Il est suivi de près par deux candidats de centre droit au coude à coude : Crin Antonescu (PNL, PPE soutenu par les 3 partis au gouvernement, PSD-PNL-UDMR) avec 24,3 % et Nicusor Dan (Indépendant, ancien USR) avec 22,4 %.

Elena Lasconi (USR) n’obtiendrait quant à elle que 6 % des intentions de vote. Son propre parti, fondé par Nicușor Dan, lui a retiré son soutien pour se rallier à ce dernier — sans toutefois parvenir à la convaincre de se retirer de la course.

Un nouveau candidat, Victor Ponta, ancien Premier ministre socialiste (PSD, S&D) de 2012 à 2015 reconverti en candidat anti-système, se présente quant à lui comme Indépendant sur une plateforme inspirée du style de Donald Trump. Souhaitant capitaliser sur la popularité de l’ex-candidat condamné, il a suggéré vouloir nommer Georgescu comme Premier ministre si élu et est crédité d’environ 10 % des intentions de vote — même si quelques sondages l’ont placé au deuxième tour. 

3 — Les programmes des principaux candidats : entre l’OTAN et Moscou 

Parmi les principaux candidats, trois se sont prononcés explicitement contre l’annulation du scrutin de novembre : George Simion, Victor Ponta et Elena Lasconi. 

Sur le fond, Simion — qui se donne comme objectif « le retour à la démocratie » 5 — dont le parti est membre du groupe CRE au Parlement européen, a conservé l’essentiel de son programme de novembre.

Il défend ainsi une « Europe des nations souveraines » et affirme vouloir protéger les droits des Roumains, qu’il estime traités comme inférieurs au sein de l’Union : « Nous mettrons en œuvre des mesures pour que l’État roumain puisse offrir une assistance juridique à tout citoyen roumain confronté à des violations de son statut de citoyen égal dans l’Union. » Il promet de maintenir la Roumanie dans l’OTAN tout en garantissant sa neutralité : « Le pays doit rester neutre, car la paix est ce qui compte le plus pour moi. » Il s’oppose par ailleurs à l’envoi d’aide militaire à l’Ukraine.

À l’opposé, Crin Antonescu défend un renforcement du partenariat stratégique avec les États-Unis, estimant que les Roumains doivent « trouver quelque chose d’indispensable » pour que Washington les prenne réellement en considération. Il propose d’augmenter les dépenses de défense à au moins 3,5 % du PIB (contre 2,3 % en 2024), tout en excluant l’envoi de troupes en Ukraine. Il souhaite cependant que la Roumanie participe activement à la reconstruction du pays.

Nicușor Dan partage l’objectif d’un budget de défense à 3,5 % du PIB. Il plaide pour un rôle accru de la Roumanie dans la coopération transatlantique entre les États-Unis et l’Union 6.

Victor Ponta insiste sur l’importance stratégique de la base militaire de l’OTAN à Mihail Kogălniceanu, située face à la Crimée. Il milite également pour l’instauration de référendums obligatoires sur les grandes décisions nationales, ainsi que pour la prison à vie pour le trafic de drogue ou de corruption à grande échelle 7.

Crin Antonescu défend un renforcement du partenariat stratégique avec les États-Unis, estimant que les Roumains doivent « trouver quelque chose d’indispensable » pour que Washington les prenne réellement en considération.
Nicușor Dan partage l’objectif d’un budget de défense à 3,5 % du PIB. Il plaide pour un rôle accru de la Roumanie dans la coopération transatlantique entre les États-Unis et l’Union.

4 — Quelles hypothèses pour le deuxième tour ?

Si les sondages se confirment et que George Simion arrive en tête au premier tour, l’issue du scrutin dépendra largement de son adversaire au second tour. La présence aux urnes sera un facteur déterminant : le samedi 3 mai, à 14h plus de 200 000 personnes avaient déjà voté à l’etranger, soit deux fois plus qu’en novembre. 

Selon les dernières enquêtes d’opinion, Crin Antonescu serait alors le mieux placé pour remporter le scrutin, avec 10 points de pourcentage de plus par rapport à Simion. Il est suivi par Lasconi (+8pp), et Dan (+3pp) 8. Cette différence s’explique en partie par le fait que les électeurs de Dan seraient plus enclins à se rallier à Antonescu pour faire barrage à Simion, tandis que l’inverse pourrait être moins certain.

Hypothèse Antonescu au second tour

Hypothèse Dan au second tour

Il est à noter que le taux d’indécis atteindrait 38 % dans les scénarios de second tour opposant Simion à Ponta.

Simion et Ponta cherchent tous les deux à capter un électorat orphelin : celui de Calin Georgescu. Au scrutin de novembre, ce dernier avait cumulé au total 2,1 millions de votes, dont 31 % des voix des 18-24 ans 9 et 43 % des Roumains de la diaspora 10.

Mais plus largement, Georgescu s’est imposé comme un candidat antisystème, surfant sur la vague de dégagisme qui a marqué la majorité des scrutins mondiaux en 2024. Porté par le slogan « La Roumanie se réveille ! », il a mené une campagne nationaliste et souverainiste, articulée autour d’un rejet de l’Union européenne, de l’OTAN — qu’il considère comme des ennemis de l’esprit roumain — et de la mondialisation. Il prône un nationalisme économique radical et appelle à un rapprochement avec Moscou, réclamant le retour du gaz russe, et se déclarant admirateur de Vladimir Poutine, qu’il qualifie de « vrai leader ».

Au-delà de ces positions, Georgescu avait donné à sa campagne une dimension quasi messianique, centrée sur les « éléments essentiels à la vie » — l’eau, la nourriture et l’énergie 11 — tout en dénonçant la décadence morale de l’Occident et en mobilisant un discours teinté de références religieuses. Or malgré la récurrence de certaines thématiques, ni Ponta, ni Simion ne font aujourd’hui campagne dans cet esprit.

Si Georgescu soutient désormais officiellement la candidature de Simion, Ponta adopte une ligne souverainiste plus modérée, espérant rassembler un électorat plus large, allant du PSD à AUR, en passant par le PNL.

5 — MAGA entre en jeu

Les voix les plus influentes de l’entourage du président américain — du vice-président J.D. Vance à Elon Musk — avaient vivement critiqué l’annulation des résultats du premier tour de l’élection présidentielle du 24 novembre 2024, et apporté un soutien explicite à la candidature de Călin Georgescu qui a été invalidé par la Commission électorale le 9 mars. 

Lors de la Conférence de Munich sur la sécurité, le 14 février 2025, Vance, avait comparé l’annulation du scrutin à des pratiques soviétiques. Il a dénoncé la censure sous couvert de lutte contre la désinformation et estimé que les démocraties européennes devraient être assez solides pour résister aux ingérences étrangères. 

Elon Musk a quant à lui publié son premier message de soutien à Georgescu mi-février. Le 18 février, il a partagé sur X une déclaration de Georgescu visant à interdire le réseau d’ONG de George Soros en Roumanie, ajoutant le commentaire : « La Roumanie mérite sa propre souveraineté ! » 

Musk avait aussi réagi à la décision du Bureau électoral central d’invalider la candidature de Georgescu en qualifiant la décision de « folie », ajoutant « Comment un juge peut-il mettre fin à la démocratie en Roumanie ? ». 

Dans sa tournée du 25 au 28 avril, le fils aîné de Donald Trump et influenceur conservateur, Don Jr. à rencontré Victor Ponta, qui avait déposé sa candidature au mois de mars en portant une casquette (et une cravate) rouge d’inspiration trumpiste avec l’inscription Romania pe primul loc (La Roumanie d’abord).

