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04.05.2025 à 10:44

Deux poèmes de Rim Battal

Rim Battal

Je veux

Je veux coucher avecje veux faire l’amour àje veux ken, je veux bouillave, je veux sale et tendre,je veux faire des petites maisons en kit,je veux baiser, qu’on me baise le bocage,qu’on me baise la boca, me caresse le bouli, me soupèsel’emballage,me transperce, transporte, transcende,je veux qu’on me frotte, qu’on m’effleure l’foum,me lichotte les tissus avec une langue chienne,je veux qu’on me draine, qu’on me soulage,qu’on me prenne avec rage et douceur aussi,je veux qu’on me déleste, j’ai envie de paresser, de squatter,de zoner,j’ai envie d’habiter les zones de turbulences caractéristiquesdes orages,les zones d’ombre, les angles morts, je veux percer à jourles points noirs, gratter les croûtes, déterrer les verrues –cautériser

mes désirs au fer chaud des tiens. Je ne veux pas me réveiller,je veux renaître tous les matins, je je veux, j’aij’ai une envie pressante de direje veux dire je t’aime

tu m’as dit

Tu m’as dit « ça va ? »Tu m’as dit « t’as joui ? »J’ai pensé « pas du tout »J’ai dit « oui oui »Tu m’as dit « merci pour ce moment »J’ai dit « de rien bébé »J’ai pensé « plus jamais »J’ai dit « je dois vérifier mon agenda »Tu m’as dit « c’était vraiment super »J’ai pensé « je devrais te faire payer »J’ai dit « je t’enverrai la facture »Tu as rigoléJ’ai rigoléJ’ai dit « je dois rentrer »Tu m’as dit « je te raccompagne »J’ai dit « non tkt »Tu m’as dit « ok »

Et je suis sortie. J’ai marché dans la nuit, m’en suis rouléeune. Il faisait — 5 °. Il était minuit moins cinq. Et malgré moncorps plein de lui-même, mon corps dans son jus, pleinde ses fardeaux dont tu n’as pas su m’alléger, j’ai pensé« je suis libre »J’ai dit à voix haute« je suis libre »

Texte intégral (548 mots)

Je veux

Je veux coucher avec
je veux faire l’amour à
je veux ken, je veux bouillave, je veux sale et tendre,
je veux faire des petites maisons en kit,
je veux baiser, qu’on me baise le bocage,
qu’on me baise la boca, me caresse le bouli, me soupèse
l’emballage,
me transperce, transporte, transcende,
je veux qu’on me frotte, qu’on m’effleure l’foum,
me lichotte les tissus avec une langue chienne,
je veux qu’on me draine, qu’on me soulage,
qu’on me prenne avec rage et douceur aussi,
je veux qu’on me déleste, j’ai envie de paresser, de squatter,
de zoner,
j’ai envie d’habiter les zones de turbulences caractéristiques
des orages,
les zones d’ombre, les angles morts, je veux percer à jour
les points noirs, gratter les croûtes, déterrer les verrues –
cautériser


mes désirs au fer chaud des tiens. Je ne veux pas me réveiller,
je veux renaître tous les matins, je je veux, j’ai
j’ai une envie pressante de dire
je veux dire je t’aime

tu m’as dit

Tu m’as dit « ça va ? »
Tu m’as dit « t’as joui ? »
J’ai pensé « pas du tout »
J’ai dit « oui oui »
Tu m’as dit « merci pour ce moment »
J’ai dit « de rien bébé »
J’ai pensé « plus jamais »
J’ai dit « je dois vérifier mon agenda »
Tu m’as dit « c’était vraiment super »
J’ai pensé « je devrais te faire payer »
J’ai dit « je t’enverrai la facture »
Tu as rigolé
J’ai rigolé
J’ai dit « je dois rentrer »
Tu m’as dit « je te raccompagne »
J’ai dit « non tkt »
Tu m’as dit « ok »

Et je suis sortie. J’ai marché dans la nuit, m’en suis roulée
une. Il faisait — 5 °. Il était minuit moins cinq. Et malgré mon
corps plein de lui-même, mon corps dans son jus, plein
de ses fardeaux dont tu n’as pas su m’alléger, j’ai pensé
« je suis libre »
J’ai dit à voix haute
« je suis libre »

04.05.2025 à 10:10

Le dessin de Maëlle Reat

Maëlle Reat

Un dessin inédit de la dessinatrice Maëlle Reat pour La Déferlante.

Lire + (156 mots)

Un dessin inédit de la dessinatrice Maëlle Reat pour La Déferlante.

Maëlle Reat - La Déferlante #18

04.05.2025 à 09:59

Comment mieux accueillir les élèves LGBTQIA+

Tal Madesta

Qu’est-ce qui a motivé la création de Queer Éducation ? Nous voulions nous mobiliser contre la prétendue « neutralité » de l’Éducation nationale, qui masque en réalité les normes cishétéronormées et les violences […]
Texte intégral (1748 mots)

Qu’est-ce qui a motivé la création de Queer Éducation ?

Nous voulions nous mobiliser contre la prétendue « neutralité » de l’Éducation nationale, qui masque en réalité les normes cishétéronormées et les violences LGBTQIA+phobes dans l’enseignement institutionnel.

Nous avions la volonté de partager nos expériences entre personnels éducatifs queers, de nous soutenir mutuellement et de réfléchir collectivement à des pratiques et des contenus pédagogiques plus inclusifs pour accueillir au mieux les élèves LGBTQIA+. Dès la création de l’association, nous avons eu l’intuition qu’il fallait l’ouvrir à toutes les personnes en lien avec le milieu éducatif, pas seulement aux enseignant·es de l’Éducation nationale. Nos adhérent·es sont aussi des intervenant·es du monde associatif, des chercheur·euses, des artistes.

