La présidence danoise du Conseil de l’Union, qui débute aujourd’hui, mardi 1er juillet, pour une durée de six mois, affiche deux priorités : « Une Europe sûre et une Europe compétitive et verte ».
Le calendrier sera largement dicté par l’actualité, ce qui explique sans doute pourquoi Copenhague a formulé des priorités volontairement vagues et générales.
La présidence danoise devra ainsi se pencher sur la question des droits de douane américains — la suspension décidée par Donald Trump arrive à échéance le 9 juillet —, entamer les négociations sur le prochain cadre financier pluriannuel (une proposition initiale de la Commission est attendue ce mois-ci), et faire progresser les discussions sur l’objectif climatique pour 2040.
Face aux menaces de Trump d’annexer le Groenland, le Danemark devrait également accorder une attention particulière aux avancées en matière de défense commune, alors que la Russie continue de progresser sur le front ukrainien.
Lors du sommet de l’OTAN, les Alliés se sont accordés pour porter leurs dépenses de défense à 5 % du PIB d’ici 2035 (dont 3,5 % consacrés aux dépenses strictement militaires).
Bien qu’il existe de grands industriels européens (Rheinmetall, MBDA, Dassault, Leonardo…), le risque est qu’une part importante de ces fonds supplémentaires — environ 510 milliards d’euros par an — soit dépensée auprès d’entreprises américaines, notamment pour les systèmes les plus avancés : avions de chasse, batteries anti-missiles, radars…
C’est à cette question que le Danemark devrait se consacrer au cours des prochains mois. Fin mai, les 27 ont approuvé un nouvel instrument, SAFE (Security Action for Europe), qui débloque une enveloppe de 150 milliards d’euros pour financer conjointement des acquisitions dans le secteur de la défense.
Dans ce contexte, la stratégie EDIP (European Defence Industry Programme), toujours en discussion, devrait contribuer à soutenir et renforcer l’industrie de défense européenne.
Le Danemark est en faveur d’un durcissement de la pression exercée sur Moscou via les sanctions. Selon des diplomates russes, Moscou craint par ailleurs un renforcement du soutien apporté par Bruxelles à l’Ukraine sous la présidence danoise, « tant de la part de l’Union dans son ensemble que de la part de ses pays membres individuellement » 1.
Le dernier paquet de sanctions en préparation, le 18e depuis février 2022, fait face à une opposition du Premier ministre slovaque Robert Fico et hongrois Viktor Orbán.
Bratislava s’oppose à la proposition de la Commission visant à mettre fin aux achats d’énergie russe d’ici fin 2027 2.
Partisan et artisan d’une ligne dure sur la migration, Copenhague fera également du durcissement de la politique migratoire européenne l’une de ses priorités. Le pays, qui mène l’une des politiques d’immigration les plus strictes de l’Union, a durci la législation sur le regroupement familial, mis en œuvre une politique d’externalisation du traitement des demandes d’asile vers des pays tiers, et révoqué les permis de séjour de certains réfugiés syriens.
En délaissant les grandes offensives mécanisées observées en 2022 au profit d’assauts localisés menés par des groupes de quelques fantassins, Moscou est en mesure de progresser chaque mois un peu plus en Ukraine.
Au rythme actuel, qui est inférieur à 500 km² par mois, il faudrait toutefois plusieurs décennies à Poutine pour atteindre ses objectifs de guerre.
Sur le front, il est de plus en plus rare de voir des assauts russes menés par plusieurs chars d’assaut, ou tout autre type de véhicules blindés, comme ce fût le cas en 2022 ou 2023. À la place, les combattants ont plutôt recours à des motos, des quads, et des voitures civiles. Il est par ailleurs assez courant de voir des assauts conduits à pied.
La suprématie qu’exercent aujourd’hui les drones sur le champ de bataille ont relégué au second plan les véhicules blindés, qui constituent des cibles de choix pour les dronistes ukrainiens.
Malgré les tentatives d’innovation technique — qui passent la plupart du temps par des solutions low tech —, transformant les blindés en véhicules plus agiles, il est plus rare d’en voir s’aventurer sur des terrains ouverts qu’au cours des premiers mois de la guerre.
Les dernières tentatives se sont révélées désastreuses pour l’armée russe. À la mi-juin, autour de Pokrovsk, dans l’oblast de Donetsk, une demi-douzaine de BMP ont été détruits lors d’un assaut 1.
Les chars « hérissons » ou « tortues » russes, reconnaissables à leurs pics et structures en métal censés les protéger des drones kamikazes, présentent des défauts qui limitent notamment les capacités de l’équipage à sortir du véhicule rapidement en cas de danger.
Dans certains cas, ces protections extérieures empêchent les tourelles des chars d’assaut de tourner correctement ou nuisent à la visibilité des conducteurs, facilitant davantage le travail des dronistes 2.
Après les véhicules de combat d’infanterie type BMP-3 puis les chars d’assaut, l’armée russe transforme désormais également de simples vans, destinés à transporter des équipements et denrées vers le front, en « porc-épics » 3.
Si l’armée russe n’a toujours pas su s’adapter pour trouver une parade aux drones à fibre optique, insensibles aux armes de guerre électronique, celle-ci est également de plus en plus limitée en matière de réserves de véhicules disponibles. Bien que des centaines de blindés sortent chaque mois des usines russes, les industriels manquent toujours de nombreuses pièces allant d’outils d’optique aux composants électroniques pour fabriquer les véhicules les plus modernes.
C’est notamment pour cette raison que l’on voit de nouveau apparaître sur le front des anciens chars soviétiques T-62, entrés en service au début des années 1960.