Dans un message publié le 29 avril, l’ambassade américaine à Bucarest a cité le discours du vice-président J. D. Vance à Munich : « la démocratie repose sur le principe sacré que la voix du peuple compte ». « Un mandat démocratique ne peut pas être obtenu en ignorant son électorat sur des questions aussi centrales que celle de savoir qui peut faire partie de notre société commune » 12.

6 — Avec quel Parlement le Président devrait-il composer ?

Lors des élections législatives du 1er décembre, le PSD a obtenu 22 % des voix. AUR est arrivée en deuxième position avec un peu plus de 18 % des suffrages, doublant ainsi son nombre de sièges. Le PNL a confirmé son recul avec 14,6 % des voix. L’USR en a obtenu 11,2 %.

Deux nouvelles formations d’extrême droite ont fait leur entrée au Parlement : SOS Romania, parti prorusse favorable à un retrait de l’Union européenne, et le Parti de la Jeunesse (POT), formation eurosceptique, souverainiste et nationaliste créée en 2023. Ils obtiennent respectivement 7,7 % et 6,4 % des voix.

Au total, l’extrême droite représente ainsi 32 % des suffrages exprimés.

Les partis proeuropéens ont tenté de former une coalition pour enrayer la progression de l’extrême droite, sans pour autant y parvenir complètement. L’USR est restée dans l’opposition 13. Le PSD, le PNL et l’Union démocrate magyare de Roumanie (UDMR) ont formé un gouvernement de coalition et reconduit Marcel Ciolacu au poste de Premier ministre. Le gouvernement a prêté serment le 23 décembre 2024.

Les attributions du président concernent surtout la politique étrangère — c’est lui qui représente la Roumanie au Conseil européen — mais il propose également le candidat au poste de Premier ministre.

Il est possible — mais pas certain ni automatique — que le résultat des élections présidentielles puisse conduire à la démission de l’actuel exécutif, surtout si le candidat des trois partis formant le gouvernement — Crin Antonescu — perd le scrutin.

Sources
  1. Hotărârea nr. 32 din 6 decembrie 2024 privind anularea procesului electoral cu privire la alegerea Președintelui României din anul 2024, Curtea Constituțională, 6 décembre 2024.
  2. 47 de percheziții pe raza județelor Sibiu, Mureș, Timiș, Ilfov și Cluj, Parchetul de pe langa Inalta Curte de Casație și Justitie.
  3. Decizie finală a CCR : Călin Georgescu nu poate candida la alegerile prezidențiale, Digi24, 11 mars 2025.
  4. 62 % dintre respondenți consideră că anularea alegerilor prezidențiale a fost o decizie proastă – sondaj IRES, G4Media, 28 décembre 2024.
  5. Am un singur obiectiv în cursa prezidențială : revenirea la democrație ! FOTO&VIDEO, AUR, 14 mars 2025.
  6. Ce spun programele electorale despre candidații la alegerile prezidențiale din 4 mai : „Seci și conservatoare”, Europa Liberă România, 1er mai 2025.
  7. VIDEO Victor Ponta și-a lansat programul pentru Președinție : „M-am schimbat mult față de acum 10 ani” / Ce promite fostul premier / Atac la PSD, HotNews, 6 mars 2025.
  8. Ultimul mare sondaj înainte de primul tur al alegerilor prezidențiale 2025 de duminică. Luptă extrem de strânsă pentru finala prezidențială, HotNews, 2 mai 2025.
  9. Profiluri electorale teritoriale. Cum s-au distribuit geografic și socio-demografic preferințele pentru candidații din turul 1, Critic Atac, 29 novembre 2024 ; George Costiță, Profilul alegătorului. Cine l-a votat pe Călin Georgescu, Europa Liberă Romania, 25 novembre 2024.
  10. Cum s-a împărțit votul în diaspora. Călin Georgescu, avans de peste 129.000 de voturi față de următorul clasat, Elena Lasconi, Digi24, 25 novembre 2025.
  11. Călin Georgescu, Program de Președinte.
  12. Publication sur Facebook de l’ambassade des États-Unis en Roumanie, 29 avril 2025.
  13. De ce nu a participat USR luni seară la negocierile pentru noul guvern. Întâlnirea celorlalte partide s-a încheiat fără nicio concluzie, Digi24, 16 décembre 2024.

03.05.2025 à 14:23

L’administration Trump soutient explicitement l’AfD depuis que le renseignement intérieur allemand considère le parti une organisation d’extrême droite 

Ramona Bloj

Ce vendredi 2 mai, l’Office fédéral de protection de la constitution (Bundesamt für Verfassungsschutz, BfV), c’est-à-dire le service de renseignement intérieur allemand, a « certifié l’extrémiste de droite » du parti Alternative für Deutschland (AfD) dans son ensemble. Jusqu’ici, cette qualification ne s’appliquait qu’aux branches régionales de trois Länder de l’Est (Thuringe, Saxe-Anhalt, Saxe), ainsi qu’à l’association de jeunesse du parti Junge Alternative, dissoute en mars pour faire place à une nouvelle organisation plus étroitement contrôlée par le parti.

Friedrich Merz sera voté au poste de chancelier mardi, le 6 mai.

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Texte intégral (1813 mots)

L’agence de renseignement dispose d’une gradation opérative en fonction du niveau de menace pour la Constitution : du « cas de contrôle » (Prüffall), en passant par le « cas de suspicion » (Verdachtsfall) jusqu’à la « confirmation » de l’appartenance à l’extrême droite (gesichert rechstextrem). Le service peut ainsi recourir à une palette d’actions variées, dont l’utilisation d’indicateurs.

Du populisme anti-euro à l’extrême droite

L’AfD, fondée en 2013, comme un parti euro-sceptique et souverainiste, a évolué sous l’influence de son aile nationale Der Flügel vers le radicalisme de droite et une conception ethnique de la nation allant jusqu’à l’apologie ou la minimisation de la période nazie. Depuis 2018, différentes sections régionales sont surveillées par le renseignement intérieur, une mesure étendue en 2021 à l’ensemble du parti

  • Comme l’affirme le communiqué de l’office de protection de la Constitution, « la conception ethno-nationaliste du peuple dominante au sein du parti n’est pas compatible avec l’ordre fondamental libéral et démocratique ». 
  • Le service de renseignement poursuit : « l’AfD considère les ressortissants allemands d’origine immigrée venus de pays musulmans comme des citoyens de moindre valeur que les membres du peuple allemand défini par le parti selon des critères ethniques. »

En janvier 2024, la plateforme d’investigation Correctiv avait révélé une rencontre secrète de membres de l’AfD avec des personnalités de l’ultra-droite dans la ville de Potsdam pour discuter de plans de « remigration » concernant des migrants considérés comme indésirables mais aussi des citoyens allemands d’origine étrangère 1. Les révélations avaient conduit à des manifestations rassemblant plusieurs centaines de milliers de personnes dans plusieurs villes d’Allemagne. 

  • La candidate de l’AfD à la chancellerie pour les élections de février 2025, Alice Weidel, a repris à son compte le mot de « remigration ».

Le fait qu’à elle seule, la confirmation d’un parti comme étant d’extrême droite (“gesichert rechtsextrem”) puisse avoir des conséquences légales ou pour sa surveillance peut sembler étonnant vu de France. 