Que proposez-vous pour mener cette bataille éducative ?

Aucun·e membre du personnel de l’Éducation nationale n’est formé·e sur les enjeux LGBTQIA+ : l’animation de formations à destination des établissements et des syndicats est donc notre priorité. Elles sont conçues pour répondre à des situations concrètes avec des outils pratiques : les définitions clés, les bonnes ressources pour accompagner les élèves LGBTQIA+. Nous organisons aussi les journées « Corps et espace », au cours desquelles nous réfléchissons aux différentes oppressions (validisme, racisme, grossophobie…) à la lumière des enjeux queers dans l’éducation. Nous avons participé en mai 2024 au rassemblement parisien en soutien aux mineur·es trans dont le Sénat a souhaité interdire les transitions ou à l’organisation de la Pride radicale de Paris, en juin 2024, une marche qui est distincte de la Marche des fiertés officielle car elle dénonce la récupération institutionnelle des luttes queers.

Lire aussi : « Enfants trans, la guerre est déclarée », La Déferlante n° 15, août 2024

En 2023, Lucas, 13 ans, s’est suicidé à la suite d’un harcèlement scolaire homophobe. Le rapport 2024 de SOS Homophobie montre que ce type de harcèlement peut aussi être le fait de membres du personnel éducatif. Que mettez-vous en place pour protéger vos élèves ?

Le harcèlement de la part des adultes est la partie émergée de l’iceberg qui fait oublier le silence et l’inaction globales du personnel éducatif témoin de ces faits. Mettre fin à ce statu quo est un des objectifs de nos formations. Du côté des élèves LGBTQIA+, il faut qu’elles et ils se sentent à la fois représenté·es et écouté·es. Les infirmier·es scolaires ne sont pas formé·es sur les LGBTQIA+phobies alors qu’ils et elles sont souvent sollicité·es par les ados en détresse.
Il est primordial que les élèves puissent identifier des personnes ressources.

Nous apposons sur nos portes un visuel appelé la « Queereille », qui représente une oreille aux couleurs des différents drapeaux queers, accompagnée du slogan : « Élèves, collègues, ce symbole signifie qu’une oreille attentive est là pour vous », afin de montrer aux élèves que nous sommes là pour les écouter. Virginie, professeure-documentaliste dans un collège de l’Essonne et membre de l’association, s’est attelée à queeriser le CDI, qui était jusque-là très pauvre en ressources sur ces sujets. On essaie de développer l’esprit critique des élèves sur certains intitulés hétéronormés, on leur parle de personnalités LGBTQIA+ et on leur montre des œuvres représentant les identités queers… Perméables au contexte réactionnaire, certain·es élèves s’opposent explicitement à cette pédagogie. On essaie alors d’amorcer un dialogue, puisque ce type de réaction peut aussi être le signe qu’un élève se rend coupable de harcèlement sur des camarades LGBTQIA+.


« L’école est un lieu de violence pour beaucoup, mais elle peut aussi être un espace de libération. »


Les deux quinquennats Macron ont été marqués par des annonces ambivalentes sur le traitement des enjeux LGBTQIA+ à l’école, entre la dénonciation d’une supposée « théorie du genre  » d’un côté et la mise en place de mesures visant à favoriser l’inclusion des élèves LGBTQIA+ de l’autre. Quel bilan tirez-vous des politiques mises en œuvre ?

Nous sommes pris·es dans une ambiguïté constante. La circulaire Blanquer de 2021 en est l’exemple le plus frappant. Elle affirme que les élèves trans doivent être protégé·es, mais laisse aux parents le pouvoir de s’opposer administrativement à un changement de prénom ou de pronom. En pratique, cela fragilise les élèves et place le personnel éducatif dans des situations difficiles. Il y a aussi eu la généralisation des « référent·es égalité », mais pour qui aucun moyen n’a été débloqué. De manière générale, nous assumons bénévolement une mission qui devrait être prise en charge par l’État, et sans politiques publiques fortes, notre force de frappe est limitée.

Depuis les ABCD de l’égalité en 2013 jusqu’aux programmes d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (lire notre encadré ci-dessous), certain·es parents ou organisations s’organisent pour empêcher toute éducation aux questions de genre et de sexualité, considérant que ces sujets n’ont pas leur place à l’école. Que leur répondez-vous ?

Lire aussi : Les ABCD de l’égalité. Cas d’école des paniques morales de Mathilde Blézat dans le n° 7 de La Déferlante, septembre 2022.

Des organisations comme Parents vigilants, Juristes pour l’enfance ou SOS Éducation utilisent des discours alarmistes pour mobiliser les parents. Elles prétendent que parler de ces questions revient à « endoctriner » les élèves. Pourtant, cette éducation permet de prévenir de nombreuses violences et problèmes de santé mentale, d’apprendre le respect de soi-même et des autres. Si le but de l’école est de poser les bases sur lesquelles on veut faire société, c’est son rôle de parler de ces sujets. La famille est souvent un lieu où les enfants et les ados subissent des violences, il est absurde de compter sur elle pour éduquer aux relations saines, d’autant plus que certain·es parents considèrent que parler de sexualité avec leurs enfants n’est pas approprié. Les jeunes sont alors livré·es à elleux-mêmes.

Comment composez-vous avec ces parents et organisations qui prennent de plus en plus de place ?

