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24.11.2025 à 16:23

À qui profite le Bouyon ?

dev

Théodora & l'industrie culturelle : terrain de jeu diasporique ou chaîne de montage algorithmique ?

- 24 novembre / , ,
Texte intégral (2805 mots)

La semaine dernière, nous publiions un article intitulé À qui profite le BBL ? Théodora : traîtresse pop au service du capital ou nouvelle icône révolutionnaire afro-queer. Il s'agissait pour l'autrice d'analyser le succès de la nouvelle icône pop Théodora à l'aune du triptyque marxiste et matérialiste « race, classe, genre » et de sa récupération au moins partielle par l'industrie et la presse « blanche ». A priori, pas de quoi casser trois pattes à un canard mais l'article a suscité une vive polémique sur les réseaux sociaux. Il est toujours délicat dans ce genre de situation de parvenir à démêler ce qui relève de l'incompréhension (du lecteur comme de l'auteur), de la mesquinerie opportune et de la critique sincère et étayée. L'autrice s'y est attelé et revient ici sur ce qu'elle considère être des biais et des angles morts dans son analyse. Une manière de corriger et d'approfondir son article précédent.

Bon. Oui, j'ai bien reçu la rafale des critiques. Certaines sont à côté de la plaque et d'autres m'ont forcée à revoir ma méthode. Je ne défends donc pas le premier texte, mais je ne le retire pas non plus : je le reprends là où il a échoué. Ce qui m'intéresse ici n'est pas de m'excuser, mais de préciser les outils critiques avec lesquels lire les musiques populaires aujourd'hui. Parce que si l'on critique l'industrie culturelle sans écouter les scènes qui lui résistent, on passe à côté du nerf de la musique : ce qu'elle fait aux corps, aux colères et aux imaginaires. J'ai donc repris ce texte non pour renoncer à la critique matérielle du pop féminisme, mais pour la redéployer au bon endroit : non contre les publics ni contre les artistes, mais contre la structure qui capte, recycle et revend les formes de vie en les privant souvent de leurs conditions d'existence.

Une partie des critiques n'est pas une affaire de malentendu : elles révèlent des angles morts méthodologiques. Si l'effet produit contredit l'intention, il faut reprendre le terrain. C'est ce que je fais ici : non pas pour me dédire, mais pour préciser les outils de critique et les déplacements nécessaires lorsque la position d'énonciation infléchit l'analyse plus qu'on ne le croit. Donc je expliquer pourquoi je me suis plantée, sur quelles bases théoriques je croyais m'appuyer et comment je réécris cet article en assumant que certains passages relèvent objectivement du mépris, d'une positionnalité de dominante et qu'ils ont charrié des accents racistes et misogynes même s'ils se présentaient comme critique du capitalisme.

Le dérapage

Le ton général « vous croyez faire la révolution en dansant sur TikTok, en réalité vous êtes la vaseline du capital » relève du marxisme académique hors-sol qui regarde les cultures populaires depuis le balcon. C'est exactement ce que je reproche à certains héritiers paresseux du concept d'industrie culturelle pour traiter les publics comme des zombies et les artistes comme de simples marionnettes de label. Or, l'“industrie culturelle” désigne un système qui tend à standardiser les œuvres, les formats et les usages. Son usage ne sera jamais une permission illimitée d'insulter tout ce qui passe à la radio.

Mon texte penchait trop souvent du mauvais côté. Sur ce point, les lecteurs et lectrices qui parlaient de « mépris de la jeunesse » avaient raison. Deuxième problème : j'ai voulu analyser le BBL comme motif marchand (chirurgie fessière, hyperféminité instagrammable, tout ça capté par la machine à hits) en traitant le corps d'une jeune femme noire comme un cas d'école, sans précautions, sans citer un seul travail de féministes noires et sans resituer les enjeux spécifiques autour des corps noirs et de leur hypersexualisation. Or on sait très bien que le sigle « BBL » renvoie à la fois à une chirurgie (Brazilian Butt Lift) et à tout un imaginaire autour des corps noirs que Théodora détourne aussi dans sa propre mythologie en jouant sur Brazilian Butt Lift / Big Boss Lady / Bad Boy Lovestory

Résultat : là où je prétendais analyser une marchandisation de l'esthétique, j'ai surtout rejoué un vieux schéma colonial : poser un regard froid sur un corps racisé et en tirer des thèses abstraites. C'est bien ce que beaucoup ont entendu comme « raciste et misogyne ».

Et franchement, il n'y a pas grand-chose à objecter. Troisième problème : le féminisme matérialiste. Cette tradition a passé quarante ans à expliquer que le patriarcat ne se réduit pas au capitalisme et que les rapports sociaux de sexe sont des rapports de classe spécifiques, irréductibles à la seule exploitation salariale.

Mon article donnait pourtant l'impression inverse : le racisme, le sexisme et l'homophobie apparaissaient surtout comme décors biographiques servant à alimenter le storytelling de la self-entrepreneuse et pas assez comme des rapports sociaux autonomes à combattre en tant que tels. J'ai fait exactement ce que je reproche moi-même aux marxismes paresseux : ramener toutes les oppressions aux seules catégories économiques tout en me donnant une posture radicale. Donc oui : quand certaines disent « on devrait interdire aux gauchistes class-first de parler d'art, surtout quand ils parlent des noirs et des arabes », ça tape là où ça fait mal.

Reposer le terrain : Théodora, le bouyon, et ce qui change vraiment en 2024

Avant la théorie : les faits. Théodora est bel et bien ce que la presse dominante appelle « la révélation pop de l'été » : festival Yardland, Vieilles Charrues, Cabaret Vert, Zéniths, interviews à la chaîne et surtout ce tube : « Kongolese sous BBL », morceau de bouyon hybride qui devient viral sur TikTok puis Spotify, jusqu'à décrocher la certification de premier single d'or bouyon en France en 2024. Le morceau, inclus ensuite dans la mixtape Bad Boy Lovestory, mêle rythmiques bouyon caribéennes, esthétique pop française, rap et amapiano.

Le bouyon, lui, n'est pas sorti d'un board marketing : genre musical apparu à la fin des années 1980 en Dominique, porté par des groupes comme WCK, il se caractérise par un mélange de soca, cadence-lypso, influences zouk et dancehall, avec une dimension électronique et festive forte. Autrement dit : on a affaire à un style né dans une périphérie coloniale, longtemps porté par des scènes locales précarisées, qui arrive aujourd'hui dans la pop hexagonale via une artiste afro-diasporique signée et fortement médiatisée.

Que l'industrie française sacre une artiste non antillaise comme première détentrice d'un single d'or en bouyon pose des questions de centre/périphérie, d'appropriation et de hiérarchie matérielle entre scènes ultra-précarisées et artistes plus facilement intégrables dans le marché hexagonal. Ce débat existe déjà dans les Antilles et sur les réseaux sociaux, depuis bien avant mon article ; je n'ai rien inventé.

Ce qui manquait cruellement dans ma première version, c'est le double mouvement : reconnaître les rapports de domination très réels (labels, plateforme et géopolitique des styles) sans transformer automatiquement l'artiste racisée qui perce en collaboratrice objective du capital, comme si elle avait les clés des serveurs de Spotify dans sa poche.

Pop féminisme, postféminisme néolibéral : de vraies grilles, mal utilisées

Je ne suis pas partie de nulle part. Je m'appuyais sur un ensemble de travaux critiques sur le féminisme pop et le postféminisme néolibéral : Sandrine Galand montre comment des icônes pop (Beyoncé & co) incarnent un féminisme médiatique fait de slogans d'empowerment, de mise en avant de soi et de récits biographiques inspirants ; féminisme réel mais pris dans la logique du divertissement et du branding. Une large littérature anglophone parle de neoliberal postfeminism : un climat idéologique où les femmes sont supposées déjà « libérées », invitées à optimiser leur corps, leur carrière ou leurs émotions à coup de self-care, de coaching et d'auto-entrepreneuriat, pendant que les structures d'inégalité restent intactes.

Mon texte tentait de plaquer ces grilles sur Théodora : Boss Lady = fempreneur, BBL = pur motif marchand, TikTok = usine à subjectivité rentable. Le problème, c'est que je l'ai fait au marteau-pilon. Les meilleurs travaux sur le féminisme pop insistent justement sur l'ambivalence : ces figures peuvent être à la fois des vecteurs de libération symbolique pour des jeunes femmes racisées qui s'y reconnaissent et des rouages d'une économie de marque qui renforce l'individualisme. La question n'est pas « vraie icône politique ou imposture », mais : comment se jouent les frictions, les ratés ou encore les réappropriations. En refusant cette complexité, ma première version donnait exactement ce qui a été moqué : une pose d'intello de plateau télé persuadée d'avoir tout compris à la pop culture parce qu'elle a lu deux livres sur les industries culturelles et deux tribunes contre Beyoncé.

Positionnalité : qui parle, et depuis où ?

Autre point aveugle : d'où je parle. Les travaux sur la positionnalité dominante rappellent qu'on ne critique pas la même chose quand on est chercheure blanche de classe moyenne, quand on écrit depuis une position racisée ou quand on parle depuis une scène ultra-précarisée qui n'a pas accès aux mêmes canaux. Ignorer cette asymétrie produit souvent des analyses qui prétendent dénoncer les structures tout en reconduisant les angles morts de ces structures.

Dans mon cas précis (femme kurde, passée par l'université, avec les codes de la critique savante) : je parlais de la façon dont une jeune femme noire et queer se met en scène au nom d'un matérialisme pseudo-rigoureux mais sans jamais citer les critiques noires du féminisme pop, ni les analyses antillaises du bouyon, ni les voix des premières concernées. J'ai donc refait ce que le féminisme matérialiste reprochait au vieux marxisme masculin : parler à la place de, au nom d'un universel de classe, en calmant les particularismes au passage. Là encore, les accusations de « vieux boomer dépassé » étaient moins une attaque ad hominem qu'un diagnostic politique.