  • En Allemagne, l’appellation d’extrême droite désigne une forme d’extrémisme souvent violente et toujours hostile à la Constitution, alors que dans l’acception française du terme, il s’agit d’une orientation politique sans préjuger de sa légalité.
  • Par conséquent, l’AfD est généralement désigné comme populiste de droite (« rechtspopulistisch ») plutôt que « rechtsextrem ».
  • De manière plus générale, les termes mêmes de « droite » (rechts) ou de « gauche » (links) renvoient à des positions politiques plus radicales en Allemagne qu’en France. Ainsi, la CDU ne se définit pas comme un parti de droite (rechte Partei), préférant l’appellation de « parti bourgeois » (bürgerliche Partei). L’appellation de gauche (Linke) est revendiquée par des partis marqués par l’anticapitalisme et la radicalité de gauche, comme le parti Die Linke, tandis que le SPD revendique au mieux son identité « social-démocrate ».

En raison du passé nazi de l’Allemagne, la Loi fondamentale de 1949 prévoit, à l’article 21-2, un régime légal plus strict permettant l’interdiction de partis lorsqu’ils sont jugés hostiles à « l’ordre constitutionnel libéral et démocratique ». Selon ce dernier, « les partis qui, d’après leurs buts ou d’après le comportement de leurs adhérents, tendent à porter atteinte à l’ordre constitutionnel libéral et démocratique, ou à le renverser, ou à mettre en péril l’existence de la République fédérale d’Allemagne, sont inconstitutionnels ».

L’interdiction du parti reste peu probable

L’Office de protection de la Constitution n’est pas une instance juridique, mais une agence gouvernementale. 

  • C’est au Tribunal constitutionnel fédéral qu’il revient en dernière instance de décider ou non d’une interdiction du parti. 
  • La procédure peut être initiée par l’un des organes constitutionnels (Bundestag, Bundesrat, gouvernement fédéral).  
  • Dans l’histoire de la république fédérale, seules deux procédures d’interdiction ont abouti, toutes deux dans les dix premières années : le SRP, parti néo-nazi fut interdit en 1952, et le parti communiste d’Allemagne (KPD) en 1956. 
  • À l’inverse, la tentative d’interdire le parti néo-nazi NPD a échoué par deux fois devant la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe, en 2003 et en 2017. La première fois, l’interdiction a été rejetée en raison de la trop grande représentation des agents infiltrés de l’Office de protection de la constitution parmi les déclarations imputées au parti. La seconde fois, l’interdiction a été rejetée au motif que le parti était insignifiant dans le débat public.

Marco Wanderwitz, élu CDU de Saxe, avait réclamé pendant la précédente législature une procédure d’interdiction de l’AfD elle-même 2

  • Il ne siège désormais plus au Bundestag et une partie de ses collègues chrétiens-démocrates sont même partisans d’une normalisation des relations avec l’AfD, comme Jens Spahn, qui succèdera bientôt à Friedrich Merz à la tête du groupe parlementaire CDU/CSU 3
  • Devant le congrès de l’Église protestante qui se tient ce week-end à Hanovre, Olaf Scholz a souligné que l’interdiction d’un parti ne peut pas se prendre par-dessus la jambe, tandis que son successeur à la tête du parti Lars Klingbeil, s’y est montré plus ouvert vis à vis d’une éventuelle interdiction auprès du journal Bild 4
  • Dans le nouveau Bundestag, l’AfD compte 152 députés, et représente le premier parti d’opposition. Pour le moment, malgré son poids de plus en plus important, l’AfD n’a pas réussi à faire élire un de ses membres vice-président du Bundestag ou président d’une Commission du parlement.  

L’annonce de la décision, même si elle marque un tournant, pose quelques problèmes.

  • La requalification du parti repose en effet sur un rapport qui est tenu secret. 
  • Par ailleurs, le directeur sortant de l’Office pour la protection de la constitution, Thomas Haldenwang, a été élu député sous la bannière de la CDU lors des élections du 23 février, et il n’a pas encore été remplacé. 
  • C’est la Ministre de l’intérieur sortante, Nancy Faeser (SPD) qui a pris sur elle, en tant qu’autorité de tutelle, d’annoncer la décision de l’agence, alors même qu’elle quittera ses fonctions dans quatre jours après l’élection du gouvernement Merz le 6 mai.  
  • Son successeur, Alexander Dobrindt (CSU) devra reprendre le dossier, alors qu’il s’était opposé en tant que chef du groupe parlementaire de son parti à une procédure d’interdiction de l’AfD 5.

L’AfD reçoit encore un soutien des États Unis

La co-présidente de l’AfD Alice Weidel a dénoncé un processus politique de « justice secrète et de démoralisation », comparant l’agence de renseignements à la Stasi. L’AfD souhaite ainsi profiter à la fois du supposé manque de transparence lié à la non-divulgation du dossier à quelques jours du changement de gouvernement

  • Comme lors de la campagne législative du début d’année, le parti d’extrême droite a reçu le soutien du gouvernement américain, exprimé respectivement par le secrétaire d’État Marco Rubio et le vice-président J.D. Vance sur la plateforme X. 
  • Ni l’un ni l’autre des dirigeants américains ne semblent très au courant des subtilités institutionnelles de la protection de la Constitution allemande, et préfèrent dresser des parallèles avec l’histoire allemande. 
  • Le compte en anglais sur X du Ministère fédéral des affaires étrangères, encore dirigé pour quelques jours par Annalena Baerbock, a réagi par un démenti ferme. 
  • Elon Musk qui faisait partie des soutiens les plus vocaux du parti d’extrême droite pendant la campagne a également réagi, qualifiant l’AfD de parti centriste.
  • Le chœur de réactions s’est encore amplifié avec la remarque du président salvadorien Nayib Bukele. 
Sources
  1. Plan secret contre l’Allemagne, Correctiv, 10 janvier 2024.
  2. Marco Wanderwitz (CDU) fordert in Brief komplettes AfD-Verbot, Die Welt, 21 juillet 2024.
  3. Jens Spahn und die AfD : Gegenwind aus der eigenen Partei, Der Spiegel, 19 avril 2025.
  4. Scholz und Faeser bleiben zurückhaltend bei AfD-Verbotsverfahren, Tagesschau, 2 mai 2024.
  5. Bundestag : CSU-Landesgruppe lehnt geplanten AfD-Verbotsantrag ab, Die Zeit, 1er octobre 2024.

03.05.2025 à 07:00

Après le Canada, l’effet Trump va-t-il favoriser la victoire des Travaillistes en Australie ?

Marin Saillofest

Aujourd’hui, samedi 3 mai, les Australiens se rendent aux urnes pour renouveler leur parlement. En miroir avec le renversement de la tendance en faveur des Libéraux canadiens suite à l’investiture de Trump observé en début de semaine, le Parti travailliste australien dirigé par l’actuel Premier ministre Anthony Albanese a lui aussi bénéficié de « l’effet Trump », et, si les sondages d’opinion se confirment, devrait remporter les élections.

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Texte intégral (761 mots)

Les Australiens votent aujourd’hui, samedi 3 mai, pour élire 150 députés et 40 sénateurs, soit la totalité de la chambre basse et un peu plus de la moitié de la chambre haute du parlement. Les sondages donnent une légère avance au Parti travailliste de l’actuel Premier ministre Anthony Albanese, avec environ 34 % des voix contre 32 % pour la Coalition libérale-nationale de Peter Dutton.