Leurs actions ont un impact concret sur notre travail : sous la pression, certain·es chef·fes d’établissement annulent nos initiatives. Nous tentons comme nous le pouvons de résister à ce climat anxiogène. La circulaire Blanquer demande par exemple l’accord des deux parents pour que le prénom et le pronom d’un·e élève trans soient changés administrativement, mais rien ne nous interdit de nous adresser à un élève de la manière qui lui sied sans que ces informations soient inscrites dans Pronote . Nous tirons parti des flous et des interstices.

Aux États-Unis, en multipliant les lois et décrets anti-LGBTQIA+, l’extrême droite trumpiste fait des questions de genre à l’école l’un de ses chevaux de bataille. Craignez-vous le renforcement de ces politiques en France ?

On ne peut pas nier qu’en France ces discours et législations réactionnaires influencent déjà les débats. C’est terrible pour les élèves qui sont en questionnement et ce sera encore plus difficile de lutter contre les normes cishétéronormatives déjà très ancrées chez les ados. J’en viens à me demander si je pourrai un jour être interdit d’exercer en raison de ma transidentité. En tant que fonctionnaires, nous nous questionnons aussi sur le fait de travailler pour un éventuel gouvernement d’extrême droite. Nous comptons en tout cas sur les nombreuses résistances des chef·fes d’établissement, des enseignant·es et des parents à l’échelle locale.

Comment continuer de lutter dans ce climat particulièrement anxiogène ?

Nous conjurons la solitude par l’organisation collective et en offrant aux enfants queers ce dont nous n’avons pas bénéficié lorsque nous étions nous-mêmes ados : des espaces où elles et ils se sentent compris·es, respecté·es et représenté·es. Cela donne un sens profond à nos métiers. L’école est un lieu de violence pour beaucoup, mais elle peut aussi être un espace de libération, pour nos élèves comme pour nous-mêmes. •

Entretien réalisé le 22 janvier 2025 en visioconférence.

Évars : Un programme loin d’être à la hauteur

Depuis 2001, la loi prévoit que, de la maternelle au lycée, les élèves bénéficient de trois séances annuelles consacrées à l’éducation affective et sexuelle. Mais, en l’absence de moyens humains, financiers et d’une feuille de route détaillée, seulement 15 % des élèves en bénéficient réellement, selon un rapport de l’inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGÉSR) publié en juillet 2021.

Fin janvier 2025, Élisabeth Borne, ministre de l’Éducation nationale, présentait devant les syndicats d’enseignant·es et les représentant·es de parents d’élèves, un nouveau programme d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (Évars) qui devra être mis en œuvre à la rentrée de septembre 2025. Issu d’une large consultation politique, le texte ne mentionne ni la question de l’asexualité, ni la lutte contre la transphobie.

04.05.2025 à 09:20

RDC : un conflit au long cours

Maya Elboudrari

Trois décennies de conflit 1994 La fin du génocide des Tutsis au Rwanda conduit un million de Rwandais·es, dont des Hutus génocidaires, à fuir au Zaïre (future RDC). Le Rwanda […]
Texte intégral (599 mots)

Trois décennies de conflit

1994

La fin du génocide des Tutsis au Rwanda conduit un million de Rwandais·es, dont des Hutus génocidaires, à fuir au Zaïre (future RDC). Le Rwanda justifiera par la suite ses interventions en RDC par la protection des Tutsis.

1997

À l’issue de la première guerre du Congo, une coalition éphémère soutenue par le Rwanda et l’Ouganda voisins renverse la dictature de Mobutu, au pouvoir depuis 1965.

2004

Après la deuxième guerre du Congo (1998–2003), le conflit se concentre dans le Kivu (Est), où, depuis, les affrontements se succèdent entre groupes locaux, armée régulière et soutiens étrangers.

2021

À la fin de 2021, le M23, défait en 2013, reprend les armes et lance une offensive dans le Kivu. Il s’empare progressivement de vastes territoires.

2024

Après l’enlisement de pourparlers entre la RDC et le Rwanda, les combats reprennent. L’avancée du M23 culmine avec la prise stratégique de Goma et de Bukavu au début de 2025.

Des violences sexuelles endémiques

Les violences sexuelles utilisées comme arme de guerre atteignent aujourd’hui « des niveaux alarmants », alerte l’Organisation des Nations unies (ONU), qui a dénombré plus de 130 000 victimes en 2024, surtout dans l’est du pays. L’ONU cite plusieurs types d’exactions – viol, esclavage sexuel, ou encore grossesses, prostitution et mariages forcés. 94 % des victimes de ces violences, commises par les différents belligérants, sont des femmes et des filles. Depuis 2010, la RDC est qualifiée dans les médias de « capitale mondiale du viol ». La chercheuse franco-états-unienne Séverine Autesserre a mis en garde contre les effets pervers de cette expression : elle peut invisibiliser les victimes d’autres types de violences et aggraver l’usage des violences sexuelles en en faisant un outil de pression efficace pour les groupes armés.

Richesses minières

Le sous-sol congolais regorge de ressources minières : cuivre, or, lithium, diamants, coltan… Le pays produit aussi les trois quarts du cobalt mondial, un minerai stratégique utilisé dans la construction des batteries de smartphones et de voitures électriques. Des mines sont au centre du conflit. Celle de Rubaya (Nord-Kivu), qui fournit 20 à 30 % du coltan mondial, est aujourd’hui aux mains du M23. La population congolaise bénéficie peu de ces ressources, en raison des conflits, de la mauvaise gestion des autorités et de l’exploitation des minerais par des entreprises étrangères, notamment occidentales et chinoises. Selon la Banque mondiale, la RDC figure parmi les cinq pays les plus pauvres du monde.