Selon les renseignements militaires ukrainiens, « la Russie procède à la remise en service massive de véhicules de combat obsolètes » face à l’épuisement de ses réserves datant des années 1970 4.
En trois ans de guerre à haute intensité, l’armée russe a perdu environ la moitié de ses réserves de chars d’assaut, de véhicules de combat d’infanterie, de transport de troupes, ou encore de canons automoteurs.
L’armée russe continue toutefois de progresser sur le front. Au cours du mois de mai, elle a conquis 450 km² de territoire supplémentaire, soit 2,5 fois plus qu’au cours du mois précédent. Elle devrait encore accélérer ses avancées au cours du mois de juin. Toutefois, ce rythme demeure bien trop lent pour accomplir, à court terme, les objectifs de guerre fixés par Poutine.
Faute de pouvoir mener des assauts majeurs comme ceux observés en 2022, la Russie investit beaucoup de ressources dans la fabrication de drones, de missiles ainsi que dans des outils de guerre électronique.
En contraignant la population ukrainienne à vivre sous un déluge quotidien de drones Shahed et d’explosions, qui ont lieu majoritairement la nuit, le Kremlin espère épuiser suffisamment la population pour que celle-ci exige une fin du conflit.
Proxies régionaux. Soutien de Moscou. Latence nucléaire. Dissuasion balistique.
L’équilibre sur lequel Téhéran avait bâti sa doctrine a chancelé — avec une rapidité impressionnante.
Une semaine après l’annonce d’un cessez-le-feu entre l’Iran et Israël, il est possible de dresser un bilan détaillé des raisons structurelles qui ont permis à Tel Aviv de déjouer les plans de la République islamique et de dégager des perspectives.
Avant le début de l’opération Am Kalavi, la stratégie iranienne reposait sur une doctrine hybride mêlant dissuasion balistique, latence nucléaire et appui régional sur des proxies. C’est cet équilibre subtil qu’Israël a cherché à casser.
L’étude fine des actes de guerre ayant eu lieu entre Israël et l’Iran du 13 au 24 juin porte plusieurs leçons : si la défense antimissile ne peut pas se substituer complètement à la dissuasion nucléaire, elle a prouvé son efficacité face à la stratégie incrémentale puissante déployés par les systèmes de missiles iraniens. Mais Téhéran dispose toujours d’une relative capacité de dissuasion conventionnelle.
Si la possibilité pour l’Iran de se doter de l’arme nucléaire a été décalée de quelques mois par les frappes israéliennes et américaines, le risque de voir d’autres pays chercher à devenir des puissances nucléaires grandit — d’autant plus difficile à contrer que la prolifération pourrait être portée, cette fois, par des alliés des États-Unis.
La BITD iranienne avant l’attaque du 13 juin : stratégie hybride et intégration sans alliance avec Moscou (Julia Tomasso)
1 — Artesh, AFGS, Pasdaran : une grande armée hybride et vétuste
Le Guide suprême s’appuie sur deux structures pour diriger et coordonner les forces armées : l’état-major général (AFGS), chargé de la stratégie militaire, et le quartier général central de Khatam-al Anbiya, responsable des opérations conjointes. Ces deux structures régissent ensuite le fonctionnement de trois piliers : l’armée régulière (Artesh), le Corps des Gardiens de la révolution (Pasdaran) et le Commandement des forces de l’ordre (LEC).
L’Artesh est l’armée régulière de l’Iran, chargée de défendre le territoire national. Elle comprend des forces terrestres, aériennes, navales, ainsi qu’une force de défense aérienne. Les Pasdaran, quant à eux, sont une force militaire idéologique destinée à protéger le régime et ses valeurs révolutionnaires. Il dispose de ses propres forces terrestres, navales et aérospatiales, ainsi que d’unités spéciales comme les milices Basij, la force Al-Qods et le renseignement.
Ces différents acteurs obéissant à des logiques de commandement distinctes et pas nécessairement coordonnées, il est difficile d’évaluer leur efficacité opérationnelle et donc de comparer l’armée iranienne aux autres forces de la région.
Selon les chiffres du Military Balance 2025 1, l’Iran disposerait de la plus grande force armée de la région en nombre, avec environ 610 000 personnels actifs, dont 350 000 pour l’Artesh et 190 000 pour les Gardiens de la révolution, plaçant le pays devant l’Égypte (438 500 effectifs) et l’Arabie saoudite (257 000 effectifs).
Cette supériorité numérique masque des lacunes capacitaires importantes, notamment dans les domaines naval et aérien. La marine iranienne a des capacités limitées tandis que l’arsenal aérien repose encore sur des appareils américains (tel que le
Toujours selon le Military Balance, le budget officiel de la défense iranienne pour l’année 2024 s’élève à 8,04 milliards de dollars, calculé sur la base du taux de change officiel. Si celui de 2025 demeure encore inconnu, des médias officiels iraniens feraient état d’une hausse de 200 % 2. En comparaison, le budget militaire d’Israël avoisine les 125 milliards de dollars, celui de l’Arabie saoudite les 71 milliards de dollars, et les Émirats arabes unis dépassent les 20 milliards de dollars. Face à cette disparité budgétaire, l’Iran compense par une doctrine hybride, mêlant guerre asymétrique, proxies, déploiement de milices affiliées, et usage tactique de la dissuasion balistique.
C’est précisément cette stratégie qu’Israël a cherché à désamorcer avec son attaque du 13 juin.
2 — La BITD iranienne : combien de divisions ?
Depuis la Révolution islamique de 1979 et la guerre Iran-Irak (1980-1989), Téhéran a fait de l’autonomie industrielle un impératif stratégique.