  • Le système électoral pour les élections à la Chambre des représentants (appelé « vote alternatif ») est peu utilisé en-dehors de l’Australie : chaque électeur doit classer tous les candidats, et le scrutin donne lieu à un second tour instantané en éliminant progressivement les derniers classés jusqu’à atteindre une majorité absolue par circonscription.
  • De ce fait, même si les deux partis en tête sont très proches en intentions de voix, les sondages actuels pour le second tour instantané donnent environ 54 % des députés de la Chambre aux Travaillistes.
  • En ce qui concerne le Sénat, le scrutin est également très spécifique, mais proportionnel, ce qui aboutit généralement à une chambre parlementaire sans majorité.

Jusqu’au début de l’année, la Coalition libérale-nationale était donnée gagnante, caracolant à plus de 40 % des intentions de voix et captant le mécontentement populaire face à la hausse des prix, notamment des logements, et la faible croissance. Son leader, Peter Dutton, n’est pas très apprécié pour autant, considéré comme peu charismatique et accusé d’avoir sévèrement réprimé des manifestations lorsque son parti était au pouvoir ainsi que de tenir des propos climatosceptiques.

  • En face, le leadership d’Albanese face à Trump semble avoir payé : le Premier ministre australien a déclaré « défendre les intérêts nationaux » de son pays contre les droits de douane, et n’a pas hésité à entamer un rapprochement avec ses partenaires asiatiques ces derniers mois tout en ralliant les Occidentaux dans le soutien à l’Ukraine.
  • Selon un sondage du Lowy Institute, 41 % des Australiens considèrent qu’Albanese serait plus compétent pour gérer la politique étrangère de Canberra, contre 29 % pour Dutton.
  • La part d’Australiens déclarant faire confiance aux États-Unis pour « agir de manière responsable dans le monde » a quant à elle chuté de 20 points entre 2024 et 2025, passant de 56 à 36 % 1.
  • L’inversion de la tendance électorale à l’œuvre en Australie en faveur des Travaillistes est similaire à la situation politique canadienne, où les menaces d’annexion répétées de Trump depuis le 20 janvier ont conduit à un ralliement des électeurs autour du Parti libéral et de Mark Carney.
  • Si l’Australie a été relativement épargnée par les menaces de Trump, le retour du président républicain à la Maison-Blanche ainsi que son rejet des alliances ont renforcé le rôle — traditionnellement secondaire — que joue la politique étrangère lors des élections.

En saluant Trump comme étant un « grand penseur » ainsi qu’un « dealmaker », tandis que son alliée Jacinta Price a déclaré vouloir « Make Australia Great Again » (Rendre l’Australie Grande à Nouveau), Dutton s’est aliéné une partie de l’électorat susceptible de voter pour son parti. Mercredi 30 avril, le média d’investigation Centre for Climate Reporting a révélé que la campagne de Dutton avait été conseillée par Chris LaCivita, co-directeur de la campagne de Trump de 2024 2.

Sources
  1. Lowy Institute Poll 2025 Preview, 16 avril 2025.
  2. Trump’s campaign chief claimed he secretly advised Australian Liberal Party ahead of general election », Centre for Climate Reporting, 30 avril 2025.

03.05.2025 à 07:00

Salvador : dans l’enfer des prisons, un spectacle de la cruauté, une conversation avec Lucas Menget

Matheo Malik

Rares sont les personnes à avoir été autorisées à visiter et à filmer les méga-prisons de Bukele au Salvador.

Lucas Menget, qui vient de sortir le reportage « Salvador, un modèle qui dérange », diffusé ce soir sur Arte, en fait partie.

Nous l’interrogeons à partir des images qu’il rapporte depuis l’enfer carcéral du « dictateur le plus cool du monde ».

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Texte intégral (6842 mots)

Vous avez eu l’intuition qu’il fallait faire un grand reportage sur le Salvador de Bukele avant que le « modèle Bukele » ne s’installe pleinement dans le débat public français. Pourriez-vous revenir pour commencer sur les raisons qui vous incitent à vous rendre sur place ? 

L’envie d’aller faire ce reportage a été déclenchée par le fait d’entendre, dans différents médias proches de la droite et de l’extrême droite en France, un certain nombre d’éditorialistes et d’hommes politiques citer le modèle salvadorien comme exemple. En constatant que Bukele arrivait dans les chaînes d’info en continu et dans la bouche de certains dirigeants politiques plutôt de droite dure en France, j’ai compris que son modèle prenait de l’ampleur. Le Salvador n’est pas un pays qu’on a l’habitude de beaucoup citer dans la politique française…

En creusant un peu, je me suis aperçu que le pays n’était pas cité qu’en France : on en parlait aussi ailleurs en Europe — comme en Autriche et en Hongrie. 

La question du Salvador en France est arrivée de manière concomitante avec deux débats : le premier sur la montée en puissance du narcotrafic dans le pays et le second sur les questions de conditions de détention d’un certain nombre de criminels — conditions qui sont dénoncées par certains comme étant trop souples, trop laxistes, qui permettraient notamment de continuer à organiser le crime et la délinquance depuis leur cellule. Ces mêmes gens se sont donc aperçus qu’il y avait effectivement un modèle de coercition absolue qui non seulement fonctionnait, mais qui était vendue comme un modèle mondial par le Salvador.

Étrangement, il est presque plus simple de pénétrer dans le CECOT que dans les autres prisons.

Lucas Menget

Vous faites donc une demande au palais présidentiel salvadorien afin d’avoir une autorisation pour visiter notamment la méga-prison de Bukele (CECOT) ?

J’ai fait une demande dès le mois de janvier pour pouvoir d’une part aller en reportage au Salvador et, d’autre part, avoir l’autorisation d’accès au fameux CECOT — Centre de confinement du terrorisme. 

Mais je précise immédiatement aux autorités salvadoriennes que je ne veux pas visiter unique le CECOT. Je souhaitais voir aussi d’autres prisons, au moins une autre des vingts prisons du pays, pour comparer, analyser les différences car tout le monde n’est pas emprisonné au CECOT. 

Étrangement, il est presque plus simple de pénétrer dans le CECOT que dans les autres prisons.

Vous réussissez ainsi à visiter une autre prison moins connue — du moins à l’étranger, mais qui a longtemps été une des prisons les plus connues et redoutées au Salvador, Mariona, où des survivants ont raconté qu’il y des actes de torture et de meurtres sur fond de corruption. Que vous a-t-on laissé observer ?  

J’ai effectivement réussi à me rendre avec mes équipes à cette prison Mariona — qu’ils appellent La Esperanza. En tout cas, ce qu’ils acceptent de montrer dans la visite est une espèce de prison appartement témoin. Tout était très organisé. On n’a jamais vu les cellules.

On a vu des ateliers en extérieur dans la grande cour de la prison qui avaient l’air d’être des ateliers modèles — peut-être même construits pour l’occasion. On nous a montré des ateliers d’électricité, de menuiserie, de plomberie, où tous les prisonniers sont habillés en blanc, équipés de casques et de gants. D’après ce qu’on nous expliquait, on apprend aux détenus un métier.

L’idée est véritablement assumée par les autorités, par le directeur de la prison en l’occurrence : ils affirment qu’ils les préparent à une réinsertion dans le monde extérieur en échange d’une réduction des années de détention — quand il y a déjà une peine connue. Car c’est un des grands problèmes : un certain nombre de personnes qui sont en prison n’ont pas été jugés. On leur dit alors qu’ils doivent travailler car une réduction de peine sera appliquée quand ils seront jugés. 

Ils ne vous ont laissé filmer qu’autour de la grande cour centrale ? 