Le Nord et le Sud-Kivu
au centre du conflit

C’est au Kivu, dans l’est du pays, que se concentrent aujourd’hui les affrontements. Le M23, soutenu par le Rwanda, contrôle depuis février les deux principales villes de la région, Bukavu et Goma. Pour faire face, l’armée congolaise manque de ressources. L’avancée du M23 s’accompagne d’exactions massives contre les civil·es – exécutions, enlèvements, violences sexuelles –, documentées par l’ONU, qui déplore le manque de mobilisation internationale. Les presque quatre millions de déplacé·es internes que compte le Kivu sont aussi menacé·es par l’intensification de la guerre.

04.05.2025 à 09:07

Sex Wars : quand les féministes se déchiraient sur la pornographie

Marie Kirschen

Gayle Rubin est une des pontes de la théorie féministe. Le genre de personnes dont les écrits sont tellement influents que des colloques sont organisés pour leur rendre hommage. Comme […]
Texte intégral (4277 mots)

Gayle Rubin est une des pontes de la théorie féministe. Le genre de personnes dont les écrits sont tellement influents que des colloques sont organisés pour leur rendre hommage.

Comme celui de l’université de Pennsylvanie, qui, en 2009, célébrait les 25 ans de son article « Penser le sexe », généralement considéré comme fondateur pour les études gays et lesbiennes et la théorie queer. Lors de son discours d’ouverture, l’organisatrice du colloque, l’universitaire Heather Love, est revenue sur le contexte de publicisation de ce fameux texte de Gayle Rubin, présenté dans une première version lors d’un colloque sur la sexualité au Barnard College, à New York, le 24 avril 1982. Cette journée est restée dans les annales : elle a vu l’une des altercations les plus vives des « Sex Wars », cette série de polémiques autour de la sexualité qui ont déchiré les féministes états-uniennes à la fin des années 1970 et pendant les années 1980.

Trop jeune pour y avoir assisté, Heather Love raconte dans son allocution de 2019 qu’elle a bien peur d’avoir raté un moment clé de l’histoire du féminisme… Gayle Rubin – dans la salle ce jour-là – est étonnée. Regretter de ne pas avoir été au colloque de Barnard ? « Pour ma part, je nourris un sentiment d’horreur d’avoir été là », explique-t-elle dans son texte « Blood under the bridge1 » : « Comme beaucoup d’autres qui ont été impliquées dans les Sex Wars, j’ai été profondément traumatisée par l’absence de toute forme de politesse féministe et le traitement venimeux réservé à celles qui ne soutenaient pas l’orthodoxie anti-porno. »

Que s’est-il passé lors de ce colloque au Barnard College pour que son souvenir en soit si douloureux ? Cette journée était la neuvième édition de la très sérieuse Scholar and feminist conference, organisée tous les ans depuis 1974 par le Women’s Center de la faculté de Barnard, elle-même affiliée à l’université Columbia à New York. Cette année-là, le thème choisi, « Pleasure and danger », est une manière d’exprimer le fait que, pour les femmes, la sexualité est à la fois source de plaisir et de danger.

Table ronde « Politically correct/Politically incorrect sexuality » (Sexualité politiquement correcte/politiquement incorrecte), le 24 avril 1982 dans le cadre de la neuvième édition de la Scholar and feminist conference au Barnard College. Les intervenantes, de gauche à droite : Muriel Dimen, Joan Nestle, Dorothy Allison, Mirtha N. Quintanales, et Jan Boney (animatrice). Crédit : Morgan Gwenwald / Collection Lesbian Herstory Archives.
Table ronde « Politically correct/Politically incorrect sexuality » (Sexualité politiquement correcte/politiquement incorrecte), le 24 avril 1982 dans le cadre de la neuvième édition de la Scholar and feminist conference au Barnard College. Les intervenantes, de gauche à droite : Muriel Dimen, Joan Nestle, Dorothy Allison, Mirtha N. Quintanales, et Jan Boney (animatrice).
Crédit : Morgan Gwenwald / Collection Lesbian Herstory Archives.

Le « Barnard Sex Scandal »

À l’époque, les discours sur les violences sexuelles prennent de plus en plus de place dans les sphères féministes, et le but de l’anthropologue Carole Vance, la principale organisatrice du colloque, est de visibiliser aussi l’expression féminine du désir. Pendant plusieurs mois, elle travaille avec une trentaine de femmes à l’élaboration d’un programme très diversifié qui propose prises de parole, workshops ou encore lectures de poésie.

Avec plus de 800 inscrit·es, la rencontre s’annonce comme un succès. Mais, quelques jours avant, l’administration du Barnard College commence à recevoir des appels téléphoniques alarmistes de militantes féministes qui s’opposent à la tenue de l’événement, estimant que des « déviantes » en ont pris le contrôle et qu’elles vont y faire la promotion de valeurs patriarcales. Dans les bureaux de la direction, c’est la panique. La présidente de Barnard craint notamment de se mettre à dos la fondation Helena Rubinstein, mentionnée en tant que mécène dans le fascicule de présentation du colloque : elle décide donc de confisquer celui-ci.

Ce geste de censure va contribuer à donner au colloque des airs de bataille rangée. Car le jour J, en arrivant au Barnard College, ce n’est pas ce programme illustrant la richesse et la diversité des thèmes abordés que les participantes vont recevoir, mais des tracts distribués par des militantes s’opposant à l’événement. Arborant des t‑shirts avec les slogans « Pour une sexualité féministe » sur la poitrine et « Contre le SM » (pour « sadomasochisme ») sur le dos, elles reprochent à la conférence d’invisibiliser le point de vue d’une majorité de féministes sur la pornographie, et de « soutenir une petite partie du mouvement qui contribue au backlash contre les féministes radicales ». Le pamphlet est signé par trois groupes de féministes radicales : Women Against Pornography (WAP), Women Against Violence Against Women (WAVAW) et New York Radical Feminists.