Reprendre le fil : musique populaire, luttes et industrie culturelle en 2025

Reprenons proprement. Les musiques populaires ne sont pas des produits comme les autres. Elles sont aussi des pratiques sociales, une manière de dire le monde quand on n'a pas les colonnes de Mediapart ou du Monde diplo. Les travaux de Raymond Williams, Stuart Hall ou Paul Gilroy l'ont montré depuis longtemps : la culture n'est pas un vernis sur le monde matériel, elle est l'un des terrains où se jouent les conflits de classe, de race et de genre. Si le capital formate, les publics et les artistes ne sont pas automatiquement des zombies. Des études sur le dancehall jamaïcain, la trap, la drill ou les musiques « urbaines » en France le montrent bien : la musique peut-être langage, satire ou solidarité. L'expérience précarisée circule à travers l'industrie, parfois de manière déformée, parfois de manière explosive.

Côté industrie, ce que la tradition de l'industrie culturelle avait vu juste (Adorno/Horkheimer, Dialectique de la Raison) reste pertinent : standardisation des formes, concentration du capital dans les structures de diffusion et réduction de la subjectivité à un signe consommable. Ce qui s'est ajouté depuis, c'est la financiarisation du secteur : festivals sponsorisés par des banques, rachetés par des groupes comme LiveNation ; plateformes de streaming qui transforment les morceaux en flux optimisés ; TikTok qui fonctionne comme un extracteur algorithmique de tendances à haute rotation. Dans ce contexte, Théodora ne « lubrifie » pas le système. Elle témoigne d'un régime où la performance artistique devient métrique : on calcule en vues, en streams, en taux de complétion de vidéo et en placements de playlists. Son succès en est une illustration même si certains aimeraient y voir une exception.

Le centre du problème ne sera jamais Théodora

Le souci, c'est le régime où la différence devient un produit scalable. C'est le capitalisme qui recycle les périphéries en valeur ajoutée. C'est l'industrie qui a besoin des marges comme de sources de renouvellement esthétique, tout en maintenant la propriété, les droits et les profits au centre. Le bouyon antillais, en ce sens, illustre un schéma bien connu : un genre né dans une île caribéenne dominée, développé par des artistes locaux sous-payés, devient tout à coup bankable.

Cela ne signifie pas que la musique de Théodora serait politiquement nulle, ni que celles et ceux qui s'y reconnaissent seraient manipulés. Cela signifie que leur joie, leur fierté, leur identification coexistent avec une structure de propriété et de profit qui, elle, reste remarquablement stable.

Alors : faut-il aimer ou détester Théodora ?

Ni l'un ni l'autre. Ce n'est pas la bonne question. La bonne question est : que peut-on faire de cette musique-là ? Peut-elle devenir un espace de détournement ? Peut-elle servir de contre-canal ? Est-elle seulement un symptôme ou peut-elle devenir un outil ? L'histoire des musiques populaires montre que même depuis les chaînes de montage, certaines chansons s'échappent. On danse parfois contre ce qui nous écrase, pas simplement avec. On peut être afro, queer, anticapitaliste et bouyon sans demander la permission à la théorie. On peut faire des TikTok sur « Kongolese sous BBL » en pensant très sérieusement à la colonisation, au racisme, au genre ou à la précarité et en rigolant en même temps.

De mon côté, qui suis plutôt du genre à lire Federici dans les trains de nuit, je retiens une chose : on peut bouger la tête sur « Kongolese sous BBL » en lisant Marx, Federici ET des féministes noires contemporaines. Ce qui est indéfendable, c'est de traiter celles et ceux qui le font comme des imbéciles instrumentalisés, sous prétexte qu'on a mis « industrie culturelle » dans le titre.

Promesse de méthode

Oui, certaines phrases de ma première version sont racistes dans leurs effets, même si elles se croyaient critiques. Oui, il y a du mépris de classe et de génération dans la manière dont je parlais de la jeunesse qui écoute Théodora. J'ai traité un corps noir comme matériau théorique sans précautions suffisantes. En tant que femme racisée, je présente mes excuses à celles et ceux que ce texte a blessé, et surtout aux premières concernées, qu'on prétendait défendre contre l'industrie tout en leur parlant comme l'industrie parle souvent d'elles. Mais je ne vais pas arrêter de critiquer l'industrie culturelle, le féminisme pop, le postféminisme néolibéral ni les majors qui font leur beurre sur le dos des scènes périphériques.

Cependant, je vais arrêter de le faire contre les personnes racisées, les femmes, les queers, les jeunes, en leur jetant à la figure ma panoplie d'arguments de séminaire. La prochaine enquête que je mènerai ne commencera ni dans les bureaux d'Universal, ni dans les colonnes du Monde. Elle commencera dans des studios précaires de Fort-de-France, dans des chambres de Mamoudzou, dans des caves de Saint-Denis, avec celles et ceux qui jouent le bouyon comme outil de survie et pas comme « asset émergent » dans la stratégie 2026 de Spotify France. On ne combat pas l'industrie culturelle avec du cynisme. On la combat en écoutant d'où viennent vraiment les basses.

Amara

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24.11.2025 à 15:49

S'armer pour sauver le capitalisme financier !

dev

La leçon de Rosa Luxemburg, Kalecki, Baran et Sweezy Maurizio Lazzarato

- 24 novembre / , ,
Texte intégral (5259 mots)

Dans ce nouvel article, Maurizio Lazzarato soutient que le réarmement des Etats-Unis (et de l'Europe) doit se comprendre comme réponse à la crise du capitalisme financier et des bulles spéculatives au bord de l'implosion. Soit que la guerre n'est pas un accident de parcours au milieu de la paix perpétuelle promue par l'économie mais son coeur même ou au moins sa roue de secours. Il vient compléter la série d'articles publiés les semaines dernières : Pourquoi la guerre ?, Les conditions politiques d'un nouvel ordre mondial, Les impasses de la pensée critique occidentale et Les États-Unis et le « capitalisme fasciste ».

« Si grande que soit une nation, si elle aime la guerre, elle périra ; si pacifique que soit le monde, s'il oublie la guerre, il sera en danger »
Wu Zi, ancien traité militaire chinois

« Quand nous parlons de système de guerre, nous entendons un système tel que celui qui est en vigueur et qui suppose que la guerre, même si elle n'est que planifiée et non combattue, est le fondement et le sommet de l'ordre politique, c'est-à-dire des relations entre les peuples et entre les hommes. Un système où la guerre n'est pas un événement mais une institution, pas une crise mais une fonction, pas une rupture mais une pierre angulaire du système, une guerre toujours décriée et exorcisée, mais jamais abandonnée comme une possibilité réelle »
Claudio Napoleoni, 1986

L'avènement de Trump est apocalyptique, au sens premier de ce terme, celui de dévoilement. Son agitation convulsive a le grand mérite de montrer la nature du capitalisme, le rapport entre la guerre, la politique et le profit, entre le capital et l'État habituellement voilé par la démocratie, les droits humains, les valeurs et la mission de la civilisation occidentale.

La même hypocrisie est au cœur du récit construit pour légitimer les 840 milliards d'euros de réarmement que l'UE impose aux États membres par le recours à l'état d'exception. S'armer ne signifie pas, comme le dit Draghi, défendre « les valeurs qui ont fondé notre société européenne » et qui ont « garanti pendant des décennies à ses citoyens la paix, la solidarité et, avec notre allié américain, la sécurité, la souveraineté et l'indépendance », mais cela signifie sauver le capitalisme financier.

Il n'y a même pas besoin de grands discours et d'analyses documentées pour masquer l'indigence de ces récits, il a suffi d'un nouveau massacre de 400 civils palestiniens pour mettre en évidence la vérité du bavardage indécent sur l'unicité et la suprématie morale et culturelle de l'Occident.

Trump n'est pas un pacifiste, il ne fait que reconnaître la défaite stratégique de l'OTAN dans la guerre d'Ukraine, alors que les élites européennes refusent l'évidence. Pour elles, la paix signifierait le retour à l'état catastrophique auquel elles ont réduit leurs nations. La guerre doit continuer car pour elles, comme pour les démocrates et l'État profond usaméricain, c'est le moyen de sortir de la crise qui a commencé en 2008, comme ce fut le cas pour la grande crise de 1929. Trump pense pouvoir la résoudre en donnant la priorité à l'économie sans renier la violence, le chantage, l'intimidation, la guerre. Il est très probable que ni l'un ni les autres ne réussiront car ils ont un énorme problème : le capitalisme, dans sa forme financière, est en crise profonde et c'est précisément de son centre, les USA, qu'arrivent les signaux “dramatiques” pour les élites qui nous gouvernent. Au lieu de converger vers les USA, les capitaux fuient vers l'Europe. Une grande nouveauté, symptôme de grandes ruptures imprévisibles qui risquent d'être catastrophiques.

Le capital financier ne produit pas de biens, mais des bulles qui gonflent toutes aux USA et éclatent au détriment du reste du monde, se révélant être des armes de destruction massive. La finance usaméricaine aspire de la valeur (les capitaux) du monde entier, l'investit dans une bulle qui tôt ou tard éclatera, obligeant les peuples de la planète à l'austérité, au sacrifice pour payer ses échecs : d'abord la bulle internet, puis la bulle des subprimes qui a provoqué l'une des plus grandes crises financières de l'histoire du capitalisme, ouvrant la porte à la guerre. Ils ont aussi tenté la bulle du capitalisme vert qui n'a jamais décollé et enfin celle, incomparablement plus grosse, des entreprises de haute technologie. Pour colmater les brèches des désastres de la dette privée déchargée sur les dettes publiques, la Réserve fédérale et la Banque européenne ont inondé les marchés de liquidités qui, au lieu de “ruisseler” dans l'économie réelle, ont servi à alimenter la bulle des hautes technologies et le développement des fonds d'investissement, connus sous le nom de “Big Three” : Vanguard, BlackRock et State Street (le plus grand monopole de l'histoire du capitalisme, gérant 50 000 milliards de dollars, actionnaire principal de toutes les plus importantes sociétés cotées en bourse). Aujourd'hui, même cette bulle est en train de se dégonfler.