Oui, on a tourné autour de cette cour. On a pu voir un autre atelier au rez-de-chaussée de réparation de téléviseurs et d’objets électroniques, quelques salles de cours où des prisonniers plus anciens transmettent leur savoir (mathématiques, géographie, secourisme, etc.) à des détenus plus jeunes, et certaines parties communes de la prison. 

On n’a vu aucun dortoir, aucune cellule. Quand on a voulu les filmer même d’un peu loin, on nous a tout de suite demandé d’arrêter. 

C’est une prison notamment connue pour ses problèmes de surpopulation. Les conditions de détention y sont désastreuses…  

Dans le reportage, nous montrons le témoignage anonyme d’un homme qui était boulanger et qui a été soudainement et arbitrairement arrêté un matin. Il avait des problèmes de santé, on lui a interdit de prendre ses médicaments, il a été battu, en l’espace de dix mois il s’est retrouvé avec les deux jambes amputées. Tout cela s’est passé à Mariona. 

Ingrid Escobar de l’ONG salvadorienne Socorro Jurídico Humanitario — qui intervient également dans le reportage — nous a aussi raconté que plusieurs témoignagnes de prisonniers libérés allaient dans ce sens : il y a des actes de torture avérés dans cette prison de Mariona. 

Cet ancien détenu qui a perdu ses deux jambes en est un.  

Pensez-vous que tout ce qui vous a été montré à Mariona avait été mis en scène ?

C’est le risque : c’était clairement organisé et contrôlé — même si les circonstances peuvent aussi produire des scènes improvisées. Ce n’est pas dans le reportage car nous n’étions pas en train de filmer à ce moment-là mais nous avons vu dans les murs de la prison l’ancien président Antonio Saca qui y est détenu pour des affaires de corruption — depuis que Bukele est arrivé au pouvoir. Il nous a vus puis, quelques secondes plus tard, a disparu. 

En revanche, comme on peut le voir dans le reportage, quand nous sommes arrivés dans la prison, il y avait un concert d’un groupe composé par des musiciens prisonniers pour nous accueillir. C’était assez surprenant, cela créait une espèce d’ambiance très folklorique — presque légère. Et cela était clairement voulu…

Avez-vous pu parler à ces détenus musiciens ? 

Oui, ils nous ont expliqué que pour eux le fait d’être intégrés dans le groupe était une forme de respiration car il leur arrivait de jouer à l’extérieur de la prison. Au moins, cette activité leur permet de sortir de Mariona. 

On a notamment parlé avec un prisonnier qui avait été condamné à 15 ans de prison mais qui allait en faire 10. Il avait eu une réduction de peine parce qu’il était l’un des musiciens du groupe.

Tout cela a été autorisé, ils avaient le droit de nous parler mais il y avait toujours des gens autour d’eux — donc leur parole était forcément contrainte. 

Nous avons vu dans les murs de la prison de Mariona l’ancien président Antonio Saca qui y est détenu pour des affaires de corruption — depuis que Bukele est arrivé au pouvoir. Il nous a vus puis, quelques secondes plus tard, a disparu. 

Lucas Menget

Mais vous parvenez à parler à un détenu qui ne sait pas pourquoi il est en prison…  

La rencontre avec ce prisonnier est un moment surprenant.

Nous l’avons interrogé dans l’atelier de réparation de téléviseurs. Je cherchais toujours à avoir des réponses précises. Je demandais à chaque fois à mes interlocuteurs depuis combien de temps ils étaient en prison — et pour quelle raison. Puis il y a ce prisonnier que l’on voit dans le reportage qui me dit qu’il est détenu à Mariona depuis deux ans à cause d’une rafle qui s’est produite dans son quartier. « Je suis là à cause du régime », me dit-il. 

Je lui ai alors redemandé ce qu’il avait fait. Il a répété : « Je suis là à cause du régime. » Il voulait dire qu’il était là arbitrairement — à cause du régime d’exception.

« Il y a ce prisonnier que l’on voit dans le reportage qui me dit qu’il est détenu à Mariona depuis deux ans à cause d’une rafle qui s’est produite dans son quartier. « Je suis là à cause du régime », me dit-il. » © Lucas Menget
« Tous les prisonniers sont habillés en blanc, menottés. » © Lucas Menget

Ces activités des détenus qu’on vous montre font-elles partie du « Plan Cero Ocio » ? 

Tout à fait. Le directeur de la prison nous dit que le Plan Cero Ocio est une idée de Bukele lui-même — qui n’est d’ailleurs pas si facile que cela à traduire en français. Littéralement c’est le plan « zéro oisiveté ». L’idée est que les détenus doivent travailler — et que ce travail est censé être utile pour la société. 

C’est l’une des grandes différences avec le CECOT. Ce dernier est un régime à part entière ; les prisons de droit commun en sont un autre. Ce plan mis en place par Bukele nous a été expliqué de la manière suivante : personne ne doit ne rien faire en prison, tout le monde doit travailler. Ils le présentent donc comme une réinsertion par le travail.

Mais je me demande si ce n’est pas une réinsertion à marche forcée. Je n’ai pas de preuve ni de certitude, mais de ce que je comprends, personne ne peut refuser de travailler. Et les détenus ne sont pas payés pour le travail qu’ils effectuent.

Au contraire, dans les prisons occidentales, par exemple,  il y a une rétribution pour le travail en prison — même si celle-ci est symbolique. Là, il n’y a pas de rétribution. La contrepartie peut se faire d’une certaine façon dans une réduction de la peine. 

De ce que je comprends, personne ne peut refuser de travailler. Et les détenus ne sont pas payés pour le travail qu’ils effectuent.

Lucas Menget

Étant donné le manque de transparence et l’absence de cadre légal de ce plan, on a assisté à des dérives et à des affaires de corruption dévoilées où des détenus sont forcés de travailler pour des entreprises privées — ou dans la construction d’une maison de proches de Bukele par exemple. 

Je me suis posé la question sur d’éventuelles dérives — et nous avons posé la question mais sans avoir de réponse — dans un atelier automobile à l’intérieur de la prison. En réalité, c’était un véritable garage automobile, avec tous les outils, des ponts élévateurs, etc. au sein de Mariona. Je ne comprenais pas ce qu’était vraiment cet endroit. 

Nous ne l’avons pas mis dans le reportage parce que la séquence n’était pas suffisamment parlante — et qu’on ne pouvait pas tout montrer. 

Je me suis demandé à qui appartenaient ces voitures. On m’a répondu que c’était des voitures pour que les détenus apprennent et s’exercent. Mais, très clairement, ces voitures-là n’étaient pas des voitures d’exercice. Elles étaient en état de marche, elles avaient des plaques d’immatriculation et des vignettes. Elles appartenaient donc à des gens. À qui ? Impossible de savoir. Peut-être à des membres de l’administration pénitentiaire. Je me suis même demandé si l’on n’utilisait pas cet atelier comme un véritable garage où pour réparer des voitures de particuliers. La question qui demeure est : au bénéfice de qui ?

Venons-en au fameux CECOT, que vous avez également visité. Pouvez-nous raconter comment s’organise cette visite, comment elle se fait, qui vous donne l’autorisation, qui vous accompagne ?

Le point de rendez-vous nous avait été donné le matin dans le parking de la Présidence, à San Salvador.

On nous avait prévenus qu’on nous y attendrait pour nous accompagner pendant le trajet et toute la visite de la prison. On nous a emmenés aussi l’après-midi au ministère de la justice pour y rencontrer le ministre et lui faire l’entretien qu’on voit dans le reportage.