La base industrielle et technologique de défense (BITD) iranienne s’est progressivement structurée autour d’un noyau étatique puissant. Ce dernier est composé d’organismes tels que le ministère de la Défense (MODAFL), l’Organisation des industries aérospatiales (AIO) et les industries aéronautiques (HESA).
Sur la base de ce réseau fermé, étanche aux influences extérieures, l’industrie de la défense iranienne s’est donc progressivement construite sur un équilibre entre techniques low-cost, innovation frugale et optimisation des ressources — permettant à Téhéran de compenser pour partie son isolement technologique.
La BITD iranienne intègre aujourd’hui une large gamme de systèmes d’armes.
Elle produit en autonomie relative des missiles balistiques (Fateh-110, Qiam, Khorramshahr), des missiles de croisière (Soumar), des drones (Shahed-136, Mohajer-6), des systèmes sol-air (Bavar-373) et des radars.
L’Iran compense sa faiblesse budgétaire par une doctrine hybride, mêlant guerre asymétrique, proxies, déploiement de milices affiliées, et usage tactique de la dissuasion balistique.
Julia Tomasso
La mise en service en mai 2025 du missile Qassem Bassir, doté d’un guidage électro-optique, illustre les progrès réalisés dans le domaine de la guerre électronique.
Cette relative autonomie industrielle repose sur plusieurs techniques développées depuis 46 ans : la rétro-ingénierie (ou reverse engineering), la modularité et un recours important aux composants civils. C’est via des techniques de rétro-ingénierie que l’Iran a ainsi pu développer le drone Shahed-171, inspiré RQ-170 américain. Le régime analyse, reproduit et adapte les systèmes étrangers à ses besoins. Nombre d’entre eux intègrent des composants occidentaux acquis via des réseaux offshore ou des plateformes commerciales. La modularité des systèmes permet également la réutilisation de composants, renforçant ainsi l’efficience industrielle. Un même moteur peut donc équiper plusieurs types de drones. Enfin, l’emploi croissant de l’impression 3D (ou additive manufacturing) ouvre des perspectives supplémentaires, notamment pour la fabrication locale de pièces complexes.
Ces avancées doivent toutefois être nuancées.
La BITD iranienne demeure dépendante de certaines importations critiques, en particulier pour les plateformes complexes. Entre 2023 et 2024, l’Iran n’a reçu que quelques avions Yak-130 de Russie et a signé des contrats pour des Su-35, encore en attente de livraison. Sa flotte aérienne est donc faible et limitée.
Cette dépendance se retrouve également dans l’électronique : les composants essentiels à la navigation, au guidage ou à la communication (FPGAs, GPS, DSPs) proviennent ainsi majoritairement d’Europe ou des États-Unis, rendant la BITD iranienne particulièrement vulnérable aux embargos et aux sanctions en place.
Le Guide suprême s’appuie sur deux structures pour diriger et coordonner les forces armées : l’état-major général (AFGS), chargé de la stratégie militaire, et le quartier général central de Khatam-al Anbiya, responsable des opérations conjointes. Ces deux structures régissent ensuite le fonctionnement de trois piliers : l’armée régulière (Artesh), le Corps des Gardiens de la révolution (Pasdaran) et le Commandement des forces de l’ordre (LEC).C’est via des techniques de rétro-ingénierie que l’Iran a ainsi pu développer le drone Shahed-171, inspiré RQ-170 américain. Le régime analyse, reproduit et adapte les systèmes étrangers à ses besoins. Nombre d’entre eux intègrent des composants occidentaux acquis via des réseaux offshore ou des plateformes commerciales. La modularité des systèmes permet également la réutilisation de composants, renforçant ainsi l’efficience industrielle.
3 — Iran-Russie : des drones et une coopération stratégique sans alliance
En janvier 2025, le régime iranien dévoilait 1 000 nouveaux drones stratégiques capables, selon les représentants du gouvernement, d’atteindre Israël ainsi que les différentes bases américaines dans la région.
Mais le contraste entre l’usage intensif des drones iraniens par la Russie en Ukraine et leur emploi limité par l’Iran contre Israël interroge.
Il s’explique en fait par deux facteurs principaux, d’ordre à la fois géographique et technique.
Là où le théâtre ukrainien se prête particulièrement bien à l’emploi de drones tactiques — les distances à parcourir de part et d’autre de la ligne de front sont relativement courtes — l’Iran et Israël sont séparés par des milliers de kilomètres, ce qui rend toute frappe directe par drone beaucoup plus complexe.
Or si les drones iraniens Shahed-129 ou Shahed-149 disposent d’une autonomie importante, ils souffrent néanmoins d’un rayon d’action limité — environ 1 700 kilomètres pour l’un et 1 300 kilomètres pour l’autre. Seule une poignée de modèles, comme le HESA Karrar — dérivé d’un drone-cible américain des années 1970 — offre une portée théorique suffisante pour frapper le nord d’Israël. Mais leur usage reste ponctuel et conditionné à des lancements à proximité du théâtre, souvent via des relais régionaux.
Les Shahed-136
Moscou a par ailleurs désormais elle-même les moyens de développer son propre modèle de drone inspiré du Shahed. Sahara Thunder a ainsi joué un rôle d’intermédiaire 3 pour transférer à la Russie la technologie, les kits d’assemblages et les compétences nécessaires pour produire les Shahed-136 localement, sous le nom de Geran-2 dans une usine exploitée par la société Albatross, située à Elabouga au Tartastan. Ce site a été financé par un accord d’une valeur de 1,4 milliards d’euros. Ce partenariat met en évidence la résilience des réseaux d’approvisionnement malgré les sanctions, mais aussi la capacité de la Russie et de l’Iran à renforcer une collaboration technico-industrielle à finalité militaire, même en l’absence d’alliance défensive entre les deux pays.