Si l'on divise par deux la capitalisation totale de la bourse de Wall Street, on est encore loin de la valeur réelle des entreprises de haute technologie, dont les actions ont été gonflées par ces mêmes fonds pour maintenir des dividendes élevés pour leurs “épargnants” (les Démocrates comptaient aussi remplacer le welfare par la finance pour tous, comme ils avaient déliré auparavant sur la maison pour tous les USAméricains).

Aujourd'hui, le festin touche à sa fin. La bulle a atteint sa limite et les valeurs chutent avec un risque réel d'effondrement. Si l'on ajoute à cela l'incertitude que la politique de Trump, représentant d'une finance qui n'est pas celle des fonds d'investissement, introduit dans un système que ces derniers avaient réussi à stabiliser avec l'aide des Démocrates, on comprend les craintes des “marchés”. Le capitalisme occidental a besoin d'une nouvelle bulle car il ne connaît rien d'autre que la reproduction de l'identique (la tentative trumpienne de reconstruire l'industrie manufacturière aux USA est vouée à un échec certain).

L'identité parfaite de la “production” et de la destruction

L'Europe, qui dépense déjà de plus de 60 % les dépenses d'armement de la Russie (l'OTAN représente 55 % des dépenses d'armement dans le monde, la Russie 5 %), a décidé d'un grand plan d'investissement de 800 milliards d'euros pour augmenter encore les dépenses militaires.

La guerre et l'Europe où sont encore actifs des réseaux politiques et économiques, des centres de pouvoir qui se réfèrent à la stratégie représentée par Biden, battue à la dernière élection présidentielle, sont l'occasion de construire une bulle basée sur l'armement pour compenser les difficultés croissantes des “marchés” usaméricains. Depuis décembre, les actions des entreprises d'armement ont déjà fait l'objet de spéculations, allant de hausse en hausse et jouant le rôle de valeur refuge pour les capitaux qui jugent la situation usaméricaine trop risquée. Au cœur de l'opération, les fonds d'investissement, qui sont aussi parmi les plus gros actionnaires des grandes entreprises d'armement. Ils détiennent des participations importantes dans Boeing, Lockheed Martin et RTX, dont ils influencent la gestion et les stratégies. En Europe, ils sont également présents dans le complexe militaro-industriel : Rheinmetall, une entreprise allemande qui produit les chars Leopard et dont le cours de l'action a augmenté de 100 % au cours des derniers mois, compte parmi ses principaux actionnaires Blackrock, la Société Générale, Vanguard, etc.. Plus grand fabricant de munitions d'Europe, Rheinmetall a dépassé le plus grand constructeur automobile du continent, Volkswagen, en termes de capitalisation, dernier signe en date de l'appétit croissant des investisseurs pour les valeurs liées à la défense.

L'Union européenne veut collecter et canaliser l'épargne continentale vers l'armement, avec des conséquences catastrophiques pour le prolétariat et une nouvelle division de l'Union. La course aux armements ne pourra pas fonctionner comme un « keynésianisme de guerre » parce que l'investissement dans les armes intervient dans une économie financiarisée et non plus industrielle. Construite avec de l'argent public, elle profitera à une petite minorité de particuliers, tout en aggravant les conditions de vie de la grande majorité de la population.

La bulle de l'armement ne pourra que produire les mêmes effets que la bulle de la haute technologie usaméricaine. Après 2008, les sommes d'argent capturées pour être investies dans la bulle high-tech n'ont jamais “ruisselé” vers le prolétariat usaméricain. Au contraire, elles ont produit une désindustrialisation croissante, des emplois déqualifiés et précaires, des bas salaires, une pauvreté endémique, la destruction du peu de welfare hérité du New Deal et la privatisation de tous les services qui s'en est suivie. C'est ce que la bulle financière européenne ne manquera pas de produire en Europe. La financiarisation conduira non seulement à la destruction complète de l'État-providence et à la privatisation définitive des services, mais aussi à la poursuite de la fragmentation politique de ce qui reste de l'Union européenne. Les dettes, contractées par chaque État séparément, devront être remboursées et il y aura d'énormes différences entre les États européens quant à leur capacité à honorer leurs dettes.

Le vrai danger, ce ne sont pas les Russes, mais les Allemands avec leurs 500 milliards de réarmement et 500 autres milliards pour les infrastructures, des financements décisifs dans la construction de la bulle. La dernière fois qu'ils se sont réarmés, ils ont combiné des catastrophes mondiales (25 millions de morts dans la seule Russie soviétique, la solution finale, etc.), d'où la célèbre phrase de Maruriac : « J'aime tellement l'Allemagne que je suis ravi qu'il y en ait deux ». En attendant les développements ultérieurs du nationalisme et de l'extrême droite déjà à 21 % que le « Deutschland ist zurück » [L'Allemagne est retour] ne manquera pas de produire, l'Allemagne imposera aux autres pays européens son hégémonie impérialiste habituelle. Les Allemands ont rapidement abandonné le credo ordo-libéral qui n'avait pas de base économique, mais seulement politique, pour embrasser à pleine bouche la financiarisation anglo-usaméricaine, mais avec le même objectif, dominer et exploiter l'Europe. Le Financial Times parle d'une décision prise par Merz, l'homme de Blackrock, et Kukies, le ministre du Trésor venu de Goldman Sachs, avec l'aval des partis de “gauche” SPD et Die Linke, qui, comme leurs prédécesseurs en 1914, assument une fois de plus la responsabilité des carnages à venir.

De tout ceci, qui pour l'instant reste un projet, seul le financement allemand semble crédible, quant aux autres états, nous verrons qui aura le courage de réduire encore plus radicalement les pensions, la santé, l'éducation, etc. pour une menace fantasmée.

Si le précédent impérialisme intérieur allemand était fondé sur l'austérité, le mercantilisme des exportations, le gel des salaires et la destruction de l'Etat-providence, celui-ci sera fondé sur la gestion d'une économie de guerre européenne hiérarchisée selon les différentiels de taux d'intérêt à payer pour rembourser la dette contractée.

Les pays déjà lourdement endettés (Italie, France, etc.) devront trouver qui achètera leurs obligations émises pour rembourser leur dette, dans un “marché” européen de plus en plus concurrentiel. Les investisseurs auront intérêt à acheter des obligations allemandes, des obligations émises par des entreprises d'armement sur lesquelles la spéculation à la hausse jouera, et des titres de la dette publique européenne, certainement plus sûrs et plus rentables que les obligations des pays surendettés. Le fameux “spread” jouera encore son rôle comme en 2011. Les milliards nécessaires pour payer les marchés ne seront pas disponibles pour l'État-providence. L'objectif stratégique de tous les gouvernements et oligarchies depuis cinquante ans, la destruction des dépenses sociales pour la reproduction du prolétariat et leur privatisation, sera atteint.

27 égoïsmes nationaux s'affronteront sans enjeu, parce que l'histoire, dont « nous sommes les seuls à savoir ce que c'est », nous a mis au pied du mur, devenus inutiles et insignifiants après des siècles de colonialisme, de guerres et de génocides.

La course aux armements s'accompagne d'une justification martelée – « nous sommes en guerre » contre tous (Russie, Chine, Corée du Nord, Iran, BRICS) - qui ne peut être abandonnée et qui risque de se concrétiser parce que cette quantité délirante d'armes doit de toute façon « être consommée ».

La leçon de Rosa Luxemburg, Kalecki, Baran et Sweezy

Seuls les non-informés peuvent s'étonner de ce qui se passe. Tout est en fait en train de se répéter, mais dans le cadre d'un capitalisme financier et non plus industriel comme au XXe siècle.

La guerre et l'armement sont au cœur de l'économie et de la politique depuis que le capitalisme est devenu impérialiste. Ils sont aussi au cœur du processus de reproduction du capital et du prolétariat, en concurrence féroce l'un avec l'autre. Reconstituons rapidement le cadre théorique fourni par Rosa Luxemburg, Kalecki, Baran et Sweezy, solidement ancré, contrairement aux inutiles théories critiques contemporaines, sur les catégories d'impérialisme, de monopole et de guerre, qui nous offre un miroir de la situation contemporaine.

Commençons par la crise de 1929, qui trouve son origine dans la Première Guerre mondiale et la tentative d'en sortir en activant les dépenses publiques par l'intervention de l'État. Selon Baran et Sweezy (ci-après B&S), l'inconvénient des dépenses publiques dans les années 1930 était leur volume, incapable de contrer les forces dépressives de l'économie privée.

« Considéré comme une opération de sauvetage de l'économie américaine dans son ensemble, le New Deal a donc été un échec flagrant. Même Galbraith, le prophète de la prospérité sans engagements guerriers, a reconnu qu'au cours de la décennie 1930-1940, la “grande crise” n'a jamais pris fin ».

Ce n'est qu'avec la Seconde Guerre mondiale qu'elle a pris fin : « Puis vint la guerre, et avec la guerre vint le salut (...) les dépenses militaires ont fait ce que les dépenses sociales n'avaient pas réussi à faire », car les dépenses publiques sont passées de 17,5 milliards de dollars à 103,1 milliards de dollars.

B&S montrent que les dépenses publiques n'ont pas donné les mêmes résultats que les dépenses militaires parce qu'elles étaient limitées par un problème politique qui est toujours d'actualité. Pourquoi le New Deal et ses dépenses n'ont-ils pas atteint un objectif qui « était à portée de main, comme la guerre l'a prouvé par la suite » ? Parce que sur la nature et la composition des dépenses publiques, c'est-à-dire la reproduction du système et du prolétariat, la lutte des classes se déchaîne.

« Compte tenu de la structure du pouvoir du capitalisme monopoliste usaméricain, l'augmentation des dépenses civiles avait presque atteint ses limites extrêmes. Les forces qui s'opposaient à une nouvelle expansion étaient trop puissantes pour être vaincues ».