Extrait du programme de la neuvième édition de la Scholar and feminist conference. Cette page évoque le groupe Samois, le tout premier groupe sadomasochiste lesbien, et illustre les débats sur la pornographie et la sexualité ayant eu lieu au Barnard College.
Diary of a Conference on Sexuality © 1982 Hannah Alderfer, Marybeth Melson / Design and production : Hannah Alderfer, Beth Jaker, Marybeth Nelson / Academic Coordinator : Carole S. Vance.
Extrait du programme de la neuvième édition de la Scholar and feminist conference. Cette page évoque le groupe Samois, le tout premier groupe sadomasochiste lesbien, et illustre les débats sur la pornographie et la sexualité ayant eu lieu au Barnard College.
Crédit photo : Diary of a Conference on Sexuality © 1982 Hannah Alderfer, Marybeth Melson / Design and production : Hannah Alderfer, Beth Jaker, Marybeth Nelson / Academic Coordinator : Carole S. Vance.

Trois sujets majeurs ressortent de leur texte. Tout d’abord, la question de la pornographie, analysée par ces féministes comme l’une des causes des violences contre les femmes, si ce n’est la cause principale. Puis le sadomasochisme, qu’elles considèrent comme une forme de brutalité misogyne, y compris quand il est pratiqué entre femmes de manière désirée. Et enfin, les couples lesbiens butch/fem2, vus comme une réitération des « rôles sexuels masculin/féminin qui sont la fondation psychologique du patriarcat ».

Le ton du tract est infamant. Plusieurs femmes sont nommément mises en cause, notamment Gayle Rubin pour son implication dans le groupe lesbien SM Samois, ou encore l’écrivaine Dorothy Allison, cofondatrice du collectif Lesbian Sex Mafia, qui se veut un espace d’échange autour de la sexualité. Stigmatisées pour leurs pratiques sexuelles réelles ou supposées, « toutes les personnes ainsi désignées en ont subi les conséquences, constate l’organisatrice du colloque, l’anthropologue Carole Vance, interviewée en février 2025 par La Déferlante. Elles ont été écartées de tables rondes, se sont vu refuser des emplois… Moi-même, je n’ai jamais pu obtenir de poste dans le domaine des études féministes. Même plusieurs années après, une professeure en études féministes m’a dit : “Vous auriez été parfaite, mais vous faites trop polémique.” »

Dans son ouvrage Peau, Dorothy Allison décrit comment des « appels téléphoniques anonymes » sont passés à son employeur, « demandant [qu’elle soit] virée ». « Même pour celles d’entre nous qui avions des passés d’activistes politiques […], la honte, la peur et la culpabilité qui suivirent le Barnard Sex Scandal […] furent tout simplement écrasantes. »

Des années de polémiques

Par son retentissement, le colloque de Barnard est souvent décrit comme l’épisode qui a déclenché les Sex Wars, mais celles-ci avaient, en réalité, commencé quelques années plus tôt, sur la Côte ouest, et plus spécifiquement à San Francisco. Certaines féministes s’intéressent à ce moment-là de plus en plus à la pornographie et au rôle qu’elle joue dans l’éducation misogyne des hommes. Une première association anti-porno est créée en 1977, Women Against Violence in Pornography and Media (WAVPM). Les premiers accrochages ont bientôt lieu avec un autre jeune collectif de la ville : Samois, le tout premier groupe lesbien SM. WAVPM lui reproche de faire la promotion du SM – et donc, selon leur grille de lecture, des violences contre les femmes – tandis que Samois s’offusque de la façon dont WAVPM associe des pratiques librement consenties à de la pornographie violemment misogyne. Sont alors posées les bases du conflit qui enflammera bientôt l’ensemble du mouvement féministe du pays.

Bientôt les idées de WAVPM essaiment, et un autre collectif est lancé sur la Côte est, à New York, en 1978 : Women Against Pornography (WAP) – dont les membres vont manifester à Barnard quelques années plus tard. Au même moment, le magazine porno Hustler publie une couverture polémique représentant un hachoir à viande, dans lequel est passé un corps de femme nue. Une image insupportable pour de nombreuses militantes. « Ce numéro de Hustler a vraiment agi comme un catalyseur pour notre mouvement, se remémore pour La Déferlante Dorchen Leidholdt, une des figures principales de WAP. Ça nous a amenées à nous pencher sur les contenus que produisait l’industrie du porno et sur leur impact sur les attitudes des hommes. »

Manifestantes du collectif Women Against Pornography (WAP, Femmes contre la pornographie) à Times Square, New York, le 20 octobre 1979. Ce collectif de féministes a eu une grande influence sur les mouvements anti-pornographie des années 1970–1980.
Crédit : Barbara Alper / Getty images

Comme l’indique le nom du collectif, pour ces militantes, combattre le porno devient une priorité. En 1983, l’année suivant la confrontation à Barnard, cette lutte prend un tour nouveau avec un projet de législation anti-porno à Minneapolis (Minnesota). Tout commence quand la ville organise des consultations en vue de restreindre la présence des sex-shops et invite deux célèbres féministes : l’essayiste Andrea Dworkin et l’avocate Catharine MacKinnon. Celles-ci s’opposent aux vieilles lois moralistes sur l’« obscénité », héritées du XIXe siècle, qui sont utilisées pour tenter de réguler la pornographie. Elles proposent une tout autre approche, qui analyse la pornographie comme une forme de discrimination sexiste. Il ne s’agit plus de permettre aux procureurs d’engager des poursuites pénales contre les vendeurs de productions jugées obscènes, mais de passer une Civil Rights Ordinance, l’équivalent états-unien d’une délibération municipale, pour permettre aux femmes qui s’estiment lésées par ces contenus – notamment celles qui y ont été filmées ou photographiées – d’engager des poursuites au civil pour en obtenir la saisie, et de prétendre à des dommages et intérêts.