En cohérence avec sa doctrine de souveraineté qui privilégie l’indépendance en refusant toute forme de contrainte externe, le régime iranien n’a pas souhaité entrer dans une alliance militaire avec la Russie.
Cet accord ne contenant aucune clause d’assistance militaire mutuelle, ce retard n’entre toutefois pas en contradiction avec les termes de l’entente : en d’autres termes, la coopération russo-iranienne repose davantage sur des convergences tactiques plutôt que sur une alliance militaire formelle.
Si la Russie a condamné fermement les frappes iraniennes et américaines, Moscou souhaite préserver sa marge de manœuvre régionale et une position de relative neutralité entre Téhéran et Tel-Aviv. Le conflit entre l’Iran et Israël détourne l’attention internationale de la guerre en Ukraine et une implication directe au profit de l’Iran risquerait de compromettre les liens de la Russie avec les monarchies du Golfe, l’Égypte ou Israël. Ces derniers, bien que distendus depuis le 7 octobre, n’ont en effet pas été totalement rompus.
Du côté iranien, le régime n’a en réalité pas non plus semblé souhaiter une alliance militaire formelle avec la Russie. Ce choix est cohérent avec la doctrine iranienne de souveraineté qui privilégie l’indépendance et refuse toute forme de contrainte externe. Cette tradition, née de la Révolution islamique de 1979 a été remise à l’ordre du jour en 2005 dans la 20-Year National Vision of the Islamic Republic of Iran for the dawn of the Solar Calendar Year 1404 [2025 C.E.]4 approuvée par l’ayatollah Khamenei.
Finalement, les différences d’approches freinent la construction d’une alliance entre les deux pays — ce qui n’empêche pas pour autant des projets bilatéraux structurants, comme le corridor de transport Nord-Sud ou les investissements iraniens dans le pétrole russe. En 2022, l’Iran a ainsi signé des accords avec Gazprom pour des projets d’installations gazières s’élevant à 40 milliards de dollars.
S’ajoutent à cela des considérations militaires et industrielles.
La Russie étant soumise à un régime de sanctions occidentales de plus en plus strict, elle est contrainte à des arbitrages sur ses exportations d’armement. La priorité est donnée à la production domestique — notamment de drones iraniens Shahed-136, via son usine au Tatarstan.
Le cas des missiles S-300 l’illustre bien : après avoir suspendu ce programme en 2010 sous pression onusienne, Moscou a finalement livré ces systèmes à l’Iran entre 2016 et 2017 — mais non sans retards, tensions diplomatiques, et le développement parallèle, par Téhéran, de son propre système Bavar-373.
Balistique, anti-balistique et aérien (Etienne Marcuz)
4 — Les missiles et les drones utilisés par l’Iran dans la « guerre des douze jours » : comprendre la stratégie « incrémentale » de Téhéran
Si l’on se fie aux déclarations iraniennes au cours du conflit, Téhéran semble avoir adopté une approche incrémentale dans ses frappes, annonçant à plusieurs reprises l’introduction de nouveaux types de missiles à mesure que le conflit évoluait.
Les drones, au premier rang desquels les Shahed, n’ont ainsi contribué que marginalement aux frappes en raison de leur grande vulnérabilité, la quasi-totalité de ceux envoyés contre Israël ayant été interceptés, probablement avant même leur entrée dans l’espace aérien du pays.
Pour ce qui concerne les missiles, les vagues des premiers jours auraient surtout vu les Emad et Ghadr et leurs dérivés entrer en action. Ces missiles à propulsion liquide de moyenne portée — inférieure à 2000 kilomètres — sont dérivés du Shahab-3, lui-même issu du No-Dong, un missile nord-coréen développé au cours des années 1980 et 1990. Bien que diverses modernisations leur aient permis d’augmenter leur portée et leur précision, ils restent une cible relativement aisée pour le bouclier antimissile israélien en raison de leur trajectoire prédictible et très haute, rendant possible une destruction hors de l’atmosphère au moyen des missiles d’interception exo-atmosphérique Arrow 3.
L’utilisation prioritaire de ces missiles plus facilement interceptables dans les premières phases du conflit pourrait s’expliquer tactiquement par une volonté d’épuiser le bouclier antimissiles israélien pour augmenter ainsi les chances de pénétration des systèmes plus évolués dans un second temps.
En parallèle à ces missiles vulnérables aux défenses antimissiles, les forces armées iraniennes ont également mis en œuvre des missiles aérobalistiques à propulsion solide Haj Qassem — nommé en l’honneur du « martyr » Qassem Soleimani — et Kheibar Shaken. Leur trajectoire dite « tendue » les conduit à rester dans les hautes couches de l’atmosphère durant une partie significative de leur vol. Cette particularité leur vaut de rester plus longtemps sous l’horizon des radars adverses mais également de manoeuvrer suffisamment pour ne pas adopter une trajectoire prédictible — à l’inverse des missiles balistiques classiques.
Ces deux caractéristiques font des missiles aérobalistiques des cibles plus complexes à traiter pour les défenses antimissiles. La mise en œuvre d’une combinaison de missiles balistiques et aérobalistiques force par ailleurs les radars à rechercher la menace dans différents secteurs du ciel.
À partir du 18 juin, soit au sixième jour de la guerre, alors que de premières informations commençaient à émerger sur un épuisement des stocks d’intercepteurs israéliens, l’Iran a utilisé de nouveaux types de missiles en déployant trois types d’armes.