Les dépenses sociales ont concurrencé ou nui aux entreprises et aux oligarchies, les privant de leur pouvoir économique et politique. « Comme les intérêts privés contrôlent le pouvoir politique, les limites des dépenses publiques sont fixées de manière rigide, sans se soucier des besoins sociaux, aussi flagrants soient-ils ». Et ces limites s'appliquaient également aux dépenses, à la santé et à l'éducation, qui à l'époque, contrairement à aujourd'hui, n'étaient pas directement en concurrence avec les intérêts privés des oligarchies.

La course aux armements permet d'augmenter les dépenses publiques de l'État, sans que cela se traduise par une augmentation des salaires et de la consommation du prolétariat. Comment l'argent public peut-il être dépensé pour éviter la dépression économique qu'entraîne le monopole, tout en évitant le renforcement du prolétariat ? « Par des armements, par plus d'armements, par de plus en plus d'armements ».

Michael Kalecki, travaillant sur la même période mais sur l'Allemagne nazie, parvient à élucider d'autres aspects du problème. Contre tout économisme, qui menace toujours la compréhension du capitalisme par des théories critiques même marxistes, il souligne la nature politique du cycle du capital : « La discipline dans les usines et la stabilité politique sont plus importantes pour les capitalistes que les profits courants ».

Le cycle politique du capital, qui ne peut plus être garanti que par l'intervention de l'État, doit recourir aux dépenses d'armement et au fascisme. Pour Kalecki, le problème politique se manifeste également dans « l'orientation et les objectifs des dépenses publiques ». L'aversion pour la « subvention de la consommation de masse » est motivée par la destruction « du fondement de l'éthique capitaliste “tu gagneras ton pain à la sueur de ton front” (à moins que tu ne vives des revenus du capital) ».

Comment s'assurer que les dépenses de l'État ne se transforment pas en augmentation de l'emploi, de la consommation et des salaires, et donc en force politique du prolétariat ? L'inconvénient pour les oligarchies est surmonté avec le fascisme, car la machine d'État est alors sous le contrôle du grand capital et de la direction fasciste, avec « la concentration des dépenses de l'État sur l'armement », tandis que « la discipline d'usine et la stabilité politique sont assurées par la dissolution des syndicats et les camps de concentration. La pression politique remplace ici la pression économique du chômage ».
D'où l'immense succès des nazis auprès de la majorité des libéraux tant britanniques qu'usaméricains.

La guerre et les dépenses d'armement sont au cœur de la politique usaméricaine même après la fin de la Seconde Guerre mondiale, car une structure politique sans force armée, c'est-à-dire sans le monopole de son exercice, est inconcevable. Le volume de l'appareil militaire d'une nation dépend de sa position dans la hiérarchie mondiale de l'exploitation. « Les nations les plus importantes auront toujours les besoins les plus importants, et l'ampleur de leurs besoins (en forces armées) variera selon qu'une lutte acharnée pour la première place se déroulera ou non entre elles ».

Les dépenses militaires ont donc continué à croître dans le centre de l'impérialisme : « Bien entendu, la majeure partie de l'expansion des dépenses publiques a eu lieu dans le secteur militaire, qui est passé de moins de 1 % à plus de 10 % du PNB et qui a représenté environ deux tiers de l'augmentation totale des dépenses publiques depuis 1920. Cette absorption massive de l'excédent dans des préparatifs limités a été le fait central de l'histoire usaméricaine d'après-guerre »

Kalecki souligne qu'en 1966, « plus de la moitié de la croissance du revenu national provient de la croissance des dépenses militaires ».

Or, après la guerre, le capitalisme ne pouvait plus compter sur le fascisme pour contrôler les dépenses sociales. L'économiste polonais, “élève” de Rosa Luxemburg, souligne : « L'une des fonctions fondamentales de l'hitlérisme a été de surmonter l'aversion du grand capital pour une politique anticonjonturelle à grande échelle. La grande bourgeoisie avait donné son accord à l'abandon du laisser-faire et à l'accroissement radical du rôle de l'État dans l'économie nationale, à condition que l'appareil d'État soit sous le contrôle direct de son alliance avec la direction fasciste » et que la destination et le contenu des dépenses publiques soient déterminés par l'armement. Dans les Trente Glorieuses, sans que le fascisme n'assure l'orientation des dépenses publiques, les États et les capitalistes sont contraints au compromis politique. Les rapports de force déterminés par le siècle des révolutions obligent l'État et les capitalistes à faire des concessions qui sont de toute façon compatibles avec des profits atteignant des taux de croissance inconnus jusqu'alors. Mais même ce compromis est de trop car, malgré les profits importants, « les travailleurs deviennent alors “récalcitrants” et les “capitaines d'industrie” sont soucieux de leur “donner une leçon” ».

La contre-révolution, qui s'est développée à partir de la fin des années 1960, avait pour centre la destruction des dépenses sociales et la volonté farouche d'orienter les dépenses publiques vers les seuls et uniques intérêts des oligarchies. Le problème, depuis la République de Weimar, n'a jamais été une intervention générique de l'État dans l'économie, mais le fait que l'État avait été investi par la lutte des classes et avait été contraint de céder aux exigences des luttes ouvrières et prolétariennes.

Dans les temps “paisibles” de la guerre froide, sans l'aide du fascisme, l'explosion des dépenses militaires a besoin d'une légitimation, assurée par une propagande capable d'évoquer continuellement la menace d'une guerre imminente, d'un ennemi aux portes prêt à détruire les valeurs occidentales : « Les créateurs officieux et officiels de l'opinion publique ont la réponse toute prête : les USA doivent défendre le monde libre contre la menace d'une agression soviétique (ou chinoise)3.

Kalecki, pour la même période, précise : « Les journaux, le cinéma, les stations de radio et de télévision travaillant sous l'égide de la classe dirigeante créent une atmosphère qui favorise la militarisation de l'économie ».

Les dépenses d'armement n'ont pas seulement une fonction économique, mais aussi une fonction de production de subjectivités assujetties. En exaltant la subordination et le commandement, la guerre « contribue à la création d'une mentalité conservatrice ».

« Alors que les dépenses publiques massives en faveur de l'éducation et de la protection sociale tendent à saper la position privilégiée de l'oligarchie, les dépenses militaires font le contraire. La militarisation favorise toutes les forces réactionnaires, (...) un respect aveugle de l'autorité est déterminé ; une conduite de conformité et de soumission est enseignée et imposée ; et l'opinion contraire est considérée comme antipatriotique, voire comme une trahison ».

Le capitalisme produit un capitaliste qui, précisément en raison de la forme politique de son cycle, est un semeur de mort et de destruction, plutôt qu'un promoteur de progrès. Richard B. Russell, sénateur conservateur du Sud des USA dans les années 1960, cité par B&S, nous le dit : « Il y a quelque chose dans les préparatifs de destruction qui incite les hommes à dépenser l'argent plus inconsidérément que s'il était destiné à des fins constructives. Je ne sais pas pourquoi cela se produit, mais depuis une trentaine d'années que je siège au Sénat, je me suis rendu compte qu'en achetant des armes pour tuer, détruire, rayer des villes de la surface de la terre et éliminer de grands systèmes de transport, il y a quelque chose qui fait que les hommes ne calculent pas les dépenses aussi soigneusement qu'ils le font lorsqu'il s'agit de penser à un logement décent et à des soins de santé pour les êtres humains ».

La reproduction du capital et du prolétariat s'est politisée à travers les révolutions du XXe siècle. La lutte des classes a également engendré une opposition radicale entre la reproduction de la vie et la reproduction de sa destruction, qui n'a fait que s'approfondir depuis les années 1930.

Comment fonctionne le capitalisme

La guerre et l'armement, pratiquement exclus de toutes les théories critiques du capitalisme, fonctionnent comme des discriminants dans l'analyse du capital et de l'État.

Il est très difficile de définir le capitalisme comme un “mode de production”, comme l'a fait Marx, parce que l'économie, la guerre, la politique, l'État, la technologie sont des éléments étroitement liés et inséparables. La “critique de l'économie” ne suffit pas à produire une théorie révolutionnaire. Dès l'avènement de l'impérialisme, un changement radical dans le fonctionnement du capitalisme et de l'Etat s'est produit, mis en évidence par Rosa Luxemburg pour qui l'accumulation a deux aspects. Le premier « concerne la production de la plus-value - dans l'usine, dans la mine, dans l'exploitation agricole - et la circulation des marchandises sur le marché. Vue sous cet angle, l'accumulation est un processus économique dont la phase la plus importante est une transaction entre le capitaliste et le salarié ». Le second aspect a pour théâtre le monde entier, une dimension mondiale irréductible au concept de “marché” et à ses lois économiques. « Ici, les méthodes employées sont la politique coloniale, le système des prêts internationaux, la politique des sphères d'intérêt, la guerre. La violence, la tromperie, l'oppression, la prédation se développent ouvertement, sans masque, et il est difficile de reconnaître les lois strictes du processus économique dans l'enchevêtrement de la violence économique et de la brutalité politique ».

La guerre n'est pas une continuation de la politique mais a toujours coexisté avec elle, comme le montre le fonctionnement du marché mondial. Ici, où la guerre, la fraude et la prédation coexistent avec l'économie, la loi de la valeur n'a jamais vraiment fonctionné. Le marché mondial est très différent de celui esquissé par Marx. Ses considérations semblent ne plus s'appliquer, ou plutôt doivent être précisées : ce n'est que dans le marché mondial que l'argent et le travail deviendraient adéquats à leur concept, faisant fructifier leur abstraction et leur universalité. Au contraire, on constate que la monnaie, forme la plus abstraite et la plus universelle du capital, est toujours la monnaie d'un État. Le dollar est la monnaie des USA et ne règne qu'en tant que tel. L'abstraction de la monnaie et son universalité (et ses automatismes) sont appropriées par une “force subjective” et sont gérées selon une stratégie qui n'est pas contenue dans la monnaie.