L’idée séduit les membres du conseil municipal, qui demandent à Catharine MacKinnon de rédiger une proposition de texte. L’avocate organise alors une série d’auditions, dont le but est de montrer comment la pornographie affecte les femmes. De nombreuses victimes de violences sexuelles viennent témoigner. Bientôt, l’initiative de Minneapolis attire les médias au-delà de l’État du Minnesota. Convaincu, le conseil municipal vote le texte élaboré par MacKinnon à deux reprises, en décembre 1983 puis en juillet 1984. Mais chaque fois, le maire, un démocrate progressiste qui salue pourtant cette volonté de changement, met son veto, craignant que cette nouvelle législation ne malmène la liberté d’expression, protégée par le premier amendement de la Constitution.

Les Sex Wars en 5 dates

1977

Création à San Francisco de Women Against Violence in Pornography and Media (WAVPM), première association anti-porno.

1982

24 avril Colloque au Barnard College. Les oppositions se cristallisent autour de la pornographie, des relations sadomasochistes et lesbiennes.

1983

À Minneapolis (Minnesota), débats autour d’un projet de législation municipale anti-porno.

1986

La délibération d’Indianapolis (Indiana), inspirée du projet de Minneapolis, est déclarée inconstitutionnelle.

1992

Vote par la Cour suprême du Canada de la décision R. c. Butler, qui reprend les arguments anti-porno évoqués Minneapolis.

Bien qu’infructueuse, cette tentative donne des idées à d’autres municipalités, comme Indianapolis, dans l’Indiana. Son maire n’a pourtant, lui, rien de féministe : c’est un pasteur presbytérien, membre du parti républicain. Mais si les arguments féministes peuvent l’aider dans sa lutte contre la pornographie, alors pourquoi pas ? Cette fois, le texte est avant tout soutenu par des associations locales de voisinage et de lutte contre l’immoralité. À peine est-il voté qu’il est attaqué en justice par une coalition d’éditeurs, qui lui reprochent d’enfreindre le droit à la liberté d’expression. Ils sont soutenus dans leur démarche par l’American Civil Liberties Union (Aclu), une association très importante aux États-Unis, qui veille farouchement au respect des libertés civiles.

Des positions irréconciliables

Cette législation est attaquée aussi par une partie du camp féministe, qui ne voit pas d’un bon œil l’idée de s’en remettre à des juges fort peu féministes pour évaluer ce qui doit être interdit ou non. D’autant plus que l’initiative a reçu le soutien de groupes religieux fondamentalistes… En 1985, plusieurs militantes montent donc la Feminist Anti-Censorship Taskforce (Fact) pour mobiliser contre cette loi. Parmi elles, on retrouve Carole Vance, ou encore l’avocate Nan D. Hunter, qui explique à La Déferlante : « Dans cet arrêté, la définition de ce qui pouvait être un contenu sexuellement explicite était si large qu’elle faisait prendre le risque d’éliminer tout discours féminin sur la sexualité… »

Fact adresse à la cour d’appel qui doit juger l’affaire un document, signé par plus de 200 féministes (dont les très respectées Betty Friedan, Adrienne Rich ou encore Kate Millet), qui propose des arguments juridiques et – surtout – féministes s’opposant à la démarche. « Les médias adoraient dépeindre la situation comme s’il y avait d’un côté les féministes et de l’autre les défenseurs des libertés individuelles et du premier amendement. Je crois que nous avons réussi à démontrer qu’il y avait des raisons féministes de s’opposer à cette législation », commente Nan D. Hunter.

L’intervention de Fact est vécue comme une trahison par certaines militantes anti-porno, qui reprochent à leurs opposantes de s’allier avec les pornographes. Une fois de plus, les positions sont irréconciliables. « Le mouvement noir a ses oncles Tom3. Le mouvement syndical a ses briseurs de grève. Le mouvement des femmes a Fact », écrit ainsi Catharine MacKinnon4. « Certaines réactions ont été vraiment horribles, se souvient Nan D. Hunter. On m’a même traitée de violeuse. »

Rassemblement de membres du collectif Feminist Anti-Censorship Taskforce le 21 janvier 1986, à l’occasion d’une réunion de la commission sur la pornographie du procureur général des États-Unis, à New York. Le collectif a été créé un an plus tôt pour protester contre un projet de loi anti-pornographie.
Crédit : David Bookstaver / AP / SIPA
Rassemblement de membres du collectif Feminist Anti-Censorship Taskforce le 21 janvier 1986, à l’occasion d’une réunion de la commission sur la pornographie du procureur général des États-Unis, à New York. Le collectif a été créé un an plus tôt pour protester contre un projet de loi anti-pornographie.
Crédit : David Bookstaver / AP / SIPA

En 1986, la délibération d’Indianapolis, rédigée avec l’aide de MacKinnon, est finalement déclarée inconstitutionnelle par la cour d’appel. Ce qui met un coup d’arrêt définitif à cette stratégie législative. Les Sex Wars s’essoufflent alors peu à peu. En 1992, l’approche juridique de MacKinnon a tout de même inspiré la décision R. c. Butler de la Cour suprême du Canada. La Cour y réinterprète les lois canadiennes sur l’obscénité : elle estime que celles-ci sont inconstitutionnelles quand elles se basent sur des motifs moraux, comme c’était le cas jusque-là, mais qu’elles sont constitutionnelles lorsqu’elles sont utilisées contre un contenu dégradant pour les femmes, assimilable à un discours de haine. Cette évolution est saluée comme une victoire féministe dans certains cercles progressistes et dans le magazine féministe états-unien Ms. Magazine. Mais les féministes du camp d’en face ne se sont pas fait prier pour relever que, après cette évolution de la jurisprudence, une des toutes premières poursuites a visé une librairie LGBTQIA+ de Toronto parce qu’elle vendait le magazine érotique lesbien Bad Attitude, désormais suspecté d’obscénité. Un « je te l’avais bien dit » au goût amer…