Le premier fut le Fatteh-1, qualifié d’hypersonique bien qu’il s’agisse vraisemblablement d’un missile aérobalistique dont la tête séparable du booster est dotée d’un petit système de propulsion lui permettant de conserver sa vitesse plus longtemps malgré les frottements de l’atmosphère, tout en lui offrant une capacité de manoeuvre plus importante que les missiles aérobalistiques classiques. Il avait été utilisé au combat pour la première fois en octobre 2024.
Téhéran semble avoir adopté une approche incrémentale dans ses frappes, annonçant à plusieurs reprises l’introduction de nouveaux types de missiles à mesure que le conflit évoluait.
Étienne Marcuz
Le second fut le missile balistique bi-étage à propulsion solide Sejjil-2. Mis en service en 2012, il s’agissait de la première utilisation au combat du missile à la plus longue portée de l’arsenal iranien — soit environ 2500 kilomètres selon les estimations disponibles. Si cela lui confère mécaniquement une vitesse plus importante, il ne représente toutefois pas une menace beaucoup plus contraignante pour la défense que les autres missiles balistiques dérivés du Shahab-3. Il semble par ailleurs avoir été utilisé seul, avec un unique exemplaire tiré, faisant de ce tir essentiellement une opération de communication.
Le dernier missile introduit fut un système à sous-munitions, dont le vecteur exact reste indéterminé. L’usage de sous-munitions vise en théorie à augmenter la surface de destruction du missile, ce qui en fait par exemple une arme de choix contre une base aérienne. Si elles sont larguées tôt durant le vol, les sous-munitions peuvent également saturer les défenses antimissiles qui doivent intercepter une vingtaine d’objets au lieu d’un seul. Cela se fait toutefois au prix d’une dispersion importante des charges, augmentant d’autant plus les risques de dommages collatéraux contre les populations civiles.
Si les vagues successives de missiles iraniens ont perdu en densité au cours du conflit, le nombre d’impacts, lui, semble avoir augmenté.
Malgré une forte attrition de ses lanceurs due aux actions offensives israéliennes, la stratégie de frappes de l’Iran mêlant saturation puis diversification des vecteurs pourrait donc avoir eu un certain succès en termes de pénétrabilité du bouclier antimissiles, au détriment des civils vivant à proximité des cibles visées — même si l’évaluation des dommages sur les cibles d’intérêt militaire est rendue difficile par la censure en vigueur dans le pays.
Si cette guerre a mis fortement à contribution le stock de missiles balistiques iraniens, Téhéran dispose vraisemblablement toujours de moyens de frapper Israël — en témoignent les vagues successives ayant été tirées dans les heures précédant le cessez-le-feu.
Enfin, certains des missiles les plus modernes ne semblent pas avoir été utilisés au cours du conflit, comme le missile balistique Khorramshar-4.
À cet égard, Iran dispose donc toujours, après la guerre, d’une certaine capacité de dissuasion conventionnelle.
5 — Le bouclier antimissile israélien à l’épreuve des systèmes iraniens : comment a fonctionné la défense israélienne ?
Les performances du bouclier antimissile israélien peuvent s’expliquer par deux grands facteurs : une superficie relativement faible à défendre, permettant une excellente couverture radar, ainsi qu’une forte concentration des batteries de défense antimissile, combinée à un système défensif intégré et multicouches.
Ce bouclier est en effet constitué de trois voire quatre couches d’interception complémentaires dont les données sont centralisées, constituant un « système de systèmes » et permettant une stratégie dite « shoot-look-shoot ». En cas d’échec lors d’une interception, une couche inférieure peut prendre le relais. Cette approche permet d’éviter de tirer plusieurs intercepteurs simultanément contre une cible unique pour pallier une défaillance éventuelle et donc de gaspiller de précieuses ressources, ainsi que d’engager les différents types de missiles assaillants là où ils sont les plus vulnérables.
Les différentes couches se répartissent en tranche d’altitude de la manière suivante, chacune d’elle servant à défendre des zones plus ou moins large en fonction de la hauteur à laquelle elles sont actives :
La couche haute — dite exo-atmosphérique — est active au-dessus de 100 kilomètres d’altitude. Elle est destinée à intercepter les missiles ou leur tête en phase dite balistique — à la fois en phase ascendante et en phase descendante — hors de l’atmosphère, là où ils sont le plus vulnérables en raison de la prédictibilité de leur trajectoire. Cette couche est constituée de l’Arrow 3 israélien appuyé en complément par le SM-3 tiré depuis des navires de guerre états-uniens. Il s’agit d’une défense dite « de territoire », une batterie — composée de 24 missiles prêts au tir — ou un navire pouvant défendre une zone de la taille d’un petit État comme Israël, bien que le pays en possède plusieurs dispersées sur son territoire.
La couche intermédiaire — ou « haut-endo-atmosphérique » — est active au-dessus de 20 ou 30 kilomètres d’altitude jusqu’à environ 100 kilomètres — les données exactes étant classifiées. Elle engage les vecteurs offensifs adverses avant leur entrée dans les couches les plus denses de l’atmosphère, là où leur capacité de manœuvre est la plus importante. Il s’agit d’une couche très exigeante en raison des contraintes thermiques liées aux vitesses d’évolution des systèmes. Pendant la guerre, les Arrow 2 israéliens et le THAAD états-unien étaient chargés des interceptions en haut-endo-atmosphérique pour une défense dite « de zone » pouvant protéger une région israélienne.