Même la finance, comme la technologie, semble être l'objet d'une appropriation par des forces subjectives “nationales”, très peu universelles. Sur le marché mondial, même le travail abstrait ne triomphe pas en tant que tel, mais rencontre d'autres formes radicalement différentes de travail (travail servile, travail d'esclave, etc.) et fait l'objet de stratégies.

L'action de Trump, ayant fait tomber le voile hypocrite du capitalisme démocratique, nous révèle le secret de l'économie : elle ne peut fonctionner qu'à partir d'une division internationale de la production et de la reproduction définie et imposée politiquement, c'est-à-dire par l'usage de la force, ce qui implique aussi la guerre.

La volonté d'exploiter et de dominer, en gérant simultanément les relations politiques, économiques et militaires, construit une totalité qui ne peut jamais se refermer sur elle-même, mais qui reste toujours ouverte, scindée par les conflits, les guerres, les prédations. Dans cette totalité éclatée, tous les rapports de force convergent et se gouvernent eux-mêmes. Trump intervient sur l'usage des mots, mais aussi sur les théories du genre, en même temps qu'il voudrait imposer un nouveau positionnement mondial, à la fois politique et économique, des USA. Du micro au macro, une action politique à laquelle les mouvements contemporains sont loin de ne serait-ce que de penser.

La construction de la bulle financière, processus que l'on peut suivre pas à pas, se déroule de la même manière. Les acteurs impliqués dans sa production sont nombreux : l'Union européenne, les États qui doivent s'endetter, la Banque européenne d'investissement, les partis politiques, les médias et l'opinion publique, les grands fonds d'investissement (tous usaméricains) qui organisent le transport des capitaux d'une bourse à l'autre, les grandes entreprises. Ce n'est qu'après le verdict de l'affrontement/coopération entre ces centres de pouvoir que la bulle économique et ses automatismes pourront fonctionner. Il y a toute une idéologie de l'automatisme à déboulonner. Le “pilote automatique”, surtout au niveau financier, n'existe et ne fonctionne qu'après avoir été politiquement mis en place. Il n'a pas existé dans les années 1930 parce qu'il a été décidé politiquement, il fonctionne depuis la fin des années 1970, par une volonté politique explicite.

Cette multiplicité d'acteurs qui s'agitent depuis des mois est soudée par une stratégie. Il y a donc un élément subjectif qui intervient de manière fondamentale. En fait, il y en a deux. Du point de vue capitaliste, il y a une lutte féroce entre le “facteur subjectif” Trump et le “facteur subjectif” des élites qui ont été battues à l'élection présidentielle, mais qui ont encore de fortes présences dans les centres de pouvoir aux USA et en Europe.

Mais pour que le capitalisme fonctionne, il faut aussi tenir compte d'un facteur prolétarien subjectif. Il joue un rôle décisif car soit il deviendra le porteur passif du nouveau processus de production/reproduction du capital, soit il tendra à le rejeter et à le détruire. Compte tenu de l'incapacité du prolétariat contemporain, le plus faible, le plus désorienté, le moins autonome et indépendant de l'histoire du capitalisme, la première option semble la plus probable. Mais s'il ne parvient pas à opposer sa propre stratégie aux innovations stratégiques permanentes de l'ennemi, capables de se renouveler sans cesse, nous tomberons dans une asymétrie des rapports de force qui nous ramènera au temps d'avant la Révolution française, dans un “ancien régime” nouveau/ déjà vu.

Maurizio Lazzarato

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24.11.2025 à 15:39

Penser en résistance dans la Chine aujourd'hui

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Un lundisoir avec Chloé Froissart & Eva Pils

- 24 novembre / , , ,
Texte intégral (7284 mots)

Dans la continuité de notre interview avec Romain Graziani (Les Lois et les Nombres) sur l'invention asiatique du totalitarisme comme pratique et idéologie de la loi-algorithme (le fa des Légistes antiques) [1], surveillance généralisée, solidarité pénale collective et essaim corrompu de fonctionnaires-mandarins sous le pilotage du centre impérial, nous invitons Chloé Froissart, professeure de sciences politiques à l'INALCO au département d'études chinoises et Eva Pils, professeure de droit à l'université de Nuremberg, pour leur participation à l'élaboration du recueil d'articles et d'entretiens que constitue Penser en résistance dans la Chine d'aujourd'hui (dir. Anne Cheng et Chloé Froissart).

À voir lundi 24 novembre à partir de 20h :

Nous avons engagé, il y a maintenant quelques temps, une conversation générale sur Lundimatin consacrée au fascisme et à ses variantes [2]. Nous n'avions pas évoqué le concept de « totalitarisme » pour de multiples raisons [3]. L'une de ces raisons est que si nous avons vu – avec Alpa Sha – les pratiques fascistes des tenants de l'Hindutva, du RSS et de Modi en Inde (dont la tonalité est d'inspiration nazie et fasciste italien) –, nous n'avions pas étudié le « fascisme » à travers l'histoire russe ou chinoise. Nous avons perçu ce qu'était la guerre en Ukraine grâce à de brillants entretiens, mais n'avions pas encore essayé de comprendre les spécificités « eurasiatiques » et asiatiques du fascisme (Russie, Chine, Japon).

Avec Penser en résistance dans la Chine d'aujourd'hui, le saut est fait. Car depuis 2012, de profondes tendances totalitaires – dont certaines viennent du Légisme antique, d'autres de l'exemple soviétique et du stalinisme, d'autres encore des délires spécifiques du Mao d'après 1957 – font retour en Chine, après une parenthèse complexe. « On assiste », comme l'écrit Chloé Froissart dans son introduction, « à une résurgence des traits fondamentaux du totalitarisme » (18). Résurgence qui s'accompagne de ce que le philosophe du groupe Socialisme et Barbarie, Claude Lefort appelait le « fantasme de l'Un ». Très concrètement la « pensée de Xi Jinping » est inscrite directement dans les statuts du Parti en 2017, la loi de sécurité nationale de 2015 a fait basculer le régime de l'exigence de « stabilité » à celle de « sécurité nationale » engendrant une « criminalisation des protestations et des dissensions » (19). Après avoir absorbé juridiquement et policièrement Hong Kong dans un long et pénible processus de résistance allant du mouvement des Parapluies en 2014 à la lutte que nous avions suivi de très près en 2019 contre la loi d'extradition, la Chine a proclamé la « loi sur la sécurité des données » de 2021 grâce à laquelle la société est intégralement « siphonnée » et rendue « transparente ». La rééducation et répression des populations ethniques mineures comme les Ouïghours (dont une grande partie de la population se retrouve dans de nouveaux laogaï qui feraient pâlir d'envie un stalinien) et les Kazakhes au Xinjiang ou les tibétains, n'en est que renforcée.

Comme son titre l'indique (Penser en résistance), l'ouvrage dirigé par Cheng et Froissart ne porte pas sur les militants, les activistes, les ouvriers grévistes ou en lutte, ni sur la jeunesse insurrectionnelle, mais sur celles et ceux qui contribuent à continuer de « penser » - au sens de produire du travail intellectuel - dans un État répressif. L'intérêt du livre, pour nous, est peut-être précisément cela : à travers une série d'articles d'universitaires, d'écrivains, de juristes et de constitutionnalistes dont les auteurs vivent en Chine ou à Hong Kong, ont été en prison ou sont en sursis, mis en retraite forcée ou ont dû fuir le pays, on perçoit d'une manière extrêmement fine les effets du totalitarisme, de la censure, de la pression sociale, du contrôle sur les « stratégies d'écriture et les formes d'expression » (36) qui permettent de les déjouer, d'éviter l'auto-censure pour continuer à critiquer, de résister, directement ou indirectement. Tantôt on dissimule une critique du pouvoir sous l'abstraction d'une réflexion formelle et juridique, tantôt on a recours au comparatisme, on parle du Japon pour parler de la Chine, on se présente comme conseiller du prince, on passe par l'utopie ou l'uchronie (très classique). « Ainsi, parler de totalitarisme à propos de l'Allemagne nazie peut être recevable car, selon le PCC, la Chine est un pays démocratique. » (37) Du coup, on se retrouve avec une analyse du totalitarisme allemand et des théories de Hannah Arendt sur la « banalité du mal » par Liu Yu, une politologue en vue qui exerce à Pékin, mais tout l'art de la réception est de comprendre que lorsque l'on parle des Allemands, on parle peut-être aussi des Chinois. Avec ce texte, on peut citer celui de Xu Jilin, qui emprunte aussi à Arendt à travers la philosophie du japonais Maruyama Masao. Car Maruyama analyse le militarisme et le fascisme japonais de la période 1926-1945 comme automatisation conformiste des attitudes, absence de pensée, dissolution de l'intériorité et de la subjectivité, perte de souci pour les idées ou les valeurs transcendantes auxquelles être fidèle dans l'action en même temps que négligence pour les perpétuelles transformations du devenir qui refusent de croire en une quelconque essence figée. Or, c'est, en même temps la restitution par Xu Jilin d'une analyse-masque qui lui sert d'adresse à ses concitoyens et camarades. Pour le philosophe japonais, masque du philosophe chinois donc, parlant des soldats japonais qui participèrent au massacre de Nankin :

« Au pays, ces hommes étaient tous des citoyens de bas étage. Mais une fois arrivés sur le champ de bataille et devenus soldats de l'armée impériale – une armée associée aux plus hauts honneurs dans le système impérial –, ils se virent soudain élevés à une position privilégiée. Leurs désirs ordinairement réprimés purent se déverser avec violence sur les civils ennemis plus faibles (…). » (102)

Ce qui me paraît essentiel, à la lecture de ce livre, c'est cette articulation entre la critique et la stratégie indirecte, l'existence de la censure et de la dénonciation étant monnaie courante. Si nos universités sont attaquées sous le vocable « islamo-gauchisme » ou « wokisme », ou encore « politiquement correct » ; en Chine, un historien qui cherche à établir des faits est un « nihiliste historique ». Pour s'assurer que personne ne sombre dans ce dangereux nihilisme,

« le PCC peut s'appuyer sur une surveillance à trois pieds : outre celle exercée par les cadres du Parti, la surveillance numérique a fait son entrée dans les universités en 2013, et se double, depuis 2014, de la surveillance exercée par des informateurs recrutés – désormais ouvertement – parmi les étudiants qui sont payés pour dénoncer tout manquement aux règles. » Enfin, last but not least, « ce sont souvent plusieurs caméras, enregistrant aussi bien l'image que le son, qui sont installées dans les salles de classe et les amphithéâtres, permettant ainsi un contrôle panoptique de ses occupants, même s'il arrive que certaines petites salles en soient encore dépourvues. » (23)

Nous qui, à Lundimatin, sommes depuis toujours de dangereux « nihilistes historiques », nous terminerons cette présentation en rappelant que si Penser en résistance en Chine ancienne nous permet de parler de Chinois qui parlent de Japonais qui lisent Hannah Arendt pour parler de la Chine, n'oublions pas que nous sommes des Européens qui parlons des Chinois (qui parlent des Japonais qui lisent Hannah Arendt) pour parler des Européens qui lisent des Chinois qui parlent des Japonais pour se comprendre eux-mêmes.