C’était une équipe de deux personnes attachées de presse, membres de l’équipe de communication de la Présidence, absolument charmantes — sauf lorsque nous avons essayé de filmer les cellules de prisonniers. À ce moment-là, elles se sont tendues. 

Nous avons ensuite été emmenés dans une camionnette de la Présidence. Nous avons pris la route immédiatement le matin et, pendant le trajet, nous avons eu un appel de notre contact inicial, Wendy Ramos qui travaille à la présidence, pour nous briefer et nous donner tout un tas d’éléments chiffrés, sur les raisons pour lesquelles le CECOT avait été construit, etc. Un briefing un peu technique, en somme.

Vous arrivez donc au CECOT après être passés par un checkpoint contrôlé par l’armée — que l’on voit dans le reportage. 

On est effectivement passé par un checkpoint tenu par des militaires sur la route à partir duquel le réseau portable ne fonctionne absolument plus. Tout le réseau téléphonique est de fait coupé sur une zone assez vaste autour.

On arrive ensuite dans l’enceinte de la prison qui compte 8 unités, des sortes de grands hangars. 

À ce moment-là, les hommes de la présidence sont restés avec nous mais s’est ajouté le directeur du CECOT qui est venu nous accueillir. 

Tous les hommes sont derrière des grilles. Il y en a environ 80 par cellule.

Lucas Menget

À partir de là, on nous a montré l’intégralité du système de contrôle des entrées avec les portiques de détection qui font aussi de la reconnaissance faciale. On est passé nous-mêmes dans tous les portiques pour vérifier qu’on n’avait rien sur nous. Il fallait tout laisser, montre, téléphone, même les bagues, absolument tout. On ne pouvait prendre avec nous que les appareils photos, les calepins et les caméras. Pas de téléphone. 

Ensuite, le directeur de la prison nous a montré l’armurerie et avant de nous montrer l’une des unités de détention — je crois que c’était l’unité numéro 4 — nous avons fait un tour en voiture au sein des unités. C’est comme des très grands hangars recouverts de tôle ondulée, de grillages, à l’intérieur de l’enceinte de la prison qui est ultra sécurisée avec des murs gigantesques, beaucoup de miradors — il y en a 16 en tout il me semble.

Puis nous sommes donc entrés dans l’une des unités de détention où la visite s’est poursuivie. On voit cela sur les images, c’est un peu étrange et gênant : tous ces hommes sont derrière les grilles. Il y en a environ 80 par cellule. 

Qu’est-ce qui vous étonne ou vous frappe quand vous entrez dans l’unité ? 

Ce qui me frappe d’emblée c’est le silence très impressionnant qui règne dans ces unités. Personne ne parle. 

Le seul moment où les détenus disent quelque chose c’est au moment où l’on entre avec le directeur qui ouvre le chemin et dit bonjour. Tous les prisonniers lui répondent en chœur : « bonjour ». 

Ensuite, le directeur nous explique tout le système de détention, avec ces gardes que l’on voit qui sont postés 24 heures sur 24 devant chaque cellule. Ils sont tous cagoulés et regardent les prisonniers. Il y en a notamment un qui porte un masque avec une tête de mort. C’est assez impressionnant.

Là aussi, on pourrait se demander si tout n’était pas orchestré. 

Effectivement, j’ai même posé la question mais on ne m’a pas répondu. Nous sommes arrivés au moment où il y avait des visites médicales organisées pour certains détenus. Ils voulaient bien entendu montrer qu’ils s’occupent des prisonniers.

Ce qui me frappe d’emblée c’est le silence très impressionnant qui règne dans ces unités. Personne ne parle.

Lucas Menget

Pour les sortir de leur cellule, le système est assez imparable : les menottes sont mises aux mains et aux pieds quand ils sont encore à l’intérieur de la cellule. Ensuite, ils ne peuvent sortir qu’une fois les menottes mises. Le risque d’évasion est complètement nul ; les conditions de détention sont extrêmement drastiques. 

L’absence de lumière à jour m’a aussi frappé. On nous a expliqué que la lumière artificielle est allumée 24 heures sur 24. On nous a montré les deux bacs d’eau auxquels ils ont accès : l’un pour se laver, l’autre pour boire. On a aussi vu l’unique toilette qu’ils ont pour 80 prisonniers par cellule. 

« On nous a montré l’intégralité du système de contrôle des entrées avec les portiques de détection qui font aussi de la reconnaissance faciale. On est passé nous-mêmes dans tous les portiques pour vérifier qu’on n’avait rien sur nous. » © Lucas Menget
« Il fallait tout laisser, montre, téléphone, même les bagues, absolument tout. On ne pouvait prendre avec nous que les appareils photos, les calepins et les caméras. Pas de téléphone. Ensuite, le directeur de la prison nous a montré l’armurerie. » © Lucas Menget

Avant de parler de votre échange avec un prisonnier, quels rapports s’établissent avec les autres détenus pendant votre visite ?

Des regards : il y a seulement des échanges de regards. Je pense que tout cela est très orchestré et voulu : les autorités veulent montrer ainsi ces détenus qui sont dans de nombreux cas des tueurs. J’ai été donc un peu interloqué par le fait qu’il n’y ait aucune manifestation de violence — sauf dans certains regards.

Je pense que ces hommes sont furieux qu’on soit là parce qu’on les montre dans des conditions très humiliantes pour eux. Certains nous jettent des regards très noirs, d’autres au contraire tentent par leur regard d’entamer une forme de dialogue, de sourire. 

J’ai été un peu interloqué par le fait qu’il n’y ait aucune manifestation de violence — sauf dans certains regards.

Lucas Menget

Ont-ils le droit de sortir de leur cellule ? 

Oui, mais ils doivent rester devant leur cellule — et non pas à l’extérieur de l’unité. On nous a montré comment ils pouvaient sortir pour faire 10 à 15 minutes de gymnastique et 10 à 15 minutes de lecture. On nous a dit qu’ils lisaient la Bible mais mon interprète disait qu’il s’agissait plutôt d’une forme de prêche. 

On voit bien que le système est parfaitement rodé. C’est comme un ballet, ils ont l’habitude de faire sortir des prisonniers, de les faire rentrer et tous les prisonniers se présentent immédiatement dès que leur numéro est annoncé. Ils tendent alors leurs mains, leurs pieds, ils sont entravés et ils sortent de la cellule. 

Peut-être que ce jour-là tout était organisé pour nous mais cela ne m’a absolument pas paru comme quelque chose de faux. On assistait à la représentation d’une mécanique extrêmement bien huilée et qui fonctionnait.

« On a fait un tour en voiture au sein des unités. » © Lucas Menget
« C’est comme des très grands hangars recouverts de tôle ondulée, de grillages, à l’intérieur de l’enceinte de la prison qui est ultra sécurisée avec des murs gigantesques, beaucoup de miradors — il y en a 16 en tout il me semble. » © Lucas Menget

En revanche, quelque chose que je n’ai pas montré dans le reportage m’a paru moins crédible.

On nous a montré des petites salles derrière les cellules dans lesquelles, d’après les explications du directeur, on amène les prisonniers entravés, on les fait s’asseoir sur une chaise en plastique, face à un écran d’ordinateur, pour que de l’autre côté de l’écran, un juge les condamne pour leur crime. Le directeur de la prison nous expliquait qu’on ne peut pas dire qu’il n’y a pas de justice dans le pays : ces hommes sont un tel danger pour la société qu’on estime que cette justice doit être virtuelle.