La couche basse — ou bas-endo-atmosphérique — est active sous 20 km d’altitude. Elle intercepte le reliquat des armes adverses ayant réussi à passer à travers les deux couches précédentes. Le temps de réaction est très faible, les têtes ne passant que quelques secondes dans cette tranche d’altitude gérée par les systèmes Fronde de David israéliens. Ces batteries font de la défense de point contre les missiles balistiques et aérobalistiques et ne peuvent protéger qu’une zone de faible superficie comme une petite ville ou un quartier d’une agglomération comme Tel Aviv. Au plan opérationnel, cette couche peut également engager les drones à longue distance.
La défense terminale est assurée par le Dôme de Fer. Alors que ce système a été initialement conçu pour intercepter des roquettes très courte portée tirées par le Hamas et le Hezbollah, des vidéos amateur du conflit 5 ont montré que ses batteries auraient réussi à intercepter une tête de missile balistique iranien, témoignant de la grande versatilité du système israélien.
Ce système multicouches intégré ainsi que les surperformances de systèmes comme le Dôme de Fer expliquent le succès de la défense antimissile israélienne.
L’Iran dispose toujours, après la guerre, d’une certaine capacité de dissuasion conventionnelle.
Étienne Marcuz
Son efficacité semble toutefois avoir diminué progressivement au cours du conflit.
Cela peut s’expliquer par un stock déjà fortement sollicité dans les mois précédents le conflit — notamment lors des attaques iraniennes d’avril et d’octobre 2024 — mais également en raison des attaques houthis qui ont très régulièrement ciblé le territoire israélien depuis fin 2023. La diversification progressive des vecteurs iraniens évoquée plus haut pourrait également avoir contribué à mettre en défaut le bouclier.
Les performances du bouclier antimissile israélien peuvent s’expliquer par deux grands facteurs : une superficie relativement faible à défendre, permettant une excellente couverture radar, ainsi qu’une forte concentration des batteries de défense antimissile, combinée à un système défensif intégré et multicouches. Si Israël a réussi à neutraliser une part significative des vecteurs iraniens, tant la Russie que l’Europe se retrouveraient rapidement en difficulté face à des attaques du même type. Alors que la Russie dispose d’ores et déjà d’un arsenal conséquent, il est nécessaire pour l’Europe de se doter de telles armes pour pouvoir répondre de manière proportionnée à une attaque russe à l’encontre de l’un de ses membres, tout en protégeant ses infrastructures les plus stratégiques avec un système antimissile multicouches et intégré.
6 — Comment Israël a pris en défaut et percé la défense antiaérienne de l’Iran
Le succès retentissant de la défense antimissile israélienne est à mettre en parallèle avec l’échec quasi-complet de la défense anti-aérienne iranienne.
Par ailleurs, les faiblesses du système défensif iranien avaient déjà été mises en lumière en 2024 lorsqu’Israël avait neutralisé les quatre batteries S-300 d’origine russe en deux frappes distinctes, la première en avril et la seconde en octobre. Devant le refus russe de vendre à Téhéran des systèmes S-400 plus modernes, ces batteries constituaient le fer de lance du système défensif iranien.
En analysant des vidéos de propagande iranienne, des chercheurs états-uniens ont également réussi à montrer 6 que le système de défense du pays n’était pas aussi intégré que beaucoup l’avaient cru. Les systèmes d’arme de conception locale, présentés comme équivalents à leurs homologues russes, auraient ainsi des capacités inférieures.
Malgré les exercices réguliers mettant en oeuvre la défense antiaérienne — le dernier connu s’étant déroulé début 2025 — celle-ci s’est donc rapidement effondrée, laissant le champ libre à l’action des forces aériennes israéliennes, qui ont toutefois déploré la perte de trois drones de reconnaissance et d’attaque à long rayon d’action HERMES 900.
7 — Leçons polémologiques pour les missiles balistiques et la défense antimissile
Avant les frappes iraniennes de 2024, l’efficacité de la défense antimissile face à une attaque balistique saturante était jugée au mieux questionnable, au pire inefficace.
Ces frappes et la courte guerre qui vient de s’achever ont démontré l’inverse, avec toutefois certaines limites :
Le modèle israélien est difficilement réplicable à l’échelle d’un grand pays et moins encore d’un continent comme l’Europe. Vouloir protéger un pays comme la France demanderait des investissements très conséquents, hors de portée au regard du contexte économique actuel. Le Golden Dome voulu par l’administration Trump pour protéger le territoire états-unien risquerait de coûter des sommes astronomiques pour un résultat très incertain. Plutôt que de chercher à protéger l’ensemble d’un pays, une focalisation sur les zones les plus stratégiques semble à privilégier — par exemple les emprises des forces nucléaires ou les grands centres de commandement. La logique derrière de tels dispositifs serait de décourager une attaque désarmante adverse ou à défaut d’en réhausser significativement le coût.
Si la défense antimissile a démontré un succès indéniable, son efficacité sur la durée est allée en décroissant, révélant une fois de plus la nécessité de disposer de stocks conséquents, alors que le coût de fabrication d’un intercepteur est plus élevé que celui d’un missile balistique en raison d’une plus grande complexité. Un bouclier risque donc de rapidement se retrouver à saturation et doit être vu avant tout comme un moyen d’éviter un chantage de la part d’un adversaire, en permettant d’absorber une attaque limitée.
Enfin, les succès récents d’Israël ont démontré l’efficacité d’une défense antimissile à l’échelle régionale. Une défense contre une attaque saturante de missiles de portée intercontinentale reste toutefois inenvisageable pour l’heure, les vitesses d’évolution des vecteurs étant significativement plus importantes et engendrant de très fortes contraintes aussi bien techniques qu’opérationnelles sur le système défensif.
Au regard de ces limites, la défense antimissile ne peut donc pas complètement se substituer à la dissuasion nucléaire. Mais elle présente, compte tenu de ses résultats, une complémentarité intéressante.