Et pour finir, un exemple de « nihilisme historique » :

« En Chine, chacun connaît à peu près ces vers de Wen Tianwiang : « Au pays de Qi, le Grand Scribe avait donné sa vie pour l'histoire… » Le poème fait allusion à un historien de l'époque des Royaumes combattants (V°-VI° siècle av. J.-C.), connu pour s'être montré inflexible et ne pas avoir transigé avec la vérité historique. Ce dernier, qui occupait la fonction de Grand Scribe de l'État de Qi, avait justement eu recours au caractère shi [caractère qui veut dire « tuer » mais en un sens injuste et félon, par différence avec zhu qui veut dire « tuer » mais comme pour réparer une injustice] pour consigner dans sa chronique le fait que le conseiller Cui Zhu avait manigancé l'assassinat du duc Zhuang, qu'il était pourtant censé servir, mais qu'il savait avoir eu une liaison secrète avec sa femme. Cui Zhu exigea du Grand Scribe qu'il amendât son texte en supprimant le caractère en question, qui lui collait, il l'avait compris, l'étiquette de régicide ; l'historien s'y refusant, il le fit exécuter. Les deux frères cadets de ce dernier, qui héritèrent l'un après l'autre de la charge de poursuivre l'œuvre de leur aîné, connurent le même sort, lorsqu'ils persistèrent, à leur tour, à maintenir la version initiale du texte de leur défunt frère. Le temps passant, Cui Zhu, de guerre lasse, finit par jeter l'éponge et reconnaître les faits. » (Penser en résistance, cf. Zi Zhongyun, « Réformer la conception traditionnelle de l'histoire en Chine », p. 56).

Sommaire de l'interview :
00:00 Intro et présentation
02:20 « Penser en resistance » et refuser les catégories du pouvoir
05:33 L'écriture autonome de l'Histoire pour contrôler et réguler l'activité politique
07:58 Le courage de la vérité (jusqu'à la mort)
11:29 Les évolutions de la Chine depuis l'arrive de Xi Jinping au pouvoir en 2012
18:08 Comment le totalitarisme s'accommode de la constitution
20:45 L'abandon des principes libéraux par Xi Jinping
28:20 Qu'elle est la nature de ce totalitarisme et comment cela se traduit dans la loi et les pratiques
33:30 « Maoïsme et paradis terrestre »
38:49 De Mao à Xi Jinping, 50 nuances de totalitarisme
42:03 La « rééducation » des Ouïghours par et hors la loi
43:51 L'évolution de Hong-Kong depuis Xi Jinping
50:13 Les manières détournées et indirectes de parler en résistance
56:53 Le langage crypté de la résistance
1:00:14 La résistance constitutionnaliste
1:03:06 Le rapport entre liberté et égalité
1:07:58 La résistance est-elle une conception occidentale ?
1:11:58 La subversion au cœur de la culture chinoise
1:14:20 Comment le Parti communiste chinois récupère la pensée décoloniale
1:18:14 Colonialisme et patriotisme du Parti communiste chinois

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Faut-il boyotter les livres Bolloré - Un lundisoir avec des libraires

Contre-anthropologie du monde blanc - Jean-Christophe Goddard

10 questions sur l'élection de Trump - Eugénie Mérieau, Michalis Lianos & Pablo Stefanoni

Chlordécone : Défaire l'habiter colonial, s'aimer la terre - Malcom Ferdinand

Ukraine, guerre des classes et classes en guerre - Daria Saburova

Enrique Dussel, métaphysicien de la libération - Emmanuel Lévine

Combattre la technopolice à l'ère de l'IA avec Felix Tréguer, Thomas Jusquiame & Noémie Levain (La Quadrature du Net)

Des kibboutz en Bavière avec Tsedek

Le macronisme est-il une perversion narcissique - Marc Joly

Science-fiction, politique et utopies avec Vincent Gerber

Combattantes, quand les femmes font la guerre - Camillle Boutron

Communisme et consolation - Jacques Rancière

Tabou de l'inceste et Petit Chaperon rouge - Lucile Novat

L'école contre l'enfance - Bertrand Ogilvie

Une histoire politique de l'homophobie - Mickaël Tempête

Continuum espace-temps : Le colonialisme à l'épreuve de la physique - Léopold Lambert

Que peut le cinéma au XXIe siècle - Nicolas Klotz, Marie José Mondzain & Saad Chakali
lundi bonsoir cinéma #0

« Les gardes-côtes de l'ordre racial » u le racisme ordinaire des électeurs du RN - Félicien Faury

Armer l'antifascisme, retour sur l'Espagne Révolutionnaire - Pierre Salmon

Les extraterrestres sont-ils communistes ? Wu Ming 2

De quoi l'antisémitisme n'est-il pas le nom ? Avec Ludivine Bantigny et Tsedek (Adam Mitelberg)

De la démocratie en dictature - Eugénie Mérieau

Inde : cent ans de solitude libérale fasciste - Alpa Shah
(Activez les sous-titre en français)

50 nuances de fafs, enquête sur la jeunesse identitaire avec Marylou Magal & Nicolas Massol

Tétralemme révolutionnaire et tentation fasciste avec Michalis Lianos

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Olivier Lefebvre : Sortir les ingénieurs de leur cage

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Yves Pagès : Une histoire illustrée du tapis roulant

Alexander Bikbov et Jean-Marc Royer : Radiographie de l'État russe

Un lundisoir à Kharkiv et Kramatorsk, clarifications stratégiques et perspectives politiques

Sur le front de Bakhmout avec des partisans biélorusses, un lundisoir dans le Donbass

Mohamed Amer Meziane : Vers une anthropologie Métaphysique->https://lundi.am/Vers-une-anthropologie-Metaphysique]

Jacques Deschamps : Éloge de l'émeute

Serge Quadruppani : Une histoire personnelle de l'ultra-gauche

Pour une esthétique de la révolte, entretient avec le mouvement Black Lines

Dévoiler le pouvoir, chiffrer l'avenir - entretien avec Chelsea Manning

De gré et de force, comment l'État expulse les pauvre, un entretien avec le sociologue Camille François

Nouvelles conjurations sauvages, entretien avec Edouard Jourdain

La cartographie comme outil de luttes, entretien avec Nephtys Zwer

Pour un communisme des ténèbres - rencontre avec Annie Le Brun

Philosophie de la vie paysanne, rencontre avec Mathieu Yon

Défaire le mythe de l'entrepreneur, discussion avec Anthony Galluzzo

Parcoursup, conseils de désorientation avec avec Aïda N'Diaye, Johan Faerber et Camille

Une histoire du sabotage avec Victor Cachard

La fabrique du muscle avec Guillaume Vallet

Violences judiciaires, rencontre avec l'avocat Raphaël Kempf

L'aventure politique du livre jeunesse, entretien avec Christian Bruel

À quoi bon encore le monde ? Avec Catherine Coquio
Mohammed Kenzi, émigré de partout

Philosophie des politiques terrestres, avec Patrice Maniglier

Politique des soulèvements terrestres, un entretien avec Léna Balaud & Antoine Chopot

Laisser être et rendre puissant, un entretien avec Tristan Garcia

La séparation du monde - Mathilde Girard, Frédéric D. Oberland, lundisoir

Ethnographies des mondes à venir - Philippe Descola & Alessandro Pignocchi

Terreur et séduction - Contre-insurrection et doctrine de la « guerre révolutionnaire » Entretien avec Jérémy Rubenstein

Enjamber la peur, Chowra Makaremi sur le soulèvement iranien

La résistance contre EDF au Mexique - Contre la colonisation des terres et l'exploitation des vents, Un lundisoir avec Mario Quintero

Le pouvoir des infrastructures, comprendre la mégamachine électrique avec Fanny Lopez

Rêver quand vient la catastrophe, réponses anthropologiques aux crises systémiques. Une discussion avec Nastassja Martin

Comment les fantasmes de complots défendent le système, un entretien avec Wu Ming 1

Le pouvoir du son, entretien avec Juliette Volcler

Qu'est-ce que l'esprit de la terre ? Avec l'anthropologue Barbara Glowczewski

Retours d'Ukraine avec Romain Huët, Perrine Poupin et Nolig

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Basculements, mondes émergents, possibles désirable, une discussion avec Jérôme Baschet.

Au cœur de l'industrie pharmaceutique, enquête et recherches avec Quentin Ravelli

Vanessa Codaccioni : La société de vigilance

Comme tout un chacune, notre rédaction passe beaucoup trop de temps à glaner des vidéos plus ou moins intelligentes sur les internets. Aussi c'est avec beaucoup d'enthousiasme que nous avons décidé de nous jeter dans cette nouvelle arène. D'exaltations de comptoirs en propos magistraux, fourbis des semaines à l'avance ou improvisés dans la joie et l'ivresse, en tête à tête ou en bande organisée, il sera facile pour ce nouveau show hebdomadaire de tenir toutes ses promesses : il en fait très peu. Sinon de vous proposer ce que nous aimerions regarder et ce qui nous semble manquer. Grâce à lundisoir, lundimatin vous suivra jusqu'au crépuscule. « Action ! », comme on dit dans le milieu.