Par la suite, observe la chercheuse Cornelia Möser, qui a étudié les Sex Wars pour son ouvrage Libérations sexuelles5, « on a assisté dans les milieux féministes à une sorte de partage du travail entre, d’un côté, celles et ceux qui se sont occupé·es de lutter contre les violences sexuelles et, de l’autre, celles et ceux qui ont faire vivre cette culture appelée “prosexe”, ou “sexpositive” » (consulter notre glossaire de concepts ci-dessous). L’universitaire remarque que, en France, « il n’y a pas eu de grande campagne comme aux États-Unis » pour lutter contre la pornographie. C’est un sujet connexe, la prostitution, qui a ouvert des lignes de fractures qui rappellent celles des Sex Wars états-uniennes. Les débats au sein des mouvements féministes français autour de la loi dite de lutte contre le système prostitutionnel en 2016 ont donné lieu à des échanges très vifs entre militantes, qui n’ont pas manqué de laisser des traces.

Féministes « prosexe » contre féministes « antisexe » ?

Dans les polémiques féministes autour de la sexualité, les féministes dites « prosexe » (ou du « féminisme sexpositif ») s’opposent à celles qui militent contre la pornographie ou la prostitution. Le terme « prosexe » est apparu en 1981, avec l’article du Village Voice « Lust horizons: is the women’s movement pro-sex? », d’Ellen Willis (l’une des femmes attaquées dans le flyer polémique distribué lors du colloque du Barnard College). La journaliste y appelle de ses vœux une analyse féministe du désir, délestée de tout puritanisme. La formulation s’est imposée pour désigner ce courant, apparu dans les années 1980, qui milite pour la réappropriation
des questions sexuelles par les femmes. L’expression a cependant le défaut d’être caricaturale. « Je n’ai jamais utilisé le terme “prosexe”, car cela aurait impliqué que l’autre camp était “antisexe”, ce qui est une forme d’attaque personnelle », explique Carole Vance, l’organisatrice du colloque à Barnard. À l’époque, Vance et ses consœurs utilisent dans leurs textes des expressions telles que « sex-radicals feminists » – qu’on pourrait traduire par « féministes radicales sur la sexualité », ou encore « anti-anti-pornographie » (« ce qui
était un peu difficile à dire »
, concède-t-elle).

Du côté de celles qui veulent encadrer la pornographie ou abolir la prostitution, on ne goûte pas vraiment cette dichotomie pro- vs antisexe. « L’expression “antisexe” est en grande partie une vieille insulte misogyne, créée par les hommes pour punir les femmes rebelles de ne pas faire ce qu’ils voulaient que nous fassions », estime ainsi Dorchen Leidholdt dans son texte « When women defend pornography ». Pour elle, « cette étiquette “antisexe” qu’on [leur] a accolée devrait en réalité se lire : “contre l’oppression sexuelle des femmes”. »


  1. Gayle Rubin, « Blood under the bridge. Reflections on “Thinking sex” », in Deviations, Duke University Press, 2012. ↩
  2. Une butch est une lesbienne dont l’apparence renvoie aux codes traditionnellement associés à la masculinité. À l’inverse, une lesbienne fem revendique plutôt des codes liés à la féminité. ↩
  3. Issu du roman La Case de l’oncle Tom (1852), qui dépolitise fortement la question de l’esclavage, l’oncle Tom est perçu à partir des années 1960 comme l’archétype du personnage noir cherchant à gagner l’approbation des Blancs. ↩
  4. Catharine A. MacKinnon, « Liberalism and the death of feminism », The Sexual Liberals and the Attack on Feminism, codirigé par Dorchen Leidholdt et Janice G. Raymond, Teachers’ College Press, 1990. ↩
  5. Cornelia Möser, Libérations sexuelles. Une histoire des pensées féministes et queers
    sur la sexualité
    , La Découverte, 2022. ↩

02.05.2025 à 17:20

« Ma maison, sanctuaire et école de la seconde chance »

Loïs Hamard

« Je suis née à Roubaix en 1964, dans une famille prolétaire de douze enfants. J’étais la cinquième. On avait le minimum, on a grandi avec le respect de la nourriture […]
Texte intégral (1337 mots)

« Je suis née à Roubaix en 1964, dans une famille prolétaire de douze enfants. J’étais la cinquième.

On avait le minimum, on a grandi avec le respect de la nourriture que mon père nous ramenait avec le salaire gagné à l’usine. J’ai voulu transmettre tout ça aux enfants : aux miens et à ceux des autres. Mes parents étaient très occupés, mon père travaillait beaucoup, ma mère s’occupait de l’administratif. Alors, quand j’ai eu 15 ans, ils m’ont confié la responsabilité des enfants qui vivaient à la maison : mes frères et sœurs, et les deux enfants des aînées, qui avaient quelques mois. J’ai commencé à cuisiner des marmites pour quatorze personnes, c’est comme ça que je suis rapidement passée d’enfant à adulte.