Si la défense antimissile a démontré un succès indéniable, son efficacité sur la durée est allée en décroissant, révélant une fois de plus la nécessité de disposer de stocks conséquents.
Étienne Marcuz
Il en va de même des missiles balistiques et autres systèmes de frappes dans la profondeur (missiles de croisière, armes hypersoniques, drones, etc.) qui ont démontré leur pertinence durant le conflit russo-ukrainien toujours en cours, encore plus que durant la guerre israélo-iranienne.
De tels systèmes permettent d’infliger des dégâts d’ordre stratégique à l’adversaire en frappant des cibles économiques — raffineries, industries, etc. — ou militaires — bases aériennes, radars d’alerte avancée, etc. — sans franchir le seuil nucléaire.
Si Israël a réussi à neutraliser une part significative des vecteurs iraniens, tant la Russie que l’Europe se retrouveraient rapidement en difficulté face à des attaques du même type. Alors que la Russie dispose d’ores et déjà d’un arsenal conséquent, il est nécessaire pour l’Europe de se doter de telles armes pour pouvoir répondre de manière proportionnée à une attaque russe à l’encontre de l’un de ses membres, tout en protégeant ses infrastructures les plus stratégiques avec un système antimissile multicouches et intégré. L’European Long Range Strike Approach (ELSA) et l’European Skyshield Initiative (ESSI) ne sont que des débuts qu’il faut encore concrétiser.
La dimension nucléaire (Héloïse Fayet)
8 — L’impact de la guerre sur le programme nucléaire iranien
Après plus de dix jours de frappes israéliennes, principalement sur les sites de Fordo, Natanz et Ispahan, ainsi que les frappes américaines de l’opération Midnight Hammer mené par des B-2 et des Tomahawk sur ces mêmes sites, il est encore difficile d’évaluer les conséquences sur les composantes du programme nucléaire iranien 7.
Il paraît clair qu’une partie des centrifugeuses utilisées par l’Iran pour enrichir de l’uranium à différents niveaux — jusqu’à 60 % dans certains sites — a été détruite par les frappes, même si elles étaient enterrées : selon le directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), ces centrifugeuses sont extrêmement sensibles aux chocs, aux vibrations et à la poussière, et ont donc subi des dégâts.
Mais le programme nucléaire iranien ne se résume pas aux centrifugeuses.
L’une des questions clefs qui demeure en suspens pour le moment est celle de l’état du stock d’uranium enrichi par l’Iran, en particulier celui produit à Fordo. Selon des sources américaines et iraniennes, des précautions avaient été prises avant les frappes américaines sur Fordo pour transporter plus de 400 kilogrammes d’uranium enrichi à 60 % vers un site encore inconnu à ce jour. Sous cette forme, la matière ne présente pas une forte radioactivité et peut donc échapper à certains traqueurs. À lui seul, ce stock ne suffit pas à fabriquer une arme nucléaire fonctionnelle : d’autres étapes techniques, notamment l’usinage d’uranium métal, la recherche en détonique, et la création de gaz spécifiques, seraient nécessaires à l’Iran si le Guide suprême venait à prendre la décision de doter son pays d’une arme — décision qu’il n’avait semble-t-il pas prise avant les frappes israéliennes, bien que l’Iran disposait de toutes les capacités techniques pour franchir ce seuil.
Si les actions israéliennes et américaines ont permis de ralentir l’avancée technique du programme nucléaire iranien tout en affaiblissant certaines composantes clefs, une reconstruction demeure possible.
Héloïse Fayet
Enfin, ces frappes ont mis à mal deux autres composantes du programme : les scientifiques et l’arsenal balistique.
En effet, à ce jour, plus d’une dizaine de scientifiques prenant part au programme nucléaire iranien ont été neutralisés par Israël. Si la transmission de techniques est cruciale dans un programme, il est toutefois difficile d’anéantir l’ensemble de cette chaîne industrielle : il est donc probable que le savoir-faire existe encore. Du côté des missiles balistiques, plusieurs centaines auraient été détruits dans des frappes israéliennes très ciblées, dont certains avec une double capacité d’emport — autrement dit : ils auraient pu être équipés d’une tête nucléaire si une telle était produite par l’Iran.
Au total, les actions israéliennes et américaines ont permis de ralentir l’avancée technique du programme nucléaire iranien tout en affaiblissant certaines composantes clefs, mais une reconstruction demeure possible.
Tout porterait à croire qu’Israël et les États-Unis ont estimé que le risque de prolifération post-frappes était un prix acceptable à payer. Cette stratégie pourrait toutefois s’avérer dangereuse — et comporte même le risque d’être contre-productive.Il est possible que l’Iran cherche désormais à relancer son programme nucléaire d’une façon beaucoup plus clandestine et souterraine en assumant le risque de nouvelles frappes sur son territoire et en cherchant à purger le régime d’éventuels espions ou assets israéliens — ce qui pourrait des conséquences dramatiques pour la population et en termes de sécurité et de sûreté nucléaire.
9 — Le futur de la stratégie nucléaire de l’Iran
Les frappes américaines et israéliennes témoignent de l’échec d’un point fondamental dans la stratégie de dissuasion conventionnelle de l’Iran 8 : la latence nucléaire, c’est-à-dire la capacité à fabriquer une arme nucléaire en quelques mois.
Ce statut d’État du « seuil nucléaire » était en effet l’un des trois piliers aux côtés du réseau de l’Axe de la Résistance — l’ensemble des milices proches de l’Iran, dont les capacités d’agir ont été largement diminuées par Israël depuis le 7-Octobre — et l’arsenal balistique iranien — qui a montré ses limites (cf. supra points 6 et 7).