[1] Si la notion de loi (fa) dépend d'un imaginaire de la mesure, si elle est algorithme objectif des tarifications pénales et des mérites, face à la prolifération des dissidences, elle s'adjoint des dimensions à la fois mécanique et stratégique (militaire ou cynégétique) – « gâchettes, moyeux et leviers sont devenus les blasons du stratège et du politicien obtenant la victoire non plus par la vaillance ou la force, mais par la machination. » (258). La mesure pose l'objectivité ; le mécanisme, lui, implique la « démultiplication de la puissance agissante » (259). Mobilisant des « montages » (she), comme dans les arbalètes, les barques, les roues, les arcs, les gonds et les chars, l'exercice du pouvoir se fait gâchette (xie), pivots, essieux (shu), ressorts. Le pouvoir (guan) se confond avec le shi, « pouvoir positionnel », « position de force », avantages liés à la topographie qui fonctionne sur le mode du levier, redistribuant, par la position, les rapports de force. Le souverain, par sa position prééminente, renverse son état de minorité face à ses servants. Graziani reprend à Lewis Mumford l'expression, pour désigner l'État légiste, de « super État-machine » (264). Cette conception de la position (shi) on la doit à Shen Dao qui « s'émerveille en songeant à ce que serait l'analogue, pour qui prend place sur le trône, des essieux ou du gouvernail permettant de voyager en barque ou en char au bout du monde tout en restant soi-même immobile et paisiblement assis. » (264) L'idée d'un mécanisme associé à une position offrant au pouvoir un exercice objectif et efficace est symbolisé par l'arbalète. L'arbalète appartient à l'âge des armées de masse. « Le passage de l'arc à l'arbalète dans les luttes armées est une bonne synecdoque du changement qui s'opère, à l'époque des Royaumes combattants, de l'éducation martiale des jeunes patriciens à une pratique de la guerre uniquement préoccupée d'efficacité et de force de frappe. » (269) L'arbalète, par sa gâchette, ji, son mécanisme déclencheur, met en réserve un potentiel de frappe, et peut être utilisée indépendamment de la valeur morale ou charismatique de son détenteur. On a donc une trinité notionnelle de la méga-machine du pouvoir : fa, shi, ji (loi, position, gâchette). « La notion de pouvoir de position (shi) est une simple projection sur la personne du souverain de cette idée, élaborée conjointement à la notion de fa, selon laquelle un dispositif externe doit toujours l'emporter sur le talent inné, les données perceptives ou les capacités cognitives. » (274) Selon Le Jardin des Persuasions, texte de l'époque des Han, la bouche et la langue du souverain deviennent loquet et gâchette : « il suffit de froncer l'œil ou d'esquisser une moue pour sceller le sort d'un dignitaire » (275). Mais cette mécanisation topologique du pouvoir – cette machination – ne suffit pas. Si l'exercice du pouvoir trouve avec lui sa nécessité interne, il s'expose à un « problème majeur » : « la production de sa nécessité externe » (283). Soit : le fait que nul montage (she), nul mécanisme ni outil « n'est en mesure d'assurer automatiquement que seront respectées ou appliquées les lois. » (283). Et c'est là qu'intervient la dimension stratégique et cynégétique du pouvoir et de son imaginaire. Il ne suffit pas de peser, de mesurer, de compter : il faut piéger, attraper, capturer sa population à l'aide de « filets de chasse » et des « chausse-trappes ». Guanzi, ch. 53 : « Les lois et les ordonnances sont comme des cordes de maintien, tandis que les agents de l'État sont les filets suspendus. » Par exemple, chez les Mohistes, Shen Dao, Shang Yang, Maître Guan, le rôle des fa est comparable aux fouets, aux filets de pêche (wang gu), aux lacis et filet (wei gang). Le peuple est « un magma d'énergies sauvages et erratiques » (284), bancs de poisson, essaims d'oiseaux, qu'il faut capturer dans les nasses de l'État. Graziani conclut en disant que « l'arsenal de métaphores cynégétiques et martiales est l'aspect le plus tranchant de l'affûtage notionnel » des Légistes pour « dompter et pacifier » le corps social. « Au compas et au cordeau, à la roue et au levier, s'associent la cravache et le mors, les pièges à lacets, les filets et la colle, les haches, les fouets, les scies et les épées » (287). Un véritable travail d'ingénierie cynégétique.

[3] Un débat historiographique sur la pertinence du concept de Hannah Arendt pour analyser le fascisme allemand (nazisme) a conduit à des réévaluation du concept de Johann Chapoutot (qui parle de « polycratie nazie » sociale-darwinienne), Christian Ingrao, Nicolas Patin à Adam Tooze (The Wages of destruction), Martin Broszat (L'État hitlérien) ou encore David Cesarani (qui nuance Arendt dans sa biographie d'Eichmann).

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24.11.2025 à 12:55

Contre le TAV : « Avons-nous fait assez ? »

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Texte intégral (1174 mots)

Un bilan d'étape. Le bref article qui suit, paru sur le site Volere la luna, traduit par nos soins, a été rédigé par une personne engagée depuis les débuts dans la lutte des No-Tav, ces opposants à la ligne à grande vitesse Lyon Turin qui doit défigurer la vallée de Suse. Leur combat est depuis vingt ans la référence de toutes les luttes de territoires menacés par un grand projet inutile et imposé. On peut ne pas partager le pessimisme apparent de la rédactrice, on peut trouver à ce texte des tonalités attristantes, mais on peut aussi le lire comme une sorte de bilan d'étape : il rappelle l'extraordinaire richesse, l'inventivité sociale, culturelle et politique de ce combat, le courage impressionnant et la joie communicative de ses acteurs. Et il est d'autant moins démobilisateur que son final est un appel à continuer la lutte.

Avons-nous fait assez ? C'est une question qui se glisse dans la mémoire, en un jour de milieu de semaine, de milieu de mois, un mercredi de novembre, quand sur les réseaux circulent des images de l'expropriation d'une maison qui va être abattue d'ici peu pour laisser place au chantier du grand projet. Le 19 novembre 2025, Telt [la société conduisant le projet, NdT] a pris officiellement possession des maisons du hameau San Giuliano (Suse), trois d'entre elles seront abattues pour faire place au chantier de la gare internationale du Tav. Pris à peu de distance, le cliché d'un photographe montre une femme âgée qui cache son visage dans un mouchoir, sans colère, comme si elle éprouvait de la honte pour sa grande douleur. C'était sa maison depuis 1959. Le photographe d'un journal local sent le besoin d'intituler la photo : « Progrès ? »

Avons-nous fait assez pour nous opposer à ce saccage ? En mettant à disposition nos corps, les actions, les pensées, les écrits ? En mettant à disposition une bonne partie de nos vies durant ces trente ans de lutte ? Des kilomètres de pas faits dans des centaines de manifestations. Rencontres, congrès, « presidi » [piquets permanents dans des bâtiments précaires servant de lieux de rassemblement] sous d'épaisses couches de neige ou avec la peau brûlée par le soleil. Voyages à travers toute l'Italie pour rencontrer et se faire connaître. Plaintes en justice, procès. Depuis quelques jours sont prévues des initiatives pour rappeler les journées vécues pour la « Libération de Venaus » ; c'était en 2005, il y a vingt ans [1].

Cette grande participation populaire qui avait permis de courir par milliers dans les prairies, de rompre les scellés et même de faire reculer les troupes d'occupation avait été possible parce que derrière lui, le mouvement avait déjà dix ans de lutte durant lesquelles s'était construite cette participation. Les instruments utilisés avaient été diversifiés. Des habituelles assemblées dans chaque commune, à la participation aux carnavals avec des masques de carton qui rappelaient le monstre Tav qui avance… le bruit du TGV enregistré à Macon et puis diffusé à plein volume au cinéma. La participation à un concours de lese (luges) qui pendant la Fête de Saint Michel descendaient à une vitesse assez dangereuse jusqu'à Sant'Ambrogio : « La lesa est la tradition, le Tav, la destruction ». Textes théâtraux mis en scène, chants, presidi, etc. Années 90 : les réunions à Condove avec le comité Habitat et à Bussoleno avec le comité No Tav. Venait à peine de se terminer (pour une fois victorieusement) la lutte contre la méga ligne Grande-Île-Piosasco mais on n'avait pas eu le temps de la fêter parce qu'un autre front s'ouvrait. C'était en 1986, quand apparaissaient les premières nouvelles sur le grand projet. On peut dire qu'il y avait eu de l'amusement, de la joie, même à faire de la politique.

Il semble aujourd'hui impossible de transmettre cette charge d'histoires, de rencontres, d'amitiés, d'amours, de construction d'une vraie communauté. Restent les souvenirs, forts, précieux. Avons-nous fait assez ? Qu'est-ce qu'on peut encore faire ? Avec le temps, par chance, est en train de se faire un passage de témoins tandis que l'un après l'autre, les acteurs d'alors s'en vont. Beaucoup des jeunes qui sont en train de reprendre le flambeau et de développer l'opposition n'étaient pas nés. Les jeunes qui sont en train d'organiser le vingtième anniversaire de Venaus, avaient alors 10-11 ans. Peu connaissent les noms des personnes qui avaient posé les bases : les techniciens, les premiers élus, le président de l'Union montagnarde, le premier avocat qui s'est occupé de la Tav.

Ce sont des phases différentes et peut-être est-il inutile de regarder en arrière mais il faut avancer avec de nouvelles idées.