Dès mon adolescence, j’ai voulu être éducatrice. Mes parents préféraient que je fasse de la comptabilité, alors j’ai passé mon CAP et je me suis mise à travailler comme assistante administrative et comptable, mais c’était un métier alimentaire. Après ma quatrième grossesse, en 1998, j’ai enfin fait quelque chose qui me plaisait vraiment. Je suis allée à l’université pour passer l’équivalent du baccalauréat et une licence de sciences de l’éducation. En 2008, une copine m’a parlé de son travail, “un truc top, tu héberges des enfants placés, tu les accompagnes et les fais grandir”. Je me suis dit “pourquoi pas ?” J’ai demandé mon agrément d’assistante familiale puis j’ai suivi la formation. Je ne voulais pas de nourrisson, parce que mes quatre enfants étaient déjà grands, donc je préférais que l’enfant soit déjà un petit peu autonome. Finalement, en juillet 2012, on m’a présenté mon premier enfant à accueillir : Louis, 22 mois. En septembre, le second est arrivé : Rémy, 7 ans. Ils sont toujours chez moi. Ils ont aujourd’hui 14 et 19 ans.

Avec eux deux, j’ai dû reprendre les bases, ça nous a demandé du temps. On ne leur avait pas appris à exprimer ce qu’ils ressentaient. Il a fallu les aider à comprendre leurs émotions, à les nommer et les évacuer. En tant que famille d’accueil, on leur apprend des choses très élémentaires, qui font partie de l’intime. Par exemple, il y a quelques années, j’ai accueilli un jeune de 16 ans pendant trois semaines. Il ne s’est pas brossé les dents une seule fois, parce qu’on ne lui avait jamais appris.

Rien n’est écrit dans les livres

Les choses que je leur transmets sont essentielles, comme bien manger, avoir une certaine hygiène, faire preuve de savoir-vivre et savoir-être. Louis est arrivé avec un biberon de Coca, il ne mangeait pas. La rééducation alimentaire demande une implication que je n’avais pas imaginée avec mes propres enfants. J’ai mis six mois à lui faire boire de l’eau, plus d’un an pour lui faire prendre un repas équilibré de bébé.

Rien de tout ça n’est écrit dans les bouquins. On travaille une problématique à la fois, avec les moyens qu’on a, puis ça se fait sur la durée. Quand il s’agit d’enfants accueillis en urgence, qui ne restent que sur une période très courte, on transmet quelques valeurs, mais ça ne les change pas vraiment. Avec Louis et Rémy, ça fait treize ans qu’on y travaille.

Une fois que les bases ont été acquises, je me suis mise à les suivre sur le plan scolaire. On ne peut pas travailler comme famille d’accueil sans penser à la réussite de l’enfant. C’est fatigant de gérer les devoirs et de faire réciter les exposés, mais ça fait partie de ce que j’estime être mon boulot. J’ai voulu leur transmettre le goût de la lecture et du sport, qui étaient mes exutoires quand j’étais plus jeune. Comme je l’ai fait pour mes enfants, j’essaie de leur donner les moyens de réussir à devenir la meilleure version d’eux-mêmes. Par exemple, leur faire prendre conscience que sur la copie qu’ils rendent à leur professeur·e, c’est leur nom. Quand Louis revient de l’école et me dit : “Tatie, j’ai bien travaillé pour toi”, je lui réponds : “Non, tu travailles pour ton avenir, mon grand. Je suis fière, mais ce n’est pas pour moi.”

Je ne suis ni une garderie ni une nounou. Ici, c’est leur maison. Je leur ai donné le même amour qu’à mes propres enfants. Rémy part dans un an et demi. Il n’a plus de lien avec son père depuis qu’il a 10 ans, alors la mort de mon mari, il y a deux ans, lui a fait un choc. C’était comme un deuil parental.

On a reconstitué une famille

Je suis leur tatie, leur maman de cœur, ou au moins une figure d’attachement, affective et rassurante.

Ce sont mon parcours de vie personnelle, mes tristesses, mes souffrances qui m’ont donné envie d’aider ces enfants. Je n’ai pas choisi la famille dans laquelle je suis née, mais avec Louis et Rémy, on en a reconstitué une. Tous les deux ont passé plus de temps chez moi que nulle part ailleurs. On partage des moments de vie au quotidien, ils ont pris racine dans ma famille, aux côtés de mon mari et de mes quatre enfants.

Pour moi, ils sont frères, indirectement. C’est très important qu’il n’y ait pas de jalousie entre eux, mais de l’entraide et du respect, surtout aucune violence ni aucun mensonge : seulement de la tolérance et du partage. Ma maison, je la vois comme un sanctuaire et une école de la seconde chance. Je me sens utile, je me dis que je fais du bien et que je suis là pour protéger ces enfants. Je les tiens par la main autant et aussi longtemps que je peux.

J’essaie de ne pas trop me demander combien de temps ils vont rester chez moi. Évidemment que je préfère qu’ils restent jusqu’à leurs 18 ans, et même 21 ans1, comme ça, je peux les accompagner pour leur entrée dans la vie active.

Une fois que Louis et Rémy seront adultes et qu’ils seront partis de chez moi, j’espère les revoir, même si c’est vingt ans plus tard. Ce serait mon plus grand bonheur de savoir qu’ils sont heureux, ont un métier et un toit au-dessus de la tête. L’éducation des jeunes de l’Aide sociale à l’enfance, ça demande du temps et de la persévérance. Ils sont comme des diamants : à force de les traiter avec soin, ils deviennent des bijoux merveilleux. J’ai l’impression d’en avoir deux à la maison, c’est ma plus belle réussite. »


  1. Les enfants placé·es en famille d’accueil dans la région des Hauts-de-France peuvent solliciter le dispositif Entrée dans la vie adulte (EVA) et prolonger leur placement chez l’assistante familiale jusqu’à 21 ans. ↩
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