Tout porterait à croire qu’Israël et les États-Unis ont estimé que le risque de prolifération post-frappes était un prix acceptable à payer.
Cette stratégie pourrait toutefois s’avérer dangereuse — et comporte même le risque d’être contre-productive.
Face à ce constat d’échec partagé par les Iraniens, Téhéran semble tout d’abord se diriger vers une remise en cause du régime de non-prolifération, considérant qu’il s’agirait d’une « injustice » nucléaire.
Selon leur interprétation du TNP, les sites nucléaires iraniens qui faisaient l’objet d’accords de garanties avec l’AIEA ne pouvaient en effet faire l’objet d’attaques militaires : Israël et les États-Unis, deux puissances nucléaires, auraient donc attaqué illégalement les installations nucléaires — officiellement utilisées à des fins strictement pacifiques — d’un État non-doté de l’arme nucléaire. Le Parlement iranien s’est exprimé en faveur d’une sortie de l’Iran du TNP, ce qui pourrait être contreproductif pour l’Iran 9 : en effet, si Téhéran souhaite continuer à convaincre la communauté internationale que son programme est en strict respect du TNP, il aurait plus intérêt à demeurer à l’intérieur du traité — ne serait-ce que pour être inclus dans les discussions et déposer des plaintes officielles au sein de l’instance.
Les frappes américaines et israéliennes témoignent de l’échec d’un point fondamental dans la stratégie de dissuasion conventionnelle de l’Iran : la latence nucléaire
Héloïse Fayet
En parallèle, l’Iran a d’ores et déjà remis en cause ses accords avec l’AIEA, le Parlement ayant voté pour une suspension de la coopération avec l’Agence et l’arrêt de toutes les inspections de sites nucléaires. En effet, Téhéran accuse ainsi le directeur de l’Agence Rafael Grossi d’être à l’origine des frappes israélo-américaines en ayant publié un rapport « biaisé » sur le programme nucléaire iranien début juin, et en accusant l’Iran de ne pas respecter pleinement ses engagements vis-à-vis de l’AIEA et du TNP 10.
Si Israël semble avoir utilisé son propre renseignement sur l’avancée du programme pour justifier son attaque, il est certain que ce rapport a été instrumentalisé par certains soutiens d’Israël pour ne pas critiquer les actions cinétiques de l’État hébreu. Une telle remise en cause des relations entre l’Iran et l’AIEA serait dramatique pour le suivi du programme iranien, dont les installations sont déjà beaucoup plus difficiles d’accès — et donc plus complexes à surveiller — du fait des frappes.
Même si un retour à la table des négociations est toujours possible, cela nécessiterait d’importantes concessions de la part de l’Iran et surtout un niveau de confiance entre les parties qui n’est pas atteignable aujourd’hui.
Contrairement à ce qu’il n’a de cesse d’affirmer, il n’est pas non plus certain que Donald Trump se montre capable d’empêcher une reprise des frappes israéliennes. En étant resté relativement neutre pendant la séquence, Moscou s’est peut-être ménagé une marge de manœuvre pour une future médiation — rien ne dit pour l’heure qu’elle rencontrerait plus de succès.
En tout état de cause, il est possible que l’Iran cherche désormais à relancer son programme nucléaire d’une façon beaucoup plus clandestine et souterraine en assumant le risque de nouvelles frappes sur son territoire et en cherchant à purger le régime d’éventuels espions ou assets israéliens — ce qui pourrait des conséquences dramatiques pour la population et en termes de sécurité et de sûreté nucléaire.
10 — Est-ce la fin de la non-prolifération ?
Les actions militaires israéliennes et américaines, qui s’ajoutent aux nombreuses sanctions pesant sur l’Iran, peuvent susciter deux types de réactions opposées parmi les candidats à la prolifération nucléaire.
D’un côté, ces États pourraient considérer qu’ils sont incapables d’endurer une telle pression militaire et économique et que le bénéfice d’une hypothétique arme nucléaire n’en vaudrait pas la peine. Il serait alors plus rentable pour eux de développer au maximum leurs forces conventionnelles et de chercher à rejoindre une alliance nucléaire. Ce fut par exemple le choix de nombreux pays européens au tournant des années 1960, lorsque la perspective de rejoindre l’OTAN et de bénéficier des garanties du TNP furent perçues comme plus attirantes que la poursuite d’un programme atomique.
De l’autre, l’échec d’une dissuasion par la latence nucléaire pourrait pousser d’autres États à risquer le tout pour le tout, considérant que seule une arme nucléaire pourrait les protéger efficacement d’une agression par un autre État nucléaire — en particulier si les alliances nucléaires venaient à s’affaiblir ou en cas d’infériorité conventionnelle par rapport à l’adversaire. Lutter contre cette stratégie est d’autant plus complexe que les candidats à la prolifération sont aujourd’hui majoritairement des alliés et partenaires des États-Unis, en particulier la Corée du Sud qui a exposé à plusieurs reprises son intérêt pour la relance de son programme nucléaire national, ou l’Arabie saoudite qui est cependant moins avancée sur le plan technique. Des débats sur le besoin de repenser la dissuasion élargie américaine ont également lieu en Europe.
S’ajoutant à la possible sortie par l’Iran du TNP, le manque de considération du président américain pour les normes internationales s’avère particulièrement inquiétant : ses déclarations selon lesquelles les États-Unis pourraient soutenir une prolifération en Corée du Sud car cela lui permettrait de retirer les militaires américains déployés sur place, ne peuvent que fragiliser encore plus la non-prolifération 11, essentielle à la stabilité stratégique.