On nous a beaucoup répété que le CECOT est prévu pour 45 000 prisonniers. Mais au moment où l’on se parle, il est loin d’être plein.

Lucas Menget

Vous avez dit tout à l’heure qu’on appelait les détenus par leur numéro. Les autorités ont-elles un registre de tous les prisonniers ? Savent-elles combien exactement sont au CECOT ?  

Je pense que les autorités savent mais qu’elles restent volontairement floues sur les chiffres. Nous avons eu des réponses différentes selon nos interlocuteurs et nous n’avons pas obtenu de chiffres officiels sur l’ensemble du CECOT. On nous a parlé de 14 000 ou encore de 20 000 détenus. Le directeur de la prison nous a quant à lui dit que ce chiffre était confidentiel. 

Dans le hangar qu’on a vu, il y avait à peu près 1 000 prisonniers. S’il y en a 8 comme cela… Mais il faut aussi préciser que toutes les cellules que nous avons pu voir n’étaient pas pleines. 

On nous a beaucoup répété que le CECOT est prévu pour 45 000 prisonniers. Mais au moment où l’on se parle, il est loin d’être plein. Il n’y a pas 45 000 détenus. On le sait notamment parce qu’ils ont construit cette méga prison tellement vite qu’ils n’ont pas pu créer un système de canalisation pour les eaux usées de la prison. S’il y avait 45 000 détenus, ce serait intenable pour les villages et la région autour car les eaux usées s’y déversent sans structures.

Qui vont-ils arrêter au Salvador si tous les mareros sont déjà en prison comme l’affirme Bukele ? 

C’est la grande question. S’ils sont effectivement au bout des arrestations des mareros, ils ne rempliront pas le CECOT. Il n’y a sans doute pas 30 000 mareros au Salvador, en tout cas pas arrêtables. Certains d’entre eux sont à l’étranger. Mais d’après ce que dit le ministre de la justice lui-même, tous les membres des gangs qui étaient au Salvador sont arrêtés. 

Il faudra voir ce qui se passe avec la place qui reste dans la prison et ce qui est prévu dans le cadre de l’accord passé avec l’administration Trump…  

L’un des moments marquants du reportage est le témoignage d’un des prisonniers du CECOT. Comment l’a-t-on laissé vous parler ? A-t-il reçu des consignes avant l’entretien ? 

Je dois dire que je n’ai pas pu choisir librement un prisonnier au hasard. J’avais demandé au préalable, dans ma demande de visite, à pouvoir rencontrer un ou plusieurs prisonniers. 

À la toute fin de la visite, on nous amène dans une cellule d’interrogatoire devant ce monsieur qui est assis, entravé aux pieds et aux mains, gardé par deux hommes très lourdement équipés et armés — fusils d’assaut, casques, genouillères, protections absolument partout. 

Il a répondu à nos questions de manière un peu automatique.

Sa parole n’était clairement pas libre : il n’est jamais seul avec nous, il y a toujours les gardes de l’administration pénitentiaire, le directeur de la prison était aussi dans un coin de la pièce. 

J’ai beaucoup hésité avant de mettre ce témoignage dans le reportage.

Je l’ai finalement mis pour montrer qu’il y avait une parole que je qualifierais de contrainte ou automatique. Nous avons d’ailleurs découvert plus tard que lors de l’unique visite de CNN au tout début du CECOT, c’est le même prisonnier qui est interviewé — en un peu plus jeune, il a 3 ans de moins.

J’ai aussi été étonné par le fait que, contrairement à la plupart des autres prisonniers du CECOT, il n’a ni le visage ni les bras tatoués. Je n’ai pas son nom. Je sais seulement qu’il est condamné à 100 ans de prison.

Ce qui est très intéressant c’est qu’il ne dit pas qu’il est un ancien marero. Il se considère toujours comme un membre des maras, il dit que l’emprisonnement est une épreuve de plus dans son destin de marero

Absolument, il nous tient un discours dans lequel il reconnaît tout à fait qu’il est membre d’une mara. Il dit que, de toute façon, avec le gang c’est à la vie à la mort. Il ne montre aucun regret, au contraire même.

Au Salvador, on a l’impression d’être dans une gigantesque annonce publicitaire.

Lucas Menget

Les maras sont donc plus dans les rues salvadoriennes mais continuent bien d’exister dans les prisons… 

En effet, cela m’a paru important et pour cette raison j’ai donc décidé de garder le témoignage. Je trouvais cela intéressant. Il n’a aucun regret. 

Pour être franc, je m’attendais à ce que cet homme-là nous dise qu’il regrettait ce qu’il avait fait, qu’il avait tué beaucoup de gens, qu’il acceptait donc en ce sens d’être en prison. Il ne tient pas du tout ce discours. Il dit que cela fait partie de la vie du marero : ils ont commencé dans la rue et ils finissent en prison — c’est leur destin.

Si on sort du CECOT, quelle impression générale vous a fait le Salvador, sa capitale, ses provinces ? Étiez-vous toujours accompagné des membres de l’administration Bukele ? 

Pas du tout. J’ai été pris en charge seulement pour visiter les prisons. Mis à part ces moments-là, mon équipe et moi-même étions seuls, toujours libres de travailler, d’interroger toutes les personnes qu’on voulait. À ma connaissance on n’a pas été particulièrement surveillés bien qu’ils savaient très bien où on était, dans quel hôtel, etc. 

De notre côté, on ne s’est jamais caché de notre travail. On a visité le centre-ville, la Bukele Library qui s’y trouve, tout comme l’espèce de crypte de Monseñor Romero. 

En revanche, nous sommes allés à peu d’endroits en dehors de la capitale. Nous avons pris la route du CECOT — et d’autres que je ne préfère pas mentionner pour ne pas mettre en danger des personnes qui parlent dans le reportage et qui ne veulent pas qu’on sache où elles se trouvent. 

J’ai donc une vision assez parcellaire du pays. Quand on arrive dans l’aéroport du Salvador, il est écrit partout Surf City, Bitcoin ; on a l’impression d’être dans une gigantesque annonce publicitaire. C’est d’ailleurs un peu l’idée de ce que Bukele veut faire du pays. 

Avec beaucoup de projets de construction sur la côte notamment.

Quand on longe la côte pacifique, on voit partout des projets de construction. Au bord des plages, on annonce que des résidences, des resort, etc. vont être construits. C’est par ailleurs une côte très belle, très tropicale, assez sauvage — pour le moment du moins. 

Dans un village au bord de l’océan où nous sommes allés, on trouvait des bars et des restaurants plutôt branchés. Mais il n’y avait pas beaucoup de monde. Et l’immense majorité de touristes qu’on a rencontrés étaient américains. 

« D’un point de vue de la baisse de la criminalité, il n’y a absolument pas de doute sur les résultats. Vous pouvez vous promener à 2h du matin dans les rues de Salvador avec un téléphone portable de dernier cri, vous sentez qu’il ne vous arrivera rien. » © Lucas Menget
« Vous sentez que quelque chose vous échappe d’une certaine manière, les gens n’osent pas vraiment parler. Il y a une sorte de surveillance permanente qui s’est installée. Je me suis à chaque fois demandé si je mettais les gens qui interviennent dans le reportage en danger. » © Lucas Menget

Il y a clairement une sorte de chemin directement de l’aéroport jusqu’à ces endroits dans le Pacifique. Cela m’a fait un peu penser — en beaucoup plus modestes — à la côte du Costa Rica. 