Chiara Sasso
Traduction : Serge Quadruppani


[1] Le 8 décembre 2025, policiers et carabiniers évacuent le « presidio » de Venaus, village de la vallée où devait déboucher le tunnel du Tav. Deux jours plus, des dizaines de milliers de manifestants réussissent à les chasser. A la suite de cette manif de ré-occupation, le mouvement remporta une première grande victoire, puisque ce chantier-là fut abandonné. Depuis, le lieu de ce presidio a été préempté par la mairie et est devenu un espace culturel où se tient chaque année le festival de l'Alta Felicità (du « Grand Bonheur », par opposition à l'Alta Velocità, la « grande vitesse » )

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24.11.2025 à 12:55

« Aux rendez-vous de la morale bourgeoise » : Violette Nozière

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Sur Violette Nozières, opuscule surréaliste

- 24 novembre / , ,
Texte intégral (1667 mots)

En 1933, la France est secouée par l'affaire Violette Nozière : une jeune femme a tué son père qu'elle accuse d'inceste. Alors qu'elle est présentée comme un monstre, les surréalistes publient un libelle prenant sa défense et attaquant la société bourgeoise.

Le 28 août 1933, une jeune fille de 18 ans – mineure donc à l'époque – est arrêtée pour avoir empoisonné son père et tenté de tuer sa mère. C'est le début de l'affaire Violette Nozière. Ce fait divers, à l'heure où se déploie une nouvelle génération de journaux et de magazines qui s'appuient davantage sur la photo, va défrayer la chronique en raison des enjeux qu'il recèle. D'une part, le parricide constitue le crime le plus élevé dans le code pénal. D'autre part, à travers la figure de Violette Nozière, s'ouvre le procès d'une jeunesse (prétendument) frivole qui a succédé à la génération patriotique des tranchées. De plus, celle que les journalistes qualifieront de « monstre en jupons » transgresse, les normes de genre. Enfin, au cours de son interrogatoire, Violette Nozière accuse son père d'inceste [1].

Tout autant sinon plus que le parricide, c'est d'ailleurs cette « ignoble » accusation (selon la presse) qui fait s'écrouler toute l'institution morale et symbolique du père, qui lui est reprochée. De toute façon, on ne la croit pas et elle sera condamnée à la peine de mort, avant d'être graciée. Le procès de Violette Nozière est ainsi un marqueur du tabou et du déni de l'inceste, ainsi que de l'ensilencement des victimes [2].

« Fille de ce siècle en peau de cadenas »

Parmi les rares personnes qui la croient et, plus encore, la soutiennent, figurent les surréalistes.

Mon père oublie quelquefois que je suis sa fille
L'éperdu
(…)
Mots couverts comme une agonie sur la mousse
(André Breton)

Fin 1933, ils publient une brochure, composée de huit poèmes et d'autant d'illustrations, qui bouscule quelque peu l'image convenue du surréalisme. Elle cristallise ainsi la collaboration des groupes français et belge autour de poèmes « de circonstance », dans un contexte marqué par la montée du fascisme et – à la mesure de la polarisation politique et du début de reconnaissance du mouvement –, des tensions au sein du groupe français (entraînant bientôt l'exclusion de Dali). C'est cette brochure que les éditions Prairial ont eu la bonne idée de republier, avec un poème inédit de René Crevel et une éclairante postface de Diane Scott.

En couverture, une photo de Man Ray : un N brisé – première lettre du nom paternel, Nozière – sur un lit de violettes. D'emblée, les surréalistes ont compris de quoi il s'agissait : la défense de l'ordre moral et familial dont le père, « chef de famille » selon le code civil, représente le principal pilier. Dans une sorte de complainte criminelle détournée, ils vont prendre le contre-pied des gages de moralité mis en avant par les « bons Français » – la modestie du foyer familial besogneux ; la profession du père, mécanicien de trains présidentiels ; la droiture de la mère qui défend la mémoire de son défunt mari contre les accusations de sa fille (elle ira jusqu'à se porter partie civile dans le procès) – et légitimer « l'indocilité » de Violette Nozière qui ne se plie pas à ce qui est attendue d'une jeune fille des années 1930.

Elle a de nombreux amants y compris – comble d'ignominie – étrangers et Noirs, se prostitue occasionnellement, est atteinte de syphilis et cherche à échapper au cadre étriqué de sa famille et de sa classe sociale. Les surréalistes dénoncent l'hypocrisie d'une société bourgeoise qui exploite la sexualité tout en la niant et en la censurant ; une société masculine (on ne disait pas encore « machiste ») [3] :

Étudiants vieillards journalistes pourris faux
révolutionnaires prêtres juges
Avocats branlants
(André Breton)

Et plusieurs des poèmes dénoncent la lâcheté et la complicité des amants que fréquente Violette Nozière et qui, auprès de certains, avait fait part de sa détresse.

Alors que les juges et la presse évitent le terme d'« inceste », emploient une série de périphrases pour y faire référence, tout en renvoyant les dires de Violette Nozière à une manie de mythomane ou à une stratégie de défense, les surréalistes affirment la croire et voient dans le refus de l'écouter et de l'entendre, le socle d'un mensonge qui trouve dans l'autorité du père sa colonne vertébrale. Un mensonge qui s'étend de l'école à la famille, de la publicité à la sexualité, à toute la société marchande.

et toujours ces mêmes mensonges dans les catalogues
des grands magasins
mode d'hiver fournitures scolaires lingerie
(René Crevel)

Éluard devait noter dans une formule sanglante la signification offensive du geste de Violette Nozière aux yeux des surréalistes :

Violette a rêvé de défaire
A défait
L'affreux nœud de serpents des liens du sang

Nombre d'illustrations de la brochure montrent une femme nue, sans visage ou aux yeux fermés, où s'affirme une sensualité, mais une sensualité entravée ou confrontée à quelque chose de sourd et de menaçant. Le dessin de Victor Brauner est l'un des plus chargés et des plus beaux. Une femme nue, debout, sans visage et au corps démesurément agrandi, se tient devant un mur où sont dessinées des cases remplies de symboles. D'abords abstraits et géométriques – même si on peut y deviner le schéma médical d'un sexe d'homme –, ils évoluent et se muent en allégories de l'autorité masculine d'où émergent la violence : moustaches, chapeaux, couvre-chef et képi militaires, hache, scie. Puis le blanc et le vide, comme un silence aveuglant - annonce et impunité de prochaines violences ?

Aussi limitée et située que soit cette brochure – tous les signataires sont des hommes [4] –, elle n'en donnait pas moins à voir l'ordre moral, genré, familial et social que l'attitude de Violette Nozière avait transgressé et que le surréalisme entendait faire voler en éclats. Pour conclure, laissons la parole à Benjamin Péret :

Violette
qui rentrait ensuite étudier
entre le mécanicien de malheur
et la mère méditant sa vengeance
ses leçons pour le lendemain
où l'on vantait la sainteté de la famille
la bonté du père et la douceur de la mère

(…)

Plus tard ce sera sur les boulevards
à Montmartre rue de la Chaussée-d'Antin
que tu fuiras ce père
dans les chambres d'hôtels qui sont les grandes gares
de l'amour
Au croupier au nègre à tous tu demanderas de te faire oublier
le papa le petit papa qui violait.

Frédéric Thomas


[1] Lire Anne-Emmanuelle Demartini, Violette Nozière, la fleur du mal. Une histoire des années trente, Paris, Champ Vallon, 2017.

[2] Il faudra attendre, en France, la seconde moitié des années 1980 pour que la parole des victimes commence à être entendue. Reste que l'affreuse banalité du viol et de l'inceste continue de faire l'objet d'un déni.

[3] Les policiers, les avocats, les juges, le jury (et en grande partie les journalistes) qui statuent sur le sort de Violette Nozière sont des hommes.

[4] Dans la postface, Diane Scott note à juste titre que Violette Nozière incarne « une contre-muse un peu abstraite ».

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24.11.2025 à 09:53

Pesticides : inspection et bloquage du site industriel de BASF à Saint-Aubin-lès-Elbeuf

dev

Un film des Soulèvements de la terre

- 24 novembre / , ,
Lire + (405 mots)

Le 17 novembre 2025, à Saint-Aubin-lès-Elbeuf (Seine-Maritime), 500 personnes et des tracteurs convergeaient vers le site industriel de BASF, un des quatre premiers producteurs de pesticides mondiaux, en vue d'une inspection et d'une mise à l'arrêt.
Ce lundi sort un court-métrage, « Bloquer BASF », qui retrace de l'intérieur une mobilisation qui en appelle d'autres partout dans le pays.

Quatre mois après les deux millions de signatures contre la loi Duplomb, une coalition inédite de paysannes, riveraines, malades, médecins, scientifiques a décidé d'entrer ensemble en action pour stopper la production des pesticides.

« Bloquer BASF » montre comment s'introduire dans un site Seveso seuil haut quitte à en arracher la grille, puis le bloquer et l'inspecter. On y entend les témoignages bouleversants de victimes de l'agrochimie dans l'hexagone et une dénonciation en acte du colonialisme chimique dont ce site est emblématique.

Deux semaines après les révélations sur Sainte-Soline, on y constate que la police française en est arrivée à un tel niveau d'indignité que ses hommes sont prêts à frapper à terre des personnes malades qui pourraient être leurs grand-mères. Et pourtant, pour Gilles, Gisèle, José, Michel, Jean-Claude et leurs amies, quand on a 70 ans et que l'on a été systématiquement intoxiqué, il n'est désormais plus question de reculer pour mettre fin à cette industrie criminelle. Illes appellent les jeunes générations à sauver les corps et les terres et à les accompagner !

Dans la continuité de cette action, les Soulèvements de la terre ont sorti une cartographie de tous les sites liés à la production de pesticides en France visible ici.

L'action de blocage du site de Saint-Aubin-lès-Elbeuf était menée à l'appel de la Confédération paysanne, du Collectif de Soutien aux Victimes des Pesticides de l'Ouest (CSVP0), de Cancer Colère, des Faucheurs Volontaires, et des Soulèvements de la terre, avec le soutien des Amis de la Terre Rouen et de la Via Campesina.

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