La question est de savoir ce qui va se passer maintenant que pratiquement tous les mareros sont détenus. Les détentions arbitraires d’innocents commencent à inquiéter — mais à bas bruit… Personne n’ose réellement le dire encore.

Lucas Menget

Vous avez senti cette volonté d’en faire un Costa Rica un jour ?

Oui mais j’ai senti que deux mondes cohabitent — notamment sur la côte. Ce n’est pas très étonnant dans cette partie du monde, mais il y a deux extrêmes : d’un côté des très pauvres — bien qu’il y ait peu de mendiants visibles, et de l’autre des très riches qui fréquentent des restaurants aux prix parisiens… 

Le soir il y a ces endroits qui sont noirs de monde où l’on vend ce plat typique du pays absolument délicieux, les pupusas, qui ne valent quasiment rien. Règne une ambiance plutôt chaleureuse — du moins, en apparence. 

Pourquoi en apparence ? 

Car dès que vous parlez aux gens — y compris les serveurs dans les restaurants par exemple — de politique, de Bukele, du système pénitentiaire, ils se murent dans le silence. On sent une tension. 

Le sujet est extrêmement sensible — et il l’est forcément quand il y a 2 % de la population en prison.

Pourtant le taux de popularité de Bukele est extrêmement élevé dans la société salvadorienne. 

Je crois qu’il faut faire une distinction entre Bukele et l’état d’exception. 

En creusant et en parlant un peu avec les gens, on sent que cet état d’urgence et le fait d’avoir mis beaucoup de mareros au CECOT a apporté un immense soulagement à la population. Mais la question est de savoir ce qui va se passer maintenant que pratiquement tous les mareros sont détenus. Les détentions arbitraires d’innocents commencent à inquiéter — mais à bas bruit… Personne n’ose réellement le dire encore.

Je ferais donc une distinction entre la popularité de Bukele et le régime d’exception qui commence à être de moins en moins populaire mais sans que l’on considère que Bukele en soit le responsable. Les Salvadoriens semblent considérer que le président n’avait pas le choix pour mettre un terme à cette violence de la guerre civile — qui de 1979 à 1992 a fait environ 75 000 morts — puis des guerres des gangs qui ont fait tant de mal au pays.

C’est vrai d’ailleurs que je n’avais jamais vu autant de caméras de surveillance que dans les rues du Salvador.

Lucas Menget

Quand vous interrogez dans le reportage Gustavo Villatoro, le ministre de la justice et de la sécurité, il se défend d’utiliser les méthodes de criminels pour lutter contre les gangs. 

Un certain nombre d’ONG, de journalistes et de spécialistes critiquent le gouvernement salvadorien en s’inquiétant des méthodes qui sont employées pour réduire la violence dans le pays. Certains disent effectivement que Bukele emploie des méthodes criminelles contre les criminels.  

Quand nous avons dit cela au ministre, il s’est un peu énervé. C’est une personne qui est totalement dans la maîtrise, un très bon communicant. 

On voit dans les images du reportage que nous sommes dans son bureau, qui est gigantesque et où il y a notamment un drone qui est exposé. Il était très fier de nous montrer un écran informatique géant qu’il a, qui fait vraiment la taille de tout un mur,  et sur lequel il a accès à toutes les caméras de surveillance du Salvador. 

Avec sa souris, depuis son ordinateur, il peut cliquer sur n’importe quelle caméra de surveillance partout dans le pays. Il peut notamment voir toutes les unités de police qui sont en train de travailler, avoir accès aux incidents, aux rapports qui en sont faits par les policiers et qui s’affichent directement sur son écran. Il a tous les chiffres de problèmes qui surviennent, accidents, bagarres, infractions, vols etc. en temps réel. Tout le pays cartographié, c’est fascinant. C’est vrai d’ailleurs que je n’avais jamais vu autant de caméras de surveillance que dans les rues du Salvador. 

Ce système est unique dans le monde mais il faut préciser qu’il n’est sans doute possible que dans un pays de la taille du Salvador.

Que répond-il quand vous le questionnez sur les nombreux innocents qui sont en prison à cause du régime ?

C’est l’une des premières questions que je lui ai posées et il a immédiatement pris le parti d’assumer qu’il y avait effectivement des innocents dans son système pénitentiaire. Il a justifié cela en disant que, s’il n’y avait pas d’innocents, les juges et les avocats ne serviraient à rien.

Puis il a tout de suite renvoyé à nos pays, aux pays occidentaux en disant que chez nous aussi des innocents sont en prison. 

Cela lui permet notamment d’embrayer en disant que tous les pays doivent venir voir comment ils ont réussi à mettre fin à toute la criminalité au Salvador, pour s’en inspirer, car le modèle de sécurité de Bukele est un modèle qui peut s’exporter dans le monde entier… 

Avec sa souris, depuis son ordinateur, le ministre peut cliquer sur n’importe quelle caméra de surveillance partout dans le pays.

Lucas Menget

Quelles leçons ou conclusions tirez-vous après coup en repensant à la première question de cet entretien aux raisons pour lesquelles vous avez décidé de faire ce reportage ?  

C’était la première fois que j’allais au Salvador et j’y allais avec, au fond, une question : ce système dont on entend tant parler fonctionne-t-il ?

Dans le reportage, j’ai essayé d’être toujours le plus factuel possible. 

Cette question a nourri beaucoup nos discussions dans l’équipe. Notre réponse est que oui, au Salvador, ce système fonctionne. Mais une question survient immédiatement : à quel prix ? 

D’un point de vue de la baisse de la criminalité, il n’y a absolument pas de doute sur les résultats. Vous pouvez vous promener à 2h du matin dans les rues de Salvador avec un téléphone portable de dernier cri, vous sentez qu’il ne vous arrivera rien.

Et en même temps, vous sentez que quelque chose vous échappe d’une certaine manière, les gens n’osent pas vraiment parler. Il y a une sorte de surveillance permanente qui s’est installée. Je me suis à chaque fois demandé si je mettais les gens qui interviennent dans le reportage en danger. Tous m’ont répondu que non — du moins, pas pour le moment. 

La directrice de l’ONG Ingrid Escobar et le journaliste de El Faro Sergio Arauz qui témoignent se savent surveillés. Pour le moment, le Salvador se trouve à ce stade, à ce moment précis — mais personne ne sait ce qui va se passer après. 

Que répondriez-vous donc à ceux qui disent qu’il faudrait instaurer le système Bukele en Europe ?  

J’ai été très marqué par cette immense « bibliothèque de Bukele » construite en plein centre-ville qui témoigne du rêve de grandeur d’un chef d’État qui s’approprie une part de l’histoire du pays et de la place centrale de la capitale du pays.

Il y a une glorification, une sorte de culte de la personnalité du président.

D’un point de vue de la baisse de la criminalité, il n’y a absolument pas de doute sur les résultats.

Lucas Menget

On voit son portrait ainsi que celui de sa femme absolument partout — dès l’aéroport quand vous arrivez. Tout cela ne fait pas penser à une démocratie. 

Je crois qu’on se trompe quand on dit que le modèle salvadorien est un modèle d’arrestation, de coercition et de lutte contre la criminalité. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit au Salvador.

Bukele a mis fin à douze années de guerre civile puis à une guerre contre et entre les gangs. Ils y ont mis fin au prix d’une restriction volontaire et assumée de beaucoup de libertés publiques. Cela est propre à la situation du pays ; le système qui en découle aussi.

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